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UNIVERSITÉ DE DROIT, D'ÉCONOMIE ET DES SCIENCES
D'AIX-MARSEILLE
INSTITUT DE SCIENCES PÉNALES ET DE CRIMINOLOGIE
F. BOULAN, R. GASSIN, W. JEANDIDIER,
G. LEVASSEUR, D. SZABO, A. VITU
PROBLEMES ACTUELS
DE SCIENCE CRIMINELLE
PRESSES
UNIVERSITAIRES
1985
D 'AIX-MARSEILLE
���La loi du 11 mars 1957 n'autorisant, aux termes des alinéas 2 et 3 de l'article 41,
d'une part, que les «copies ou reproductions strictement réservées à l'usage privé du
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courtes citations dans un but d'exemple et d'illustration, «toute représentation ou reproduction intégrale ou partielle, faite sans le consentement de l'auteur ou de ses ayants droit
ou ayants cause, est illicite» (alinéa premier de l'article 40).
Cette représentation ou reproduction par quelque procédé que ce soit constituerait
donc une contrefaçon sanctionnée par les articles 425 et suivants du Code pémtl.
(C) PRESSES UNIVERSITAIRES D'AIX-MARSEILLE - 1985
�UNNERSITÉ DE DROIT, D'ÉCONOMIE ET DES SCIENCES
D'AIX-MARSEILLE
INSTITUT DE SCIENCES PÉNALES ET DE CRIMINOLOGIE
F.BOULAN - R.GASSIN - W.JEANDIDIER - G.LEVASSEUR D. SZABO - A. VITU
PROBLEMES
ACTUELS
DE
CR IM IN KL LE
SCIENCE
PRESSES UNIVERSITAIRES D'AIX-MARSEILLE
FACULTE DE DROIT ET DE SCIENCE POLITIQUE D'AIX-MARSEILLE
- 1985 -
��AVANT-PROPOS
Le souffle actuel de réformes n'ignore pas les questions pénales qui
font l'objet de nombreux projets, dont certains de grande envergure, tel celui
de Code pénal. En cette période d'intense bouillonnement des idées, il est
apparu opportun de faire le point sur certains sujets particulièrement mobilisateurs. Aussi l'Institut de sciences pénales et de criminologie d'Aix-Marseille
a-t-il organisé en 1984 un cycle de conférences regroupées dans le présent
ouvrage.
Discipline à la croisée de multiples chemins, le droit criminel a une
tâche difficile, surtout lorsqu'il est confronté aux convictions profondes de
l'Homme. C'est ce que démontre le Professeur André VITU, qui traite des
rapports entre le droit criminel et les convictions religieuses, philosophiques,
morales ou politiques. Cette difficulté, d'ailleurs, est plus que jamais d'actualité
avec la mise en chantier depuis déjà plus de dix ans de larefonte du Code pénal.
Le Professeur Georges LEVASSEUR dévoile ici les méthodes de travail de la
Commission de réforme : à une époque où l'art de faire des lois est devenu
d'une inouie complexité, on prend conscience de l'énormité de la tâche déjà
accomplie et surtout de celle qui reste à faire.
La procédure pénale n'est pas non plus en reste de modifications
capitales. Le Doyen Fernand BOULAN dresse ainsi un tableau des récentes
réformes visant à améliorer la protection de la victime. Sans doute, beaucoup
a été réalisé mais cela reste encore insuffisant. Un remède possible est là, simple
mais révolutionnaire, qui suppose l'abandon de vieilles habitudes essentiellement
justifiées par un conformisme routinier. Un autre aspect procédural où des
progrès sensibles sont apparus depuis quelques décennies est celui des juridictions d'exception que la France contemporaine, comme l'explique le Professeur
Wilfrid JEANDIDIER, tend à rapprocher des juridictions de droit commun,
voire à supprimer. Mais ici encore, des solutions bancales sont parfois retenues.
Enfin, à un niveau plus général, si l'on essaie de porter un jugement
sur la politique criminelle française et sur celle des pays occidentaux, on constate que toutes sont en crise. L'avalanche de réformes qu'a connue et que
connaît notre pays trahit d'ailleurs un certain désarroi. Rien n'a vraiment bien
marché, comme le prouve le Professeur Raymond GASSIN, qui, en conclusion
de son étude, indique certaines orientations qui pourraient peut-être permettre
à tous ces pays de sortir de l'ornière de la crise. Pour ce faire, d'ailleurs, il
importe d'avoir une parfaite connaissance des problèmes juridiques certes, mais
surtout des données extra-juridiques. Là est l'ambition et la raison d'être de la
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criminologie. Le Professeur Denis SZABO souligne dans sa contribution quelles
doivent être la vocation et la responsabilité de la criminologie comparée, dont
les enseignements, même s'ils peuvent parfois rester fragmentaires, sont le plus
sûr gage d'un progrès réel des sciences criminelles dans leur ensemble.
Pour conclure, il me reste à exprimer mes remerciements au Doyen
Fernand BOULAN qui, d'une part a bien voulu accueillir les conférenciers et
leur auditoire dans les locaux de la Faculté de droit et de science politique
d'Aix-Marseille III, d'autre part, ès qualités de Directeur des Presses Universitaires
d'Aix -Marseille, a permis la réunion de ces conférences dans ce livre.
Wilfrid JEANDIDIER
�LES DROITS DE LA VICTIME : UN CHOIX DE POLITIQUE
CRIMINELLE
Par Fernand BOULAN
Doyen de la Faculté de Droit et de Science Politique
d'Aix-Marseille
Depuis une quiilzaine d'années, les victimes d'infractions pénales
sont l'objet d'une plus grande sollicitude de la part des pouvoirs publics. Des
textes successifs sont venus renforcer leurs droits. Pourtant, malgré cette évolution législative et la multiplication des initiatives en faveur des victimes d'infrations on ne parvient pas à «inverser la vapeur» et faire naître le sentiment que
le sort de la victime est aussi important -sinon plus important- que celui du
délinquant lui-même. Dans la pratique, les situations changent peu. Il est
notamment très difficile, voire impossible, pour les victimes d'obtenir l'indemnisation effective de leurs dommages lorsqu'elles n'ont pas la chance d'avoir
un assureur pour interlocuteur. Or, comme nous le verrons ultérieurement,
cette indemnisation effective occupe une place essentielle dans le sentiment
de justice de la victime d'une infraction.
Conscients de ce hiatus, des courants de politique criminelle s'affrontent. On affirme que les attentions particulières dont bénéficient les délinquants
sacrifient une nouvelle fois les victimes : victime d'une infraction, puis victime
d'un système. On répond qu'il n'y a pas incompatibilité entre ces intérêts
apparemment contradictoires : l'intérêt porté aux délinquants n'exclut pas la
prise en compte de l'intérêt bien compris des victimes. C'est de pair que ces
situations peuvent être améliorées.
De nombreux autres points plus particuliers de divergences apparaissent aussi : le fait que la victime d'une infraction ignore l'étendue exacte de ses
droits ; que son rôle soit ambigu dans un procès pénal qui oppose à titre principal la société au délinquant ; qu'il y a peu d'espoir d'indemnisation lorsque la
victime se heurte, comme c'est souvent le cas, à l'impécuniosité totale de
l'auteur de son dommage ; etc ...
Ces conflits d'opinions reflètent au fond des conflits de valeurs qui
sont en train de bousculer les politiques criminelles et exigeront peut-être
qu'elles soient repensées.
Mais, sans entrer dans un tel débat, comment expliquer que malgré
les progrès réalisés la situation de la victime d'un infraction soit si négativement
perçue?
Il semble que trois facteurs y aient contribué à titre principal".
En premier lieu, c'est le «rôle d'utilité» dans lequel la victime est
confinée dans le système de justice pénale qui est à l'origine de cette situation.
Ce facteur est historiquement et fondamentalement le plus important.
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Depuis le Code pénal de 1810 de nombreuses écoles ou courants de
pensée se sont attachés au problème de la crinùnalité et de la réaction sociale
contre le crime. L'influence sur le droit positif a été très importante et s'est
traduite pas des textes relatifs à la définition des infractions, aux procédures
devant les tribunaux répressifs, aux problèmes -qui ne sont pas négligeablesdes arrestations, de garde à vue, de détention préventive puis provisoire, aux
peines ou à leurs substituts, etc ... L'approche et l'analyse du phénomène
crinùnel s'est elle-même considérablement modifiée et les données de la criminologie ont changé la perception des choses. La réaction sociale est devenue
--au moins en théorie- plus scientifique. Elle s'est à coup sûr humanisée.
Mais une idée première est restée ancrée dans les esprits : c'est la
prédominance de l'intérêt public. Au-delà des intérêts du délinquant il est
certain que partout et toujours la question fondamentale est celle de savoir
comment assurer le mieux possible la défense des intérêts de la société.
C'est dans ce processus d'évolution des idées et des faits que la
victime de l'infraction qualifiée techniquement de «témoin» ou «partie civile»
a été considérée comme «personne sans intérêt pour la justice pénale» sinon
dans son rôle d'utilité. Il est fréquent aujourd'hui de lire dans les premières
phrases des rapports ou études consacrés à cette question ( 1), que la victime est
«la grande oubliée du procès pénal». La victime est étrangère au procès du
délinquant dont tout le monde s'occupe. Les systèmes accusatoires de justice
crinùnelle opposent le Ministère public, représentant de la société, au délinquant.
La victime est spoliée de «son» procès.
Objectivement ces affirmations sont pour partie excessives. Le Code
d'Instruction Criminelle d'abord, puis le Code de Procédure pénale surtout, ont
recherché un juste équilibre entre les droits de la victime et ceux du prévenu
tout au long du procès pénal.
La limite traditionnelle aux prérogatives d'une victime d'infraction
pénale tenait plus au fait que sa présence au procès était limitée à la finalité
réparatrice de son action, qu'à une volonté quelconque de se désintéresser de
son sort. Néanmoins, on a toujours craint, il faut bien le dire, un envahissement
du procès pénal -donc une dénaturation- par des victimes de toutes sortes,
notamment des groupements, qui seraient venu concurrencer le Ministère
Public seul garant et seul investi, de la protection de l'intérêt général (2). Quoi
qu'il en soit l'idée suivant laquelle la préoccupation du délinquant domine
presqu'exclusivement la justice criminelle s'est ancrée dans certains esprits
(1)
V. rapport du Groupe d'Etudes Général Provincial Canadien sur la justice pour les
victimes d'actes criminels, 1983 ; Rapport de Mme d'Hauteville sur le nouveau droit
des victimes au VIe congrès de l' Association Française de Droit pénal, Montpellier
nov. 1983 ; Rapport de Mme J. M. Shapland, nov. 1983 sur la victime clans le cadre
du système de justice criminelle, pour le Comité restreint d'experts du Comité
Européen pour les problèmes criminels.
(2) V. Merle et Vitu, Traité droit criminel, t. II n. 844 et suiv., n. 884 et suiv. ; StefaniLevasseur et Bouloc, Procéd. pénale 12e éd. n. 161 et suiv.
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qui en ont fait le reproche au mouvement de la Défense Sociale Nouvelle (3).
Ce sentiment s'est renforcé à partir de 1981. Des textes nouveaux tels que la
loi d'amnistie du 4 août 1981 (4) et celle de la même date supprimant la Cour
de Sûreté de l'État ( 5) ; la loi du 9 octobre 1981 portant abolition de la peine de
mort (6) et celle du lOjuin 1983 abrogeant ou modifiant la loi sécurité et liberté
(7), ont valu des critiques très vives au Garde des Sceaux qui a été présenté
comme l'avocat des délinquants. C'est sans doute pour corriger cette image, et
peut-être aussi pour d'autres raisons, qu'une action devait s'intensifier au profit
des victimes d'infractions. Au mois d'octobre 1982 était publié sous l'égide de
la Chancellerie un petit livre de 300 pages, intitulé «Guide des droits des
victimes» (8) destiné à informer celles-ci des démarches à réaliser face à des
situations différentes. Puis le 8 juillet 1983 une nouvelle loi venait renforcer la
protection des victimes d'infractions (9). Malgré cela, il ne semble pas que le
courant soit inversé, tant il est vrai que le sentiment que l'on peut avoir à
propos d'une situation donnée ne correspond pas toujours à la réalité de cette
situation.
'Un second facteur intimement lié au précédent est venu amplifier le
sentiment de désaffection des victimes. C'est l'augmentation de la délinquance
petite ou moyenne, qui a entrainé par voie de conséquence une multiplication
du nombre des victimes et un sentiment d'insécurité soigneusement cultivé et
amplifié par les médias, à un moment où les réformes successives donnaient
l'impression que l'on améliorait le sort des délinquants.
Enfin, un troisième facteur, qui a eu un champ d'action plus limité
que les précédents a accentué le phénomène : c'est la perception nouvelle de la
victime à travers les enquêtes de victimisation (notamment urbaine) développées
aux États-Unis ou au Canada (10), et une nouvelle branche de la criminologie :
la victimologie {11). La victime devenait sans doute objet de science et connais(3) Article en réponse de M. Ancel, La défense sociale devant le problème de la victime
RSC, 1978, p. 179 et suiv.
(4) Loin. 81-736 du 4 août 1981.
(5) Loin. 81-737 du 4 août 1981.
(6) Loin. 81-908 du 9 octobre 1981.
(7) Loi n. 83-466 portant abrogation ou révision de certaines dispositions de la loi n.
81-82 du 2 février 1981 et complétant certaines dispositions du Code pénal et du
Code de procédure pénale.
(8) Le Guide des droits des victimes, éd. Gallimard 1982 - Préface de R. Badinter,
dans laquelle le Garde des Sceaux indique : «pour être efficace, cette action au
profit des victimes doit s'inscrire dans une triple direction : prévenir, réparer, informer». Ce guide a été diffusé dans les librairies comme dans les palais de justice, au
prix de 20 F.
(9) Loi n. 83-608 du 8 juillet 1983 - J. O. du 9 juillet 1983. Cette loi est entrée.en application le 1er septembre 1983, sauf pour le nouvel article 470-1 du Code de procédure
pénale.
(10) V. X.XXIe Cours international de Criminologie «Connaître la criminalité : le dernier
état de la questiom>,Aix, décembre 1981,Presses Universitaires d'Aix-Marseille, 1983.
(11) Le premier congrès international de victimologie s'est déroulé à Jérusalem, le second
à Boston en 1976.
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sait de ce fait une valorisation, mais en même temps l'approche du phénomène
criminel s'élargissait. L'acte délictueux conçu comme le résultat d'une situation
relationnelle permettait de mettre en évidence la part incombant à la victime
-n'a-t-on point parler de «couple pénal» (12)-. Même en tenant compte des
facteurs et des interactions possibles, ce que l'on a qualifié de «manichéisme
ancien>> (la formule est de M. Ancel) était dépassé : <da victime dans la blancheur de son innocence ne s'opposait plus à la noirceur indélébile du criminel»
(13). On a pu ainsi parler de «personnalité victimelle».
Ainsi on pourrait être «coupable d'être victime» comme a pu l'écrire
un journaliste (14).
Certes il est vain de nier l'intérêt de ces perceptions nouvelles des
victimes, mais on ne peut méconnaître les conclusions auxquelles elles conduisent au plan de la réparation civile et de l'action prévue à cet effet.
Cette toile de fond permet de saisir la complexité du problème.
Par ailleurs, l'importance numérique du problème n'est pas moindre
tant sous l'angle social que politique si l'on songe que statistiquement un
français sur 26 700 risque.d'être victime d'un accident de la circulation dû à
une infraction, et un sur 160 d'un chèque sans provision (15). Si l'on compte
qu'il y a près de deux millions de vols par an et environ 14 millions de foyers,
un foyer sur sept est concerné chaque année. Sur les sept années à venir nous
serions volés tous une fois !
Autant dire que la question des droits de la victime est importante
car elle nous interpelle tous.
Nul ne conteste que la situation de la victime s'intègre dans une
démarche de politique criminelle globale. C'est bien d'ailleurs ce qui a été fait
jusqu'à ce jour puisque jamais sa situation n'a été considérée de façon isolée.
Elle a toujours été examinée à la lumière de celle du délinquant et celle du
Ministère Public représentant de la société. Il est donc nécessaire de mettre
tout d'abord en exergue cette évolution de ses droits (1. -). Mais s'il s'avère que
malgré les progrès constatés au niveau des textes, la réalité des situations
concrètes change peu. Alors se pose une question fondamentale : n'y aurait-il
pas une autre approche possible, plus efficace, plus effective de la situation de
la victime d'une infraction (II. - ) ?
(12) CT. E. Fattah, Victimologie : tendances récentes - Criminologie 1980, p. 28, v. également Déviance et société, 1981, p. 71 ; Vérin, Une politique criminelle fondée sur
la victimologie et sur l'intérêt des victimes, RSC 1981, p. 895 ; Chroniques de Denis
Szabo et M. Baril, Rev. internat. de crim. et de pol. tech. 1981 oct. - déc. 1982 ;
Denis Szabo, La victimologie et la politique criminelle, Rev. internat. de Crim. et
de pol. tech., 1981, p. 343.
(13) M. Ancel, op. cit.
(14) V. Coupable d'être victime, par J. Dehaye, Edit. Le Seuil, 1981.
(15) Cf. Guide des droits des victimes, Gallimard, p. 11.
�11
1. - LA PLACE DE LA VICTIME DANS LE SYSTEME ACTUEL DE JUSTICE
CRIMINELLE
Depuis le début du XIXe siècle jusqu'à une époque relativement
récente, il a été convenu que la victime d'une infraction pénale avait de multiples intérêts à s'associer au procès pénal, parfois même à le déclencher. Elle
bénéficiait de la célérité de la justice pénale, de sa gratuité, de la plus grande
facilité de preuve, etc ... Avec le Mouvement de la Défence Sociale Nouvelle, la
victime d'une infraction s'est vue attribuer une responsabilité plus grande :
celle de participer au processus de resocialisation du délinquant (16). C'est
donc bien dans le contexte d'une politique criminelle d'ensemble que son rôle
a été conçu. Malgré l'influence des idées de ce mouvement sur le droit positif
français, il est indéniable que la situation de la victime a évolué dans un système
de justice criminelle qui a, au fond, peu changé depuis un demi-siècle. Sans
doute la justice des mineurs est dans ses principes et son fonctionnement
totalement différente de celle des majeurs, mais au regard des droits de la
victilne la césure n'a pas été réalisée (17). Pour ce qui est des majeurs, un avantprojet de réforme du Code pénal succédant à un autre, il n'y a pas eu de
renouveau profond.
C'est dans ce contexte que deux grandes tendances d'améliorations
lentes sont apparues au profit des victimes : les unes concernant sa participation
au procès pénal, les autres concernant son indemnisation.
A - La possibilité de participation de la victime au procès pénal
n'est pas récente. Elle existait dans le code d'instruction criminelle et s'est
renforcée dans le C. P. P .. La victime dispose on le sait d'un droit d'option ;
elle peut non seulement demander réparation au juge pénal par voie d'intervention, mais même déclencher l'action publique par voie de constitution de partie
civile ou de citation directe.
Cette prérogative importante s'est même développée grâce à la
jurisprudence qui a admis que la victime pouvait se constituer partie civile
(16) M. Ance!, La défense sociale nouvelle, 3e éd. 1981 ; également l'article précité de
M. Ance! sur la défense sociale devant le problème de la victime, RSC 1978, p. 179187 où l'auteur propose un système d'indemnisation primaire par l'Etat. Dans une
telle hypothèse le remboursement de l'Etat par l'auteur de l'infraction dommageable
ne participerait pas de la même façon que l'indemnisation directe de la victime à
l'éducation du sentiment de la responsabilité, donc à la resocialisation du dé]jnquant.
(17) Il nous semble tout à fait anachronique dans le système de justice mis en place par
l'ordonnance du 2 février 1945, que la victime d'une infraction puisse comme pour
les majeurs déclencher l'action publique, provoquer des poursuites là où elles peuvent
être les plus inopportunes, réduire le juge des enfants à un rôle de juge d'instruction,
etc ... tout ceci au nom de l'action civile.
�12
sans demander des dommages-intérêts, wriquement pour corroborer l'action
publique (18).
Prérogatives importantes en soi, mais qui n'excluait pas ensuite une
sorte de déssaisissement de la victime au profit du Ministère public. Dans la
plupart des cas les poursuites continuent malgré le désistement de la victime.
Peu importe qu'il soit dû à son indemnisation ou son pardon.
Le maître quasi absolu de l'instruction est le juge d'instruction qui
la conduit à sa guise car il a pour mission de rechercher la vérité. La victime
n'est qu'une partie au procès que l'on consulte occasionnellement : pas pour
l'inculpation ou le placement en détention, mais pour la libération éventuelle
du détenu provisoire (19) ; demande-t-elle l'audition de témoins qu'elle juge
utile d'entendre, le juge d'instruction apprécie ; demande-t-elle une expertise
ou une contre-expertise, le juge d'instruction apprécie ; l'aspect pénal du procès
ne la concerne pas, ou que très indirectement. Elle n'est qu'un témoin-victime.
L'essentiel est de savoir si l'infraction existe et qui en est l'auteur. Les ordonnances juridictionnelles du juge d'instruction sont notifiées au conseil de la
partie civile (20), mais celle-ci n'a qu'un droit d'appel limité aux ordonnances
de non informer, de· non lieu et à celles qui font griefs à ses intérêts civils (21).
Devant la juridiction de jugement, elle est certes convoquée, mais
elle-même ou dans la plupart des cas son avocat, interviendra en premier pour
solliciter une réparation. Pour le reste la victime n'est toujours qu'un témoin, et
ce qui se passera ne la concernera qu'indirectement.
A ce schéma classique y a-t-il eu une amélioration importante.
En amont du procès, il y a cet effort pour informer les victimes sur
leurs droits moyennant l'achat du guide (22). Il y a aussi les bureaux d'accueil
et de renseignements ouverts dans les palais de justice (23) et l'encouragement
au développement du mouvement associatif pour l'aide aux victimes vivement
soutenu par la Chancellerie. L'impact réel de ces initiatives laisse pour l'instant
les observateurs très sceptiques. La recherche d'intégration du corps social à la
(18) Crim. 10 oct. 1968 - B. - 348 ; RTD civ. 1969 p. 576 obs. Durry; Crim. 15 oct. 1970
D. 1970, p. 733 note Costa - RSC 1971 - 436, obs. Robert ; Crim. 28 juin 1971 RSC 1971, p. 677, obs. Vitu; notre chronique-JCP 1973-I - 2563; De Poulpiquet,
Le droit de mettre en mouvement l'action publique : conséquence de l'action civile
ou droit autonome?, RSC 1975 p. 37. La loi du 10 juin 1983 (art. 41) modifiant
l'article 15 al. 2 de la loi du 13 juillet 196 7 autorise le débiteur ou ses dirigeants
sociaux à se constituer partie civile en vue d'établir la culpabilité de l'auteur d'un
crime ou d'un délit.
(19) Cf. Art. 148, al 5 du CPP.
(20) Art. 183 du CPP.
(21) Art. 186 du CPP.
(22) V. op. cit. note 8.
(23) Bernat de Celis, L'expérience du service d'accueil des témoins et victimes du tribunal
de Paris, RSC 1981 p. 695.
�13
justice pénale (24) reste très limitée même si une vingtaine d'associations
d'aide aux victimes se sont déjà constituées.
Au cours du procès, la loi du 2 février 1981 (25) a pennis aux
victimes qui réclament soit la restitution d'objets saisis, soit des dommagesintérêts dont le montant n'excède pas le plafond de compétence à charge d'appel
des tribunaux d'instance, de se constituer partie civile par lettre recommandée
avec avis de réception parvenue au tribunal 24 heures avant l'audience. La partie
civile qui a joint les pièces justificatives n'est pas tenue de comparaître (26).
Cette simplification est modeste et dans la pratique peu usitée.
A ce niveau, la face du procès pénal est peu changée, eÜa place de la
victime reste toujours très acc.essoire.
B - Les efforts ont été, du moins sur le plan législatif, plus substantiels du point de vue de l'indemnisation des victimes. Le mouvement s'est
amorcé il y a presque une dizaine d'années, puis le rapport de la commission
Milliez a accentué le phénomène (27). Ce rapport soulignait notamment que
«tant que les victimes auront le sentiment de ne rien pouvoir obtenir du système
qui soit de l'ordre du respect, de la reconnaissance de leur souffrance et de la
réparation effective, elles seront acculées à n'avoir que la vengeance comme
seule consolation» (28).
Tout d'abord au niveau de l'instruction, l'article 2 de la loi du 8
juillet 1983 a prévu que : (art. 5 - 1 du C. P. P.) «même si le demandeur s'est
constitué partie civile devant la juridiction répressive, la juridiction civile saisie
en référé demeure compétente pour ordonner toutes mesures provisoires
relatives aux faits qui sont l'objet de poursuites, lorsque l'existence de l'obligation n'est pas sérieusement contestable». L'inconvénient de cette réforme est
de permettre une dualité de contentieux, mais elle présente l'avantage de
permettre l'allocation rapide d'une provision à la victime. Autrement, dans le
cadre du contrôle judiciaire le juge d'instruction pourra ordonner la constitution de garanties réelles ou personnelles ou un cautionnement pour assurer le
paiement d'une pension alimentaire. Au niveau de la juridiction de jugement le
prévenu pourra depuis 1975 bénéficier de l'ajournement au prononcé de la peine
ou même être dispensé de peine s'il a dédommagé sa victime et que le trouble
résultant de l'infraction a cessé (art. 469-2 du C. P. P.).
(24) C'est le sens que donne à ce mouvement Mme Delmas-Marty in Modèles et mouvements de politique criminelle, éd. Economica 1983 p. 73.
(25) L'innovation a été introduite par la loi du 2 février 1981 dans l'article 420-1 du CPP,
modifié successivement par la loi du 10 juin 1983 et celle du 8 juillet 1983 .
.
(26) Quelles sont les victimes qui connaissent cette possibilité ? La connaissent-elles,
quelles sont celles qui sans le concours d'un conseil sont à même de fournir seules les
pièces justificatives susceptibles de satisfaire le juge ?
(27) Cette commission d'études et de propositions dans le domaine de l'aide aux victimes,
présidée par le professeur Mîlliez a été installée en février 1982. En juin 1982, le
Ministère de la Justice diffusait ses travaux.
(28) V. rapport de M. Milliez, p. 13.
�14
La loi du 8 juillet 1983 a permis l'intervention des compagnies
d'assurances du prévenu comme de la victime au procès pénal. Les payeurs,
c'est-à-dire les civilement responsables toujours présents en sous mains, mais
officiellement ignorés du procès pénal peuvent enfin sortir de l'anonymat (29).
Le juge pénal peut statuer sur les exceptions soulevées par les assureurs qui
tenteraient d'échapper à leur garantie ; il pourra aussi comme cela n'était
possible que devant la Cour d' Assises, allouer des dommages-intérêts à la victime,
malgré la relaxe du prévenu (art. 470-1 du C. P. P.). Cependant cette possibilité
est limitée aux cas où le tribunal a été saisi à l'initiative du ministère public ou
sur renvoi du juge d'instruction, de poursuites exercées pour homicide ou
blessures involontaires, à condition qu'aucun tiers responsable ne doive être
mis en cause.
Les limitations sont nombreuses et cantonnent en fait la possibilité
aux accidents de la circulation.
Au niveau de la peine, la loi du 2 février 1981(art.467 - 1 C. P. P.)
a fait de la réparation volontaire avant le jour de l'audience une circonstance
atténuante. L'indemnisation de la victime est aussi l'une des obligations possibles du sursis avec mise à l'épreuve ou une condition de la libération conditionnelle. On voudrait aussi que la part des revenus des condamnés qui travaillent
en détention ou en semi liberté soit effectivement versée aux victimes.
Reste enfin le cas des victimes qui n'ont aucun espoir d'indemnisation . Si l'insolvabilité du débiteur est organisée frauduleusement, depuis la loi
du 8 juillet 1983, l'article 404 - 1 du C. P. permet de les sanctionner une
nouvelle fois (30). Si l'auteur est réellement insolvable ou inconnu la loi du
3 janvier 1977 avait prévu une indemnisation par l'Etat de son préjudice
corporel. La loi du 2 février 1981 a élargi l'indemnisation aux victimes de vol,
d'escroquerie ou d'abus de confiance. La loi du 8 juillet 1983 a consacré un
nouvel élargissement pour les atteintes aux personnes en retenant comme
critère le «trouble grave dans ses conditions de vie». Le plafond de l'indemnisation a été porté de 210 000 à 250 000 F, sans doute pour tenir compte de
l'érosion monétaire.
On observe en fin de compte que le mouvement. amorcé en 1970
avec l'affectation prioritaire à la victime de la seconde partie du cautionnement
{31), a connu son point culminant entre 1975 et 1983 car nombreuses sont les
dispositions qui par touches successives ont tenté d'améliorer les chances d'indemnisation des victimes d'infraction. Mais là encore, on peut être sceptique
sur la portée réelle de ces améliorations par rapport aux hypothèses qui déjà
auparavant donnaient lieu à indemnisation. S'opère de plus un mélange de
(29) V. notre article sur «la situation du civilement responsable dans le procès pénal»,
Mélanges A. Weill, Dalloz-Litec 1982, p. 69 et suiv.
(30) Pradel, Un nouveau stade dans la protection des victimes d'infractions, D 83 - ch. p.
241 ; Roujou de Boubée, Commentaire de la loi du 8 juillet 1983 renforçant la
protection des victimes d'infractions, Act. Legis - Dalloz 1984, comment. lég. 49.
(31) Cf. Merle et Vitu, Procéd. pénale n. 1177.
�15
concepts qui n'est pas fait pour clarifier la situation de la victime qui est de
plus en plus confrontée à un procès pénal complexe puisque de surcroît ce
procès se «civilise».
Avec ce mélange croissant des genres on peut se demander si le juge
pénal va trouver le temps de s'occuper un peu du délinquant, objet toujours
principal de ses préoccupations (32). Bref, à force de retouches tout le monde
va finir par se perdre dans les imbroglios judiciaires qui ne profiteront à personne. Ici aussi l'enfer peut être pavé de bonnes intentions. Que faire de plus
pour les victimes ? (33). Telle est la vraie question qu'il faut se poser, mais se
demander aussi avant d'y répondre si l'on a quelque espoir de meilleure efficacité dans le carcan juridique que nous connaissons ou bien s'il ne convient
pas de réfléchir à une alternative d'une autre nature ?
II. - UNE NOUVELLE APPROCHE DES DROITS DE LA VICTIME
La première exigence qui s'impose, si l'on veut véritablement rendre
service aux vicfunes d'infractions, c'est un effort de simplification et de clarté.
Les fictions juridiques qui s'opposent viennent de ce que l'on a pas
véritablement mené une réflexion en vue d'un système nouveau.
Pourtant, si on y réfléchit (34), il apparaît qu'il y a deux préoccupations essentielles pour une victime : d'une part son propre devenir, d'autre.
part l'intérêt qu'elle peut porter au devenir de l'auteur de l'infraction. Or il
s'agit de deux problèmes totalement différents -de nature différente- et qui
de ce fait peuvent être abordés sous des angles différents. Pour schématiser on
peut dire que l'un est civil et l'autre est pénal.
Pourquoi dès lors ne pas les dissocier tout au moins sous l'angle du
contentieux judiciaire ? On pouvait remarquer qu'il y aurait à cela de nombreuses objections : ce serait remettre en cause un système qui reconnaît un
droit d'option à la victime ; mais tel est précisément l'objet de la démarche et
rien ne s'y oppose si le résultat est meilleur.
Ce serait faire perdre à la victime les avantages qui résultent pour elle
de s'associer au procès pénal (moins onéreux, plus rapide, preuve plus facile).
Ces avantages ne sont pas aussi évidents, le système actuel le démontre. Ce
serait une complexité nouvelle car il y aurait deux contentieux : l'un civil,
(32) C'est à une conclusion semblable que parvient P. Couvrat, dans son étude «La protection des victimes d'infractions, Essai d'un bilan, RSC 1983 p. 577 à 596 : «Enfin
au plan juridique, le système pénal tel qu'il est, avec ses défauts et ses qualités, a sa
cohérence et son entité ; les mesures en faveur des victimes doivent être dév~loppées
mais pas au point de l'altérer ; le procès pénal reste celui du délinquant et non celui
de la victime».
(33) Titre d'une étude de Mme Bernat de Celis, Crhonique de Défense sociale, RSC
1983, p. 737.
(34) Voir Irwin Waller, Les victimes d'actes criminels: besoins et services - Canada et etatsUnis - Déviance et Société 1981, 263 ; même volume M. Baril, Assistance aux victimes
et justice pénale p. 277 ; Normandeau, Pour une charte des droits des victimes d'actes
criminels, RSC 1983, p. 209 ; Voir également Bernat de Celis, op. cit., RSC 1983, p.
737 ; M. Delmas-Marty - Des victimes : repères pour une approche comparative,
RSC 1984, 209 ; F. Lombard - Les différents systèmes d'indemnisation des victimes
d'actes de violence, RSC 1984, p. 277.
�16
l'autre pénal. Actuellement dans la meilleure des hypothèses les deux contentieux existent mais se déroulent devant un même juge qui n'a pas vocation pour
régler les deux, et au pire, il y a deux contentieux puisque le juge des référés
peut allouer une indemnité provisionnelle en cours d'instruction. Il y a aussi les
cas où le tribunal correctionnel n'a pas compétence pour accorder une indemnisation. Donc le double contentieux existe déjà et va se multiplier.
L'identité de la faute civile et de la faute pénale s'y oppose, et à
défaut il y aurait risque de contradiction : cette identité est une pure fiction
dont les jours sont comptés ... à moins qu'elle ne soit déjà morte-vivante.
Bref, il n'y a pas d'obstacles
insurmon~bles,
sauf dans les esprits !
Il faudrait donc dissocier le problème de l'indemnisation de la victime
(A -) de celui de sa participation au procès pénal (B -).
A - Si l'on tient pour acquis que le problème de l'indemnisation de
la victime d'une infraction est crucial, on observe aussi à juste titre que la compensation monétaire, n'est pas la seule réparation ou aide à offrir aux victimes
d'infractions (35). C'est dans cet espoir que se développent les différentes initiatives publiques ou privées d'aide aux victimes.
Cependant, et ce n'est pas le moindre des paradoxes de cette situation, tout en reconnaissant que le système juridique actuel ne permet pas un
dédommagement rapide de la victime et qu'en la faisant participer aux procès
pénal du délinquant depuis l'enquête jusqu'au jugement il entretient ou parfois
aggrave ses souffrances et son préjudice moral on persévère dans cette voie.
L'objectif étant, sans charger de système, de diminuer ses effets pervers.
Si en revanche on s'efforçait, autant que faire se peut, de sortir
la victime du procès pénal, pour régler sa situation de façon spécifique, on
résoudrait par avance bon nombre de problèmes qui apparaissent dans la
pratique. Pourquoi la victime d'une infraction pénale devrait-elle subir l'influence
de la suspicion et de la réprobation morale qui imbibent tout procès pénal? L'acte
délictueux ou criminel dont elle a souffert fait-il que sa souffrance est moins
pure que celle d'une autre victime ? Sauf cas de figure particulier, nul ne peut
soutenir pareille thèse. Dès lors il convient de remédier à toutes ces «servitudes
du système pénal» (36), en faisant le choix d'un autre système d'indemnisation
qui serait purement civil (37).
Cependant, on ne peut pas aborder cette question globalement, tant
il est vrai qu'il n'y a pas une situation unique de la victime, mais autant de
situations que de types de victimes. Et le problème n'est pas le même suivant
les cas.
(35) Cf. J. Vérin, op. cit., RSC 1983, p. 718.
(36) V. en ce sens Bernat de Celis, op. cit., RSC 1983, p. 789 in fine. Cf. F. Lombard,
op. cit., not. p. 296.
(37) La séparation des actions civile et pénale existe en droit anglo-saxon. Elle existe aussi
mais avec quelques restrictions, en droit allemand, néerlandais et suisse. Voir également pour une approche plus complète des droits étrangers, Mme Delmas-Marty, op.
cit., RSC 1984, p. 209. La proposition de séparer ces deux actions en droit français
n'est pas récente : cf. G. Durry note sous crim. 3 oct. 1967, JCP 1968, Il, 15552.
�17
Sous l'angle de l'indemnisation quelles sont les distinctions à opérer?
En premier lieu, il faut exclure du champ des victimes les personnes
morales (sociétés, associations, syndicats). Leur action civile a rarement une
finalité indemnisatrice (38). Il ne s'agit ici que des personnes physiques victimes
d'une infraction pénale ayant entraîné pour elle un préjudice corporel, matériel
ou moral.
En second lieu, il faut distinguer entre les infractions pour lesquelles
il existe un système d'indemnisation et celles pour lesquelles il n'en existe pas.
D'un côté on trouve les accidents de la circulation, les accidents du
travail, de l'autre des infractions généralement volontaires pour lesquelles en
principe c'est l'auteur qui doit indemniser sur ses deniers propres : vol, escroquerie, abus de confiance, viol, meurtre, etc ...
a) Pour les accidents de la circulation qui révèlent une infraction
pénale (soit homicide ou coups et blessures involontaires ou infractions au
Code de la route n'ayant entrainé qu'un préjudice matériel) en principe les
compagnies d'assurances sont appelées à dédommager les préjudices.
Le projet de réforme qui est en cours d'élaboration et qui vise les
piétons et cyclistes tend à assurer un dédommagement quasi automatique de
la victime. Quel que soit le texte de loi qui sera finalement voté, il faudrait
pour ce problème de responsabilité purement civile réserver ce contentieux aux
juridictions civiles : indemnisation rapide des victimes après nomination
d'expert en référé pour évaluer le préjudice matériel, corporel ou moral en cas
de discussion, sinon indemnisation conventionnelle (avec ou sans transaction).
Pour le préjudice matériel, cela équivaut à avoir une assurance «dommages». Pour le préjudice corporel, l'objet est de transférer aux assurés (donc
aux particuliers qui payent les primes) la prise en charge, qui actuellement
incombe à la sécurité sociale lorsque l'assuré est fautif. Pour la victime le fait
que l'acte dommageable soit ou non délictueux ne doit avoir aucune incidence
sur son indemnisation.
Contentieux purement civil pour les accidents du travail, où il existe
déjà (et ce depuis 1898) un système d'indemnisation forfaitaire. La réparation
du préjudice intégral serait réalisée avec le concours de l'assureur du civilement
responsable.
Dans le domaine où actuellement le juge répressif est incompétent
pour allouer une réparation (39), a fortiori le contentieux de l'indemnisation
resterait extra pénal.
Dans toutes ces hypothèses, l'option de la victime disparaîtrait et
l'action en réparation de la victime serait une action purement civile.
b) Pour les infractions où il n'existe pas a priori d'organisme
d'indemnisation des victimes : meurtre, viol, abus de confiance, escroquerie,
(38) V. notre article, JCP 1973, I, 2563.
(39) Voir Stefani- Levasseur - Bouloc: Procédure pénale, Dalloz, 12e éd. n. 162 in fine.
�18
vol, etc ... il peut se faire que la victime soit elle-même assurée contre certaines
infractions. Exemple : assurance contre le vol : son assureur dédommage et n'a
qu'une action de nature civile. Pour le viol, les coups et blessures volontaires,
etc ... intervient généralement l'assurance maladie. Mais il faudrait aller plus
loin car tout le monde ne bénéficie pas directement ou même indirectement
d'une prise en charge, des frais médicaux ou pharmaceutiques. Ici encore l'idée
n'est pas nouvelle mais il faudrait instituer un fonds public d'indemnisation
des victimes d'infraction.
Beaucoup plus largement qu'on ne le fait aujourd'hui pour les victimes d'infractions dont l'auteur est inconnu ou insolvable, cet organisme d'°füat,
au terme d'une procédure civile simplifiée, indemniserait complètement les
victimes non assurées d'infractions volontaires, et serait de plein droit subrogé
dans leurs droits et actions, notamment contre le délinquant.
La charge de cette indemnisation pour le budget de l':Ëtat, ne serait
pas aussi importante qu'on peut le craindre, si on la limite aux hypothèses où
il n'y a pas d'indemnisation par une compagnie d'assurance. Déjà le système
existe partiellement. Il suffirait de l'étendre aux hypothèses où le délinquant
est connu et non insolvable totalement, c'est-à-dire celles où de fait la victime
est la moins bien traitée. Un organisme public peut être mieux armé qu'un
simple particulier pour faire valoir ses droits. Il sera plus persévérant si sa
créance doit s'échelonner dans le temps pour être satisfaite (40).
Enfin, la justice pénale retrouverait sa véritable vocation de ne traiter
que de l'action publique.
B - Le second problème, celui de la participation de la victime au
procès pénal se présenterait alors sous un jour nouveau.
La contribution de la victime est nécessaire pour établir les circonstances de l'infraction et la culpabilité du prévenu. La victime ne serait alors
que le témoin principal. Elle ne pourrait pas automatiquement déclencher
l'action publique. Elle pourrait dénoncer les faits au ministère public, ce
dernier seul ayant l'initiative de la poursuite.
·
Au cours de l'instruction, le juge d'instruction pourrait mieux
qu'actuellement se débarrasser des problèmes d'indemnisation, associer la
victime aux prises de décisions purement pénales ou seulement la tenir
informée de l'avancement de la procédure (décision de placement en détention
provisoire, décision de libération avec consultation antérieure de la victime,
contrôle judiciaire avec obligation de dédommager l'orgarusme indemnisateur
de la victime, etc ...).
(40) Notamment dans l'hypothèse où ce remboursement serait effectué par prélèvement
sur les gains d'un condamné à une longue peine privative de liberté, ou celle où un
condamné qui n'a pas tout remboursé arriverait pour une cause quelconque -héritage
par exemple- à meilleure fortune.
�19
Le même état d'esprit présiderait devant la juridiction de jugement
(ou le futur tribunal de l'exécution des peines) où la victime, si elle le souhaite,
pourrait être associée au procès ou à l'exécution de la peine, mais exclusivement sous l'angle de l'intérêt public et par voie de conséquence de la meilleure
réaction sociale possible, sans que son attitude soit déformée par les frustrations
d'une indemnisation défaillante.
Il va de soi que dans les hypothèses où c'est l'Etat qui a indemnisé
la victime, le Ministère public serait chargé de veiller à ce que le prévenu,
l'accusé ou le condamné !embourse ce dernier dans toute la mesure du possible : soit sur ses biens actuels, soit en prélevant sur une part de ses revenus
pénitentiaires ou extra pénitentiaires.
Quels seraient les avantages d'·un changement aussi radical ? Ils sont
nombreux.
Tout d'abord au regard de la victime d'une infraction, c'est de
permettre son indemnisation ou sa prise en charge rapide et aussi complète que
possible. La victime n'aurait plus -ou moins- ce sentiment d'abandon qu'elle
ressent aujourd'hui lorsqu'après l'agitation immédiate qui suit une infraction
elle se trouve seule avec ses problèmes. Son désir de vengeance à l'égard du
délinquant et de déception à l'égard de la justice et de la société s'estomperait
ou même disparaîtrait, de même que son sentiment d'insécurité, au moins à
l'égard des infractions qui portent atteinte à sa personne.
Le droit français ne ferait qu'anticiper l'évolution que l'on observe
au niveau européen, et qui s'est traduite pour l'instant par la Convention
européenne relative au dédommagement des victimes d'infractions violentes,
ouverte à la signature le 24 novembre 1983.
Le contentieux civil ne serait pas gravement alourdit pour autant.
L'unité du système d'indemnisation permettrait une meilleure harmonisation
alors qu'aujourd'hui on relève quelquefois des différences notables suivant
que l'indemnisation est évaluée par une juridiction civile ou une juridiction
pénale.
Enfin, le procès pénal retrouverait, au mieux des intérêts de tous,
sa vocation fondamentale : celle de veiller à la protection de la société. Le
juge pénal ne consacrerait plus 50 ou 60 % de son temps à régler des problèmes civils. La procédure pénale ne serait plus altérée par des attitudes de
vindicte des victimes qui pourraient, si elles le souhaitent, mieux y collaborer.
Ce ne serait pas diminuer la prise de conscience de sa responsabilité
par le délinquant, car s'il ne dédommage pas directement sa victime, il dédommagerait néanmoins un organisme de substitution qui aura meilleure mémoire
pour lui rappeler sa dette.
*
*
*
�20
Il en va pour les juristes comme pour les architectes : quand un
immeuble menace ruine et que toute restauration est mauvaise, il appartient
de conseiller la démolition pour reconstruire sur des fondations saines.
L'arrêté de péril étant difficilement contestable, un projet d'architecture nouvelle doit être élaboré.
�LA CRISE DES POLITIQUES CRIMINELLES OCCIDENTALES
Par
Raymond GASSIN
Professeur à l'Université de Droit, d'Économie et des Sciences d'Aix-Marseille
Directeur honoraire de l1nstitut de Sciences Pénales et de Criminologie
d'Aix-en Provence
INTRODUCTION
1 - LA NOTION DE POLITIQUE CRIMINELLE.
La notion de politique criminelle est aujourd'hui une notion suffisamment connue pour qu'il ne soit pas nécessaire d'en rappeler la définition
(1). Je me bornerai ici, pour l'intelligence de mon propos, à en préciser deux
caractéristiques importantes :
1) La politique criminelle ne se confond pas avec le droit pénal .
Le droit pénal est certes un élément essentiel de la politique criminelle, mais il n'est pas toute la politique criminelle. Celle-ci déborde le droit
pénal, en tendu comme cet ensemble de règles qui régit la réaction sociale
contre la délinquance, pour inclure d'autres règles juridiques, et notamment ces
dispositions légales et réglementaires fort disparates qui forment ce que l'on
pourrait appeler le droit naissant de la prévention de la délinquance (2).
(1) Sur la définition de la politique criminelle, voir DECOCQ, Droit pénal général,
1971, p. 43-44 ; MERLE et VITU, Traité de droit criminel, tome 1, 4e éd., 1981,
50 ; PRADEL, Droit pénal, tome I, 3e éd., 1981, n. 39; STEFANI, LEVASSEUR
et BOULOC, Droit pénal général 12e éd., 1984, n. 22 ; STEFAN!, LEVASSEUR
et JAMBU-MERLIN, Criminologie et science pénitentiaire, Se éd., 1982, n. 12 ;
GIV ANOVITCH, Objet et notion de la politique criminelle, in Les principaux aspects
de la politique criminelle moderne, Etudes en l'honneur de Donnedieu de Vabres,
Paris, Cujas, 1960, p. 15 ; CORNIL, Une politique criminelle réaliste, id., p. 29 ;
RAPPAPORT, La division de la notion d'une politique criminelle moderne, id., p.
37 ; G. LEV ASSEUR, La politique criminelle, Archives de philosophie du droit, XVI,
1971, p. 131 ; Marc ANCEL, Contribution de la recherche à la définition d'une
politique criminelle, Rev. int. crim. et pol. techn., 1975, p. 225 ; Marc ANCEL, Pour
une étude systématique des problèmes de politique criminelle, Archives de politique
criminelle, n. 1, 1975, p. 15; Jacqueline BERNAT de CELIS, La politique criminelle
à la recherche d'elle-même, Archives de politique criminelle, n. 2, 1977, p. 3 ; Denis
SZABO, Criminologie et politique criminelle, éd. Vrin et P. U. M., 1978, p. 108-112,
Pour l'analyse systémique de la politique criminelle, cf. Mireille DELMAS-MARTY,
Modèles et mouvements de la politique criminelle, éd. Economica, 1983.
n.
(2) Sur l'inclusion des mesures dites de «prophylaxie sociale» dans la politique criminelle, cf. DECOCQ, op. cit. ; PRADEL, op. cit. Adde ; R. LEGROS, Politique criminelle
et droit pénal, Rev. droit pén. et crim., 1980, p. 287 ; J.-Y. DAUTRICOURT, De la
loi pénale à la loi de politique criminelle, Archives de polit. crim., n. 2, 1977, p. 83.
�22
2) La politique criminelle ne se limite pas à un ensemble de règles de
droit : droit pénal et droit de la prévention.
A côté des règles juridiques, elle inclut les pratiques des différentes
institutions chargées d'assurer l'application de ces règles : police, parquets,
tribunaux, administration pénitentiaire, éducation surveillée, organisme de prévention, services sociaux. Ces pratiques ne se confondent pas avec la loi non
seulement au point de vue matériel -ce qui est évident- mais aussi au point de
vue juridique. Dans certains cas, la loi donne à l'institution chargée de l'appliquer un pouvoir plus ou moins large d'appréciation d'opportunité, comme par
exemple le pouvoir d'individualisation de la sanction pénale attribué au juge
pénal. Dans d'autres cas, les institutions adoptent des pratiques contraires à la
loi dont l'exemple le plus connu est celui de la correctionnalisation judiciaire.
Enfin dans une troisième série d'hypothèses, les agents du système de justice
criminelle recourent à des pratiques qui, sans être directement contraires à la
loi, se situent en marge de celle-ci : on a ainsi décrit récemment la pratique de
l'admonestation policière des jeunes délinquants qui est tout-à-fait légale aux
États-Unis et au Canada en raison de l'ampleur des pouvoirs reconnus à la
police, mais qui chez nous s'est créée en marge de la loi pour répondre à des
nécessités pratiques impérieuses (3).
Il y a donc tout un ensemble de pratiques institutionnelles dont
la connaissance nous est donnée par la sociologie de la justice pénale et ces
pratiques font partie intégrante de la politique criminelle au même titre que la
législation elle-même (4).
Finalement, pratiques institutionnelles et règles de droit, système de
justice criminelle et système pénal se combinent pour former ce que l'on appelle
le système de politique cÏ"iminelle.
Il - .LA FONCTION DE LA POLITIQUE CRIMINELLE •
La politique criminelle ainsi caractérisée, a pour fonction essentielle
dans l'État d'assurer le contrôle de sa criminalité, c'est-à-dire de contenir dans
des limites tolérables ~t si possible de faire diminuer- toute une série de
comportements très variés qui entravent fortement le développement harmonieux d'une société, ou qui plus gravement la condamnent à une certaine
régression, ou même qui en compromettent la survie. Cela va des pratiques anticoncurrentielles, comme les ententes et abus de position dominante, jusqu'au
terrorisme international en passant par les escroqueries, les vols, les meurtres,
l'espionnage et la trahison etc ...
(3) Cf. Henri SOUCHON, Admonester. Du pouvoir discrétionnaire des
ed. du C.N.R. S., 1982.
(4)
organ~s
de police,
Cf. SZABO, op. cit., loc. cit. ; Y. BRILLON, La politique criminelle comme objet
d'étude de la criminologie de la réaction sociale, Rev. int. crim. et pol. tech. 1978,
p. 240 et 353.
�23
C'est cependant une question extrêmement difficile -et qui n'a pas
été résolue jusqu'à présent- que de savoir dans quelle mesure le contrôle de la
criminalité dans une société est assuré effectivement par sa politique criminelle
(5). En cette matière, il n'existe guère que deux certitudes. La première est que
l'absence de politique criminelle entraîne l'anarchie et le triomphe de la force
brute. L'absence totale est une hypothèse d'école, mais il y a eu des cas de
carence momentanée, comme par exemple la grève des policiers dans certaines
villes nord-américaines il y a quelques années : au bout de 24 heures ces villes
étaient devenues de véritables coupe-gorge. Ainsi lors de la grève de la police
de Montréal durant 24 heures en 1970, on a déploré 7 agressions à main armée
contre des banques, un millier de vols avec effraction et 17 vols avec violence,
ainsi que des bagarres provoquant 2 morts et une cinquantaine de blessés (6).
Un pays ne peut donc pas se passer de droit pénal ni des institutions (police,
tribunaux, etc ...) qui sont chargées de l'appliquer. Mais il est aussi une deuxième certitude, c'est que la politique criminelle n'est pas le seul facteur de
contrôle &e la criminalité dans une société. A côté d'elle et au-delà ou pardessus, comme on voudra, il existe divers systèmes de contrôle extra-pénaux
qui jouent un rôle variable mais certain dans la prévention de la criminalité et
de la récidive : famille, église, école, milieu professionnel et diverses autres
institutions sociales qui diffèrent évidemment suivant le type d'organisation
sociale. Ce serait donc une erreur de croire que, si l'on ne peut rien sans politique criminelle, on peut tout avec elle. L'hypothèse limite d'une société où le
seul système de contrôle social serait la terreur policière-judiciaire ne garantirait
pas, tant s'en faut, une «société sans crime». Au contraire on peut dire que plus
on a des systèmes de contrôle extra-pénaux efficaces, moins on a besoin de politique criminelle énergique : c'est la raison pour laquelle la criminalité était très
peu répandue dans les sociétés primitives et qu'elle l'était sans doute tellement
moins dans les sociétés traditionnelles que dans nos sociétés contemporaines.
Ces certitudes étant énoncées, on est obligé de constater qu'entre le
zéro de l'absence de politique criminelle et l'infini du «tout politique criminelle», on ne peut que formuler des hypothèses relativement au degré d'effectivité de la politique criminelle sur le contrôle de la criminalité. Tout ce que l'on
peut dire, c'est qu'il est fort probable, mais non certain, que celui-ci est principalement fonction de deux séries de variables :
1 - les caractéristiques du système social et du système des valeurs en
cours dans la société considérée ;
2 - la qualité des institutions qui caractérisent la politique criminelle de
cette société depuis son Code pénal jusqu'à ses institutions pénitentiaires, en d'autres termes la valeur de son système de politique
criminelle.
On mesure, de la sorte, la complexité des relations qui peuvent exister entre
(5) Cf. La politique criminelle et le problème de la prévention générale, 2e colloque
international de politique criminelle, Paris, 18 mars 1977, Archives de politique
criminelle, n. 3, 1978, p. 1 et suiv.
(6)
Rev. pol. nat., oct-nov. 1970, p. 65.
�24
la politique criminelle et la criminalité et on conçoit dès lors combien il faut
éviter, contrairement à ce que l'on fait trop souvent, de confondre l'étude des
crises de la politique criminelle avec celle de l'augmentation de la criminalité.
Les crises de la politique criminelle sont à la fois effet et cause de l'accroissement de la criminalité ; mais il faut bien voir que ce dernier s'explique aussi par
bien d'autres facteurs, souvent beaucoup plus importants, si bien que ce qui
apparaît avec le plus de netteté dans l'étude des crises de la politique criminelle,
c'est bien plus ce qui appartient à l'effet de l'augmentation de la criminalité
qu'à la cause de celle-ci.
III - LA CRISE DES POLITIQUES CRIMINELLES OCCIDENTALES.
Le présent exposé a précisément pour objet l'étude de la crise
actuelle des politiques criminelles occidentales. L'énoncé de cet intitulé soulève
d'emblée trois questions : pourquoi seulement les politiques criminelles occidentales ? Les politiques criminelles occidentales sont-elles véritablement en
crise ? Si oui, de quelle crise s'agit-il ?
1) La réponse à la première question est facile. L'étude est limitée aux
pays occidentaux, non pas parce que les autres pays ne connaissent pas de
difficultés sérieuses, mais parce que celles-ci sont généralement de nature différente. Il y a en effet de telles différences entre les démocraties occidentales
d'une part et les régimes des pays socialistes et des pays en voie de développement d'autre part que les problèmes posés et leur solution éventuelle relèvent
d'analyses d'un autre genre (7). Le sujet, même limité aux pays occidentaux,
demeure d'ailleurs fort vaste, car il englobe non seulement l'Europe occidentale
mais aussi l'Amérique du Nord, le Japon et Israé1.
2) Mais précisément, les politiques criminelles des pays occidentaux
sont-elles véritablement en crise ?
La question mérite d'être posée pour deux raisons. On doit d'abord
observer que le mot «crise» est aujourd'hui une sorte de mot passe-partout, qui
est appliqué à toutes les institutions sociales dès que celles-ci présentent quelques difficultés dans leur fonctionnement, même si celles-ci sont légères ou
purement passagères : il y a une véritable dévaluation du mot «crise». De plus,
il existe dans la matière particulière de la politique criminelle, une longue
tradition d'abus du terme (ou de termes voisins) car, depuis le milieu du XIXe
siècle, on parle régulièrement de la crise de la justice pénale. Ainsi à la fin du
siècle dernier H. JOLY, professeur de droit pénal à Paris, publiait un manifeste
intitulé «Le krack de la répression» (8), tandis qu'en 1911 le Procureur Général
(7) Parmi ces problèmes figure notamment celui de la "'criminalité d'ftat» où l'ftat se
comporte lui-même comme une gigantesque organisation criminelle, comtne ce fut le
cas de l'Allemagne nazie, de la Russie stalinienne et, plus près de nous, du régime
Khmer rouge au Cambodge qui a fait délibérément périr, en quelques années, entre
1 million et demi et 3 millions de personnes, selon les estimations, sur une population
totale de 7 millions et demi.
(8) Le Correspondant, 25 février 1896.
�25
LOUBAT signait à son tour un article ayant pour titre «La crise de la répression»
(9) et qu'en 1928 encore, le jeune professeur Léon RADZINOVICZ prononçait un discours inaugural sur «La crise et l'avenir du droit pénal» {10). Il ne
semble pourtant pas que la répression se soit portée si mal avant la guerre de
1914 ni même jusqu'à la dernière guerre.
Fort heureusement, les sciences humaines viennent aujourd'hui à
notre secours, car s'intéressant depuis quelques années à ce concept si répandu,
elles ont commencé à esquisser une véritable «Science des crises» baptisée,
comme on l'imagine aisément, «crisologie» (11). Or, si l'on se réfère à celui qui
a sans doute le plus apporté à la compréhension du concept de crise, le sociologue Edgard MORIN (12), une crise se caractérise essentiellement par quatre
traits :
1 - Une ou plusieurs perturbations qui rendent le système incapable
d'apporter une solution aux problèmes qu'il résolvait jusque là ;
2 - Un accroissement des désordres et des incertitudes que le système ne
parvient plus à maîtriser ;
3 - Une rigidification du système qui ne parvient plus à s'adapter au défi
lancé par son environnement et finit par tourner en rond sur lui-même ;
4 - Le déclenchement enfin d'activités de recherche de solutions à la crise.
Or précisément si l'on examine les systèmes de politique criminelle
des divers pays occidentaux dans leurs diverses composantes, on y retrouve
presque toujours ces quatre phénomènes caractéristiques, et en tout premier
lieu le phénomène déclencheur initial : la perturbation.
Il est manifeste aujourd'hui que les politiques criminelles des pays
occidentaux sont devenues incapables de remplir la fonction essentielle pour
laquelle elles ont été créées : elles n'assurent plus un contrôle satisfaisant de la
criminalité. Si l'on met à part le Japon, et quoique de manière moins nette la
Suisse, la criminalité des pays occidentaux n'a cessé d'augmenter pour presque
toutes les infractions depuis 25 à 30 ans. L'étude la plus importante et la plus
sérieuse qui ait été faite sur ce sujet est celle d'un criminologue américain
Ted GURR qui a porté sur les tendances d'évolution de la criminalité dans 18
démocraties occidentales de 1945 à 1974 (13). Voici sa conclusion générale :
(9)
Revue politique et parlementaire, 1911, p. 434.
(10) Léon RADZINOVICZ, Les crises répétées de la justice pénale, in Mélanges Ance!,
1975, tome II, p. 229.
(11) Voir le numéro 25 de la revue Communications, 1976, «La notion de crise» avec
notamment André BEJIN et Edgard MORIN, «Introduction à la notion de crise»,
p. 1 ; André BEJIN, «Crises des valeurs, crises des mesures», p. 39 ; Edgard MORIN,
Pour une crisologie, p. 149. Voir encore Jean GUILLAUMIN, «Pour une méthodologie générale des recherches sur les crises», in «Inconscient et Culture», 1979., p.222
Edgard MORIN et Irène NAHOUM, L'esprit du temps, t. 2, Nécrose, 1975, p. 27 à
138, 171 et suiv. ; Edgard MORIN, Pour sortir du XXe siècle, 1981, p. 327 à 335.
(12) Cf. Les références note précédente.
(13) Ted R. GURR, Crime trends in modern democracies since, 1945, Ann. Int. Criminologie, 1977, vol 16, n.1 et 2, p. 41 et suiv.
�26
«Les tendances d'évolution qui résultent des statistiques officielles reflètent,
par delà les exceptions et les distorsions, des changements réels de comportement social et non de simples illusions. statistiques dans la plupart des pays
occidentaux en 25 ans tant en ce qui concerne les crimes traditionnels (homicides volontaires, coups et blessures volontaires, vols à main armée ou avec
violence, cambriolages et vols simples) que la délinquance d'affaires (escroquerie, abus de confiance, faux en écriture, etc ...). Les augmentations ne sont
pas en effet l'objet de faibles pourcentages : la plupart des indicateurs des
crimes traditionnels ont au moins doublé, beaucoup ont augmenté de 500 à
800 % et quelques-uns même de plus de 1 000 %. De la sorte la preuve de
l'augmentation des crimes traditionnels est suffisamment établie, et il convient
de rejeter l'opinion de ceux qui soutiennent qu'aucune réalité sociale ne
soutendrait les taux d'augmentation de la criminalité en mettant l'accent sur de
petites erreurs ou inadaptations de l'information officielle sur le crime et le
contrôle du crime. La criminalité contemporaine constitue au contraire un
véritable problème social d'une ampleur substantielle et croissante qu'il vaudrait
mieux chercher à expliquer qu'à nier» (14).
Depuis 1974, date limite de la recherche de Ted GURR, le phénomène de progression de la criminalité n'a pas cessé de se continuer comme en
témoigne l'examen des statistiques des divers pays occidentaux, toujours à
l'exception du Japon et de la Suisse (15).
La France, elle, n'a pas fait exception à la tendance générale. Si l'on
se réfère aux statistiques de la police judiciaire qui sont celles qui approchent
le plus de la réalité criminelle, après une assez nette décrue de la fin de la
dernière guerre jusqu'en 1955, le nombre des crimes et des délits connus de la
police n'a cessé d'augmenter à partir de 1956 passant de 604 826 affaires
traitées en 1955 (16) à 3 416 682 crimes et délits en 1982 (17), soit une
augmentation globale de 465 % en l'espace de 27 ans. Bien entendu toutes les
catégories d'infractions n'ont pas augmenté dans les mêmes proportions ;
quelques-unes ont même diminué ; mais la tendance générale est bien celle-là
et tout se passe comme si l'on se trouvait en présence d'un phénomène devenu
pratiquement incontrôlable.
(14) Op. cit., note précédente, p. 84.
(15) Cf. SUSINI, Tendances de la délinquance et stratégie de la prévention en Europe
occidentale, Rev. int. de politique criminelle, n. 35, 1979, p. 77 ; I. WALLER, La
criminalité au Canada et aux rtats-Unis : tendances et explications comparatives,
1964-1978, Criminologie, vol. XIV, 1981, n. l, p. 51 ; Hans-Hener KUHNE, Criminalité et répression de la criminalité au Japon, op. cit., p. 31 ; X. Les condamnations
pénales en Suisse en 1979, Berne, 1981, 109 p.
(16) J. SUSINI, Douze ans de statistiques de police (1950-1961), Rev. Sc. Crim., 1963,
p. 161.
(17) Aspects de la criminalité en France en 1982 constatée par les services de police et de
gendarmerie, La documentation française, 1984, p. 9. Pour 1983, les chiffres rendus
publics par le Ministre de l'intérieur en septembre 1984 indiquent 3 563 975 crimes
et délits, soit une augmentation de 4,4 % par rapport à 1982 (Journal Le Monde,
19 septembre 1984, p. 14).
�27
3 ) Mais alors se pose une nouvelle question qui est de beaucoup la
.plus difficile à résoudre : puisqu'il y a crise, de quelle crise s'agit-il ?
Pour situer la question, il faut savoir que la crisologie a élaboré
diverses typologies des crises. D'un prenùer point de vue, celui de la dynanùque
des sociétés, on distingue entre les crises de croissance ou de développement
qui affectent les sociétés naissantes ou en voie de développement et les crises
d'évolution qui touchent au contraire les sociétés déjà anciennes qui ont acquis
une certaine maturité, ce qui est évidemment le cas de nos sociétés occidentales.
Mais parnù les crises d'évolution, il faut aussitôt sous-distinguer entre les crises
de progrès et les crises de déclin et de décadence (18). Le critère essentiel de
cette distinction nous paraît résider dans le caractère du phénomène perturbateur qui provoque la crise : il y a crise de progrès lorsque cet évènement tend à
renforcer la cohérence ou l'efficacité du système en crise et crise de décadence
lorsque le phénomène est un phénomène d'éclatement, de dispersion, de dislocation ou de désintégration. De là une prenùère question essentielle : la crise
des politiques criminelles occidentales est-elle une crise de progrès ou au contraire une crise de décadence ?
D'un second point de vue qui s'attache surtout à la structure des
sociétés, la crisologie distingue cette fois entre les crises qui sont des accidents
dans l'histoire d'une société et les crises qui, au contraire, sont de véritables
modes d'être de sociétés en évolution (19).
Aussi la question précédente se double-t-elle d'une autre question
essentielle : comment qualifier cette crise des politiques criminelles occidentales qui s'est amorcée dans les pays anglo-saxons dès le début des années 50 et
dans les pays du continent européen à la fin des années 50 - début des années
60, et qui n'a jamais cessé depuis de se développer ? S'agit-il d'un simple
accident dans l'évolution de nos sociétés ? Ne s'agit-il pas plutôt d'un véritable
mode d'être de ces dernières, une sorte d'état chronique de crise, entrecoupé de
temps à autre par une accalnùe tout-à-fait temporaire ?
Telles sont les questions les plus intéressantes que pose la crise
actuelle. Il s'agit finalement de savoir comment la caractériser.
N-PLAN.
Or pour caractériser cette crise, la prenùère démarche à faire est d'en
recenser les manifestations les plus importantes et de tenter de les expliquer.
Cela permettra déjà de voir se dessiner les principaux contours de la silhouette
de cette crise.
Mais, si l'on veut avoir une vue complète de ses caractères, cela ne
saurait suffire. Il faut en faire en quelque sorte la contre preuve en s'iÎlterrogeant sur les conditions nécessaires pour pouvoir sortir de la crise. Outre la
(18) Sur la distinction, cf. Julien FREUND, La décadence, Sirey, 1984, p. 24.
(19) Cf. sur la notion d'«état chronique de crise», GUILLAUMIN, op. cit., p. 222-223.
�28
circonstance que ce second examen répond au fait que, chaque fois que l'on
parle de crise, ce qui intéresse surtout le public c'est de savoir quels sont les
moyens d'en sortir, seule l'étude des conditions de sortie de la crise permet
d'achever de peindre le tableau de la crise.
C'est pourquoi cet exposé traitera dans une première partie des
manifestations de la crise des politiques criminelles occidentales et dans une
deuxième partie des conditions de sortie de la crise des politiques criminelles
occidentales.
- I LES MANIFESTATIONS DE LA CRISE DES POLITIQUES
CRIMINELLES OCCIDENTALES
Très nombreux aujourd'hui sont ceux qui parlent de la crise de la
politique criminelle, mais fort peu nombreux sont ceux qui cherchent à dépasser la simple incantation verbale pour tenter d'analyser en quoi consiste exactement cette crise.
Encore convient-il de remarquer que, parmi ces derniers, la plupart
limitent leur champ d'investigation à un aspect seulement de la politique criminelle. Tel auteur s'en tient à la crise de droit pénal (20), tels autres à la crise de
la justice pénale (21). Ce faisant, ces auteurs ne peuvent donner qu'une image
partielle de la crise des politiques criminelles, quand ce n'est pas une représentation inexacte, car toute vue partielle d'un problème conduit inévitablement à
un moment ou à un autre, à en donner une image déformée.
Quelques rares auteurs ont cependant tenté d'aborder l'ensemble du
problème (22). Mais on est alors amené à constater les deux orientations
contraires suivantes : ou bien ils élargissent tellement le sujet qu'ils confondent
l'explication de la crise de la politique criminelle avec celle, beaucoup plus vaste,
de l'accroissement de la criminalité ; ou bien, à l'inverse, ils réduisent les manifestations de la crise à un aspect de celle-ci seulement. Ainsi, pour le professeur
JESCHECK, elle se ramène à l'échec de la prison (23). Quant à M. l'Avocat
Général PICCA, il la voit essentiellement dans le blocage progressif du système
de justice pénale sous l'effet de l'accroissement du nombre des affaires lui-même
(20) J. LEAUTE: Droit pénal et démocratie, in Mélanges Ancel, 1975, t. Il, p. 151.
(21) D. SZABO, La criminalité urbaine et la crise de l'administration de la justice, Montréal
P. U. M., 1973 ; L. RADZINOWICZ, Les crises répétées de la justice pénale, In Mélanges Ancel, 1975, t. II, p. 229 ; Ph. ROBERT et Cl. FAUGERON, Les forces cachées
de la justice. La crise de la justice pénale, Paris, 1980 ; €dith F ALQUE, Le.s juges et la
sanction ou l'analyse d'une crise, Paris, 1980.
(22) H. H. JESCHECK, La crise de la politique criminelle. Rapport introductif au 3e
colloque international de politique criminelle, Paris 4-5 mai 1979, Archives de politique criminelle n. 4, 1980, p. 15 ; G. PICCA, La criminologie, Que sais-je ?, 1983.
(23) JESCHECK, op. cit., sp. p. 26 et suiv.
�29
lié à l'augmentation de la délinquance (24), auquel il ajoute l'inadaptation des
institutions pénales à l'évolution particulièrement rapide de la société actuelle
(25).
Pourtant, la crise des politiques criminelles occidentales se manifeste
par de très nombreux traits qui débordent largement les deux phénomènes que
l'on vient d'indiquer, dont certains sont bien connus, mais dont d'autres le sont
beaucoup moins. Si l'on veut synthétiser ces divers traits autour de quelques
idées essentielles, on peut dire que la crise actuelle se manifeste d'une part par
la submersion progressive des systèmes de politique criminelle au point d'en
arriver au blocage de ceux-ci (I -) et d'autre part par la déconnexion graduelle
de ces politiques par rapport à la réalité criminelle au point de les rendre complètement inefficaces et d'en faire des machines tournant à vide sur ellesmêmes (II-). Ces deux manifestations globales sont, à vrai dire, liées l'une à
l'autre dans une certaine mesure, mais dans une certaine mesure seulement, ce
qui légitime leur examen séparé.
I - LA SUBMERSION DES SYSTEMES DE POLITIQUE CRIMINELLE.
La submersion des systèmes de politique criminelle est sans doute
l'aspect de beaucoup le plus connu et le plus analysé de la crise de ces systèmes,
celui qui retient généralement l'attention. Aussi se bornera-t-on à en rappeler
brièvement les données en observant qu'elle affecte aussi bien les droits pénaux
que les institutions répressives.
A - Les droits pénaux : l'inflation •
Pour ce qui est des droits pénaux, la submersion des systèmes de
politique criminelle est due à l'inflation démesurée des incriminations.
a ) Le phénomène ne date certes pas d'aujourd'hui. Dès avant la
dernière gu.e"e, on avait déjà dénoncé l'inflation des lois pénales (26).
Mais il a atteint aujourd'hui une ampleur vertigineuse. Il ne se passe
guère de jour, ou en tout cas de semaine, sans que le Journal Officiel ne vienne
annoncer la création de nouvelles infractions ou l'extension des incriminations
existantes, sans qu'il y ait pour autant de disparition des infractions anciennes
(27).
(24) PICCA, op. cit., p. 88 et suiv.
(25) PICCA, op. cit., p. 102 et suiv.
(26) Cf. BOUZAT et PINATEL, Traité de droit pénal et de criminologie, Tome 1, Droit
pénal général, 2e éd., 1970, n. 2.
(27) Sur l'inflation des lois pénales, cf. Mireille DELMAS-MARTY, L'inflation pénale,
Rapport au VIe Congrès français de droit pénal, Montpellier, 7-9 nov. 1983, doc.
ronéot. 18 p. Antérieurement : SAUVAGEOT, La dévaluation de la peirie, Rev.
pol. et parlement., oct. déc. 1946, p. 17 et Rev. pénit. 1947, p. 303 ; J. LEAUTE,
Le changement de fonction de la règle «Nullum crimen sine lege», in Etudes de droit
commercial en l'honneur de J. Hamel, Dalloz, 1961, p. 81 ; TOULEMON et MOORE,
L'ère de la confection, Gaz. Pal, 5-6 avril 1972. Sur l'inflation des lois en général :
cf. R. SAVATIER, L'inflation législative et l'indigestion du corps social, D. 1977,
chron. p. 43 ; J. CARBONNIER, L'inflation des lois, Rev. Acad. se. mor. et polit.,
1982, n. 4, p. 687 ; voir encore J.-P. HENRY, Vers la fin de l'Etat de Droit?, Rev.
dr.public,1977,1207.
�30
Cette inflation affecte notamment ce que l'on appelle volontiers
aujourd'hui le «droit pénal technique», c'est-à-dire les incriminations qui
concernent des domaines spécialisés comme la fiscalité, l'urbanisme, l'environnement, etc ... (28). Pour fixer les idées par un chiffre, on citera les travaux de
la Conunission de réforme du Canada qui a calculé, il y a déjà une dizaine
d'années, que dans une province, un citoyen canadien pouvait se rendre coupable de pas moins de 37 967 infractions différentes dites de responsabilité
stricte, c'est-à-dire d'infractions non intentionnelles (29). Nous n'avons pas
connaissance qu'une recherche comparable ait été faite en France, mais nous
sommes certain que si on la faisait on arriverait à un résultat au moins égal à
celui des canadiens (30).
b) Ce phénomène de l'inflation pénale est gravement pernicieux au
moins pour trois raisons·:
1 - En premier lieu, il fait perdre aux citoyens le sens des valeurs
essentielles en les conduisant à mettre sur le même plan toutes les règles d'organisation et de fonctionnement de la société. S'il est vrai en effet que la fonction première du droit pénal est d'attirer l'attention des citoyens sur les valeurs
essentielles de leur société en menaçant d'une peine ceux qui viendraient à les
transgresser, lorsque «tout devient droit pénal» pour reprendre, en la transposant, la formule célèbre de PORTALIS, le citoyen ne s'y reconnaît plus et
quand tout paraît devenir essentiel, tout est considéré en réalité comme devenu
secondaire et donc négligeable. C'est en ce sens que l'on a parlé de «dévaluation
_de la peine» (31 ).
2 - En second lieu, l'inflation pénale engendre un droit pénal
d'exception en accroissement constant qui, portant atteinte aux libertés
essentielles, suscite à la fois une crainte anormale et un mépris regrettable chez
les citoyens. Il est fréquent, en effet, que l'application du droit pénal technique
soit confiée à une police judiciaire spécialisée dotée de pouvoirs d'investigation exhorbitants du droit commun (32), que d'autre part la poursajte de ces
incriminations se trouve essentiellement dans les mains de l'administration
(28) Cf. Catherine d'HAILLENCOURT, Droit pénal technique et droit pénal, thèse Paris
II, 1983.
(29) Commission de réforme du droit du Canada, ttudes sur la responsabilité stricte,
Ottawa, 1974, p. 59.
(30) L'informatisation des bureaux d'ordre pénal des Parquets conduira sans doute à
permettre une telle comptabilisation avec l'obligation de procéder à une nomenclature des infractions. Sur cette nomenclature, voir la circulaire de la chancellerie
n. 79-15 du 6 décembre 1979 sur la nomenclature des infractions par «NATINF» et
Michel ROGER, La nomenclature des infractions par l'informatique, in loformatique
et droit pénal, ed. Cujas, 1983, p. 53.
(31) Cf. L'article de M. SAUVAGEOT, précité.
(32) Cf. Les pouvoirs exceptionnels de police judiciaire en matière économique, fiscale
douanière etc ... et tous les problèmes qu'ils soulèvent en jurisprudence.
�31
(33), et même que les pouvoirs des juges soient limités au stade de l'appréciation de la peine (34). Certaines dispositions de lois fiscales ont encore illustré
tout récemment ces pratiques de politique criminelle (35). Sans doute de tels
procédés répandent-ils une crainte particulière chez les justiciables, mais
combien grand est également le mépris qu'elles engendrent à l'égard d'une
telle justice !
3 - Enfin, cette inflation pénale met bien souvent les citoyens à la
merci d'administrations capricieuses, voire même abusives, quand elles ne sont
pas politisées. Ce droit pénal technique en expansion est en effet généralement
ignoré des simples citoyens et même de ceux que l'on peut appeler les juristes
«ordinaires», alors qu'il est au contraire bien connu des administrations spécialisées, car ce sont leurs services eux-mêmes qui l'ont fabriqué et son application
et son interprétation ont fait ensuite l'objet de circulaires diffusées aux divers
échelons de ces administrations. Celles-ci détiennent ainsi entre leurs mains un
pouvoir considérable sur les citoyens ordinaires avec les possibilités d'abus,
d'arbitraire, voire même de chantage qu'il comporte (36).
De toute façon, même lorsqu'il n'y a pas d'abus, cette inflation
pénale contribue à accroître encore le nombre des affaires soumises aux institutions répressives et à aggraver le blocage qui en résulte, ce qui constitue le
second aspect encore plus connu de la submersion des systèmes de politique
criminelle des pays occidentaux.
8 - Les institutions répressives : le blocage •
L'aspect de la crise des politiques criminelles occidentales que les
analystes retiennent le plus souvent en effet, c'est le grippage des institutions
répressives (système de justice criminelle) dû à l'accroissement démesuré du
nombre des affaires, provoqué à son tour par l'augmentation considérable de la
plupart des formes de délinquance.
(33) Tel est le cas du moins en certaines matières comme les contributions indirectes. On
peut noter cependant depuis une vingtaine d'années, une tendance progressive à un
retour, plus ou moins étendu, vers le droit commun, par exemple en matière économique, ou en matière d'urbanisme.
(34) Tel est le cas en matière fiscale et douanière.
(35) La loi de finances pour 1984 contenait un article 83 qui autorisait les agents de
l'administration des impôts à procéder à des visites domiciliaires pour rechercher les
infractions en matière d'impôts directs et de taxes sur le chiffre d'affaires sans autre
formalité q'une autorisation donnée par une ordonnance du président du Tribunal de
Grande instance. Il y avait là une telle dérogation aux principes fondamentaux de
notre procédure pénale que le Conseil Constitutionnel par décision du 29 décembre
1983, a déclaré cet article non conforme aux principes constitutionnels sur la liberté
individuelle et l'inviolabilité du domicile. CF. A. VIALA et M. AMADO, L'arrêt du
Conseil Constitutionnel du 29 décembre 1983 annulant l'extension des visites domiciliaires en matière fiscale, Gaz. Pal. 2-3 mars 1984 et O. FOUQUET, La légalité des
contrôles inopinés de l'administration fiscale en matière d'impôts directs et de taxes
sur le chiffre d'affaires, Gaz. Pal. 11-13 mars 1984.
(36) L'exemple le plus connu est celui des opérations douteuses engagées par le service des
douanes françaises pour se procurer en Suisse la liste des résidents français ayant des
comptes à numéro dans les banques suisses.
�32
Il s'est opéré aisni un blocage progressif du système de justice pénale,
blocage que l'on constate aussi bien au niveau du procès pénal qu'à celui de
l'exécution des condamnations.
a) S'agissant tout d'abord du procès pénal, le blocage progressif
du système se localise aux trois stades essentiels des enquêtes de police, des
poursuites, et enfin des procédures d'instruction et de jugement.
1) Pour ce qui est en premier lieu des enquêtes de police, l'accroissement considérable du nombre des affaires portées à la connaissance de la
police et le fait que les effectifs des divers services de police sont loin d'avoir
suivi la courbe d'augmentation des affaires traitées ont entrafué une diminution notable du taux des affaires élucidées, encore appelées parfois affaires
réussies.
Si l'on prend par exemple le cas de la France, le taux des affaires
élucidées qui était de 61 % en 1955, au creux de la vague, est tombé à 39,53 %
en 1982 (37).
Il ne s'agit là bien sûr que d'un taux moyen pour l'ensemble de la
France. En fait, le taux d'élucidation varie à la fois selon la circonscription
géographique et les infractions considérées. Une comparaison avec le Japon
(38) va permettre cependant de se faire une idée de la dégradation de la situation française, comme d'ailleurs de celle ce la plupart des autres pays occidentaux. Au Japon, pour la période 1969 à 1978 et pour une série de crimes ou
délits graves (assassinats, vols avec violence, incendie volontaire, viol, coups et
blessures), le taux moyen d'élucidation était de 86 % (39). En France, il a été
de 50,38 % en 1978 pour des catégories de crimes et délits comparables (homicides volontaires, ,vols qualifiés, autres atteintes violentes contre les biens,
infractions contre les mœurs, coups et blessures volontaires) (40).
Cette dégradation du taux d'efficacité de la police entraîne alors
deux séries d'effets :
1 - Elle influe en premier lieu sur les attitudes des victimes à
l'égard du signalement des infractions à la police. S'il est vrai que parfois les
victimes se plaignent auprès de la police plus qu'elles ne l'auraient fait autrefois
parce qu'elles sont èxaspérées ou simplement parce que la plainte est la condition mise à leur indemnisation par un assureur, le plus souvent elles manifes(37) Aspects de la criminalité en France en 1982 constatée par les services de police et de
gendarmerie, la doc. frse, 1984, p. 66. Encore doit~n remarquer que ce document
fait observer que si l'on fait abstraction des chèques sans provision (qui seront pratiquement tous élucidés) e1 des deux rubriques incertaines «Autres crimes et délits
économiques et financiers» et «Autres crimes et délits», le pourcentage d'affaires
élucidées tombe à 27,76 %.
(38) On se souvient que le Japon est, avec la Suisse, le seul pays occidental à échapper à
l'accroissement massif de la criminalité. Celle-ci y est semble-t-il, au contraire plutôt
en baisse.
(39) Hans-Heine KUHNE, Criminalité et répression de la criminalité au Japon, article
précité.
(40) La criminalité en France en 1978 d'après les statistiques de police judiciaire, Ed.
Service de l'information des relations publiques de la police nationale, p. 59-60. Le
calcul du pourcentage donné au texte a été fait pas l'auteur.
�33
tent au contraire un certain désintérêt à l'égard de la police parce qu'elles ont
la conviction que cela ne servira à rien et qu'elles n'ont aucune chance que l'on
identifie l'auteur et qu'elles soient indemnisées. C'est ainsi que, d'après des
enquêtes de victimisation faites aux U. S. A., le pourcentage d'infractions
signalées à la police par les victimes a diminué de 10 à 20 % environ selon les
infractions entre 1967 et la période 1973-1977 (41).
2 - Mais la dégradation de l'efficacité policière sous l'effet du
nombre influe également sur les réactions de la police elle-même. Plus les
infractions se multiplient, plus la police a du travail et se trouve surchargée. De
là deux réactions typiques de la crise :
- d'une part la police se montre plus sélective pour entreprendre des
enquêtes et elle pousse moins loin celles qu'elle entreprend (42) ;
- d'autre part, devant le grief d'inefficacité qui lui est fait, elle a tendance à
recourir à des expédients illégaux pour tenter de réussir à tout prix certaines affaires (43). D'où ces affaires dites de «bavilres policières» qui se sont
multipliées un peu partout dans les pays occidentaux au fil des dernières
années.
2) S'agissant en second. lieu des poursuites devant les tribunaux
répressifs, on constate également un engorgement des rouages de la justice
pénale à la suite de l'accroissement considérable du nombre des affaires portées
à la connaissance des autorités de poursuites sans qu'il y ait eu une augmentation corrélative du personnel. Le phénomène atteint non seulement les pays
anglo-saxons où la poursuite est généralement exercée par la police elle-même,
mais aussi les pays latins et germaniques où les poursuites sont réservées à des
Parquets (44). Que l'on songe, par exemple, que pour la France le nombre total
des plaintes, dénonciations et procès-verbaux, toutes catégories d'infractions
confondues (45)est passé de 976108 en 1955 (46) à 15 232 912 en 1981 (47) !
Cette augmentation saisissante du nombre des affaires au stade de la
phase de la poursuite a engendré trois sortes de modifications dans les pratiques
des autorités de poursuite.
La première consiste dans l'accroissement du nombre des abandons
de poursuite (classement sans suite) (48) et dans le développement d'alternatives
(41) 1. WALLER, La criminalité au Canada et aux Etats-Unis, article précité.
(42) Léon RADZINOVICZ, Les crises répétées de la justice pénale, article précité, p. 234.
(43) RADZINOVICZ, article précité, loc. cit.
(44) Indépendamment de la possibilité pour la victime, dans certains pays comme la
France, de mettre elle-même l'action publique en mouvement en se constituant partie
civile devant le tribunal répressif.
(45) Crimes, délits et contraventions.
(46) Cf. Ministère de la Justice, Compte général, 1955.
(4 7) Ministère de la Justice, Compte général de l'administration de la justice pénale, 197 8,
Données 1978 - 1979 - 1980 et 1981, la doc. frse 1982, p. 16.
(48) C'est ainsi qu'en France, de 1965 à 1981 soit en 16 ans, le taux des classements sans
suite est passé de 78,4 % à 89,4 %, donc une augmentation de 11 % (Compte général
de l'administration de la justice pénale, 1978, précité, p. 18), alors que de 1901 à
1952, donc en plus de 50 ans, il n'était passé que de 62,52 % à 69,85 % soit à peine
plus de 7 % (cf. A. DAVIDOVITCH, Criminalité et répression en France depuis un
siècle (1851-1952), Revue française de sociologie, 1961, II, p. 36).
�34
informelles à l'engagement des poursuites : avertissements officieux, mises en
garde officielles, admonestations, qui forment ce que l'on appelle la «déjudiciarisatiom> (diversion en anglais) (49).
Une seconde modification d'attitudes réside dans une sélectivité
plus grande dans la détermination des affaires à poursuivre, sélectivité fondée
quelque peu sur la simplicité. On ne poursuit pas les affaires qui paraissent
empreintes d'une certaine complexité et qui en même temps ne semblent pas
trop graves, parce que le coût en temps et en personnel de la poursuite de
telles affaires paraitrait disproportionné par rapport à l'utilité sociale de leur
répression.
Enfin, lorsque plusieurs qualifications sont possibles à l'égard des
faits poursuivis, on choisit le plus souvent celle qui aboutira le plus rapidement. Ainsi assiste-t-on à un accroissement continu des «correctionnalisations
judiciaires» en France. Aux États-Unis, c'est le développement du «plea bargaining», sorte de marchandage entre l'autorité de poursuite et l'accusé au
terme duquel, si ce dernier accepte de plaider coupable sur un chef d'inculpation moins grave (fraude fiscale par exemple), l'accusation abandonne la
poursuite sur le chef le plus grave (assassinat par exemple). Comme en droit
américain, quand l'accusé décide de plaider coupable, il n'y a pas de débat sur
la culpabilité et donc pas de jury à réunir, la procédure est beaucoup plus
simple, le débat se réduisant à la discussion sur la peine devant un juge unique.
Le «plea bargaining» serait ainsi utilisé dans 95 % des affaires criminelles à
New-York (50).
3) Si l'on envisage enfin le stade des procédures d'instruction et
de jugement, le grippage de la machine se traduit notamment par deux phénomènes. On assiste en premier lieu à une augmentation incessante de la durée du
règlement des affaires. Aussi l'allongement des délais de règlement des instructions préparatoires entraîne-t-il celui des détentions provisoires et l'accroissement du délai de jugement des délinquants a-t-il pour conséquence la perte de
l'effet intimidant d'une condamnation qui revient sur un passé que le prévenu
considérait comme effacé. On a bien cherché par divers moyens à accélérer la
procédure (51), mais cela n'a pas donné de résultats spectaculaires et l'engorge-
(49) L'idée de «déjudiciarisation» (comme celle de «décriminalisatiom>) est, à l'origine, un
concept idéologique qui a été inventé par la criminologie interactionniste nordaméricaine et, dans son sillage, par la doctrine de politique criminelle dite de «nonintervention» (cf. Sharon MOYER, La déjudiciarisation dans le système judiciaire
pour les jeunes et ses répercussions sur les enfants : recension de la documentation,
Ottawa, 1980 ; Edwin SCHUR, Radical non intervention, Rethinking the delinquency
problem, 1973 ; Jacques VERIN, Une politique criminelle de non-intervention,
Rev. se. crim., 1974, p. 398). Mais la «déjudiciarisatiom> est devenue bien vite dans
les mains des praticiens un instrument purement utilitaire destiné à désencombrer les
tribunaux.
(50) Léon RADZINOVICZ, article précité, p. 234.
(51) Par exemple, en France, en instituant les tribunaux correctionnels à juge unique pour
le jugement de certains délits (loi du 29 décembre 1972), ce qui, théoriquement, permet de tenir trois audiences là où un tribunal à trois juges ne peut en tenir qu'une.
�35
ment a continué. D'autre part, on constate au niveau même du jugement (sentencing) que, malgré le principe de l'individualisation de la sanction pénale, les
juges ne peuvent pas décider dans chaque cas particulier ce qui leur paraît
juste et souhaitable en raison de l'insuffisance des équipements et des moyens
d'exécution des peines. Aussi a-t-on vu aux Etats-Unis engager devant les tribunaux des actions pour le compte de détenus, actions qui ont abouti à des
avertissements spécifiant qu'à moins que les conditions ne soient améliorées,
les détenus devraient être relâchés (52).
En définitive, on assiste à un grippage de la machine judiciaire à
tous les stades du processus pénal. D'où la grande idée pour débloquer le système : décriminaliser certaines infractions. Ainsi, en France, on a commencé
par le stationnement interdit (53), on a continué avec les chèques sans provision ( 54) et aujourd'hui on parle beaucoup de nouvelles décriminalisations
pour ce que l'on appelle les «contentieux de masse», notamment les contraventions au Code de la route et les accidents de la circulation. Il y a là évidemment
un moyen apparemment efficace de débarasser la machine judiciaire de toute
une masse d'affaires. Mais on peut se demander si cette façon de procéder, du
moins pour les infractions d'une certaine gravité, ne présente pas plus d'inconvénients que d'avantages et n'aggrave pas la crise de la politique criminelle au
lieu de l'atténuer. Tel est sans doute le cas pour l'émission de chèques sans
provision. Sa décriminalisation a tant habitué l'opinion à considérer que ces
faits, qui demeurent pourtant toujours aussi malhonnêtes, ne comportent plus
aucune coloration morale qu'elle en a encore aggravé la prolifération. De la
sorte, fin 1982, on comptait en France plus de 500 000 interdits de chéquier
(55). D'autre part, les émissions de chèques sans provision faites avec l'intention de porter atteinte au droit d'autrui demeurant un délit correctionnel, le
nombre des affaires de chèques sans provision traitées par la police judiciaire,
qui avait considérablement diminué d'abord avec la contraventionnalisation
des émissions sans provision de chèques inférieurs à 1 000 F (56), puis avec la
décriminalisation de principe des émissions de chèques sans provision quelqu'en
soit le montant, a retrouvé en 1981, avec 337 426 affaires, un niveau supérieur
(52) Léon RADZINOVICZ, article précité, p. 235.
(53) Loi du 3 janvier 1972.
(54) Une première loi du 3 janvier 1972 a «contraventionnalisé» les émissions de chèques
sans provision de moins de 1 000 F. Une seconde loi du 3 janvier 1975 a décriminalisé les émissions sans provision autres que celles qui ont été faites avec «l'intention de
porter atteinte aux droits d'autrui» et a transféré aux banques le soin de faire la
police des émission de chèque sans provision au moyen de l'interdiction bancaire
d'émettre des chèques pendant un an à compter d'un incident de paiement.
(55) 510 000 d'après le journal Le Monde du 18 mai 1983. Le même journal indique que
le nombre de chèques sans provision émis en 1980 était en augmentation de 33 % par
rapport à l'année précédente et celui des chèques sans provision émis en 1982 était
lui-même en augmentation de 27 % par rapport à 1981.
(56) Précisons à cet égard que les statistiques de la police judiciaire ne comptabilisent pas
les contraventions de police.
�36
à l'année antérieure la plus importante (1972: 324 267) pour atteindre 397 850
en 1982 (57), soit une augmentation de 17,91 % d'une année sur l'autre.
b) Si on quitte le procès pénal pour l'exécution des condamnations
la submersion du système se traduit tout particulièrement par le fait que le
nombre des détenus a fortement augmenté au fil des années alors que les équipements pénitentiaires et les moyens en personnel n'ont pas suivi.
1) Le phénomène affecte la plupart des pays occidentaux dont le
«taux de prisonisation» (58) est en hausse quasi-continuelle. Pour la France,
par exemple, la population pénale qui n'atteignait pas 20 000 détenus en 1955
(19 540) dépassait les 38 000 au Ier janvier 1984 (38 634), dont plus de la
moitié de personnes en attente de jugement (20 080, soit 52 %) (59).
Le résultat est que les prisons, au lieu de remplir la fonction à laquelle elles sont destinées, la prévention de la récidive, constituent de véritables
pourvoyeurs de repris de justice. Pour quelques établissements qui fonctionnent
de manière satisfaisante, la grande majorité des prisons se caractérisent par le
surpeuplement, la promiscuité et l'insécurité continuelle. Non seulement, il
n'est pas question d:en attendre la recherche de la réadaptation sociale des
condamnés, mais encore elles ne remplissent pas cette fonction de neutralisation
qui est la fonction première de la privation de liberté. A l'accroissement du
nombre des prisonniers s'ajoute en effet, si l'on peut dire, la dégradation de la
qualité. Les prisons contiennent de plus en plus, ainsi qu'on l'a écrit, «de dangereux délinquants d'habitude condamnés à de longues peines, dont beaucoup
sont jeunes, pleins de force et violents, n'ayant rien à perdre que leurs chaînes»
(60). De là, la multiplication et l'aggravation des incidents de la détention :
tentatives d'évasion, violences entre prisonniers et sur le personnel, grèves de la
faim, mutineries qui ont commencé au début des années 70 avec la révolte
d'Attica aux U. S. A. qui s'était soldée par 43 morts, bientôt suivie par diverses
révoltes en Italie et en France. Devant la dégradation de la situation, les gardiens de prison, à leur tour, ont de plus en plus souvent recours à des grèves
de protestation. Ainsi s'explique sans doute. que certains auteurs aient ramené
la crise de la politique criminelle à celle de la prison (61).
2) Face au développement de cette situation critique on a eu
recours à deux sortes de remèdes.
(57) Cf. les statistiques annuelles de la police judiciaire. L'évolution s'établit ainsi :
1971 : 226 726; 1972: 324 267; 1973: 303 297; 1974: 182 850; 1975 : 142 558;
1976 : 113590;1977: 177 500; 1978: 194250;1979: 212 721; 1980: 282 018;
1981 : 337 426 ; 1982 : 397 850.
(58) Le «taux de prisonisation» est le rapport entre le nombre de détenus et celui de la
population totale d'un pays. On l'exprime habituellement pour 100 000 habitants.
(59) Rapport Jean-Pierre Michel au nom de la commission des lois, Doc.
1984, n. 2105, p. 6.
Ass~Nat.,
1983-
(60) Léon RADZINOVICZ, article précité, p. 236.
(61) Cf. JESCHECK, op. cit. Sur la crise de la politique pénitentiaire elle-même, cf. P.
NUVOLONE, Politique pénitentiaire : crise de principes ou crise d'application,
Archives de politique criminelle, n. 3, 1978, p. 59.
�37
- Les premiers ont consisté à améliorer la condition des détenus
dans les prisons, mais surtout à tenter d'en réduire le nombre par divers procédés. Pour la détention avant jugement on a cherché à la limiter par des conditions plus strictes de placement en détention provisoire et par la réduction de sa
durée. Quant à l'exécution de la privation de liberté, on s'est également efforcé
de la réduire par des techniques aussi diverses que le développement de la libération conditionnelle, la réduction automatique de la peine, la grâce et l'amnistie. Mais tous ces procédés ont été finalement sans grand effet. Le nombre des
détenus a vite atteint son niveau antérieur et a ensuite continué à progresser.
Tel a été le cas en France pour les grâces massives de Juillet 1981 et la loi
d'amnistie du 4 août 1981, et il y a fort à parier que la récente loi du 9 juillet
1984 destinée à réduire le nombre de détentions provisoires n'aura pas plus
d'effet que les précédentes (62). C'est qu'en réalité les faits sont têtus et
la volonté humaine n'a pas encore trouvé de prise sur la progression de la
criminalité.
- Un second type de remèdes utilisés réside dans le développement des substituts à la privation de liberté. En France par exemple, la loi du
17 juillet 1970 a institué le contrôle judiciaire pour limiter les détentions provisoires et la loi du 11 juillet 1975 a créé une multitude de substituts à la peine
d'emprisonnement. Mais en dehors des sursis, ces innovations n'ont pas connu
un grand succès auprès des tribunaux (63).
Aujourd'hui en France, on met beaucoup d'espoir dans deux innovations de la loi du 10 juin 1983 autour desquelles· on a fait grand bruit : le
système des jours-amendes et le travail d'intérêt général. Il s'agit de solutions
empruntées à certains droits étrangers sur la base de l'idée que ces expériences
avaient bien réussi à l'étranger. Mais on peut se poser la question de savoir
si les réformateurs ont bien pris la peine de s'informer objectivement et complètement sur la réalité de l'application de ces sanctions dans les pays concernés.
Si l'on prend en effet le cas des jours-amendes en Allemagne Fédérale, il est exact que ce système a fait nettement baisser le nombre des condamnations aux courtes peines de prison, inférieures à 6 mois. Mais comme ceux
qui ne paient pas l'amende doivent exécuter une peine de prison de remplacement, c'est chaque année de 20 000 à 28 000 personnes qui sont soumises
à une peine privative de liberté en remplacement du paiement de l'amende
et il se trouve que ces personnes sont pour la plupart des «marginaux», ceux-là
même qui en France auraient été directement condamnés à une courte peine
d'emprisonnement. Finalement le taux de «prisonisatiom> en R. F. A. est
sensiblement le même qu'en France, voire même un peu plus élevé (64).
(62) Cf. Roger MERLE, Les leçons de l'histoire législative en matière de détention préalable au jugement, Gaz. Pal, 3 juin 1984.
(63) Le nombre des contrôles judiciaires ordonnés par les juges d'instruction lui-même ne
doit pas faire illusion, car le contrôle judiciaire a plus mordu sur la liberté pure et
simple que sur la détention provisoire.
(64) Ces observations se déduisent de la lecture de l'article de M. JESCHECK, La peine
privative de liberté dans la politique criminelle moderne. Exposé comparatif de la
situation en République fédérale d'Allemagne et en France, Rev. se. crim., 1982,
p. 719.
�38
Quant au travail d'intérêt général, des recherches faites récemment
en Grande-Bretagne ont montré qu'il ne semblait pas avoir un effet de prévention de la récidive supérieur aux autres sanctions pénales et qu'il n'avait
donc par répondu aux espoirs qu'on avait mis en lui (65). Mais, avec ces remarques on glisse insensiblement de la première série de manifestations de la crise
des politiques criminelles occidentales à la seconde variété de ces manifestations,
la déconnexion à l'égard de la réalité criminelle.
II - LA DÉCONNEXION DES SYSTEMES DE POLITIQUE CRIMINELLE
A L'ÉGARD DU RÉEL,
Si le phénomène de la submersion des systèmes de politique criminelle occidentale est en général bien connu et a été assez largement analysé, en
revanche la déconnexion progressive de ces politiques criminelles à l'égard du
réel est un aspect de la crise largement ignoré ; tout au plus se bome-t-on à
affirmer que les systèmes de politique criminelle ne parviennent pas à maitriser la criminalité dans nos sociétés. C'est pourtant l'aspect le plus important et,
à coup sûr, le plus significatif de la crise actuelle.
Par déconnexion à l'égard du réel, nous voulons dire que les systèmes
de politique criminelle dans leurs différentes dimensions (loi pénale, police,
parquets, tribunaux, administrations d'exécution des sanctions, organismes de
prévention et services sociaux) ressemblent de plus en plus à une gigantesque
machine qui tourne à vide sur elle-même sans avoir une prise véritablement
appréciable sur une criminalité en expansion continue.
L'étude de ce phénomène exige évidemment qu'on en décrive les
manifestations les plus suggestives, mais aussi qu'au-delà de ces manifestations,
on s'interroge sur les raisons profondes de cette déconnexion.
A - Les manifestations de la déconnexion •
Les principales manifestations de cette déconnexion peuvent être
repérées au travers de deux séries de phénomènes : l'inefficacité des mesures
modernes de contrôle de la criminalité et le dérèglement du fonctionnement
des systèmes de politique criminelle.
a) L'inefficacité des mesures modernes de contrôle de la criminalité.
Les politiques criminelles de contrôle de la criminalité dans les pays
occidentaux depuis la fin de la dernière guerre se caractérisent d'une manière
générale par la tendance à remplacer les peines classiques rétributives et intimidantes par deux séries de mesures nouvelles : des mesures de traitement
destinées à prévenir la récidive par la réadaptation sociale d'une part (66), des
(65) Cf. Hugh KLARE, La lutte contre la criminalité au Royaume-Uni, Rev. )iroit pén. et
crirn., 1982, p. 625.
(66) Ces mesures ont pénétré dès avant la dernière guerre dans les législations anglosaxonnes et scandinaves, puis ont atteint les pays Germaniques et les pays Latins,
dont la France et la Belgique.
�39
programmes de prévention collective de la délinquance pour prévenir la première
délinquance d'autre part (67). Sans doute la peine classique n'a-t-elle pas été
écartée des législations positives, mais elle a progressivement cédé du terrain,
directement ou indirectement, devant les nouvelles mesures fondées sur la
philosophie des deux adages bien connus : mieux vaut traiter que punir, mieux
vaut prévenir que guérir.
Pendant longtemps on a cru très fortement dans la vertu préventive
de ces nouvelles mesures de contrôle social et il faut dire que certains résultats
anciens perçus de manière essentiellement intuitive, étaient de nature à alimenter cette croyance (68). Or il se trouve que depuis dix à quinze ans, on s'est
mis à faire des recherches évaluatives rigoureuses sur certaines de ces mesures,
notamment aux U. S. A., en Angleterre et en Suède, et on a eu la surprise de
constater qu'elles ne répondaient pas du tout aux espoirs que l'on avait mis en
elles.
1) Pour ce qui est des mesures de traitement, les conclusions de
recherches évaluatives très nombreuses sont fort bien résumées dans l'ouvrage
de Maurice CUSSON, Le contrôle social du crime, publié en 1983 (69). Cet
auteur parle à l'égard de ces mesures de l' «effet zéro» du traitement, c'est-àdire que l'on n'obtient pas avec les mesures de traitement de meilleurs résultats
en matière de prévention de la récidive qu'avec l'emploi de peines classiques.
Cela ne veut pas dire évidemment que tous les délinquants traités récidivent ;
cela ne veut pas dire non plus qu'il n'existe pas de résultats positifs ici ou là ;
cela ne veut même pas dire qu'il serait prouvé que l'on ne peut pas traiter les
délinquants. Cela veut dire simplement qu'en l'état actuel des connaissances et
des pratiques on n'est pas parvenu dans l'ensemble à une meilleure prévention
de la récidive, malgré l'emploi toujours plus développé des mesures de traitement. Et ce ne sont pas les informations les plus récentes obtenues sur l'effet
du travail d'intérêt général en Angleterre qui permettent de corriger ce constat
d'échec (70).
(67) L'idée du recours à la prévention sociale de la délinquance remonte aux positivistes
du dernier quart du XIXe siècle, lorsque E. Ferri en vint à soutenir que la prévention
générale par la menace de la peine était une illusion et qu'il fallait introduire dans les
politiques criminelles ce qu'il appelait des «substituts pénaux», c'est-à-dire des mesures
sociales destinées à remplacer les peines en prévenant la délinquance avant qu'elle ne
se produise (E. FERRI, La sociologie criminelle, traduction française, 1905, p. 230
et suiv.). Mais ce n'est en fait qu'à partir des années 30, et aux U.S.A. d'abord, que
sont apparus de véritables programmes de prévention collective de la délinquance
juvénile avec notamment le Chicago Area Project (C. SHAW et H. Mc. KAY, Juvenile
delinquency in urbain area, University of Chicago Press, 1942, 451 p.). Depuis le
début des années 60, ces programmes se sont considérablement développés et ont
gagné progressivement la plupart des pays occidentaux.
(68) C'est ainsi qu'en Angleterre, à la veille de la dernière guerre, l'institution du Borstal
ou maison de traitement pour jeunes délinquants d'habitude semblait devoir tarir à sa
source l'apport en récidivistes puisque les taux de réussite, à cette époque là étaient
au moins de 7 sur 10 (Léon RADZINOWICZ, article précité, p. 232).
(69) Publié aux Presses Universitaires de France, 342 p., dans la collection Sociologies.
(70) Cf. supra.
�40
2) Si l'on passe aux programmes de prévention collective de la
délinquance, les recherches évaluatives rigoureuses y sont moins développées,
mais les conclusions obtenues sont aussi que, dans la très grande majorité des
cas, ces programmes n'ont pas d'influence significative sur le taux de
la délinquance.
Pour mieux situer les choses, dans un domaine qui commence à
peine à être systématisé, on peut dire que les programmes de prévention
collective de la délinquance peuvent être répartis en trois catégories qui sont,
d'après leur ordre d'apparition chronologique :
- Les programmes de prévention sociale de la d~linquance, surtout juvénile, dont le plus célèbre est le Chicago Area Project appliqué à Chicago à
partir de 1934. Mais depuis, il y en a eu bien d'autres. En France, il s'agit
essentiellement des clubs et équipes de prévention et, depuis 1981, des programmes de réhabilitation des quartiers d'habitat social et des opérations
«anti été chaud», 1982, 1983 et 1984.
- Les mesures de prévention policière de la criminalité qu'il s'agisse de la
délinquance juvénile avec par exemple les Bureaux d' Accueil des Jeunes (BADJ),
ou de la criminalité générale avec, également en exemple, la prévention policière
des hold-up dans les banques en France.
- Les programmes tendant à réduire les occasions de délinquance qui
revêtent principalement trois modalités :
· - des campagnes publicitaires invitant les victimes potentielles à se
protéger contre certains actes délictueux,
- des précautions spéciales prises par des particuliers ou des institutions, comme les banques, pour se protéger, notamment contre les vols.
- ce que les américains appellent l' «environemental désign», c'est-à-dire
l'aménagement urbanistique et architectural des immeubles en vue d'une
amélioration de la surveillance des endroits vulnérables par les malfaiteurs
éventuels (71 ).
En présence de ces distinctions les résultats des recherches évaluatives
sont les suivantes.
* En matière de prévention sociale de la délinquance juvénile, les
recherches qui ont porté sur les principaux programmes nord-américains ont
abouti à la conclusion que les sommes et les efforts considérables consacrés à la
réalisation de ces programmes n'ont pas eu d'influence notable sur le taux de la
délinquance juvénile (72). Il y a tout lieu de penser qu'il en a été de même en
France pour les clubs et équipes de prévention qui n'ont jamais fait, semble-t-il,
(71) C. JEFFER Y, Crime prévention through environmental design, Beverly Hills, California Safe, 1971 ; O. NEWMAN, Defensible space, New-York, Mac Millan, 1972; R. A.
GARDNER, Desing for safe neighborhoods : the environmental security planning and
design process, W,.ashington, Department of justice, 1978.
(72) Cf. Anne NEWTON, Prevention of crime and delinquency, Criminal Justice Abstracts,
juin 1978, p. 257 et suiv.
�41
l'objet d'une évaluation rigoureuse (73) et il est fort à craindre que les ambitieux programmes français mis en place depuis mai 1981 ne connaissent le
même sort (74).
* Pour la prévention policière, les recherches évaluatives ont porté aux
Etats-Unis sur l'efficacité des patrouilles de police (Kansas City, Nashville,
Cincinnati, notamment). Le test a consisté, dans certains quartiers urbains, soit
à multiplier par 3, 4, 5, etc ... le nombre des patrouilles traditionnelles, soit à
réorganiser complètement le système de patrouille en utilisant, entre autres,
des formations qui rappellent la technique française de l'ttotage.
Les évaluations faites ont alors abouti aux deux conclusions qui
suivent. D'une part, si l'on veut obtenir une baisse significative de la criminalité dans la zone de l'expérience, il faut multiplier les patrouilles dans les proportions telles que le ·coût économique pour la collectivité devient vite insupportable. D'autre part, lorsque le changement du système de patrouille entraîne
une diminution de la criminalité dans la zone expérimentale, on n'aboutit pas
en réalité à une diminution véritable et définitive de la criminalité, mais seulement à un déplacement soit dans l'espace, soit dans le temps, soit encore dans
le type d'activités criminelles (75). On voit ainsi combien les résultats des
recherches évaluatives diffèrent profondément des affirmati9ns des policiers
responsables de l'organisation des actions de prévention policière de la délinquance qui ont généralement tendance à vanter les mérites de leur entreprise
au point d'afficher parfois des résultats extravagants (76).
* Restent les programmes et actions de prévention destinés à réduire
les occasions de délinquance. Devant l'échec des deux séries de méthodes précédentes de prévention collective, nombre de chercheurs se sont retournés vers
ces nouveaux moyens de prévention (77). Mais les premiers résultats d'évaluation scientifique ne sont pas très encourageants. Les campagnes publicitaires
invitant les victimes potentielles à se protéger contre certains actes délictueux
(73) De 1955 à 1975, le nombre des mineurs traduits devant lesjuridictions pour enfants
a plus que quadruplé en valeur absolue, et a presque triplé si on le rapporte à l'effectif de la classe d'âge des 10-18ans. L'appréciation la plus optimiste que l'on puisse
porter sur les résultats des Clubs et Equipes de Prévention est l'affirmation, nécessairement hypothétique, qu'ils auraient évité une croissance plus forte de la délinquance
juvénile au cours de la même période.
(74) Les bulletins officiels de victoire annonçant des baisses d'interpellations de mineurs
de 20 à 40 % ou des diminutions de plaintes du même ordre ne correspondent à
aucune recherche évaluative rigoureuse sur ces nouveaux programmes de prévention
et doivent donc être accueillis avec la plus grande circonspection.
(75) Cf. Anne NEWTON, Prevention of crime and delinquency, précité, p. 246 et suiv.
(76) C'est ainsi qu'à propos de l'«Opération-vacances», programme de prévention policière de la délinquance juvénile mis en place en France chaque été à partir de 1959, le
délégué de la France à l'Assemblée générale de l'OIPC-Interpol tenue en 196 3 affirmait que, grâce à cette opération, la délinquance juvénile avait baissé de 80 %dans la
période la plus sensible de 1962 (Revue internationale de police criminelle, décembre
1983, p. 326).
(77) Cf. A. NORMANDEAU et B. HASENPUCH, Stratégie
Canada, Rev. int. crim. et pol. tech., 1980, p.9.
~e
prévention du crime au
�42
n'ont pas donné grand chose (78). Quant aux mesures de précautions spéciales
prises par les particuliers pour se protéger, on ne signale guère qu'un programme de prévention des cambriolages des résidences privées à Seattle, dans l'~tat
de Washington, mis en place à partir de 1974 - 1975 qui aurait entraîné une
réduction des cambriolages de près de 50 % pour les personnes qui participaient
au progranune (79).
En fin de compte, on peut constater que la prévention collective n'a
le plus souvent pas donné de meilleurs résultats que le traitement des délinquants. Comment s'étonner, dès lors, du dérèglement du fonctionnement des
systèmes de politique criminelle ?
b) Le dérèglement du fonctionnement des systèmes de politique
criminelle ..
Parallèlement à -et sans doute à cause de- l'inefficacité des méthodes modernes de contrôle de la criminalité, on assiste depuis quelques années
à un véritable détraquement du fonctionnement des systèmes de politique
criminelle des pays occidentaux qui accuse encore leur déconnexion à l'égard
de la réalité criminelle. Tout se passe comme si la machine n'étant plus en
prise stu le réel, se lançait un peu dans tous les sens, mêmes les plus absurdes,
pour essayer de se reconnecter.
1) Ce dérèglement on l'aperçoit d'abord au niveau législatif.
Pendant longtemps la politique législative en matière de lutte contre
la criminalité s'est caractérisée, dans les divers pays occidentaux, par u:ne évolution relativement cohérente essentiellement dominée par l'idée que les systèmes
de politique criminelle étaient perfectibles et que leur amélioration progressive
permettrait d'arriver, sinon à une société sans crime, du moins à une société
dans laquelle la criminalité demeurerait contenue dans des limites tolérables.
Il suffit de jeter un coup d'œil sur les évolutions législatives depuis la fin de la
dernière guerre dans ce domaine pour s'en convaincre,. En revanche, par exemple, on peut dire que jusqu'en 1975, notre politique criminelle a en gros connu
une évolution quasi linéaire de ce genre, sous réserve de quelques parenthèses,
fort importantes il est vrai, imposées par la guerre d'Algérie d'abord puis, à un
moindre titre, par les événements de mai 1968. Cette évolution a été en grande
partie dominée sur le plan doctrinal par le mouvement de la Défense Sociale
Nouvelle sous l'impulsion de M. Marc ANCEL (80).
(78) Harold MENDELSOHN et Garret O,KEEFFE, Public commurucations and the
prevention of crime: stratégies for control, University of Denver, 1981, 2 volumes.
(79) P. CIREL, P. EVANS, D. Mc. GILLIS et D. WHITCOMB, An exemplary project :
community crime prevention project, Seattle, Washington, National Institute of
law enforcement and criminal justice, 1977 ; 1. WALLER, Les moyens pour réduire
le cambriolage : les solutions face aux faits, Rev. int. crim. et pol. tech., 1980, p. 179.
(80) Cf. STEFAN!, LEVASSEUR et BOULOC, Droit pénal général, 12e ed., 1984, n.s 77
et 78; MERLE et VITU, Traité de droit criminel, t. 1, 4e ed., 1981, n. 96.
�43
Or depuis le milieu des années 1970, on assiste, un peu partout en
Occident, à de véritables perturbations de cette évolution allant parfois jusqu'à
la rupture (81). Pour la France entre autres, il s'est opéré un renversement de
la politique criminelle avec la loi du 22 novembre 1978 et surtout la loi dite
«Sécurité et Liberté» du 2 février 1981 qui marquait une sorte de retour à
Bentham et à sa conception d'une politique pénale fondée essentiellement
sur l'intimidation (82). Il est vrai que depuis le 10 mai 1981 il s'est produit
un changement de majorité politique et que l'on pourrait croire, tant à travers
les multiples réformes pénales intervenues depuis lors (abolition de la peine
de mort, suppression des juridictions d'exception, etc ...) et les décisions en
matière de prévention de la criminalité (83), qu'à travers les discours officiels
sur la politique criminelle, qu'il y a un retour à ~ne politique criminelle véritablement cohérente inspirée à nouveau par la Défense sociale nouvelle et même
accentuant celle-ci. Cependant, l'analyse en profondeur des actes et des paroles
depuis mai 1981 montre que, passée la belle unanimité du début, la politique
criminelle législative est, dans nombre de domaines souvent importants tels
que les pouvoirs de la police, la politique d'extradition ou les modalités des
actions de prévention, traversée de courants contraires qui trouvent leur
expression dans les textes législatifs et les décisions gouvernementales. Les
avatars de l'abrogation de la loi «Sécurité et Liberté» sont là pour en témoigner, qui n'a été finalement touchée que plus de deux ans après l'arrivée de la
gauche au pouvoir par une loi du 10 juin 1983 et par un texte qui porte abrogation ou révision de certaines dispositions de la loi du 2 février 1981 seulement.
Ainsi se manifeste un grand désarroi devant une criminalité que les pouvoirs
publics ne parviennent plus à contrôler.
2) Un phénomène analogue de dérèglement affecte à son tour les
pratiques policières et judiciaires. On peut dire à cet égard que pendant longtemps les organes de police et de justice ont en gros suivi une ligne générale de
politique répressive marquée, au-delà des inevitables particularités et singularités de tel ou tel magistrat ou policier, par le souci d'une justice pénale à la
fois individualisée et égale pour tous les justiciables.
Or de récentes recherches de sociologie de la justice pénale montrent
que depuis quelques années on assiste, au moins dans certains pays, à une véritable rupture de cette ligne générale de conduite. Notamment, les sanctions
(81) Cf. A. NORMANDEAU, Politiques pénales et peur du crime, Criminologie, 1983,
voL XVI, n. 1.
(82) Raymond GASSIN, La criminologie et les tendances modernes de la politique répressive, Rev. se. criminelle, 1981, p. 265. Sur l'analyse sociologique de la loi du 2 février
1981, Sylvie CIMAMONTI, Le processus d'élaboration de la loi «Sécurité-Liberté»,
Essai d'analyse sociologique, Presses universitaires d'Aix-Marseille, 1983, .540 p.
(83) Commision des maires sur la sécurité (Face à la délinquance : prévention, répression,
solidarité, rapport au Premier ministre, la documentation française, 1983, 212 p.),
création d'un Conseil national de prévention de la délinquance et de conseils départementaux et municipaux de prévention, opérations anti été-chaud, programme de
rénovation des quartiers d'habitat social.
�44
·pénales prononcées par les juges traduisent tantôt un découragement qui les
conduit à un indulgence proche de l'abandon, tantôt à des réactions émotives
violentes qui les amènent à prononcer des peines abusivement sévères pour en
faire des exemples intimidants (84). La justice cesse ainsi d'être égale pour tous
et véritablement individualisatrice.
3) Le dérèglement affecte enfin les réactions de l'opinion publique. Il existe en effet depuis un certain nombre d'années un peu partout en
Occident un développement considérable du sentiment d'insécurité (fear of
crime) (85) et une grande perte de confiance des citoyens dans l'efficacité de
la police et de la justice.
En contrepartie se développe un prévention privée individuelle et
collective. qui fait aujourd'hui l'objet d'un véritable marché économique. C'est
ainsi qu'aux 'f:tats-Unis en 1975 un million de personnes étaient employées
dans la sécurité privée contre 650 000 appartenant à la police officielle (86).
En France, on n'en est pas encore à un rapport de cette importance, mais lors
de la discussion de la loi du 12 juillet 1983 réglementant les activités privées
de surveillance, de gardiennage et de transports de fonds, on a évoqué le chiffre
de 70 000 personnes pour moins de 200 000 policiers et gendarmes (87).
Cette prévention privée constitue évidemment une nécessité devant l'insuffisance grandissante de la protection assurée par les services étatiques, mais elle
aboutit aussi à des actions illicites avec les phénomènes dits d'autodéfense et
les opérations brutales de certaines polices privées. En tout état de cause il y a
là une manifestation particulièrement significative de la déconnexion du
système de justice pénale par rapport à la réalité, puisque cette dernière
s'organise en dehors du système pour assurer sa propre protection.
,
Dérèglement des systèmes de politique criminelle du haut au bas de
l'échelle, inefficacité des méthodes modernes de contrôle de la criminalité
voilà donc autant de manifestations de la déconnexion progressive des politiques criminelles occidentales à l'égard de la réalité de leur délinquance. Mais il
ne suffit pas de constater ces symptômes, encore s'agit-il d'en rechercher
l'explication.
B - L'explication de la déconnexion.
Les auteurs qui ont examiné avec le plus de sérieux la crise actuelle
des politiques criminelles occidentales expliquent volontiers celle-ci par le
défaut d'adaptation des lois pénales à l'éthique des sociétés modernes. Cette
(84) Cf. RADZINOWICZ, article précité, p. 235.
(85) Cf. Le numéro de Criminologie de 1983, vol. XVI, n. 1, consacré à la peur du crime.
Voir de même W. SKOGAN et M. MAX.FIELD, Coping with crime. lndividual and
neighborhood reactions, 1981, 280 p.
(86) Chiffre cité dans Arthur J. BILEK, Priva te security and goals, rapport du groupe de
travail américain officiel sur la sécurité privée, Anderson Publishing co. cincinnati,
1977, 367 p.
(87) Pour la Belgique, cf. A. d' ARIAN, Contribution du secteur privé à la neutralisation
de la délinquance en Belgique, Rev. dr. pén. et crim., 1979, p. 533.
�45
analyse, qui comporte sans doute une part d'exactitude, ne rend cependant pas
vraiment compte de la déconnexion que l'on a constaté. Aussi convient-il de
se tourner vers un autre type d'explication qui réside, selon nous, dans l'idée
bien différente d'éclatement des valeurs éthiques.
a) La théorie de l'inadaptation du droit pénal.
Cette théorie a été soutenue notamment par M. LÉAUTÉ (88) et
reprise tout récemment par M. PICCA {89). On peut la résumer par les trois
propositions suivantes.
1) le droit pénal et les institutions qui en assurent l'application
doivent correspondre aux exigences morales des populations qu'ils régissent.
Sinon, il y a divorce entre le besoin de justice de la majorité des citoyens et la
réaction sociale prévue par les lois pénales et exercée par les organes répressifs
et, par voie de conséquence, multiplication des comportements délictueux.
«Pas d'incrimination essentielle contraire au besoin de justice de la plupart
des citoyens».
2) Or, il s'est produit dans les sociétés industrialisées contemporaines une transformation rapide des valeurs sociales se traduisant par de nouvelles aspirations qui vont notamment de pair avec une redistribution des biens
et des loisirs. Les exigences morales des générations actuelles ont donc changé
par rapport à celles de leurs aînés.
3) Le droit et les institutions pénales ne se sont pas suffisamment
adaptés à l'évolution de la société, si bien que les valeurs actuellement protégées par la loi pénale ne sont plus reconnues par l'unanimité du groupe social,
ni même souvent par sa majorité, laquelle s'est trouvée réduite par la multiplication des groupes minoritaires représentant autant de sous-cultures voire
même de contre-cultures. De là l'accroissement important de la criminalité
contemporaine et la crise des politiques criminelles.
On peut être d'accord sur la nécessité que les incriminations pénales
correspondent aux exigences morales de la majorité de la population. On peut
aussi admettre l'idée selon laquelle il existe un décalage plus ou moins important entre l'état actuel des droits pénaux occidentaux et les aspirations nouvelles de certaines couches de l'opinion publique. Mais la théorie de l'inadaptation
du droit pénal ne nous semble pas rendre vraiment compte de la crise des politique criminelles occidentales et ceci pour deux raisons.
- En premier lieu on doit remarquer qu'il y a eu depuis dix à quinze ans
un certain nombre d'évolutions remarquables dans les droits pénaux occidentaux destinées à rapprocher le droit des aspirations nouvelles. On a décriminalisé des actes dont l'incrimination ne paraissait plus recueillir un consensus
(88) J. LEAUTE, Droit pénal et démocratie, in Mélanges Ancel, 1975, t. Il, p. lSl; «Le
rôle du droit pénal dans le contexte social», Conférence sur la politique criminelle,
Comité européen pour les problèmes criminels, 1975, p. 9.
(89) G. PICCA, La criminologie, PUF, Que sais-je?, 1983.
�46
suffisant dans la population notamment dans le domaine des mœurs (adultère,
pornographie, homosexualité, contraception, avortement ...).A l'inverse, on a
criminalisé des comportements qui paraissent au contraire devoir faire partie de
la nouvelle morale des générations contemporaines (incrimination du racisme,
du sexisme, etc ...). Or il ne semble pas que ces modifications de politique
criminelle aient changé en quoi que ce soit l'orientation de l'évolution de la
criminalité, hormis évidemment leurs incidences directes sur le détail des statistiques criminelles.
- Une seconde raison est encore plus déterminante. La théorie de l'inadaptation des droits pénaux supposerait, pour être exacte, qu'à l'ancienne éthique
sociale monolithique aurait succédé une nouvelle éthique sociale également
partagée par le plus grand nombre. qu'un simple changement de contenu de
droit pénal permettrait de reconnaître et de sanctionner. Or l'observation
attentive de l'évolution socio-morale des sociétés occidentales montre que ce
n'est pas du tout ainsi que les choses se sont passées. A l'ancienne éthique
sociale uniforme a fait place, non pas un éthique nouvelle unique, mais une
multiplicité de systèmes de valeurs différents et souvent contradictoires assumés
par de multiples minorités. Aussi nous semble-t-il préférable d'avancer une
autre hypothèse, celle de l'éclatement des valeurs éthiques.
b) L'hypothèse de l'éclatement des valeurs éthiques.
Celle-ci peut être exposée autour de deux séries de propositions.
Jusqu'à une époque relativement récente, il existait dans les diverses
sociétés occidentales un accord sur l'essentiel des règles de conduite à observer
de la part de la très grande majorité de la population ; le droit pénal qui reflétait la morale sociale faisait ainsi l'objet d'un consensus très étendu. Il existait
certes des individus qui ne respectaient pas la loi pénale, mais d'une part il
s'agissait d'une assez faible minorité et d'autre part la plupart des délinquants
admettaient au moins le principe de la valeur des interdits pénaux s'ils ne les
respectaient pas. en fait.
Dans ces conditions, les sanctions pénales et les quelques mesures de
prévention collective employées pouvaient avoir un certain effet parce que l'on
disposait alors d'un modèle de société cohérent avec un système de valeurs
uniforme que l'on pouvait proposer comme idéal de conduite aux délinquants
réels ou potentiels. On pouvait ainsi, par tout un système de pressions diverses,
pousser ces individus à accepter un respect au moins formel des règles essentielles de conduite sociale.
- Aujourd'hui la situation socio-morale de la plupart des pays occidentaux
a profondément changé. Le point de renversement de cette situation varie selon
les pays, les années 50 pour les pays anglo-saxons, les années 60 pour les pays
du continent européen, mais le phénomène a été partout le même (90). A des
sociétés dans lesquelles il existait un consensus très général sur .les valeurs
essentielles et les normes de conduite les plus importantes à observer, ont
(90) Sauf au Japon et en Suisse.
�47
succédé des sociétés où règne une diversité toujours croissante et de plus en
plus contradictoire des valeurs et des normes pratiques de conduite. A la majorité d'autrefois, a succédé une mosaïque de minorités socio-morales.
De très nombreuses preuves peuvent être avancées pour établir ce
bouleversement. On se bornera à en citer quelques exemples. Au plan quantitatif, les recherches sur les représentations sociales du système pénal montrent
l'existence d'un profond désaccord sur la gravité à attribuer aux divers comportements traditionnellement considérés comme des infractions {91). Au plan
qualitatif, les cas de l'avortement et de l'homosexualité sont très significatifs.
Au d~but de l'année 1975, l'avortement était encore en France un délit correctionnel, sauf le cas très exceptionnel de l'interruption thérapeutique de la
grossesse pratiquée pour sauver la vie de la mère. Une loi du 17 janvier 1975
est venue rendre licite, à titre expérimental {92), dans des cas et sous des
conditions détenninés par le texte, ce qui est devenu par un euphémisme
majeur «l'interruption volontaire de grossesse». Il résultait cependant tant de
travaux préparatôires que du texte de loi lui-même que cette possibilité était
au mieux une tolérance, une permission de la loi, et non un droit absolu
s'imposant aux autres comme un devoir corrélatif. Or très vite on a vu des
associations féministes parler du «droit à l'avortement» et susciter, entre autres
conséquences, des dépôts de plaintes pour omission de porter secours contre
des médecins qui, invoquant leurs convictions personnelles, avaient refusé de
pratiquer un avortement (93). Quant à l'homosexualité, deux lois récentes ont
aboli les quelques cas où, en droit français, l'homosexualité était soit un élément constitutif, soit une circonstance aggravante d'une infraction {94). On
pouvait croire que l'on était revenu à l'époque antérieure à l'incrimination
de l'homosexualité {95) où selon l'expression du Professeur VITU «on y voyait
uniquement un vice, relevant de la seule loi morale» {96). L'homosexualité a
cependant été revendiquée par les abolitionnistes comme une liberté s'inscrivant dans la notion générale du «droit à la différence» et mieux encore on a vu
des homosexuels défiler dans Paris en réclamant l'incrimination pénale de tout
écrit ou propos dirigé contre l'homosexualité, à l'exemple de ce qui existe en
(91) Cf. par exemple J.-C. WEINBERGER, P. JAKUBOWICZ et Ph. ROBERT, Société et
gravité des infractions, Rev. se. crim., 1976, p. 915. Ces auteurs concluent leur
investigation de la manière suivante : «Ün ne peut espérer résoudre simplement
la crise de la justice pénale en réformant la loi pénale l'œil fixé sur le baromètre de
l'«opinion publique» ... L'«opinion publique» n'existe pas. Elle n'est que la moyenne
apparente et factice née d'une impression ou d'une investigation trop superficielle. Si
l'on veut vraiment tenir compte en politique criminelle des représentations de la
gravité des infractions dans la société, il faut d'abord admettre qu'elles sont -avant
toute chose- diversité et oppositions». (p. 930).
(92) Pendant 5 ans. Les dispositions de la loi du 1 7 janvier 197 5 ont été rendues définitives, sous quelques modifications, par une loi du 31décembre1979.
(93) Trib. corr. Rouen 9 juillet 1975, D. 1976.531, note Roujou de Boubée, JCP, 197611-18258, note R. Savatier.
(94) Lois du 23 décembre 1980 et 4 août 1982.
(95) Par une loi du 6 août 1942.
(96) André VITU, Droit pénal spécial, 198.2, t. II, n. 1870.
�48
matière de racisme et de sexisme : incrimination pénale, vice moral, droit à la
différence, valeur nouvelle à protéger pénalement, telles sont finalement les
multiples conceptions socio-morales de l'homosexualité qui partagent l'opinion
publique française actuelle.
En présence d'une situation socio-morale ainsi éclatée, que peuvent
bien signifier alors aujourd'hui les idées de resocialisation et de prévention de
la délinquance pour beaucoup de gens ? Resocialiser ? Mais à quoi ? Prévenir ?
Mais prévenir quoi ? La loi pénale et les interdits qu'elle comporte apparaissent
ainsi, à beaucoup de jeunes notamment mais à bien des adultes aussi, comme
une sorte de galaxie lointaine dont on se désintéresse totalement pour adhérer
à des idéologies socio-morales très différentes et très partagées. Comment s'étonner
alors de l'inefficacité des mesures de contrôle social et du dérèglement de systèmes de politique criminelle qui tournent de plus en p_lus sur eux-mêmes sans
pouvoir reprendre vraiment prise sur un réel lui-même très divers et contradictoire ? (97).
Ces constatations permettent en définitive de dresser une première
ébauche des caractères de la crise actuelle des politiques criminelles occidentales
par référence aux diverses typologies des crises énoncées dans l'introduction.
- Il ne s'agit nullement d'un accident dans la vie des sociétés occidentales,
mais d'un véritable mode d'être durable de celle-ci qui s'est installé depuis
25 à 30 ans.
(97) L'hypothèse développée au texte ne doit pas être confondue avec celle avancée par
Ph. Robert et CL Faugeron (Les forces cachées de la justice. La crise de la justice
pénale, ed. Le Centurion, 1980) qui parlent cependant également d'absence de consensus et écrivent : «La justice est en crise surtout parce qu'elle est entrée de façon
massive dans le champ du soupçon, de la discussion, des clivages, bref du dissensus»
(p. 194). Alors que notre interprétation est de nature socio-morale, celle de ces
auteurs, si nous l'avons bien comprise, est essentiellement de nature socio-politique.
En témoigne le fait que consacré à l'analyse du système de justice pénale français et
à sa crise, l'ouvrage discerne comme «signes» visant à manifester l'existence d'un
problème important de justice pénale le recours aux juridictions d'exception, les
procès à scandale et la contestation extérieure et interne de la justice pénale (p. 6 à
11), qui sont autant de données à connotation politique. De même à propos de
l'explication même de la crise, ils parlent de «problème de légitimité» et de «cancérisation du contrôle social» qui sont aussi des concepts essentiellement socio-politiques.
Or l'histoire montre que des divisions politiques profondes n'engendrent pas nécessairement de crise de politique criminelle, sauf évidemment lorsqu'une révolution vient
désorganiser la vie publique et qu'à l'inverse un accord fondamental sur le régime
politique chez la grande majorité des citoyens n'exclut nullement une crise de la politique criminelle comme le montre le cas des Etats-Unis. D'ailleurs depuis mai 1981,
en France, les juridictions d'exception ont été supprimées, on peut supposer qu'il
n'y a plus de procès à scandales et les anciens contestataires externes ou internes
détiennent l'essentiel du pouvoir : la crise a-t-elle disparue pour autant ? En réalité,
s'il existe un lien entre les données socio-politiques et la crise des politiques criminelles, c'est au niveau de la perception subjective de la crise et des moyens d'y remédier
comme on le verra dans la deuxième partie, mais non pas à celui de soa explication
fondamentale. Au demeurant, M. Ph. ROBERT donnait, quelques dix ans auparavant,
une analyse de la crise naissante de la justice criminelle très différente et bien plus
pertinente : cf. Ph. ROBERT, La recherche opérationnelle dans le système de justice
criminelle, Vlllème Conférence des directeurs d'Instituts de Recherches criminologiques, Strasbowg, 1-3 déc. 1970, Public. du Conseil de l'Europe, 1971, p. 65 et s.,
p. 66 - 68.
�49
- Il s'agit non d'une crise de progrès, mais au contraire d'une crise de
décadence, puisqu'elle s'explique par l'éclatement socio-moral de ces sociétés.
Pendant combien de temps ce phénomène durera-t-il encore ? Il n'est évidemment pas possible de donner une réponse précise à cette question. En revanche
ce que nous savons par l'exemple du Japon et de la Suisse (98), c'est que ce
genre de crise n'est pas inéluctablement lié à l'évolution des sociétés occidentales. D'où l'utilité qu'il y a à s'interroger sur les conditions qui permettraient
de sortir de cette crise.
-IILES CONDITIONS DE SORTIE DE LA CRISE DES POLITIQUES
CRIMINELLES OCCIDENTALES
A lire ou à entendre les hommes politiques, les journalistes, comme
les simples particuliers, il semblerait qu'il existe des solutions très simples pour
résoudre la crise des politiques criminelles et arrêter le développement de la
criminalité et de la récidive. Les uns parlent de répression, les autres de prévention, mais tous prétendent posséder le secret du succès.
En réalité, plus on étudie cette crise, plus on en pénètre les caractéristiques et les ressorts, et plus on acquiert la conviction que sa solution est
bien difficile, voire même hypothétique. Aussi ne peut-on pas avoir la prétention de présenter une sorte de plan tout préparé de sortie de la crise. Tout ce
que l'on peut faire, et encore avec beaucoup de réserves et de réticences, c'est
de suggérer quelques pistes destinées à jalonner les conditions qui paraissent
nécessaires, ou en tout cas très souhaitables, pour permettre d'envisager cette
sortie.
L'explication de la crise par l'éclatement des valeurs éthiques
conduit alors à constater que la solution de celle-ci n'est pas conditionnée
seulement par le réaménagement des politiques criminelles. Par-delà ces transformations, elle suppose des modifications de l'environnement sociétal de ces
politiques, si bien qu'il convient d'abord d'évoquer les conditions d'environnement (I. -) avant de parler des conditions internes au système (II.-).
1. - LES CONDITIONS D'ENVIRONNEMENT .
L'environnement du système de politique criminelle est à la fois un
environnement socio-moral et un environnement socio-politique. Or l'observation de l'évolution et de l'état actuel de ce double environnement, en même
temps que l'analyse des raisons profondes de la crise, conduisent à discerner
(98) En 1981, Le Japon occupait la 20e place dans le monde pour le Produit National
Brut par habitant (52 120 F) avant le Royaume-Uni, l'Italie et la Suisse, le Se rang
(79 280 F) avant les Etats-Unis, la France, les Pays-Bas et la Belgique. Si l'on excepte
les pays pétroliers (Quatar, Koweït, ... ) la Suisse arrivait en 1e position et le Japon
avait la 15e place.
�50
que, si l'on veut avoir quelque chance d'en sortir, il est indispensable que se
modifient d'abord l'environnement socio-moral et aussi sans doute l'environnement socio-politique.
A - L'environnement socio-moral.
a) On a dit tout-à-l'heure que la crise actuelle des systèmes de
politique criminelle des pays occidentaux était une crise durable, présentant la
forme d'une crise de décadence et s'expliquant essentiellement par la désagré.:.
gation d'un système de valeurs communes au plus grand nombre et son remplacement par toute une série de morales minoritaires hétérogènes et souvent
antagonistes. On peut pronostiquer sans grand risque de se tromper que si cette
situation se perpétue et a fortiori si elle continue à s'aggraver, la crise de la politique criminelle ne cessera pas à son tour de se prolonger et même de s'accentuer, comme elle l'a fait jusqu'à présent. Aussi la première condition --et la
plus importante- qui doit être remplie si l'on veut sortir de la crise, c'est de
recqnstituer dans nos sociétés occidentales une sorte d'éthique unitaire qui
recueille à nouveau le consensus du plus grand nombre. Tant qu'on ne sera
pas parvenu à ce résultat, on pourra disserter à l'infini sut tel ou tel aspect de
la crise, prendre telle ou telle mesure d'opportunité, on n'aura pas avancé d'un
pas pour autant.
parvenir.
b) La grande difficulté est évidemment de savoir comment y
1) La première chose qu'il convient de noter pour éviter tout
malentendu, c'est que la constitution d'une éthique unitaire ne signifie nullement un retour à la morale sociale d'autrefois. Parmi les nouvelles aspirations
des générations actuelles, s'il en est un certain nombre qui sont contestables ou
douteuses soit dans leurs modalités, soit même dans leur principe, il en est en
revanche un bon nombre qui constituent certainement globalement des progrès
de notre civilisation. Il serait absurde de les abandonner au nom d'une certaine
conception de la lutte contre la criminalité.
2) Mais précisément la distinction que l'on vient de faire constitue un premier élément de solution. Il faudrait en effet que nos sociétés se
livrent à une sorte de vaste réflexion sue elles-mêmes pour définir quelles sont
les valeurs nouvelles qui méritent d'être maintenues et les aspirations ou les
modalités de celles-ci qui au contraire doivent être abandonnées. Croit-on par
exemple que l'étalage spectaculaire et illimité de la pornographie, modalité
extrême de la liberté sexuelle, mérite d'être conservé comme l'un des fleurons
de la civilisation contemporaine ? L'acquisition d'un certain consensus sur
l'abandon de certaines aspirations permettrait déjà de déblayer partiellement
le terrain et d'éclaircir quelque peu l'horizon socio-moral de la politique
criminelle.
3) Reste alors le problème le plus difficile : celui ües aspirations qui mériteraient d'être conservées en raison de leur signification positive
de valeurs de progrès, mais qui comportent aussi des retombées négatives du
de leur incidence sur la criminalité. Pour le résoudre, il faudrait que se produise
�51
une prise de conscience collective claire de ces retombées, un accord majoritaire pour y remédier et la mise en place de moyens véritablement efficaces de
neutralisation de ces effets pervers. Pour prendre une comparaison dans un
domaine bien connu, on peut considérer le phénomène automobile. La
diffusion de l'automobile dans nos sociétés modernes constitue indiscutablement un progrès de civilisation considérable qui a facilité l'existence de plus
grand nombre et lui a permis de faire des choses qui auraient été autrefois
impensables. Mais le développement du phénomène automobile a aussi engendré
de redoutables retombées négatives : pollution, accidents corporels pour ne
citer que les plus spectaculaires. Personne aujourd'hui ne demande la disparition
des automobiles, à part quelques illuminés. Le problème est de trouver les
mesures de contrepoids les plus efficaces pour limiter la pollution due aux gaz
d'échappement ou les accidents de la circulation, à défaut de pouvoir les
supprimer.
Le problème se pose précisément dans les mêmes termes d'une
manière générale pour toutes les aspirations progressistes de nos sociétés qui
comportent des effets secondaires criminogènes. Il s'agit de mettre en place
des techniques de neutralisation efficaces pour éliminer ces effets. Le cas du
Japon est très significatif à cet égard. Les criminologues s'accordent à reconnaître que le facteur le plus important qui explique l'absence de crise de la
politique criminelle dans ce pays, c'est la grande homogénéité de la société
japonaise dûe à la priorité donnée au groupe dans la mentalité japonaise. Le
Japonais existe non pas en tant qu'être individuel mais comme partie dépendant d'un ensemble (99). Or jusqu'à une époque récente, le groupe fondamental le plus important était la famille. Mais dans le Japon actuel, comme
chez nous, le rôle de la famille s'est considérablement érodé sous l'influence
du développement d'un certain individualisme. Mais il résulte d'une enquête
faite tout récemment pour le compte des Nations Unies auprès des 10 pays les
moins criminels du monde que dans l'ensemble le Japon a pu stabiliser sa criminalité, parce que la famille a été remplacée par l'entreprise comme facteur
d'intégration dans la collectivité. De la naissance à la mort, le japonais est
tributaire de l'entreprise, qui l'emploiera, qui l'emploie et qui l'a employé.
L'entreprise, substitut de la famille : tel est le contre-poids qui s'est mis en
place pour neutraliser les effets sociaux de la libération familiale (100).
S'il n'est évidemment pas question de transposer cette solution dans
les pays européens, cet exemple a du moins l'avantage de montrer comment
peut fonctionner le mécanisme de neutralisation des retombées négatives des
valeurs considérées comme progressistes. Sa prise de conscience suppose
d'ailleurs aussi sans doute une certaine modification de l'environnement sociopolitique.
(99) Hans-Heiner KUHNE, Criminalité et répression de la criminalité au Japon, Analyse
socio-culturelle et criminologique, Criminologie, 1981, vol. XIV, n. 1, p. 31.
(100) La référence à cette enquête des Nations-Unis a été prise dans Liaison (Canada),
juin 1983, p. 21.
�52
B - L'environnement socio-politique.
Dans son article déjà cité sur les crises répétées de la justice pénale,
le Professeur RADZINOWICZ a souligné que dans des temps de tension comme
ceux que nous vivons, nous sommes confrontés à deux idéologies extrêmes :
à droite, l'école de la loi et l'ordre (law and order) qui préconise la ligne dure ;
à l'autre extrême, l'aile gauche, allant jusqu'au nihilisme, qui réserve ses foudres à ceux qui sont chargés d'appliquer la loi pénale {policiers, magistrats,
gardiens de prison) {l 01).
Cette opposition qui caractérise l'état d'esprit dans les pays anglosaxons se retrouve aussi en Europe continentale, soit de manière radicale, soit
plus souvent aujourd'hui avec l'opposition entre partisans de la répression et
adeptes de la prévention, entre l' «idéologie sécuritaire» et l' «utopie rousseauiste», selon les formules qui font recette dans la presse et les discours politiques.
Ici encore tant que persisteront de telles approches essentiellement
idéologiques des problèmes de politique criminelle, il y a peu de chance que
l'on puisse sortir de la crise. Comme le soulignait récemment M. PINATEL, en
conclusion de son rapport au Congrès de droit pénal qui s'est tenu à Montpellier
en novembre 1983, le problème du développement de la criminalité est devenu
aujourd'hui un véritable problème de société à l'égard duquel les idéologies,
libérale comme socialiste, qui sont des idéologies du XIXe siècle sont complètement dépassées. On peut aller plus loin encore en disant qu'aucune idéologie
quelle qu'elle soit, actuelle comme dépassée, ne peut être capable de résoudre
les problèmes de criminalité auxquelles les sociétés occidentales sont confrontées, car les idéologies se nourrissent en général d'ignorance et d'aveuglement
alors qu'il y faut au contraire de la connaissance et de la lucidité.
Si l'on veut en effet avoir quelque chance de sortir de la crise, il
faut modifier de manière fondamentale l'approche de ces problèmes en substituant aux approches théoriques, une approche essentiellement empirique
fondée sur une connaissance rigoureuse des faits et une expérimentation
contrôlée des méthodes d'action, en bref une approche criminologique.
Pour prendre un exemple significatif, on a vu que dans l'état actuel
des connaissances, les programmes de prévention n'ont pas donné dans l'ensemble de résultats appréciables (102). Pourquoi s'obstiner alors à présenter la
prévention comme la panacée de la politique criminelle? Cela ne veut pas dire
pour autant qu'il faut abandonner toute expérience de prévention, mais que
quand on a recours à un programme de prévention, il faut considérer celui-ci
uniquement comme une expérience avec toutes les limites et les réserves qu'elle
comporte et il faut également le dire à l'opinion. Il y a en effet une opposition fondamentale entre l'attitude scientifique qui se caractérise par la soumission aux faits et l'attitude idéologique qui trouve toujours des rajsons pour
mutiler ou ignorer les faits quand ils ne rentrent pas dans le schéma idéologique.
(101) Article précité, p. 237-238.
(102) Cf. supra, le partie.
�53
La sortie de crise est ainsi conditionnée par l'adoption d'une attitude
scientifique et l'abandon de toutes les illusions idéologiques à l'égard des
politiques criminelles possibles. Si l'environnement socio-politique des politiques criminelles venait ainsi à être modifié, les conditions internes de la sortie
de crise auraient sans doute de meilleures chances d'être réalisées.
II. - LES CONDITIONS INTERNES •
Il ne saurait être question ici de présenter quelque projet précis que
ce soit, mais seulement d'indiquer les principales orientations dans lesquelles
il conviendrait de s'engager pour rendre possible, de l'intérieur, la sortie de la
crise.
Trois orientations nous paraissent décisives : le remodelage du
système des incriminations, la redéfinition du système sanctionnateur et la
réorganisation du système de justice pénale proprement dit.
A - Le remodelage du système des incriminations •
Le remodelage du système des incriminations pourrait tenir dans la
formule suivante : rien que l'essentiel, mais tout l'essentiel.
a) Rien que l'essentiel.
On a signalé dans la première partie de cet article cet aspect important de la crise qu'est le phénomène de l'inflation pénale avec tous les inconvénients qu'il comporte. La sortie de crise se trouve sans doute conditionnée à
cet égard non seulement par la cessation de ce phénomène mais encore par
l'exclusion des droits pénaux existants de toutes les incriminations qui n'ont
rien à y faire.
La manière d'atteindre cet objectif dépend évidemment du système
juridique propre à chaque pays. Pour la France, la solution pourrait consister
à inscrire dans la Constitution, non pas seulement le critère formel de l'incrimination (loi pour les crimes et délits, règlement pour les contraventions),
mais aussi le critère matériel de celle-ci. Il faudrait évidemment que ce critère
restrictif soit suffisamment précis pour que sa mise en œuvre par le Conseil
Constitutionnel soit relativement aisée (103r
b) Tout /'essentiel.
Depuis un certain nombre d'années, on a assisté à la multiplication
des manipulations législatives consistant en des dépénalisation totales ou partielles, répondant notamment à la volonté de désencombrer les tribunaux pour
faire face à la submersion du système.
Certaines de ces dépénalisations ou décriminalisations étaient parfaitement justifiées du point de vue des divers critères matériels d'incrimination
concevables. Mais d'autres sont très contestables, si bien qu'elles ont entraîné
(103) Les critères matériels de l'incrimination gravitent tous autour des deux idées de
nécessité et de justice. Peut-être le meilleur critère réside-t-il dans l'adage «Ni plus
qu'il n'est juste, ni plus qu'il n'est nécessaire».
�54
une aggravation notable de la démoralisation publique sans pour autant avoir
toujours évacué définitivement le problème sur le plan quantitatif.
A cet égard, la contraventionnalisation partielle de l'émission de chèques sans provision en 1972, puis sa décriminalisation partielle en 1975 sont
tout-à-fait exemplaires. Elles ont habitué les usagers à considérer le chèque non
plus comme un simple moyen de paiement, mais comme un véritable instrument
de crédit, les banques y aidant d'ailleurs et en dernier lieu les centres de chèques
postaux. Quant à l'aspect quantitatif, la réforme a seulement donné au système
pénal un certain répit pour reprendre un peu de souffle. Dès 1981 en effet, le
nombre d'affaires dont avait été saisie la police judiciaire avait dépassé son plus
haut chiffre antérieur (337 426 c/ 324 267 en 1972) et on comptait en 1982
plus de 500 000 interdits de chéquiers. Il y a tout lieu de penser que la statistique judiciaire des condamnations, dont la dernière publiée remonte à 1978,
a suivi depuis cette évolution.
8 - La redéfinition du systè1!1e sanctionnateur •
La deuxième orientation dans laquelle on devrait s'engager pour
sortir de la crise consiste à repenser de manière vraiment réaliste le système des
sanctions pénales.
Deux idées pourraient dominer cette redéfinition.
1) La première concerne les fonctions de la sanction pénale.
La quasi-totalité des condamnés est destinée soit à rester dans la
société des hommes libres soit tout au moins à y retourner au bout d'un
certain temps. Fort peu nombreux sont en effet les criminels à l'égard desquels
on peut prononcer une peine privative de liberté perpétuelle à supposer qu'elle
soit intégralement exécutée. D'autre part, il paraît bien chimérique d'envisager
le rétablissement de l'ancienne relégation des multirécidivistes qui était liée à la
transportation coloniale, ne serait-ce que parce que le contexte international ne
le permettrait pas.
Force est donc de reconnaître que l'écrasante majorité des condamnés retrouvera un jour la vie en liberté ou même y demeurera. Aussi l'intérêt
même de la société est-il de faire en sorte qu'à la fin de l'exécution de la peine,
et notamment à la sortie de prison, ils ne soient pas pire qu'avant et si possible
qu'ils soient moins dangereux. C'est à dessein que l'on n'emploie pas les termes de resocialisation et de réadaptation sociale pour les raisons qui ont été
dites précédemment. Peut-être y parviendra-t-on un jour ? Pour l'instant
parlons plus modestement d'utilité de la peine.
2) La deuxième idée concerne précisément les méthodes à employer. Celles-ci devraient être placées sous le signe de la maxime suivante : est
bon ce qui réussit et doit être écarté ce qui a échoué. Cela veut dir~ que pour
atteindre l'objectif d'efficacité, il ne faut se priver d'aucun moyen dans la
mesure où celui-ci donne des gages de succès et qu'à l'inverse il faut savoir
abandonner les méthodes qui ont fait la preuve de leur insuffisance.
�55
Pourquoi par exemple, se priver de l'effet intimidant authentique
que l'emprisonnement peut avoir sur certains délinquants? A l'inverse, il n'y a
pas lieu d'hésiter à utiliser des substituts aux peines privatives de liberté quand
ils donnent de meilleurs résultats et, à effet égal, il faut savoir choisir la solution dont le coût est le moins élevé tous comptes faits (104).
C - La réorganisation des organes de lutte contre la délinquance •
Cette réorganisation est certainement nécessaire. Elle devrait être
placée sous le signe de deux principes : l'unité et la cohérence.
a) L'unité.
A l'heure actuelle, les systèmes de justice pénale utilisés dans la
plupart des pays occidentaux présentent un double défaut. D'une part les
divers organes (police, tribunaux, administration des prisons, etc ...) dépendent de Ministères et de services différents. Il en résulte une ignorance réciproque et des rivalités à l'intérieur d'un même corps dont ce qu'il est convenu
d'appeler «la guerre des polices» témoigne à suffisance. D'autre part, certains
de ces organes ont dans leurs attributions d'autres tâches que la lutte contre la
criminalité, comme par exemple les juges qui siègent à la fois au civil et au
pénal.
La recherche de l'efficacité du système suppose l'abandon de ces
fonctions multiples, mais plus encore le regroupement de tous les organes de
contrôle de la criminalité dans une sorte de vaste Ministère de la lutte contre
la criminalité. L'objection essentielle est qu'un tel regroupement risque de
constituer une puissance dangereuse pour la démocratie, mais les Constitutions
pourraient certainement prévoir des mécanismes de contrôle et de limitation
permettant de verouiller le système pour écarter ce danger.
b) La cohérence •
Actuellement, bien souvent les divers organes du contrôle social ne
savent pas ce que deviennent leurs «clients» dans les étapes ultérieures du
processus pénal. D'autre part, ils ont rarement une vue d'ensemble de la situation de la criminalité dans leur zone géographique d'exercice.
Il serait ainsi souhaitable de mettre en place des mécanismes institutionnels permettant de remédier à cet état de choses et d'introduire ainsi une
véritable cohérence dans l'ensemble du système (105).
(104) Nous avons défendu ce «néo-pragmatisme» dès 1969. Cf. R. GASSIN, Confrontation du système français de la sanction pénale avec les données de la criminologie et
des sciences de l'homme, in Travaux du Colloque de science criminelle de Tôulouse,
ed. Dalloz, 1969, p. 117.
(105) Certains ont nettement perçu la nécessité de cette cohérence en parlant de !'«Unicité
de l'intervention judiciaire». Cf. P. ARPAILLANGE, Discours d'installation comme
Procureur Général de la Cour de cassation, Gazette du Palais, 20 avril 1984, p. 4.
�56
CONCLUSION GENERALE
Au terme de cette analyse, on peut dégager les conclusions suivantes :
- Les politiques criminelles des pays occidentaux connaissent actuellement
une crise grave qui ne leur permet plus de contrôler leur criminalité.
- Cette crise se développe depuis près de 25 ans. Il s'agit donc d'un état
durable et non d'un phénomène accidentel.
- Elle se manifeste essentiellement par deux catégories de phénomènes :
une submersion progressive des systèmes de politique criminelle et une déconnexion de ces politiques par rapport à la réalité du crime.
- Elle s'explique principalement par l'éclatement du système des valeurs
et des normes de comportement des Sociétés occidentales contemporaines. Il
s'agit donc d'une crise de décadence et non d'une crise de progrès.
- Cette crise n'est pas inéluctable dans les sociétés industrielles démocratiques comme le montre l'exemple du Japon et de la Suisse.
- La sortie de la crise est conditionnée d'abord par une modification de
l'environnement socio-moral et de l'approche socio-politique des politiques
criminelles.
- La sortie de crise est également conditionnée par une réforme profonde
des politiques criminelles qui affecte tout à la fois la définition des incriminations, l'emploi des sanctions pénales et l'organisation du système de justice
pénale.
�LES JURIDICTIONS PENALES D'EXCEPTION DANS LA
FRANCE CONTEMPORAINE(*)
Par
Wilfrid JEANDIDIER
Professeur Agrégé des Facultés de Droit,
Directeur de l1nstitut de Sciences Pénales et de Criminologie
d'Aix-Marseille
INTRODUCTION
1) Le droit pénal commun, c'est le droit du juste milieu, équilibré,
ni trop indulgent, ni trop rigoureux. Une juridiction de droit commun évoque
donc une procédure où les droits de la défense sont respectés, où le procès suit
son juste cours, dans la conception de la justice .propre à notre époque. Comme
partout, la norme connaît des exceptions : il y a ainsi des droits d'exception
que sont chargées d'appliquer les juridictions d'exception. Le mot n'a pas
bonne presse et possède une connotation politique et péjorative. Politique tout
d'abord, car l'histoire révèle que beaucoup de juridictions d'exception, dont les
plus célèbres, ont été des instruments à vocation politique, voire partisane. Que
l'on songe par exemple aux Grands Jours, qui tenaient des assises extraordinaires et qui possédaient une compétence illimitée : ils furent utilisés aux XVIe et
XVIIe siècles pour conforter la pouvoir royal, anéantir les velléités centrifuges
des grands seigneurs et pour briser l'hérésie. Que l'on songe encore aux commissions criminelles extraordinaires créées par le souverain, source de toute justice,
et notamment à celle créée pour juger Fouquet, surintendant des finances.
Plus près de nous, le Tribunal révolutionnaire, institué en 1793, occupe une
place de choix : cette juridiction devait connaître de toute entreprise contrerévolutionnaire; de tous attentats contre la liberté, l'égalité, l'unité, l'illdivisibilité de la République, la sûreté intérieure et extérieure de l'Etat, de tous les
complots tendant à rétablir la royauté.
2) Connotation péjorative ensuite. La justice d'exception donne le
frisson à l'honnête homme, elle est synonyme d'excès. Les procédures sont
souvent sommaires, caricaturales, les droits de la défense ouvertement bafoués,
les sentences pratiquement connues d'avance et insusceptibles de recours. Pour
reparler du Tribunal révolutionnaire, on estime qu'avec ses succursales provinciales, il envoya à la guillotine quelque 20 000 victimes. La seule Grande Terreur
qui suivit la loi du 22 prairial an II supprimant les dernières garanties.laissées
aux accusés, fit en six semaines à Paris plus de 1 300 victimes, dont Lavoisier et
( *)
Ce texte est tiré d'une conférence donnée le 18 mai 1984 à la Faculté de droit et de
science politique d'Aix-Marseille. Il est publié dans le présent ouvrage avec l'aimable
agrément de la Semaine Juridique où il a déjà été publié (J. C. P., 1985, 1, 3173).
�58
Chénier. Cette répression aveugle n'est cependant pas l'apanage des seules
juridictions d'exception politiques stricto sensu. Très souvent, le pouvoir s'est
ingénié, pour renforcer la sécurité et l'ordre public, à créer des juridictions
particulières. C'est le cas des tribunaux nùlitaires, réputés pour leur justice
efficace et, en temps de guerre, expéditive. C'est aussi le cas des cours spéciales
instituées par le Code d'instruction criminelle, devenues en 1815 cours prévôtales, compétentes pour juger les vagabonds et malfaiteurs de grand chemin.
D'ailleurs, les cours prévôtales connaissaient également d'infractions politiques
(réunions séditieuses, écrits subversifs) et elles laissèrent dans l'opinion «un
souvenir persistant de chambres ardentes» (1). Bref, à maints égards, la juridiction d'exception est le déguisement juridique d'un règlement de compte.
3) Il serait toutefois abusif de s'en tenir à cette première impression,
et des tribunaux d'exception ont vu le jour dans un tout autre esprit, pour des
raisons variées, dont le dénominateur commun est de conduire à une justice
plus clémente. Cette idée d'indulgence est illustrée, sous l'Ancien Régime, pour
cause de privilège, par la justice ecclésiastique, plus sensée et plus savante que
la justice séculière de droit commun dont elle n'avait pas les procédés barbares :
on sait que l'Église n'admit pas le duel judiciaire. Mais la lutte du pouvoir
séculier contre les officialités réduisit leur compétence de façon continue. De
nos jours, une autre manifestation de cet esprit d'indulgence suit une évolution
inverse et concerne les mineurs. Jusqu'en 1912, la seule particularité procédurale
consistait à éviter à un enfant auteur d'un crime la comparution devant les
assises et le tribunal correctionnel était compétent. La spécialisation apparaît
avec la loi du 22 juillet 1912 qui défère au tribunal civil les mineurs de 13 ans
coupables d'un crime, d'un délit ou d'une contravention commise en état de
récidive, et au tribunal pour enfants et adolescents les mineurs de 13 à 18 ans
poursuivis pour délits et ceux de 13 à 16 poursuivis pour crimes. Avec l'ordonnance du 2 février 1945,le mouvement prend une autre dimension.
4) L'hétérogénéité et l'abondance des juridictions d'exception ont
incité à procéder à des classifications. Depuis Faustin Hélie (2), on distingue
ainsi trois catégories de juridictions d'exception : les juridictions spéciales,
notamment nùlitaires et pour mineurs, dont les membres ont des connaissances
particulières pour juger de problèmes souvent techniques ; les juridictions
politiques, chargées de juger de hauts personnages de l'État lorsqu'ils commettent des infractions graves dans l'exercice de leur charge ; et enfin les juridictions extraordinaires, nées d'évènements exceptionnels et qui disparaissent avec
les circonstances qui les ont motivées (3). On peut aussi opposer, seconde
classification possible, variante de la précédente, les juridictions permanentes et
temporaires. Un autre critère de distinction peut également être proposé, à
savoir le caractère politique de l'organe, ce qui amène à distinguer juridictions
politiques et techniques. A la réflexion, aucune de ces classific.ations n'est
(1)
Sautel, Histoire des institutions publiques depuis la Révolution française, n. 348.
(2) Traité de l'instruction criminelle, V, n. 2397.
(3) Voir Merle et Vitu, Procédure pénale, 3e éd., n. 1327 à 1330.
�59
pleinement satisfaisante. Les juridictions extraordinaires, par exemple, ne sont
pas toutes temporaires, témoins les cours spéciales du Code d'instruction
criminelle. A évoquer le critère politique, les juridictions militaires suscitent
l'embarras, étant à la fois techniques et politiques. Quant à l'opposition juridictions permanentes et occasionnelles, force est de constater que les secondes,
qui n'existent plus depuis plus de vingt ans, ne méritent guère l'honneur de
toute une partie dans une étude qui veut refléter dans une large mesure l'actualité. Il nous paraît donc préférable de faire référence à la finalité poursuivie
par les juridictions d'exception qui sont des instruments de politique criminelle
(4). Ces instruments peuvent être des instruments d'indulgence (I), mais aussi
de rigueur (II).
1. - Les juridictions d'exception instruments d'indulgence
5) Depuis 1945, l'indulgence se traduit dans deux domaines, qui ne
sont pas nouveaux, mais d'inégale importance. Les juridictions constitutionnelles
prévues par les Cônstitutions de 1946 et 1958 pour juger les plus hauts personnages de l'État méritent doublement le qualificatif de juridictions d'exception,
puisqu'elles n'ont jamais fonctionné. On peut s'en réjouir, mais tout porte à
penser que leur réglementation a été conçue pour ce résultat. Au contraire, les
juridictions pour mineurs ne chôment pas : annuellement environ 65 000
mineurs sont poursuivis et 55 000 jugés. C'est beaucoup pour un droit d'exception qui peut apparaître à maints égards comme un pré-droit commun. De toute
façon, les juridictions pour mineurs ont pour mission de mettre en œuvre une
réaction sociale modulée, souple, dont les sanctions pénales, édulcorées, ne
sont que l'une des facettes. A l'indulgence calculée qu'incarnent les juridictions
politiques constitutionnelles (A) s'oppose l'indulgence déclarée que symbolisent
les juridictions pour mineurs (B).
A - L'indulgence calculée
6) Au niveau de la compétence, les Hautes Cours de justice de 1946
et 1958 sont sœurs jumelles, puisque relèvent de leur juridiction le président de
la République en cas de haute trahison et les ministres pour crimes ou délits
commis dans l'exercice de leurs fonctions et déjà ici transparaît l'indulgence. Il
est normal, dira-t-on, de proclamer l'immunité du Chef de l'État qui disparaît
au seul cas de haute trahison, notion qui d'ailleurs échappe au principe de la
légalité criminelle (5), ce qui n'est pas forcément un signe favorable. L'objection
ne résiste guère à l'examen : d'abord la haute trahison est quasiment une hypothèse d'école ; ensuite, la latitude réservée à la Cour n'implique aucunement
(4) Cet exposé ne mentionnera pas les tribunaux maritimes commerciaux compétents
pour juger certains délits commis en matière maritime ni les tribunaux civils et administratifs qui peuvent être exceptionnellement appelés à exercer une fonction répressive, en raison de la médiocre gravité des infractions considérées. V. Stéfani, Levasseur
et Bouloc, Procédure pénale, 12e éd., n. 392 et 394.
(5) Merle et Vitu, op. cit., n. 859.
�60
qu'elle s'exercerait dans le sens obligé de la rigueur. A propos des ministres,
la Cour de cassation s'est ingéniée à accentuer le privilège de juridiction que
leur reconnaît l'article 68 al. 2 de l'actuelle Constitution. Ce texte énonce que
la compétence de la Haute Cour «leur est applicable ainsi qu'à leurs complices
dans le cas de complot contre la sûreté de l'Etat». La lettre stricte impose la
compétence de la Haute Cour seulement en cas de complot ; mais, pour la
Chambre criminelle, il faut interpréter ainsi la Constitution : la procédure
prévue par celle-ci est applicable aux ministres quelle que soit l'infraction
commise dans l'exercice des fonctions et elle l'est également à leurs complices en cas de complot (6). La juridiction des tribunaux de droit commun
est donc éliminée par la Cour de cassation, ce qui est tout de même un comble
alors qu'il n'en était pas ainsi sous la Ne République. Enfin, la Haute Cour est
actuellement tenue par le principe de la légalité criminelle en ce qui concerne
les membres du gouvernement : l'article 68 de la Constitution édicte en effet,
qu'elle «est liée par la définition des crimes et délits ainsi que par la détermination des peines telles qu'elles résultent des lois pénales en vigueur au moment
où les faits ont été commis». C'est une importante garantie pour les ministres
dont la responsabilité pénale est moins inimaginable que celle du chef de l'Etat :
il suffit de songer aux délits de diffamation, de dénonciation calomnieuse ou de
discrédit jeté sur la justice.
7) Un rapide survol de l'organisation et de la procédure suivie devant
les deux Hautes Cours corroborera l'impression d'indulgence -de connivence
diraient de méchantes langues- qui domine toute la matière. La Haute Cour de
1946 est composée pour les 2/3 de membres de l'Assemblée Nationale et pour
1/3 de membres choisis par elle hors de son sein ; celle de 1958 comprend un
nombre égal de membres de l'Assemblée Nationale et du Sénat élus par ces
assemblées. La Cour ne peut donc être que dominée par la majorité parlementaire qui soutient le gouvernement. La formation d'instruction, il est vrai, ne
ressemble pas à celle de jugement : composée pour 1/3 de magistrats et 2/3
de parlementaires sous la Constitution de 1946, elle est désormais uniquement
formée de magistrats de la Cour de cassation désignés l:Jar le bureau de cette
juridiction. On retrouve un tel progrès au sujet du ministère public composé
aujourd'hui de membres du parquet de la Cour de cassation alors qu'auparavant
il était choisi par l'Assemblée Nationale dans ou hors de son sein. Cette timide
«judiciarisation» de l'institution ne doit toutefois pas leurrer, car la formation
de jugement demeure politique, sans compter quelques remarquables particularités de procédure.
8) Le point essentiel consiste dans le monopole conféré à l'organe
parlementaire dans la mise en mouvement des poursuites : Assemblée Nationale
à partir de 1946, Parlement tout entier depuis 1958. Les deux Constitutions
utilisent une formule peu orthodoxe en visant «la mise en acousatiom> de
l'intéressé. A dire vrai, le monopole n'existe que depuis 1958 alors qu'avant, les
juridictions ordinaires étaient compétentes pour connaître des infractions
(6) Crim. 14 mars 1963, B. n. 122; 7 mai 1963, B. n. 166; 7juin1963, G. P. 1963, 2,
283 ; 9 juillet 1984, B. n. 256, v. aussi Foyer, La Haute Cour de justice, Rép. dr. pén.
proc. pén. Dalloz, n. 46.
�61
commises par les ministres, sauf intervention d'une décision de mise en accusation. Dans plusieurs arrêts (7), la Chambre criminelle a désormais expressément
interdit toute initiative des poursuites au ministère public ou à la victime ;
sinon, la mise en accusation, semble-t-il, perdrait sa raison d'être qui est de
protéger les ministres contre le prurit procédurier de nombreux citoyens.
L'organe d'instruction prévu par chaque Constitution possède les fonctions
d'instruction et de mise en accusation au sens normal ; il prend des actes qui ne
sont susceptibles d'aucun recours et statue sur les nullités de l'instruction. La
procédure suivie devant lui était accusatoire en 1946 mais actuellement elle
obéit aux règles du droit commun (8). Si le renvoi est décidé devant la formation de jugement, celle-ci suit la procédure applicable devant le tribunal
correctionnel jusqu'à la clôture des débats, mais lors de la délibération transparaît l'influence de la procédure suivie aux assises (9). La constitution de
partie civile n'est plus recevable aujourd'hui alors qu'elle était autorisée sous la
Ne République (IO). Toute voie de recours est bien entendu exclue.
9) Au total, les juridictions constitutionnelles politiques contemporaines ne sont pas dépourvues de qualités, puisque leur procédure fait des
emprunts non négligeables au droit commun tout en tenant compte des hautes
responsabilités des intéressés. Leur grande faiblesse est leur composition parlementaire, gage d'une mansuétude plus que probable ; voire, en cas de renversement de majorité d'une rigueur excessive. On a avancé en faveur du système
que des magistrats professionnels, dont la carrière dépend de l'exécutif,
n'auraient pas la sérénité voulue devant un délinquant qui peut demain avoir le
pouvoir (11). Le mal réside surtout dans le monopole conféré au Parlement
dans le déclenchement des poursuites : l'éventuelle mise en œuvre de la répression est ravalée au niveau d'un débat politique où l'opposition demande la mise
en accusation que la majorité est trop contente de lui refuser. La justice n'a
rien à gagner dans cette atmosphère de passions politiques exarcerbées. A
proposer un remède, il nous semble souhaitable de conférer et le déclenchement
de l'œuvre de répression et toute la procédure ultérieure y compris l'instruction
définitive à des juges professionnels. On pourrait songer à un organe de jugement composé en nombre égal de conseillers d'Etat, de conseillers à la Cour de
Cassation et de membres du Conseil constitutionnel. Une telle assemblée de
sages, dont une formation allégée prononcerait la mise en accusation sur saisine
d'un nombre assez important -à fixer- de parlementaires, mettrait sans doute
fin à l'immunité de fait dont jouissent les ministres.
(7) Précités.
(8) Vitu, Procédure pénale, 1957, p. 332 et 333 ; Merle et Vitu, op. cit., n. 1301 ~
(9) Vitu, op. cit., p. 372 ; Merle et Vitu, op. cit., n. 1457.
(10) Merle et Vitu, op. et loc. cit.
(11) Merle et Vitu, op. cit., n. 1329.
�62
B - L'indulgence déclarée
10) Le droit pénal des mineurs, c'est un lieu commun de le dire, est
beaucoup plus favorable que le droit commun avec, pour les mineurs de 13 ans,
l'irresponsabilité, et pour les autres, l'excuse atténuante de minorité et l'interdiction de la contrainte par corps ; plus une impressionnante cohorte de
mesures de sûreté destinées à tenter de remettre le mineur dans le droit chemin.
Pour ce faire, il était inconcevable de s'adresser à des juridictions classiques, en
raison de leur label indélébile d'organes répressifs devant lesquels la seule
comparution peut être néfaste. Il fallait des organes spécialisés, se décidant en
fonction de ce qu'est le mineur et non de ce qu'il a fait. L'ordonnance du 2
février 1945 a parachevé une évolution commencée au début du siècle. Il est
utile de faire quelques remarques sur diverses manifestations d'indulgence qui
caractérisent l'organisation et la procédure des juridictions pour mineurs
avant d'exposer quelques projets de réformes.
11) Trois organes spécialisés existent. La cheville ouvrière est le juge
des enfants, «magistrat paternel» (12) qui, pour les besoins de la cause, met en
échec le célèbre principe de séparation des autorités d'instruction et de jugement.
Il est en effet compétent pour instruire sur les délits et les contraventions de
la cinquième classe, et pour juger ces affaires, auquel cas il ne peut prononcer
contre le mineur qu'une mesure d'éducation ou de surveillance n'entraînant pas
son placement dans un établissement d'éducation surveillée. Le gros inconvénient du système est la concurrence qui existe entre juge d'instruction de droit
commun et juge des enfants. Il arrive ainsi fréquemment que le second, initialement saisi, s'aperçoit de la complexité de l'affaire où par exemple des majeurs
sont impliqués et se dessaisit au profit du premier, si bien que l'affaire ne
retrouvera le giron des juridictions pour mineurs qu'au stade du jugement.
Ensuite, s'il s'agit d'un crime, le juge des enfants est tenu de se dessaisir, juge
d'instruction et chambre d'accusation étant seuls compétents pour diligenter
l'information. Sans doute ces règles s'expliquent-elles par les préoccupations
majeures du juge des enfants qui doivent rester d'ordre psychologique ; mais il
n'en demeure pas moins un magistrat du T. G. 1. Sans doute l'éclipse de la
juridiction pour mineurs est-elle provisoire ; mais l'instruction n'est pas une
phase mineure du procès. Il est regrettable que le législateur se soit ici arrêté à
mi-chemin.
12) Le tribunal pour enfants -compétent pour juger les contraventions de la cinquième classe et les délits commis par les mineurs de 18 ans et les
crimes commis par ceux de 16 ans-, la chambre spéciale de la cour d'appel,
juridiction d'appel, et la cour d'assises des mineurs -qui juge les crimes commis
par les mineurs de 16 à 18 ans- suscitent moins de critiques. S'agissant du
premier, il est ingénieux d'associer au juge des enfants deux assesseurs non
magistrats ; malheureusement, dans les faits, ces assesseurs déçoivent fréquem(12) Merle et Vitu, op. cit., n. 1334.
�63
ment et font de la figuration, ce qui malmène quelque peu le principe de la
· collégialité. La chambre spéciale de la cour d'appel, qui ne comporte qu'un
magistrat spécialisé sur trois -le conseiller délégué à la protection de l'enfancene mérite pas d'observations particulières. Enfin, la cour d'assises des mineurs
est une adroite combinaison, quant à sa composition, de garanties de deux
ordres : le jury, garantie optimale de droit commun, et la présence de deux
assesseurs juges des enfants au sein de la cour proprement dite. Cette organisation date d'une loi du 24 mai 1951 ; 1'ordonnance de 1945 avait prévu une
cour d'assises exceptionnelle composée du tribunal pour enfants renforcé d'un
jury de sept membres, formation gênante dans la mesure où il était impossible
d'attraire devant elles des majeurs co-auteurs ou complices, ce qui est désormais
réalisable. Quoique juridiction d'exception, la cour d'assises des mineurs ne
mérite-t-elle pas un traitement spécial, en raison de son jury identique à celui
de son homologue de droit commun ? La question s'est ainsi posée de savoir si
elle possède la plénitude de juridiction lui permettant par exemple de juger un
mineur de 16 ans qu'une chambre d'accusation lui renverrait par erreur. La
Cour de cassation ne l'a pas voulu (13), ce qui peut être contesté, puisque la
cour d'assises des mineurs allie les garanties du droit commun et du droit des
mineurs. On notera enfin que la compétence des juridictions pour mineurs est
d'ordre public (14) : un tribunal correctionnel ne saurait s'affirmer compétent
au détriment d'un tribunal pour enfants (15), une chambre des appels correctionnels au détriment de la chambre spéciale (16) et une chambre d'accusation
ne saurait renvoyer un mineur de 16 à 18 ans devant une cour d'assises normale
(17).
13) La procédure suivie devant les juridictions pour mineurs se veut
très protectrice. D'importantes restrictions sont ainsi apportées en matière de
détention provisoire qui est exceptionnelle (18). D'autre part, l'ordonnance de
1945 impose une publicité réduite pour sauvegarder la personnalité du mineur
et l'intimité de sa famille. Le juge des enfants rend son jugement en chambre
du conseil, comme la chambre spéciale lorsqu'elle statue sur l'appel formé
contre sa décision (19) : sont uniquement présents le mineur, ses parents ou
tuteurs ou gardien, son avocat, le représentant du parquet et ceux des services
qui ont connu de l'affaire. Pour les autres juridictions, la pub~cité est également
restreinte : sont admis à assister aux débats, les témoins, les proches parents, le
tuteur ou le représentant légal du mineur, les membres du barreau, les représentants des institutions s'occupant des enfants et les délégués à la liberté surveillée.
Par ailleurs, l'ordo~ance pose une interdiction générale de publication des
(13) Crim. 21mars1957, B. n. 281 ; 29 juillet 1963, B. n. 268.
(14) Crim. 19 décembre 1946, B. n. 246.
(15) Crim. 24mai1951, B. n. 142; 25 avril 1978, B. n.129.
(16) Crim. 3 décembre 1957, B. n. 793.
(17) Crim. 14 mars 1973, B. n. 128.
(18) Pour les détails, v. Merle et Vitu, op. cit. n. 1193.
(19) Crim. 6 février 1973, B. n. 64 ; 28 novembre 1973, B. n. 443.
�64
débats, cle l'identité et de la personnalité des mineurs, à peine de sanctions
correctionnelles. Seul le jugement est rendu en audience publique et peut être
publié sans indication du nom du mineur, même par une initiale, à peine
d'amende.
Parmi les autres traits procéduraux on peut noter les suivants. Par
dérogation au droit commun, l'assistance d'un conseil aux interrogatoires et
confrontations du mineur est obligatoire ; de même la présence du défenseur
est obligatoire au stade du jugement. On remarquera aussi que certaines modifications procédurales allant dans le sens d'une répression accrue ont été déclarées étrangères aux mineurs, ainsi la saisine directe instaurée par la loi du 2
février 1981 et la comparution immédiate que lui a substituée la loi du 10 juin
1983. Au demeurant, ces précisions sont superflues puisque l'ordonnance de
1945 impose l'instruction à partir des contraventions de la cinquième classe.
14) On ne saurait nier les nombreux aspects positifs de l'ordonnance
de 1945 ; mais rien n'est parfait. On l'a déjà constaté au sujet des rapports
juge d'instruction - juge des enfants. Ne serait-il pas avisé de donner à celui-ci
une compétence exclusive en matière d'instruction, y compris pour les crimes ?
Ne faudrait-il pas prévoir, au sein de la chambre d'accusation, la présence d'un
conseiller spécialisé dans les questions de l'enfance ? En ce qui concerne le
tribunal pour enfants et la cour d'assises des mineurs, un auteur a déjà proposé
certaines modifications (20). La composition actuelle du tribunal a l'inconvénient d'empêcher toute jonction des procédures lorsque des majeurs sont
impliqués : d'où l'intérêt de faire juger majeurs et mineurs par un organe
composé de trois magistrats, dont le juge des enfants et deux assesseurs du
tribunal pour enfants (21). Quant à la cour d'assises des mineurs, il n'est pas
interdit de mettre en doute la compétence du jury pour statuer sur des problèmes de rééducation (22). Mais il ne faut pas oublier qu'il n'est pas seul et
que le bon sens populaire peut avoir une heureuse influence, car la justice des
seuls techniciens n'est pas forcément toujours la meilleure.
15) Deux commissions se sont récemment penchées sur la refonte
du droit des mineurs. La première, présidée par M. Costa, a élaboré en 1977 un
«Avant-projet de loi relatif à la prise en charge de la jeunesse délinquante ou en
danger» (23). A s'en tenir aux seules propositions du texte sur les juridictions
pour mineurs, le projet innove modérément. Le juge des enfants devient le
juge de la jeunesse et le tribunal pour enfants le tribunal pour mineurs ; la cour
d'assises des mineurs est conservée et toutes ces instances gardent leurs règles
de compétence respectives. La proposition la plus intéressante consiste dans la
prééminence du juge de la jeunesse lors de l'instruction. Si un juge d'instruction a été saisi, il doit se dessaisir dans un délai de dix jours au profit du juge
(20) Vitu, Réflexions sur les juridictions pour mineurs délinquants, in Mélanges Hugueney,
p. 239 S.
•
(21) Vitu, art. préc., p. 249.
(22) Vitu, art. préc., p. 245.
(23) Voir le texte de cet avant-projet in Rev. se. crim. 1979, 768.
�65
de la jeunesse. On notera aussi que ce dernier, au terme de son instruction,
pourra prendre une ordonnance de non-lieu, ce qui curieusement est interdit au
juge des enfants.
La seconde commission, présidée par M. Martaguet, dont les travaux
ont été diffusés en 1982 et 1983, s'oriente vers de plus grands changements
(24). La cour d'assises des mineurs est supprimée et remplacée par une formation spéciale du tribunal de la jeunesse : trois juges de la jeunesse assistés de
quatre assesseurs tirés au sort. Un appel est prévu devant une chambre de la
cour d'appel présidée par un conseiller à la protection de l'enfance assisté de
deux conseillers et de quatre assesseurs. L'existence d'un second degré de
juridiction s'explique par la suppression du jury. Le tribunal pour enfants est
baptisé tribunal_ de la jeunesse et il perd l'exclusivité des décisions de placement
et pour partie du prononcé des peines d'amende au profit du juge de la jeunesse.
Au niveau de la procédure d'instruction, la commission propose, à l'inverse de
sa devancière, le dualisme de magistrats instructeurs, tempéré par le renvoi de
tout dossier correctionnel en jugement par le seul juge de la jeunesse. En
matière correctionnelle, la procédure ne doit pas excéder un an entre la saisine
du magistrat instructeur et la décision de jugement, faute de quoi le prononcé
d'une peine est impossible.
16) De ce qui précède, droit positif et projets de réforme, il ressort
que les juridictions pour mineurs sont enracinées dans notre droit ; et les
préoècupations qui animent les réformateurs sont une plus grande spécialisation des instances compétentes, une meilleure connaissance du délinquant et
une libéralisation encore plus accentuée (avec suppression, dans les deux
projets, de la détention provisoire pour les moins de 16 ans). Hormis quelques
divergences de détail, se manifeste donc un consensus quasi-unanime. Les juridictions pour mineurs sont des juridictions d'exception bien-aimées de tous,
juristes et opinion publique. Mais elles sont bien les seules à jouir d'une telle
cote. Lorsque les juridictions d'exception sont instaurées pour accroître la
répression, elles deviennent objets de polémique et souvent d'aversion.
II - La juridictions d'exception instruments de rigueur
17) De tous temps, il est apparu que l'armée devait posséder ses
propres tribunaux chargés d'appliquer le droit pénal militaire. La justice
militaire répressive doit être rapide et exemplaire pour sauvegarder la discipline et aussi, dans certains cas, l'intégrité et la sûreté de l'Etat. Il n'empêche
que la justice militaire s'est progressivement rapprochée du droit commun dont
elle subit l'influence croissante. Et la Cour de sûreté de l'Etat, juridiction
originale tant décriée, n'échappe pas à ce courant dont l'aboutissement est la
réforme survenue en 1982. Ce droit procédural d'exception se caracténse par
sa rigueur mesurée (A). En revanche, les périodes troublées qu'a connues la
(24) Voir Martagu~t, Le nouveau droit des mineurs, rapport fait au VIe Congrès de l' Association française de droit pénal, Montpellier, novembre 1983.
�66
France aux lendemains de la Seconde Guerre Mondiale et lors des événements
d'Algérie ont donné naissance à des juridictions temporaires de sinistre
mémoire pour la plupart. C'était le règne de la rigueur démesurée (B).
A - La rigueur mesurée
18) De 1945 à 1982, les juridictions militaires n'ont pas subi de
spectaculaires transformations. Jusqu'au Code de justice militaire de 1965
commun aux trois armes, les grandes lignes sont les suivantes. Les tribunaux
militair~s et les tribunaux maritimes sont remplacés en 1953 par les tribunaux
permanents des forces armées. En temps de paix, ceux-ci, composés d'un magistrat civil, président, et de six assesseurs militaires, connaissent à l'égard de
toutes personnes des .infractions à la sûreté extérieure de l'État sauf certaines
atteintes à l'unité nationale (art. 80 C. P.) et à l'égard des militaires des infractions militaires et des crimes et délits de droit commun commis dans le service,
dans un établissement militaire ou chez l'hôte. En temps de guerre, où existent
en outre des tribunaux militaires aux armées composés de militaires, la compétence des juridictions militaires s'élargit de façon assez complexe (25). Notons
simplement que toutes les infractions contre la sûreté extérieure de l'État sont
de leur ressort ainsi que tous les crimes et délits commis par des militaires
méme hors du service. On constate encore un élargissement de la compétence
des juridictions militaires en certaines périodes d'exception : état de siège
(L. 8 août 1849) et état d'urgence (L. 3 avril 1955).
Au niveau procédural, les juridictions militaires présentent des
traits originaux mais portent aussi la marque du droit commun. Ainsi, en temps
de paix, l'instruction est en principe toujours obligatoire et elle est menée par
un juge d'instruction militaire qui applique des règles très voisines de celles du
Code d'instruction ·criminelle et de la loi de 1897. Mais l'action publique ne
peut être mise en mouvement que par le général commandant la circonscriptiol\ territoriale. Le rôle du ministère public est tenu par un commissaire du
gouvernement. Il existe une chambre d'accusation qui a la particularité d'avoir
parmi ses membres un officier : elle est juge d'appel des ordonnances du juge
d'instruction et juridiction d'instruction du second degré en matière criminelle ;
son arrêt de renvoi au tribunal militaire en cas de crime est indicatif de compétence (26). En temps de guerre, la chambre d'accusation militaire ou maritime
est supprimée, et devant les tribunaux militaires aux armées, on peut employer
la citation directe y compris en matière criminelle. S'agissant de la procédure
de jugement, elle est imitée de celle des assises du moins devant les tribunaux
permanents des forces armées (27). En temps de paix, les pourvois sont portés
devant la Chambre criminelle de la Cour de cassation sauf s'il y a état de siège
(25) Voir Vitu, Procédure pénale, p. 111.
(26) Voir Jeandidier, La juridiction d'instruction du second degré, 1982, n:22 à 24, 240.
(27) Vitu, op. cit., p. 373 ; sur la procédure des tribunaux aux armées, v. P. Hugueney,
Traité théorique et pratique de droit pénal et de procédure pénale militaire, 1933,
n. 153 et 154.
�67
où existent des tribunaux de cassation permanents. En temps de guerre, il
existe un tribunal de cassation auprès de chaque armée composé de militaires,
à la différence des précédents, mixtes.
19) Le Code de justice militaire de 1965 n'a pas bouleversé la matière. En temps de paix existent des tribunaux permanents des forces armées
(28) qui comprennent une chambre de jugement composée de deux magistrats
civils et de trois juges militaires et une chambre de contrôle de l'instruction
composée de deux magistrats civils et d'un officier. On retrouve le particularisme signalé plus haut pour la mise en mouvement des poursuites. On notera
aussi que le justiciable peut être privé de liberté pendant une période maximale de cinq jours en vertu d'un ordre d'incarcération provisoire émanant de
l'autorité qualifiée pour engager les poursuites, avant sa décision sur la suite à
donner à l'affaire. S'il y a traduction directe devant le tribunal, le parquet a
le pouvoir de confirmer un tel ordre d'incarcération provisoire pour au plus
soixante jours. Le juge d'instruction militaire, qui n'est obligatoirement saisi
que s'il y a crime ou si la personne soupçonnée est mineure, est compétent
pour ordonner le renvoi en jugement y compris en cas de crime. L'inculpé,
autre particularité notable est tenu d'avoir un défenseur et la détention provisoire a un caractère illimité. Le rôle de la chambre de contrôle de l'instruction
est assez restreint : elle est juge d'appel des ordonnances rendues par le juge
d'instruction, elle est compétente pour prononcer la nullité d'actes de l'instruction (29).La procédure suivie devant elle est rigoureusement inquisitoire. La
procédure de jugement est proche de celle des assises. La compétence du
tribunal permanent des forces armées est la suivante : à l'égard des militaires,
toutes les infractions militaires non liées à une entreprise dirigée contre la
sûreté de l'Etat et toutes les infractions de droit commun commises dans un
établissement militaire ou dans le service. Si uu co-auteur ou complice est un
civil, la juridiction de droit commun devient compétente pour tous les prévenus.
Le seul recours est le pourvoi en cassation porté devant la Chambre criminelle.
Il faut encore noter qu'il existe des tribunaux militaires aux armées, composés
de militaires, compétents pour toutes les infractions commises par les membres
des forces armées et les civils employées par les armées. En temps de guerre, on
retrouve des règles traditionnelles, puisque la compétence des juridictions
militaires est élargie : elle englobe toutes les infractions contre la sûreté de
l'État quels qu'en soient les auteurs, tous les faits qui en temps de paix seraient
jugés par les tribunaux militaires aux armées et les crimes et délits commis par
des nationaux ennemis ou agents au service de l'ennemi, à l'encontre d'un
national (30). Naturellement des extensions de compétence.existent encore en
cas d'état de siège ou d'état d'urgence. Vouloir dresser un bilan conduit à la
(28) Un Haut tribunal permanent des forces armées existe pour les maréchaux, amiraux et
généraux.
(29) Voir Jeandidier, op. cit., n. 256 et 268.
(30) Il existe encore aux armées des tribunaux prévôtaux chargés de juger des infractions
mineures: v. C. J. M. art. 457 s.
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conclusion suivante : le code de 1965 se rapproche et s'éloigne à la fois du
droit commun : si les tribunaux de cassation sont supprimés, la chambre
d'accusation l'est aussi ; mais, d'une façon générale, la procédure fait toujours
de substantiels emprunts aux règles normales. Peu avant leur suppression, les
tribunaux permanents des forces armées rendaient annuellement environ 9 000
jugement.
20) Instituée par deux lois du 15 janvier 1963, la Cour de sûreté de
/'État est une illustration typique d'une juridiction d'exception efficace mais
devant laquelle les droits de la défense ne sont pas bafoués (31). Elle trouve
son origine dans la nécessité de prévoir un organe durable pour lutter contre
divers moyens de subversion contre lesquels les tribunaux militaires ne sont pas
toujours bien préparés. Quant à l'idée de déférer les crimes politiques aux assises,
des événements récents avaient démontré la vulnérabilité des jurés aux menaces
(32). Des sectateurs du projet gouvernemental, non sans cynisme, ont présenté
la nouvelle juridiction comme de droit commun, ce qui est une «hérésie juridique» (33). La compétence de la Cour de sûreté de l'État est limitée au temps
de paix et s'étend à toutes les infractions contre la sûreté de l'État ou contre
l'autorité de l'État commises par des majeurs ou des mineurs de 16 à 18 ans. La
Cour comprend une chambre de jugement permanente où les magistrats civils
sont prépondérants (trois sur cinq) ; en cas d'abondance des affaires, des
chambres temporaires peuvent être créées. Il existe aussi une chambre de
contrôle de l'instruction permanente composée de trois magistrats civils. Le
ministère public est représenté par des magistrats civils et, chose remarquable,
le réquisitoire introductif doit être précédé d'un ~rdre du Garde des Sceaux.
L'instruction, diligentée par un juge d'instruction magistrat civil, suit en gros
les règles du droit commun sous réserve d'une détention provisoire illimitée
jusqu'en 1970. Si ce juge estime qu'il existe des charges suffisantes, dérogation
remarquable aux principes normaux, il ne peut pas renvoyer directement
l'inculpé devant la chambre de jugement : il rend une ordonnance de. déclaration de charges suffisantes et alors intervient le gouvernement qui peut décider
le renvoi en jugement par un décret de mise en accusation, la cour étant saisie
par citation directe dÙ ministère public. La chambre de contrôle de l'instruction statue sur l'appel interjeté contre les ordonnances du juge d'instruction
(appel curieusement dénommé «référé») et sur les requêtes en annulation
d'actes irréguliers : sur tous ces points la supériorité du parquet est écrasante.
La procédure devant la formation de jugement est mixte, empruntée à la cour
d'assises avant et après les débats, et au tribunal correctionnel pendant. La
constitution de partie civile est admise au seul stade du jugement. Trois voies
de recours sont ouvertes : opposition, pourvoi en cassation et révision.
(31) Voir Levasseur, La Cour de sûreté de l'Etat, G. P. 1963, 1, 26 s. ; Vitu, Une nouvelle
juridiction d'exception : la Cour de sûreté de l'Etat, Rev. se. crim. 1964, 1 ; Vouin,
La Cour de sûreté de l'Etat, J. C. P. 1963, 1, 1764.
(32) Voir Vitu, art. préc., p. 4, note 1.
(33) Vitu, art. préc., n. 8.
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Quoique ayant fonctionné dans des conditions satisfaisantes, et à
· raison d'une vingtaine d'affaires par an, la Cour de sûreté de l'État n'a pas été
épargnée par les critiques. La nùse en accusation mélange ainsi pouvoir judiciaire et pouvoir exécutif. Les délais de garde à vue paraissent exorbitants :
dix jours, réduit à six à partir de 1970, en temps normal; quinze jours réduits
à douze en 1970 lorsqu'il y a état d'urgence. La compatibilité des lois de 1963
avec la Convention européenne des droits de l'homme demeure douteuse (34).
Il n'est donc pas étonnant que la Cour de sûreté de l'État, sorte d'épouvantail,
aît été l'une des prenùères victimes du changement politique de 1981 puisque
elle a été supprimée par la loi du 4 août de cette même année. En attendant
que les juridictions militaires rubissent le même sort qui leur était pronùs pour
bientôt, un système de transition voit le jour. Les tribunaux de droit commun
se voient transférer compétence pour juger toutes les infractions politiques en
temps de paix sauf certaines infractions graves (trahison, espionnage, atteinte à
la défense nationale) et lorsqu'il y a risque de divulgation d'un secret de la
défense nationale, auquel cas la juridiction militaire dévient compétente (35).
Cette disposition est intéressante car elle traduit l'incapacité congénitale de la
juridiction de droit commun pour connaître de toutes les infractions politiques.
Les juridictions d'exception ont la vie dure et le proche avenir devait le
démontrer.
21) La loi du 21 juillet 1982 constitue la seconde étape dans la
suppression des juridictions d'exception figurant au programme de la nouvelle
majorité : les tribunaux permanents des forces années rejoignent, en temps de
paix, la Cour de sûreté de l'État aux oubliettes (36). Mais parler d'alignement
sur le droit commun est impossible car les particularismes sont encore légion.
D'abord, en temps de guerre, la juridiction militaire renaît de ses cendres :
il s'agit des tribunaux te"itoriaux des forces armées composés de deux magistrats civils et de trois juges militaires ; ces tribunaux peuvent également être
créés en cas d'état de siège ou d'urgence. Ces organes connaissent des infractions militaires ou commises par des militaires et de celles contre la sûreté de
l'État. Les règles procédurales sont comparables à celles prévues par l'ancien
code. Peuvent encore être créés des tribunaux militaires aux armées composés
de cinq juges militaires copiés de leurs ancêtres. Le Garde des Sceaux a ainsi
justifié la survie de tout cet arsenal : «Dans le temps de l'exception, l'impératif
de survie de la collectivité nationale l'emporte sur toute autre considération»
(37). Cet hommage a dû paraître incongru aux nombreux adversaires de la
juridiction militaire. En temps de paix, on retrouve d'abord les tribunaux
militaires aux armées, ainsi lorsque les années stationnent ou opèrent hors
(34) Voir Merle, La Convention européenne des droits de l'homme et la justice pénale
française, D. 1981, Chron., 227.
(35) Voir Bouloc, Chron. lég., Rev. se. crim. 1982, 159.
(36) Voir Bouloc, Chron. leg., Rev. se. crim. 1983, 109 ; Jestaz, Chron. leg., Rev. trim.
dr. civ., 1982, 819 ; Stéfani, Levasseur et Bouloc, op. cit., n. 387 s.
(37) J. O. Déb. Ass. Nat. 1982, p. 1128.
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de France. Il existe encore un tribunal des forces armées siégeant à Paris connaissant en certaines circonstances d'infractions commises à l'étranger (38).
L'innovation fondamentale concernant toutes ces juridictions militaires, est la
possibilité reconnue à la victime de porter devant elles son action civile, ce qui
lui était autrefois refusé ; mais elle ne peut pas mettre en mouvement l'action
publique car on redoute les constitutions abusives de partie civile aux fins de
déstabilisation de l'armée. On notera que la détention provisoire est illimitée
et que la Chambre criminelle coiffe le système.
22) Toujours en temps de paix, et c'est la règle normale cette fois, il
n'y a plus de juridictions militaires et les tribunaux de droit commun sont
désormais compétents pour les infractions qui étaient auparavant du ressort des
tribunaux permanents des forces armées ; ce qui promet des décisions enfin
motivées. Mais le nouvel article 697 C. P. P. énonce que dans la circonscription
de chaque cour d'appel, un tribunal de grande instance est compétent pour
l'instruction et, s'il s'agit de délits, le jugement des infractions visées par
l'article 697-1 C. P. P., savoir les infractions militaires et les crimes et délits
commis dans l'exécution du service par les militaires. Quoique spécialisée,
à l'instar de ce qui existe depuis 197 5 en matière économique et financière,
cette formation du T. G. 1. n'est pas une juridiction d'exception. A l'inverse, il
n'en va plus de même pour le jugement des crimes définis par le Code de
justice militaire et ceux contre la sûreté de l'État ainsi que ceux de droit
commun commis dans l'exercice du service par les militaires s'il existe un
risque de divulgation d'un secret de la défense nationale. Une cour d'assises
sans jurés, composée de sept magistrats est en effet compétente. Il s'agit d'une
véritable juridiction d'exception (39), voire d'un monstre juridique puisqu'il
obéit aux règles du droit commun et paraît notamment jouir de la plénitude de
juridiction, notion qui s'explique par la présence d'un jury. D'ailleurs, le seul
fait de parler d'une cour d'assises sans jury est un non-sens. Au niveau procédural, on remarquera que, comme pour les juridictions militaires, l'action
publique ne peut être mise en mouvement par la victime. Le ministère public
d'ailleurs doit demander l'avis du ministre chargé de la défense ou de l'autorité
militaire.
23) Le nouveau droit positif mérite-t-il l'approbation ? Malgré les
apparences, il ne rompt pas avec le passé car il prend en considération à maints
égards la nécessité d'une répression accentuée quoique proche du droit
commun. Mais le vice fondamental du nouveau système est d'avoir voulu sacrifier les droits d'exception à des généreuses incantations sans pour autant, sous
la pression de la réalité, les supprimer entièrement, ce qui nous vaut des chefsd'œuvre de contorsions juridiques. Tout ceci était-il bien nécessaire ? On peut en douter. Y a-t-il ainsi un fossé entre la Cour de sûreté de l'État et les cours
d'assises new-look? Quant aux anciens tribunaux permanents des fo_rces armées,
(38) Voir Stéfani, Levasseur et Bouloc, op. cit., n. 389.
(39) En ce sens, Vitu, obs. Rev. se. crim. 1983, 254. Mayer, L'infraction politique, n. 18,
rapport, VIe Congrès Association française de droit pénal, Montpellier, novembre 1983.
�71
on s'accordait sur la sérérùté de leurs jugements. Au surplus, comparaître autrefois pour certaines infractions relativement mineures devant la juridiction
militaire n'avait pas le caractère d'UU'amie attaché habituellement à la comparution devant les tribunaux ordinaires. Comme l'a remarqué un parlementaire,
en déférant devant les tribunaux de droit commun des jeunes coupables de
péchés de jeunesse, on les confond avec la pègre de droit commun (40).
B - La rigueur démesurée
24) Les périodes de troubles politiques ne sont généralement pas
glorieuses pour la justice souvent incapable de préserver son indépendance et
métamorphosée er. instrument privilégié de répression. Depuis 1945, le phénomène s'est manifesté à deux reprises : la première vague est liée aux séquelles
de la Seconde Guerre Mondiale et la deuxième au drame algérien. Et à chaque
fois, les tribunaux d'exception ont poussé comme des champignons vénéneux.
25) Le régime de Vichy, entre autres méfaits, s'était distingué par
ses juridictions spéciales (41). La Libération n'a malheureusement pu échapper
à la tentation. Panni les juridictions organisées, il y a d'abord les cours de
justice, instituées en 1944 auprès de chaque Cour d'appel. Composées pour
majorité de jurés choisis panni les membres de la Résistance, leur compétence
est très lâche : elles jugent les faits commis postérieurement au 16 juin 1940
lorsqu'ils révèlent «l'intention de leurs auteurs de favoriser les entreprises de
toute nature de l'ennemi». Aucune précision n'est donnée par les ordonnances
les créant sur le lieu du crime pour déterminer leur compétence territoriale, ce
qui devait inciter ces cours à décider de connaître de tous les actes de collaboration, même perpétrés à l'étranger (42). L'instruction est limitée à un
degré. Datent aussi de 1944 les chambres civiques établies auprès de chaque
section de cour de justice et d'une composition comparable. Elles sont compétentes «pour juger tout Français qui aura postérieurement au 16 juin 1940 soit
apporté en France ou à l'étranger une aide directe ou indirecte à l'Allemagne
ou à ses alliés, soit porté atteinte à l'urùté de la nation ou à la liberté des
Français ou à l'égalité entre ces derniers». Le crime nouveau d'indignité
nationale est sanctionné par la peine nouvelle de dégradation nationale. Aucune
information n'a lieu. La seule voie de recours contre les décisions des cours de
justice et des chambres d'accusation et des chambres civiques est le pourvoi en
cassation porté devant la chambre d'accusation (43). On mentionnera aussi les
comités d'épuration chargés d'éliminer socialement les adeptes de Vichy, les
chambres co"ectionnelles économiques réprimant les infractions aux prix et au
ravitaillement et la Haute Cour de justice chargée de juger l'activité des personnalités vichysoises. Toutes ces juridictions ont disparu quelques années après
(40) Foyer, J.O. Déb. Ass. Nat. 1982, p. 1144.
(41) Voir Merle et Vitu, op. cit., n. 1326.
(42) Nancy, 26 avril 1946, G. P. 1946, 1, 268.
(43) Voir Jeandidier, op. cit. n. 295 à 301.
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leur création sauf la dernière qui n'a jamais été supprimée expressément mais
qui évidemment n'a plus de raison d'être.
26) La guerre d'Algérie a d'abord entraîné l'extension de la compétence et l'aggravation de la procédure des juridictions militaires siégeant dans
les départements algériens et sahariens. Mais surtout, lors du paroxysme du
conflit apparaissent les tribunaux d'exception, militaires pour la plupart. Le
Haut Tribunal militaire, statuant sans recours, et le Tribunal militaire, surnommé «le petit» soumis au contrôle de la Chambre criminelle, sont créés en
1961 par des décisions présidentielles pour juger les responsables du putsch
d'Alger. Ayant encouru les foudres présidentielles pour avoir accordé à Salan
les circonstances atténuantes, le premier est remplacé en 1962 par une Cour
militaire de justice déclarée illégale par le Conseil d'État dans le célèbre arrêt
Canal (44) comme portant atteinte aux droits et garanties essentielles de la
défense ; mais cet organe a été rétroactivement validé par le législateur en
1963. Une autre juridiction d'exception a été créée en 1962 : le Tribunal de
l'ordre public chargé de juger les auteurs d'attentats appartenant à 1'0. A. S.
et dont la procédure se caractérise par un seul degré d'instruction représenté
par le ministère public (45), comme pour le Haut et le petit Tribunal militaire.
Toutes ces juridictions ont disparu en 1962 ou 1963.
CONCLUSION
27) Au terme de cet exposé, on constate que l'évolution des juridictions pénales d'exception au cours de ces quatre décennies est orientée
vers le libéralisme. Évidente pour les organes chargés d'appliquer une justice
pleine de mansuétude, l'observation s'impose aussi dans le domaine de rigueur
traditionnel bastion des juridictions d'exception. Les tribunaux temporaires
relèvent de l'histoire du droit et ceux permanents compétents pour les infractions militaires et politiques ont subi l 'irresistible attraction de la procédure
de droit commun. Mais la France n'est ·pas à l'abri d'événements tragiques.
Ce.rtains, prévisibles (guerre, états de siège et d'urgence) ressuscitent automatiquement une justice d'exception raisonnable. D'autres sont imprévisibles et
peuvent faire apparaître des organes plus redoutables. La démonstration sera+
elle un jour faite de la suprématie de la Justice sur la Politique ? Il est néanmoins préférable de rester dans l'expectative plutôt que d'être confronté à
une situation génératrice d'une telle occasion, car pour l'instant, la Justice n'a
jamais été juste lorqu'elle a jugé la Politique.
(44) C. E.19 octobre 1962, in Long, Weill et Braibant, Les grands arrêts de la jurisprudence
administrative, n. 104.
(45) Voir Charvin, Justice et politique, L. G. D. J. 1968, p. 402, note 56.
�L'ELABORATION D'UN NOUVEAU CODE PENAL FRANÇAIS
Par
Georges LEV ASSEUR
Membre de la Commission de réforme du Code pénal
Le 1er octobre 1974 (il y a donc près de dix ans), le Garde des Sceaux
de l'époque, M. Lecanuet, réunissait solennellement ses chefs de Cour (premiers
présidents et procureurs généraux des Cours d'appel). Il leur fit une longue
harangue, principalement consacrée à la justice pénale et dont.l'essentiel est
rapporté textuellement dans la Gazette du Palais du 12 octobre 1974.
On y lit notamment ceci : «Ayant ainsi délimité les «secteurs-clés»
dans lesquels doit intervenir la justice pénale, il faut maintenant définir les
adaptations nécessaires du système pénal.
«Mes projets, à cet égard, répondent à trois sortes de considérations :
«adapter la loi pénale à l'évolution des mœurs, simplifier et réunifier
«l'intervention judiciaire, diversi.fierl'action de la justice pénale.
«1) Adaptation de la loi pénale
«La loi doit s'adapter à l'évolution des mœurs. Le code pénal a
«aujourd'hui plus de 160 ans et, malgré les nombreuses modifications qu'il
«a subies, il apparaît nécessaire de le réviser, sur un double plan.
«-Au plan des infractions, il s'agit d'une remise en ordre des textes,
«mais aussi d'une révision de la définition des crimes et des délits.
«- Au plan des sanctions, il s'agit aussi d'une modernisation allant
«dans le sens de la diversification des sanctions mises à la disposition du
«juge.
«Un nouveau code pénal sera élaboré. La rédaction en est engagée.
«La commission qui en a la charge, et dont M. le Premier Président Aydalot
«assure la présidence, sera institutionnalisée incessamment. Toutes mesures
«seront prises pour qu'elle puisse mener à bien ses travaux dans le délai
«d'un an».
La nouvelle eut été de nature à créer quelque sensation si cette initiative eut été la première.
Chacun connaît les cures de rajeunissement que le code pénal de
1810 a suivies, dont les premières se sont placées dès le 28 avril 1832 puis le
13 mai 1863.
Une vingtaine d'années plus tard (car il est sociologiquement établi
que la fatigue d'un code pénal est telle qu'à chaque génération il est nécessaire
de «resserrer les boulons») vers 1886 un projet de réforme fut entrepris et
mené assez loin (on peut trouver dans la Revue pénitentiaire de 1893, p. 151 à
209, les 112 premièrs articles et la discussion à laquelle ils donneront lieu
devant la Société des Prisons).
�74
Néanmoins, en 191 O on ne manqua pas de célébrer le centenaire du
code napoléonien, quelque peu rapiécé !
Après la première guerre mondiale, alors que de nouveaux codes
pénaux fleurissaient dans les pays transformés (Italie), libérés (Lettonie, Danemark) ou reconstitués (Pologne), la France se sentit prise d'émulation. Aussi
une commission fut-elle formée sous la présidence du Procureur Général Matter,
de la Cour de Cassation. Elle travaille avec diligence puisque dès 1933 la partie
générale était rédigée et soumise tant aux divers corps judiciaires qu'aux
Facultés de Droit des Universités. Les uns et les autres présentèrent des observations fort approfondies, qui furent d'ailleurs publiées (en particulier celles
d'Aix-en-Provence dûes au professeur Lebret ; Pierre Garraud avait rédigé
celles de Lyon et le doyen Magnol publia un rapport considérable qui lui
avait été confié, à la fois par la Faculté de Droit et par la Cour d'appel de
Toulouse). La commission poursuivait pendant ce temps son travail sur la
partie spéciale si bien que l'ensemble du nouveau projet put être déposé devant
la Chambre des députés dès le 15 mai 1934. Si la commission nommée en 1974
avait fait aussi vite, la promesse du garde des Secaux aurait presque pu être
tenue ...
On croyait alors sincèrement à l'imminence du nouveau code. Les
collègues de ma génération G'en aperçois avec émotion dans cette salle) se
souviennent certainement que toute leçon d'agrégation de droit pénal devait
être riche de droit comparé (tiré des codes récemment épanouis) et examiner
avec soin les orientations du «projet Matter» sur la question donnée comme
sujet.
La situation économique et financière d'abord, la situation extérieure
internationale ensuite, firent promptement enterrer ce beau projet. La commission, poursuivant son élan, s'était attaquée courageusement à la réforme du
code d'instruction criminelle, lorsque la guerre vint interrompre ses travaux.
En 1960, le 150e anniversaire du code pénal fut célébré avec un éclat
particulier (plus brillant même que le centenaire) lors d'une assemblée solennelle
tenue au Palais de Justice de Paris sous la présidence du Garde des Sceaux
(M. Michelet), et dont on retrouve dans la Revue de Science Criminelle de 1960
(p. 383 à 418) 1es allocutions qui furent prononcées, j'eus l'insigne honneur de
figurer parmi les thuriféraires au nom de l'Université.
Au lendemain de l'élaboration du code de procédure pénale qui
venait de remplacer le code d'instruction criminelle juste avant que ce jumeau
du code pénal napoléonien put célébrer lui aussi ses 150 ans, une Commission
dite d'Études pénales Législatives avait examiné certaines réformes. Un peu plus
tard le garde des Sceaux Jean Foyer avait suscité de petits groupes de travail
chargés chacun d'un secteur particulier (c'est ainsi que mon collègue Vouin
avait travaillé avec le président Patin sur les causes de non-imputabilité). Ce
système avait été repris, élargi et institutionnalisé par un autre garde des Sceaux
M. Taittinger, à la veille de la mort du président Pompidou G'avais à cette
occasion participé moi-même aux côtés du conseiller Lageaud, récemment
disparu et de Mme Simone Weil alors secrétaire du Conseil Supérieur de la
Magistrature, à un groupe de travail sur la responsabilité des malades mentaux).
�75
Est-ce à ces formations que M. Lecanuet faisait allusion en disant
que la rédaction du code pénal était déjà engagée ?
Les multiples précédents, que je viens de citer, étaient de nature à
imprégner de scepticisme les gens de ma génération (dont nul pourtant ne doutait de l'utilité de ce que j'ai appelé quelque part le «grand-œuvre» ).
Un' décret du 8 novembre 1974 fixant la composition de la Commision parut au Journal Officiel. Le président et le vice.président étaient les deux
plus hauts magistrats français : le Premier Président et le Procureur Général de
la Cour de Cassation ; cette juridiction était représentée en outre par un
conseiller et un conseiller référendaire (M. Emile Robert qui fait toujours
partie de l'actuelle commission dont il est un des deux membres les plus anciens).
Faisaient également partie de cette commission deux autres magistrats (un
procureur général de province, M. Jean Robert, aujourd'hui retraité mais
toujours membre, et le directeur des affaires criminelles à la Chancellerie,
membre ès qualités), deux avocats au barreau de Paris, deux professeurs de
droit (mes collègues Vitu, aujourd'hui démissionnaire, et Léauté toujours en
fonctions après une démission d'environ une année) et un médecin-expert
psychiatre (le Dr Roumajon, lui aussi toujours en fonctions).
La commission ainsi composée (que j'appellerai la «Commission
originaire», a publié un avant-projet de partie générale environ dix huit mois
après sa nomination, c'est-à-dire en juillet 1976. Il fut soumis aux observations
des Cours et Tribunaux, du barreau, des auxiliaires de justice, des Universités,
etc ... et retient particulièrement l'attention de l'Association Française de Droit
pénal dans sa réunion au congrès de Pau en 1977. Les observations reçues et les
critiques émises amenèrent la commission à revoir cet avant-projet, et à mettre
au point en 1978 une nouvelle version qualifiée d' «avant-projet définitif». Sur
quoi elle se remit immédiatement au travail et entreprit la partie spéciale,
rédigeant dès juillet 1980 les dispositions nouvelles concernant les infractions
contre les personnes et contre la propriété. Ces dispositions, alors confidentielles,
furent largement utilisées par les auteurs du projet dit «Sécurité et Liberté» qui
aboutit à la loi du Ier février 1981. Aussi bien la révision de ladite loi par celle
du 10 juin 1983 n'a pas porté sur ces dispositions afm de laisser au parlement
le soin de se prononcer à leur sujet dans le cadre de la révision d'ensemble du
code pénal qui doit toujours lui être soumis.
Le changement politique intervenu en mai-juin 1981 n'a pas entraîné
la mise à l'écart du projet en cours, non plus que la dissolution de la Commission.
Il amène cependant un remaniement, assez sensible, qui m'amènera à parler
d'elle sous le nom de «Commission élargie». C'est en effet en un élargissement
du nombre des membres dans chaque catégorie que la réforme a consisté,
quoiqu'elle ait comporté aussi, et ce n'est pas là un détail négligeable, une
modification dans la présidence désormais attribuée au Garde des Sceaux luimême, mon collègue Robert Badinter.
Les magistrats constituent le groupe le plus nombreux, même si leur
proportion n'est pas aussi forte. La Cour de Cassation est représentée par le
président de la Chambre criminelle (M. Braunschweig), un ancien président de
�76
celle-ci (M. Mongin), un ancien conseiller-doyen (M. Malaval, qui a appartenu
à la commission originaire). M. Émile Robert (devenu avocat général à Paris)
et son homonyme le procureur général en retraite Jean Robert, membres
de la première heure, sont toujours actifs. Le procureur général de Paris (précédemment conseiller à la Cour de Cassation et ancien directeur des affaires
criminelles) M. Arpaillange (1) est un des membres nouveaux, de même qu'un
magistrat du Tribunal de Grande Instance (2). Le médecin-psychiatre Dr
Roumajon continue à apporter un concours très précieux. Le nombre des
avocats (3) et celui des professeurs (4) a été porté à trois, ce qui permet leur
représentation dans chacune des sous-commissions travaillant sur le droit pénal
spécial.
La continuité de la Commission, en dépit de son élargissement se
marque non seulement par le fait que l'on y retrouve la quasi-unanimité des
membres de la commission originaire, mais aussi par le fait que les procèsverbaux des séances plénières sont numérotés depuis 1974. Ceci est d'ailleurs
facilité par la stabilité des membres du secrétariat de la Commission (assuré par
du personnel de la Chancellerie), avec, à sa tête, M. Noquet-Borel, présente
depuis le premier jour et qui constitue la mémoire de la commission.
Le présent exposé ne s'attardera pas sur les positions doctrinales ou
techniques adoptées par la partie générale de l'avant-projet ; celles-ci ont déjà
fait l'objet d'abondantes discussions et publications. Il envisagera au contraire
deux points qui, après ce long historique, apparaissent fondamentaux et répondre
davantage aux objectifs des organisateurs de ce cycle de conférences : d'une
part, quelles sont les méthodes suivies dans l'élaboration du nouveau code
pénal ; et d'autre part quel est actuellement l'état des travaux de la commission
(où en sommes-nous de la procédure d'élaboration?).
1. - LES MÉTHODES SUMES DANS L'ÉLABORATION D'UN NOUVEAU
CODE PÉNAL
En constatant qu'après près de dix ans d'activité, la Commission n'a
pas avancé autant que l'avait fait la commission Matter en trois ou quatre ans,
on peut se demander si les méthodes suivies ont été bonnes.
A - Le statut des membres de la Commission
Le temps écoulé depuis le début des travaux a amené des décès, des
démissions (tenant essentiellement à l'âge, celles motivées par ce qui avait paru
(1) M. Arpaillange a été nommé depuis lors Procureur Général de la Cour de Cassation
et continue à participer aux travaux de la Commission.
(2) Mme Imbert-Quarretta, alors à Dijon est nommée depuis à Paris.
(3) Mme G. Sénéchal-Lereno (qui avait remplacé dans la commission originaira M. Floriot
au décès de celui-ci, puis avait été la première à démissionner après le dépôt du projet
de la loi «Sécurité et Liberté») ; M. Kiejman et la bâtonnier Bouchet de Lyon.
(4) M. Léauté, membre de la commission originaire, revenu après démission ; Mme Mireille
Delmas-Marty, et G. Levasseur nommé en octobre 1981 en remplacement de M. Vitu
démissionnaire.
�77
un désaveu de la politique criminelle de la commission ayant donné lieu à
~éintégration ultérieure), des remplacements, etc ... qui expliquent les remaniements successifs de la partie générale, déjà en 1978, puis en 1983 (l'édition
actuelle est datée de mai 1983).
La commission a d'abord siégé une fois pas semaine en séance plénière pour l'élaboration ou la révision de la partie générale. Par la suite, cette
périodicité n'a été maintenue que pour les sous-commissions qui, chacune,
rendent compte à peu près une fois par mois à la commission réunie en séance
plénière sous la présidence du garde des Sceaux.
Les magistrats, professeurs et avocats membres de la commission (et
de l'une ou l'autre des sous-commissions, parfois de deux sont ainsi pris deux
ou trois demi-journées par semaine alors qu'ils doivent continuer à assurer leurs
occupations habituelles ; le service des magistrats ou des professeurs ne s'en
trouve aucunement allégé. N'eut-il pas été préférable de détacher à plein temps
ces experts afin qu'ils puissent se consacrer totalement à la mission qui levr
avait été confiée ? Personnellement j'incline à le penser, mais cette solution
eut été difficile à appliquer aux avocats (d'autant que la charge assumée est
bénévole, les membres n'ayant reçu qu'une indemnité de 250 F par an ...).
Peut-être dira-t-on que le système actuel laisse davantage le temps de réfléchir
entre les séances, mais il n'est pas sûr que les intéressés qui sont en activité
puissent consacrer à une telle réflexion un temps suffisant ; au contraire cet
état des choses est responsable non pas d'un véritable absentéisme, mais
d'absences qui, pour être excusables, n'en nuisent pas moins à la continuité des
débats, en provoquant trop souvent une réouverture de ceux-ci.
La conséquence la plus regrettable est que le temps s'écoule fâcheusement. Or, pendant ce temps-là la société française continue à évoluer (et elle
le fait même de plus en plus vite) alors que les textes péniblement élaborés
ont précisément pour objectif de tenir compte de cette évolution (en principe
pour l'orienter et non pas fatalement pour l'entériner). Dans ces conditions il
semble que l'on assiste à une sorte de course-poursuite entre l'évolution de la
société et l'élaboration du code, épreuve qui rappelle trop la compétition entre
le lièvre et la tortue.
B - Le travail en sous-commission
Je parle du travail en sous-commission parce qu'actuellement celui-ci
prépare le travail de la commission plénière. Il en est ainsi depuis le fonctionnement de la «commission élargie», quoique celle-ci ait toujours traité en séance
plénière toutes les questions de droit pénal général qu'elle ait jugé utile de reprendre par rapport à la version dite «définitive» de 1978. Il est clair que la
commission originaire a travaillé précédemment dans les mêmes conditiops que
le font aujourd'hui les sous-commissions.
La division en sous-commissions a été utilisée pour l'élaboration de
la partie spéciale du code pénal. La plus étoffée de ces sous-commissions s'est
vu confier l'étude des infractions contre les personnes et contre les biens (le
terrain avait déjà été plus que défriché par la commission originaire au cours
de 1979 et 1980, et la loi Sécurité et Liberté y avait puisé largement).
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Une autre sous-commission est chargée des infractions contre l'auto~
rité de l'État et le fonctionnement de la Justice. Une troisième a examiné les
textes relatifs à la Sûreté de l'État.
Dans chacune des sous-commissions, l'expérience des magistrats et
celle des avocats peuvent se confronter, et les professeurs peuvent faire entendre
leur voix. La jurisprudence de la Chambre criminelle est toujours présente, les
difficultés des circonstances de fait sont évoquées, les nouvelles tendances de la
criminalité posent des problèmes, la systématisation des solutions et la nécessité
de la cohérence de l'ensemble du code hantent les participants.
Il est souvent arrivé que la commissions ou la sous-commission
confie à l'un de ses membres, après qu'une question ait été amplement débattue,
la mission de recherches au besoin des éclaircissements Sl:lpplémentaires, en
complétant la documentation d'ores et déjà examinée, de réfléchir particulièrement sur le problème et de présenter à une séance suivante un projet de solution
qui simplifie et synthétise les idées apportées par les uns et par les autres.
Je ne veux pas abandonner les sous-commissions sans mentionner
l'existence d'une quatrième, qui, pour employer un terme héraldique, <~broche
sur le tout». C'est la commission dite de l'inventaire, qui a reçu pour tâche
d'établir la liste exhaustive de toutes les infractions existant actuellement en
droit français (là aussi, c'est une course-poursuite). Personne n'a jamais été en
mesure de donner un chiffre à quelques centaines près. En dépit de l'emploi de
l'informatique, cette commission est encore loin d'aboutir, mais constate
simplement que l'ignorance défie l'imagination (et dire que «Nul n'est censé
ignorer la loi ... »).Mais il n'est pas nécessaire à l'élaboration du nouveau code
pénal que toute les infractions y prennent place (nous retrouverons ce point
tout à l'heure), et par conséquent ce code pourrait être prêt avant que cette
sous-commission ait terminé ses travaux.
Bien entendu, commission plénière et sous-commissions font appel
aussi largement que possible à une documentation préalable.
C - La documentation
La documentation nécessaire à la rédaction d'un code pénal est sans
limites. Elle doit être recherchée dans de nombreux domaines.
1 - Sans doute faut-il mettre au premier plan le secours des recherches
sociologiques. Un code pénal est fait pour une certaine société, peut-être plus
pour la société de demain que pour celle d'aujourd'hui ; il faut connaître la
société d'aujourd'hui et les courants qui l'ont amenée à sa physionomie actuelle
pour prévoir les valeurs et les besoins de la société de demain.
Dans le domaine sociologique la commission a disposé surtout des
travaux organisés au cours des dernières années (y compris celles ayallt précédé
sa création) par la Service d'Études Pénales et Criminologiques de la direction
des Affaires criminelles du ministère de la Justice sous la direction de M.
Philippe Robert (lui-même intégré ultérieurement à la Commission comme
membre à part entière). Quoique des recherches sur les mêmes thèmes aient été
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menées par d'autres Centres de Recherche (en particulier par celui qui existe
dans cette université), il ne semble pas que la Commission ait cherché à les
connaître. A cet égard, son travail a été beaucoup moins appuyé sur un terrain
sociologiquement prospecté que celui effectué par la Direction des affaires
civiles dans la préparation des textes sur la filiation, le divorce, les régimes
matrimoniaux, les incapables majeurs, etc ...
On peut penser que la commission n'a cependant pas été sans tenir
un certain compte du rapport : «Réponses à la violence» couronnant, en
juillet 1977 les travaux fort importants d'une commission présidée par M.
Alain Peyrefitte avant qu'il n'accède aux fonctions de Garde des Sceaux. En
effet, mon collègue Léauté était à la fois membre de cette dernière commission (dont faisait également partie mon collègue et ami Raymond Gassin, le
doyen des pénalistes de cette université) et de la commission de réforme du
code pénal.
2 - Les problèmes qui se posent à la société française se posent
généralement dans les pays voisins ou qui sont à peu près au même degré et au
même type de civilisation. C'est pourquoi les études de droit comparé ont pris
depuis quelques années une telle importance. Bien sûr les solutions adoptées en
Italie, en Allemagne, en Angleterre, aux füats-Unis, ou dans tel pays socialiste,
ne peuvent être transposés en France purement et simplement, mais il est bon
de connaître leur existence et leur fonctionnement.
Il devait d'autant plus en être ainsi que, depuis quelques années
l'Allemagne, l'Autriche et le Portugal se sont dotés d'un code pénal nouveau,
que l'Espagne a un projet très avancé et que l'Italie par une loi de septembre
1981 a profondément modifié le code Rocco de 1930, qui avait été maintenu,
sauf quelques changements, après la chute du fascisme.
,
La Commission n'a pas négligé le droit comparé ; cependant elle ne
lui a fait qu'une place secondaire, sauf sur certains points particuliers (par
exemple sur la responsabilité pénale des personnes morales où le droit pénal
canadien a fait l'objet d'une attention spéciale et a exercé une influence certaine).
3 - La Commission n'a pas manqué de consulter certains experts,
afin de connaître leur avis sur divers points délicats, notamment en ce qui
concernait l'orientation générale de la politique criminelle. C'est ainsi que M.
Ancel avait été entendu pour exposer les thèses de la Défense Sociale Nouvelle
(on sait que l'ancien président de la Chambre civile a fondé d'autre part le
Centre de recherche de politique criminelle qui publie, à peu près annuellement un volume d'Archives de politique criminelle, dont six numéros sont
maintenant parus). De même le Centre de droit comparé de M. Ancel avait
fourni plusieurs rapports sur les problèmes comparatifs.
En la personne de Mme Delmas-Marty, la Commission élargie
comptait d'ailleurs en son sein une spécialiste éminente des problèmes de
politique criminelle (on connaît ses ouvrages récents sur «Les chemins de la
répression», et sur «Modèles et mouvements de politique criminelle».
�80
4 - Aux côtés des consultations d'experts il convient de ranger les
auditions de groupements professionnels ou sociaux intéressés : associations,
syndicats, ordre des médecins, groupements de victimes, etc ... A vrai dire les
demandes d'audition n'ont pas été nombreuses (il faut signaler cependant celles
relatives à l'euthanasie, à l'acharnement thérapeutique, à la stérilisation volontaire, etc ...) et la Commission elle-même n'a pris que peu d'initiatives en ce
domaine.
D - La formulation des nonnes nouvelles a retenu particulièrement l'attention de la commission
Elle est partie de l'idée que le code pénal, à la différence de certains
autres, e~t destiné en priorité à l'homme de la rue, à l'auteur éventuel ou à la
victime éventuelle du comportement incriminé. Il doit donc être conçu clairement et libellé de façon parfaitement compréhensible.
C'est d'ailleurs pour cette raison que, selon le vœu du Garde des
Sceaux, son président, la Commission élargie a abandonné le système du projet
primitif de partie spéciale qui se contentait d'indiquer que telle incrimination
constituait un crime ou délit de cette catégorie (la hiérarchie de ces catégories
étant précisée dans la partie générale, articles 47 à 60 de l'avant-projet de 1978,
dit «définitif»). Au contraire, la solution actuellement adoptée précise, pour
chaque incrimination (et pour chaque circonstance aggravante quelle peut
comporter) quelle est la peine applicable (en fait le maximum de celle-ci puisque
la suppression du minimum, adoptée par la Commission originaire et qui avait
recueilli un assentiment quasi général, n'a pas été remise en cause par la
Commission élargie).
A ce souci de clarté s'est ajouté d'autre part un souci de concision.
C'est ce qui distingue les textes des pays latino-germaniques de ceux des pays
anglo-américains (mais il faut noter que le Canada, qui appartient cependant à
ce groupe, étudie actuellement la possibilité d'adopter un code pénal du
modèle «continental», comme l'ont fait d'ailleurs un certain nombre d'États
des États-Unis).
La concision doit cependant se concilier avec une précision suffisante
de façon à ce que le principe de la légalité puisse être respecté sans peine. A
ce sujet, la promulgation des textes généraux et imprécis, dont la partie d'application n'apparaît qu'au prix d'une interprétation difficile, n'est pas à recommander. Personnellement, j'aurais tendance à regretter le système synthétique
adopté par la loi du 2 février 1981 pour la réforme des infractions contre les
biens (réforme restée en vigueur après la révision de ladite loi, précisément
parce qu'il s'agissait de textes préparés par la Commission originaire).
La formulation des incriminations pose de très nombreuses difficultés ; ce ne sont pas toujours les mêmes selon qu'il s'agit d'édicter deS' incriminations nouvelles ou de remodeler des incriminations anciennes.
Souvent, la Commission a eu à créer des incriminations nouvelles ; il
en a été ainsi par exemple dans le domaine de l'informatique ou pour les infractions de mise en danger. En pareil cas il faut, dans un langage clair et précis
�81
(différent, par exemple, de celui utilisé dans le domaine de la sécurité sociale),
bien mettre en relief les éléments de l'infraction, ce qui nécessite parfois d'être
familiarisé avec la technique du domaine dans lequel on intervient.
Plus souvent encore la Commission a eu à moderniser des incriminations déjà existantes, avec le souci, généralement, de consacrer la jurisprudence
qui avait été amenée à se développer en donnant un appui textuel incontestable.
Ce souci de mise à jour est difficile 1 réaliser, et la Commission en a souvent
ressenti les périls. Modifier le libellé d'une incrimination séculaire, avec un
contenu devenu traditionnel à la suite d'une jurisprudence constante, risque
d'engendrer contestations et incertitudes. Le fait d'avoir changé un mot,
utilisé un autre adverbe, ajouté une précision, ne manquera pas d'être exploité
par les plaideurs. Je pense par exemple aux nouvelles définitions données à la
violation du secret professionnel ou de l'abandon de famille. Il semble qu'il soit
parfois préférable de choisir une formule tout à fait nouvelle que de renouveler
la formule précédente. Il suffit de constater la floraison d'arrêts de la Chambre
criminelle qui a suivi la loi du 20 décembre 1980 modifiant les textes sur le viol
et sur les attentats à la pudeur, pour comprendre qu'on ne doit toucher aux
textes qu'avec un doigt craintif.
Il semble que ces difficultés embarrassent de plus en plus la Commission à mesure qu'elle avance dans l'examen du droit pénal spécial. Elle a débuté
ses travaux avec le souci d'élargir, de couper les branches mortes ou mal formées
d'éviter les archaïsmes, mais elle a le souci de légiférer en fonction des nécessités
de la pratique contemporaine. Or ceci suppose une étroite concertation avec
les praticiens.
E - La concertation avec les praticiens
Il s'agit ici de la pratique entendue dans un sens très large. On peut
certes dire que le gouvernement a entendu confier la rédaction du nouveau
code à des praticiens puisque la Commission, tant en sa forme originaire
qu'en sa forme élargie, groupe des magistrats, des avocats, des professeurs et
quelqu~s techniciens. La participation aux séances, notamment à celles des
sous-commissions, montre à quel point la discussion est nourrie d'exemples
précis tirés de la pratique judiciaire, qu'il s'agisse du parquet, du siège ou de la
défense. On constate à cette occasion que magistrats et avocats ont une très
riche mémoire ; les professeurs, quoique réputés théoriciens et regardant le
droit pénal du point de vue de Sirius, sont des praticiens eux aussi, par les
consultations qu'ils ont données sur des dossiers précis, par les commentaires
qu'ils ont développés dans les publications spécialisées.
Mais quand on parle du stade de la «concertation», il s'agit d'autre
chose, et le sort de l'avant-projet de partie générale de 1976 en est l'illustration.
Une fois les textes élaborés par la Commission, ceux-ci sont soumis à I'e~amen
et aux critiques de tous ceux que la pratique judiciaire répressive intéresse :
d'abord les Cours et tribunaux, puis le Barreau, les Universités, les organisations
syndicales de magistrats, de la police, du personnel pénitentiaire, etc ... , les
ordres ou syndicats de médecins, les associations et œuvres charitables, les institutions de prév~ntion, les sociétés savantes qui se consacrent au droit pénal,
aux mesures répressives, à la criminologie, etc ...
�82
C'est seulement ensuite que, au besoin après un nouvel examen par
la Commission et les observations du Conseil d'État, le Gouvernement arrêtera
en Conseil des Ministres le texte qu'il adopte et le déposera devant le parlement.
Il n'est pas certain que cette forme de concertation soit la meilleure.
Un prix particulier est attaché, à juste titre, à l'avis des corps judiciaires ; c'est
pourquoi il arrive que ceux-ci soient saisis d'un simple livre ou même d'un
simple chapitre ; le texte proposé leur est adressé et il est tenu soigneusement
registre des observations qu'ils ont formulées. Il est rare qu'il se dégage un
courant irrésistible ; souvent on approuve ou conteste une solution, parfois on
critique la formulation de la règle adoptée.
Je pense personnellement que la phase de la concertation qui est
indispensable, et probablement même fondamentale, est mal organisée. Je
pense en outre qu'elle est mal perçue ; il suffit de comparer l'intérêt soulevé
au plan national par le projet de réforme de 1934 avec la corvée que constitue
pour les assemblées générales de Cour d'appel ou de Tribunal les avis urgents
qu'on les presse de faire parvenir à bref délai sur les textes qui leurs sont
envoyés. Je pense enfin que la concertation est mal prise en compte par le
ministère et la Commission (du moins pour les consultations affectuées après la
remise en cause de la partie générale et au sujet de divers secteurs de la partie
spéciale).
Il me semble qu'il eut été préférable de procéder de la façon qu'ont
utilisée les belges en semblables criconstances. La Belgique a entrepris, elle
aussi, la révision de son code pénal (celui élaboré par Mypels et qui avait, en
1867, remplacé le code napoléonien). La commission belge a commencé
par dégager une vingtaine de points sur lesquels il était nécessaire de prendre
position (une initiative de ce genre avait d'ailleurs été prise au cours du droit
intermédiaire pour la codification du droit criminel). Puis elle a recueilli l'avis
des magistrats et des spécialistes sur les orientations à prendre pour la solution
à donner à ces divers problèmes (on en trouve les échos dans la revue belge de
Droit pénal et criminologie de ces dernières années). En possession de ces éléments, la Commission a réfléchi, puis a envisagé la direction à prendre et à
commencé la mise au point des textes en conséquence (du moins en a-t-il été
ainsi jusqu'à la nomination du Premier Président Robert Legros, pénaliste
réputé, en qualité de Commissaire Royal à la réforme du code pénal).
On peut citer également l'exemple du Canada, qui possède depuis la
fin du XIXe siècle un Code criminel qui est une compilation, plusieurs fois
remaniées, des textes législatifs en vigueur dans la Confédération en matière de
droit pénal et de procédure. La dernière version, établi en 1955, par le Juge
Fanteux avait essayé de mettre un peu d'ordre dans cet entassement, mais sans
résultat satisfaisant au plan de la codification, et la nécessaire insertion de nombreuses lois nouvelles avait bouleversé la numérotation des articles edu recueil.
Vers 1970, fut créé la Commission de Réforme du droit, organisme permanent
comportant cinq ou six commissaires à temps plein (nommés pour qeux à
quatre ans) mais utilisant de nombreux experts contractuels, ainsi qu'un
�83
personnel administratif et de recherche nombreux, et disposant de crédits
importants. Mon ami Gassin a été associé à ses travaux pendant son séjour de
trois ans à Montréal et j'ai moi-même travaillé à ses côtés en 1975 pendant
quatre mois dans un petit groupe qui examinait l'éventualité de parvenir à
transformer le code criminel en un véritable code pénal comparable aux modèles
continentaux ou à ceux, très voisins, en vigueur aux Etats-Unis.
La commission de Réforme du droit a consacré la quasi totalité de
ses travaux au droit pénal et à la procédure. Elle s'est adaptée successivement
à des secteurs spécialisés, qu'il s'agisse de droit pénal général (désordre mental,
responsabilité stricte), de droit pénal spécial (infractions sexuelles, vol, homicide,
outrage au tribunal), de problèmes médicaux (protection de la vie, stérilisation,
euthanasie), de procédure (pouvoirs de perquisition, mandats, sentencing,
alternatives à la répression), etc ... Sur chacun de ces secteurs elle a publié
d'abord des «documents de travail», diffusés dans le public, puis des «rapports»,
puis des ouvrages de fond. A mesure de l'avancement des travaux, des regroupements ont eu lieu (par exemple «responsabilité et moyens de défense») puis
ont été formulées des études sur le contenu d'un droit pénal général, et enfin
d'un code. Les documents qui ont paru suffisamment élaborés et affinés ont
été transmis officiellement au ministère fédéral de la Justice afin qu'il les
transforme en projets de lois à soumettre au parlement.
Ces exemples permettent de se demander si, avant de se lancer dans
la préparation d'un nouveau code pénal, il n'eut pas été bon de réfléchir
davantage sur la méthode à utiliser pour parvenir à l'objectif fixé.
Quoiqu'il en soit, des méthodes employées par la Commission
française, nous allons maintenant examiner les résultats auxquels elle est
parvenue.
Il.
ÉTAT ACTUEL DES TRAVAUX DE L'ÉLABORATION D'UN
NOUVEAU CODE PÉNAL
Il ne sera pas procédé ici à un exposé et à un examen critique des
dispositions actuellement arrêtées. Comme on l'a dit, les avant-projets successifs
de partie générale ont donné lieu à des commentaires doctrinaux (J. Robert,
J. C. P. 1976, 1, 2813 ; Pradel, D. 1977, chr. llS ; colloque tenu à Pau par
l'Ass. fr. dr. pénal, sept. 1978 ; Journées de l'Institut de Criminologie de Paris,
1978 ; Yerchegen, Rev. dr. pén. et crimino., 1979, p. 13 ; Mme Bernat de Celis,
Rev. Sc. crim., 1980, p. 393). Le plus récent exposé, portant sur l'ensemble
des travaux a été présenté en avril 1983 à la Société des Prisons (rev. pénit.,
1983, p. 209). Au surplus les solutions adoptées sont de nature à être révisées
à nouveau par la Commission elle-même, puis par le Gouvernement. et, en
dernière analyse par le parlement.
Aussi ne sera-t-il question ici que de jeter un coup d'œil rapide sur le
travail effectué, en insistant seulement sur les peints sur lesquels le dernier état
des travaux diffère des publications précédentes et en tâchant de ne pas
manquer, pour autant, au devoir de réserve et de discrétion qui s'impose à un
membre de la Commission.
�84
A - Le droit pénal général
A l'heure actuelle, la version du droit pénal général qui a fait l'objet
d'une publication précédée d'un rapport porte la date de juin 1983.
1 - Il faut d'abord insister sur l'inspiration philosophique Ge vous
prie d'excuser ce terme trop ambitieux) qui l'anime. En effet, les précédentes
versions (1976 et 1978) avaient fait l'objet de violentes critiques à cet égard.
On leur reprochait d'avoir abandonné les termes (sinon les concepts) de
«responsabilité» et de «peines». Il n'y avait plus de personnes responsables
mais des personnes «punissables», plus de peines mais uniquement des «sanctions» . Etablir un code pénal dépourvu de peines a semblé un paradoxe. Aussi
la Commission élargie a-t-elle jugé bon de revenir à des notions plus traditionnelles. Elle a, au surplus, inscrit dans l'article 1 le principe que «les crimes et les
délits sont des atteintes aux valeurs essentielles de la société» (c'est ce principe
que j'ai fait valoir tout récemment contre la suppression éventuelle du délit de
bigamie ; la monogamie n'est-elle plus une valeur essentielle de la société française contemporaine ?).
C'est aussi sous l'inspiration de la philosophie spitjtualiste traditionnelle que l'avant-projet fait de la faute le fondement de la responsabilité pénale.
L'artièle 2 dit expressément : «Les crimes sont commis intentionnellement ....
Les délits sont commis intentionnellement ou avec conscience de mettre autrui
en danger, ou par imprudence ou négligence». Il ne doit donc plus y avoir de
«responsabilité objective», on revient fermement à la règle «Nulla poene sine
culpa».
A cet égard, il est permis de signaler que, dans le domaine des atteintes
involontaires à l'intégrité corporelle (domaine qui constitue aujourd'hui un
«contentieux de masse») il est envisagé de doser la répression non plus en
fonction du dommage entraîné, mais en fonction de la gravité de la faute
commise par l'auteur.
La commission a d'ailleurs eu le souci de préciser, mieux que cela
n'est fait aujourd'hui, l'élément psychologique de chacune des infractions
édictées. Nous avons déjà souligné les termes de l'article 2. Ajoutons qu'en certains domaines (et notamment celui des atteintes involontaires à l'intégrité
corporelle), la Commission a reconnu un nouveau degré de culpabilité, intermédiaire entre la faute et le dol, celui de la négligence aggravée, qui correspond au
risque aperçu et délibérément assumé (doublement sans visibilité ou non
respect volontaire du feu rouge, par exemple).
Révisant les textes sur l'homicide ou les blessures involontaires, la
Commission a pensé en partant des principes ci-dessus exposés, que si la négligence est une faute, la simple maladresse n'en est pas une, non plus d'ailleurs
que l'inobservation des règlements (quand celle-ci ne constitue p~ une négligence) ; elle a estimé que cette référence avait sérieusement contaminé les
articles 319 et 320 car lajurisprudence avait, de ce fait, singulièrement amenuisé
·l'élément moral du délit, le réduisant (comme en matière de contraventions,
qui constituent le plus souvent les inobservations en question), à une faute
�85
présumée désormais inadmissible. Au surplus, la Conunission a suivi ici l'orientation de la loi du 6 décembre 1978 qui a exigé une faute personnelle du chef
d'entreprise ou de son délégué en matière d'inobservation (délictuelle) des
règlements relatifs à l'hygiène et à la sécurité des travailleurs.
On a beaucoup discuté sur l'introduction de la responsabilité pénale
des personnes morales dans les avant-projets de 1976 et 1978. L'avant-projet
de 1983 élargit encore la place faite à cette responsabilité, en l'étendant à
toutes les personnes morales (et non seulement à celles qui poursuivent une
activité économique ou financière) à condition que le groupement en cause
soit effectivement doté de la personnalité (d'après les critères dégagés par la
Cour de Cassation). ~
Dans ce domaine de la responsabilité rien n'a été modifié aux avantprojets précédents qui consacrent l'état de nécessité et font une certaine place
à l'erreur de droit. De même la catégorie des «personnes non punissables»
mélange les bénéficiaires de faits justificatifs, et les bénéficiaires de causes de
non imputabilité, ce qui me paraît fort regrettable ; mais il faut bien reconnaître que la jurisprudence de la chambre criminelle sur la légitime défense putative
avait largement amputé ce fait justificatif du caractère objectif qu'il eut dû
présenter.
On peut regretter aussi que l'avant-projet actuel ne contienne à la
différence de tous les projets ou avant-projets précédents, qui prévoyaient un
contrôle judiciaire des décisions d'internement et de libération, aucune modification à la solution que l'article 64 c. pén. donne actuellement au problème
des infractions commises par les aliénés. Quant aux infractions conunises par
des anormaux, l'article 24 laisse subsister la solution de l'avant-projet de la
Commission originaire (ils encourront une peine de prison, sauf à ce que le
tribunal ordonne que celle-ci soit exécutée dans un établissement pénitentiaire
«doté de moyens appropriés»).
C'est encore une question de philosophie pénale que celle des buts
de la répression et de la pénalité. Sur ce point, on peut dire que l'avant-projet
écarte le but d'élimination, non seulement parce que la peine de mort a été
supprimée en 1981 mais aussi parce qu'il supprime la tutelle pénale (la loi du
2 février 1981 n'a fait que consacrer ce que prévoyait l'avant-projet de 1978).
La commission originaire avait même prévu la suppression des peines perpétuelles, la réclusion criminelle à perpétuité a été rétablie pour remplacer les
cas les plus graves des anciens crimes capitaux, mais on sait que cette perpétuité
atteint, au maximum, entre 20 et 25 ans. Donc plus d'élimination, mais tout au
plus une neutralisation temporaire.
Le but de réinsertion reste néanmoins au premier plan (quoique le
projet de 1983 ne contienne pas de disposition analogue à l'article 131 du
projet de 1978) ; mais il semble que le nouveau code ait voulu faire une place
plus grande que la législation précédente au but de rétribution (en particulier
par l'accent mis sur la notion de faute), et ait voulu orienter l'action des
pouvoirs publics vers les mesures de prévention (en particulier de prévention
spéciale, notamment par son souci de lutter contre les effets corrupteurs de
l'incarcération).
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2 - Ayant déjà souligné ce que les articles 1 et 2 de l'avant-projet
apportaient à la classification des infractions (notons seulement que les contraventions sont définies comme des «atteintes à l'organisation de la vie sociale»),
nous insisterons au contraire sur la classification des peines.
Les peines anciennes subsistent et d'autres viennent prendre place à
leurs côtés. Remarquons au passage que les contraventions ne seront jamais
punies d'emprisonnement ; la commission s'est rangée sur ce point à l' obiter
dictum d'un avis du Conseil Constitutionnel d'octobre 1973 dont les pouvoirs
publics n'avaient pas voulu tirer toutes les conséquences.
Comme les versions de 1976 et de 1978, l'avant-projet de 1983 se
refuse à distinguer (ce que personnellement je. regrette) entre les peines et les
mesures de sûreté ~ue deviendra la catégorie que la Chambre cri,minelle appelait «mesure de police et de sécurité» qui s'appliquait en dépit de la relaxe et
n'était pas effacée par l'amnistie ?). Toutes les mesures répressives ainsi unifiées
portent désormais le nom de «peines» alors que les avant-projets précédents les
qualifiaient de «sanctions».
La principale originalité concerne les peines correctionnelles, inspirées par le souci de substituer le plus souvent possible certaines mesures à
l'emprisonnement. L'article 43 est consacré aux «peines de substitution à
l'emprisonnement», et ne comporte pas moins de neuf rubriques (qui ne
présentent comme nouveauté que l'immobilisation des véhicules). Les articles
49 et suivants concernent les jours-amendes, et c'est à l'avant-projet que la loi
du 10 juin 1983 a emprunté cette institution. Il en a été de même pour l'obligation d'accomplir un travail d'intérêt général introduite dans notre droit positif
par la même loi ; cette dernière s'est inspirée des articles 44 et 128 et ss. de
l'avant-projet qui font de cette obligation, soit une sanc~on propre, soit une
variété particulière de sursis.
L'article 55 de l'avant-projet fait disparaître la catégorie des peines
accessoires. Le condamné n'a à exécuter que les peines qui ont été expressément prononcées à son encontre par la juridiction devant laquelle il a comparu.
Au contraire les peines complémentaires sont nombreuses (articles
54,56,58 à 65) et peuvent être prononcées, en matière délictuelle à l'exclusion
de toute autre peine (art. 41 al. 2).
3 - Le choix de la peine est laissé au juge, qui dispose de très larges
pouvoirs.
Comme l'avait déjà décidé la Commission originaire, il n'y a jamais
de minimum ; la loi fixe uniquement le maximum.
En conséquence les circonstances atténuantes disparaissent. L'article
92 prévoit qu'en matière criminelle on peut toujours descendre à l'emprisonnement, sans qu'il y ait de degré d'atténuation obligatoire. Depuis la réforme de
l'ordonnance de 1960 la jurisprudence estimait que l'octroi des circonstances
atténuantes (accordées à la minorité de faveur) continuait à obliger de descendre d'un degré, mais comme la Chambre criminelle a opéré un revirement le
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29 mai 1981 (D. 1983, 63), et le 17 novembre 1982 (Bull. n. 262) en s'ap. puyant sur une modification dûe à la loi du 2 février 1981, le régime du droit
positif actuel ne se trouverait pas modifié par le nouveau code.
La version de 1976 remplaçait la récidive par la réitération, sur les
observations présentées par les corps judiciaires, la version de 1978 renonça à
cette réforme. La version de 1983 soutient donc un nouveau régime de récidive
(art. 88 à 90).
La partie spéciale contient un certain nombre de circonstances
aggravantes nouvelles, telle la vulnérabilité de la victime, l'emploi de tortures
ou d'actes de barbarie, la mise en danger de la sécurité d'autrui, etc ...
L'article 91 du projet de 1983 contient les règles générales devant
guider le juge dans le choix de la sentence ; il figure à la section intitulée «la
personnalisation des peines», et son alinéa 1 est ainsi conçu : «Dans les limites
prévues par la loi, la juridiction prononce les peines et fixe leur régime en
tenant compte des circonstances de l'infraction, de la personnalité et des
mobiles de son auteur, ainsi que du comportement de celui-ci après l'infraction
particulièrement à l'égard de la victime».
Dans le domaine du choix de la peine par le juge, il faut particulièrement souligner l'article 93 qui dispose qu'une peine d'emprisonnement
inférieure à quatre mois ne peut être prononcée que «par décision spéciale et
motivée» (le droit allemand interdit totalement les peines inférieures à six
mois). On attend de cette règle un freinage de l'afflux des courtes peines qui
peuplent les prisons sans aucun profit d'effet éducatif ou correctif, bien au
contraire.
4 - L 'exécution de la peine, dont les règles étaient très développées
dans les avant-projets de 1976 et 1978 (au point de les déséquilibrer sérieusement), disparaît totalement de la version de 1983. Il s'agit du difficile problème
du juge de l'application des peines ou du «tribunal de l'application des sanctions»
comme le dénommait l'avant-projet de 1978 dit défmitif.
Dès le mois de juillet 1981, il a été entendu que ce problème serait
lié à la révision de la loi Sécurité et Liberté, étudiée par une commission
spéciale présidée par M. Léauté et qui s'est trouvée chargée depuis lors de multiples projets de réformes de procédure pénale. Le groupe de travail chargé de
cette question particulière, et dont je fais partie, a été unanime à penser que la
réforme devait porter aussi sur la loi de novembre 1978 créant la période de
sûreté et qualifiant les décisions du juge de l'application des peines de «décisions d'administration judiciai!e». Au contraire la Commission et le Garde des
Sceaux entendent «judiciariser» tout le domaine de l'exécution des peines. Un
projet a donc été établi, distinct de la révision du code pénal, et il doit être
prochainement déposé devant le parlement. J'en ai exposé les grandes lignes
au mois de juin dernier devant la Société des Prisons (Rev. pénit. 1983, p. 327)
et c'est un sujet très vaste qui n'entre plus, aujourd'hui, dans le sujet qu'il m'a
été demandé de traiter.
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B - Droit pénal spécial
Je ne donnerai que quelques indications sommaires sur le droit pénal
spécial. J'indiquerai simplement que les sous-commissions dont j'ai parlé tout à
l'heure ont beaucoup avancé leur travail. J'ai cité des exemples de solutions
novatrices en matière d'atteintes involontaires à l'intégrité corporelle, de
fraudes informatiques. En ce qui concerne les atteintes volontaires, c'est au
travail de la Commission originaire que la loi du 2 février 1981 avait emprunté
l'unification de ces infractions ; celle-ci doit donc être main tenue.
Les deux livres relatifs aux infractions contre les personnes et aµx
infractions contre les biens doivent être prêts à la fin du présent semestre.
Après eux viendra le livre consacré aux atteintes contre l'autorité de l'État et
l'administration de la Justice. A l'inverse du code pénal actuel le livre relatif
aux infractions .contre la sûreté de l'État (lui aussi très avancé) doit terminer
la partie spéciale qui ouvrait précédemment.
C - Le droit pénal spécialisé
Il est envisagé d'incorporer ultérieurement dans le code pénal, en une
sorte de troisième partie, à côté du droit pénal général et du droit pénal spécial,
la masse considérable des infractions commises dans des domaines où les règles
présentent un particularisme si marqué qu'il est difficile de les inclure dans le
droit pénal spécial, alors qu'elle dérogent même parfois au droit pénal général.
L'article S de l'avant-projet actuel déclare : «les dispositions du présent livre
sont d'application générale sauf qu'il y est dérogé par une loi particulière».
Dans cette catégorie du droit pénal dit spécialisé figureraient notamment la loi sur la presse, le droit pénal du travail, le droit pénal fiscal, le droit
pénal douanier (qu'il paraît très difficile encore à l'heure actuelle, de faire réintégrer le moule du droit pénal commun), etc ...
J'indiquerai seulement que la sous-commission dite de l'inventaire
doit tout d'abord terminer le recensement exhaustif qui lui a été donné.pour
but, et que cela présente de nombreuses difficultés.
Voilà à quel point nous en sommes parvenus. Je crois pouvoir dire
qu'il est dans les intentions du Garde des Sceaux d'introduire dans la filière
parlementaire, dès la session supplémentaire du mois de juillet la partie générale
et les deux premiers livres de la partie spéciale, ainsi que le projet de la loi sur
la judiciarisation de l'exécution des peines.
C'est dire que les textes dont nous venons de parler ont encore à
parcourir une longue traversée, sur une mer passablement agitée avant de parvenir à un port où l'on jettera l'ancre.
Personnellement je ne suis que modérément optimiste. Je pense qu'il
n'est nullement impossible qu'en l'année 2010, l'un des participants à la
présente réunion devenu Garde des Sceaux, un autre devenu président de la
Chambre criminelle de la Cour de Cassation, un troisième devenu professeur
de droit pénal, se trouveront réunis pour célébrer ensemble avec faste et
solennité le deux centième anniversaire du code pénal que l'on qualifiera
encore de «napoléonien».
�VOCATION ET RESPONSABILITE DE LA CRIMINOLOGIE
COMPAREE
Par
Denis SZABO
Professeur à l'Université de Montréal
Président de la Société Internationale de Criminologie
INTRODUCTION
Permettez-moi de vous remercier de cette flatteuse invitation : votre
série de conférences fait un remarquable tour d'horizon des problèmes actuels
posés aux sciences pénales et à la criminologie. Vous y avez réuni les meilleurs
esprits de la science et de la tradition française.
Francophone d'adoption et de cœur, et j'espère d'esprit, je vous suis
reconnaissant de m'offrir cette occasion pour vous entretenir de quelques
aspects de la criminologie comparée.
Qu'il me soit permis d'évoquer ici, pour les plus jeunes d'entre vous,
les liens d'amitié, de fraternité intellectuelle qui me lient depuis longtemps
déjà aux animateurs de nos disciplines dans votre illustre université. Notre
collaboration s'est concrétisée d'une manière éclatante dans l'organisation du
31e Cours international de Criminologie en 1981 sous les auspices conjointes
de l'Université et de la Société Internationale de Criminologie. Le succès de ce
Cours perpétué pour la postérité grâce à la belle publication des «Actes», mise
au point par Monsieur Lassalle marque une étape importante dans le développement de la Criminologie en France. Nous avons, en effet, évalué les méthodes
scientifiques les plus récentes élaborées pour appréhender la réalité criminelle.
Les meilleurs experts français et étrangers y ont conjugué leurs efforts pour
présenter le plus clairement possible une évaluation critique des connaissances
dans ce domaine. Les sciences sociales ont été envahies par tant de faux prophètes qu'il importait de rappeler les principes imprescriptibles de la recherche
scientifique.
Je tiens à rendre un hommage tout particulier à mes collègues et amis
Messieur8 Gassin et Boulan pour leur contribution si importante au développement de la coopération internationale en criminologie.
J'ose espérer que votre dynamique Université continuera à apporter
son généreux concours à l'élaboration de la criminologie comparée.
Aujourd'hui, je rappellerai les quatre approches qui caractérisent la
criminologie contemporaine ; ensuite, je situerai la criminologie comparée dans
son cadre socio-économique, politique et juridique ; enfin je tracerai les grandes
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lignes de la vocation de la criminologie en soulignant particulièrement sa contribution concrète à la protection des libertés et à la prise des responsabilités des
citoyens de nos sociétés.
1. - CRIMINOWGIE D'HIER ET D'AUJOURD'HUI
Dès sa naissance, en Italie, au dernier quart du XIXe siècle et jusqu'à
nos jours, la criminologie fut dominée par quatre approches successives, chacune
d'elles comprenant virtuellement et parfois explicitement les autres.
Nous distinguerons ainsi :
a) l'approche basée sur la personnalité criminelle ;
b) celle qui met l'accent sur la société criminogène ;
c) le point de vue interactioniste selon lequel c'est le Système de Justice
pénale qui constitue le plus important «producteur» de délinquance ;
d) enfin le pôle victimologique de la criminologie dans le cadre duquel,
depuis quelques années seulement le rôle de la victime est privilégié
dans la criminogénèse et l'appareil pénal.
a) Le concept de la personnalité criminelle a connu des fortunes diverses
mais il a remarquablement résisté à l'épreuve du temps. Emprunté à la psychiatrie, ce concept, opérationnalisé par Di Tullio, De Greff, Pinatel, Gôppinger,
Yochelson et Samenov, est issu de la synthèse clinique de syndrome qui
dessinent le profil d'une personnalité, sa genèse, sa dynamique et son contexte
relationnel.
On la distingue de celle des psychopathes, névropathes et des sociopathes en précisant ses caractéristiques spécifiques. L'irruption de !'antipsychiatrie et de la pensée critique dans les sciences humaines a sérieusement malmené
le concept de la personnalité criminelle : la personnalité ne serait qu'un reflet
pur et simple des relations de pouvoir et le crime une construction sociale.
Notons d'ailleurs que l'anthropologie criminelle a commencé à avoir mauvaise
presse lors de la condamnation de !'Holocauste et que l'influence de la biologie
a été récusée à cause des abus des pseudo-Sciences racistes. La fixité de la
structure de la personnalité postulée par la génétique, la biologie se mariait mal
avec la plasticité présumée de l'homme.Celui-ci devant s'adapter à des changements technologiques de plus en plus rapides, on concevait mal qu'il puisse y
avoir des résistances majeures au niveau biologique.
Nous avons tous assité après les années turbulentes qui ont suivi la fin
des guerres coloniales en Occident, à une renaissance soudaine et inattendue de
l'intérêt des milieux scientifiques pour les déterminants biologiques de la personnalité. L'éthologie de Tinbergen et de Lorenz, la socio-biologie de Wilson,
les travaux de Ruffié sur la biologie des populations, ne constituent que les
crêtes brillantes et hautement visibles d'une vague profonde qui submerge les
laboratoires de recherche.
Arthur Koestler et Edgar Morin ont popularisé ces concepts en s'adressant au
grand public et ont ainsi restauré la dimension biologique dans une vision
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éminemment holistique de la personnalité. Nous pouvons donc nous attendre,
avec sérénité, à un regain d'intérêt pour la personnalité criminelle tombée en
discrédit depuis environ vingt ans.
b) Enrico Ferri, après son précurseur belge Quételet, proposa le concept
de «société criminogène» qui exerça à son tour, une véritable fascination sur la
communauté des criminologues, et les hommes de science en général. Durkheim
et Tarde se sont d'ailleurs confrontés jusqu'au début de ce siècle pour savoir
si c'était l'imitation, la socialisation individuelle (Tarde) ou la contrainte due
au substrat social, la socialisation de la conscience collective (Durkheim) qui
était à l'origine d'une conduite conformiste, déviante, anomique ou criminelle.
Bonger, à la suite de Marx, a désigné la structure des classe~, la lutte des classes
en vue. de l'appropriation des moyens de production, pour expliquer la genèse
de la criminalité. La doctrine marxiste n'est pas en vogue dans toutes les facultés
des universités occidentales mais on oublie trop souvent qu'elle est la doctrine
officielle pour plus d'un tiers de l'humanité.
c) Dès le début des années soixante, des criminologues se sont ingéniés à
étudier le phénomène curieux de la différence entre la criminalité cachée et la
criminalité légale. Le résultat de ces recherches a souligné -sinon révélé- le
caractère artificiel, arbitraire, «construit», en quelque sorte, du terme «criminel».
En effet, si ce sont des forces sociales qui déterminent les conduites criminelles,
ce sont les mécanismes du contrôle social et judiciaire, les pratiques sociales des
divers groupes qui définissent ce qui est ou ce qui n'est pas criminel. Le mot
«criminel» lui-même est devenu problématique et est souvent remplacé par celui
de «déviant», plus neutre, plus descriptif. Au centre des analyses de ce type,
nous ne trouvons donc plus ni la personnalité criminelle, ni la société criminogène mais les mécanismes sociaux et judiciaires producteurs de criminalité et de
déViance qui dominent désormais la pensée théorique et la démarche méthodologique des criminologues. De là à ce que plusieurs chercheurs réclament l'abolition du système pénal il n'y avait qu'un pas puisqu'ils considéraient ce système
comme un instrument de domination et d'alinéation bureaucratique injuste et
injustifiable. Ils préconisent plutôt la gestion des «situations-problèmes» qu'ils
substituent à la notion de «crimes» (Hulsman).
d) La redécouverte de la victime décrite magistralement par Von Hentig au
lendemain de la seconde guerre mondiale, constitue la plus récente approche de
la criminologie. Son développement extraordinaire est dû en premier lieu à
l'essor des études sur la victimisation : pour pallier l'insuffisance des statistiques
criminelles, sous l'impulsion du sociologue Albert Reiss, de l'Université Yale,
dès le début des années soixante, des instruments ont été mis au point pour
mesurer le degré de victimisation des différentes classes et milieux sociaux. Ces
enquêtes, actuellement prises en charge par le Bureau de recensement aux EtatsUnis et au Canada, révèlent l'impact véritable de la criminalité sur la société.
La criminogenèse bénéficia très vite de cet intérêt accru pour les
victimes : tout un secteur de la recherche dans ce domaine a permis de constater qu'il existe des facteurs mesurables associés au risque différentiel que
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chaque individu court de tomber sous le coup de telle ou telle agression. Citons
les travaux de Waller et Fattah, panni les plus représentatifs de cette orientation
de la recherche au Canada.
L'intérêt suscité par les victimes a débordé largement le champ scienti·
fique et il a déterminé d'importantes réflexions sociales et judiciaires : en effet,
la victime, la grande oubliée a été réintroduite dans la procédure pénale où l'on
parle enfin de ses droits et des compensations qu'il faut lui assurer.
Ces quatre approches coexistent aujourd'hui mais, d'une certaine
manière, il faut reconnaître qu'elles ont coexisté depuis toujours au moins
implicitement.
Chacune a des prolongements dans le champ de la justice pénale,
chacune inspire une certaine pratique sociale, professionnelle, clinique ou
politique. La personnalité criminelle est au centre des activités de diagnostic, de
pronostic et de traitement en criminologie clinique. La société criminogène
inspire une action sociale de plus en plus structurée en matière <Je prévention,
surtout auprès des mineurs. Le point de vue interactioniste a inspiré dans une
très large mesure, les récentes réfonnes législatives d'alternatives telles que la
décriminalisation, la recherche d'alternatives aux peines privatives de liberté,
comme les travaux d'intérêt communautaire par exemple. On met aussi beaucoup plus l'accent sur le rôle préventif de la police, etc. Enfin, la victimologie
a permis la création de modèles de compensation, des chartes de droits et des
réfonnes de procédure pénale qui instaurent une relation vécue et des échanges
précis entre les victimes et les condamnés.
Il. - CRIMINOLOGIE COMPARÉE ET CONTEXTE SOCIO-ÉCONOMIQUE
ET POLITIQUE
Nous pouvons distinguer les sociétés actuelles selon leur structure
socio-économique et les classer en trois catégories.
Citons d'abord les sociétés post-industrielles soumises aux mécanismes
régulateurs du marché corrigés cependant par des interventions de l'État visant
à assurer une sécurité sociale plus ou moins suffisante. (L'Europe occidentale
et l'Amérique du Nord par exemple).
Citons ensuite les sociétés industrielles socialistes qui ont substitué
aux mécanismes régulateurs du marché des organismes centralisés de planification qui sont censés assurer une sécurité sociale et un bien-être égaux à
chaque citoyen (les pays de l'Europe de l'Est, la Chine, Cuba, le Vietnam, la
Corée du Nord, par exemple).
Enfin, le Tiers Monde combine l'un ou l'autre de ces systèmes avec un
vaste secteur traditionnel où le genre de vie rurale prédomine. C'est la culture
de chacune de ses parties du monde qui détermine les caractéristiques de la
criminalité qui s'y manifeste ainsi que les régimes juridiques et judiciaires que
l'on y préconise. Le concept d'intégration sociale nous pennettra de pousser
plus en avant notre analyse.
�93
Nous partons du postulat suivant lequel chaque société, chaque système social produit une certaine quantité de conduites déviantes et délinquantes
les unes sanctionnées par des mesures de régulation sociale (coutumes) les
autres par les mesures administrées par la justice. La qualité de ces conduites
varie très considérablement : la vie en groupe, en société exige des règles et
la liberté de l'homme implique la possibilité de leur trangression.
Dans chaque société, il existe une combinaison unique entre la structure
sociale (distribution par l'âge, le sexe, la division du travail social, la mobilité
sociale et géographique, etc.), la culture ( us et coutumes, valeurs et normes)
et la personnalité de base (profils psychologiques de traits acquis par la socialisation et l'inculturation (voir : diverses classifications comme celles de Riesman
ou de Kohlberg, entre autres)). C'est le degré d'intégration de ces divers éléments autour des valeurs ~ulturelles qui leur donne une signification aussi
bien fonctionnelle (utilitaire) que morale (adhésion libre des 4J.dividus) qui
permet d'établir une typologie des sociétés.
Dans les sociétés intégrées, il y a harmonie, non exempte de tensions,
évidemment, entre les valeurs sociales et individuelles, les mœurs des groupes
composant la société et les règles, les lois qui régissent ou sanctionnent les
comportements individuels ou collectifs. Il y a une corrélation et une harmonie
entre les mécanismes de régulation sociale, les rouages des réglementations ou
législations régissant les conduites.
Ces sociétés peuvent appartenir à l'ère industrielle, pré ou postindustrielle. Par exemple, une partie importante des sociétés traditionnelles
à caractère rural d'Afrique et d'Asie peuvent être classifiées parmi les sociétés
intégrées. Il en va de même du Japon parmi les sociétés déjà entrées dans l'ère
post-industrielle et des pays socialistes où le marxisme-léninisme est une doctrine d'Etat, et qui se partagent entre les pays appartenant à l'ère industrielle
(l'Europe de l'Est) ou des sociétés pré-industrielles (pays socialistes d'Afrique,
d'Asie ou d'Amérique).
Dans les sociétés partiellement intégrées se manifestent non seulement
des tensions mais des contradictions entre les valeurs, les normes et les conduites
individuelles ou collectives. Si le désaccord entre groupes et individus divers
concernant les valeurs n'est pas insurmontable au niveau des principes, les interprétations données peuvent varier considérablement et peuvent constituer ainsi
des sources de conflits nombreuses. Si la corrélation et l'harmonie entre les
mécanismes de régulation sociale et les rouages de l'administration de la justice
ne sont pas rompues, elles présentent des ratés et des distorsions donnant
naissance à des nombreuses dysfonctions.
La grande majorité des pays occidentaux appartient à ce type de
sociétés qui se situent surtout à l'ère post-industrielle. La quasi-totalité tl'Amérique latine s'y apparente ainsi que plusieurs pays d'Asie tels que la Malaisie,
Singapour, la Corée du Sud, certaines régions du sub-continent indien et de
!'Insulinde et les régions très urbanisées d'Afrique au sud du Sahara.
�94
Enfin, le type de sociétés non-intégrées se caractérise par des oppositions apparemment insurmontables entre les valeurs, les normes qui, contradictoires les unes par rapport aux autres, inspirent des groupes, des mœurs qui
déterminent des conduites incompatibles, conflictuelles, contradictoires les
unes par rapport aux autres. Dans ces sociétés, ne peut exister une harm_onie
pré-établie entre les valeurs motivant les conduites, justifiant des normes et des
mécanismes de régulation sociale et judiciaire. Ou plutôt, l'harmonie existe au
niveau de chacune des «sociétés» qui composent la société globale qui n'est
plus tenue ensemble par aucun lien s'appuyant sur une culture commune et
partagée.
Le~. conflits endémiques qui caractérisent les sociétés non-intégrées
empêchent leur perpétuation. Les sociétés que l'on peut classifier comme
appartenant à ce type, représentent des collectivités des ères pré ou postindustrielles, des sociétés industrielles à un certain moment de leur histoire.
La société française durant les événements de mai 1968, la société des ÉtatsUnis durant la phase finale de la guerre du Vietnam, les sociétés sud-américaines
révolutionnaires ou contre-révolutionnaires évoquent l'image de ce type de·
société. En fait, c'est une situation pré-révolutionnaire à laquelle succède, assez
rapidement, une consolidation due à la révolution ou à la contre-révolution.
La criminologie a un rôle différent à jouer dans chacun de ces types de sociétés
car elle est tributaire du degré d'intégration sociale qui y prévaut.
Dans les sociétés post-industrielles, pour la plupart partiellement
intégrées, elle a une triple fonction :
- accumuler des connaissances en affinant les méthodologies et en construisant des théories aux capacités de prédiction de plus en plus aiguës et
précises;
- ·évaluer les performances des systèmes, institutions et programmes destinés
à prévenir le crime ;
- manifester une attitude critique à l'égard des pratiques en vigueur.
Les changements rapides que connaissent les systèmes et les pratiques
socio-culturelles exigent une réflexion critique permanente sur la nature des
conduites qualifiées d'anti-sociales, sur la meilleure manière de les prévenir et
d'y mettre un terme.
Dans les sociétés socialistes industrialisées où le postulat d'une société
intégrée continue partout malgré tout à prévaloir, la criminologie est un outil
précieux de planification sociale, de prévention et de répression visant à ajuster
les ripostes à la délinquance, à corriger des individus qui trahissent la confiance
de la communauté. L'évaluation des mesures prises à cet effet constitue la
tâche principale des chercheurs en criminologie qui demeure une discipline la
plupart du temps très «utilitaire».
Enfin, les pays du Tiers Monde présentent une face éclatée. La société
traditionnelle domine de très larges secteurs de la vie dans ces pays que ce soit
en Amérique latine, en Asie ou en Afrique. La modernité, véhiculée par l'indus-
�95
trialisation y établit des têtes de pont puissantes dans les grandes villes et toutes
les zones urbanisées. On voit même dans certains pays d'Amérique latine, par
exemple, de véritables secteurs post-industriels se greffer sur des aires déjà
industrialisées.
Ces sociétés sont non-intégrées dans les vastes régions où coexistent
d'une façon contiguë, systèmes traditionnels et modernes. Elles sont intégrées
dans des secteurs traditionnels extrêmement étendus. Elles le sont partiellement dans les ilots modernisés. Elles sont cependant désintégrées dans de larges
zones de contacts inter-sociétables.
Il n'est donc pas surprenant que la criminologie n'ait qu'un tout petit
rôle utilitaire et que les criminologues n'y évaluent presque pas le fonctionnement des institutions.
Les chercheurs peuvent y mettre en évidence des besoins de justiciables, des inadaptations entre ces besoins et la protection sociale dispensée par
l'J;:tat. Cependant il nous semble évident que, dans le Tiers Monde, le rôle
de la criminologie doit être essentiellement critique au service des exigences de
la justice sociale , à société éclatée, à culture éclatée correspond incontestablement une criminologie éclatée.
ID. - TYPES DE SOCIÉTÉS ET DROIT
Chaque société a une façon d'arbitrer ses conflits, d'administrer sa
justice qui pourrait se caractériser par une conception différente de la séparation des pouvoirs. Nous avons été témoins d'une vive discussion dans la littérature antluopologique concernant la conception du droit et du pouvoir. C'est
ainsi que Michel Alliot nous invite à abandonner notre croyance dans l'échelle
des sociétés avec l'idée que les sociétés occidentales s'élèvent vers leur sommet,
que les sociétés qui en sont les plus différentes en sont aussi les plus éloignées
et demeurent par conséquent aux échelons les plus bas et que l'ensemble des
sociétés humaines se situent entre les deux, à des échelons d'autant plus élevés
du développement qu'elles ressemblent aux nôtres.
C'est une erreur grave d'assimiler différence et échec, ressemblance et
succès.
Si nous considérons le cas des sociétés intégrées, la séparation des
pouvoirs Gudiciaire, législatif et exécutif) y est soit diffuse soit largement
formelle. En effet, dans les sociétés traditionnelles, pré-industrielles, la séparation entre les coutumes, les droits et les devoirs est soit inexistante, soit
embryonnaire. La plupart des sanctions sont intrinsèques aux relations sociales
elles-mêmes. La logique même de ces relations implique la notion d'obligation.
La sanction y est rarement dispensée par des instances judiciaires séparées : les
sociétés primitives refusertt volontairement d'assurer au maximum l'indépendance collective et individuelle. La sécurité que donne la diversité juridique
constitue un obstacle à l'uniformisation du droit, et à la séparation des
pouvoirs. L'enchevêtrement des mécanismes de régulation, et l'absence d'auto-
�96
nomie des mécanismes juridiques tant à l'égard des croyances religieuses, des
convictions éthiques, que des techniques magiques, renforcent encore le respect du droit.
En ce qui concerne les sociétés intégrées appartenant à l'ère industrielle, mais au régime marxiste-léniniste, le droit représente évidemment un
champ distinct dans l'ensemble des institutions propres aux sociétés socialistes.
La séparation des pouvoirs y demeure subordonnée cependant à la dictature
du prolétariat. Dans certaines conjonctures historiques, le droit se dissout
d'ailleurs dans des rapports de forces antagonistes. La légalité socialiste s'instaure au fur et à mesure de l'affermissement du pouvoir du parti communiste.
C'est à ce moment là aussi, que la séparation des pouvoirs prend corps.
Dans les sociétés partiellement intégrées le droit représente un champ
autonome et spécifique sur le plan institutionnel. De plus en plus, on a tendance
à le séparer du champ propre aux mœurs faites de coutumes et de l'ensemble
des règles de mécanismes de la régulation sociale. Les incertitudes quant aux
valeurs motivantes des comportements affaiblissent le principe de légitimité des
divers pouvoirs. C'est ainsi que l'on relève dans ces sociétés de nombreux
conflits entre les trois pouvoirs. L'interprétation des membres de certains
syndicats de la magistrature en France ou en Italie, par exemple, ~st rudement
contestée par les autres branches du pouvoir. Ce qu'on appelle «l'activisme
judiciaire» aux Etats-Unis, conduit à l'intervention directe des juges dans
l'administration scolaire, hospitalière, pénitentiaire etc., au détriment des
prérogatives du pouvoir exécutif.
La raison que les philosophes et les jurisconsultes ont invoquée au
début du XIXème siècle devait légitimer l'acceptation du droit aux yeux de
tous. Sans prétendre que ce droit fut rationnel, on considérait qu'il était
raisonnable. On présumait que sa rencontre avec la raison -laquelle se retrouverait en tout homme- devait entrafuer cet assentiment de tous. C'est de là
que découlait la force juridique de certains actes. C'est ainsi que le droit romain
retrouvait un nouveau fondement et une vocation à l'universalité. Supposant
la conscience universelle et immuable, la conscience individuelle du juste et de
l'utile devenait le fondement du droit.
Très rapidement, cependant, des zones de résistance contre cette
fiction d'universalité s'organisèrent. Pour que ce droit puisse exister on aura
besoin du concours de la société et celle-ci, par jurisprudence, modifiera
profondément le droit. On assiste ainsi à la constitution d'un droit jurisprudentiel, élaboré à partir de diverses sources dont la plus importante est la loi. Il
devient évident que sans l'apport de l'administration de ta justice, le droit n'a
que peu de significations. Pour illustrer ce processus, rappelons que la version
anglaise du Pater noster comporte 56 mots, les dix commandements 297 mots,
la déclaration américaine de l'indépendance 300 mots, la version angJaise de la
directive de la Communauté économique européenne sur les exportations
d'amfs de canne, 26 911 mots ! Cet éclatement du droit en droits spécialisés
complétés par d'innombrables directives, règlements, eté., correspond aux
�97
zones de résistance des groupes qui constituent ces sociétés partiellement
intégrées. La séparation des pouvoirs y est par conséquent sélective.
Enfin, dans les sociétés non-intégrées, caractérisées par un poly·
centrisme culturel, les pouvoirs sont diffus à des degrés plus ou moins grands,
entre l'exécutif, le législatif et le judiciaire. Ceci se produit à l'intérieur de
chacun des systèmes antagonistes qui composent ce type de société. On y est
arrêté, jugé et exécuté par la même instance. La justice «révolutionnaire» est
l'exemple caractéristique de cette absence de séparation des pouvoirs. Le droit
n'y constitue guère, non plus un champ institutionnel autonome. La conscience
aigüe des valeurs permet directement le passage à l'administration des mesures,
sans l'entrave que constituent les règles de procédure découlant normalement
de la séparation des pouvoirs.
Dans la perspective que nous avons adoptée ici, seules les sociétés
partiellement intégrées disposent d'un régime d'administration de la justice qui
reflète une séparation satisfaisante des pouvoirs. L'équilibre délicat qui s'y
établit est cependant toujours à la merci de crises qui éclatent dans la sphère
culturelle. La légitimité des principes est alors contestée et l'équilibre peut être
rompu au profit de l'un ou l'autre de ces pouvoirs. Lorsqu'on dénonce le
gouvernement des assemblées, celui des juges ou celui des masses (abus des
plébiscites), la présidence «impériale», cet équilibre risque d'être rompu. La
crise de la culture occidentale exerce donc une influence décisive sur l'administration de la justice. Le système juridique des sociétés partiellement intégrées
que sont la plupart des démocraties occidentales s'en ressent. Un glissement
dangereux vers le type des sociétés non-intégrées peut s'opérer alors entraînant
l'apparition de la «justice révolutionnaire» (terrorisme endémique, guerre
civile, etc).
N. - LA MISSION UNIVERSELLE DE LA CRIMINOLOGIE ET DE LA
JUSTICE PtNALE
Après avoir analysé les quatre approches fondamentales de la crimi·
nologie contemporaine, après avoir indiqué le rôle qu'elle joue dans chacune
des trois catégories de sociétés que nous avons distinguées en raison de leur
degré d'intégration culturelle, esquissons les grandes lignes de sa mission
universelle.
C'est maintenant que vous pourriez m'objecter qu'il semble y avoir
une contradiction flagrante entre l'existence des diverses approches de la criminologie, des fonctions hérétogènes des criminologues qui œuvrent dans ces
types de sociétés très différents et une mission universelle.
La dernière partie de cet exposé sera consacrée à vous per8uader
du contraire.
En fait, la mission universelle de la criminologie comporte deux
orientations essentielles.
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La première consiste dans le développement, l'accumulation continue
de la connaissance : c'est son orientation positive.
La deuxième viserait à assurer l'exercice effectif des libertés et des
responsabilités de tous les justiciables -agresseurs et victimes potentiels- :
telle est son orientation normative.
a) En ce qui concerne le développement des connaissances : trois champs
d'investigation retiennent actuellement l'attention. Le premier a pour objet la
personne, le deuxième les groupes et les organisations et le troisième, l'aménagement de l'espace et l'habitat.
1) Des études longitudinales nous ont appris que moins de 10 % des
citoyens commettent plus de 70 % de tous les délits. Nous savons également
que ceux qui commettent des délits graves, en particulier contre les personnes,
sont peu nombreux mais extrêmement dangereux. La détection de ces personnes dont le nombre demeure considérable, si l'on en croit l'importance
du «chiffre noir», constitue une des priorités de la recherche biologique et
psychiatrique.
Rappelons ici qu'il y a plus de 50 000 personnes qui disparaissent
chaque année aux Etats-Unis. La police estime qu'environ 5 000 d'entre elles
ont été assassinées et ce n'est qu'une infime fraction de ces victimes qui sont
identifiées, notamment lors de la découverte de charniers. Rarissimes sont les
procès qui aboutissent à la condamnation des prévenus. Le syndrome des
tueurs de masse relève d'une étiologie complexe. A cet égard, les progrès de la
cybernétique et de physiologie du cerveau ouvrent des perspectives de plus en
plus intéressantes en particulier dans le domaine de la psycho-biologie et de
la génétique.
2) Des études sur la socialisation, !,.apprentissage et la perception,
en psychologie expérimentale et en psychologie générale et dynamique, révèlent
des sources d'inadaptation, de ~onflits profondément ancrés dans la structure
même de la personnalité. L'apprentissage des règles morales et sociales est
fortement influencé par des mécanismes mis en lumière notamment par les
recherches, intéressées à préciser la genèse d'entités cliniques complexes et
mystérieuses telles que la «psychopathie» ou la «névropathie», par exemple.
Quelle que soit la fortune des doctrines psychanalytiques et des théories comme
celles de Piaget, il demeure que notre compréhension de la motivation et des
processus entraînant le passage à l'acte anti-social se clarifie progressivement.
3) L'étude des groupes de pairs, dans le cadre de la socialisation, de la
dé-socialisation et de la resocialisation fait également des progrès. On s'éloigne
de plus en plus des conceptions qui considéraient le délinquant en terme de
destinée individuelle. Les recherches montrent à quel point les attitudes et les
comportements sont tributaires, surtout chez les adolescents, de l'influence des
groupes de pairs dans le cas du vandalisme, par exemple. Lorsqu'il s'agit de
resocialiser des adolescents, il faut donc utiliser ces puissants mécanismes
propres aux groupes et aux organisations sociales. Dans le monde des adultes,
�99
on a découvert l'activité protéiforme du crime organisé, de la criminalité pour
motifs idéologiques et des manifestations de la criminalité trans-nationale.
La complexité croissante des activités économiques et sociales, les
progrès de technologie telles que l'informatique offrent aux organisations et
aux groupes criminels des champs d'activités d'autant plus fructueux que les
services de protection sont toujours, sur le plan tactique, en retard d'une
guerr~ ...
4) L'aménagement de la cité, la recherche des «optima de population»
(que Platon fixait à 5 000 personnes !) font l'objet d'études systématiques.
Comment organiser les quartiers de telle sorte que les handicapés de tol.16 ordres
ne se retrouvent marginalisés dans des ghettos-dépotoirs ? Comment motiver
les communautés à prendre en charge, dans le respect des droits de chacun, une
partie croissante de leur sécurité ?
5) La découverte du rôle décisif joué par le système pénal dans la définition de ce qui est criminel a révélé ses contradictions internes : l'incohérence
y règne en maître. Réaliser l'interdépendance de tous les éléments de l'appareil
social et juridique tel est l'ob~ectif de l'analyse systémique. Les incohérences
ainsi relevées entre les fonctions simultanées de prévention, de punition, de
répression, de resocialisation, de protection des droits des accusés et des
victimes, etc., ont tracé les chemins à de multiples réformes. Grâce aux travaux
d'Alfred Blumstein, une nouvelle philosophie préside au fonctionnement de
tous les protagonistes de la justice : leur solidarité y est dûment préconisée et
les. études coût- efficacité précisent en les évaluant leur rôle respectif à l'intérieur du système.
Les études systémiques, en général, démontrent l'importance déterminante des actions et des comportements dans le fonctionnement des systèmes
bureaucratiques. Le texte des lois, la lettre même du code pénal ont une
influence beaucoup moins considérable. En effet, les décrets d'application, les
habitudes prises par les parquets, les juges~ la police, les services chargés de
l'exécution des peines, etc., engendrent de véritables systèmes sous-culturels
caractérisés par des expédients, des adaptations à la réalité quotidienne tout à
fait imprévisibles.
6) Enfin, l'impulsion donnée aux recherches sur la victimisation et la
victimogénèse a permis d'éclairer notre compréhension de l'interaction complexe de l'agresseur et de la situation criminogène. L'introduction de la victime
dans cette analyse fait de cette dyade une triade, fondement de toute étude
désormais.
b) En ce qui concerne la mission normative de la criminologie et de la
justice pénale, il s'agit d'assurer l'exercice effectif des libertés et des responsabilités de tous les justiciables.
Cette mission est également très importante. Science appliquée, la
criminologie se pratique dans le cadre de règles et de normes tributaires de
systèmes et d'échelles de valeurs. L'enfermer dans un cadre exclusivement
�100
scientifique eut et a encore des effets très néfastes parce que l'application de la
méthode scientifique au phénomène criminel et à la conduite criminelle a
contribué à relativiser ces situations et ces actes sur le plan moral et politique
ce qui est beaucoup moins légitime que sur le plan scientifique.
Il faut reconnaître que le relativisme et l 'bistoricisme propagés par
les sciences sociales eurent des conséquences imprévues en politique criminelle
notamment la subordination des règles de droit protégeant les droits naturels
et imprescriptibles de l'homme à des critères contingents dépendant de l'évolution des mœurs et des découvertes scientifiques toujours provisoires.
Par exemple, les lois racistes et eugéniques promulguées par les législateurs allemands après l'arrivée au pouvoir du parti national-socialiste d'Hitler
n'ont rencontré que relativement peu de résistance lors de leur application par
l'appareil judiciaire. En raison de l'influence du positivisme juridique, la majorité des magistrats ne voyait aucun critère où appuyer une résistance à ces lois
iniques : la nomenclature des catégories de citoyens devant être internés à
Dachau, un des premiers camps de concentration du Reich, se lit d'ailleurs
comme un chapitre tiré d'un traité d'anthropologie criminelle. On y caractérise
des types par des conduites qui sont collectivement stigmatisées, on les exclut
du corps social et on les punit par la ségrégation carcérale. La raison principale
de cette capitulation de la magistrature et de tous les agents de l'administration
de la justice en Allemagne à cette époque réside dans l'élimination de tout
critère normatif extrinsèque explicite de la législation, de l'ordre légal.
Un autre exemple peut être fourni par les législations préconisant des
sentences indéterminées infligées à des citoyens dont la personnalité est jugée
particulièrement dangereuse pour la paix sociale et la sécurité des citoyens. De
nombreux Etats parmi les plus démocratiques et progressistes (la Californie, la
Belgique et la Scandinavie, par exemple) ont promulgué de telles législations
entre 1930 et 1960. Ont ainsi été maintenues en détention pour des périodes
indéfinies de nombreuses personnes dont le caractère dangereux dépendait de
diagnostics médico-psychologiques dont tout le monde reconnaît la faiblesse et
la précarité.
Ces législations furent d'ailleurs abrogées dans les années 60 et 70.
Comment éviter de tels errements dans l'avenir ? Comment limiter
les dégâts, les effets pervers causés par l'intervention législative et administrative dans la vie des citoyens indapatés et délinquants ?
Nous recommandons le renforcement systématique dans les textes
de lois, dans les dispositions administratives et dans l'éducation civique de tous
les citoyens des principes de la protection des libertés.
L' Habeas Corpus doit être intégré aux systèmes juridique.s inquisitoriaux. Il en résultera une limitation infranchissable de la détention préventive et
provisoire et ce quelles qu'en soient les conséquences. Il est urgent de ratifier
les règles minimales proposées par les Nations Unies en ce qui concerne le
traitement pénal, la justice des mineurs, la déontologie des policiers, etc.
Moderniser la justice à l'instar des autres services publics aura pour conséquence
�101
une action plus prompte, plus efficace et plus individualisée. Son délabrement
actuel engendre l'inefficacité et le niveau très bas de la protection des citoyens
ce qui entraîne le déclin de la légitimité des Etats libéraux.
Imaginons seulement ce qui arriverait aujourd'hui si les effets de la
crise économique sur l'emploi n'étaient pas corrigés par des mesures de solidarité sociale efficaces !
Dans cet ordre d'idées, des mouvements tels que «Légitime Défense»
en France, «Les Escadrons de la Mort» en Amérique latine et les mouvements
subversifs comme P2 en Italie constituent des réactions du corps social face à
l'insécurité provoquées par les ratés de l'appareil de la justice pénale.
L'égalité de chacun devant la loi devrait être rendue effective par
l'instauration d'une véritable «sécurité judiciaire» pour tous. Le fait d'appartenir à un milieu défavorisé ou ethniquement minoritaire ne devrait pas diminuer
la chance de bénéficier d'une justice équitable.
La reconnaissance de plus en plus répandue des effets néfastes de
l'incarcération devrait entraîner l'instauration de mesures punitives non privatives de liberté. Même si des réformes dans ce sens ont déjà vu le jour, il est à
espérer que les réformateurs partout aillent jusqu'au bout de leur logique car
très peu de condamnés, en définitive, devraient être gardés sous les verrous.
C'est une question d'imagination finalement de procéder à une vaste diversification des peines.
N'oublions pas non plus qu'il importe de tirer les conséquences du
fait que la jeunesse, l'adolescence est la classe d'âge criminogène par excellence
et ce dans presque toutes les sociétés. Faut-il dé-judiciariser ou re-judiciariser le
champ de la justice des tpineurs ? Des expériences importantes comportant des
visées absolument contradictoires sont en cours actuellement et il nous faudra
très vite et très soigneusement les évaluer car la construction d'une société
moins criminogène s'invente, pour l'essentiel, autour de la jeunesse et pour
elle : elle doit pouvoit garder sa foi en une société fraternelle, plus solidaire et
plus juste.
Avouons que nous sommes loin du compte ! Mais il est impensable
d'espérer qu'une politique criminelle protège de plus en plus efficacement les
libertés de chacun sans un renforcement des sentiments de responsabilité de
tous les citoyens. Il va de soi également qu'il importe de rendre les activités
criminelles plus onéreuses. La prévention générale, longtemps considérée
comme mythique par les criminologues est actuellement à notre portée sil'on
en croit les résultats les plus récents des recherches poursuivies par l'Académie
des Sciences des Etats-Unis. Des réformes procédurales et administratives
permettent de personnaliser la justice et de mettre chacun en face de ses
responsabilités dans le cadre de situations concrètement vécues : la victime est
amenée à se rendre compte qu'elle a négligé de prendre les précautions les plus
élémentaires, le criminel est instruit de toutes les conséquences des actes qu'il
a fait subir à la victime.
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Les membres de l'administration de la justice eux-mêmes, en tant
qu'acteurs du drame judiciaire, sont de plus en plus instamment invités à
prendre conscience de leurs responsabilités à l'égard de toutes les instances qui
interviennent dans la gestion de la vie quotidienne des prévenus et des condamnés. Le nombre des magistrats qui n'ont jamais vu l'intérieur d'une prison
s'amenuise de jour en jour et un autre scandale, celui de l'impunité de fait des
policiers qui abusent de leur pouvoir, devra cesser lui aussi.
Les familles et les écoles, les organisations de loisirs, les clubs sportifs,
les associations syndicales, etc., devraient également prendre leur part de
responsabilités : il s'agit là d'un corollaire indispensable de la réduction de la
mission purement répressive de l'appareil pénal.
La protection des institutions démocratiques et des droits de l'homme
contre la subversion de groupes violents et clandestins demeure une priorité
de même la lutte contre la criminalité des affaires, la délinquance en col blanc :
ces deux subversions inspirées par l'esprit de lucre ou le fanatisme doivent être
combathies.
'
Enfin, il importe de proclamer que nous sommes tous responsables
de la protection des valeurs qui cimentent notre civilisation, valeurs relativisées
par les découvertes scientifiques et l'évolution des mœurs certes, mais qui, à
l'instar du langage, obéissent à une logique interne, à des règles explicites et
observables et sont universelles.
L'ordre social, l'ordre juridique sont voués à en assurer la protection,
enfreindre les règles, conventions, habitudes formulées d'une façon précise en
ce qui concerne la sexualité, la famille, l'amitié, la loyauté, la protection de la
vie, la disposition des morts, etc., comporte des conséquences partout dans le
monde lorsqu'elles sont issues de valeurs qui se sont constituées dans les
consciences individuelles et collectives des peuples au cours d'une très longue
histoire.
Ce sont les principes du jugement binaire qui fondent les valeurs de
nos sociétés : le bien et le mal, le vice et la vertu, le beau et le laid, l'attraction
et la répulsion ... En dépit des difficultés qu'une telle entreprise présente, il
faut absolument continuer à préciser ces valeurs, il faut absolument que l'ordre
social et juridique continue à les protéger.
CONCLUSION
Pour conclure, je serai bref. Je crois vous avoir convaincus qu'il
est évident que la mission primordiale de la criminologie est actuellement la
recherche scientifique.
•
Hélas ! Les ressources affectées à la quête de la vérité dans ce
domaine par nos sociétés sont dérisoires. Quel état de crise aigu faut-il attendre
alors qu'il semble à tous qu'il est atteint tous azimuts actuellement déjà? Que
�103
faut-il donc qu'il arrive pour que l'opinion publique soit suffisamment alertée
et que nos recherches deviennent prioritaires?
Dans cet état de vie précaire et anxiogène qu'il nous faut mener, il
importe avant tout de tenir bon et de continuer à défendre les valeurs qui
prônent et la liberté et la responsabilité. Gardons-nous des utopies qui entraînent les solutions autoritaires et répressives et qui ont déjà causé tant de morts
en raison de l'exacerbation des sentiments d'insécurité que vivent les citoyens
de nos démocraties.
Le criminologue ne peut s'a~commoder des solutions simplistes. Il
trace une image peu flatteuse de l'homme mais c'est au service de cet homme-là
qu'il offre ses talents.
��LE DROIT CRIMINEL FRANÇAIS ET LES CONVICTIONS
RELIGIEUSES, PHILOSOPHIQUES, MORALES OU POLITIQUES
Par
M. le Professeur André VITU
DirecteW' de l'Institut d'Etudes Judiciaires de Nancy
Le sujet est vaste, mais c'est un sujet d'extrême actualité, il est aisé
de le constater avant même d'en avoir recensé les éléments. En effet, plus qu'à
aucune autre époque dans le passé, l'homme moderne réclame liberté et autonomie pour ses propres convictions religieuses, philosophiques, morales _ou
politiques : il exige de l'autorité publique qu'elles soient mieux reconnues, plus
complètement protégées. Mais, en raison de leur dynamisme et parfois de leur
agressivité, il arrive que ces convictions inquiètent les autorités et provoquent
leur méfiance, voire leur hostilité, quand l'ordre public paraît menacé par
l'expression qui leur est donnée. Il suffit de songer au prosélytisme intensif ou
aux méthodes inquiétantes de certaines de ces sectes qui pullulent aujourd'hui,
il suffit aussi d'évoquer les brutales explosions de violence aveugle par lesquelles
des fanatiques expriment actuellement leurs revendications révolutionnaires.
Reconnaftre et protéger les convictions de chacun ? Sans doute.
Mais comment ne pas songer aussi aux exigences de l'ordre public, dont toute
société a le souci ? Le droit criminel ne peut manquer d'être affecté par le
conflit qui éclate alors ou, à tout le moins, par le débat qui s'institue.
Malgré son extrême actualité, ce débat est de tous les temps, de tous
les pays : car nous y retrouvons, sous sa forme la plus pressante, cette opposition qui ne cesse de dresser, l'un en face de l'autre, l'individu et la société. On
ne s'étonnera donc pas que les solutions de ce débat varient selon les conceptions que l'Etat se fait de sa propre nature et de ses rapports avec ses sujets, et
aussi selon la force et la prétention des Eglises, des courants de pensée philosophique ou des mouvements politiques à affirmer leur indépendance à l'encontre
de l'Etat.
Une rapide incursion dans l'histoire va nous aider à comprendre
quand nous entrerons au cœur de notre sujet, la position du droit criminel
français en face des convictions de tous ordres affirmées par l'individu.
*
*
*
.
La leçon des siècles est quasiment unanime. Presque partout, presque
toujours, l'Etat a voulu étendre sa puissance sur l'homme entier. L'homme et
ses convictions, c'est un membre du groupe, c'est un citoyen qui doit respecter
les lois et coutumes de son pays, les croyances admises par tous et qui constituent le ciment de la cité. Celui qui ne respecte pas les dieux tutélaires, celui
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dont la philosophie, le comportement moral ou les convictions politiques
s'écartent de ce que la tradition impose à tous, celui-là est suspect, dangereux,
ennemi du bien public. La loi pénale est rigoureuse à son endroit et, pour en
appliquer les dispositions, les juges sont singulièrement fermes.
L'exemple· de Socrate est présent à toutes les mémoires : on nous
assure qu'il fut condamné à mort pour avoir ébranlé les traditions, avoir honoré
d'autres dieux que ceux de la cité et tenté de corrompre la jeunesse par ses
enseignements. De leur côté, les chrétiens furent persécutés pendant trois
siècles, parce qu'ils refusaient de reconnaître le caractère divin de Rome et
de l'Empreur, en lesquels s'incarnait la puissance romaine, pacificatrice des
peuples du pourtour méditerranéen.
Franchissons maintenant quelque douze ou quinze siècles. Nous
découvrons en Europe occidentale, et spécialement en France sous l'Ancien
Régime, des Etats officiellement confessionnels, où la liberté de conscience
n'existait pas (sauf chez nous pendant m9ins d'un siècle, avec l'Edit de Nantes,
de 1598 à 1685) Les protestants et, avant eux, les Albigeois ou d'autres encore,
surent ce qu'il en coûtait de ne pas pratiquer la religion du prince ; ailleurs
l'inquisition ne fut pas tendre pour l'hérésie. Et si, franchissant quelques siècles
encore pour en venir à notre époque, nous nous tournons, au-delà de nos
frontières, vers certains pays de l'Est de l'Europe ou d'autres encore qui ont
fixé en une doctrine officielle et contraignante leur credo politique, nousconstatons qu'il ne fait pas bon y affirmer des convictions «déviationnistes»
sur l'Etat et la société, et encore moins y refuser l'athéisme imposé par la
doctrine politique régnante.
Quelles qu'en soient les formes ou les inspirations, un tel monolithisme religieux ou politique fait du ·droit criminel une arme de choix pour
assurer la protection des convictions conformes aux canons officiels, et à
l'inverse, pour lutter contre tous les sectateurs d'opinions divergentes, réputés
dangereuses pour l'ordre établi.
*
*
*
Tout autre sera la situation, comme c'est le cas en France de nos
jours, si l'Etat se place dans une optique libérale, s'il se dit démocratique. Alors
une double position est adoptée, qui contraste avec le monolithisme précédent.
1 - D'une part, se voulant neutre, l'Etat affinne dans sa loi et par la
voix de ses tribunaux le droit pour tout être humain d'adhérer librement à tel
credo religieux de son choix, à telle philosophie ou telle morale qu'il estime
préférable, à tel courant politique plus convaincant à ses yeux. Alors l'Etat
reconnaît la liberté des convictions de chacun et le droit criminel emboîte le
pas, et va jusqu'à assurer la protection pénale de cette liberté quand elle est
menacée.
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Cette reconnaissance des convictions personnelles a trouvé son
expression dans des textes célèbres de notre droit public interne, et spécialement dans la Déclaration des Droits de l'Homme dont les articles X et XI
affirment : «Nul ne doit être inquiété pour ses opinions, même religieuses ... »
(art. X); «La libre communication des pensées et des opinions est un des droits
le plus précieux de l'homme ...» (art. XI). Sur le plan plus spécifiquement
religieux, la loi de séparation des Eglises et de l'Etat du 9 décembre 1905
proclame à son tour la liberté de conscience dans son article 1er. Dans le
domaine international, la «liberté de pensée, de conscience et de religion» est
expressément reconnue par la Convention européenne de Sauvegarde des droits
·de l'homme et des Libertés fondamentales (art. 9) et par le Pacte international
relatif aux droits civils et politiques (art. 18), ratifiés tous deux par notre pays,
respectivement en 1973 et 1980.
2 - Mais, d'autre part, cette reconnaissance de la liberté de convictions de chacun trouve sa limite, aussitôt affirmée par l'Etat, dans le nécessaire
respect de l'ordre public. Apparaît alors une certaine méfiance, parfois même
une véritable hostilité à l'égard des convictions personnelles lorsqu'elles
menacent de troubler cet ordre public.
Les textes de droit interne cités à l'instant ne manquent pas d'établir cette limite. Dans la Déclaration de 1789 nous lisons, à l'article X: «Nul ne
doit être inquiété pour ses opinions, même religieuses, pourvu que leur manifestation ne trouble pas l'ordre public établi par la loi». Et la loi du 9 décembre
1905, en son article Ier, après avoir écrit que «La République assure la liberté
de conscience», ajoute «Elle garantit le libre exercice des cultes sous les seules
restrictions édictées ci-après dans l'intérêt de l'ordre public». La même restriction figure dans les textes internationaux précités.
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Reconnaissance des convictions, mais aussi méfiance, voire hostilité
à leur égard, telle est la position, souvent ambiguë, parfois difficilement soutenable, du droit public français. Telle est aussi par nécessité, la position de
notre droit criminel.
Constatons cependant que, dans l'énorme arsenal des incriminations
dont dispose le droit criminel moderne de notre pays, il en est assez peu qui
concernent directement et spécialement les convictions religieuses, philosophiques, morales ou politiques ; c'est souvent au droit pénal «commun» que
les tribunaux ont dû faire appel lorsque, le cas n'est pas rare, il a fallu trancher
certaines difficultés portées au prétoire pénal à propos de ces convictions.
Mais, qu'il s'agisse de dispositions législatives spécifiques ou des sofütions
jurisprudentielles, nous retrouverons l'opposition remarquée précédemment :
à l'imitation du droit public, le droit criminel reconnaît et accepte de protéger
les convictions ; mais, dans d'autres hypothèses, il leur témoigne son hostilité,
si l'ordre public risque d'être troublé par elles.
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Je me servirai donc de cette opposition que révèle la matière, et
j'examinerai successivement :
1. - La reconnaissance, par le droit criminel français, des convictions religieuses,
philosophiques, morales ou politiques,
II. - La méfiance et l'hostilité du droit criminel français envers ces mêmes
convictions.
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1. - LA RECONNAISSANCE, PAR LE DROIT CRIMINEL FRANÇAIS,
DES CONVICTIONS RELIGIEUSES, PmLOSOPIDQUES, MORALES
OU POLITIQUES
L'~tat, nous le savons, ne peut pas faire abstraction des convictions
de ses sujets, et cela même s'il affirme sa neutralité, comme c'est le cas actuellement dans notre pays : ce serait leur témoigner de l'hostilité que de refuser,
a priori, de les reconnaître quand elles apparaissent dans un procès pénal, ou
lorsqu'elles sollicitent la protection du droit si elles sont attaquées.
Mais la reconnaissance accordée aux convictions de chacun par le
droit criminel français n'est pas uniforme ; elle varie selon les situations. Elle
se manifeste parfois comme une reconnaissance pleine d'admiration. Le plus
souvent pourtant, elle se fait plus indifférente, plus détachée, par un souci de
simple libéralisme égalitaire. Il arrive enfin que la reconnaissance se fasse
réticente, on pourrait presque dire contrainte.
Reconnaissance, témoignage d'admiration, - reconnaissance symbole
de libéralisme, - reconnaissance, expression d'une réticence, telles sont les trois
nuances qu'il est possible de déceler dans l'admission, par notre droit criminel,
des convictions de chacun.
A - La reconnaissance, témoignage d'admiration
De cette première forme de la reconnaissance des convictions personnelles ou collectives par le. droit criminel, nous trouvons, dans l'ordre politique
deux groupes d'expression particulièrement typiques.
a • Dans le cadre du droit pénal stricto sensu, on pourrait citerle tyrannicide et le devoir de rébellion contre l'oppression, souvent évoqué par certains
publicistes des siècles passés, et qui a trouvé son expression la plus forte et aussi
la plus utopique dans la Constitution montagnarde de 1793, dont l'article 35
affirmait solennellement comme le plus sacré des devoirs la rébellion contre un
gouvernement qui violerait les droits du peuple. Il n'est d'ailleurs pas nécessaire
de remonter jusqu'à ce monument de notre histoire politique : nous constatons
de nos jours, un peu partout dans le monde, que tout mouvement ir{surrectionnel qui triomphe commence par légitimer ce qui a été fait en son nom et pour
son succès : ses partisans deviennent des héros, l'admiration entoure leurs
actes et la loi pénale elle-même reconnaît la grandeur de leurs convictions
politiques.
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Nous aussi, nous avons connu cette justification des faits infractionnels accomplis sous l'impulsion de mobiles politiques particulièrement nobles.
Songez à !'Ordonnance du 6 juillet 1943 qui déclarait légitimes tous les actes
accomplis après le 10 juin 1940 «dans le but de servir la cause de la libération
de la France». Les actes des résistants qui, en d'autres temps, auraient constitué
des crimes ou des délits, devenaient des faits glorieux.
b - Ce témoignage d'admiration pour les gestes de résistance, on le
retrouve plus près de nous, sur le plan procédural, dans le nouvel article 2-5 du
Code de Procédure pénale issu de la loi du 10 juin 1983. Cette disposition
autorise à agir devant le juge pénal les associations fondées pour défendre les
intérêts moraux et l'honneur de la Résistance ou des déportés, contre les apologistes des crimes de guerre ou de la collaboration avec l'ennemi, ou contre les
auteurs de destructions, dégradations, injures ou diffamations causant un préjudice, même indirect, à la mission élevée qu'assument ces associations, qui sont
donc englobées dans le même respect, la même gratitude, que les héros de la
Résistance dont elles défendent l'action et la mémoire.
Cependant cette première forme de la reconnaissance (reconnaissanceadmiration) est plutôt rare. Le droit criminel se contente le plus souvent d'une
attitude plus neutre, plus indifférente, inspirée d'une toute autre pensée : il
s'agit de la reconnaissance, symbole de libéralisme, à laquelle il faut maintenant
s'attacher.
B - La reconnaissance, symbole de libéralisme
Ordinairement, en effet, l'attitude du droit criminel français se fait
beaucoup plus neutre, voire indifférente, à l'égard des convictions de chacun.
Le droit criminel reconnaît l'existence de ces convictions -il ne peut nier le
réel- et, dans le droit fil de l'article 2 de la Constitution de 1958, il déclare les
respecter, puisqu'il se veut libéral. Mais il entend bien n'en privilégier aucune,
et c'est pourquoi on peut parler ici d'un libéralisme égalitaire.
De ce libéralisme égalitaire, nous allons constater des expressions
dans la loi pénale elle-même et, d'autre part, dans l'activité journalière du juge
répressif.
a - Envisageons d'abord les expressions de ce libéralisme égalitaire dans
la loi elle-même. Ces expressions sont nombreuses et il me faudra ne retenir que
les plus typiques. On peut les classer en deux groupes.
1) Dans certains cas, le libéralisme légal protège, par des textes
incriminateurs, les convictions religieuses, politiques ou autres en cas d'atteintes
dirigées contre elles.
Cette protection est assurée, parfois, d'une façon indirecte, par des
textes non-spécirzques, c'est-à-dire non affectés à titre principal à garantir les
convictions de chacun. Ainsi on appliquerait l'article 257 du Code pénal à celui
qui, par hostilité envers la religion, détruirait les statuettes ornant les porches
de nos cathédrales ; on utiliserait l'article 379 ou l'article 434 contre celui qui,
animé de convictions intégristes, s'emparerait, pour les détruire, de
journaux religieux placés sur un présentoir au fond d'une église. De son côté,
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l'article 378 relatif au secret professionnel serait utilisé contre le prêtre catholim
que qui violerait le secret de la confession ; inversement, le prêtre invoquerait
avec succès ce même secret pour refuser de dénoncer des infractions ou de
témoigner en justice·.
Mais il est aussi des incriminations spécifiques. Sans doute, notre
droit criminel, laïcisé à la Révolution, ne connaît plus la répression de ces
infractions à l'égard desquelles l'ancien droit était extrêmement rigoureux :
ont disparu de notre horizon pénal le sacrilège, l'hérésie, le blasphème, sous une
réserve, cependant, qui concerne le blasphème. Vous savez peut~tre que dans
les trois départements du Bas-Rhin, du Haut-Rhin et de la Moselle, certaines
dispositions du Code pénal allemand de 1871, introduit après l'annexion de
l'Alsace-Lorraine par l'Allemagne, ont été maintenues en vigueur par un décret
du 25 novembre 1919, et notamment celles qui intéressent le régime des cultes,
en raison du concordat de 1801 toujours en application dans cette région.
Et c'est ainsi qu'aux termes de l'article 166 du Code allemand, est
puni d'un emprisonnement de trois ans au plus celui qui «aura provoqué un
scandale en proférant publiquement un blasphème contre Dieu, ... ou qui aura
commis dans une église ou un autre lieu consacré à des assemblées religieuses,
des actes injurieux ou scandaleWO>. Application de ce texte a été faite par la
cour d'appel de Colmar, le 19 novembre 1954, contre les membres d'une secte
qui, à l'issue d'un service religieux et alors que les membres du clergé ne
s'étaient pas encore retirés, avaient harangué les fidèles assemblés dans la
cathédrale de Strasbourg. Je n'ai pas eu la possibilité de consulter cet arrêt et
j'ignore si l'on avait retenu le blasphème ou, plus vraisemblablement, le trouble
causé à une cérémonie religieuse. Mais rien n'interdirait, actuellement encore,
que le blasphème soit puni dans nos trois départements du Nord-Est.
Pour nos autres départements, ceux de l'intérieur ou de la vieille
France, comme on dit en Alsace, nous possédons des incriminations particulières, le blasphème en moins, avec la loi de séparation du 9 décembre 1905
(art. 31et32).
Ainsi des peines de police frappent quiconque contraint autrui, par
des menaces, des violences ou la crainte de perdre son emploi, à financer ou
pratiquer un culte déterminé : lutte contre l'intolérance religieuse. Les mêmes
peines s'appliquent à l'inverse à quiconque empêche, retarde ou interrompt les
exercices d'un culte par des troubles ou des désordres ... : lutte contre l'intolérance irreligieuse, cette fois.
Autres incriminations spécifiques : celles qui, au sein des divers
aspects de la discrimination, touchent plus particulièrement la discrimination
religieuse (art. 187-1, 187-2, 416 et 416-1 du Code pénal). On notera cependant que, sur ce point, et d'une façon heureuse, la loi pénale n'a pas osé incriminer la discrimination qui serait motivée par les opinions philosophiques,
morales ou politiques.
Des textes sur la discrimination, n'omettons pas de rapprocher ceux
frappent les injures et les diffamations ayant pour victimes une personne ou
un groupe de personnes, en raison de leur appartenance ou de leur nonq~
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appartenance à une religion déterminée (L. 29 juillet 1881, art. 32, modifié
par la L. Ier juillet 1972). Injurier ou diffamer les juifs, les catholiques, les
boudhistes, donnerait maintenant le droit à telle ou telle personne appartenant
au groupe visé, d'agir devant le juge pénal en application de ce texte (V. l'affaire
Faurisson : Criin. 28 juin 1983, Bull. crim. n. 202). Dans le passé, au contraire,
les sanctions pénales avaient été déclarées inapplicables, faute par le groupe
considéré de former une personne morale régulièrement constituée (criin. 9
avril 1939, affaire ju journal «l'Émancipatiom>, attaquant violemment le clergé
catholique et notamment les évêques).
Mais, là encore, la loi criminelle s'est refusée à punir les injures et les
affirmations qui seraient motivées: par les opinions philosophiques ou politiques
des personnes visées : comme par le passé, demeurerait pénalement impunissable le fait de diffamer par exemple, la franc-maçonnerie en tant que telle, ou
les adeptes de tel parti politique, pris dans leur ensemble et non-déterminables
individuellement.
2) Le libéralisme légal se traduit ausSi en dehors de l'utilisation de
textes d'incrimination. Là encore, le législateur accepte le fait religieux ou
politique, et il en tire certaines conséquences.
Par exemple, les articles D. 432 à 439 du Code de procédure pénale
organisent l'aumônerie dans les établissements pénitentiaires. De leur côté, les
lois d'amnistie tiennent souvent compte des infractions d'ordre politique,
même très graves, puisqu'il s'agit de provoquer l'apaisement des esprits après
des temps troublés (V. par .exemple les lois des 17 juin 1966 et 31 juillet 1968,
à propos des événements d'Algérie). La nature de la peine peut aussi être
influencé par les convictions du coupable : ainsi le législateur permet l'octroi
au délinquant politique, d'un sursis simple, inais pas d'un sursis avec mise à
l'épreuve (quelle épreuve pourrait-on imposer à un tel délinquant ? Lirè la
bonne presse ? S'affilier au bon parti ?) ; la contrainte par corps ne lui est pas
applicable. Autrefois la peine de mort avait été écartée en matière politique et,
aujourd'hui encore, existe une échelle spéciale des peines politiques. Enfin un
régime pénitentiaire spécial est accordé aux délinquants politiques privés de
leur liberté (art. D. 490 à 495 C. P. P.).
b - Tournons-nous maintenant du côté du Palais, et voyons comment,
de son côté, le juge répressif réagit en face des convictions religieuses, politiques,
ou autres qu'il découvre dans certains procès ou que l'on invoque expressément
devant lui. Lui aussi, comme le législateur, doit tenir compte de l'existence des
convictions, mais il doit garder à leur endroit, une attitude de stricte neutralité.
1) Tenir compte de l'existence des convictions manifestées devant
le Juge ? Mentionnons, sans nous y attarder, l'exemple bien connu, bien
qu'ancien, de la formule du serment prêté par les jurés de la cour d'assises.
S'appuyant sur le vieil article 312 du Code d'instruction criminelle («vous jurez
et promettez devant Dieu et devant les hommes») dont le texte était passé
ensuite dans le Code de procédure pénale où il s'est maintenu jusqu'en 1972, la
jurisprudence avait affirmé le caractère religieux du serment. Par des arrêts
�112
rendus, il est vrai, avant la loi de séparation de 1905, la Cour de cassation
avait décidé qu'était valable un serment prêté autrement qu'en la forme légale,
dès lors que son caractère religieux ne s'en trouvait pas atteint (ainsi pour des
juifs, des musulmans, des quakers, prêtant serment, non en la forme légale,
mais en la forme prévue par leur religion). Le droit pénal acceptait donc de
reconnaître le fait religieux invoqué expressément, mais il ne l'imposait pas: un
juif, un musulman, pouvaient valablemenr user du serment de droit commun.
Llberté des consciences. Ce problème méritait d'être évoqué, mais en laïcisant
le serment, la loi du 29 décembre 1972 paraît bien avoir maintenant supprimé
la question.
Mais au-delà de cet exemple dépassé, il demeure que, pour le juge,
l'existence des convictions, religieuses ou autres, présente des intérêts multiples.
Ces convictions lui permettent, par exemple, de rechercher la qualification la plus exacte, applicable à l'infraction soumise· à son jugement. En
voici un cas, particulièrement typique, pris dans l'ordre religieux. Il y a une
trentaine d'années, s'est posé le choix de la qualification applicable aux adeptes
de certaines sectes, qui se contentaient de prier pour sauver un enfant malade.
A juste titre, on a refusé de leur appliquer l'incrimination de violence ou
d'orrùssion de soins à enfant (art. 312 C. P.) ou encore celle d'omission de
porter secours (art. 63, al. 2) : ces parents ne faisaient-ils pas tout ce qui, dans
leur croyance religieuse, était le plus susceptible d'apporter soulagement et
guérison à leur enfant ? Mais la qualification d'homicide par imprudence,
qui a été finalement retenue dans les procès qui se sont déroulés à Grenoble et
à Dunkerque en 1953 et 1954, était-elle meilleure ? L'attitude «raisonnable»
qu'on reprochait aux parents de n'avoir pas eu -appeler un médecin- et qu'on
leur imputait à faute, n'était-elle pas en contradiction avec leur foi en la seule
efficacité de la prière ? Raison et foi : antinomie irréductible.
Tenir compte des convictions permet aussi au juge de mieux apprécier
la responsabilité pénale d'un prévenu. Pourquoi ? Le droit pénal moderne,
rénové par le positivisme et par la doctrine de la défense sociale nouvelle,
envisage le délinquant sous tous ses aspects. Il veut prendre en considération
l'homme tout entier. Or ce délinquant, ce n'est pas seulement un être humain
avec son intelligence, sa volonté, ses passions, ses faiblesses, sa folie peut-être ;
c'est aussi l'homme avec ses convictions et leurs exigences. La réalité des
convictions influencera donc parfois la sévérité ou l'indulgence de la sanction
prononcée ; il arrivera même parfois qu'elles aboutiront, à l'extrême limite, au
prononcé d'une relaxe, lorsque l'intention requise par la loi n'apparaitra plus
évidente (cas de ce sorcier camerounais relaxé à Douala, en 1948, tant sa bonne
foi, sa croyance en ses pratiques, paraissaient vraisemblables).
2) Mais on remarquera que, si les juges acceptent de te.nir compte
des convictions religieuses, politiques ou autres, ils refusent à bon droit d 'examiner le bienfondé, la valeur en soi de telle ou telle conviction mise en jeu
dans un procès pénal. Quels sont les motifs d'une telle neutralité? Ce n'est pas
seulement la crainte du ridicule : le juge n'est pas théologien et il ne lui appar-
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tient pas de trancher entre Saint Augustin et Saint Thomas d'Aquin, pas plus
qu'en matière médicale il ne doit prendre parti pour Galien contre Hippocrate.
A juste raison, on se moquerait de lui.
Les raisons de la neutralité du juge sont ailleurs. La plus évidente
est la laïcité du droit et spécialement du droit criminel, établie par la Révolution
de 1789 : cette optique laïque de notre droit interdit à nos magistrats d'examiner le bien-fondé des théories ou des convictions religieuses, morales ou
philosophiques.
A cela, il faut ajouter, plus généralement, le régime démocratique qui
est le nôtre et qui assure à tous la liberté de pensée et d'opinion. Implicitement
mais nécessairement, la liberté de pensée impose au juge de ne pas· prendre
parti pour ou contre telle ou telle conviction, ni non plus de faire prévaloir ses
propres convictions dans les procès qu'il juge ; car ce serait, en donnant ici tort
et raison là, inquiéter indirectement les tenants de telles de ces convictions, qui
verraient se dresser contre eux l'autorité de la justice s'appuyant sur la toutepuissance de la loi : la liberté de pensée ne serait plus qu'une affirmation dénuée
de portée.
Tels sont les aspects légaux et judiciaires de cette reconnaissance des
convictions, prise en sa qualité de symbole de libéralisme égalitaire. Mais il est
une dernière et troisième forme de reconnaissance, teintée, celle-là, d'une
certaine méfiance.
C - La reconnaissance, expression d'une réticence
a - La reconnaissance-réticence? Pour en trouver un premier exemple,
particulièrement convaincant, laissons entrer, si vous le voulez bien, les objecteurs
de conscience et interrogeons-les. Ils vont nous dire, crûment, ce qu'est cette
reconnaissance marquée de tiédeur et presque de sourde méfiance, dont l'füat
faisait preuve à leur endroit à travers la loi du 21 décembre 1963.
Tout en admettant la légitimité de leurs mobiles, qui leur pennetraient d'échapper aux poursuites pour insoumission, la loi 1963 pénalisait les
objecteurs de conscience. On leur imposait un service civil d'une durée double
de celle du service militaire, on leur interdisait l'accès à certaines professions ;
mieux encore : on avait érigé en délit correctionnel la propagande faite pour le
statut d'objecteur (incrimination passée ensuite dans l'article 50 de la loi du
10 juin 1971). Ce statut, d'ailleurs, n'avait pas toujours été accordé avec libéralisme, en raison de la jurisprudence restrictive de la commission juridictionnelle
prévue par la loi de 1963. De leur côté, les adeptes de certaines religions
(notamment les Témoins de Jéhovah) refusaient le statut offert et récusaient la
compétence des juridictions militaires que les jugeaiënt en cas de refus des
tâches du service civil substitué au service militaire.
La réticence exprimée par la loi de 1963 vient cependant de s'êstomper, depuis qu'une loi récente du 8 juillet 1983 a refondu les textes antérieurs,
remplacés maintenant par les articles L. 116-1 à L. 116-8 du Code du Service
national. Le délit de propagande est abrogé, l'interdiction d'exercer certaines
professions a disparu, et la décision d'admission au statut d'objecteur est prise
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maintenant par le ministre de la Défense, et non plus pas la Commission nationale. La réticence ancienne a fait place à une admission libérale, puisque
l'article L. 1er du Code du service national regarde désormais officiellement,
la situation des objecteur de conscience comme l'une des «formes civiles du
service national destinées à répondre aux autres besoins de la défense nationale
ainsi qu'aux impératifs de solidarité». Seule demeure exceptionnelle la durée
du service, qui est de deux années.
b - Si la réticence officielle paraît bien s'être largement dissipée
pour les objecteurs, elle semble au contraire devoir s'aggraver dans un autre cas,
d'une brûlante actualité, celui de la clause de conscience écrite en l'article
L. 162-8 du Code de la Santé publique au profit desmédecins et leurs auxiliaires
ou au bénéfice des établissements privés d'hospitalisation, qui refusent de pratiquer des interruptions volontaires de grossesse ou d'y participer. Même s'il
appartient à l'encadrement d'un établissement public d'hospitalisation, un
médecin a le droit de refuser de pratiquer des I. V. G. si, en raison de ses convictions religieuses ou morales, il estime qu'il commettrait ce qui est, à ses yeux,
un véritable assassinat, bien qu'autorisé par la loi. Et nous savons que ce praticien ne saurait être poursuivi, en cas de refus d'intervenir, pour omission de
porter secours, car la situation de détresse invoquée par la femme enceinte
(art. L. 162-1, C. S. publ.) n'est pas du tout le péril mentionné en l'article
63, al. 2, du Code pénal (en ce sens, Trib. corr. Rouen 9 juillet 1975).
Mais le débat n'est pas clos. Une véritable offensive se poursuit car
on accuse certains «patrons» d'hôpitaux ou de maternité, d'abuser de la clause
de conscience pour empêcher tout interruption volontaire de grossesse dans
leurs services (un récent procès qui s'est déroulé à Nancy en témoigne). Ne
peut-on craindre que cette clause soit, un jour prochain, supprimée pour les
personnels médicaux travaillant dans des établissements hospitaliers publics? A
cet égard, paraît très lourd de menace un certain décret du 27 septembre 1982
obligeant tous les établissements hospitaliers publics comprenant un service de
chirurgie ou une maternité, à posséder aussi les moyens, en matériel et en
personnel, de pratiquer des interruptions volontaires de la grossesse.
Au-delà d'une simple réticence, c'est alors la méfiance, l'hostilité
qui apparaît sur ce point, comme elle existe déjà, nous allons le voir maintenant, dans bien d'autres domaines, au nom de l'ordre public. Examinons alors
d'un peu plus près -c'est la seconde partie du présent exposé- cette hostilité
du droit criminel français à l'égard des convictions religieuses, philosophiques,
morales ou politiques.
*
*
*
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II. -
L'HOSTILITÉ DU DROIT CRIMINEL FRANÇAIS ENVERS LES
CONVICTIONS RELIGIEUSES, PHILOSOPHIQUES, MORALES OU
POLITIQUES
Le droit criminel français, nous l'avons constaté, concède à chacun
le droit d'avoir des convictions. Mais nous allons voir qu'il n'admet pas que,
dans leur manifestation extérieure, ces convictions viennent heurter les exigences de l'ordre public. Lorsque celui-ci paraît menacé, notre droit criminel
traduit aussitôt son hostilité par la mise en œuvre de multiples incriminations.
Cette hostilité du droit criminel s'explique par une double préoccupation:
- d'une part, protéger les droits des individus contre l'emprise exagérée des
convictions d'autrui ;
- d'autre part garantir les prérogatives et la stabilité de la collectivité
toute entière, contre les menaces que leur feraient courir ces mêmes
convictions.
A - L'hostilité, protection des droits des individus
Peut-on, au nom de ses convictions personnelles, accomplir des actes
pouvant nuire gravement à autrui? Le droit criminel s'inquiète de tels agissements et ils intervient parfois pour protéger le patrimoine, l'intégrité corporelle
ou la vie, ou aussi la condition juridique des personnes contre l'emprise abusive
des convictions d'autrui. Il intervient donc sur ces trois plans que je viens
d'énumérer.
a - Dans l'ordre patrimonial, on songe immédiatement à l'incrimination d'escroquerie. D'habiles délinquants savent exploiter les croyances
superstitieuses de leurs victimes en invoquant de prétendus pouvoirs sur les
esprits, et ils réussissent à se faire remettre des sommes énormes, ou à vendre à
leurs dupes des talismans ou autres objets soi-disant magiques.
Mais il est parfois difficile de parvenir à des condamnations du chef
d'escroquerie, lorsque l'activité des prévenus prend la forme d'une église et
que ses chefs invoquent la liberté des croyances et du culte : ce n'est pas sans
mal que le tribunal correctionnel de Paris, le 14 février 1978, est parvenu à
découvrir les éléments du délit de l'article 405 à l'encontre des dirigeants de
l'Eglise de Scientologie, qui apparaissent comme une monumentale affaire
d'escroquerie.
Et puisque je parle d'escroquerie, je ne puis pas ne pas citer le cas
de ces individus qui invoquent un prétendu état ecclésiastique pour faire des
quêtes en faveur d'œuvres fantômes 0f. les cas de Mgr de Manfredonia et de
Mgr de Tibériade, ces deux «évêques» dont l'histoire est évoquée :ear M.
Graven à la Revue internationale de criminologie et de police technique).
b - Mais c'est surtout dans l'ordre des atteintes à l'intégrité corporelle ou à la vie humaine qu'on voit se manifester l'hostilité du droit criminel
à l'égard des convictions ou de certaines d'entre elles. Les exemples sont tellement con.11.us qu'il n'est pas nécessaire d'insister longuement.
�116
Notre droit criminel réprouve évidemment les meurtres rituels,
dont à vrai dire on voit fort peu d'exemples dans notre pays ; il réprouve plus
généralement toures les pratiques tendant, au nom de convictions religieuses
ou philosophiques, à l'utilisation de techniques de mutilation des adeptes : le
consentement des victimes, serait-il librement donné (ce qui peut être douteux
en certaines hypothèses où s'exerce un véritable envoûtement sur les membres
de la secte), ne saurait faire échapper les coupables aux poursuites pénales
dirigées contre eux.
Bien que de telles convictions ne soient guère apparues à travers les
attendus de l'arrêt qu'elle a rendu le 1er juillet 1937, dans la fameuse affaire
des stérilisateurs de Bordeaux, la Chambre criminelle n'a laissé aucun doute
planer sur la solution : le consentement donné par les victimes à l'intervention
chirurgicale destinée à les priver de · 1a faculté de procréer ne justifiait pas
l'auteur de cette intervention ; ce consentement, dit textuellement la Cour,
heurtait l'ordre public. Et il est certain que les prétendues convictions philosophiques (néo-malthusiennes, par exemple) ne changeraient rien à la chose.
La même solution prévaut d'ailleurs, actuellement, pour certains
rites mutilants que des ressortissants africains ont apporté avec eux en France,
par exemple la pratique de l'excision : les journaux nous ont appris, il y a un
mois, la condamnation d'un Malien qui avait failli faire mourir sa fillette, âgée
de trois mois, à la suite de la grave hémorragie provoquée par l'excision qu'il
avait lui-même pratiquée.
Il faut aller plus loin encore. On songe alors aux membres de certaines
sectes (les Témoins de Jéhovah par exemple), qui refusent, pour eux-mêmes ou
pour les membres de leur famille, non pas toutes interventions médicales ou
chirurgicales, mais du moins certaines techniques chirurgicales telles que la
transfusion sanguine. Que faire alors si le chirurgien estime indispensable cette
transfusion ? A-t-il le droit d'aller à l'encontre de la volonté du patient ? Et
s'il s'incline devant cette vononté, ne risque-t-il pas d'être poursuivi pour omission de porter secours en cas de décès ?
La solution est bien connue, au moins quand il s'agit d'une intervention pratiquée sur un mineur. Le chirurgien fait appel aux autorités judiciaires
(le procureur ou le juge des enfants) pour que la garde du mineur soit, provisoirement, enlevée aux parents et remise à la D. A. S. S., qui autorise alors la
transfusion refusée par les parents. Mais s'il s'agit de majeurs? Ordinairement,
les médecins n'hésitent guère à passer outre aux interdictions formulées devant
eux, mais cette attitude ne risque-t-elle pas de soulever des difficultés en cas
d'accidents opératoires ?
c - Le patrimoine, l'intégrité corporelle ou. la vie humaine ne sont
pas les seuls domaines où le droit criminel entend protéger les individus contre
les dangers nés de certaines convictions religieuses, philosophiques ou·politiques.
Cette protection apparaît également dans le domaine de la condition juridique
des personnes.
�117
Je ne veux pas, ici, passer sous silence la fameuse affaire des enfants
Finally, qui a défrayé la chronique au début des années 1950. Craignant que
les deux jeunes enfants juifs qu'elle avait recm.tillis pendant la guerre et baptiser
dans la religion catholique ne perdent tout contact avec leur nouvelle religion,
la Demoiselle Brun les avait soustraits à la réclamation de leur tante, venue
tout exprès d'Israë1 pour les rechercher et qui avait obtenu d'être nommé
tutrice par une juridiction grenobloise. Les tribunaux hésitèrent sur la qualification exacte à appliquer aux agissements imputés à la Demoiselle Brun (nonreprésentation d'enfant confié, art. 345, al. 4 ; non-représentation en violation
d'une décision de justice, art. 357; enlèvement sans fraude ni violence, art. 356,
qui fut finalement retenu par la Chambre criminelle). Mais l'important à noter
est que le mobile religieux invoqué par la prévenue ne pouvait prévaloir contre
les exigences de l'ordre public, qui imposait que fût respectées la désignation
de la tutrice par la justice civile.
De la même façon, les exigences de l'ordre public triompheraient,
avec l'appui du droit pénal, quand des conflits d'ordre religieux naissent entre
d'ex~onjoints au sujet de la conversion des enfants nés du mariage. Le père
ne pourrait pas invoquer ses propres convictions religieuses pour soustraire à la
garde de la mère, même sans violence, les enfants dont il craint qu'ils ne soient
entraînés par leur mère vers la secte qui vient de l'accueillir. Que cet homme,
soucieux de l'avenir religieux de ses enfants, agisse auprès du juge civil pour
obtenir, s'il y a lieu, une modification du droit de garde ; mais l'ordre public
lui interdit de se faire justice et d'arracher ses enfants à ce qu'il croit être un
péril prochain pour leur âme : il n'échapperait pas aux foudres de l'article 356
précité.
Ainsi le droit criminel se veut protecteur des droits de l'individu
contre les abus, parfois intolérables, auxquels conduisent les convictions
religieuses, philosophiques ou politiques. Mais là ne s'arrête pas l'expression
de son hostilité envers les abus : contre ces convictions, il se préoccupe tout
autant de garantir les prérogatives de la collectivité : nous allons le constater
maintenant à travers une foule d'exemples connus.
B - L'hostilité, garantie pour les prérogatives de la collectivité
L'ordre public, dont nous avons aperçu le rôle dans la protection des
droits individuels, va se révéler sous son aspect le plus exigeant, lorsque la
société toute entière se trouve confrontée aux abus qui peuvent naître de
l'affinnation des convictions religieuses, philosophiques, morales ou
politiques. Ces abus peuvent se manifester dans deux directions, soit qu'au
nom des convictions dont on se réclame, on abuse des libertés reconnues par
l'Etat à chacun de ses sujets, soit que, sous la même impulsion, on porte atteinte
au fonctionnement, à la structure ou à l'existence de l'Etat.
a - De l'abus des libertés au nom des convictions personnelles, les
exemples sont nombreux ; choisissons quelques cas parmi les plus notables.
1) Dans l'ordre de la liberté des croyances religieuses, il y a abus
pénalement punissable, lorsqu'un prêtre trop zélé, dans un sermon ou dans un
�118
écrit pastoral, engage ses ouailles à résister à l'exécution des lois ou des actes de
l'autorité publique, ou lorsque, au nom de la religion, il outrage un représentant
(art. 34 et 35 de la loi du 9 décembre 1905).
D'autre part les convictions religieuses n'autorisent pas à méconnaître le caractère laiC que la Révolution a conféré à la célébration du mariage : les
articles 199 et 200 du Code pénal punissent le ministre du culte qui bénirait
une union avant qu'ait été célébré le mariage civil : il ne servirait à rien de se
réfugier derrière les règles du droit canon pour prétendre échapper aux poursuites, comme en témoigne le jugement rendu en 1972 par le tribunal de police
de Dunkerque.
Toujours en matière de mariage, le principe de monogamie demeure
solidement ancré dans notre droit, de sorte que se rendrait coupable de bigamie
(art. 340 C. P.) le musulman qui invoquerait son statut personnel pour se justifier d'avoir épousé en France une seconde femme alors qu'il était déjà engagé
dans les liens d'un premier mariage. Il en irait de même à l'égard du juif qui,
remarié, soutiendrait qu'il était dégagé de sa première union parce qu'il avait
répudié sa première épouse en application des règles de sa propre religion : là
encore, on retiendrait le délit de bigamie.
Mais notre ordre public admet que le sectateur de Mahomet peut
venir s'installer en France avec les femmes qu'il a valablement épousées dans
son propre pays : la théorie internationaliste des droits acquis fait fléchir ici
l'un des impératifs qu'exprime le droit pénal.
2) Concernant maintenant la liberté des convictions philosophiques ou politiques, le droit criminel en reconnaît l'expression privée ou
publique, mais il ne tolère aucun abus, aucune atteinte à la paix publique. Il
suffit ici de mentionner, sans pouvoir insister plus, le régime des réunions,
manifestations et attroupements. Un attroupement reste pénalement punissable, même si les participants entendent par là exprimer leur opposition à la
politique interne ou internationale du Gouvernement. Et les destructions ou
autres exactions commises à cette occasion ne seront pas pénalement justifiées
parce que l'on aura crié : «Non aux montants compensatoires, non aux porcs
anglais, non aux vins italiens» .
Pareillement la liberté de la presse n'autorise pas les provocations
aux crimes, aux délits ou l'incitation de militaires à la désobéissance, même au
prétexte d'opposition au régime en place ou sous le couvert de convictions
anarchistes ou nihilistes.
b - La collectivité peut être menacée plus directement encore,
lorsqu'au nom de convictions politiques différentes de celles du pouvoir en
place, il est porté atteinte au fonctionnement régulier des institutions publiques,
ou à la structure et à l'existence de l'Etat.
·
J'évoquerai ici brièvement ces objections morales d'ordre laïque ou
religieux que certains invoquent pour ne pas figurer au nombre des jurés de la
cour d'assises, et que l'article 258-1 du Code de procédure pénale refuse de
retenir comme des «motifs graves» d'exclusion de cette liste. J'évoquerai aussi
�119
le refus de l'impôt pour motifs idéologiques dont la Cour de cassation, dans son
.arrêt du 19 mai 1983, nous offre un exemple (sans nous dire d'ailleurs la nature
de ces motifs), refus qui continue de tomber sous les coups de l'article 1741
du Code général des impôts.
Mais je pense surtout aux infractions contre la sûreté de l'Etat, pour
lesquelles le problème est alors très délicat. Dans les articles 70 à 103 du Code
pénal, à côté de la trahison, de l'espionnage et des autres atteintes à la défense
nationale, le législateur punit les complots et les attentats contre le régime
constitutionnel, le séparatisme, la formation de bandes armées et les mouvements insurrectionnels. Les convictions politiques des coupables paraissent
tellement évidentes que la loi en a spécialement tenu compte et a érigé en
infractions politiques ces différents crimes et les a frappés de la peine politique
de la détention criminelle.
Mais tout n'est pas aussi simple. Les délinquants par idéologie sont
loin d'être tous de généreux réformateurs de l'ordre social, des hommes
vertueux uniquem~nt soucieux de ne s'en prendre qu'aux structures constitutionnelles sans nuire aux simples citoyens. Les terroristes modernes ne se différencient guère des pires malfaiteurs de droit commun, prêts qu'ils sont à
massacrer des population innocentes, à détruire des immeubles par le feu ou
l'explosif, à détourner ou détruire des avions, etc. Les convictions des révolutionnaires quarante-huitards étaient sans doute respectables, celles des terroristes
fanatisés du XXe siècle finissant soulèvent la plus vive réprobation.
Bien que notre pays soit devenu, depuis longtemps, une terre d'asile
pour de nombreux réfugiés politiques, il est compréhensible, cependant, que
se soit développé une progressive hostilité à l'égard des délinquants politiques
qui agissent par la violence envers les personnes privées. Les loi de 1892-1894
avaient regardé comme des délinquants de droit commun les tenants de l'anarchisme, parce qu'ils militaient par la bombe d'une façon aveugle. Les auteurs
de meurtres politiques (Cesario, Gorguloff) ont été traités comme des assassins
ordinaires et condamnés à mort, malgré l'abrogation de cette peine en matière
politique en 1848. L'extradition est plus facilement accordée, puisque les
convictions politiques des terroristes n'ont plus cette noblesse de pensée qu'on
pouvait découvrir chez tous ses exilés que la France a vu affluer sur son sol au
cours du XIXe siècle. Le refus d'extrader les auteurs des infractions politiques
s'est progressivement rétréci : on le constate avec la fameuse clause d'attentat
ou clause belge, insérée dans de nombreux traités d'extradition, ou avec la
réserve des actes de barbarie odieuse ou de vandalisme interdits par les lois de la
guerre, ou encore avec la convention sur le terrorisme signée à Strasbourg en
1977, mais que bien peu d'Etats européens, il est vrai, ont ratifié, alors qu'ils
sont pourtant directement confrontés au problème.
*
*
*
�120
Je ne puis prétendre avoir épuisé le sujet, ni même fait simplement
allusion à tous les problèmes soulevés par le thème que je m'étais proposé
d'étudier. Ce thème pourrait donner lieu à un examen autrement plus complet
que celui que j'ai essayé de présenter ici. J'espère, du moins, avoir pu démontrer que les convictions religieuses, philosophlques, morales ou politiques
constituent une composante non négligeable du droit criminel français, dont
elle façonne souvent l'attitude et les réactions.
�TABLE
DES
MATIERES
Avant-propos,
par M. le Professeur Wilfrid JEANDIDIER . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 5
Les droits de la victime : un choix de politique criminelle,
par M.
l~
Professeur Femand BOULAN. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 7
La crise des politiques criminelles occidentales,
par M. le Professeur Raymond GASSIN . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 21
Les juridictions pénales d'exception dans la France contemporaine,
par M. le Professeur Wilfrid JEANDIDIER . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 57
L'élaboration d'un nouveau Code Pénal français,
par M. le Professeur Georges LEVASSEUR .................. 73
Vocation et responsabilité de la Criminologie comparée,
par M. le Professeur Denis SZABO. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 89
Le droit criminel français et les convictions religieuses, philosophiques,
morales ou politiques,
par M. le Professeur André VITU ......................... 105
Table des matières . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 121
��Dépôt Légal - 2e Trimestre 1985
���ISBN : 2.7314.0015·8
TABLE DES MATIÈRES
- Avant-propos,
par M. le Professeur Wilfrid JEANDIDIER.
- Les droits de la victime : un choix de politique criminelle,
par M. le Professeur Fernand BOULAN.
- La crise des politiques criminelles occidentales,
par M. le Professeur Raymond GASSIN.
- Les juridictions pénales d'exception dans la France contemporaine,
par M. le Professeur Wilfrid JEANDIDIER.
- L'élaboration d'un nouveau Code Pénal français,
par M. le Professeur Georges LEVASSEUR.
- Vocation et responsabilité de la Criminologie comparée,
par M. le Professeur Denis SZABO.
- Le droit criminel français et les convictions religieuses, philosophiques,
morales ou politiques,
par M. le Professeur André VITU.
Graphisme de couverture V. Vasarely : Yll T - 1975 © Victor Vasarely
Prix: 55 F
Aix - lmp. Paul Roubaud
�
https://odyssee.univ-amu.fr/files/original/2/285/BUD-51701_PASC_1989.pdf
6edf21f4f8d7fe77d1ebc7779b6cdd33
PDF Text
Text
UNIVERSITÉ DE DROIT, D'ÉCONOMIE ET DES SCIENCES
D'AIX-MARSEILLE
IN,STITUT DES SCIENCES PÉNALES ET DE CRIMINOLOGIE
H.-L. GÜNTHER, M. CUSSON, B. BOULOC, J . BORRICAND,
F. BOULAN
PROBLEMES ACTUELS
DE SCIENCE CRIMINELLE
1989
Vol 2
11
PRESSES
UNIVERSITAIRES
1989
D'AIX-MARSEILLE
�UNIVERSITÉ DE DROIT, D'ÉCONOMIE ET DES SCIENCES
D'AIX-MARSEILLE
IN,STITUT DES SCIENCES PÉNALES ET DE CRIMINOLOGIE
H.-L. GÜNTHER, M. CUSSON, B. BOULOC, J . BORRICAND,
F. BOULAN
PROBLEMES ACTUELS
DE SCIENCE CRIMINELLE
11
PRESSES
UNIVERSITAIRES
1989
D'AIX-MARSEILLE
���UNIVERSITE DE DROIT, D'ECONOMIE ET DES SCIENCES
D'AIX-MARSEILLE
INSTITUT DE SCIENCES PENALES ET DE CRIMINOLOGIE
F. BOULAN - H.L. GÜNTHER - M. CUSSON B. BOULOC - J. BORRICAND
- 11
PROBLEMES
DE
SCIENCE
ACTUELS
CRIMINELLE
PRESSES UNIVERSITAIRES D'AIX-MARSEILLE
FACULTE DE DROIT ET DE SCIENCE POLITIQUE D'AIX-MARSEILLE
- 1989 -
��PREFACE
Ce tome II de la collection "Les problèmes actuels de
Science Criminelle" contient une nouvelle série d'articles dont les
thèmes ont été présentés sous forme de conférences s'adressant
aux étudiants et aux collègues de la Faculté de Droit et de
Science Politique d'Aix-Marseille et de l'Institut de Sciences
Pénales et de Criminologie.
Le principal objectif recherché par l'organisateur de ces
conférerices qui n'est autre que le Directeur de l'Institut de
Sciences Pénales et de Criminologie consiste, comme le nom de la
collection l'indique, à aborder des thèmes d'actualité.
Ceux-ci témoignent quelquefois de l'actualité connue mais
aussi d'autres fois de problèmes qui sont actuels mais dont on
parle moins parce qu'ils sont plus profonds ou plus synthétiques.
Les Presses Universitaires d'Aix-Marseille réalisent cette
publication avec le sentiment d'être utiles non seulement aux
étudiants mais également à tous les chercheurs en Science
Criminelle.
F. BOULAN
Directeur des Presses Universitaires
d'Aix-Marseille
��LA PROVOCATION
Par
Fernand BOULAN
Doyen de la Faculté de Droit et de Science Politique
d'Aix-Marseille
La provocation est une action qui consiste dans le fait
d'inciter quelqu'un à faire ou à ne pas faire quelque chose. Le
verbe provoquer vient du. latjn "provocare" (de pro - en avant, et
de vocare - appeler).
Le provocateur est donc un individu qui par le geste, la
parole, l'écrit, l'attitude appelle à agir ou à s'abstenir~ incite,
excite ou guide autrui, bref contribue à l'adoption d'un certain
comportement par une ou plusieurs personnes.
La provocation peut avoir dans le langage courant une
connotation indicative : lorsque l'on dit de quelqu'un qu'il a
provoqué un accident. Cela signifie qu'il en est à l'origine, qu'il
en est le responsable. Le mot peut avoir une connotation
péjorative lorsque l'on dit par exemple de quelqu'un qu'il est un
"agent provocateur", nom que l'on donne dans la tradition
littéraire politique à un agent de police (d'où les termes "d'agent
provocateur") qui parle comme les factieux et les excitent à parler
devant eux. Le sens peut être plus humoristique lorsque parlant
d'un bon vin, le littérateur écrit : "Chut ! mes amis, il fait jaser à
table ; c'est un agent provocateur".
Le sens peut être plus médical : il a vomi sans provocation ! ou plus féminin lorsqu'il s'agit d'oeillades ou de sourires
provocants, comme Beaumarchais l'écrit de son héroïne dans le
Mariage de Figaro (Acte 1, scène 4) "Toujours amère et
provocante !".
Mais au regard du droit pénal, qui à titre principal
s'intéresse plutôt à ceux qui ont pris une part active à la
réalisation d'une infraction, quelle place réserve-t-on à la
provocation et à celui qui en est l'auteur ?
�8
PROBLEMES ACTUELS DE SCIENCE CRIMINELLE
Le provocateur est-il considéré comme un individu de
second ordre, sans grand intérêt puisqu'il n'a pas réalisé lui-même
les actes infractionnels, ou bien lui accorde-t-on plus d'intérêt
dans la mesure où son attitude a pu être à l'origine d'une action
délinquante ou même la constitue à elle seule ? En fait de
multiples nuances apparaissent. Mais l'on observe, d'une façon
générale, que le Droit pénal lui accorde une place grandissante
(1).
Le Code pénal de 1810 avait retenu la provocation d'abord
comme un cas général de complicité des crimes et délits (article
60 C.P.). D'autres dispositions du Code pénal se référaient
également à la notion de provocation, sans exiger les adminicules
nécessaires à la complicité. Tel fut le cas de l'article 313 (réunion
séditieuse, rébellion, pillage), de l'article 438 al. 2 (opposition par
voie de fait à tous travaux autorisés par le Gouvernement), ou
encore de l'article 441 qui fut abrogé par la loi n° 81.82 du 2
février 1981 (pillage ou dégât de denrées ou de marchandises).
Ce fut la loi du 23 juillet 1881, sur la presse, qui donna
un nouvel intérêt à la provocation, puisqu'elle en fit un crime ou
un délit de presse, suivant la nature de l'infraction qui en avait
résulté en usant des moyens de presse. A la fin du siècle dernier,
la loi du 28 jµillet 1894 sur les menées anarchistes devait, comme
précédemment, réprimer la provocation aux crimes ou délits
réalisés à des fins de propagande anarchiste.
Après, pourrait-on dire un demi-siècle d'accalmie, la
notion de provocation connaissait un regain d'intérêt en mettant
l'accent sur son caractère pernicieux intrinsèque. En effet, des
textes récents (Loi n° 65-412 du Ier juin 1965) sur la répression
de !'us.age de stimulants à l'occasion de compétitions sportives, ou
la loi du 31 décembre 1970 sur la répression de l'usage et du
trafic de stupéfiants, (modifiée par la loi 87-1157 du 31
décembre 1987), celle du 1er juillet 1972 sur la lutte contre le
racisme, la loi du 17 janvier 1975 sur l'interruption volontaire de
grossesse (article L. 647 CSP), la loi 86-1020 du 9 septembre 1986
définissant la lutte contre le terrorisme ou encore très récemment,
la loi 87-1133 du 31 décembre 1987 tendant à réprimer la
provocation au suicide, privilégiaient la répression autonome de la
provocation.
La dangerosité du provocateur peut en effet être très
grande, parfois même plus grande que celle de l'auteur principal.
Il pouvait paraître surprenant qu'avec les progrès de la
criminologie, elle ne soit pas prise en compte pour elle-même, et
non de façon seulement accessoire et dépendante.
(1) V. J. Dupouy, La provocation en Droit Pénal, thèse dactyl. Limoges 1978.
�Fernand BOULAN
9
Dans le cas particulier de la provocation à commettre des
actes portant atteinte à la vie ou à la santé d'autrui ou de soimême, les incriminations nouvelles donnaient plus de cohérence
interne au code pénal qui sanctionnait déjà le refus de porter
secours ou le crime d'euthanasie. Le provocateur actif bénéficiait
de l'immunité alors que le témoin passif était sanctionné.
Par ailleurs, mais aussi de façon traditionnelle, la
provocation était considérée comme un facteur d'atténuation de la
répression en faveur de celui qui agit sous son emprise : en
quelque sorte en réplique à la provocation (article 321, 324, 325
C.P.).
Ainsi cette notion multiforme est appréhendée par le droit
pénal tantôt comme déterminante de la responsabilité pénale de
son auteur(2), tantôt comme cause d'atténuation de la culpabilité
de l'auteur provoqué. Tout dépend suivant que l'on considère le
provocateur ou le provoqué. Alors que son premier aspect semble
appelé à connaître un certain développement, son second aspect
au contraire tend à se restreindre.
I. - LA PROVOCATION, CAUSE DETERMINANTE DE
LA RESPONSABILITE PENALE
Dans un certain nombre d"hypothèses le droit pénal prend
en compte la provocation pour sanctionner son auteur.
Cependant, dans la conception classique de 1810 les
participants à un crime ou un délit, se rangeaient en deux catégories : les auteurs et les complices. Tous deux ayant participé à la
réalisation de l'infraction par des faits déterminés. Par extension
le provocateur avait été inclus, sous certaines. conditions, dans la
catégorie des complices.
Mais les conditions rendant la provocation punissable
devaient s'avérer tellement restrictives, qu'il apparut nécessaire
dans certains cas d'ériger la provocation en infraction distincte.
A - La provocation apparaît tout d'abord comme un cas de
complicité punissable.
Suivant l'article 60, alinéa 1 du Code pénal, sont
complices "ceux qui par dons, promesses, menaces, abus d'autorité
ou de pouvoir, machination ou artifices coupables, aÙront
(2) Depuis plusieurs années il était envisagé d'incriminer spécialement la provocation
au suicide, car la jurisprudence était contrainte d'utiliser des moyens détournés pour
atteindre les aides au suicide, lorsqu'elles prenaient la forme d'un véritable homicide
ou d'un refus d'assistance à une personne en danger. Une proposition de loi avait été
déposée au Sénat par M.F. Dailly dès 1982-83. L'ouvrage "Suicide, mode d'emploi"
(voir rapport Mamy, de la commission des lois de l'Assemblée Nationale n • 999, et
rapport Daillly n • 172 au nom de la Commission des lois du Sénat (1987-88)).
�10
PROBLEMES ACTUELS DE SCIENCE CRIMINELLE
provoqué à cette action ...". Ainsi, le provocateur qui a incité à la
commission d'un crime ou d'un délit apparaît comme l'auteur
moral de l'infraction. N'ayant pas par lui même pris une part
active dans l'exécution matérielle des actes qui préparent ou
consomment l'infraction, il ne pouvait être considéré comme
auteur ou coauteur. Dès lors, le Code pénal de 1810 le rangea,
plus par intuition que par logique, dans la catégorie extensible des
complices -ces participants périphériques- pour en faire un cas
particulier de complicité.
Compte tenu de la formulation de l'article 60 du Code
pénal, qui voulut éviter une extension abusive, la jurisprudence
enferma la punissabilité de la provocation dans des conditions
rigoureuses.
En premier lieu la provocation n'est, dans ce cas,
punissable que si elle a été circonstanciée : cela signifie qu'elle
doit être caractérisée par certains faits limitativement énumérés
par l'article 60 : il doit s'agir de dons, promesses, menaces, abus
d'autorité ou de pouvoir, machinations ou artifices coupables.
Il est vrai que certains de ces vocables peuvent recouvrir
-des comportements très variés. Il n'en reste pas moins qu'ils
constituent des limites à l'extension de la notion de provocation
punissable (3 ). En second lieu, il faut que la provocation ait été
directe et individuelle, c'est-à-dire que l'incitatiorr' à commettre
l'infraction ait été faite personnellement et clairement à celui que
l'on voulait convaincre (4).
Enfin, s'agissant d'un cas de complicité susceptible d'être
punissable que s'il existe un fait principal punissable, la
provocation doit être suivie d'effet.
Une jurisprudence désormais classique rappelle que "la
provocation non suivie d'effet ne peut pas constituer un acte de
complicité et n'est pas punissable lorsqu'elle n'est pas prévue par
un texte formel" (5). Les affaires SHIEB et BEN AMAR avaient
révélé les limites de la répression du complice instigateur, alors
que sa dangerosité était pleinement démontrée puisque dans l'une
et l'autre affaire le crime ne s'était pas réalisé par suite de
circonstances indépendantes de la volonté de l'auteur moral.
Dans un esprit semblable, mais dans le domaine particulier
de la presse, l'article 23 de la loi du 29 juillet 1881, considère
comme complice celui qui par les moyens énumérés, a pmvoqué
des tiers à commettre un crime ou un délit.
Comme dans l'article 60 du Code pénal la provocation
n'est punissable que si elle a été suivie d'effet. Mais à l'inverse de
(3) Voir not. Crim. 10 janvier 1973 et 3 avril 1973. RSC 1974, p. 579, obs. Larguier.
(4) Cf. sur ces caractères Levasseur-Stefani-Bouloc, Droit pénal général, Dalloz 13e
éd., p. 314.
(5) Crim 25 oct. 1962, D. 1963, p. 221 note Bouzat ; J.C.P. 1963.11.12935 note Vouin.
�Fernand BOULAN
11
l'article 60, elle n'exige pas d'être accompagnée de dons,
promesses, menaces ou abus d'autorité, ni d'être personnelle.
Le législateur, dès 1881, a compris le pouvoir de
persuasion de la presse et ses dangers, et a assoupli la répression
de la provocation réalisée par ce moyen (6).
Cette prise en compte limitée de la provocation devait
conduire, par des dispositions spéciales, à aller plus loin et à
sanctionner la provocation de façon autonome.
B - C'est à travers des dispositions de Droit pénal que la
provocation a connu une extension considérable de son domaine
répréhensible.
La loi de 1881 précitée, mais cette fois par son article 24
al. 1 et 2 procédait à cet élargissement en prévoyant de réprimer
la provocation non suivie d'effet. Le simple fait de procéder par
voie de presse, c'est-à-dire de façon publique et volontaire, mais
directe, à la commission de l'un des crimes ou délits énumérés par
l'article 24, expose le provocateur a une sanction autonome ( 1 à 5
ans d'emprisonnement et une amende de 300 à 300 000 F- ainsi
que la suspension de la publication du journal ou périodique pour
3 mois au plus -article 62- ou la saisie ou confiscation des écrits
incriminés) indépendante de la sanction encourue pour le crime
ou le délit suggéré. Des réformes successives sont venues allonger
la liste des infractions visées, qui concernent aujourd'hui le vol,
le pillage (art. 440 à 442), l'incendie volontaire (art. 434), la
destruction par explosifs (art. 435), les meurtres, coups et
blessures ou sévices à enfants (art. 295 à 309), ·ou encore les
crimes et délits contre la sO.reté de l'Etat. La loi 72.546 du Ier
juillet 1972 devait y ajouter la provocation à la discrimination à
la haine ou à la violence à l'égard d'une personne ou d'un groupe
de personnes à raison de leur origine ou de leur appartenance ou
de leur non-appartenance à une ethnie, une nation, une race ou
une religion déterminée.
Enfin, plus récemment, la loi n° 86. l 020 du 9 septembre
1986 sanctionnait la provocation au terrorisme.
Au-delà des moyens offerts par la presse, la provocation
était érigée en délit autonome, à titre, pourrait-on dire, de délitobstacle, pour mieux prévenir la réalisation d'infractions
intervenant dans le domaine de la santé ...
Quatre exemples sont significatifs : la provocation à
l'avortement, à l'usage de stimulants,~ à l'usage de stupéfiants et
enfin au suicide.
·
(6) Voir Blin, Chavanne, Drago, Boinnet, Droit de la Presse, Lib. Techn. Provoc.
aux crimes et délits, n • 9 et suiv. ; Vitu, Traité Droit pénal spécial, éd. Cujas, p.
1233.
�12
PROBLEMES ACTUELS DE SCIENCE CRIMINELLE
L'article L 647 du Code de la santé publique modifié par
la loi du 17 janvier 1975 punit d'une peine de deux mois à deux
ans et (ou) d'une amende de 2 OOOF à 30 000 F "ceux qui par un
moyen quelconque, auront provoqué à l'interruption de grossesse,
même licite, alors même que cette provocation n'aurait pas été
suivie d'effet".
Le texte antérieur n'exigeait pas non plus que la
provocation soit suivie d'effet, mais il restreignait la répression en
ce sens qu'il énumérait les procédés de la provocation et les
assortissait de la publicité.
Le texte actuel en se référant à un "moyen quelconque"
élargit le champ de la provocation, et par ailleurs accentue son
caractère distinctif par rapport au droit commun de l'article 60 du
Code pénal. Les deux textes ne sont pas antagonistes mais
complémentaires. En effet, la loi (article 647 CSP) réserve
expressément l'application de l'article 60 du code pénal. Si les
conditions prévue par cet article étaient remplies, le provocateur
serait alors un complice de l'avortement et s'exposerait aux peines
plus élevées prévue par l'article 317 du Code pénal (7).
Cette dissociation de la provocation à l'avortement de
l'avortement illégal lui-même, est destinée par le délit distinct, à
mieux organiser la prévention de l'avortement.
La technique utilisée fut la même, en matière de
prévention de l'usage de stimulants à l'occasion de compétitions
sportives. Non seulement l'article 2 de la loi 65.412 du Ier juin
1965, sanctionne distinctement l'incitation à l'utilisation de
produits dopants, mais la sanctionne plus lourdement que le délit
principal d'usage. Le sportif s'expose à une amende de 500 à
15 000 F, alors que le provocateur s'expose à la même amende
plus une peine d'emprisonnement d'un mois à un an (8).
Dans la hiérarchie des comportements et de leur caractère
fautif le législateur considère à juste titre que celui du
provocateur est plus grave que celui de l'usager, qui en réalité
expose sa propre santé.
Dans un même esprit, mais allant plus loin encore, l'article
630 du Code de la santé publique, punit ceux qui par un moyen
quelconque auront provoqué à l'un des délits prévus par les
articles L 627 et L 628, alors même que cette provocation n'aurait
pas été suivie d'effet, ou qui les auront présentés sous un jour
favorable.
(7) Un à cinq ans d'emprisonnement et une amende de 1800Fà100 000 F.
(8) Voir Callu, Usagede stimulants à l'occasion de compétitions sportives, JCL Pénal
annexes. Il est à noter que la peine complémentaire d'interdiction pendant 3 ou 5 ans
de participer à une compétition sportive, d'en être l'organisateur ou d'y assumer une
fonction quelconque est commune aux différentes incriminations ; v. également J.
Borricand, Assuétudes et droit pénal spécial, infra p. 79.
�Fernand BOULAN
13
Commet ce délit l'individu qui a vendu des exemplaires
d'une carte postale portant au recto l'inscription "L.S.D. j'aime",
avec un dessin en forme de coeur et portant au verso l'image
d'une seringue à injection hypodermique (9).
En revanche ne constitue pas une provocation à la
fabrication, à la commercialisation ou à l'usage des stupéfiants la
présentation d'un parfum, d'un cosmétique ou de produits
similaires sous le terme "Opium" (3)
L'incrimination de la provocation apparaît ici comme plus
extensive que dans les autres domaines, car elle peut même
concerner des substances présentées comme ayant les effets de
substances ou plantes stupéfiantes. Cela signifie que le délit de
provocation existe même si les plantes ont été faussement
présentées comme des stupéfiants.
La volonté de prévention est telle qu'elle va jusqu'à
sanctionner la provocation d'un délit impossible. On en comprend
l'utilité. Mais une telle "avancée" dans la prise en compte de la
provocation par le droit pénal est révélatrice de la conscience du
caractère dangereux du provocateur.
L'auteur moral d'une infraction peut en effet être plus
"invisible" à la société que l'auteur de cette infraction sans être
moins dangereux. Ceci est particulièrement vrai dans le domaine
de l'usage ou du trafic illicite de stupéfiants.
C'est pour cette raison, que le nouvel article L 627-2 du
code de la santé publique, résultant de la loi du 17 janvier 1986,
sanctionne sévèrement l'offre même gratuite de stupéfiants
(emprisonnement de 2 à 5 et/ou amende de 5 000 F à 500 000 F),
ce qui peut être un comportement de provocateur (10). De la
même façon le comportement du provocateur peut s'inscrire dans
le cadre d'une entente ou d'une association, telle que prévue par
les articles L 627 et L 627-5 (Loi du 31 décembre 1987) du CSP,
ou plus largement encore dans le cadre de l'association de
malfaiteurs prévue de manière générale par les articles 265 et 266
du Code pénal (11).
Enfin, on doit citer la répression de la provocation au
suicide, que la loi du 31 décembre 1987 a prévue pour la
première fois de façon autonome (12).
Certes depuis longtemps on se demandait comment le droit
pénal devait appréhender le suicide et sa prévention ( 13 ), ma.is la
(9) Crim. 9 janvier 1974, Bull. crim. n • 15 ; G.P. 1974-1, p. 201.
(3) Paris, 7 mai 1979, J .C.P. 80 éd. gén. IV .136.
(10) J. Borricand, Commentaire loi 31décembre1987, J.C.P. 1988.1.3337.
(11) Voir Vitu, Droit pénal spécial, op. cit., n • 270 et suiv ..
(12) Loi 87.1133 du 31décembre1987, J.O. 1er janvier 1988.
(13) Léauté, Le suicide et sa prévention, in La prévention des infractions contre la
vie humaine et l'intégrité de la personne, éd. Cujas 1956, t. Il, p. 277 et suiv. ;
Daussier, Le consentement de la victime, in : Quelques aspects de l'autonomie du
�14
PROBLEMES ACTUELS DE SCIENCE CRIMINELLE
publication en 1982 de l'ouvrage "Suicide, mode d'emploi" (14), a
été à l'origine de la réaction législative. Peut-être l'a-t-il trop
guidée.
En effet, les nouveaux articles 318-1 et 318-2 du Code
pénal prévoient deux incriminations particulières : la provocation
au suicide et la propagande ou la publicité en faveur de produits,
d'objets ou de méthodes préconisés comme moyens de se donner
la mort.
Il n'est pas question ici d'analyser tous les aspects de ces
nouveaux textes ( 15), mais de se limiter à quelques remarques.
On observe tout d'abord qu'en s'en tenant au seul terme
de provocation, sans autre précision, le texte de la première
incrimination permettra de retenir toutes les formes d'expression
manifeste.
En revanche, le champ de l'incrimination se réduit
singulièrement en ne rendant la provocation punissable que si elle
a produit un résultat, c'est-à-dire un suicide ou une tentative de
suicide. La provocation non suivie d'effet est hors d'atteinte
pénale, et on peut le regretter. C'est aligner la provocation sur les
conditions de la complicité punissable et probablement exclure la
répression à l'égard d'individus qui se révèleront très dangereux
mais qui auront la chance de ne pas parvenir à faire céder leur
victime.
Le législateur aurait été plus perspicace en incriminant la
provocation même non suivie d'effet.
La seconde incrimination qui vise la propagande ou la
publicité de moyens suicidaires, est adaptée précisément au cas de
l'ouvrage à l'origine de la réforme.
En revanche le champ de l'incrimination est limité par
l'élément intentionnel du délit, puisque les moyens doivent être
"préconisés comme moyens de se donner la mort".
Alors que l'occasion aurait pu permettre un examen
d'ensemble de la prévention du suicide, c'est une réforme limitée
qui a été réalisée.
On se demande d'ailleurs si le calendrier législatif
permettait d'aller plus loin, et si dans l'avenir il y aura encore
pénal, Dalloz 1956, p. 200 et suiv. ; Levasseur, Suicide et euthanasie, Lumiltre et vie
1957, p. 53.
(14) L'un des deux auteurs de cet ouvrage ayant correspondu avec un jeune homme
qui devait se suicider, suite aux conseils donnés, sur la plainte du père de la victime,
cet auteur fut condamné pour refus de porter secours, Paris lle ch. 28 novembre
1986, conformément Trib. Corr. Paris 20 novembre 1985, D. 86-369, note B. Calais ;
R.S.C. 87-202, obs. Levasseur.
(15) Pour un examen plus complet, v. J. Pralus-Dupuy, La répression de la
provocation, au suicide, Rev. droit sanitaire et social 1988, D. 203 ; M. Gendrel,
Dalloz 1388, Act. législ., not. p. 175 et suiv. ; J. Borricand, La répression de la
provocation au suicide: de la jurisprudence à la loi, J.C.P. 1988.1.3359.
�Fernand BOULAN
15
place pour de grands débats autres que les débats d'intérêt
politique.
On comprend mieux ainsi que la conception classique qui
incluait la provocation dans la seule complicité, soit apparue
insuffisante. On ne peut pas dans tous les cas considérer que
l'habit du provocateur est celui d'un simple complice, avec une
responsabilité secondaire par rapport à celle de l'auteur principal
(16).
On comprend mieux aussi pourquoi le pro jet de Code
pénal de 1986 considère comme instigateur et punit comme
auteur, celui qui provoque directement à la commission d'un
crime lors même qu'en raison de circonstances indépendantes de
sa volonté la provocation n'est pas suivie d'effet (article 161.6).
Une telle réforme corrigerait certaines lacunes résultant de
l'application de l'article 60 du Code pénal, mais devrait laisser
intacts les textes spéciaux qui répriment la provocation, sauf
peut-être celle qui concerne le suicide.
Enfin, un dernier exemple mérite quelque attention : c'est
la provocation due à l'abandon d'enfant né ou à naître, avec
esprit de lucre (353-1 CP).
II s'agit de l'individu qui dans un esprit de lucre aura
provoqué des parents ou l'un d'eux à abandonner un enfant né ou
à naître.
Bien que les parents n'encourent pas de sanction pénale en
vertu de ce texte, les entremetteurs ou incitateurs, qui tendent à
se multiplier de nos jours, y sont exposés, notamment ceux qui
animent des associations "à but non lucratif" pour satisfaire les
demandes de mères de substitution, associations désormais
interdites ( 17).
Voici un domaine appelé à connaître une certaine
expansion.
II. - LA PROVOCATION, CAUSE ATTENUANTE DE
LA RESPONSABILITE PENALE
Si l'on se place désormais du côté de celui qui sous l'effet
d'une provocation a commis une infraction, alors cette notion
apparaît sous un jour différent. Elle est une cause d'atténuation
de la peine de l'auteur de l'infraction.
Toutefois les excuses atténuantes ayant un caractère
spécial, limité à certaines infractions, il est nécessaire de
(16) La responsabilité secondaire, Doc. Travail 45, Commission de réforme du Droit
au Canada.
(17) Voir Dreyffus-Notter, Le désir d'enfant face au Droit pénal, RSC 1986, p. 275 et
suite. Certaines associations réclamaient 5 000 F pour couvrir leurs frais !
�16
PROBLEMES ACTUELS DE SCIENCE CRIMINELLE
connaître les cas où la provocation est considérée comme telle,
avant d'en examiner le fondement.
A - A l'inverse des cas où la provocation est sanctionnée par le
droit pénal, ceux où elle est susceptible d'entraîner une
atténuation de peine ne sont pas très nombreux.
A côté de l'outrage violent à la pudeur qui excuse le
crime de castration (article 325 du Code pénal), et de l'escalade
ou l'effraction, pendant le jour, des clôtures, murs ou entrée
d'une maison ou appartement habité ou de leurs dépendances
(article 322 du code pénal), c'est le cas de l'article 321 du Code
pénal qui doit retenir notre attention, car le plus fréquent et le
plus intéressant.
Aux termes de l'article 321 du Code pénal, "le meurtre
ainsi que les blessures et les coups sont excusables, s'ils ont été
provoqués par des coups ou violences graves envers les
personnes".
Il résulte du texte que ce cas de provocation ne sera
caractérisé que si les violences ont atteint un certain seui"l de
gravité. En effet, de simples violences verbales, des coups sans
gravité, n'entreraient pas dans les prévisions de la loi, ni le désir
manifesté par la victime de ces violences d'en finir avec la vie
(18). De même le simple fait de bousculer quelqu'un ou le fait
d'insulter l'arbitre au cours d'un match ne sauraient constituer la
provocation prévue par l'article 321 du Code pénal (19).
En revanche, les lésions corporelles n'étant pas
nécessairement exigées par la jurisprudence, la provocation qui
sert d'excuse au meurtre peut être effectuée par la seule menace
de mort accompagnée d'une poursuite le couteau à la main (20),
encore que la jurisprudence plus récente se montre plus exigeante
(21).
Cette réti~ence jurisprudentielle à admettre trop
facilement la provocation de l'article 321 est liée à une plus
grande valorisation de la vie humaine.
C'est un peu dans ce même esprit que l'excuse de
provocation n'a jamais été admise pour des meurtres
particulièrement odieux tels que l'infanticide ou le parricide
(article 323 CP).
L'article 324 du Code pénal considère que le meurtre
entre époux n'est pas excusable. Il admet en revanche, mais sans
le dire clairement, la légitime défense.
(18)
(19)
(20)
(21)
Crim.
Lyon,
Crim.
Crim.
4 janvier 1939, Bull. crim. n • 2.
9 juillet 1985, D. 85.569, note Mayer.
23 décembre 1880, S. 1882.1.141.
18 juillet 1972, Bull. crim. n • 244.
�Fernand BOULAN
17
Par ailleurs, la loi du 11 juillet 1975 a abrogé la
provocation résultant de l'adultère de l'épouse dans la maison
conjugale, qui constituait une excuse atténuante pour le mari qui
tuait son épouse et l'amant.
L'honneur du mari bafoué par son épouse, chez lui, ne
constitue plus une valeur suffisante pour justifier, même
partiellement, un double meurtre.
Il est évident dans toutes ces hypothèses que la
provocation créé une situation qui est un diminutif de la légitime
défense.
Comme celle-ci elle suppose qu'il y ait une certaine
simultanéité entre la provocation et l'infraction qu'elle engendre
(22). En revanche aucune proportionnalité n'est exigée entre les
violences provocatoires et la réaction de la personne. C'est parce
qu'il y a disproportionnalité qu'il y a seulement une excuse
atténuante et non le fait justificatif de légitime défense. L'analyse
du fondement de cette excuse de provocation permet de mieux
comprendre ses effets.
B -. La justification de cette excuse a sans doute été discuté par
la doctrine. Soit l'atténuation de la peine encourue par l'auteur de
l'infraction se justifie par l'impulsion irraisonnée due. à sa colère
ou le perte de contrôle de soi-même, soit l'agent provocateur, qui
devient la victime a commis une faute qui atténue celle de
l'auteur.
Cette deuxième explication semble mieux convenir pour
expliquer un partage de responsabilité civile, que la jurisprudence
admet (23), plutôt que pour justifier l'atténuation de peine.
Dans la conception du Code pénal l'atténuation de peine
se justifie parce que les actes de provocation ont entraîné chez la
personne provoquée un sentiment de colère ou de peur qui
diminue la gravité de son acte.
On voit ici la perception totalement différente de la
provocation et de son auteur.
A l'inverse du provocateur complice ou auteur principal,
qui aide ou pousse volontairement autrui à commettre une
infraction, ici le provocateur est lui-même auteur d'actes
illégitimes (coups ou violences graves, escalade ou effraction) et
ne recherche nullement à faciliter ou provoquer l'infra~tion
d'autrui.
(22) Cf. Vitu Traité, op. cit., n • 174.
(23) Partage de la responsabilité civile en cas de provocation :
74.25, note P.J. Doll ; RSC 1974 858, obs. Larguier ; RTD
partage de responsabilité en l'absence de provocation : Crim.
76-412 obs. Larguier, RTD Civ. 76-359 obs. Durry - D
également Crim. 6 juin 78 B. n • 182.
Crim. 21 juin 1973, D.
Civ. 74.417. Pour un
16 octobre 1975, RSC
76.2 note PFM ; V.
�18
PROBLEMES ACTUELS DE SCIENCE CRIMINELLE
A l'inverse du provocateur complice ou auteur principal,
qui aide ou pousse volontairement autrui à commettre une
infraction, ici le provocateur est lui-même auteur d'actes
illégitimes (coups ou violences graves, escalade ou effraction) et
ne recherche nullement à faciliter ou provoquer l'infraction
d'autrui.
Il recherche d'autant moins l'infraction d'autrui que, si
elle intervient, il en sera la victime. C'est d'ailleurs dans cette
hypothèse que la provocation est prise en compte par le Code
pénal comme excuse atténuante.
Il apparaît en définitive que s'il y a bien deux manières
différentes d'appréhender la provocation, dans tous les cas le
provocateur apparaît comme un individu qui commet des actes
interdits par la loi pénale.
Les provocateurs constituent-ils une catégorie particulière
de délinquants qui mériteraient une plus grande attention
criminologique ? Cela est fort possible.
Notre seul dessein était de montrer qu'ils ne manquent pas
d'intérêt et éventuellement de susciter un peu plus de curiosité
scientifique à leur égard.
�DE L'OPPORTUNITE DES INTERDICTIONS
PENALES EN MATIERE DE TECHNOLOGIE
DE LA REPRODUCTION
ET DE GENETIQUE HUMAINE
Etat actuel de la législation et de la discussion
scientifique en R. F. A.
(*)
Par
Dr. Hans-Ludwig GÜNTHER
Professeur à l'Université de Tübingen
1 - LA PROBLEMATIQUE
Le sujet développé ici a déjà suscité, au cours des
dernières décennies, des discussions passionnées aussi bien en
France ou en Allemagne que dans le reste du monde occidental. Il
s'agissait alors de la protection pénale de la vie prénatale avant
l'interruption volontaire de grossesse. La plupart des états
européens a ainsi libéralisé l'avortement. Ils ont remplacé cette
protection par des mesures à caractère social au profit de la
femme enceinte. Le législateur fut motivé par le fait que le poids
moral et psychique pesant sur la femme enceinte était pris en
considération de façon croissante. Vu l'inefficacité dé la
réglementation pénale antérieure, il chercha non pas la voie de la
(*) Version remaniée, approfondie et actualisée de ma communication "Protection de
l'embryon et technologie de reproduction en droit pénal allemand", Revue de la
Recherche Juridique - Droit Prospectif, 1987, p. 859-873. Pour le travail de
traduction vers le Français, je tiens à remercier M. Jacques Aubron, traducteur
diplômé à Sarrebruck.
�20
PROBLEMES ACTUELS DE SCIENCE CRIMINELLE
sanction, mais celle du soutien. Les modifications des valeurs
morales de la société, les victoires des mouvements pour
l'émancipation de la Femme, le respect de son désir
d'épanouissement personnel, l'influence décroissante de l'église
catholique en tant qu'instance morale, bref : tous ces éléments
jouèrent un rôle révélateur de cette tendance.
Aujourd'hui, le problème des mesures de protection en
faveur de la vie prénatale se pose de façon nouvelle et différente :
Les progrès révolutionnaires de la biologie moléculaire et
de la génétique ont permis à la médecine des techniques de
reproduction et à la génétique humaine d'utiliser des procédés tels
que la reproduction en éprouvette l'expérimentation prénatale et
l'utilisation de l'héritage génétique de l'embryon {l ). Ainsi, au
premier bébé-éprouvette, né en 1978 en Angleterre, Louis Brown,
ont succédé quelques 3 000 autres dans le monde. "Mater semper
certa est !". Ce vieil adage latin est depuis tombé en désuétude :
aujourd'hui, un enfant peut avoir trois mères : la donatrice de
l'ovule, ("la mère génétique"), la mère-porteuse qui "prête" son
ventre ("la mère biologique") et la femme qui prend en charge et
élève le bébé ("la mère sociale").
La génétique humaine a réussi à déchiffrer le code de
l'héritage génétique et peut ainsi mettre en évidence certaines
carences génétiques (analyse génome). Elle essaie d'éliminer les
gènes "malades", de les échanger (transfert génétique) ou de les
corriger (thérapie génétique).
Le développement astronomique des connaissances dans le
domaine de la technologie des techniques de reproduction et
génétiques aura donc certainement, tout comme la fusion
nucléaire, l'automobile ou la microélectronique, un rôle
prépondérant à jouer dans l'évolution de l'humanité. Ces
techniques sont pour l'Homme, porteuses d'espoir et de chances
nouvelles.
Il ne faut cependant pas oublier qu'elles multiplient
d'autre part de façon inquiétante le potentiel de dangers et de
risques pesant sur l'humanité.
(1) Le terme "embryon" désigne tous les stades du développement du zygote depuis
la fécondation de l'ovule. Voir : "Avis sur les prélèvements de tissus d'embryons ou
de foetus humains morts à des fins thérapeutiques, diagnostiques et scientifiques" du
Comité consultatif national d'éthique pour les sciences de la vie et de la santé en
France (22 mai 1984) ou "Richtlinien zur Durchführung von ln-vitro Fertilisation
und Embryotransfer ais Behandlungsmethode der menschlichen Sterilitat" de la
Chambre Fédérale allemande des médecins (Deutsches Arzteblatt 1985, p. 1649, 1699
et s.).
�Hans-Ludwig GÜNTHER
21
II - POSSIBILITES D'APPLICATIONS PRATIQUES DE LA
MEDECINE DE LA REPRODUCTION ET DE LA GENETIQUE
HUMAINE
Avant d'examiner le rôle que pourrait jouer le droit pénal
dans la recherche de solutions à ce problème, il est nécessaire,
pour une meilleure compréhension, d'esquisser les possibilités
pratiques de la bio-technique appliquée à l'Homme.
1 - Il faudrait tout d'abord comprendre les progrès
réalisés par la médecine des techniques de reproduction :
Après être parvenue à conserver hors du corps humain le
sperme de l'homme, elle a maintenant réussi à isoler l'ovule de la
femme. On est aujourd'hui en mesure de les assembler l'un avec
l'autre en milieu extra-corporel (fertilisation in-vitro). A un stade
précoce de son développement, l'embryon ainsi produit in-vitro
est alors implanté dans l'utérus (transplantation de l'embryon). Le
taux de réussite des cas conduisant à une grossesse naturelle de la
femme est à l'heure actuelle de 15 à 20 %. Cette méthode est
pratiquée par des gynécologues du monde entier et permet de
surmonter certaines causes de stérilité de l'homme ou de la
femme. Malgré ce taux de réussite resté faible jusqu'à présent et
malgré les troubles physiques considérables que le prélèvement de
l'ovule occasionne à la femme, le bilan de la reproduction
artificielle in-vitro reste positif, surtout quand les donateurs de
l'ovule et de sperme sont époux (système homogène).
Mais le fait de pouvoir disposer librement d'ovules et de
sperme à l'extérieur du corps humain n'est pas dénué d'atteintes
supplémentaires au processus naturel de reproduction et peut
poser des cas de conscience quant au destin de l'embryon produit
in-vitro.
La fécondation extra-corporelle est, du moins d'un point
de vue moral, controversée quand les donateurs d'ovules et de
sperme ne sont pas mariés (système hétérologue). A ceci s'ajoutent
les doutes éthiques et juridiques lorsque le donateur reste
anonyme. L'enfant ainsi engendré ne saura donc jamais qui sont
sa mère et son père génétiques. On utilise par exemple pour la
fécondation artificielle une solution de sperme provenant <l'une
multitude de donateurs "Cocktail de sperme"). Une femme peutelle demandé à être fécondée avec le sperme d'un mort, sperme
que l'on aurait conservé par le froid, cryotiquement, même s'il
s'agit de celui de son mari décédé ?
Le problème de la "commercialisation" : des entreprises fondent
des banques de sperme et d'ovules dans lesquelles des gamètes de
différents donateurs et donatrices sont conservés cryotiquement et
�22
PROBLEMES ACTUELS DE SCIENCE CRIMINELLE
font mention de caractéristiques de qualité et de garantie. Peut-on
en toute conscience assembler en éprouvette et à des fins
d'élevage ovule et sperme tel qu'on le fait pour l'élevage des
animaux et des plantes ? Le rôle d'étalon serait ainsi assuré par
un Prix-Nobel, une star du foot-ball ou un professeur de droit
pénal ! On recherche ensuite une femme pour porter, contre
rémunération, une ovule fécondée et faire office de "loueuse de
ventre" !
Mais à quel moment le droit pénal a-t-il un rôle à jouer ?
Au moins lorsqu'il s'agit de se pencher sur le destin des embryons
produits en excédents. Ces embryons ne peuvent pas être
implantés car la mère biologique a disparu de la circulation. Le
cas de l'embryon orphelin, en Australie, est bien connu : les
parents sont morts dans un accident d'avion. Ou la mère
biologique, malade, ne veut plus continuer. Que peut-on, que
doit-on faire de cet embryon in-vitro ?
Le cas de figure suivant est également d'une grande
importance
soit pour les conserver, soit à des fins
expérimentales, le chercheur produit dès le départ trop
d'embryons. De telles expériences sont peut-être nécessaires pour
améliorer le pourcentage de réussite de fertilisation in-vitro ou
pour obtenir des informations supplémentaires sur le génome et
sur les causes des maladies génétiques. La production d'embryons
identiques est ainsi une des méthodes permettant d'obtenir des
embryons supplémentaires. Elle ~st génétiquement possible par la
division des cellules embryonales - à un stade très précoce du
développement (création artificielle de jumeaux) ou encore par
clônage des cellules embryonnaires.
On peut alors imaginer des scénarios macabres, sortis tout droit
des archives de l'horreur : le chercheur crée des êtres hybrides,
entre l'homme et la bête. Il croise par exemple l'ovule d'une
femme avec un sperme animal. La nature elle-même a conçu de
façon analogue la mule, issue du croisement d'un âne et d'une
jument. Le savant pourrait implanter un embryon humain dans le
ventre d'une femelle de gorille. Il pourrait aussi développer un
embryon en couveuse ou faire fusionner les cellules germinatives
de deux embryons et ainsi créer un enfant ayant quatre parents,
sautant de cette manière une génération (création de chimères).
2 - Considérons maintenant la génétique humaine, la biotechnique appliquée à l'homme. Elle analyse et corrige l'héritage
génétique. Il s'agit donc d'une problématique entièrement
différente. On parle de "génétique rouge" par opposition à la
"génétique verte" qui se consacre à l'élevage de bactéries, de
plantes et d'animaux et dont les applications de par le monde sont
surtout alimentaires.
�Hans-Ludwig GÜNTHER
23
Selon les suppositions de la biologie moléculaire, le
génome humain est composé d'au moins 50 000 gènes. Ceux-ci
recèlent, articulées autour des 23 paires de chromosomes que
contient chaque cellule de l'organisme humain, toutes les
informations sur l'héritage génétique des individus. Les premiers
pas ont déjà été fait et on a décodé le code génétique de
l'Homme. On est en mesure dès aujourd'hui d'attribuer certaines
caractéristiques et certains processus biologiques humains à des
gènes bien définis. Ces gènes peuvent être isolés et leur structure
moléculaire analysée. Une "carte factorielle" complète, voire une
bibliothèque génétique de l'Homme ne sont cependant pas
envisageables dans un futur immédiat et ceci en raison du
caractère complexe de la combinaison entre différents gènes sur
laquelle reposent les principaux caractéristiques et processus
biologiques humains. En outre, le phénotype humain est non
seulement déterminé par son génome, mais aussi par son
environnement.
La génétique humaine a donc deux faces, en quelque sorte
comme une médaille. L'endroit de cette médaille, la bénédiction
pour l'humanité réside dans les possibilités de diagnostic précoce
et ainsi de prévention et peut-être un jour dans la thérapie des
- maladies mono-génétique héréditaires. On connaît de nos jours
quelques 3 000 maladies héréditaires comme par exemple les
diabètes, les anémies hyperchromes, les maladies du sang ou le
mongolisme. On connaît aujourd'hui 30 à 40 maladies monogénétiques dont l'origine est attribuée à un gène. Ces maladies
peuvent être diagnostiquées très tôt et avec une grande certitude,
ce qui a permis une nette amélioration du diagnostic prénatal. A
l'avenir, le simple risque d'un embryon non-viable ne sera plus
une cause d'interruption de la grossesse. Au-delà du diagnostic de
ces maladies héréditaires, on nourrit de grands espoirs quant à
leur thérapie : on pourrait par exemple enlever le gène défectueux
et le remplacer par un gène sain (transfert de. gènes) ou faire
appel à un traitement biochimique. Des perspectives nouvelles de
guérison s'ouvrent alors pour de nombreuses maladies jusqu'à
présent incurables. De l'avis de tous les experts, les connaissances
sur ce que l'on pourrait appeler les "composantes moléculaires de
la vie" vont se développer à grande allure dans les dix années à
venir.
.
Comment se présente alors l'envers de la médaille, cette
génétique humaine en tant que malédiction possible pour
l'humanité ? Les nouvelles possibilités de la génétique vont
entraîner un changement d'attitude de l'Homme vis-à-vis de la
nature. Les progrès au niveau du diagnostic prénatal entraineront
un accroissement du nombre des interruptions de grossesse car il
sera possible, dans un proche avenir, de diagnostiquer avec une
�24
PROBLEMES ACTUELS DE SCIENCE CRIMINELLE
certitude croissante, ces maladies génétiques prénatales qu'on ne
pouvait dépister auparavant. La génétiqùe permet également de
reconnaître très tôt d'autres caractéristiques de l'embryon, tels son
sexe, sa croissance, la poussée de ses cheveux ou sa constitution
physique. Quand il sera possible de mettre en place une thérapie
contre les maladies génétiques (eugénique négative), il sera
également possible de manipuler le reste de l'héritage génétique,
"d'améliorer" l'embryon et de cultiver un humain de plus en plus
parfait (eugénique positive). Où se situe alors la frontière entre
"thérapie" et "amélioration", entre la maladie et le défaut ? Lors
d'expérimentations sur des animaux, on a déjà créé des souris
surproportionnées en leur implantant dans les cellules
germinatives, l'hormone de croissance du rat.
L'Homme sera-t-il immunisé à l'avenir contre les poisons
de l'environnement grâce à un code génétique artificiel ? On a
déjà tenté, sur des souris, des expériences correspondantes afin
d'augmenter leur résistance face à certaines maladies virales.
Appartiendra-t-il dès lors au généticien de décider qui obtiendra
une médaille d'or aux Jeux Olympiques ? Un médecin a-t-il le
droit de manipuler de façon i_rréversible les cellules germinatives
de l'être humain, avec -toutes les conséquences que cela entraîne
pour les descendants ? A-t-il le droit uniquement dans le but de
servir la recherche, d'intervenir dans le génome de l'embryon ?
III - LES OPINIONS ET L'ETAT ACTUEL DE LA
LEGISLATION EN REPUBLIQUE FEDERALE D'ALLEMAGNE
Nous allons maintenant tenté de faire le point sur la
législation en vigueur en R.F.A. et sur les diverses opinions (2)
que l'on peut y rencontrer à propos du rôle que peut jouer le
droit pénal en matière de protection de l'embryon contre les
interventions de la médecine des techniques de reproduction et de
la génétique. Les questions inhérentes au droit de la famille et
successoral seront laissées de côté (3 ).
1 - Conformément au droit pénal allemand en vigueur,
l'embryon est sans protection juridique jusqu'à son implantation
dans l'utérus (Art. 219 dStGB). En outre, seuls les avortements
(2) Les ouvrages allemands sur le sujet sont innombrables. Se reporter à l'annexe 1,
en fin de communication.
(3) L'association des juristes de R.F.A. a discuté ces questions lors de son 56 •
congrès qui s'est tenu en septembre 1986 à Berlin-ouest. Voir à ce sujet les
expertises de Christian Starck et Dagmar Coester-Waltjen : Die Künstliche
Befruchtung beim Menschen
Zulassigkeit und zivilrechtliche Folgen,
Verhandlungen des 56. Deutschen Juristentages, Beck, Munich 1986.
�Hans-Ludwig GÜNTHER
25
intentionnels sont passibles de sanctions : les blessures portées à
l'embryon et l'homicide involontaire de l'embryon ne sont pas
réprimés. Actuellement, les manipulations d'embryons en
éprouvette ne sont donc pas sanctionnées par le droit pénal
allemand.
2 - Presque tous les groupes politiques et sociaux, y
compris le parti Social-démocrate, les Chrétiens-démocrates, les
Verts et les associations féminines, ont compris la nécessité des
mesures de contrôle étatiques et des dispositions légales, voire
même d'une réglementation pénale, pour assurer la protection de
l'embryon (4).
3 - Le Ministère Fédéral de la Justice a publié fin avril
1986, un avant-projet de loi sur la protection de l'embryon
prévoyant un grand nombre de nouvelles dispositions pénales
concernant (5) :
- la production d'embryons excédentaires et non destinés à la
transplantation,
- le développement d'embryons in-vitro au-delà du 14e jour,
l'expérimentation avec des embryons produits extracorporellement sans l'autorisation des autorités de l'Etat
compétentes,
- la manipulation des informations héréditaires d'une cellule
-germinative,
- la création de clônes, de chimères et d'êtres hybrides ..
4 - Le Bundesrat, assemblée représentant les Lands
fédérés au sein de la République Fédérale d'Allemagne, a arrêté
en mai 1986, à l'initiative des Lands de Bade-Württemberg et de
Bavière, une "Décision sur la fécondation extra-corporelle" (6) qui
propose en outre des mesures de réglementation pénale :
- sur la production d'embryons à d'autres fins que celle de
provoquer une grossesse qui n'aurait pu être obtenue par des
moyens naturels,
- sans exception, sur la recherche utilisant des embryons,
(4) Pour les Chrétiens-démocrates : Seesing, Technologischer Fortschritt und
menschliches Leben, J. Schweitzer, Munich 1987. Pour les Socio-démocri>tes :
Daubler-Gmelin, Forschungaobjekt Mensch : Zwischen Hilfe und Manipulation, J.
Schweitzer, Munich 1986.
(5) Publié dans : Zeitschrift für Rechtspolitik, 1986, p. 243. Auparavant, un groupe
de travail commun (la commission Benda) du Ministère Fédéral de la Recherche et
de la Technologie et du Ministère Fédéral de la Justice avait publié, fin 1985, un
rapport exhaustif sur "la fertilisation in-vitro, l'analyse génome et la thérapie
génétique". (In-vitro-Fertilisation, Genomanalyse und Gentherapie, Schweitzer :
Munich 1985).
(6) Entschliessung des Bundesrates zur extrakorporalen Befruchtung, BundesratDrucksache 210/86.
�26
PROBLEMES ACTUELS DE SCIENCE CRIMINELLE
- sur le placement contre rémunération de "loueuses de ventre".
5 - Finalement, un groupe de travail "médecine de la
reproduction" institué par le Ministre Fédéral de la Justice à la
demande pressante des Lander et au sein duquel siégeaient des
représentants du gouvernement fédéral et des Lander, a présenté
en Novembre 1987 un rapport intermédiaire sur un concept
législatif global visant à réglementer la médecine de la
reproduction (7). Dans ce rapport, les spécialistes des ministères
de la Santé et de la Justice, de la Fédération comme des Lander,
se prononcèrent en faveur de 52 mesures détaillées visant à
limiter les nouvelles possibilités de la médecine de reproduction.
Les recommandations essentielles de ce groupe de travail sont les
suivantes :
- L'insémination artificielle et la fertilisation in-vitro sont
admises à condition que le transfert de l'embryon ait lieu en
circuit homologue (c'est-à-dire à l'exclusion de toute autre
personne que les parents biologiques) et sur prescription médicale,
à titre thérapeutique de la stérilité, et ce même lorsqu'il s'agit
d'un_ couple non marié mais dont la "stabilité" est crédible (8).
- Interdiction de la fertilisation in-vitro suivie d'un transfert de
l'embryon en circuit hétérologue, c'est-à-dire en utilisant les
gamètes de tiers qui, après la· naissance, ne sont pas désireux
d'assumer la fonction de parents.
-· Interdiction de la fertilisation in-vitro visant à -constituer des
réserves d'embryons.
- Interdiction de principe de conserver les embryons issus d'une
fertilisation in-vitro.
- Interdiction pour les médecins de pratiquer l'insémination
artificielle sur une mère porteuse. Tout contrat par lequel une
femme s'engage, avant le début de la grossesse, à remettre
l'enfant qu'elle mettra au monde aux parents qui en auraient
passé l'accord avec elle, doit être déclaré nul, et ce, sans aucune
dérogation et quels que soient les termes du contrat, que la mère
porteuse soit rémunérée ou· qu'elle agisse bénévolement (9).
(7) Pour plus de détails voir : Rolf Keller, Fortpflanzungstechnologie : Ein
Gesamtkonzept staatlichen Regelungsbedarfs. Zum Zwischenbericht de1 BundLander-Arbeitsgrupppe "Fortpflanzungsmedizin", Medizinrecht 1988, p. 59 et s.
(8) Dans son "Instruction à la congrégation pour une théologie du respect de la vie
humaine commençante et de la dignité de la procréation", en date du 10 mars 1987,
le Saint-Siège, quant à lui, refuse la fertilisation in-vitro, même en tant que mesure
thérapeutique de la stérilité, pratiquée en système homologue pour des couples qui
n'ont pu avoir d'enfants.
(9) Le jugement contraire de la Cour Suprême du New-Jersey, "In re Baby M." en
date du 31 mars 1987, a renforcé cette évolution politique en R.F.A. ; voir Rolf
Keller, "baby M." : Ein spektakularer Fall der Mietmutterschaft, Juristische
Rundschau 1987, p. 441 et s.
�Hans-Ludwig GÜNTHER
27
- Interdiction absolue et ne souffrant aucune exception de
produire in-vitro des embryons humains dans un but de
recherche ou d'utiliser aux mêmes fins des embryons en excédent
non transférables (IO).
Ce groupe de travail a réservé sa décision quant aux
interdictions, parmi celles mentionnées, qui devraient faire l'objet
de sanctions pénales en cas de transgression.
6 - L'intensité des travaux préliminaires, menés durant
plusieurs années au niveau parlementaire et gouvernemental de la
Fédération comme des Lander, ainsi que le fait que ces travaux
débouchèrent sur un large consensus politique permettent de
penser que selon toute vraisemblance, le Bundestag votera d'ici la
fin de la législature en 1990, une loi sur la protection de
l'embryon ainsi qu'une loi visant à limiter les technologies de la
reproduction. Chacune de ces lois définira les faits susceptibles de
faire l'objet de poursuites pénales.
IV - ARGUMENTS DEFAVORABLES A DES MESURES
LEGISLATIVES A L'HEURE ACTUELLE
Dans le monde scientifique, les voix ne manquent pourtant
pas qui pensent qu'il serait préférable· pour le moment, de
renoncer à prendre des mesures législatives visant à restreindre les
nouvelles possibilités de la médecine de reproduction et de la
génétique humaine •( 11 ). Ces scientifiques sceptiques soulignent
que les possibilités actuelles de la génétique humaine sont
totalement déformées, que cette déformation donne de la
génétique humaine une image ne correspondant plus à la réalité et
de surcroît, génératrice de peur. Beaucoup d'interdictions
envisagées n'auraient selon eux· qu'une valeur symbolique. Le
droit pénal tout particulièrement, ne devrait pas s'attacher à
définir des faits relevant encore de la science-fiction ; selon eux,
l'auto-contrôle auquel se soumettent les chercheurs et les
organisations médicales, offre une protection suffisante contre les
abus et permet de s'adapter de façon plus souple aux progrès de
la science et à l'évolution de conditions périphériques .. Des
(10) Au printemps 1987, les deux grandes institutions de la recherche en R.F.A., la
"Deutsche Forschungsgemeinschaft" et la "Max-Planck-Gesellschaf't", avaient tenté
par une grande campagne auprès de l'opinion publique, de justifier la nécessité et la
constitutionalité de travaux de recherche utilisant des embryons.
(11) Erich Fechner, Hasso Hof'mann, Arthur Kauf'mann, etc .... (cf. annexe 1),
Deutsche Forschungsgemeinschaf't (prise de position du 9 mars 1987), groupe de
travail de la Max-Planck-Gesellschaf't "Ethische und rechtliche Fragen der
Humangenetik" du 4 février 1987.
�28
PROBLEMES ACTUELS DE SCIENCE CRIMINELLE
interdictions légales pourraient faire plus de mal que de bien :
elles pourraient en effet, hypothéquer d'emblée la découverte de
certains procédés, aujourd'hui encore inconcevables, qui
constitueraient une contribution au bien-être de l'humanité
comme par exemple, la prévention et la guérison de maladies
héréditaires grav1ss1mes. La Constitution de la R.F.A.,
argumentent-ils, protège la recherche de toute restriction légale
(Art. 5, parag. 3, Loi Fondamentale de la R.F.A. : droit
fondamental à la liberté de la recherche), l'incertitude plane par
contre sur le statut constitutionnel de l'embryon humain au stade
précoce de son existence.
On s'appuie sur le gaspillage que la nature elle-même, fait des
vies humaines tout juste commencées, sur les pratiques
généreusement tolérées par le droit pénal qui consistent à "tuer"
ce qui n'est pas encore né en empêchant la nidation ou pratiquant
l'interruption de grossesse, on met en avant la liberté et les
méthodes de recherche pratiquées dans les autres pays
industrialisés et que, au moins pour des raisons de concurrence,
les scientifiques en R.F.A. devraient jouir de conditions de
recherches analogues. On souligne qu'il est tout· à fait dénué de
sens de vouloir arrêter par des réglementations à caractère
purement national une évolution à l'envergure mondiale.
V - ASPECTS SPECIFIQUEMENT PENAUX DE
·PROTECTION DES EMBRYONS
~A
•
1 - Quels principes faut-il observer lorsqu'il s'agit de la
protection par le droit pénal ? Le droit pénal ne criminalise pas
un comportement seulement parce qu'il est contraire au droit,
contraire aux moeurs ou simplement réprouvable du point de vue
éthique. Par contre, il définit le.quel de ces comportements
nécessite et mérite d'être pénalement sanctionné. Cette
subsidiarité ou nature fragmentaire (Binding) du droit pénal
correspond à la pensée juridique des états démocratiques du
monde. Les critères de sélection sont les suivants :
L'acte répréhensible doit léser un bien juridique, l'utilisation du
droit pénal doit être appropriée et nécessaire et elle ne doit pas
être disproportionnée par rapport au contenu fautif et de tort de
l'acte.
S'agit-il d'évaluer ces conditions préalables, le droit pénal
est déterminé tout d'abord par des facteurs scientifiques, les
connaissances sociologiques et criminologiques, puis par le
jugement éthique de l'événement par la société et enfin par
l'échelle des valeurs du système juridique général, en particulier
�Hans-Ludwig GÜNTHER
29
le cadre constitutionnel, dans lequel les normes pénales doivent
s'inscrire sans contradiction aucune.
2 - Si l'on applique ces principes au cas particulier de la
protection pénale de l'embryon, le problème se pose en ces
termes:
a) L'Etat n'a un intérêt légitime à assurer la
protection pénale de l'embryon contre les interventions de la
technologie reproductive et génétique que si la vie, la santé et la
dignité de l'embryon ont la qualité d'un bien juridique digne de
protection. Pour la problématique générale, il est donc d'une
importance capitale de répondre à cette question ce qui nécessite,
au moins pour le stade précoce de la vie prénatale, un examen
approfondi.
D'un point de vue biologique, la fusion de l'ovule et du
sperme développe une vie individuelle, propre, possédant un
héritage génétique provenant de la mère comme du père. Ce
nouvel individu a déjà toutes les caractéristiques génétiques de la
personne humaine qui va naître. Il se développera sans
interruption depuis sa conception jusqu'à sa mort. La naissance de
l'Homme elle-même, n'es~ que la forme externe d'un processus
biologique s'étendant de la conception à la mort de l'individu. En
raison de ces évidences biologiques, l'opinion dominante
aujourd'hui dans la discussion constitutionnelle en R.F.A. défend
la thèse selon laquelle l'embryon peut prétendre, dès sa création, à
une protection par les droits fondamentaux à la vie, à la santé et
à la dignité humaine (12).
Ceux qui aimeraient autoriser des expérimentations aussi
étendues que possible sur l'embryon et son héritage génétique
font valoir que le droit pénal a, durant un certain temps, "libéré"
l'embryon pour permettre l'avortement. Sauf dans les cas où
l'homicide de l'embryon ne résulte pas d'une nécessité pour la
femme enceinte, cet argument pourrait faire naître l'impression
que le droit pénal ne considère pas la vie prénatale comme un
bien juridique digne de protection. En R.F.A., toute protection
juridique est donc refusée à l'embryon jusqu'au moment de la
nidation, c'est-à-dire l'implantation de l'ovule fécondée dans
l'utérus de la femme, environ 14 jours après la fécondation
naturelle. Par sa réglementation (art. 219d StGB), le législateur n'a
cependant pas voulu ôter à la vie prénatale jusqu'à cette phase sa
qualité de bien juridique, il a désiré uniquement laisser sans
(12) Voir à ce sujet : Coester-Waltjen (note 3), p. 103 ; Fechner, Juristenzeitung
1986, p. 653 et s. ; Laufs, Juristenzeitung 1986, p. 769, 774 ; Starck (note 3), p. 15 &
16 ; Graf Vitzthum, Menschenwilrde als Verfassungsbegriff, Juristenzeitung 1985, p.
201, 207 et s.
�30
PROBLEMES ACTUELS DE SCIENCE CRIMINELLE
sanctions les méthodes de prévention de la nidation (comme par
exemple la "pilule du lendemain matin"). A ce stade précoce de la
grossesse, le législateur pénal a donc donner la priorité au droit
personnel de la femme de vouloir rester sans enfant par rapport
au droit de l'embryon à la vie, sans toutefois nier ce droit. La
solution française résulte des mêmes observations et laisse à la
femme enceinte le choix pour décider si elle se trouve dans une
situation justifiant une interruption de grossesse ou non.
Autre point de vue : certaines objections biologiques
argumentent contre la reconnaissance en tant que bien juridique
de la vie prénatale à un stade précoce en montrant que 30 % des
embryons seulement, un nombre donc peu élevé, arrivent à
s'implanter naturellement et de manière durable dans l'utérus et
qu'une partie d'entre eux périra encore suite à une fausse couche.
Cette prodigalité avec laquelle la nature joue avec la vie humaine
n'enlève cependant pas à celle-ci son caractère de bien juridique.
Le grand nombre de décès naturels d'embryons à un stade
précoce de leur développement ne légitime pas un usage
dispendieux des embryons par l'Homme. A la différence de la
nature, l'humain doita tirer les conséquences, doit se justifier de
ses actes. Tant du point de vue éthique que juridique, il existe
une_ différence entre l'enfant mort par noyade accidentelle et
l'enfant mort, noyé par ses parents.
Synthèse : pour l'ordre juridique, la vie humaine
commence à la conception de l'embryon, que ce soit par des voies
naturelles ou par fécondation in-vitro. Dès ce moment, la vie et
la santé de l'embryon sont garanties par la constitution. Chaque
vie humaine a droit dès sa conception, à la protection de sa
dignité humaine.
b) La seconde condition préalable de tout
comportement criminel est que l'acte punissable nuise réellement
au bien protégé. Toute- une série de mesures relevant des
techniques reproductives et génétiques remplissent aisément cette
condition:
La recherche sur l'embryon viole la vie ou la santé de celui-ci. La
création d'embryons non destinés au transfert signifie leur mort
certaine. Il est un fait établi que l'opération de transfert, telle
qu'elle est actuellement pratiquée, ne donne pas naissance
seulement à des enfants, mais aussi à des embryons voués à la
mort car pour augmenter les chances de réussite, le gynécologue
produit en éprouvette et implante dans l'utérus trois à quatre
embryons à la fois, bien qu'il sache qu'un seul enfant doit naître.
Les autres embryons sont dès lors condamnés à mourir.
La limite entre, d'une part un comportement simplement
contraire à la morale ou aux moeurs et d'autre part, la violation
�Hans-Ludwig GÜNTHER
31
associale d'un bien juridique devient difficile à tracer au moment
où la dignité et le droit à la personnalité de l'embryon en cours
de développement, vers la personne humaine, sont affectés et ceci
considéré comme une atteinte à un bien juridique :
- La dignité de l'Homme est bafouée dès qu'on l'identifie à
l'animal, ce qui est le cas lors de la création d'hybrides.
- L'individualité de l'Homme fait partie de sa dignité et de sa
personnalité. La création artificielle d'identitismes (jumeaux,
clônes) enlève à l'Homme son individualité. Le fait que la nature
produise parfois de tels jumeaux ne légitime pas un chercheur à
vouloir la copier.
- Dans le cadre de la discussion éthique et constitutionnelle qui a
lieu en R.F.A., une quasi-unanimité s'est formée autour de l'idée
que la connaissance de l'ascendance génétique fait partie
intégrante de la dignité et de la personne humaine. L'enfant a un
droit fondamental à être informé de l'identité de ses parents
génétiques. L'anonymat des donateurs d'ovule et de sperme ainsi
que le recours au "cocktail de sperme" pour la fertilisation invitro ou pour l'insémination artificielle, porte de ce fait, atteinte
à ce bien jur:idique. La généalogie génétique doit, en outre, être
connue pour éviter d'une part, les dangers de la consanguinité
subséquente, et d'autre part, pour permettre d'appliquer avec
succès certaines thérapeutiques des maladies génétiques.
- Par contre, la fertilisation in-vitro par système hétérologue ne
porte pas atteinte à la dignité de l'embryon, tout au plus peut-on
la considérer comme contraire à la morale et aux moeurs. Le droit
pénal ne sanctionnant pas l'adultère, il ne saurait interdire la
fertilisation in-vitro pratiquée avec le consentement des personnes
concernées.
c) Nous en arrivons donc à la troisième condition
préalable à la criminalisation. Tant que les manipulations
reproductives et génétiques ne lèsent pas l'embryon, le droit pénal ne peut protéger ce bien que s'il s'agit d'un moyen approprié.
Cette condition n'est pas remplie lorsque la sanction pénale
nuirait à l'embryon plus qu'elle ne lui profiterait.
Ce serait par exemple le cas si le législateur interdisait sans
restriction, toute conservation par méthode cryogénique ou tout
"louage de ventre". En effet, si la transplantation de l'embryon sur
la patiente ne peut être opérée de suite, les seuls moyens
envisageables pour laisser à l'embryon une chance de survie,
restent la conservation par cryogénie ou la "portée" par une mère
d'emprunt. ·si le droit pénal autorise l'homicide de l'embryon pour
indication eugénique, il ne peut interdire les tentatives de
guérison génétique prénatale. Dans cette optique, les interventions
sur le tissu germinatif elles-mêmes, devraient être autorisées. Ceci
�32
PROBLEMES ACTUELS DE SCIENCE CRIMINELLE
suppose cependant qu'une intervention précise sur le tissu
germinatif soit génétiquement réalisable, ce qui paraît
actuellement peu probable. Tant que le défaut génétique a des
chances d'être éliminé mais qu'en contrepartie apparaîtront des
modifications inconnues ou incontrôlables dans la programmation
génétique de l'embryon, cette intervention peut être considérée
comme nuisible à la santé de l'embryon. Les interdictions pénales
sont alors admissibles.
d) Le besoin de protection pénale constitue la
quatrième condition préalable, le principe de la nécessité de la
protection pénale. En appliquant leur interdiction pénale, l'Etat
désavoue de la manière la plus stricte certains comportements. Il
ne peut y recourir dès lors que la protection désirée contre les
manipulations des techniques reproductives et génétiques peut
être obtenue avec un résultat analogue voire même meilleur par
des mesures moins contraignantes.
Dans le cadre très complexe et très contesté de
l'admissibilité et des limites de la recherche utilisant des
embryons, on tend actuellement vers l'auto-contrôle par la
communauté scientifique et par les Ordres de médecins sous
forme de Commissions d'Ethique. Les directives de la Chambre
Fédérale des Médecins (13) (Ordre des Médecins de R.F.A.
(N.d.Tr.)) tendent à restreindre les atteintes des techniques
reproductives
et
génétiques.
Elles
sont
juridiquement
contraignantes pour les médecins affiliés à l'Ordre mais n'ont
aucune emprise sur les généticiens expérimentant avec du matériel
génétique. Tout ceci est en outre extrêmement délicat à définir
car une organisation professionnelle de médecins ne saurait
prétendre exercer un contrôle dans des domaines ne relevant pas
de sa compétence, comme c'est le cas pour la valeur juridique des
biens, à savoir de l'embryon et de ses parents génétiques,
(13) Le Conseil scientifique de la Chambre Fédérale des Médecins (Bundesarztekammer) a publié en 1985 des "directives pour la pratique de la fertilisation in-vitro
et du transfert d'embryons en tant que méthode de traitement de la stérilité
humaine" et des "recherches sur les embryons humains à un stade précoce".
Ces directives encouragent la fertilisation in-vitro suivie du transfert de l'embryon
comme méthode thérapeutique de la stérilité des couples mariés (système homologue)
et pratiquée dans certaines cliniques et certains cabinets spécialisés. D'autres points
furent considérés par contre comme inacceptables : la "location" de ventre, la
commercialisation des embryons, la production d'une quantité d'embryons supérieure
aux besoins réels pour un transfert.
La recherche embryonnaire est considérée par la Chambre des Médecins comme
admissible sous certaines conditions strictes et dans le cadre d'un contrôle
institutionalisé : les buts poursuivis par les recherches doivent être impossibles à
atteindre en expérimentant uniquement sur les animaux, les parents génétiques
doivent avoir donné leur accord. Les expériences sont limitées dans le temps au 14e
jour après la fécondation et doivent avoir une utilité clinique, c'est-à-dire présenter
un intérêt prophylactique, diagnostique ou thérapeutique pour une maladie donnée.
�Hans-Ludwig GÜNTHER
33
biologiques ou sociaux. Une intervention concernant les droits
fondamentaux des embryons ne peut donc incomber qu'au
législateur démocratique légitimé et mandaté.
Autre constatation : au cours du large débat qui eut lieu en
Allemagne Fédérale à l'occasion de la réforme du droit pénal sur
l'I.V.G., un des arguments· avancés pour contraindre le droit pénal
à se retirer de ce domaine, consistait à dire que, vu le grand
nombre d'échecs, c'est-à-dire la multitude des avortements
néanmoins pratiqués, la protection de la vie de l'embryon serait
mieux assurée, si, par un service-conseil et une prise en charge,
on aidait la femme enceinte au lieu de la laisser seule dans sa
détresse en la poussant ainsi vers l'illégalité. Mais l'exemption
pénale de l'avortement, parallèlement à l'assistance juridique
accordée par les caisses d'assurance maladie à la femme désireuse
d'interrompre sa grossesse, ont provoqué dans la conscience
juridique collective d'une grande partie de la population
allemande une relativisation du droit à la vie de l'embryon. Pour
600 000 naissances enregistrées chaque année en R.F.A., on
compte plus de 200 000 I.V.G. financées par les caisses maladies.
Cette évolution montre le poids des _valeurs défendues par
l'opinion publique dans la mise en place d'interdictions pénales.
Lorsqu'il s'agit d'un bien aussi capital que la vie, la retenue dont
fait preuve le droit pénal, peut être trop facilement interprétée
par la conscience juridique collective comme une mesure passive
en faveur de l'homicide d'embryons ou du moins de sa tolérance.
Si l'on veut protéger efficacement l'embryon des dangers des
techniques de procréation artificielle et de la génétique et aussi
restaurer la valeur de la protection de la vie prénatale dans la
conscience populaire, on devra donc se prononcer en faveur de
l'application du droit pénal, même si celle-ci ne doit avoir qu'une
valeur symbolique.
e) Nous arrivons à la cinquième et dernière
condition préalable, le principe de la proportionnalité de la
protection pénale. La Constitution accorde une grande importance
à la vie, à la santé et à la dignité humaine. L'embryon a droit à
ces garanties et à l'application des droits fondamentaux à partir
du moment de sa conception. En conséquence, tout acte portant
atteinte à sa vie, sa santé ou sa dignité déclenche l'apprécia.tion
sur l'opportunité de la protection pénale.
Une interdiction pénale peut cependant déroger à ce principe de
la proportionalité lorsque la violation des droits de l'embryon
résulte de la prise en compte d'intérêts encore supérieurs, se
heurtant à ceux de l'embryon. Ici se pose une question centrale,
une des plus difficiles à résoudre : à quelles conditions la prise en
compte de tels intérêts des tiers peut-elle compenser la violation
�34
PROBLEMES ACTUELS DE SCIENCE CRIMINELLE
des droits de l'embryon ? L'intérêt des chercheurs par exemple,
peut-il suffire ? Si oui, de quelle nature sont ces intérêts
supérieurs ? Suffit-il de vouloir exhausser le voeu de la patiente
stérile -avoir un enfant- et ce avec le moins de désagréments et
le plus efficacement possible, pour avoir le droit de produire des
embryons en "réserve" ? ·Peut-on garantir l'anonymat des
donateurs de sperme et ainsi retirer à l'enfant son droit à
l'information sur sa provenance génétique dans le seul but de
continuer à trouver assez de donateurs de sperme en les
protégeant du droit au versement d'une pension alimentaire que
pourrait réclamer l'enfant ?
Les considérations suivantes devraient guider le législateur
dans sa recherche de rationalité :
<l> - La violation des droits fondamentaux de l'embryon
doit résulter d'une nécessité absolue si elle veut s'imposer en cas
de collision des intérêts. Voici quelques exemples à ce sujet :
- De l'avis de la plupart des gynécologues allemands et de la
Chambre Fédérale des Médecins, la conservation par cryogénie
d'embryons "en réserve" en cas d'échec de la première
transplantation embryonnaire, ne constitue plus une nécessité pour
améliorer l'efficacité du traitement de la stérilité de la patiente
tout en la ménageant. On peut actuellement obtenir le même
résultat en surgelant des ovules non fécondées. La conservation
par cryogénie n'est donc acceptable que si elle accroît les chances
de survie des embryons.
- Le recours à une "mère porteuse", avec ses conséquences
possibles sur la santé psychique et physique de l'embryon, n'est
justifié que pour surmonter la stérilité d'un couple désirant un
enfant ou assurer la survie d'un embryon.
- Tant que l'intervention thérapeutique sur la ligne germinative
de l'embryon humain sera plus nuisible que profitable, il faudra
la considérer comme une mesure inadaptée. Il en va de même
pour les opérations sans fondement médical sur toute autre cellule
de l'embryon humain.
- De nombreuses expériences réalisées avec des embryons
humains pourraient selon toute probabilité être également
pratiquées avec des embryons animaux.
- Quelques modifications des dispositions légales sur le versement
des pensions alimentaires suffiraient pour faire respecter le droit
de l'enfant à être informé de son ascendance génétique.
�Hans-Ludwig GÜNTHER
<2> Certaines manipulations particulièrement gross1eres
devraient se heurter à un refus catégorique, facilement
compréhensible :
Il s'agit de la conception artificielle de jumeaux ainsi que toute
forme de clônage, de création de chimères et d'hybrides, de
l'élevage in-vitro d'embryons humains au-delà d'un court laps de
temps et de l'implantation d'embryons humains dans un utérus
animal. Aucune de ces manipulations ne saurait être légitimée par
quelque intérêt que ce soit.
<3> L'étendue de l'interdiction pénale assurant la
protection de l'embryon contre les interventions des techniques
génétiques et de reproduction artificielle dépend de la valeur
accordée à la vie prénatale dans sa phase précoce de
développement. La répression des comportements esquissés dans
cet exposé ne devrait se trouver en contradiction avec les
dispositions légales sur l'avortement. Si le système juridique
permet aux femmes et aux gynécologues, sur demande de la
femme, de tuer un embryon par le biais de l'avortement et
finance cette mesure à travers les caisses maladies, le droit pénal
ne peut empêcher une femme, par des interdictions, d'avoir un
enfant en ayant recours à un procédé de procréation artificielle
dans ce cas nécessaire.
<4> Certains . pourront voir là un paradoxe dans le
jugement des valeurs :
D'un côté, le droit pénal n'intervient plus dans l'l.V.G. lorsqu'il y
a collision entre des intérêts de la femme enceinte et le droit à la
vie de l'embryon ou du foetus. D'un autre côté, selon les
recommandations du groupe de travail "Médecine de la
Reproduction", un chercheur pratiquant des expériences sur des
embryons de toute façon voués à la mort, s'expose à des
poursuites pénales, même si ses recherches peuvent déboucher sur
des découvertes utiles à l'humanité. Les différences entre les deux
types de collision d'intérêt qu'il s'agit de réglementer sont
pourtant énormes. A la base de l'l.V.G., on trouve une situation
de conflit très présente et à caractère fortement personnel, née de
la liaison symbiotique entre la femme enceinte et l'enfant qu'elle
porte. Cette situation de départ n'est en rien comparable à .celle
du chercheur, qui, sans détresse personnelle, pour élargir ses
connaissances et confronter sa réputation, au nom d'éventuels
avantages futurs pour l'humanité, sacrifie une vie qui lui est
totalement étrangère. Le fait que le Droit renonce, par la menace
de poursuites pénales, à obliger une femme enceinte à devenir
mère si elle se trouve dans une situation de détresse, n'est donc
pas pour autant un argument justifiant l'autorisation d'expériences
35
�36
PROBLEMES ACTUELS DE SCIENCE CRIMINELLE
utilisant du "matériel embryonnaire". La liberté de la recherche
touche ici à ses limites constitutionnelles immanentes à partir du
moment où elle viole des valeurs aussi élémentaires que la vie
humaine d'un tiers. Si l'on veut laisser la porte ouverte à de telles
expérimentations, on court le risque de briser des garde-fous ;
ceci aurait pour conséquence une relativisation de la vie humaine
qui la ramènerait à une valeur comptable. Donner des vies
humaines à un scientifique afin que celui-ci effectue des
recherches revient à abandonner le principe fondamental selon
lequel la vie humaine n'est ni quantifiable ni qualifiable, elle ne
saurait faire l'objet d'une opération comptable, ni d'un bilan
coûts-résultats. La vie humaine ne peut être dépréciée pour en
faire un objet dont chacun peut disposer.
ANNEXE 1
Volkmar BRAUN/Dietmar MIETH/Klaus STEIGLEDER
Ethische und rechtliche Fragen der Gentechnologie und der
Reproduktionsmedizin, J. Schweitzer, Munich 1987.
Albin ESER
Humangenetik
Universitâtsblatter 1987, p. 37 et s.
und
Recht,
Freiburger
Erich FECHNER : Menschenwürde und generative Forschung
und Technik, Juristenzeitung 1986, p. 653 et s.
Hans-Ludwig GÜNTHER :
- Der Diskussionsentwurf eines Gesetzes zum Schutz von
Embryonen, Goltdammer's Archiv für Strafrecht 1987, p. 433 et
S.
- Protection de l'embryon et technologie de reproduction en droit
pénal allemand, Revue de la Recherche Juridique - Droit
Prospectif 1987, p. 859 et s.
Hans-Ludwig GÜNTHER/Rolf KELLER Fortpflanzungsmedizin und Humangenetik - Strafrechtliche Schranken ? . Mohr,
Tübingen 1987.
Hasso HOFMAN : Biotechnik, Gentherapie, Genmanipulation Wissenschaft im rechtsfreien Ram ? Juristenzeitung 1986, p. 23 et
S.
�37
Hans-Ludwig GÜNTHER
Heike JUNG : Biomedizin und Strafrecht, Zeitschrift für die
gesamte Strafrechtswissenschaft 100 (1988), p. 3 et s.
Arthur KA UFMANN, Rechtsphilosophische Reflexionen über
Biotechnologie und Bioethik an der Schwelle zum dritten
Jahrtausend, Juristenzeitung 1987, p. 837 et s.
Rolf KELLER : Fortpflanzungstechnologie : Ein Gesamtkonzept
staatlichen Regelungsbedarfs, Medizinrecht 1988, p. 59 et s.
Adolf LAUFS : Die künstliche Befruchtung beim Menschen Zulassigkeit und zivilrechtliche Folgen, Juristenzeitung 1986, p.
769 et S.
Rudolf LUKES/Rupert SCHOLZ
nologie, Heymanns, Cologne 1986.
Rechtsfragen der Gentech-
Günter PÜTTNER/Klaus BRÜHL : Fortpflanzungsmedizin, Gentechnologie und Verfassung, Juristenzeitung 1987, p. 529 et s.
Eibe H. RIEDEL, Gentechnologie und Embryonenschutz ais
Verfassungs - und Regelungsproblem, Europaïsche Grundrechtszeitschrift 1986, p. 469 et s.
Wolfgang GRAF VITZTHUM :
- Gentechnologie und Menschenwürde, Medizinrecht 1985, p. 249
et S.
- La technologie génétique entre la dignité de l'Homme et la
liberté de la recherche, Revue de la Recherche Juridique - Droit
Prospectif 1986, p. 69 et s.
- Gentechnologie und Menschenwürdeargument, Zeitschrift für
Rechtspolitik 1987, p. 33 et s.
��LA THEORIE DU CONTROLE SOCIAL ET
L'EVOLUTION DE LA CRIMINALITE
Par
Maurice CUSSON
Professeur à /'Université de Montréal - Canada
INTRODUCTION
Entre 1960 et 1980, la plupart des pays occidentaux ont eu
la surprise de voir les courbes de la criminalité grimper à une
allure sans commune mesure avec celles des périodes antérieures.
·Tout d'abord, les criminologues, -alors portés à croire que les
statistiques criminelles ne font que refléter l'activité de la police
et des tribunaux-, eurent tendance à ignorer le phénomène ou à
en nier la réalité. Puis, devant la ténacité des faits, les opinions
évoluèrent. Aujourd'hui, l'opinion qui prévaut chez les
spécialistes occidentaux est que cette augmentation fut bien réelle.
Mon propos aujourd'hui n'est pas de vous faire la
démonstration de la validité de cette opinion, mais de vous
proposer quelques éléments d'explication. Je me permettrai de
vous demander d'accepter comme des faits établis que la
criminalité a bel et bien augmenté entre 1960 et 1980 dans la
plupart des pays occidentaux, avec cependant deux exceptions
notoires : le Japon et la Suisse. Il est vrai que le Japon n'est pas
précisément un pays occidental. Il mérite cependant d'être pris en
considération parce qu'il est un des très rares pays démocratiques
ayant connu une croissance économique accélérée après la gûerre
et dont la criminalité diminuait cependant qu'elle augmentait
ailleurs.
La croissance du crime est un phénomène complexe qui se
prête à plusieurs explications complémentaires. Il en est une qui
me paraît fort intéressante. Elle repose sur une théorie bien
connue des sociologues, c'est la théorie du contrôle social.
�40
PROBLEMES ACTUELS DE SCIENCE CRIMINELLE
LA THEORIE DU CONTROLE SOCIAL
Dès 1897, Emile Durkheim jetait les fondements de ce qui
deviendra la théorie du contrôle social. Le sociologue français
avait constaté que les taux de suicide sont relativement bas chez
les adultes mariés, ayant des enfants, ainsi que chez· les
catholiques. Il en avait conclu que le suicide varie en raison
inverse du degré d'intégration de la société domestique et
religieuse. En effet, l'adulte marié qui a des enfants ainsi que le
catholique du XIXème siècle, le plus souvent bien enraciné dans
sa paroisse, ont en commun d'appartenir à une communauté qui
les supporte et les encadre. Durkheim qualifiait les suicides,
propres aux protestants et aux célibataires, d'égoïstes parce qu'ils
résultent, disait-il, d'un "état où le moi individuel s'affirme avec
excès en face du moi social et aux dépens de ce dernier" (p. 223).
L'insertion de l'individu dans divers groupes sociaux l'empêche de
se laisser aller au désespoir et, plus généralement, elle le conduit
à agir moralement. Cette emprise du groupe sur l'individu,
Durkheim l'appelait la contrainte sociale. Les sociologues
contemporains préfèrent parler de contrôle social. On utilise aussi
l'expression plus française de régulation sociale. Le contrôle social
peut être défini comme l'ensemble des moyens par lesquels les
membres d'un groupe s'imposent les uns aux autres la conformité
aux règles du jeu social. Nous sommes en présence d'une notion
assez voisine de celle de socialisation entendue comme le
mécanisme par lequel la société transmet ses normes, ses valeurs
et ses croyances à ses membres (Mendras 1978). Ces deux
concepts ont en commun de désigner les processus au terme
desquels un individu devient un être social, c'est-à-dire un être
capable de vivre en relative harmonie avec ses semblables.
Cependant, dans le terme socialisation, il y a une insistance sur
l'apprentissage et sur l'intériorisation des normes, alors que le
contrôle social fait en outre référence aux pressions qui
influencent le comportement en dehors de toute intériorisation.
Normes et contrôle social sont en relation de mutuelle
dépendance. Les normes émergent du contrôle social et ce dernier
est simultanément la capacité d'un groupe de rendre ses normes
efficaces (Reiss 1951, p. 196 et 1986, p. 140). Dev~nt un
comportement qui apparaît nuisible ou répréhensible aux
membres d'un groupe, ceux-ci manifestent leur opposition, ce qui
revient à l'interdire.
�Maurice CUSSON
41
La position du problème dans les théories du contrôle social
La théorie du contrôle social repose sur une conception de
l'homme finalement assez classique. Elle postule une inclination
au mal chez l'être humain. Il suffit d'ouvrir les yeux sur soimême et sur ses semblables pour voir que ce postulat n'est pas
trop loin de la réalité. Et il suffit d'un peu de réflexion pour
conclure qu'il n'est pas en contradiction avec la logique de
l'action humaine. En effet, l'homme est un être de désir et, à
l'occasion, la transgression lui apparaîtra comme un expédient
commode pour satisfaire ses besoins ou pour assouvir ses passions.
Or les inhibitions innées qui l'empêcheraient de céder à la
tentation semblent faibles ou inexistantes dans l'espèce humaine.
Cette manière de voir n'est pas incompatible avec l'idée
chrétienne du péché originel ou encore avec la thèse freudienne
qui voit dans l'enfant un pervers polymorphe. Par contre, elle est
incompatible avec les thèses culturalistes qui fondent leur
explication de la déviance sur la conformité à une sous-culture et
avec la thèse rousseauiste selon laquelle l'homme est naturellement
bon. Ceci ne signifie pas qu'il faille aller jusqu'à penser que
l'homme est naturellement mauvais. Il suffit d'accepter que si la
vertu est conforme à la nature de l'homme, elle ne va pas de soi ;
elle a besoin d'être encouragée et cultivée pour s'épanouir et
porter tous ses fruits. Il est des situations qui sont peu propices à
la générosité, à la modération, ou à la justice. Le plein épanouissement de la vertu demande que la vie en société
respecte des conditions qui restent à déterminer.
Les théories du contrôle social renversent les perspectives
communément adoptées en criminologie. On cesse de vouloir
expliquer le crime ; on s'efforce plutôt de rendre compte du
respect de la loi. La question n'est plus : Quelle sont les causes du
crime ? mais plutôt : Pourquoi la plupart des gens se confo"rmentils aux lois la plupart du temps ? Après tout, nous croisons tous
les jours d'honnêtes gens et il nous arrive assez peu souvent de
craindre d'être assassinés. Comment se fait-il que la concorde et
le respect mutuel soient au moins aussi courants que la discorde
et la méfiance ? Récemment, le philosophe Novak ( 1986, p. 40)
faisait remarquer que l'on devrait s'étonner encore plus de
l'existence de la vertu que de celle du crime. Comment se f;iit-il
qu'une société réussisse cette performance de faire en sorte que le
civisme, le contrôle de soi, le respect du devoir soient choses
normales, habituelles et probables ?
La théorie du contrôle social telle qu'elle sera développée
ici ne prétend pas donner une réponse complète à cette vaste
question. Elle se consacrera à l'analyse des pressions à la
conformité qui s'observent dans la société civile. Seront donc
�42
PROBLEMES ACTUELS DE SCIENCE CRIMINELLE
ignorés le rôle de l'Etat ainsi que celui des rapports rec1proques
dans la production de la soumission aux lois. De plus, dans ce qui
suit, je me contenterai de traiter du respect des normes qui
interdisent le vol et la violence physique.
Les éléments de la théorie
L'essentiel de la théorie du contrôle social peut être
exposé en quatre hypothèses. La première porte sur l'intégration
sociale, la deuxième sur la circulation de l'information, la
troisième sur l'acceptation de l'autorité et la quatrième sur la
réaction sociale ( 1).
1 - L'intégration sociale. Le contrôle social varie en raison
directe de l'intégration du groupe dans lequel il s'exerce.
L'intégration sociale est définie par la qualité et la
fréquence des relations qui se nouent au sein d'un groupe ainsi
que par le degré d'engagement de ses membres dans des activités
communes. Un groupe est intégré quand ses membres se
connaissent, se parlent, s'apprécient, s'aident mutuellement et sont
engagés dans des activités partagées. Au pôle positif de
l'intégration, on trouvera un réseau serré d'interactions, la
concorde, la confiance réciproque et une forte participation. Au
pôle n~gatif, on trouvera l'atomisation, l'indifférence, la discorde,
la non-pàrticipation.
Le contrôle social est une forme d'influence qui se réalise
dans et par les relations interpersonnelles. L'intégration rend
possible cette influence en donnant l'occasion à l'un de manifester
ses attentes et à l'autre d'y être réceptif.
Il est possible d'indiquer quelques facteurs qui favorisent
l'intégration d'un groupe : sa taille (au-delà d'une certaine limite
il est impossible de connaître les gens que l'on côtoie et la
confiance ne peut s'établir), les similitudes (les rapports sont plus
aisés entre des personnes qui parlent le même langage, qui ont les
mêmes préoccupations et les mêmes convictions), la stabilité (plus
l'individu reste longtemps dans un groupe, meilleures sont ses
(1) La théorie telle quelle est présentée ici s'inspire de Durkheim (1897-1923), de
Reiss (1951}, de Hirschi (1969). Les auteurs américains adoptent le point de vue de
l'individu et ils considèrent les liens qui l'unissent à la société. Le contrôle social est
présenté comme une propriété de l'individu. Comme le phénomène que je me propose
d'expliquer est d'ordre macro-criminologique, j'ai préféré considérer le contrôle social
comme une propriété des groupes sociaux. Il m'a aussi semblé qu'il fallait dépasser le
cadre de la famille et de l'école dans lequel les sociologues contemporains ont
tendance à confiner l'analyse. Plusieurs éléments de la théorie qui suit avaient déjà
été formulés dans mon livre "Le contrôle social du crime" (1983).
�Maurice CUSSON
43
chances de s'y enraciner), les projets et activités réalisés en
commun et les occasions de rencontre (Romans 1950).
2 - La circulation de /'in/ormation. Le contrôle social varie
en raison directe de la circulation de /'in/ormation au sein du
groupe étudié.
Par circulation de l'information, on désigne spécifiquement la diffusion des renseignements portant sur la conduite des
membres du groupe considéré. Il s'agit d'une variable étroitement
associée à l'intégration : en effet, la densité et la qualité des
interactions au sein d'un groupe permettent à l'information de
circuler rapidement et efficacement : les canaux de communications sont ouverts. Par ailleurs, pour que soient connues les
conduites des uns et des autres, il faut, au moins de la part de
certains individus, une certaine dose d'attention, de vigilance et
de surveillance sinon on ne saura pas où sont les gens, ce qu'ils
font et avec qui ils sont.
Il faut savoir qui est l'autre et ce qu'il fait pour le
contrôler. C'est pourquoi les communautés qui exercent un
contrôle social étroit sur leurs membres possèdent un réseau
d'informations relativement dense.
3 - L'acceptation de l'autorité. Les résistances à l'autorité
peuvent tenir en échec le contrôle social. C'.est pourquoi, plus
/'autorité des agents de contrôle social d'un groupe est acceptée et
reconnue, plus le contrôle social y sera fort.
Le contrôle social est une forme d'influence largement
fondée sur la persuasion. De plus, il emprunte très souvent la voie
des rapports verticaux (parents-enfants ; maître-élève ; notablecitoyen). L'effet du message "contrôlant" dépendra donc de la
manière dont il sera reçu et de l'ouverture des canaux de
communication verticaux. Celui qui subit le contrôle social doit
être réceptif et reconnaître l'autorité de celui qui l'exerce. Cette
reconnaissance peut prendre des formes diverses : confiance,
respect, admiration, identification, acceptation d'une autorité
traditionnelle, etc. Par ailleurs, de par sa nature même, le contrôle
social suscite des frustrations. Il s'agit en effet de canalis~r le
comportement d'autrui dans un sens donné et de limiter sa liberté
d'action. Il est inévitable que certaines interventions soient
perçues comme des brimades et qu'elles provoquent des
résistances (désobéissance, contestation, rébellion, ... ). C'est
pourquoi la résistance à l'autorité est au coeur du problème du
contrôle social. Elle peut aller jusqu'à en neutraliser totalement
l'efficacité. Parmi les facteurs qui encouragent ces résistances,
�44
PROBLEMES ACTUELS DE SCIENCE CRIMINELLE
signalons la présence, au sein d'un groupe, d'une minorité
activement opposée à ceux qui s'efforcent d'exercer le contrôle
social. L'efficacité du contrôle social diminue au fur et à mesure
qu'augmente, dans un groupe, la proportion des individus
faiblement réceptifs. Quand cette proportion est forte, les
influences des uns sont contredites et neutralisées par celles des
autres.
4 - La réaction sociale. L'effet optimum du contrôle social
est atteint quand les réactions aux transgressions ne sont ni
passives, ni inconstantes, ni démesurées, ni injustes.
C'est à cause de problèmes de définition que j'ai
finalement opté pour une formulation négative. Il est plus facile
de s'entendre sur la fausseté que sur la vérité, sur l'injustice que
sur la justice (Popper 1935 ; Hayek 1976). La proposition découle
principalement de l'étude des conduites éducatives des parents de
jeunes délinquants. Ceux-ci se distinguent des parents de nondélinquants par un ou plusieurs travers :
.- La passivité. Il réagissent peu ou pas aux actions de
l'enfant, accueillant avec une égale indifférence les fautes et
les bonnes actions. Ce n'est que rarement et poussés à bout
qu'ils sortent de cette réserve.
- L'inconstance. Ils ne savent pas s'en tenir à une ligne de
conduite. Ils sont imprévisibles, changeants, erratiques. Ils
punissent aujourd'hui ce qu'ils acceptaient hier et
inversement.
- La démesure. Ils sont soit excessivement cléments, soit
excessivement sévères.
- L'injustice. Ce trait reprend les autres en y ajoutant le fait
de punir des fautes qui n'en sont pas et de laisser passer des
fautes qui mériteraient d'être sanctionnées.
Des réactions sociales qui éviteraient ces erreurs ne
pourraient s'instaurer sur une base régulière sans que les autres
éléments du contrôle social dont il a été question (intégration,
circulation de l'information et autorité reconnue) ne soient aussi
présents. Il est aussi raisonnable de penser qu'il suppose que ceux
qui sont en position de réagir possèdent un certain nombre de
caractéristiques. Ils doivent notamment avoir des convictions
morales assez fortes en ce qui concerne le caractère répréhensible
du vol et de la violence, puisque c'est ce qui nous intéresse ici.
On ne peut pas s'attendre à un contrôle social bien actif si les
membres influents d'un groupe restent ambivalents, s'ils ne voient
pas très bien la différence entre l'acceptable et l'inacceptable, s'ils
ne reconnaissent pas une faute pour ce qu'elle est. Par ailleurs, il
semble aller de soi que la passivité, l'inconstance, la démesure et
�Maurice CUSSON
45
l'injustice seront très difficilement évitées dans un groupe dominé
par des individus faibles, impulsifs, irritables et inéquitables.
Certains seront peut-être surpris du ton moral de ces
considérations. Je crois qu'il est impossible de l'éviter. La
question morale est au coeur du phénomène criminel. Si elle est
escamotée, une dimension essentielle de notre objet d'étude sera
négligée.
La théorie qui vient d'être présentée peut être résumée
assez brièvement. Toutes choses étant égales par ailleurs, le
contrôle social variera en raison directe du degré d'intégration du
groupe, de la circulation de /'in/ormation et de l'acceptation de
l'autorité des agents de contrôle social. Il variera en raison inverse
de la passivité, de l'inconstance, de la démesure et de l'injustice
des réactions sociales.
C'est volontairement que j'ai donné à la théorie une
formulation abstraite. On peut, de cette manière, se situer à un
niveau de généralité suffisamment élevé pour l'appliquer à des
problèmes assez différents. Jusqu'à présent la théorie du contrôle
social a été appliquée au suicide par Durkheim et à la
délinquance juvénile par plusieurs auteurs américains. Je voudrais
maintenant l'utiliser pour rendre compte d'abord de la rareté du
crime au Japon et en Suisse et ensuite de l'augmentation de . la
criminalité dans les pays occidentaux.
LA SUISSE ET LE JAPON
La Suisse et le Japon posent au criminologue un
intéressant problème. Voici deux pays démocratiques et riches
dont la criminalité se maintient à des niveaux relativement bas
précisément durant la période où elle augmente à toute allure
dans les autres pays comparables sur lesquels nous possédons des
chiffres. L'occasion est belle de mettre à l'épreuve la théorie du
contrôle social dont on disait tout à l'heure qu'elle est
spécifiquement conçue pour expliquer le respect de la loi. Dans
cette partie, je voudrais faire un examen sommaire de ce que
nous savons relativement au contrôle social dans ces deux pays,
afin de nous faire une idée approximative de son intensité. Mes
recherches sont loin d'être terminées, aussi je n'ai que des
résultats préliminaires à vous soumettre.
.
Certains points me semblent d'ores et déjà pouvoir être
mis en relief. Ils ont trait à la force des pressions sociales, à la
présence de communautés locales favorisant l'intégration sociale et
à la persistance des relations hiérarchiques dans la vie sociale.
Mais avant d'attaquer ces points, une hypothèse peut d'emblée
être écartée : ce n'est pas parce que les Japonais et les Suisses
seraient des moutons qu'ils commettent peu de crimes. Un coup
�46
PROBLEMES ACTUELS DE SCIENCE CRIMINELLE
d'oeil à l'histoire de ces deux nations suffit pour nous en
persuader. Nous connaissons tous la réputation de férocité des
samouraïs et des soldats japonais ; il est aussi bien connu que
l'histoire du Japon fut particulièrement violente. Quant à la
Suisse, sa neutralité ne doit pas nous faire oublier que depuis la
Renaissance jusqu'au XVIIIème siècle, les Suisses allaient en
grand nombre s'engager comme mercenaires dans les armées
européennes et tout particulièrement sous les drapeaux français.
Les mercenaires suisses avaient la réputation d'être d'excellents
soldats.
Les pressions sociales
Au Japon, les observateurs sont frappés par la force des
pressions sociales qui pèsent sur l'individu. Que le groupe soit le
clan familial, l'équipe de travail ou même le voisinage, sa
primauté sur l'individu paraît incontestable. "Le Japonais pense et
vit en tant que membre du groupe" (Kühne 1981, p. 36).
L'organisation sociale du Japon est ainsi conçue que chacun y
occupe une place bien déterminée et l'organisation psychologique
du Japonais est ainsi faite que son identité personnelle dépend
largement de la place qu'il occupe dans la société. La conformité
du Japonais aux normes sociales semble être en partie la
cons_équence de son imbrication dans divers groupes qui ont à son
égard des attentes précises. L'opinion d'autrui semble avoir une
importance capitale pour la plupart des Japonais · : ils se voient
avec les yeux de leur famille, de leurs collègues, de leur patron,
de leurs amis. C'est pour continuer de mériter l'opinion favorable
qu'on peut avoir d'eux dans leur milieu qu'ils éviteront de
s'écarter du droit chemin. La crainte de la honte joue ici un rôle
important : l'on voudra se bien conduire pour ne pas perdre la
face, mais aussi pour éviter que la honte que s'attirerait le fautif
ne rejaillisse sur ses proches. L'attachement de l'individu à ses
divers groupes d'appartenance étant très forte, la simple
réprobation est généralement suffisante pour motiver le
transgresseur à faire amende honorable et à mettre un terme à sa
mauvaise conduite. L'ostracisme apparaîtra comme la sanction
suprême et risque d'acculer au suicide celui que le subit (Clifford
1976, p. 7-10 ; Bayley 1976, p. 155). Cependant la rigueur des
exigences sociales est tempérée, au Japon, par l'existence de
moyens institutionnalisés pour laisser aller la vapeur. Les parents
sont réputés être très indulgents pour les enfants difficiles. On
reste tolérant et compréhensif pour les frasques des individus,
surtout quand ils sont en état d'ébriété mais à la condition qu'ils
acceptent de présenter des excuses. Ainsi met-on de l'huile dans
�Maurice CUSSON
47
les rouages d'une machine qui risque de manquer de souplesse
(Clifford 1976, p. 16-18).
Cette emprise du groupe sur l'individu se réalise au sein
de la famille, de l'entreprise et même dans le contexte urbain. Il
est bien connu que les grandes corporations japonaises prennent
en charge de larges pans de la vie de leurs employés et que
l'organisation du travail, dont les fameux cercles de qualité,
favorisent l'intégration de chacun dans une équipe solidaire. Ce
qui est moins connu, c'est la survivance dans les villes surpeuplées
de ce pays d'une mentalité villageoise qui réduit considérablement
l'anonymat de la vie urbaine. Des villes comme Tokyo et Osaka
apparaissent au visiteur comme d'inextricables labyrinthes où les
policiers locaux semblent les seuls à pouvoir se retrouver. Dans
les rues de ces villes, les voisins se connaissent souvent, ils se
parlent, s'échangent des services et des informations. Chacun vit
sous l'oeil du voisin et il est difficile de dissimuler une absence
(Clifford 1976 ; Bayley 1976). Le fait que les villes japonaises
aient été fractionnées en plusieurs unités de dimensions restreintes
a favorisé l'émergence de communautés locales caractérisées par
une sociabilité relativement intense, compte tenu du contexte
urbain dans lequel elle se développe. L'information peut circuler
à l'intérieur de ces îlots et elle est aussi retransmise aux autorités
municipales et nationales, principalement par ·l'intermédiaire des
policiers locaux qui sont profondément implantés dans le tissu
socfal urbain. Comme le fait observer Clifford (1976, p. 176), le
contrôle social du crime se réalise au sein de communautés de
dimensions humaines qui évitent de se transformer en ghettos en
maintenant leurs liens avec la société globale notamment par
l'intermédiaire de la police.
En Suisse, le climat n'est évidemment pas le même mais
les analogies ne manquent pas. Voici ce qu'écrit un citoyen suisse
de son pays : "Cette société est caractérisée par un degré
relativement élevé de soumission de l'individu à la collectivité.
Entendons-nous bien : l'individu s'y résout de plein gré, car il en
retire des bénéfices personnels" (Lempen 1982, p. 171 ). "Les
contraintes collectives sont intériorisées à la suite d'un long
processus d'éducation et d'apprentissage" (idem). Selon cet auteur,
le Suisse prend l'habitude de pratiquer l'auto-censure ; il réprime
et refoule spontanément les mouvements qui risqueraient cje le
mettre en conflit avec autrui : "Il intègre docilement les interdits
sociaux et les coutumes locales de manière à se conformer à
l'organisation collective" (p. 172). Dans un souci de vivre en paix
avec ses voisins, le Suisse exerce sur lui-même un contrôle assez
strict : il évite tout ce qui pourrait heurter ou déranger : le bruit,
le laisser-aller vestimentaire, les papiers par terre, l'excentricité,
les retards ...
�48
PROBLEMES ACTUELS DE SCIENCE CRIMINELLE
En Suisse, les villages et même les villes sont des espaces
où s'exerce une surveillance constante. Un inconnu ne saurait
rester bien longtemps dans la rue sans qu'une fenêtre s'ouvre et
qu'une petite dame lui demande gentiment : "Vous cherchez
quelque chose ?" Quand un nouvel arrivant installe ses pénates
dans un quartier, on tentera par divers moyens de savoir qui il
est. Il est difficile d'échapper à cette attention qui d'ailleurs est
pleine de sollicitude. Dans ce pays le dicton américain "Mêlezvous de vos affaires" ne semble pas très bien accepté. Les
citoyens se sentent concernés par ce qui se passe autour d'eux ; ils
veulent savoir et ils sont disposés à intervenir. Cette attitude va
d'ailleurs de pair avec une certaine dose de méfiance.
En Suisse, la survivance d'une sociabilité que l'on pourrait
qualifier de villageoise a été facilitée par un développement
urbain progressif et par l'absence de grandes agglomérations. La
plus grande ville du pays, Zurich, ne fait que 370 000 habitants
(2). Il y subsiste d'ailleurs des quartiers où les gens se connaissent.
La grande majorité des Suisses vivent dans des villages ou dans
des villes de taille modeste. L'esprit communautaire y persiste
d'autant mieux que, d'après mes informateurs, la mobilité
résidentielle est faible. Les gens restent longtemps dans le même
village ou dans le même quartier, ce qui contribue à leur
enracinement.
·
En Suisse, comme au Japon d'ailleurs, l'homogénéité
sociale et culturelle cimente les communautés. Si l'homogénéité
japonaise ne fait pas de doute,"- pour la Suisse, quelques nuances
s'imposent. On y trouve beaucoup de travailleurs étrangers et, à
l'échelle du pays, la diversité religieuse, linguistique et régionale
est considérable. Cependant, au sein d'une même commune, on
trouve bien souvent des gens d'une même langue, de même
religion et ayant les mêmes coutumes, de telle manière que
l'homogénéité se rétablit à l'intérieur de la commune.
La densité. Tout se passe comme si, en Suisse et au Japon
la densité de la population sur le territoire avait favorisé le
contrôle social en incitant les gens à tenir compte du voisin et en
favorisant la surveillance et les pressions mutuelles. Voici deux
pays dont la superficie est modeste et qui de surcroît sont
montagneux. Les populations y sont donc concentrées dans un
espace limité. Pour vivre en paix, ces gens ont dû développer l'art
de cohabiter, "La société suisse est par nécessité très policée et
disciplinée, en raison de la forte densité humaine et du manque
d'espace. La promiscuité conditionne le comportement individuel.
Elle implique une certaine tension dans les rapports entre les
individus, tension qui ne débouche pas, en général, sur le conflit
(2) L'agglomération de Berne comporte 300 000 habitants et la ville de Genève
156 000 habitants.
�Maurice CUSSON
49
grâce à une grande autodiscipline personnelle" (Lempen 1982, p.
175). Au Japon, Clifford (I 976, p. 171) a observé que après la
guerre, la criminalité diminuait plus rapidement dans les régions
les plus densement peuplées. Or c'est l'inverse qui se produit dans
la plupart des pays occidentaux
c'est dans les zones
métropolitaines les plus densement peuplées que la criminalité est
la plus forte.
L'autorité et la hiérarchie
La société japonaise reste encore très hiérarchisée. La
structure verticale de l'organisation sociale y est très nettement
dessinée. "Chacun se voit attribuer une place déterminée qui lui
permet de se démarquer par rapport aux autres qui se trouvent
au-dessus ou en-dessous de lui" (K ühne 1981, p. 40 ).
L'ancienneté et l'âge sont des critères décisifs dans l'attribution
des responsabilités. Les supérieurs hiérarchiques exerçant dans
divers domaines (industrie, administration, police, enseignement ... ) détiennent d'importants pouvoirs, lesquels sont largement
fondés sur la soumission et le consentement des subordonnés. .
Dans les entreprises, le chef de groupe décide en dernier ressort
mais il prend rarement seul une décision importante. La
participation de l'équipe à la décision est la règle. Les discussions
se déroulent selon un rang occupé par chacun. Un cadet ne prend
pas la parole avant un aîné et évite de le contredire (Kühne 1981,
p. 412).
Dans la Confédération Helvétique, la persistance des
rapports traditionnels d'autorité se manifeste tout particulièrement
dans les relations entre les jeunes et les adultes. On y est frappé
par le respect des formes. Le vouvoiement a mieux survécu en
Suisse romande que dans les autres pays francophones. Par
ailleurs, en Suisse, les écoles ne brillent pas par la permissivité.
Une discipline assez stricte y est maintenue. Les relations entre
maître et élève sont assez respectueuses des formes ; la politesse
est de rigueur (Clinard 1978, p. 124-31). Cependant les relations
entre les jeunes et les adultes ne semblent pas souffrir outre
mesure de ce formalisme. Les jeunes n'organisent pas leur vie en
marge des adultes. Ils résident assez tardivement chez leurs
parents. D'après mes informateurs, environ 60 % des jeune' de
chaque classe d'âge font l'apprentissage d'un métier (ce qui ne
veut pas dire qu'ils abandonnent l'école puisqu'ils peuvent
continuer à étudier à mi-temps). Un écolier qui a un contrat de
travail peut quitter l'école à 15 ans. On ne trouve pas en Suisse
ces vastes troupeaux d'étudiants démotivés qui continuent d'aller
à l'école sans vraiment s'engager dans leurs études parce qu'ils y
sont obligés ou parce qu'ils sont refoulés du marché du travail.
�50
PROBLEMES ACTUELS DE SCIENCE CRIMINELLE
La Confédération Helvétique reste un pays où les notables
possèdent une autorité reconnue et d'importantes responsabilités.
Les élus des communes et des cantons, les directeurs
d'entreprises, les magistrats, les membres des professions libérales,
les autorités scolaires ... sont respectés et disposent de pouvoirs
d'autant plus grands qu'ils cumulent souvent plusieurs fonctions.
Le pouvoir de ces notables est certainement favorisé par la
décentralisation politique. Les communes et les cantons détiennent
des pouvoirs souverains dans plusieurs domaines importants (la
police par exemple) et l'Etat confédéral a finalement des
attributions assez limitées. Ceci veut dire que les autorités locales
détiennent des pouvoirs qui ne peuvent pas être mis en cause par
le pouvoir central. Leur autorité devant les simples citoyens n'est
pas minée par d'incessantes interventions venues d'en haut. Dans
ce petit pays, on ne trouve pas d'Etat tentaculaire qui prétend
concentrer tous les pouvoirs dans un centre unique, affaiblissant
par le fait même l'autorité de ceux qui n'occupent pas ce centre.
Quelques mots sur les valeurs
Nous savons tous que les Suisses et les Japonais ont en
commun une forte éthique du travail. Je ne crois pas que ce soit
...sans rapport avec le contrôle social. Dans les deux pays, cette
éthique s'inscrit dans une morale de l'obligation très largement
partagée. Dans un tel climat, toute transgression qui exprime un
refus du devoir est prise très au sérieux. Comme ces deux peuples
considèrent que le respect de la propriété et de la personne sont
des obligations impérieuses, il s'ensuit que les vols et les délits
violents ont fort peu de chances d'être perçus dans l'indifférence
ou l'ambivalence.
CONCLUSION
Uenquête est loin d'être terminée mais il ne semble pas
que la théorie du contrôle social sorte trop malmenée de cette
première confrontation avec l'expérience. La possibilité que la
criminalité de la Suisse et du Japon soit faible parce que le
contrôle social y est fort ne saurait être exclue. En effet, nous
sommes en présence de peuples regroupés en d'innombrables
communautés bien intégrées, où l'information a toutes les chances
de bien circuler. Les diverses autorités non-gouvernementales
jouissent d'un crédit considérable et le climat moral n'est pas
propice à l'indifférence en matière d'infractions contre la
personne et contre les biens. Pour le moment, l'hypothèse n'est
pas démontrée, mais elle n'est certainement pas réfutée.
�Maurice CUSSON
51
LA CONJONCTURE OCCIDENTALE
Dans cette partie l'attention se portera sur les pays
occidentaux principalement sur la France, les Etats-Unis
d'Amérique et le Canada. L'hypothèse est simplement que
l'affaiblissement des contrôles sociaux n'est pas sans rapport avec
l'augmentation de la criminalité que ces pays ont connue entre
1960 et 1980.
L'argument se déroulera en trois temps. Tout d'abord, je
m'efforcerai de montrer que la croissance économique de l'aprèsguerre a eu une série d'effets inattendus qui se sont répercutés
sur la capacité de nos sociétés de se réguler. Dans un deuxième
temps, sera présentée une analyse de la situation dans les familles
et dans les écoles afin d'identifier leurs forces et leurs faiblesses
au chapitre du contrôle social. Enfin, je décrirai l'impact que
l'hétérogénéité sociale et culturelle a sur les communautés locales
urbaine.
Les conséquences non désirées de l'abondance
Le spectacle de l'augmentation de la criminalité en pleine
période d'abonda~ce a quelque chose de déroutant et de
scandaleux tellement on nous a habitué" à associer le crime à la
pauvreté. Cependant, le phénomène n'aurait pas tellement surpris
Durkheim car, en son temps, il avait été mis en présence de
quelque chose d'analogue et il avait su l'expliquer. Constatant que
les suicides augmentent en période de croissance économique
·rapide comme en période de récession, il avait fait observer que
ce sont là des changements qui bousculent les normes qui fixent
le niveau d'aspiration des gens : en période de croissance vive,
tous les espoirs deviennent permis et l'on entre dans une période
d'anomie. Mais bien vite l'on se heurte à la réalité : la croissance
économique n'est jamais assez rapide -pour se maintenir à la
hauteur des aspirations en hausse encore plus rapide. Les freins
sociaux ayant cédé, les désirs deviennent illimités, les appétits
insatiables et, par voie de conséquence, les frustrations
s'accumulent. Ceci en conduit quelques uns au désespoir et au
suicide.
Il est vraisemblable qu'un processus obéissant à. une
logique semblable ait fait croître la criminalité à partir de 1960.
L'abondance qu'ont connue les démocraties occidentales après la
guerre mondiale a suscité une augmentation plus que
proportionnelle du désir de biens matériels. Cet état d'esprit est
souvent évoqué sous le terme d'hédonisme, défini ainsi par
Fourastié et Fourastié (1987, p. 252) : c'est "la recherche du
bonheur idéal de l'être à travers les plaisirs à court terme et la
�52
PROBLEMES ACTUELS DE SCIENCE CRIMINELLE
satisfaction des pulsions du moment". Les thèmes hédonistes sont
devenus omniprésents depuis vingt ans : droit au bonheur,
épanouissement personnel, expression de soi et négation de toute
valeur à la souffrance. Comme il importe avant tout de jouir du
moment présent, l'hédoniste est amené tout naturellement à se
désintéresser du long terme : la satisfaction immédiate prime sur
tout. Et pour des raisons évidentes, il est conduit à s'opposer aux
morales de l'obligation et du devoir.
Il suffit d'examiner les fins poursuivies par les jeunes
délinquants en action (Cusson 1981) pour se rendre compte de
l'étroitesse du lien qui lie le vol et l'hédonisme ou, pour parler
comme Tarde (1886, p. 183), de la "voluptuosité". "Le voleur",
écrivait-il, "l'escroc, le faussaire sont de plus en plus des viveurs
aux abois".
L'abondance a aussi élargi l'éventail des possibilités. "La
croissance économique des trois dernières décennies a entraîné un
accroissement plus que proportionnel de la complexité des
rapports humains et des systèmes de décision qui les coordonnent"
(Crozier 1980, p. 376). Il n'y a pas tellement longtemps, l'individu
vivait enserré dans un réseau social étroit. Les pressions qui
s'exerçaient dans la famille, à l'école, au travail, dans la paroisse
et ailleurs lui laissaient une marge de manoeuvres beaucoup plus
étroite que celle dont il jouit de nos jours. Il est maintenant
devenu facile de se faufiler entre les mailles du tissu social, de
dire non, de refuser sa collaboration, de passer incognito. Il est
dorénavant possible de faire pièce au système parce que la société
est devenue plus ouverte.
Or, par un processus très semblable à celui qui a été décrit
à propos de l'abondance, cette ouverture attise la soif de liberté.
Plus le joug devient léger, plus il semble insupportable. On veut
toujours plus de liberté. Il s'ensuit une crise des autorités
traditionnelles, celle des parents, du maître, du patron, du
prêtre ... Les relations d'autorité sont contestées. On supporte de
plus en plus mal les actions par lesquelles elles se réalisent :
commander, trancher, réprimander, sanctionner, vérifier,
contrôler. "Jamais il ne semble y avoir eu aussi peu d'exercice
avoué de l'autorité et jamais pourtant on ne s'est autant plaint de
son poids" (Crozier 1980, p. 375). Dans la même foulée, on s'en
est pris à tous les tabous. "Il est interdit d'interdire".
L'égalitarisme est venu à point nommé pour accélÙer le
mouvement et pour le justifier. Nulle part plus qu'aux EtatsUnis, ce refus des autorités et des contraintes traditionnelles n'a
été poussé aussi loin. Les Américains sont remarquablement
rébarbatifs à l'autorité des coutumes, des lois, des maîtres et des
aînés (Lipset 1968, p. 27-41).
�Maurice CUSSON
53
Cette idéologie de la libération n'a pas seulement soufflé
chez les subordonnés, elle a aussi exercé une puissante influence
sur ceux qui détenaient une parcelle quelconque de pouvoir. Elle
les a conduits à douter de la légitimité de leurs attributions ; elle
a miné leur résolution ; elle les a maintenus dans la crainte des
aîfrontements ; elle a accru leur indécision ; elle les a poussés à la
compromission. Il existe deux institutions sociales où cette
évolution s'est fait particulièrement sentir, c'est la famille et
l'école. Ceci me conduit à mon second point.
La famille et l'école
La place stratégique qu'occupent de nos jours la famille et
l'école dans le contrôle social est indiscutable. Or il semble que
certaines familles et certaines écoles aient éprouvé de plus en plus
de difficultés à s'acquitter de leur mission d'agent de socialisation.
La Famille. Il n'est pas évident que la famille occidentale
soit vraiment en fort mauvaise posture. Du moins, il ne semble
pas que ce soit te cas de la France. D'après une enquête réalisée
vers la fin des années 1970, environ 2/3 des adolescents se disent
vraiment contents de leur famille et, dans l'ensemble, ils s'y
sentent bien compris (Chalvon-Demersay 1980, p. 247-8). Quoi
qu'on dise de l'érosion de la famille étendue, il semble qu'elle
survive assez bien. La proximité des parents est le facteur le plus
important dans le choix d'un milieu de résidence et les grandsparents prennent souvent une part active dans la garde des
enfants. Les sociologues observent une renaissance de la "grande
famille" sous la forme d'un "ensemble de couples appartenant à
une même parentèle et vivant à proximité dans une relative
communauté" (Mendras 1980, p. 53).
Il est vrai que la fréquence des divorces augmente dans les
pays occidentaux et qu'ils sont très élevés aux U.S.A. (3).
(3)Taux de divorces ;ear 100 000 habitants
1960
1970
1978
France
61
79
139
Canada
39
140
244
218
348
532
(1979)
74
93
Etats-Unis
Japon
(Waller 1982 - Tableau 22).
115
�54
PROBLEMES ACTUELS DE SCIENCE CRIMINELLE
Cependant cette évolution doit être mise en perspective.
Autrefois, nombreux étaient les couples qui étaient brisés par la
mort de l'un des conjoints. Aujourd'hui, l'allongement de la durée
de la vie compense largement l'augmentation des divorces, de
telle sorte que la "longévité moyenne d'un couple est très
supérieure aujourd'hui à ce qu'elle était au siècle dernier"
(Mendras 1980, p. 52). En outre, comme les enfants ont, de nos
jours, de bonne chances de connaître leurs quatre grands-parents,
ils peuvent plus facilement qu'autrefois être pris en charge par
ceux-ci.
Le travail de la femme n'est pas un facteur fortement
associé à la criminalité ni sur le plan micro-sociologique, ni sur le
plan macro-sociologique (4). En France et au Japon, la
participation des femmes au marché du travail a diminué
faiblement entre 1960 et 1976. Le Japon qui a une faible
criminalité, présente des taux particulièrement élevés de travail
féminin. A l'échelle microsociologique, le travail de la mère n'est
pas ou très peu relié à la délinquance du fils quand on tient
constante la surveillance (Hirschi 1983, p. 83). La mère qui
travaille mais qui fait en sorte que l'enfant soit bien pris en
charge (gardienne, garderie, grands-parents, père, elle-même si
elle travaille à la maison ... ) ne risque pas plus que les autres
d'avoir un enfant qui commettra des délits.
Malgré tout, il y a lieu de s'inquiéter, non pour la plupart
des familles, mais pour une minorité d'entre elles qui sont
confrontées à certains problèmes particuliers ou à une
accumulation de difficultés.
L'augmentation des familles monoparentales est un facteur
très possiblement d'augmentation de la criminalité. En France, il
(4) Taux de femmes sur le marché du travail par 100 000 habitants
1960
1970
France
14 391
11270
12429
(1976)
Canada
9 267
12 063
16 289
(1978)
Etats-Unis
12 154
14 497
19 714
(1979)
Japon
19 396
19 312
18308
(1979)
(Waller 1982 - Tableau 24).
�Maurice CUSSON
55
y avait 655 000 foyers monoparentaux en 1968 ; 723 000 en 1975,
en 1981, on en comptait 958 000 et, en 1983, on avait atteint le
million (Fourastié et Fourastié 1987, p. 126, Sullerot 1985). Aux
Etats-Unis au moins un tiers des enfants vivent dans des familles
monoparentales (Reiss 1986, p. 147). Quatre vingt pour cent de
ces familles sont dirigées par une femme et ·souvent celle-ci vit
dans la pauvreté ou doit travailler. Il est connu que les familles
monoparentales produisent relativement plus de jeunes
délinquants que les familles normales. Cela se comprend aisément.
Un seul parent, surtout s'il vit dans des conditions précaires, a
moins de temps, moins d'énergie, moins de disponibilité à offrir à
l'enfant et celui-ci est en outre privé d'une figure d'identification.
Il ne suffit pas de considérer les facteurs isolés les uns des
autres. En effet, de très sérieuses indications nous portent à croire
que certaines difficultés familiales sont peu ou pas reliées à la
délinquance quand elles ne sont pas accompagnées par d'autres
facteurs, mais qu'elles le sont quand elles apparaissent en
combinaison avec d'autres. La simple accumulation des difficultés
semble avoir un effet criminogène. Le divorce, par exemple, peut
très bien ne pas porter à conséquence, mais s'il vient s'y ajouter
la pauvreté, la maladie, l'instabilité résidentielle, la discorde ... , la
probabilité de la délinquance augmentera au fur et à mesure que
s'ajoutera une nouvelle difficulté. Or il n'est pas rare qu'un
problème en appelle un autre (le divorce conduit à la maladie, à
la pauvreté ... ). De ce fait, on trouvera des familles affectées par
des problèmes multiples dont le potentiel de contrôle social est
très fragile.
Les familles d'immigrants issues de régions rurales sont
aussi des structures de contrôle social fragiles. Dans les sociétés
d'où proviennent ces immigrants subsiste encore un type de
contrôle social traditionnel très englobant. Chacun vit sous le
regard des autres villageois et de la parenté. L'adolescent est
connu de tous, il va à l'école du village et, comme la famille est
aussi le lieu de l'activité économique, il a de bonnes chances de
travailler avec ses parents à l'occasion. L'individu qui vit ainsi
dans une société d'interconnaissance est contraint par des rapports
personnels. S'il décide d'immigrer et s'il se retrouve un jour dans
une métropole moderne, il sera confronté à des conditions
d'exercice du contrôle social radicalement différentes. Un ·tissu
social plus ouvert suppose un contrôle plus intériorisé. La liberté
de chacun est plus grande et elle s'exerce dans un monde
d'abondance où les sollicitations sont continuelles. A ceci s'ajoute
le fait que, dans les sociétés contemporaines occidentales, les
parents ont un rôle important à jouer pour orienter l'enfant dans
les méandres de l'école et du marché du travail. L'immigrant rural
�56
PROBLEMES ACTUELS DE SCIENCE CRIMINELLE
de la première génération qui élève des enfants dans une grande
ville occidentale est donc relativement handicapé. Il ne sait pas
très bien comment socialiser son enfant dans un contexte très
différent de celui qu'il a lui-même connu étant enfant. Et il
connaît mal les filières du système d'éducation et les ficelles du
marché du travail. On comprend alors que les immigrants de la
deuxième génération dont les parents étaient nés en milieu rural
aient des problèmes d'adaptation se traduisant par la délinquance.
L'école
Le prolongement de la durée de la scolarité et
l'accroissement consécutif de la population étudiante sont des
évolutions majeures de l'après-guerre. En France, les effectifs
universitaires "passent de 144 000 en 194 7 à un million en 1977"
(Mendras 1980, p. 22). En 1958-59, le taux de scolarisation à 18
ans était de 17 % et, en 1975-76, il en est à 54 % : il a donc
triplé (Fourastié 1979, p. 109). L'entrée de plus en plus tardive
sur le marché -du travail est en partie la conséquence du
prolongem·ent des études. En 1954, 81 % des hommes de 18 ans
travaillaient ; en 1975, il ne sont plus que 46 % (Fourastié 1979,
p. 76). Ces chiffres veulent dire, entre autres choses, que le rôle
de l'école dans l'encadrement de la jeunesse est quantitativement
de plus en plus important. Reste à savoir si la qualité suit. Mais
c'est loin d'être évident.
Nulle part ailleurs qu'à l'école le vent de libération dont il
vient d'être question n'a soufflé aussi fort. La relation entre le
maître et l'élève a été de plus en plus posée en termes égalitaires.
Les étudiants ont contesté de plus en plus efficacement les
contraintes traditionnelles de l'école. Les enseignants et les
directeurs ont résisté de plus en plus mollement à des
revendications de plus en plus fortes. Dans certaines écoles, la
discipline traditionnelle et l'autorité du maître s'effondraient.
Dans la plupart des écoles, les enseignants refusèrent en grand
nombre de contribuer à l'éducation morale de la jeunesse, se
contenant de transmettre des connaissances.
Parallèlement, l'écart qui sépare les écoles les unes des
autres semble aller en s'accentuant. Pour des raisons
géographiques, économiques, sociales ou autres, certaines écoles
ont eu tendance à attirer surtout les bons élèves alors que d'autres
recevaient des élèves médiocres en surnombre. Une fois la
réputation d'une école établie, il se déclenche un mouvement en
cercle vicieux qui agrandit encore plus l'écart entre les écoles.
Celles qui ont une bonne réputation reçoivent non seulement les
meilleurs élèves, mais aussi peuvent conserver leurs meilleurs
enseignants. L'évolution inverse se produit dans les écoles qui ont
�Maurice CUSSON
57
le malheur d'avoir une mauvaise réputation. Or une recherche
récente a montré que les écoles qui ont des élèves médiocres en
surnombre ont, toutes choses étant égales par ailleurs, de plus
mauvais résultats sur les plans des résultats scolaires, de la
discipline et de la délinquance que les écoles qui ont des
pourcentages plus équilibrés d'élèves forts et faibles (Rutter et al.
1979). Quand une école est submergée d'élèves difficiles, le climat
se dégrade dans les classes, il devient très difficile de maintenir la
discipline, certains enseignants baissent les bras, d'autres font de
l'absentéisme, d'autres encore partént. Le résultat extrême de ce
mouvement est observé dans certains "high schools" américains où
règnent les chahuts, les retards, les absences, la saleté, le
vandalisme, l'extorsion et la violence (Toby 1983).
Il se dégage de ce qui précède que le passé récent des
systèmes scolaires se caractérise par trois évolutions :
l) augmentation des effectifs étudiants ;
2) désengagement de l'école de sa mission traditionnelle
d'agent de contrôle social ;
3) mouvement de polarisation qui creuse le fossé entre les
écoles et qui fait en sorte que, dans certaines écoles, le
contrôle social sera nul.
Devant la famille et l'école, l'on en est réduit à poser un
diàgnostic réservé. Bien que la famille résiste dans l'ensemble
assez bien à la tourmente de la modernité, elle apparaît fragile
dans certains secteurs particuliers (foyers monoparentaux, familles
à problèmes multiples). L'école a quantitativement connu un
développement considérable mais elle a reculé devant sa mission
traditionnelle de contrôle social. Par ailleurs, on est frappé par les
disparités. Ce ne sont pas les familles dans l'ensemble qui posent
problème, mais une minorité d'entre elles. Ce ne sont pas
tellement les écoles dans leur ensemble qui posent problème, mais
certaines d'entre elles. Il est fort vraisemblable que l'augmentation, entre 1960 et 1980, de ces minorités de familles et d'écoles
incapables de prendre en charge les enfants ait contribué à
l'augmentation de la criminalité. Il me semble aussi tout à fait
vraisemblable que les Etats-Unis ont une criminalité très élevée
en partie parce que, chez eux, les minorités de familles et d'écoles
déficientes sont plus importantes qu'ailleurs. Or il est évident que
nous ne pouvons pas espérer que, dans nos grandes ville~, les
communautés locales pourront pallier aux lacunes de la famille et
de l'école. C'est ce que nous verrons dans mon dernier point.
L'hétérogénéité, le nihilisme et l'intégration sociale urbaine
Selon Gassin ( 1985) la croissance de la criminalité ainsi
que la crise des systèmes de politique criminelle s'expliquent par
�58
PROBLEMES ACTUELS DE SCIENCE CRIMINELLE
l'éclatement des valeurs éthiques des sociétés occidentales. "A des
sociétés dans lesquelles il existait un consensus très général sur les
valeurs essentielles et les normes de conduite les plus im·portantes
à observer, ont succédé des sociétés où règne une diversité
toujours croissante et de plus en plus contradictoire des valeurs et
des normes pratiques de conduite. A la majorité d'autrefois, a
succédé une mosaïque de minorités socio-morales" (p. 46-7). Cette
prolifération de systèmes de valeurs incompatibles affaiblit la
détermination des citoyens et des élites à défendre les valeurs
qu'incarne le droit pénal ce qui, à sont tour, mine le contrôle
social et contribue au dérèglement des systèmes de politique
criminelle. Gassin a identifié une dimension majeure du
problème. La diversité est effectivement devenue un trait
marquant des démocraties occidentales et elle ne se limite pas à la
diversité des valeurs morales, elle est aussi sociale, religieuse,
linguistique, culturelle. L'accélération de la circulation des idées,
des croyances et des individus a eu comme résultat que les
occidentaux sont en contact constant avec des thèmes différents,
des religions différentes, des peuples différents, des civilisations
difféi::entes. Les avantages de ce brassage sont considérables. Les
grandes villes occidentales s'enrichissent sur le plan culturel et
économique de l'apport d'éléments dynamiques venus des quatre
coins du monde. L'éventail des choix qui nous sont offerts
s'élargit constamment de nouvelles idées et de nouveaux produits.
Les contacts favorisent la créativité, l'innovation, le dynamisme.
Les villes occidentales qui ont ainsi accepté de s'ouvrir et
d'accueillir tous ces éléments hétérogènes sont devenues
passionnantes.
Mais il y a le revers de la médaille. Confronté à une telle
hétérogénéité, le monde occidental éprouve de plus en plus de
peine à se construire une vision cohérente du monde. Mis tous les
jours en présence des convictions les plus contradictoires et des
morales les plus incompatibles, l'individu en arrive à se dire que
tout se vaut. Il renonce à se< donner une hiérarchie de valeurs qui
lui permettrait de distinguer entre ce qui est important et ce qui
ne l'est pas, entre ce qui mérite plus et ce qui mérite moins. Un
relativisme qui frise le nihilisme compromet l'unité de notre
civilisation. Ce climat de confusion et d'incertitude se constate
jusque chez ceux qui, en principe, ont un rôle à jouer çlans le
contrôle social. Saisis par le doute, ils n'osent plus intervenir de
peur d'imposer des valeurs qui leur paraissent de plus en plus
relatives. Le phénomène apparaît nettement dans le monde de
l'éducation où les maîtres se refusent à transmettre aux élèves une
morale à laquelle ils ont cessé de croire.
Cette croissance de l'hétérogénéité a aussi fait sentir ses
effets sur le tissu urbain. En accentuant les différences entre les
�Maurice CUSSON
59
individus habitant les mêmes quartiers, elle a fait obstacle à leur
intégration sociale. Dans des villes comme Paris, Londres, NewYork, San-Francisco, Marseille, se trouvent des quartiers qui sont
de véritables mosaïques socio-culturelles. S'y côtoient des gens qui
sont tellement différents par l'idéologie, par la langue, par la
religion, par la culture, qu'il devient illusoire d'espérer qu'ils
pourront véritablement entrer en relation. La barrière des
préjugés y est pour quelque chose, mais aussi le fait que, plus
deux individus sont différents, plus il leur sera difficile de
communiquer l'un avec l'autre et de s'entendre. Comme l'effort
pour établir une relation avec l'autre est trop grand, chacun se
replie sur lui-même ou dans son petit ghetto. Ainsi les quartiers
urbains ne peuvent pas devenir des communautés. L'intégration
sociale est presque nulle ; l'information ne circule pas et le
contrôle social tombe en panne.
Les relations dialectiques
La figure qui suit illustre les principales relations entre les
éléments qui viennent d'être décrits.
Refus des
L'aspiration à
la liberté
T.'hétéro?énéitP
socio-cul ture 11
Affaiblissement sectoriel du contrôle
social dans la famille
et dans 1 'école
L'intégration so~idl~
ne peut se développer
dans les quartiers
·~--~~· urbains rendant inopérant le contrôle
social
CONCLUSION
La réflexion sur le contrôle social a pour point de départ
le sentiment que si l'individu est affranchi de tout f rein 2 les
sociétés devront en payer le prix. Pour éviter les désordres
consécutifs à la levée des contraintes on peut s'en remettre soit à
l'Etat, soit à la société civile, soit à une combinaison des deux.
Chaque époque et chaque peuple s'efforcent tant bien que mal de
découvrir le juste dosage de liberté individuelle, de pouvoir
étatique, et de contrainte sociale qui conduira au niveau de
conformité convenable. Nul grand horloger n'existe pour établir
�60
PROBLEMES ACTUELS DE SCIENCE CRIMINELLE
cet équilibre. Il sera recherché en une série de tâtonnements
successifs par l'ensemble des acteurs sociaux qui agissent et
réagissent les uns aux autres. Et comme l'être humain n'est pas
très doué pour la modération, les peuples se laisseront aller
jusqu'à l'individualisme outrancier, jusqu'au contrôle social
étouffant, puis jusqu'à l'état policier. Et comme l'excès
d'individualisme engendre le désordrè et le crime, comme l'excès
de contrainte stérilise la créativité et l'initiative et comme l'abus
de pouvoir policier met la liberté en péril, les sociétés passeront
d'un excès à l'autre dans un oscillation sans fin.
Les Japonais et les Suisses de l'époque contemporaine ont,
quant à eux, opté pour un contrôle social issu de la société civile.
Ils ont accepté de se soumettre aux multiples pressions qui
émanent de la famille, de l'école, des milieux de travail, des
communautés locales et de toutes sortes d'associations. Et c'est un
fait qu'ils ont réussi mieux qu'ailleurs à faire face au problème
du crime. Mais, ils ont dO. en payer le prix. En effet, plusieurs
indices nous autorisent à croire que le contrôle social tel qu'il
existe chez ces deux peuples risque d'éteindre l'initiative
individuelle. Ce que l'on gagne en solidarité, en sécurité, et en
cohésion, on le perd en diversité, en dynamisme et en autonomie.
Selon Lempen (1982, p. 174-7), tel est le dilemme de la Suisse. Le
créateur y est étouffé ou marginalisé. L'harmonie y règne, mais
l'originalité individuelle est refoulée. Les différences sont
sacrifiées à la cohésion du· groupe. ·Les succès de ce pays sont
remarquables. "Mais il n'existe pas de miracle suisse : l'individu
paye un lourd tribut à l'ordre social, en aliénant une partie de son
autonomie et en acceptant une marge d'autonomie réduite" (p.
177).
Dans la plupart des grandes villes de l'Occident, il semble
que l'on ait choisi la direction opposée. Nos métropoles
accueillent tous les jours des gens qui ont fuit le climat étouffant
du village natal, préférant l'anonymat urbain à la communauté où
il est impossible de poser un geste sans qu'il soit connu et
commenté. Les habitants de nos villes ont voulu secouer le joug
du cercle de famille ; ils ont voulu échapper aux potins de la
commère du village ; ils ont voulu s'arracher des griffes des
potentats locaux. C'est pourquoi ils ont stigmatisé la morale
victorienne, le conformisme bourgeois, les notables, les mandarins
et les petits chefs. Toute pression sociale est devenue insupportable, y compris le regard d'autrui qui vous épie, vous épingle,
vous juge et vous condamne. Des autres, on a dit que c'est
l'enfer. Les Américains ont été très loin dans cette voie, dans la
négation de la tradition, dans le refus de la morale et dans la
contestation des relations d'autorité. Au bout de cette route, les
�61
Maurice CUSSON
attendaient le chaud et le froid : d'une part la créativité et le
dynamisme, de l'autre la violence et la peur.
Dans les métropoles occidentales la société civile a cessé
d'être le lieu de convictions partagées et de croyances cohérentes.
Elle a cessé d'être tissée en réseau dense de solidarité, de
communications, de pressions et d'influences. Et le crime s'est mis
à y proliférer. Mais les Etats, ayant horreur du désordre et
désireux de conserver le monopole de la violence, ont voulu se
substituer à la société civile. Et l'on a vu la puissance du
Léviathan croître au fur et à mesure que s'affaiblissait la société
civile. Et l'on a vu les législateurs prétendre tout régenter par
d'innombrables lois. Et l'on a assisté au spectacle dérisoire des
gouvernants s'érigeant en maîtres de la vertu des citoyens. Mais,
devenu gigantesque, l'Etat n'a pas, bien au contraire, fait reculer
le crime. Léviathan obèse se révèle un bien piètre maître de
vertu.
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��LE TERRORISME
Par
Bernard BOULOC
Professeur à /'Université de Paris I (Panthéon-Sorbonne)
Pourquoi avoir choisi comme thème "Le terrorisme" ? Non
pas, parce que je serai compétent en la matière. En effet, le
terrorisme paraît impliquer que l'on va étudier le phénomène, ses
diverses manifestations, la psychologie des terroristes, ainsi que
les moyens d'empêcher ses manifestations. Pour cela, il faudrait
être criminologue, criminologiste, psychologue ou policier. Or, je
n'ai aucune de ces qualités. Je suis, seulement, agrégé de droit
privé et de sciences criminelles. Aussi bien, au titre de ces
dernières, j'ai pu remarquer les tendances de notre droit
contemporain. Celui-ci par une loi encore fraîche, puisqu'elle est
du 9 septembre 1986, tend à lutter contre le terrorisme. Et quelles
que soient les critiques qui ont pu être faites, çà et là, il faut bien
reconnaître qu'à part quelques phénomènes émanant de groupes
qui cherchent à promouvoir l'autonomie de telle ou telle région,
globalement il n'y a pas eu, depuis cette loi, à faire face à des
activités terroristes. Des événements tragiques comme ceux de la
rue de Rennes ou de la rue des Rosiers, quelques années
auparavant, nous ont été épargnés ( 1).
Il est permis d'ajouter que, depuis 1986, notre législateur
a eu encore l'occasion de se prononcer sur le problème de la lutte
contre le terrorisme. Par deux lois du 16 juillet 1987, il a autorisé
la ratification d'une part de la Convention Européenne pour la
répression du terrorisme signée à Strasbourg le 27 janvier 197'7, et
d'autre part de l'accord entre Etats membres des communautés
européennes pour l'application de la Convention Européenne, fait
à Dublin le 4 décembre 1979. En conséquence, un nouvel article
(1) V. Guillaume et Levasseur, Le terrorisme international, éd. Pédone, Paris 1977 ;
Cherif Bassiouni, Perspective en matière de terrorisme, Mélanges P. BOUZAT, p.
471 et S.
�66
PROBLEMES ACTUELS DE SCIENCE CRIMINELLE
689-3 a été introduit dans notre Code de procédure pénale. En
application de l'une de ces lois, un décret du 21 décembre 1987 à
publié le texte de la Convention Européenne pour la répression
du terrorisme. Du fait de cette publication et compte tenu de
l'article 11 de la Convention, celle-ci entrera en vigueur dans un
délai de trois mois, c'est-à-dire le 23/3/88.
Ainsi, ce sont ces dispositions récentes et nouvelles qui
ont guidé mon choix, étant rappelé que j'envisagerai
essentiellement le problème sous l'angle juridique.
Pourquoi alors fallait-il de nouvelles dispositfons ?
Effectivement, c'est une question que l'on peut légitimement se
poser. N'y aurait-il jamais eu de terrorisme jusqu'à ces dernières
années ?
A vrai dire et à s'en tenir à une définition simple, le
terrorisme paraît être une action violente menée contre des
personnes, des biens ou des institutions, mais une action violente
à caractère politique, la finalité pouvant être l'obtention de
l'indépendance d'un territoire, le renversement d'un régime
politique, ou bien encore la contestation de certains aspects de la
politique d'un Etat. Il est clair qu'en ce sens, le phénomène est
connu depuis les temps les plus anciens. Sans vouloir chercher
ailleurs, on peut considérer que les attentats anarchistes de la fin
du siècle dernier présentaient certaines de ces caractéristiques, et
l'on sait que notre législateur avait réagi par des textes
particuliers, les lois "scélérates" (loi du 28 juillet 1894 ).
Depuis lors, il est vrai, le décor a quelque peu changé. En
droit interne, tout d'abord, il y a eu, dans le prolongement de la
loi de 1894, une tendance pour l'élimination du caractère
politique d'une infraction toutes les fois qu'il s'agissait de faits
graves. C'est ce que relève l'arrêt Gorguloff de la Cour de
Cassation du 20 aoO.t 1932 (2) par lequel la haute juridiction a
considéré que l'assassinat, par sa nature, et quels qu'en aient été
les mobiles, constitue un crime de droit commun. Peu de temps
après, le décret-loi du 29 juillet 1939 va dans le sens de la
sévérité de la répression et la peine de mort se trouve rétablie
pour les atteintes à la sO.reté de l'Etat en sorte que les infractions
politiques sont définies objectivement. Changement de paysage au
lendemain de la 2ème Guerre Mondiale. Il faut rappeler bien sûr
que l'on observe des mouvements de population ; des personnes
sont réfugiées politiquement, et il ne saurait être question de les
expédier vers leur pays d'origine. Aussi bien, les chambres
d'accusation qui ont la maîtrise des avis sur des demandes
d'extradition, et ce en application de la loi du 10 mars 1927,
admettent assez aisément de ne pas livrer les délinquants, en
(2) Crim. 20 août 1932, D.P. 1932.1.121.
�Bernard BOULOC
67
raison des mobiles politiques , conception donc large de
l'infraction politique alors que dans le même temps sur le plan
interne l'on s'en tient généralement à un critère objectif, ce qui
laisse de côté les délits qui n'ont pas de peine spécifique.
C'est alors que commencent à arriver en Europe et en
France également des phénomènes nouveaux : prises d'otages,
détournement d'aéronef et autres faits de violence (3). Comment
doit-on réagir ? Sur le plan de la législation, la France a participé
aux conventions concernant le détournement des aéronefs, et a
d'ailleurs incriminé spécifiquement cet agissement par une loi du
15 juillet 1970, complétée en 1972.
Mais surtout, ce sont les chambres d'accusation qui ont
réagi à leur façon. Autant, la notion d'infraction politique était
entendue largement dans le droit extraditionnel, autant désormais
les réticences apparaissent à partir des années 1975, comme cela a
été observé par exemple par Mme Koering-Joulin (4) ou par M.
J. Borricand (5). Dès lors qu'il y a violence exercée, avec menaces
pour la vie d'une personne ou son intégrité physique, un avis
favorable à l'extradition est donné. En d'autres termes la notion
d'infraction politique tend à être appréciée de la même manière
en droit interne et en droit extraditionnel, même si ce dernier
peut connaître quelque soubresaut.
Quoi qu'il en soit, notre législation interne a à nouveau
progressé. De manièr~ certainement maladroite, la loi du 2 février
1981 dite Sécurité et Liberté, envisageait essentiellement les actes
de violence qu'elle entendait soumettre à un régime juridique
dérogatoire notamment quant aux sanctions. On sait que cette
disposition a été écartée par la loi du 10 juin 1983, étant indiqué
que depuis le 21 juillet 1982, la même assemblée avait institué,
sous couvert de l'idée de suppression des juridictions d'exception,
une formation particulière de la Cour d' Assises, la Cour d'assises
sans juré, c'est-à-dire en réalité une Cour criminelle, en fait une
nouvelle juridiction d'exception.
En 1986, et afin de lutter contre des attentats aveugles
perpétrés sur notre territoire, par des groupements pouvant,
semble-t-il, être guidés par des étrangers, le Gouvernement a
mis au point un nouveau projet. S'inspirant pour partie de ce qui
avait été adopté dans certains pays étrangers, et semble-t-il avec
succès, le Gouvernement a prévu essentiellement un régime
procédural propre aux infractions de terrorisme, qui sont
essentiellement des infractions de droit commun commises avec
(3) V. Mme Galia-Beauchesne, Les prises d'otages, thèse Paris II, 1979.
(4) Mme R. Koering-Joulin "Infractions politiques et violence", J.C.P. 1982.1.3066.
(5) J. Borricand "Actualité et perspective du droit extraditionnel français" J.C.P.
1983.1.3102. V. Aussi J. Borricand "L'extradition des terroristes" Rev. se. crim. 1980,
p. 661. Comp. avec C. Lombois, Droit pénal international, Précis Dalloz, 2e éd. n •
429 et 430 et notes.
�68
PROBLEMES ACTUELS DE SCIENCE CRIMINELLE
une certaine intention. Par ailleurs, la ratification et la
publication de la Convention Européenne font que les actes
définis ne seront pas considérés comme des infractions politiques
au regard du droit extraditionnel.
Ainsi, actuellement, les infractions de terrorisme se
trouvent soumises à un régime juridique particulier. Mais avant
d'entrer dans les détails de ce régime spécifique, il faut bien
évidemment s'interroger sur la notion et la nature de ces
infractions de terrorisme.
Aussi bien, j'envisagerai tout d'abord, dans une première
partie la notion d'infraction de terrorisme, puis dans une
deuxième partie, le régime juridique des infractions de
terrorisme.
I - LA NOTION D'INFRACTION DE TERRORISME
En ce qui concerne la notion d'infraction de terrorisme,
nous avons la définition donnée par la loi du 9. septembre 1986,
puis celle adoptée par la Convention Européenne. L'une et l'autre
ne sont pas superposables, si bien qu'il faudra d'abord . les
examiner. Ensuite, il conviendra de se demander si l'infraction de
terrorisme constitue ou non une catégorie particulière
d'infraction, au regard de la théorie générale de classification des
infractions.
A - Les définitions des infractions soumises aux règles
particulières sont données par la loi du 9 septembre 1986 qui a
été insérée à l'article 706-16 Nouveau du C.P.P., et par les
articles 1 et 2 de la Convention Européenne.
l) L'art. 706-16 du C.P.P. n'utilise pas la méthode
synthétique à laquelle les juristes latins se trouvent plutôt habitués
(6). Il fournit, à l'exemple de l'art. 705 du C.P.P., ayant établi la
compétence des juridictions dites spécialisées en matière
économique et financière, une liste de textes. Mais ce qui est
remarquable, c'est que l'une des infractions de la liste n'est traitée
comme infraction de terrorisme que si elle est en relation avec
une entreprise individuelle ou collective ayant pour but de
troubler gravement l'ordre public par l'intimidation ou la terreur.
La liste est vaste. Elle comprend les atteintes à l'intégrité
physique des personnes, les meurtres sous loors diverses formes,
(6) V. sur cette loi J. Pradel "Les infractions de terrorisme, un nouvel exemple de
l'éclatement du droit pénal", D. 1987, chr. p. 39; B. Bouloc, chr. législative à la Rev.
se. crim. 1987, p. 247. Comp. J. Robert "Terrorisme, idéologie sécuritaire et libertés
publiques", Rev. dr. public 1986, p. 165.
�Bernard BOULOC
69
sauf le parricide et l'infanticide, mais inclut les empoisonnements,
et toutes infractions commises avec emploi de tortures ou actes de
barbarie, ainsi que les coups et blessures volontaires ayant
entraîné une mutilation, amputation ou privation de l'usage d'un
membre ou autres infirmités permanentes, ou bien encore ayant
entraîné la mort sans intention de la donner. On trouve aussi, les
violences ou voies de fait sur des mineurs de 15 ans (art. 312 aL 3
et 4) ainsi que les arrestations illégales et séquestrations arbitraires
les enlèvements des mineurs et les menaces d'atteintes aux
personnes ou aux biens.
L'article 706-16 C.P.P. envisage des atteintes graves aux
biens. Ce sont les dégradations de monuments, statues, immeubles
ou objets classés, par l'effet de substances explosives ou
incendiaires ou d'incendies (art. 257-3 C. pén.), les destructions
ou détériorations volontaires d'objets mobiliers ou immobiliers
commises avec effraction ou à l'encontre de magistrats, jurés,
avocats ou témoins (art. 434 al. 2 à 5 C. pén.), les destructions des
même biens par l'effet d'une substance explosive ou incendiaire,
d'incendie ou de tout autre moyen de nature à créer un danger
pour la sécurité des personnes (art. 435 à 437 C. pén.), les
, détournements d'aéronefs, de navires ou des autres moyens de
transport collectif (art. 462)., les vols aggravés avec réunion de
trois au moins des circonstances décrites par l'art 382 C. pén. ou
les vols aggravés pas des violences ayant entraîné la mort, une
infirmité permanente ou une incapacité de travail supérieure à
huit jours par force, violence ou contrainte (art. 400· al. C. pén.).
Enfin, l'article 706-16 C.P.P. prend en compte un certain
·nombre d'infractions : l'association de malfaiteurs (art. 265 à 267
C. pén.), l'emploi de moyens en vue de faire dérailler un train ou
de provoquer une collision (art. 16 et 17 de la loi du 15 juillet
1845 modifiée par la loi du 2 février 1981 ), la fabrication
d'engins meurtriers ou incendiaires (art. 3 de la loi du 19 juin,
1871 ), la vente ou l'exportation de poudre (art. 6 de la loi du 3
juillet 1970), l'acquisition ou la détention de telles substances (art.
38 du décret-loi du 18 avril 1939) ainsi que la fabrication, la
détention, le stockage, l'acquisition et la cession d'armes
biologiques ou à base de toxines (art. 1 et 4 de la loi du 9 juin
1972) ou la détention d'un dépôt d'armes de la première et
quatrième catégories, le port et le transport d'armes des m~mes
catégories (art. 31 et 32 du décret-loi du 18 avril 1939). Les
infractions connexes à celles ainsi définies sont soumises au même
régime, bien qu'elles n'aient pas nécessairement été accomplies
avec le mobile particulier pris en considération par le législateur.
Ce mobile spécifique, c'est ce qui permet de distinguer
l'infraction banale de l'infraction à caractère terroriste.
�70
PROBLEMES ACTUELS DE SCIENCE CRIMINELLE
De ce point de vue, la loi est relativement vague. Il faut
en effet que l'infraction soit en relation avec une entreprise
individuelle ou collective ayant pour but de troubler largement
l'ordre public par intimidation ou la terreur.
Malgré une certaine précision, les termes sont vagues et
"flous", comme aurait pu dire Mme Delmas-Marty (7). Qu'est-ce
qu'une "entreprise" ...", même en matière pénale, ce n'est pas
évident. Cela implique peut-être une certaine organisation (cf. le
Code de commerce, les actes en entreprise et les autres),
entreprise individuelle ou collective, peu importe. Un individu
seul pourra fort bien être poursuivi pour un acte terroriste. Par
ailleurs, l'agent doit avoir eu en vue de troubler gravement l'ordre
public par l'intimidation ou la terreur.
La loi n'a donc pas retenu un objectif tel que celui
consistant à substituer une autorité à une autre ou à contester la
légitimité d'une décision d'un gouvernement légal. C'est donc la
peur ou l'intimidation, c'est-à-dire amener à apeurer. Cette peur
ou intimidation doivent troubler gravement l'ordre public. Il faut
donc peut-être que l'agent ait eu recours à des procédés
inquiétant légitimement les populations : colis piégés, voitures qui
s'enflamment, et qui donnent l'impression qu'effectivement
chacun se trouve vulnérable. et sans défense. Bref c'est un
sentiment d'insécurité permanente qui peut hanter le public.
On ne nous empêchera pas de penser que ce critère est
vague et aurait pu être affiné, pour assurer les libertés
individuelles.
2 - Quoi qu'il en soit, la Convention Européenne n'est
guère plus satisfaisante. (8).
Son article l er indique que ne pourra pas être considérée
comme une infraction politique, connexe à une infraction
politique ou inspirée par des mobiles politiques : tout d'abord les
infractions comprises dans le champ d'application de la
Convention pour la répression de la capture illicite d'aéronefs
signée à La Haye le 16 décembre 1970, ainsi que celles entrant
dans le champ d'application de la Convention pour la répression
d'actes illicites dirigés contre la sécurité de l'aviation civile signée
à Montréal le 23 septembre 1971. En outre, ce sont les infractions
graves constituées par une attaque contre la vie, l'intégrité
(7) Mme M. Delmas-Marty, "Le flou du droit, du code pénal aux droits de l'homme",
P.U.F. 1986.
(8) V. Ch. Vallée, La convention européenne pour la répression du terrorisme, Ann.
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�Bernard BOULOC
71
corporelle ou la liberté des personnes ayant droit à une protection
internationale, y compris les agents diplomatiques (mais peut-être
pas les attachés de presse), les infractions comportant l'enlèvement, la prise d'otage ou la séquestration arbitraire, celles
comportant l'utilisation de bombes, grenades, fusées, armes à feu
automatiques ou de lettres, colis piégés dans la mesure où cette
utilisation présente un danger pour les personnes.
L'article 2 apporte deux autres précisions. Tout d'abord
tout acte grave de violence non visé à l'article 1er et qui est
dirigé contre la vie, l'intégrité corporelle ou la liberté des
personnes ne peut pas être considéré comme une infraction
politique pas plus que les actes graves contre les biens, lorsque ces
actes graves ont créé un danger collectif pour des personnes.
Dans tous les cas, les auteurs de tentative et les complices
sont placés sur le même pied d'égalité que les auteurs.
Le texte de la Convention vise essentiellement des actes
graves de violence contre les personnes et des actes graves contre
les biens, créant un danger collectif pour les personnes. Porter
atteinte aux biens, sans qu'il y ait danger pour les personnes, ne
peut pas constituer une infraction entrant dans le champ
d'application de la Convention. Il reste que par rapport au
principe de la légalité cher aux pénalistes français, il y a là une
imprécision certaine (9).
B - Quoi qu'il en soit quelle est la nature de ces
infractions de terrorisme ?
Sur ce point précis, ni la loi ni la Convention n'ont fourni
quelque élément. Et pour cause, ce que l'on recherche c'est lutter
contre un phénomène, peu important la place dans les catégories
juridiques. Quant à la doctrine, elle est peu fournie (10).
Pour mon collègue Pradel (11), il semblerait qu'il s'agirait
d'un cas particulier d'infraction politique même si visiblement la
loi ne permet pas-une distinction entre une infraction politique et
une infraction de droit commun.
A vrai dire, il me semble qu'en soumettant une infraction
de terrorisme aux principes de droit commun, la loi de 1986,
comme la Convention, rappellent que le critère classique du droit
français pour la définition de l'infraction politique, c'est un
(9)V. Stéfani, Levasseur et Bouloc, Droit pénal général, 13e éd. n • 115 et s. ; Merle
et Vitu, Traité de droit criminel, 1, Se éd. n • 155 et s. ; Pradel, Droit pénal, 1, n • 91
et s. ; Decocq, Droit pénal général, p. 66 et s. ; M.L. Rassat, Droit pénal, n • 80 et s.
(10) On peut noter que l'ouvrage de droit pénal de Mme Rassat, pourtant paru après
la loi de 1986 est muet sur la question. Mais dans la réédition du précis de droit
pénal spécial de R. Vouin (6e éd. 1988), cet auteur indique qu'il s'agit "de banales
infractions de droit commun" ( n • 7 in fine).
(11) "Les infractions de terrorisme, un nouvel exemple de l'éclatement du droit
pénal", D. 1987 chr. p. 39.
�72
PROBLEMES ACTUELS DE SCIENCE CRIMINELLE
critère objectif. Aussi bien, quel que soit le mobile, ou quelle que
soit l'intention de l'agent, il ne peut y avoir régime dérogatoire et donc favorable- si la peine édictée n'est pas de nature
politique. Or la peine en la matière, ne peut être que celle prévue
par le texte particulier applicable. Rien n'a été changé. Donc c'est
la réclusion criminelle à perpétuité pour un meurtre ou un
assassinat. En clair, l'infraction de terrorisme reste une infraction
de droit commun.
Déjà, la jurisprudence avait eu l'occasion de procéder à
une qualification vers le droit commun à propos des crimes contre
l'humanité. En témoigne un arrêt du 21 octobre 1982, puis par la
suite, l'arrêt Barbie du 6 octobre 1983 (12). Pour la Cour de
cassation les crimes contre l'humanité sont des crimes de droit
commun, commis dans certaines circonstances et pour certains
motifs précisés dans le texte qui les définit.
De même les infractions de terrorisme sont des infractions
de droit commun qui sont soumises à un régime particulier, en
raison de certains motifs ou mobiles.
Telle est d'ailleurs la conception qui est adoptée par les
auteurs de la 13ème édition du Précis Dalloz de Droit pénal (13).~
Ils indiquent au n° 112-1 que le législateur de 1986 s'est inspiré
du précédent des crimes contre l'humanité, c.onsidérés comme
infractions de droit commun. Par ailleurs, au n° 222, ces mêmes
auteurs indiquent que la loi du 9 septembre 1986 a pris en
compte les mobiles, non pas pour définir l'infraction, ou pour
établir son existence ou fixer la sanction, mais au regard de la
procédure, puisque pour l'essentiel c'est ce à quoi tend la loi
nouvelle. Et je crois que ce· point de vue peut être partagé. Du
reste dans l'affaire Schleicher la Cour de cassation par l'arrêt du 7
mai 1987 (14) a insisté sur le fait que la loi de 1986 était une loi
de forme et non de fond.
En définitive, les infractions de terrorisme sont, à mes
yeux, des infractions de droit commun, même si la procédure
pour les constater, poursuivre, instruire ou juger, est une
procédure d'exception, ce qui nous amène bien évidemment à
examiner de façon plus spécifique le régime juridique des
infractions de terrorisme.
{12) Crim. 21 octobre 1982, bull. crim. n • 231 ; crim 6 octobre 1983, D. 1984, p. 113
note Le Gunehec.
(13) par G. Stéfani, G. Levasseur et B. Bouloc, Dallo11 décembre 1987.
{14) Crim. 7 mai 1987, Bull. crim. n • 186 ; v. aussi Crim. 3 juin 1987, Bull. crim.
n • 236.
�Bernard BOULOC
73
II - LE REGIME JURIDIQUE DES INFRACTIONS DE
TERRORISME
Dire que l'on est en présence d'infraction de terrorisme,
cela implique soumission à un régime spécifique. Le régime
spécifique intéresse bien sür la procédure, mais il concerne aussi
les règles de fond du droit comme nous ·allons le préciser.
A - Au regard de la procédure, il faut distinguer entre la
procédure pénale interne, et depuis la publication de la
Convention Européenne, la procédure pénale internationale si l'on
peut dire :
1) Sur le plan de la procédure pénale interne, la loi de
1986 a surtout voulu faciliter la découverte des infractions, la
découverte de tous les participants aux faits, ainsi que la
poursuite et le jugement des actions de terrorisme. Pour faciliter
la découverte des infractions, elle autorise des perquisitions et des
visites domiciliaires et des saisies, au cours de l'enquête
préliminaire, sans qu'il soit nécessaire d'obtenir l'assentiment des
personnes intéressées (art. 706-24 C.P.P.). En ce cas, une
autorisation devra être donnée à l'officier de police judiciaire par
le président du tribunal ou le juge délégué par lui. Par ailleurs, la
garde à vue prévue par les articles 63, 77 et 154 C.P.P. peut, en
ce qui concerne les majeurs, être prolongée d'une durée de 48
heures (la portant à 4 jours au total). Cette prolongation est
autorisée soit par le président du tribunal (ou son délégué) soit
par le juge d'instruction (cas de flagrance ou commission
rogatoire), qui décide après s'être fait présenter la personne
concernée. Elle donne lieu, de plein droit, à un examen médical.
Pour faciliter l'exercice des poursuites, la loi du 9 septembre 1986
a permis une centralisation des procédures à Paris (art. 706-17
C.P.P.). Cette compétence des juridictions parisiennes s'ajoute à la
compétence des juridictions normalement compétentes. De ce fait,
le procureur de la République local peut requérir le juge
d'instruction de se dessaisir au profit de la juridiction parisienne.
En cas de contestation (soit par le parquet, soit par l'inculpé ou la
partie civile), un recours peut être formé devant la chambre
criminelle de la Cour de cassation qui désigne le .juge
d'instruction chargé de poursuivre l'information (art. 706-22
C.P.P.) (15). S'il apparaît au juge d'instruction parisien que les
faits ne constituent pas l'une des infractions entra* dans le
champ d'application de l'article 706-16 C.P.P., ce magistrat se
déclare incompétent, sous réserve du recours formé, également,
(15) V. Crim. 3 juin 1987, Bull. crim. n • 236.
�74
PROBLEMES ACTUELS DE SCIENCE CRIMINELLE
devant la chambre criminelle de la Cour de cassation(art. 706-19
C.P.P.).
Enfin, en ce qui concerne le jugement des accusés
majeurs, la loi du 9 septembre 1986 a prévu que la Cour d'assises
serait composée uniquement de magistrats professionnels (art.
706-25 C.P.P., déclaré applicable par la loi du 30 décembre 1986,
aux procédures en cours).
Tirant les conséquences de la loi nouvelle, la Chambre
criminelle par l'arrêt du 7 mai 1987 (16) a donné les précisions
suivantes : la Cour de cassation ne peut pas apprécier la
constitutionnalité d'une loi nouvelle. Par ailleurs, la loi nouvelle
ne vient pas battre en brèche l'autorité de la chose jugée attachée
à une précédente décision de renvoi en Cour d'assises, car la
chose jugée ne s'attache qu'aux décisions sur le fond, ce qui n'est
pas le cas d'une décision de renvoi en Cour d'assises. Enfin, il n'y
a pas méconnaissance de la règle d'égalité que ce soit d'après la
Convention Européenne des Droits de l'Homme, soit d'après le
Pacte de New-York (art. 14 et 16), ou d'après la Déclaration
Universelle des Droit de l'Homme (art. 7 et 10), dès lors que
l'attribution de compétence qui en résulte embrasse toute les
infractions entrant dans le champ d'application de l'art. 706-16 et
tous les accusés tombant sous le coup de ce texte sans aucune
distinction et que les droits de la défense peuvent s'exercer sans
discrimination ( 17).
On notera également que cet arrêt précise que la loi du 9
Septembre 1986 est une loi de procédure, et que la loi du 30
décembre 1986 est revenue aux principes concernant l'application
des lois de forme (18). En particulier, elle n'a pas créé
d'infractions nouvelles, ni même de circonstances aggravantes
communes aux infractions en cause, mais a surtout fixé des règles
de compétence.
Au-delà de la procédure interne, c'est également sur le
plan international
le droit pénal international réglant
essentiellement des problèmes de compétence juridictionnelle, que
les infractions de terrorisme apportent dérogation.
2) Depuis la publication de la Convention de 1977, les
infractions de terrorisme ne peuvent pas être considérées comme
des infractions politiques. Ce sont des infractions de. droit
commun susceptibles d'extradition, malgré tous les textes
contraires, y compris la Convention Européenne d'extradition.
(16) Bull. crim. n • 186.
(17) V. M. Danti-Juan, L'égalité en droit pénal, thèse Poitiers, éd. Cujas 1987.
(18) V. Stéfani, Levasseur et Bouloc, Droit pénal général 13e éd. n • 166 et s. et
procédure pénale 13e éd. n • 11. Sauf dispositions contraires expresses une loi de
procédure et de compétence est d'effet immédiat. Crim. 7 mai 1987, Bull. crim. n •
186 et 187.
�Bernard BOULOC
75
Si donc une personne est découverte en France, alors
qu'un Etat étranger la réclame, la France doit soit la livrer, soit la
juger aut tradere, aut judicare, comme le rappelle l'article 7 de la
Convention.
Pour juger cette personne qui n'aurait rien commis en
France ou qui ne serait· pas française, ou qui n'aurait pas lésé des
français, nos règles traditionnelles ne suffiraient pas, puisque
normalement, on peut juger ceux qui ont commis en France des
actes ou des bribes d'actes ou ceux qui ont porté atteinte à des
intérêts français ou qui sont français.
Aussi bien, la loi du 16 juillet 1987 a ajouté un nouvel
article 689-3 dans le Code de procédure pour permettre le
jugement des personnes se trouvant en France et ayant commis
des faits hors du territoire de la République. On retrouve
essentiellement les dispositions des articles 1 et 2 de la
Convention. Cette loi ne prévoit que la compétence de principe
des tribunaux français. En ce qui concerne la détermination du
tribunal effectivement compétent, il faut, semble-t-il, se référer à
l'art. 696 qui concerne tous les cas prévus au présent titre, en
sorte que serait compétent le tribunal du lieu de résidence du
prévenu (ou inculpé), et à défaut le tribunal de Paris.
Bien évidemment les tribunaux français rendus ainsi
compétents appliqueront les règles de fond propres du droit
français.
B - En ce qui concerne les règles de fond, deux points
méritent attention. D'une part, ce qui a trait aux sanctions,
d'autre part ce qui intéresse la réparation des dommages subis par
les victimes.
1) Du point de vue des sanctions. En plus de la peine
attachée par la loi à l'infraction commise, la loi du 9 septembre
1986 prévoit que les condamnés pour infraction de terrorisme
seront frappés par une interdiction de séjour pour une durée de
deux à dix ans (art. 44 al. final C. pén.). Il s'agit d'une peine
obligatoire dans son principe, la durée devant être fixée par la
juridiction de jugement. Toutefois, les personnes ayant participé
aux faits en cause ne seront pas nécessairement poursuivies et
jugées. En effet, un nouvel article 463-1 du Code pénal institue
une exemption de peine pour les auteurs d'actes de terrorisme,
tout d'abord en cas d'avertissement par eux de l'autorité
administrative ou judiciaire ayant permis d'éviter que l'infraction
ne se réalise et d'identifier, le cas échéant, les autres coupables,
ensuite en cas d'avertissement ayant permis d'éviter que
l'infraction n'entraîne mort d'homme et infirmité permanente et
permettant d'identifier, le cas échéant, les autres coupables. Il
�76
PROBLEMES ACTUELS DE SCIENCE CRIMINELLE
s'agit donc d'une excuse absolutoire liée au défaut de réalisation
de l'infraction (qui a pu cependant être tentée dans des conditions
punissables) (19).
En plus, un nouvel article 463-2 du Code pénal établit
une réduction de peine (c'est-à-dire une excuse atténuante), pour
le cas où l'article 463-1 ne pourrait pas jouer, à condition qu'une
personne ait, avant toute poursuite, permis ou facilité
l'identification des autres coupables, ou, après l'engagement des
poursuites permis ou facilité l'arrestation de ceux-ci. La réduction
de la peine est de moitié, et si la loi prévoit la réclusion
criminelle à perpétuité, la réduction ramène la peine à vingt ans
(20).
On peut bien sür être réservé sur ces dispositions
intéressant ce que l'on appelle les repentis et dont les résultats
peuvent être décevants (21). En revanche, n'encourt aucune
critique le principe même d'indemnisation des victimes.
2) Au cours des débats sur la loi de 1986, des amendements ont été déposés en vue de prévoir l'indemnisation, par
l'Etat, des victimes d'actes de terrorisme. Sans doute, existait-il
déjà une indemnisation de certains dommages résultant
d'infractions (art. 706-3 et ss C.P.P.) (22). Mais cette
indemnisation est plafonnée et concerne essentiellement les
préjudices économiques. Finalement, le principe d'une indemnisation par l'intermédiaire d'un fonds de garantie, alimenté par des
cotisations assises sur les . contrats d'assurances de biens, a été
retenue. Désormais, sont indemnisés les dommages corporels
résultant d'infractions d'actes de terrorisme, soit commis en
France soit subis par des Français ayant leur résidence habituelle
en France ou résidant habituellement hors de France et immatriculés auprès des autorités consulaires. Dans le mois de la
demande, le fonds de garantie doit verser à la victime (ou ses
ayants droit en cas de décès) une ou plusieurs provisions. Dans les
trois mois du jour de la réception des pièces justificatives, le
fonds doit présenter une offre d'indemnisation pour laquelle sont
applicables les articles 18 à 21 de la loi du 5 juillet 1985 sur les
accidents de la circulation routière (24). En cas de litige, le juge
civil saisi doit statuer, nonobstant l'existence de poursuites
pénales en cours. Le fonds de garantie qui a payé la victime est
subrogé dans ses droits contre le tiers responsable du dommage.
On notera que ce dispositif différent de celui fixé par la loi du 3
(19) Stéfani, Levasseur et Bouloc, Droit pénal général, 13e éd. n • 538.
(20) Stéfani, Levasseur et Bouloc, Droit pénal général, 13e éd. n • 549-1.
(21) V. sur le problème des repentis V. Pettiti, Rev. se. crim. 1986, p. 751
Aarreiros, ibid., p. 753 ; Palazzo, ibid., p. 757 et B. Bouloc, ibid., p. 771.
(22) Stéfani, Levasseur et Bouloc, Procédure pénale, 13e éd., n • 262 et s.
(24) V. Chabas, Le droit des accidents de la circulation, 2e éd. 1988, n • 232 et s.
�77
Bernard BOULOC
janvier 1977, concerne toutes les victimes d'actes commis depuis
le 31 décembre 1984, en application de la loi du 30 décembre
1986.
*
Telles sont les grandes lignes du problème juridique du
terrorisme. Bien évidemment ce thème demanderait à être
complété par d'autres aspects et notamment, l'aspect policier, car
il est vrai que, dans cette matière comme dans d'autres, il est
souhaitable d'empêcher la réalisation de crimes.
Je souhaite en tout cas, pour ma part, que longtemps
encore les études juridiques sur ce problème restent, comme la
mienne, théoriques. Cela prouverait que, avec ou sans effet de la
loi, notre pays serait épargné par le terrorisme.
��ASSUETUDES ET DROIT PENAL SPECIAL
Par
Jacques BORRICAND
Professeur à l'Université d'Aix-Marseille III
Directeur de l'Institut de Sciences Pénales et de Criminologie
De tous temps l'homme a utilisé des substances possédant
des propriétés analgésiques, aphrodisiaques ou euphorisantes. De
tous temps et dans tous les lieux l'homme essaie d'oublier sa
misère, de soulager ses douleurs, de dépasser sa petitesse,
d'impressionner son entourage, de communiquer avec les morts,
de séduire les puissances surnaturelles, bref de trouver par les
produits chimiques contenus dans les plantes, un raccourci vers le
bonheur et la puissance.
Les Grecs anciens 1)'avaient même pas de mots différents
pour distinguer les remèdes des poisons qu'ils englobaient dans le
seul vocable de "pharmacos". Cette distinction entre le
médicament et le toxique fut d'autant plus difficile à dégager
qu'une même substance pouvait être l'un et l'autre selon le dosage
(1).
L'homme a également de tous temps recouru à des poisons
sacrés pour se plonger dans des exaltations religieuses. Les Grecs
et les Romains avaient introduit l'alcool dans les cultes orgiaques
des dieux Dionysos et Bacchus tandis que les Germains se
livraient à des bacchanales avec de la bière et du vin. Aux Indes
on connaissait depuis des millénaires les propriétés médicinales du
chanvre à faible dose tandis que les pays arabes utilisaient le
cannabis et le haschisch rapportés par les croisés en Europe et
que la culture du pavot se développait en Chine à partir du
Xlllème siècle. Deux siècles plus tard, le tabac était importé dans
(1) Dans l'Odyssée, Homère parle de breuvage qu'Hélène, fille de Zeus fit boire à
Ménélas et qui donne l'oubli des maux. Selon le poète cette drogue appelée nepenthès
était si puissante que celui qui en avait bu aurait pu voir sa mère ou son fils mourir
devant ses yeux sans pleurer. Quand il en avait trop bu il dansait et chantait à tuetête.
�80
PROBLEMES ACTUELS DE SCIENCE CRIMINELLE
la péninsule ibérique et fut bientôt fort prisé pour ses propriétés
curatives (2).
L'implantation de ces drogues apparaît fonction des
caractères psycho-sociaux dominants d'un peuple. On comprend
que les placides chinois aient accueilli avec délices le pavot qui
leur permettait de délirer en toute décence. Les peuples du
Proche et du Moyen Orient dont l'imagination est sans doute plus
active mais dont l'activité est plus imaginaire s'accommodèrent
mieux du haschisch qui ne donne de l'énergie qu'en pensée.
Quant aux peuples d'Occident mentalement et physiquement très
dynamiques, ils ont préféré l'alcool et le tabac qui donnent un
coup de fouet, accroissent l'agressivité, stimulent même de façon
illusoire l'activité intellectuelle. La diffusion récente en Occident
des drogues hallucinogènes est visiblement liée à une mise en
question de l'esprit d'entreprise par les hyppies européens et
américains.
Une fois pris dans l'engrenage psycho-physiologique tous
les toxicomanes, qu'ils appartiennent au tempérament occidental,
oriental ou chinois subissent la loi énoncée par Dupré et Logre.
"Le poison, après avoir attiré par le plaisir retient par la douleur
et le piège se referme sur sa victime" (3). Se développent en effet
des habitudes de consommation qui à plus ou moins brève
échéartce conduisent à des effets nocifs pour· l'individu. Ces
habitudes constituent ce qu'il est convenu d'appeler,
accoutumance, dépendance, assuétude, toxicomanies, notions dont
il est indispensable de préciser le sens (4).
On a défini la toxicomanie "une appétence anormale et
prolongée manifestée par certains sujets pour des substances ou
des drogues dont ils ont connu accidentellement ou recherché
volontairement l'effet analgésique, euphoristique ou dynamique,
appétence qui devient rapidement tyrannique et entraîne presque
inévitablement l'augmentation des doses" (5).
L'acco.utumance de son côté se présente comme un état
résultant de la consommation répétée d'une drogue provoquant
chez l'individu le désir de la renouveler. En définitive,
l'accoutumance n'est rien d'autre que l'habitude de consommer un
produit. Elle n'entraîne aucune dépendance spécifique.
L'O.M.S. après avoir retenu le terme de toxicomanie (drug
addiction) puis d'accoutumance (drug habituation) a recommandé
en 1965 le mot dépendance qui désigne un état résultant de
l'absorption périodiquement ou continuellement répétée d'une
(2) S. Angel, P. Angel, M. Horwitz, La poudre et la fumée, Acropole 1987.
(3) Nouveau dictionnaire de médecine, Intoxications, 1922.
(4) R. Gassin, Les définitions dans les textes en matière pénale, Rev. rech. jur. Droit
prospectif, 1987-4, p. 1019.
(5) A. Porot et M. Porot, La toxicomanie, Que sais-je ? 1985 n • 586 ; M. Chami,
Toxicomanies et interventions sociales, éd. EST 1987.
�Jacques BORRICAND
81
certaine drogue et en 1969 le mot pharmaco-dépendance
consistant dans un état psychique et quelquefois physique
résultant de l'interaction entre un organisme vivant et une
substance se caractérisant dans la tendance pour des individus à
prendre la substance de façon continue ou périodique afin de
retrouver des aspects physiques et quelquefois d'éviter le malaise
qui accompagne la privation.
La première composante de cette définition est
quelquefois appelée "dépendance psychique", la seconde
"dépendance physique". Ces deux composantes s'appliquent à
l'usage de stupéfiants ou à l'alcoolisme, mais pas au tabagisme
pour lequel la cessation n'entraîne pas le syndrome de sevrage
comme pour les stupéfiants ou l'alcool (6)
Pour utiliser un vocabulaire intelligible, nous préférons
utiliser le terme d'assuétude que l'on peut définir comme
l'asservissement à un produit, engendrant un état de besoin
impérieux, avec dépendance psychique et de plus éventuellement
physique. Le Petit Robert reconnaît que ce terme a été emprunté
récemment au latin assuetudo qui signifie habitude. Dans ce
dictionnaire, ce terme se trouve entre le mot "assouvir" apaiser
complètement, rassasier et le mot "assujettir", rendre sujet, mettre
sous sa dépendance. "Ce sont bien, écrit un auteur, ces différentes
associations diverses, habitude, satisfaction, asservissement qui
nous viennent à l'esprit sous le vocable assuétude" (7).
Pendant longtemps, en Europe· et principalement en
Fraiïce~ ces assuétudes ont été considérées comme négligeables et
très variables selon les couches sociales.
Le vin et le tabac ont pris pied dans toutes les classes de
la société et se sont inscrits dans notre univers socio-culturel.
L'usage des stupéfiants en revanche a été longtemps réservé à une
élite d'intellectuels, d'écrivains (8). Ce n'est que durant ces
dernières décennies que la drogue a connu un succès grandissant
(9) surtout chez les jeunes (10). De la même façon, le recours aux
médicaments ne s'est amplifié que récemment pour atteindre des
chiffres alarmants (Il).
Pour comprendre cet irrésistible accroissement, outre
l'analyse de Freud sur le principe de plaisir (12), on peut avancer
trois
types
d'explications,
psycho-sociales,
scientifiques,
(6) Ivresse chimique et crise de civilisation, numéro spécial Les entretiens de Rueil,
Les Cahiers Sandos, novembre 1970 i Fouquet, Ivresse et toxiques, Revue Drogues,
n • 4, 1983, p. 43.
(7) Les assuétudes, Bruxelles 1983, éd. Pelc.
(8) Thomas de Quincey, Confessions d'un mangeur d'opium, Gallimard 1974.
(9) Selon un rapport de l'OICS toutes les régions du monde sont touchées par le
trafic de stupéfiants, Le Monde 23 janvier 1985.
(10) Cf. tableau sur le trafic des drogues dans le monde, Le Monde 21 mars 1984.
(11) D. Marcelli, A. Braconnier, Psychopathologie de l'adolescent, éd. Masson 1984.
(12) Freud, Au-delà du principe de plaisir, 1920.
�82
PROBLEMES ACTUELS DE SCIENCE CRIMINELLE
économiques, explications dont l'importance est variable selon
l'assuétude considérée ( 13 ).
Explication psycho-sociale tout d'abord. Il est à la fois
paradoxal et rassurant de voir définir la toxicomanie, l'alcoolisme
ou le tabagisme comme des fléaux sociaux ( 14 ).
L'alcoolisme et à moindre degré le tabagisme satisfont à
l'exigence de convivialité. L'alcool est presque toujours un facteur
d'intégration dans la vie sociale. Il en va de même pour le tabac
où la loi de l'imitation joue à fond. Le phénomène de la drogue
est plus complexe. Bergeret ( 15) croit pouvoir déceler deux
malaises susceptibles d'alimenter cette dépendance.
Malaise économique tout d'abord. Tout notre système économique
est incitation à la dépendance. L'artificiel prend le pas un peu
partout, les systèmes monétaires et bancaires encouragent la
dépense. Les progrès techniques augmentent l'angoisse du
lendemain.
Malaise idéologique, en second lieu, la mort de Dieu, le déclin
des idéaux expliquent que la personnalité toxicomaniaque s'adapte
mal à une option idéologique trop marquée ( 16).
A ces explications psycho-sociales, il faut. ajouter des
explications scientifiques. C'est grâce à une découverte faite à la
fin du siècle dernier qu'un chimiste allemand Dreser synthétise à
partir de la morphine, un nouveau produit l'héroïne qui connaît
tout de suite un immense succès et détrône la morphine ouvrant
la voie à d'autres stupéfiants synthétiques (LSD, amph~~amines).
C'est grâce aux· travaux de savants français comme BerthelOt que
fut réalisée la synthèse de l'alcool ouvrant la voie à une
fabrication industrielle du vin. C'est une publicité systématique
organisée autour du tabac qui a conduit à une majoration
considérable du produit surtout chez les jeunes ( 17).
Il ne faut pas non plus négliger les incidences
économiques des drogues. Certains pays ont une économie fondée
sur le vin, le pavot ou le tabac. On imagine mal les voir renoncer
de bonne grâce à ce type de culture. D'autre part, la plupart des
Etats ont mis en place une fiscalité très lourde sur l'alcool et le
(13) G. Nabas, Haschisch, cannabis, marijuana, PUF 1976.
(14) Toxicomanie, Actes du 2 • Congrès international sur les toxicomanies et du 13 •
Congrès français de criminologie, n • spécial des annales de criminologie, Paris 11-15
septembre 1972. Moreau, L'administration française et la lutte contre l'abus des
substances toxiques, thèse, Paris, 1975.
(15) Toxicomanie et personnalité, Que sais-je 7 1982, p. 89.
(16) J.P. Vala, L'expérience hallucinogène, Masson 1983. P. Chauchard, Le désir de
la drogue, Mame 1970. De multiples explications psychiatriques, psychologiques,
sociologiques, psycho-physiologiques ont également été développées, Pelicier et
Thuillier, La drogue, 1972, Que sais-je 7 1972, p. 53.
(17) Lutter contre le tabagisme, proposition du Ministre délégué chargé de la santé
et de la famille, La documentation française 1988.
�Jacques BORRICAND
83
tabac. Ici encore, les intérêts ne sont pas les mêmes que ceux des
responsables de la santé.
C'est qu'en effet la drogue, l'alcool et le tabac et l'on peut
ajouter le café, les médicaments, le thé, à des degrés différents
ont des incidences néfastes sur celui qui en use, ou en abuse.
Fragile psychologiquement, le toxicomane est aussi
vulnérable sur le plan physique. Le plus grave des risques fut
longtemps l'overdose. Aujourd'hui, c'est le SIDA. La santé
mentale est également menacée, les conduites suicidaires sont
fréquentes. L'alcoolique court des risques semblables. Ajoutons à
ce tableau la relation toujours établie entre la délinquance et la
drogue ou l'alcool (18). Une utilisation abusive du tabac est
génératrice de plus de 50 000 morts par an. Pour la société, la
charge est très lourde, et les profits retirés par l'Etat des taxes sur
les alcools et les tabacs sont anéantis par les dépenses colossales de
santé.
Ne risque-t-on pas d'assister alors à une lente destruction
de la société ? Si le LSD devait être consommé au même titre que
le tabac, l'espèce humaine pourrait devenir monstrueuse. Vingt
kilos de LSD judicieusement placés pourraient plonger dans
l'inconscience une grande partie de la population des Etats- Unis
ou de l'Union Soviétique., obtenir leur reddition par l'inévitable
perte· du contrôle de leur esprit ( 19).
Ce tableau impressionnant n'a pas empêché un
développement considérable de ces produits. Selon le rapport
annuel de l'O.N.U. la production de drogue dans le monde a pris
des proportions alarmantes (20).
En France, le nombre des trafiquants ne cesse
d'augmenter (21 ).. L'attitude de certains pays vis-à-vis de la
drogue est désarmante (22) et l'on s'interroge sur la nocivité de
certaines (23 ).
Les débats récents sur l'alcoolisme ou le tabagisme
illustrent la complexité du problème malgré les hécatombes
provoquées par ces fléaux.
Ainsi la politique criminelle à entreprendre en ce domaine
se trouve confrontée à deux difficultés majeures différentes selon
les produits considérés
l'utilité thérapeutique pour les
(18) Conseil de l'Europe, Aspects pénaux de l'abus des drogues, Comité européen
pour les problèmes criminels 1974 ; 5ème conférence des directeurs d'institÛts de
recherches criminologiques ; l'importance des stupéfiants par rapport à la criminalité,
Strasbourg 1974 ; A. Legoux, L'impératif pénal, Laffont, p. 35 ; Etude comparative
des décès dus à la toxicomanie, Annales internationales de criminologie, 1972-501.
(19) S. Labin, Le monde des drogués, éd. France Empire 1975, p. 222, citant Cohen,
The Beyond within, p. 231.
(20) Le Monde 16 janvier 1988.
(21) Le Monde 22 décembre 1983.
(22) Le Monde 17 décembre 1986.
(23) H. Fischer, La lutte contre les stupéfiants, Rev. int. pol. crim. 1953, p. 259.
�84
PROBLEMES ACTUELS DE SCIENCE CRIMINELLE
stupéfiants, la rentabilité financière pour l'Etat en ce qui
concerne l'alcool et le tabac.
- L'utilité thérapeutique
La plupart des drogues sont indispensables dans le
domaine médical, dans l'industrie. On ne saurait donc admettre
qu on puisse interdire l'usage des stupéfiants. Il faut donc écarter
la suggestion de l'arrêt total et définitif de la production. On
s'expose alors, inévitablement à ce que le marché licite "serve
d'aliment au marché illicite" (24), soit à la suite de cambriolages
de pharmacies ou de laboratoires, soit au moyen de fausses
ordonnances ou d'ordonnances de complaisance. Cela e·xplique la
difficulté de mise en place d'une politique internationale
concrétisée cependant par des conventions, pas toujours respectées
(25) et une pression de l'opinion internationale pour renforcer les
pouvoirs de surveillance et de tutelle des Nations-Unies sur les
pays producteurs des substances dangereuses (26).
Cela explique aussi la mise en place, en France, d'une
législation souple distinguant les trafiquants de drogue qu'il faut
réprimer et les usagers qu'il faut soigner (27).
Mais dans tous les cas, usagers et trafiquants sont aux
ye:ux de la loi des délinquants et l'assuétude à la drogue, si
minime soit elle, demeure interdite.
A supposer qu'on envisage des mesures curatives
concernant les utilisateurs de stupéfiants, ne porte-t-on pas
atteinte à la liberté qu'a chaque individu de disposer de lui-même
et de son propre corps.
9
4
- La rentabilité financière pour l'Etat
C'est cette référence à la liberté de l'individu qui explique
en partie la relative indulgence qu'ont longtemps manifestée les
pouvoirs publics à l'égard de l'alcool et du tabac, incrustés dans le
tissu social. Cette référence marque le souci pour les gouvernants
de retirer le plus de profit possible de la consommation de ces
produits.
Cependant devant les ravages entraînés par la
surconsommation, dont les effets néfastes ne se font sentir que
beaucoup plus, tardivement, le législateur s'est décidé à prendre
(24) R. Gassin, rapport au 18e journées de défense sociale, Rotterdâm 1970,
Politique criminelle et toxicomanie, R.S.C. 1971-194.
(25) L'évolution de la législation et de l'action internationale en matière de
stupéfiants, Le point de vue législatif et doctrinal, R.S.C. 1971-204.
(26) Bettati, La lutte internationale contre le trafic des stupéfiants in Problèmes
politiques et sociaux, Documentation française 1972 n • 222 s., Califana, Trafic
international de stupéfiants, Revue internationale de police criminelle 1976-110 ;
Porot, Les toxicomanies, Que sais-je? 1985, p. 120.
(27) Cf. Loi italienne 685-1975 admettant le contrôle du drogué, (A. Bernardi,
Innovations législatives italiennes en matière pénale, R.S.C. 1987-773).
�Jacques BORRICAND
85
des mesures pour cantonner ce type d'assuétude. Nul ne peut
devenir de propos délibéré une charge pour la société. Et on ne
saurait reprocher à la collectivité d'intervenir lorsque l'assuétude
tolérée est susceptible de peser sur le budget de l'Etat ou de
conduire par ses excès à la commission d'infractions graves.
Nous envisagerons donc dans une première partie
l'assuétude interdite par le droit pénal (usage et trafic de
stupéfiants dont certains sont des médicaments) et dans une
deuxième partie les assuétudes cantonnées par le droit pénal
(alcoolisme, tabagisme).
I - L'ASSUETUDE INTERDITE PAR LE DROIT PENAL
USAGE ET TRAFIC DE STUPEFIANTS
La réglementation française en matière de lutte contre les
stupéfiants est très ancienne puisqu'elle remonte à une loi du 19
juillet 1845 précédant le Congrès International de Shangaï de 1909
et la Conférence de La Haye de 1912 à l'issue de laquelle fut
rédigée la première convention internationale de l'opium obligeant
les parties contractantes à assurer dans cha_que pays le contrôle de
la protection de l'importation et de l'exportation d'opium (28)
brut. La loi du 12 juillet 1916 devait renforcer la répression en
érigeant en infractions pénales deux séries de faits, d'abord la
violation des dispositions réglementaires concernant les substances
classées comme stupéfiants, ensuite certains comportements
spécialement prévus par la loi à savoir le fait de s'être trouvé
porteur de stupéfiants sans motif légitime, le fait de s'être fait
délivrer une substance du tableau B à l'aide d'une ordonnance
fictive ou d'avoir délivré sciemment une telle substance sur
présentation d'une ordonnance fictive ; le fait d'avoir facilité à
autrui l'usage des stupéfiants à titre onéreux ou à titre gratuit,
l'usage en société de stupéfiants. Tous ces agissements étaient
assortis d'une sanction pénale de trois mois à 5 ans
d'emprisonnement et de 3 600 à 36 000 F.
Ce texte, remanié par un règlement d'administration
publique en date du 19 novembre 1948, rejoignait les aspirations
du droit international animées par la S.D.N. puis par l'O.]'LU.
(29), était uniquement axé sur la répression des stupéfiants.
(28) Encyclopédie v. stupéfiants 1979, Jur. pén. Annexes. Substances vénéneuses,
fasc. 3-1986 par J. Penneau. Encyclopédie Dalloz, voir Stupéfiants par J.L. Costa,
Merle et Vitu, Traité de droit criminel, Droit pénal spécial lère édit. 1982, n • 1458 i
Azema, Le droit pénal de la pharmacie, 1978.
(29) A. et M. Porot, Les toxicomanies, Que sais-je ? 7ème éd., p. 123. s.
�86
PROBLEMES ACTUELS DE SCIENCE CRIMINELLE
Autour des années 1950, les conceptions en la matière ont
profondément évolué. D'abord on doit souligner une meilleure
connaissance des causes de l'usage des stupéfiants. On a pris
conscience que "le vrai problème n'est pas uniquement un
problème de drogue mais que c'est aussi celui de l'homme et de
son milieu" (30). Dès lors, on a mis l'accent sur la nécessité du
traitement des toxicomanes (31).
Cette analyse devait trouver un appui très précieux et une
justification dans le mouvement de la défense sociale insistant sur
la prévention spéciale par le traitement des délinquants et la prise
en considération de leur personnalité.
Enfin, l'augmentation du nombre des drogués, d'abord aux
Etats-Unis, puis en Europe occidentale a conduit à un réexamen
et à un approfondissement de ces données scientifiques et en a
confirmé la validité.
Cette évolution a alors conduit à la dissociation du cas des
usagers de drogue et celui des trafiquants. Les usagers sont
considérés avant tout comme des victimes malades d'une
assuétude qu'il convient d'abord de traiter à défaut d'avoir pu la
prévenir. Les trafiquants au contraire sont saisis par les droits
modernes en tant que délinquants professionnels exerçant une
activité criminelle organisée génératrice d'assuétude et contre
lesquels il convient de redoubler de sévérité (32).
En France cette approche a trouvé son expression dans la
loi du 24 décembre 1953. D'une part en effet le texte inséré dans
le Code de la santé publique portait les pénalités jusqu'à un
maximum de 20 ans d'emprisonnement en cas de fabrication
illicite de stupéfiants ou pour en avoir facilité l'usage à des
mineurs. D'autre part, il offrait au juge d'instruction la possibilité
de soumettre les toxicomanes à une cure de désintoxication. mais
le règlement d'administration publique qui devait déterminer les
conditions de cette cure n'ayant jamais été pris, le principe posé
par la loi resta inappliqué.
Toutefois, sous la pression des faits -la majorité
considérable de l'usage de la drogue en France, l'aliénation qui en
résulte pour les sujets qui s'y adonnent- et des idées -l'évolution
des recherches médicales en la matière- la nécessité d'une
réforme se fit sentir aboutissant à la loi du 31 décembre 1970,
votée à l'unanimité.
(30) Lafon, Le point de vue du médecin, Rapport aux troisièmes journées de défense
sociale, 1955-741 ; Bergeret, Toxicomanie et environnement in colloque Fonétions
sociales et déviance, Lyon 19-31 juillet 1977, Annales de Vaucresson, 1977.
•
(31) R. Gassin, Politique criminelle et toxicomanie, article précité, p. 200.
(32) Cf. La résolution n • 2 adoptée à la 38ème session de l'O.l.P .C. Interpol, Mexico
13-18 octobre 1969, Rev. int. pol. crim. février 1970-55. Conseil de l'Europe : groupe
de coopérations en matière de lutte contre l'abus et le trafic illicite des stupéfiants.
Déclaration finale Strasbourg 12-13 novembre 1981.
�Jacques BORRICAND
87
Ce texte reprend la distinction de la loi précédente entre
usagers et trafiquants en aggravant très nettement les peines
applicables à ceux-ci tout en étant assez indulgente pour ceux-là.
Or ce pari libéral que certains pays nous envient a soulevé de
sérieuses difficultés d'application. Dans certaines régions (Paris,
Marseille) à forte densité toxicomaniaque le nombre des
interpellations a posé de difficiles problèmes aux autorités
judiciaires et sanitaires notamment en cas d'interruption
systématique par les intoxiqués de la cure ou de la surveillance
médicale prescrite par l'autorité sanitaire. D'autre part, la loi de
1970 n'avait pas voulu viser les petits trafiquants, ou usagers qui
se transforment en revendeurs pour avoir leur dose. Or il est
certain qu'ils représentent un danger pour autrui. Enfin aux
termes mêmes de la loi de 1970, l'usager est un délinquant (article
628 C.S.P .) quelles que soient les modalités de l'usage alors que la
loi de 1953 ne réprimait que l'usage en société (ancien article 627
C.S.P.) et l'arrêt des poursuites est subordonné à l'acceptation
d'une cure de désintoxication.
Prenant acte de la non application de la loi de 1970 et de
l'entrée en vigueur de la loi du 17 janvier 1986 pour les petits
trafiquants, M. Chalandon avait présenté en septembre 1986 un
projet de loi comportant deux volets (33). Un volet répressif et
un volet préventif. Le volet répressif concernait le trafic mais
aussi l'usage de stupéfiants. Il comportait des majorations de
peine et des règles dérogatoires au droit commun pour accroître la
répression. Ce sont ces dispositions qui en gros ont été adoptées
par la loi du 31 décembre 1987 (34). Le volet préventif prévoyait
que toute personne intoxiquée, présentant des dangers pour ellemême ou pour autrui, pouvait être à des fins thérapeutiques et
sous contrôle médical placée dans un établissement sanitaire. En
cas de refus de l'intéressé une peine d'emprisonnement était
prononcée.
Devant les critiques quasi unanimes dont la presse s'est
faite l'écho cette conception très originale de la prévention a été
abandonnée et la loi de 1970 demeure sur ce point inchangée.
Les textes actuellement en vigueur comportent donc le
double aspect répressif et préventif. On envisagera donc tour à
tour la répression des générateurs de l'assuétude interdite puis le
traitement des victimes de l'assuétude interdite.
(33) A. Kletzen, Etude critique du projet de loi Chalandon relatif à la répression du
trafic et de l'usage de stupéfiants, Mémoire D.E.A. Aix-en-Provence 1987.
(34) J.O. 5 janvier 1988, voir également la circulaire du Garde des Sceaux en date du
1er février 1988. J. Borricand, Commentaire de la loi n • 87-1157 du 31 décembre
1987 relative à la lutte contre le trafic de stupéfiants et modifiant certaines
dispositions du Code pénal, J.C.P. 1988-1, 3337.
�88
PROBLEMES ACTUELS DE SCIENCE CRIMINELLE
A - La répression des générateurs de l'assuétude interdite
lutte contre les trafiquants
La
Les résultats obtenus par les services de police et les
services douaniers sont très significatifs. Le nombre des
interpellations qui était de 1861 en 1970 est passé à 10 900 en
1980, 23 613 en 1983, 26 987 en 1987 ; sur le chiffre de 1987 on
comptait 876 trafiquants internationaux et 3242 trafiquants locaux
(35), mais ces chiffres ne donnent qu'une faible idée des efforts
déployés par le Ministère de l'intérieur et la Direction générale
des douanes notamment pour former et sensibiliser leur personnel
(36). Il est sür que la lutte contre les trafiquants gros et petits
demande de plus en plus de moyens en personnel et en matériel.
Le nombre de douaniers à la répression du trafic de
fourmis, compte tenu de l'étendue de nos frontières est très
insuffisant et les effectifs des policiers spécialisés sont encore
trop faibles (37).
Pourtant la production de dro-gue dans le monde a pris des
proportions alarmantes (38). C'est la raison pour laquelle une
coopération internationale s'est développée depuis longtemps
concrétisée par la signature d'accords bilatéraux et multilatéraux
(39).
Cela explique également que le législateur se soit employé
à mettre sur pied un système répressif très rigoureux. Les textes
actuellement en vigueur visent les gros trafiquants (loi du 31
décembre 1987) et les petits trafiquants (loi du 17 janvier 1986).
1 - La répression des gros trafiquants
La lutte contre ces délinquants professionnels s'exprime
par un régime exorbitant du droit commun développé par la loi
de 1970 et aggravé par la loi du 31 décembre 1987 (J.O. 5 janvier
1988).
Le particularisme de ce régime apparaît à trois niveaux :
la poursuite des infractions, les incriminations retenues, les
pénalités applicables.
(35) Statistiques de la Police Judiciaire, Aspects de la criminalité et de la
délinquance, la Documentation française.
(36) Voir également la politique de formation entreprise à l'égard des magistrats et
des médecins, Le Monde 17 février 1984.
(37) Rapport annuel de 1'0.N.U., Le Monde 16 janvier 1986.
(38) Cf. la toute dernière conférence internationale de Vienne 17 juin 1987, Le
monde 27 juin 1987. Toutefois on doit noter avec satisfaction une légère baisse du
trafic (- 3,28 %) en 1987, Le Figaro 18-20 mars 1988.
(39) Merle et Vitu, op. cit., loc. cit.
�Jacques BORRICAND
89
a) La ooursuite des infractions
Celle-ci est grandement facilitée qu'il s'agisse des organes
policiers ou douaniers ou des autorités de justice.
1) En ce qui concerne les organes policiers ou douaniers il
faut d'abord noter que le délai de garde à vue (article L. 627-1
C.S.P.) peut être prorogé une première fois de 48 heures, une
seconde fois de 24 heures, soit 96 heures, avec l'obligation pour
le Procureur de la République ou le juge d'instruction de désigner
un médecin expert qui examine toutes les 24 heures la personne
gardée à vue et délivre après chaque examen un certificat médical
motivé qui est versé au dossier.
En second lieu, la loi prévoit un certain nombre de
particularités procédurales. Pour faciliter la recherche des
infractions il existe au sein de la direction centrale de la police
judiciaire un office central pour la répression du trafic illicite des
stupéfiants centralisant toutes les informations relatives à ce
domaine. Il existe également, au sein du secrétariat général de
l'organisation internationale de police· criminelle un service
spécialisé dans le trafic de drogues (40). Le régime des
perquisitions et saisies permet aux autorités de police de pratiquer
des investigations la nuit dans les locaux où l'on use en société de
stupéfiants et dans ceux où sont fabriquées, transformées ou
entreposées illicitement lesdites substances ou plantes (41 ).
Cependant la loi subordonne à des conditions très strictes ces
possibilités d'investigation. Il faut une autorisation écrite du
Procureur, du médecin ou du juge d'instruction. Par ailleurs la
fouille à corps assimilable à une perquisition a été jugée nulle si
elle a été pratiquée par un officier de police judiciaire alors
qu'aucune information n'a été ouverte et que l'existence d'un délit
imputable à la personne fouillée n'était révélée par aucun indice
apparent (42). Cependant l'assimilation de la fouille à corps à une
perquisition restait en doctrine discutée.
C'est pourquoi on notera avec satisfaction trois
innovations apportées par la loi de 1987.
En premier lieu, celle-ci organise le dépistage in corpore.
Les moyens de dissimulation utilisés par les trafiquants de drogue
sont en constante évolution. Aux moyens traditionnels, dpuble
paroi et double fond des bagages est venue s'ajouter ces dernières
années la dissimulation dans le corps lui-même. Cette technique,
(40) J.C. Droit international, fasc. 405.C.ler et 2e cahiers ou P.P. 3e App. art. 689 à
696, 1er et 2e cahiers ..
(41) C.S.P., art. L. 627, al. 8.
(42) Cass. crim. 21 juillet 1982, B. n • 196 ; Trib. corr. Vannes 18 février 1982, G.P.
1952.1.276, note Doucet, D.S. 1983.130, note Chambon.
�90
PROBLEMES ACTUELS DE SCIENCE CRIMINELLE
apparue en France au début des années 1980 est surtout utilisée
pour le transport des drogues dures. Les trafiquants font appel à
deux procédés. L'ingestion consiste à conditionner le produit en
boulettes avalées après un jeüne de 48 heures permettant le
transport d'une quantité moyenne de 400 grammes. L'insertion
consiste à introduire dans les cavités naturelles du corps des
ovules de drogue, généralement de l'héroïne. M. J.L. Debré a cité
des chiffres impressionnants (43). En 1983, l'interpellation de 71
personnes a permis de saisir 11,4 kgs de drogue, en 1986, 167
personnes interpel1ées ont permis de saisir 39,3 kgs. L'objet du
nouveau texte est de rendre ce dépistage obligatoire tout en
l'assortissant de garanties. Désormais en effet le nouvel article 60
bis du code des douanes prévoit que "lorsque les indices sérieux
laissent présumer qu'une personne franchissant les frontières
transporte des produits stupéfiants dissimulés dans son organisme
les agents des douanes peuvent la soumettre à des examens
médicaux de dépistage après avoir obtenu son consentement
exprès. En cas de refus, les agents des douanes présentent au
Président du tribunal de Grande instance ... une demande
d'autorisation ... Toute personne· qui aura refusé de se soumettre
aux examens médicaux prescrits par le magistrat sera punie d'une
peine d'emprisonnement d'un inois à un an et d'une amende de
500 à -15 000 F" (44).
La notion d'indices seneux est distincte de celle
permettant d'agir en flagrant délit, les fonctionnaires des douanes
ne se trouvant à ce stade qu'à la recherche d'une infraction
possible mais non certaine.
Pour prévenir les infractions de trafic international de
stupéfiants par voie maritime le Code des douanes voit également
ses dispositions modifiées par les articles 9 et 11 de la loi.
L'article 9 ajoute un article 44 bis à ce Code en autorisant une
zone contiguë comprise entre douze et vingt quatre milles marins
... le service des douanes à exercer "les contrôles nécessaires en
vue de:
a) prévenir les infractions aux lois et règlements que
l'administration des douanes est chargée d'appliquer sur le
territoire douanier ;
b) poursuivre les infractions à ces mêmes lois et règlements
commises sur le territoire douanier".
(43) A. N. Rapport au nom de la Commission des lois n • 943. Sur 393 réquisitions
médicales acceptées par le sujet, 87 visites se sont révélées positives à Roissy. Sur
121 opérées à Orly 41 l'on été. M. Chalandon a cité cependant des chiffres différents.
A Roissy sur 396 visites effectuées avec le consentement des intéressés 87 % auraient
été positives. Sénat, discussion et adoption 12 novembre 1987, p. 3813.
(44) Cf. jurisprudence américaine citée par J.L. Debré conférant aux douanes un
pouvoir très vaste sur la base d'un doute raisonnable de contrebande, A.N. n • 943,
p. 88.
�Jacques BORRICAND
91
L'article 11 modifie de son côté l'article 62 du Code des
douanes : "Les agents des douanes peuvent visiter tout navire endessous de 1 000 tonneaux de jauge brute se trouvant dans la
zone maritime du rayon des douanes ... ". Cette modification du
Code des douanes était ardemment souhaitée par la Direction des
douanes et a récolté l'adhésion des parlementaires (45).
Il n'en a pas été de même pour la discussion de l'article 4
de la loi créant un article L. 627.5 C.S.P. instituant une excuse en
cas de délation. Cette innovation a été vivement défendue par M.
M. Girault (46). Son but est de faciliter la destruction des ·réseaux
de trafiquants de drogue. Une actualité récente a montré
l'efficacité d'une telle mesure en matière de terrorisme qu'il
s'agisse de la France ou des Etats voisins (47). Le rapporteur a
fait remarquer que ce système s'inscrit dans le prolongement de
nombreux précédents de notre législation. Les articles 268 du
Code pénal relatifs au repentir en matière d'association de
malfaiteurs, 138 en ce qui concerne la contrefaçon du sceau de
l'Etat, 101 pour les atteintes à la süreté de l'Etat, 463-1 et 463-3
pour le terrorisme ont prévu un mécanisme d'excuse absolutoire
pour ceux qui dénonçaient les auteurs ou complices de
l'infraction. Le nouvel article L. 627-5, C.S.P. prévoit deux cas.
D'abord aux termes de l'article L. 627-5 "Toute personne qui se
sera rendue coupable de participation à une association ou à une
entente constituée en vue de commettre l'une des infractions
énumérées à l'article L. 627 sera exempte de peine si, ayant
révélée cette association ou cette entente à . l'autorité
administrative ou judiciaire, elle a permis d'éviter la réalisation
de l'infraction et d'identifier les autres personnes en cause".
"Ensuite ajoute le texte, hors les cas prévus à l'alinéa précédent,
la peine maximale encourue par toute personne, auteur ou
complice de l'une des infractions énumérées à l'article L. 627 qui
aura, avant toute poursuite, permis ou facilité l'identification des
autres coupables ou, après l'engagement des poursuites permis ou
facilité l'arrestation de ceux-ci, sera réduite de moitié".
Certains parlementaires ont condamné cette légalisation de
la délation (48).
(45) Rapport M. Girault au nom de la Commission des lois. Sénat n • 257, p. 22 i
Aas. Nat. rapport J.L. Debré préc. p. 15.
(46) Sénat n • 257 précité, p. 18, Debré, Aas. Nat. n • 943 préc. p. 24.
(47) Bouloc, Le problème des repentis. La tradition française relative au statut des
repentis., R.S.C. 1986.771 i voir également les articles de Pettiti, p. 751 ; Barreiros,
p. 753, Palazzo, p. 757 ; cf. loi allemande 28 juillet 1981, cité in Rapport Debré, p.
67. Cf. également loi belge 9 juillet 1975 créant une cause d'excuse de dénonciation.
(48) Sénat séance 9 janvier 1987, intervention de M. Darras, p. 1591 : "Comment
concevoir et accepter qu'un gros trafiquant coupable d'activités que l'on peut
qualifier de criminelle deviendrait soudain un honnête homme, exempt de peine et
apte à reprendre tranquillement la vie civile sous le prétexte qu'il aurait révélé
l'identité de ses complices", Sénat 9 juin 1987, intervention de Mme Fraysse-Cazalis.
�92
PROBLEMES ACTUELS DE SCIENCE CRIMINELLE
2) Les autorités de justice voient de leur côté leur action
répressive renforcée. D'abord l'article L. 627.1 C.S.P. prévoit
qu'en cas d'inculpation et afin de garantir le paiement des
amendes encourues des frais de justice et surtout de la
confiscation, le président du tribunal de grande instance sur
requête du ministère public pourra ordonner des mesures
conservatoires sur les biens de la personne inculpée. Ces mesures
sont destinées à préparer en quelque sorte la confiscation
éventuelle et doivent permettre d'éviter que le trafiquant
n'organise son insolvabilité pendant l'instruction en procédant à
l'évasion des fonds provenant du trafic (49).
Ensuite et surtout· la loi du 31 décembre 1987 allonge la
durée de la prescription de l'action publique de 3 à 10 ans (article
L. 627-6 C.S.P.) et la prescription de la peine de 10 à 20 ans. On
peut justifier cet allongement par le caractère criminel du
quantum des peines prononcées par les tribunaux correctionnels
en matière de trafic. Il était nécessaire d'aligner la prescription
concernant les infractions sur celle applicable en matière de
crime. C'est dans le seul souci d'alourdir les procédures que le
parlement en 1970 a écarté les peines criminelles et M. Chalandon
a réaffirmé qu'un impératif d'efficacité de la lutte contre la
drogue imposait de garder le caractère particulier de délit au
trafic de drogue (50). Cet allongement du délai de prescription
aura des incidences notables compte tenu de la multiplicité des
infractions visées par la loi.
b) En effet l'éventail des incriminations est
désormais très large. A la liste déjà longue prévue par la loi de
1970, celle de 1987 a ajouté trois autres infractions destinées à
durcir encore la répression.
1) Le trafic illicite est visé à l'article L. 627 C.S.P. Il
consiste dans l'importation, la production, la fabrication ou
l'exportation illicite de substances ou plantes classées comme
10 à 20 ans
stupéfiants. Les peines sont lourdes
d'emprisonnement. La longueur de ces peines a conduit certains à
suggérer de traiter le trafic illicite de stupéfiants comme un
crime. Il a été déjà évoqué les raisons qui expliquent. que le
législateur ne se soit pas rallié à cette analyse : l'efficacité de la
répression. D'autre part certains parlementaires français avaient
proposé l'instauration de la peine capitale, d'autant que certains
pays la pratiquent. Ainsi la conférence internationale de Vienne,
(49} Ass. Nat. n • 943 rapport J.L. Debré, p. 23 ; Sénat n • 257 rapport J.M.
Girault, p. 17.
(50) Intervention Sénat, séance 9 juin 1987, p. 1593.
�Jacques BORRICAND
93
organisée à l'initiative de l'O.N.U. qui s'est déroulée du 17 au 26
juin 1987 a mis en lumière la diversité des approches punitives et
répressives. Le délégué iranien a donné le chiffre d'une centaine
de trafiquants exécutés en Iran en 1980 et 1986 tandis que le
délégué américain évoquait la peine de mort pour maîtriser le
problème (51 ). On observera au surplus que la tentative est
répnmee comme le délit consommé (52) et qu'il en est de même
de l'association ou de l'entente en vue de commettre une
infraction (53).
En cas de récidive les peines sont doublées : ainsi le
trafiquant encourt jusqu'à 40 ans d'emprisonnement.
En particulier, le délit d'entente vise l'ensemble des
activités des prévenus et non seulement des agissements
spécialement incriminés. Il permet ainsi d'asseoir les poursuites
sur les simples actes préparatoires à des délits indéterminés en
tablant sur leur nombre et pour le lien qui les unit. Le même
texte ajoute que la répression pourra s'exercer "alors même que
les divers actes qui constituent les éléments de l'infraction auront
été accomplis dans des régions différentes (article L. 627, al. 3,
C.S.P.) (54).
De même l'article 627 assimile un certain nombre de
comportements au trafic susceptibles d'avoir pour objet ou pour
conséquence de faciliter le trafic de stupéfiants ou la diffusion ou
la toxicomanie. Sont ainsi incriminés les comportements suivants :
- Faciliter à autrui l'usage des stupéfiants à titre onéreux ou
gratuit, soit en procurant dans ce but un local, soit par tout autre
moyen (art. L. 627, al. l, al. 2). Se faire délivrer ou tenter de se
faire délivrer de telles substances au moyen d'ordonnances
fictives ou d'ordonnances de complaisance (art. L. 627 al. 1, al.
2).
- Délivrer ces substances sur présentation d'une ordonnance dont
le caractère fictif ou de complaisance est connu (art. L. 627, al.
(51) M.P. Kechichian, La conférence internationale de Vienne : Une guerre mondiale
contre la drogue, Le Monde 27 juin 1987.
(52) Ainsi jugé que le commencement d'exécution est caractérisé dans le cas d'une
négociation tendant à la cession et à l'acquisition d'une certaine quantité de
stupéfiants alors même que les parties ne s'étaient pas mises d'accord sur le prix au
moment de leur interpellation. Crim. 18 août 1973, B. n • 339. Voir également crim.
25 octobre 1962, B. n • 292 ; 25 octobre 1962, B. n • 293, 29 décembre 1970,
n•
356. A l'inverse il a été décidé que le fait de remettre à un tiers une somme d'argent
destinée à l'achat de haschisch ne constitue pas un commencement d'exécution dès
lors que la somme d'argent ayant été expédiée par ce tiers à un autre individu sous
forme de mandat, celui-ci a été retourné impayé à l'expéditeur sana qu'aucun
vendeur de stupéfiants n'ait été contacté ; crim. 15 mai 1979, B. n • 175, G.P. 1980,
1.88, note P.L.G. ; D. 1979.IR.525, oba. Puech, D 1980.409, note Cambasaedea,
R.S.C. 1980.969, obs. Larguier.
(53) Crim. 16 octobre 1979, B. n • 285 jugeant que ce type de délit est continu.
(54) Crim. 3 novembre 1970, D. 1971-83 ; 2 mars 1971, B. n • 71 ; 13 mai 1971, B.
n • 157; 22 novembre 1973, B. n • 434, G.P. 1974.1.80.
:e.
�94
PROBLEMES ACTUELS DE SCIENCE CRIMINELLE
1 3°). Ces dispositions visent essentiellement les médecins et les
pharmaciens qui seraient tentés de délivrer des ordonnances avec
une exceptionnelle fréquence (55). Les pénalités relatives à ces
trois incriminations spéciales sont de deux à dix ans
d'emprisonnement et de 5 000 à 50 000 F d'amende ou de l'une
de ces deux peines seulement.
- La provocation au délit est instaurée par l'article L. 630 · C.S.P.
Aux termes de ce texte sont punis d'un emprisonnement de un à
cinq ans et d'une amende de 5 000 à 50 000 F ou de l'une de ces
deux peines seulement ceux qui par un moyen quelconque auront
provoqué l'un des délits examinés précédemment alors même que
cette provocation n'aurait pas été suivie d'effet ou qui les auront
présentés sous un jour favorable (56).
Dans un but de prévention, l'incrimination est très
extensive, puisqu'elle punit non seulement la provocation aux
délits précédemment étudiés, mais également la provocation à
l'usage de substances présentées comme ayant les effets de
substances ou de plantes stupéfiantes. Il faut entendre, semble-til, que les substances objet de la provocation bien que présentées
comme ayant les effets de substances ou de plantes stupéfiantes
n'appartiennent pas, en fait, à cette catégorie. Le délit existe, ici
encore, alors m~me que la provocation n'aurait pas été suivie
d'ef/et, et les peines encourues sont celles prévues à l'article L.
630 al. 8 du Code de santé publique (57).
En cas de provocation au moyen de l'écrit, de la parole ou
de l'image, les poursuites seront exercées contre les personnes
énumérées à l'article 285 du Code pénal dans les conditions fixées
par cet article, si le délit a été commis par voie de presse ; elles
seront exercées contre les personnes reconnues responsables de
l'émission, ou à leur défaut les chefs d'établissements, directeurs
ou gérants des entreprises ayant procédé à la diffusion ou en
ayant tiré profit, si le délit a été commis par toute autre voie. Les
poursuites seront exercées dans les conditions ainsi définies même
si le lieu de l'émission de l'écrit, de la parole ou de l'image se
{55) Toulouse, ch. corr. 2 décembre 1982, J.C.P. 1984.IV.200
{56) Commet le délit ainsi défini et réprimé l'individu qui a vendu des exemplaires
d'une carte postale portant au recto l'inscription "L.S.D. j'aime" agrémentée de
dessin en forme de coeur, et reproduisant au verso l'image d'une seringue à injections
hypodermiques {Casa. crim. 9 janvier 1974 ; Bull. crim. n • 15 ; Gaz. Pal.
1974.1.201). Mais ne constitue pas une provocation à la fabrication, à la
commercialisation ou à l'usage des stupéfiants la présentation d'un parfum, d'un
cosmétique ou de produits similaires sous le terme opium (Paris 7 mai 1979 ; J .C.P.
80, éd. G. IV.136).
,
{57) A cet égard, l'offre à un éventuel consommateur d'un produit présenté comme
ayant les effets d'une substance stupéfiante est une incitation à l'usage constitutif du
délit de provocation prévu à l'article L. 630, al. 2 du Code de la santé publique
(Trib. gr. inst. Paris 24 février 1984; J.C.P. 85, éd. G. IV.217).
�Jacques BORRICAND
95
situe à l'étranger pourvu que la provocation ait été diffusée en
France (Code de la Santé publique, article L. 630 al. 3) (58).
La loi de 1987 ajoute à cette palette déjà riche de
comportements répréhensibles trois autres délits.
D'abord l'article L. 627.2, alinéa 2 du Code de la santé
publique, sanctionne d'une peine d'emprisonnement de deux ans à
dix ans l'offre ou la cession de stupéfiants à des mineurs dans des
centres d'enseignement, d'éducation ou dans des locaux de
l'administration complétant l'incrimination visée par la loi du 17
janvier 1986 à l'alinéa précédent (1 à 5 ans de prison). Il s'efforce
ainsi de protéger une clientèle particulièrement vulnérable.
C'est ce même souci de protection de la jeunesse qui a
conduit le législateur, à l'initiative d'un parlementaire (59) à
étendre aux infractions sur les stupéfiants des dispositions de la
loi du 16 juillet 1949 sur les publications destinées à la loi du 16
juillet 1949 sur les publications destinées à la jeunesse dont la
tenue serait susceptible d'inciter à l'usage ou au trafic de
stupéfiants (article 14) (60).
Ensuite, la loi étend le délit d'insolvabilité orgamsee
prévue par l'article 40 l .1 du Code pénal (loi 8 juillet 1983) au cas
où le condamné aurait tenté de se soustraire à une mesure de
confiscation (art. 13).
Enfin et surtout la loi nouvelle crée ce qu'il est convenu
d'appeler le délit de blanchissement des fonds. Si une saisie de
stupéfiants peut momentanément interrompre les activités d'un
trafiquant, seules la saisie et la confiscation de ses biens et de ses
avoirs peut mettre fin réellement au trafic organisé et constituer
une sanction efficace à l'égard du trafiquant. Or, l'expérience a
révélé que les services enquêteurs se trouvent confrontés à de
grosses difficultés, bien hors de France, pratique des prête-noms.
Ce problème n'est pas propre à la France. Plusieurs pays voisins
ont déjà pris des dispositions particulières en ce sens (61) et les
organisations internationales considèrent que la détection et la
saisie de biens et de capitaux est considérée comme un objectif
prioritaire.
L'O.N.U. a mis en chantier un projet de convention dont
une importante partie portera sur les avoirs financiers. Le Conseil
(58) En ce qui concerne la responsabilité des directeurs de publication, il a été jugé,
dans un cas où avait été publiée la lettre d'un lecteur dont les termes étaiênt de
nature à tomber sous le coup du délit de provocation, que le directeur de cette
publication devait être relaxé dès lors qu'il avait simplement voulu, dans le cadre
d'une enquête sur la drogue, informer ses lecteurs de l'opinion d'un drogué, opinion à
l'égard de laquelle il avait adopté une attitude réservée (Casa. crim. 20 avril 1982 ;
Gaz. Pal. 1982.2.538 note Doucet).
(59) M. Caldagues, Sénat 9 juin 1987, p. 1605.
(60) Ass. Nat. n • 943, rapport J.L. Debré, p. 13.
(61) Italie, Grande-Bretagne, cité in rapport J.L. Debré, Annexe au P.V. de séance
du 2 octobre 1987.
�96
PROBLEMES ACTUELS DE SCIENCE CRIMINELLE
de l'Europe, groupe Pompidou, a déjà consacré plusieurs séances
de travail à ce sujet (62). L'O.I.P.C.-Interpol a pris plusieurs
résolutions en assemblée générale.
Un nouvel alinéa est inséré dans l'article L. 627 C.S.P. aux
termes duquel "Seront punis d'un emprisonnement de deux à dix
ans et d'une amende de 5 000 F à 500 000 F ou de l'une de ces
deux peines seulement ceux qui, par tout moyen frauduleux,
auront facilité ou tenté de faciliter la justification mensongère de
l'origine des ressources ou des biens de l'auteur de l'une des
infractions mentionnées au premier alinéa du présent article ou
ceux qui auront sciemment apporté leur concours à toute
opération de placement, de dissimulation ou de conversion du
produit d'une telle infraction".
La répression ainsi définie s'apparente ainsi à celle qui est
prévue par l'article 335-5 C.P. en matière de proxénétisme (63).
c) L'aggravation des peines
Si l'on excepte l'article L. 627 .5 du Code de la Santé
publique permettant soit une exemption, soit une minoration de
peine par le jeu de la délation, l'examen de la diversité des
sanctions prévues par la nouvelle loi révèle un durcissement des
pénalités, qu'il s'agisse des peines principales ou des peines
complémentaires.
-1) les peines principales
Un des particularismes les plus notables de la législation
en matière de toxicomanie est la lourdeur des peines puisque
celles-ci peuvent atteindre en cas de récidive 40 ans
d'emprisonnement. Mais le droit positif aboutit parfois à ce
résultat paradoxal que le délinquant peut échapper à cette peine
en cas de concours réel d'infractions. On sait en effet que la
jurisprudence s'appuyant sur l'article 5 du Code pénal a
progressivement dégagé le régime des infractions en concours, en
créant notamment les mécanismes de la réduction au maximum
légal et de la confusion des peines.
Pour déterminer ce maximum, on sait également qu'il
convient de se référer à l'échelle des peines. La Cour de cassation
considère de ce fait depuis longtemps qu'une peine de enature
criminelle absorbe nécessairement une peine de nature
correctionnelle (64 ).
(62) Cf. Recommandation adoptée par le Comité du Conseil des Ministres le 27 juin
1980 portant sur les mesures contre le transfert et la mise à l'abri des capitaux
d'origine criminelle.
(63) Sénat n • 257, Rapport J.M. Girault, Annexe au Procès verbal de la séance du 3
juin 1987, p. 15.
(64) Crim. 9 novembre 1878, D. 1878.1.388 ; 19 juin 1931, S. 1933.1.35.
�Jacques BORRICAND
97
En conséquence, un délinquant condamné à cinq ans de
réclusion pour un crime, puis à quinze ans d'emprisonnement
pour trafic de stupéfiants ne devra purger que cinq ans de
réclusion, la peine de quinze ans d'emprisonnement plus faible
étant censée s'exécuter avec la plus forte.
Pour remédier à cet inconvénient majeur, le projet de loi
dans sa rédaction initiale procédait, par le biais de son article 7 à
une réforme profonde et à vocation générale de l'article 5 du
Code pénal. L'Assemblée Nationale avec l'accord du
gouvernement a finalement décidé de limiter la réforme proposée
aux seuls cas dans lesquels figure parmi les infractions commises
par une même personne, une infraction à la législation sur les
stupéfiants. Ce n'est donc plus le Code pénal qui est modifié,
mais le Code de la Santé publique dans lequel il est proposé
d'insérer un nouvel article L. 630.3 qui reprend la distinction de
la Chambre criminelle entre unité de poursuites et pluralité de
poursuites. On notera que ce texte utilise la formule "peines de
même espèce" et non pas celle habituellement utilisée de "peines
de même nature". Ces deux expressions ne sont pas synonymes.
La nature d'une peine se détermine en effet par ..référence à
l'échelle des peines. "Les peines de même espèce sont celles qui
ont le même objet sans qu'il y ait lieu de se référer à l'échelle des
peines" (65).
·
D'autre part, pour lever toute équivoque et échapper à la
critique essentielle du système de non cumul applicable aux
trafiquants, la loi précise que les peines privatives de liberté sont
de même espèce. Enfin pour éviter que la personne se trouvant
sous le coup de plusieurs condamnations pour des infractions en
concours ne soit pas défavorisée par rapport à celle qui fait
l'objet d'une seule poursuite, la loi nouvelle reprend les deux
hypothèses envisagées par le droit positif.
En cas de poursuites simultanées (article L. 630.3 du Code
de la Santé publique )1 la juridiction a la possibilité de prononcer
toutes les peines principales ou complémentaires prévues pour les
infractions dont elle est saisie, réserve faite cependant des peines
de même espèce pour lesquelles une seule peine, la plus lourde
doit être prononcée.
Cette solution rompt avec la jurisprudence antérieure de la
Cour de cassation qui censurait toutes les décisions . qui
prononçaient autant de peines principales que d'infractions
imputées au condamné (66). Cette situation était fort critiquée par
la doctrine en raison des difficultés qu'elle entraînait (67). On
(65) Circulaire 1er février 1988, Annexe 1.
(66) Crim. 23 octobre 1956, B. n • 664 ; 16 février 1954, B. n • 76, Pradel et
Varinard, Les grands arrêts, 1, 2ème éd. 1988 n • 42.
(67) Pradel, Droit pénal, 6ème éd. 1988, p. 751.
�98
PROBLEMES ACTUELS DE SCIENCE CRIMINELLE
observera cependant que le texte ne vise pas les contraventions
connexes qui demeurent soumises au régime général de l'article 5
du Code pénal.
En cas de poursuites successives, le deuxième alinéa de
l'article L. 630.3 prévoit des règles spécifiques concernant
l'exécution des peines résultant de condamnations pour crime ou
délit prévus par les articles L. 627, 627 .2, 630, du Code de Santé
publique. Elles s'appliquent toutes les fois que les faits ayant
donné lieu à l'une des condamnations ont été commis avant que
l'autre ne devienne définitive. Les peines de même espèce
s'exécutent cumulativement dans la limite du maximum légal le
plus élevé (68).
La circulaire précise qu'il doit être tenu compte le cas
échéant pour la détermination du maximum de l'état de récidive
légale tel qu'il résulte des articles 56 à 59 du Code pénal (69),
lorsque la récidive a été constatée par décision de condamnation
(70). Enfin le texte prévoit la possibilité d'une confusion des
peines qui s'opèrera de façon autonome entre peines de même
espèce. La circulaire donne l'exemple d'une personne condamnée
simultanément à dix ans de réclusion criminelle et cinq ans
d'interdiction de séjour pour coups et blessures volontaires ayant
entraîné la mort sans intention de la donner, à huit ans
d'emprisonnement, 500 000 F d'amende et trois ans d'interdiction
de séjour pour importation illicite de stupéfiants. Si la confusion
des peines est ordonnée, la durée de la privation de liberté sera
de dix ans, le montant de l'amende de 500 000 F et l'interdiction
de séjour de cinq ans (71 ).
2) Les peines complémentaires
L'éventail de ces sanctions est très étendu. Elles sont à la
fois de nature personnelle et de nature réelle.
- Les premières sont visées aux alinéas 6 et 7 de l'article
L. 627 du Code de la santé publique. Elles ont un caractère
facultatif. C'est l'interdiction des droits civiques pendant une
durée de deux ans à cinq ans, le retrait du passeport, la
suspension du permis de conduire pour une durée de trois ans ou
plus, l'interdiction d'exercer la profession sous le couvert de
laquelle le délit aura été perpétré pourra en outre être prononcée
pour un délai maximum de cinq ans.
Les tribunaux pourront prononcer l'interdiction définitive
du territoire français vis-à-vis des étrangers condamnés (article L.
630.1, alinéa 1 du Code de la santé publique) et la loi de 198 7 a
(68)
(69)
(70)
(71)
Crim. 4 novembre 1969, B. n • 285.
Crim. 24 février 1943, B. n • 13.
Crim. 30 mai 1972, B. n • 182.
Circulaire précitée, Annexe 1, p. 6.
�Jacques BORRICAND
99
durci les conséquences de l'interdiction définitive en privant
l'intéressé du bénéfice de l'article 55.1 du Code pénal (72).
Les sanctions de nature réelle sont la confiscation et la
fermeture d'établissement. La confiscation porte sur les
installations matérielles et tous biens immobiliers ayant servis
directement ou indirectement à la commission de l'infraction ainsi
que tout produit provenant de celui-ci : à quelque personne qu'ils
appartiennent à moins que les propriétaires n'établissent leur
bonne foi (article L. 629 alinéa 3 du Code de la santé publique
(73). La fermeture de tout hôtel, maison meublée, pension, débits
de boissons, restaurant, club dancing, etc .... pourra être ordonnée
par le juge d'instruction à titre provisoire pour une durée de trois
mois renouvelable et par la juridiction de jugement pour une
durée de trois mois à cinq ans en prononçant le cas échéant le
retrait de la licence de débit de boissons ou de restaurant (74).
A cette fermeture judiciaire, la loi de 1987 a ajouté la
fermeture administrative ordonnée soit par le commissaire de la
République pour une durée maximum de trois mois ou par le
Ministre de l'intérieur pour une durée maximum d'un an (article
L. 629.2 du Code de santé publique).
_
Cet arsenal de mesures impressionnantes n'est pas sans
soulever des réserves : compétence concurrente de l'autorité
administrative et de l'autorité judiciaire en matière de fermeture
d'établissement, atteinte au principe de la personnalité des peines,
caractère irréversible de certaines mesures.
Il se justifie pleinement cependant si l'on veut lutter avec
quelque efficacité contre le trafic de drogue que la loi du 17
janvier 1986 complète heureusement à l'encontre du petit
trafiquant.
2 - Le petit trafiquant
L'évolution de la toxicomanie a fait apparaître entre le
gros trafiquant qui la plupart du temps ne se drogue pas et
l'usager, une catégorie intermédiaire, celle des usagers trafiquants
qui font commerce de drogue pour s'en procurer pour leur usage
personnel et celle des petits revendeurs non usagers de drogue qui
fournissent aux autres de la drogue pour se procurer des fonds ou
des objets volés (75).
(72) J.L. Debré précise qu'il y avait à Paris en instance plus de 70 requêtes en
relèvement d'interdiction définitive Asa. Nat., n • 943, p. 29.
(73) Aas. Nat. n • 943, rapport J.L. Debré, p. 13, Sénat n • 257, rapport J.M.
Girault, p. 20.
(74) Asa. Nat, n • 43, rapport J.L. Debré, p. 28 ; Sénat n • 257, rapport J.M.
Girault, p. 21, cf. J. Sacotte, "Mesures accessoires de droit pénal français dans la
lutte contre la drogue", Rev. droit pén. crim., 1975-76, p. 947.
(75) Les statistiques révèlent que le nombre qui était de 4 365 en 1982 est passé en
�100
PROBLEMES ACTUELS DE SCIENCE CRIMINELLE
Pour lutter contre ce "travail de fourmis", une circulaire
du garde des sceaux en date du 17 septembre 1984 avait déjà
attiré l'attention des Parquets sur cette catégorie nouvelle de
délinquants. Il y était dit notamment "lorsque vous serez
désormais saisi d'une procédure dans laquelle vous rencontrerez
chez une même personne la qualité d'usager et celle de trafiquant,
je vous invite à rechercher si la seconde qualité ne l'emporte pas
sur la première" (76).
Cette circulaire marquait une approche nouvelle des faits
d'usage -trafic permettant de sanctionner plus efficacement le
délinquant toxicomane qui se livre de façon avérée au trafic de
stupéfiants (une circulaire postérieure en date du 12 mai 1987 a
d'ailleurs confirmé cette analyse). Elle ne pouvait suffire à
combler les lacunes de la législation (77).
C'est dans ces conditions que la loi du 17 janvier 1986
portant diverses incriminations d'ordre social a prévu une
incrimination spécifique pour les petits revendeurs. Aux termes
de l'article L. 627 .2 du Code de santé publique. "Seront punis
d'un emprisonnement d'un an à cinq ans et d'une amende de
5 000 F à 500 000 F ou de l'une de ces deux peines seulement
ceux qui auront cédé ou offert des stupéfiants à une personne en
vue de sa consommat,ion personnelle".
· Cependant, pour tenir compte de la diversité des
situations, pour éviter de multiples peines d'emprisonnement qui
ne· pourraient avoir que des conséquences néfastes sur l'usager
revendeur, la loi organise la procédure de comparution immédiate
avec la possibilité pour le tribunal d'ordonner une enquête de
personnalité lui permettant de choisir la mesure la plus adaptée
(article L. 627.3 du Code de santé publique).
En revanche, la loi prévoit comme pour le gros trafiquant
la saisie et la confiscation des installations, matériels et tous biens
immobiliers ayant servi directement ou indirectement à la
commission de l'infraction ainsi que tout produit provenant de
-celle-ci à quelque personne qu'ils appartiennent à moins que les
1986 à 4549, cf. Fontaine, "Punir ou guérir, bilan de la loi du 31 décembre 1970",
mémoire de D.E.A. Aix 1987.
(76~ Cité par G. Bonnemaison, observations présentées au nom de la commfssion des
affaires culturelles familiales et sociales sur le projet de loi portant aménagements et
simplification relatifs à la protection sociale, Ass. Nat. annexe au P.V. de la séance
du 5 décembre 1985, p. 54; voir également Sénat, rapport de M. Boyer, au nom de la
commission des affaires sociales (annexe au P.V. de la séance du 17 décembre 1985,
p. 12).
(77) Fully, "Le problème des drogués trafiquants", Rev. pénit. 1973-159 ; S.
Avignon, "Usage, détention, petit trafic de stupéfiants à Toulon, Aix-en-Provence et
Marseille", mémoire D.E.A., Aix 1987 ; G. Casile, "La toxicomanie et le droit :
Aspects législatifs et prospective", à paraître in Sociologie du Sud-Est.
�Jacques BORRICAND
101
propriétaires n'établissent leur bonne foi (art. L. 629 du Code· de
santé publique) (78).
Il en va de même pour la possibilité offerte au tribunal de
prononcer l'interdiction du territoire français pour une durée de
deux à cinq ans contre tout étranger condamné sur la base de
l'article L. 627 .2 du Code de santé publique (art. L. 630-1 du
Code de santé publique).
Ainsi la loi du 17 janvier 1986 sans fermer la porte à
toute possibilité de réinsertion sociale par des alternatives à
l'emprisonnement entend cependant sanctionner sévèrement les
petits usagers revendeurs qui très souvent sont à l'origine de la loi
de 1970 vis à vis des victimes d'une assuétude qu'il convient
d'aider par une thérapie appropriée.
B - Le traitement des victimes de l'assuétude interdite
illicite des stupéfiants
l'usage
L'originalité de la loi de 1970 est de proposer au drogué
qui est un délinquant un traitement médical dont il faudra
mesurer les consé.quences (79). La pratique a démontré cependant
les difficultés d'application surtout dans la mesure où ce sont ces
difficultés qui avaient conduit au projet initial Chalandon.
1 - La mise en oeuvre du traitement
L'article L. 355.14 du Code de Santé publique pose en
principe que toute personne usant d'une façon illicite de
substances ou de plantes classées comme stupéfiants est placée
sous la surveillance de l'autorité sanitaire.
Mais le Code de la Santé publique organise différemment
cette surveillance selon le moment de la prise en charge du
drogué par les services sociaux qui peut se réaliser soit avant
toute poursuite, soit après le déclenchement de poursuites (80).
a) Mise en oeuvre antérieure aux poursuites
C'est l'article L. 355 du Code de Santé publique qui
envisage cette hypothèse en envisageant deux cas.
1) Tantôt le toxicomane peut se présenter spontané.ment
dans un dispensaire ou dans un établissement hospitalier afin d'y
(78) Ass. Nat. séance 10 décembre 1985, p. 5859, intervention de G. Bonnemaison.
(79) Floriot, "La répression de l'usage des stupéfiants en droit français", Rev. pénit.
1973.23.
(80) M. Richard, "L'action policière en matière de toxicomanie", mémoire D.E.A. Aix
1983 ; M. Meyrinne-Laforet, "L'actualisation de la toxicomanie en 1985", mémoire
D.E.A., Aix 1986.
�102
PROBLEMES ACTUELS DE SCIENCE CRIMINELLE
être traité. L'anonymat est offert afin d'encourager l'initiative
(article L. 355.21, al. 1 du Code de Santé publique).
2) Tantôt le toxicomane est signalé comme faisant usage
de stupéfiants soit par le certificat d'un médecin par dérogation
expresse au secret médical soit sur un rapport d'une assistante
sociale. De deux choses l'une, ou bien l'examen médical reconnaît
l'intoxication et l'autorité sanitaire propose alors une cure de
désintoxication à l'intéressé (A. 355.19 du Code de santé
publique), ou bien cet examen est négatif et dans ce cas
l'intéressé doit rester sous surveillance médicale (A. 355.20 du
Code de Santé publique). La violation de ces injonctions n'est
sanctionnée par aucun texte (81). Il n'en va pas de même de
l'hypothèse suivante.
b) Mise en oeuvre oostérieure aux poursuites
Deux hypothèses sont prévues par l'article L. 628 du Code
de Santé publique.
1) Le Parquet peut d'abord enjoindre aux personnes ayant
fait un usage illicite de stupéfiants de subir une cure de
désintoxication ou de se placer sous surveillance médicale. les
deux cas de figure de l'hypothèse précédente se retrouvent soit
intoxication, soit non intoxication.
·
Dans les deux cas, il appartient à l'intéressé d'informer .
l'autorité sanitaire du suivi de la cure ou de la ·surveillance
(article L. 355.16 et 17 du Code de Santé publique). De son côté
l'autorité sanitaire doit tenir informé le Parquet du suivi médical
(art. 355.16, al. 4 et 355.17 al. 4 du Code de Santé publique).
2) Egalement le juge d'instruction ou le tribunal peuvent
par ordonnance ou décision de justice astreindre les personnes
inculpées d'usage illicite de stupéfiants à une cure de
désintoxication accompagnée de toutes les mesures de surveillance
médicale. et de réadaptation appropriée à leur état, ce . qui
implique soit une hospitalisation continue ou partielle, soit une
simple surveillance médicale (art. L. 628.5, al. 1 du Code de Santé
publique). Le médecin qui peut être choisi par l'intéressé doit
informer les autorités de justice des modalités de la cure, de leur
durée probable et des modifications souhaitables.
En cas de soustraction à la mesure sanitaire la sanction est
la peine d'emprisonnement et l'amende sanctionnant l'usage
illicite de stupéfiants (art. L. 628.4 du Code de Santé publique)
(81) et pour un étranger, l'interdiction du territoire français pour.
(81) Merle et Vitu, Traité II, lère éd. 1982, n • 1 470 3 •.
(82) Cf. J.C. annexes, voir Substances vénéneuses, fasc. 3 n • 108 1986, par J.
Penneau.
�Jacques BORRICAND
103
une durée de deux à cinq ans (art. L. 630.1, al. 1 du Code de
Santé publique).
2 - Les conséquences de /'injonction thérapeutique
Elle ont pour effet d'abolir la qualité de délinquant du
drogué par l'extinction obligatoire de l'action publique et le non
prononcé facultatif de la peine.
a) Extinction de l'action publique
Aux termes de l'article L. 628.1 du Code de Santé
publique, l'action publique ne sera pas exercée à l'égard des
personnes qui se seront soumises depuis les faits à elles reprochés,
à une cure de désintoxication ou à une surveillance réalisées soit
spontanément, soit sur injonction de l'autorité sanitaire.
Toutefois, il appartient à l'intéressé seul de soulever cette cause
d'extinction, s'il est traduit en justice. D'autre part, en cas de
réitération d'infraction, il appartient au Ministère public
d'apprécier s'il peut faire bénéficier à nouveau l'intéressé· de
l'extinction de l'action publique.
b) Non prononcé de la oeine
Lorsque le drogué s'est soumis à une cure de
désintoxication, la juridiction de jugement pourra ne pas
prononcer la peine (art. L. 628.2, al. 1 du Code de Santé
publique) (83).
Les diverses modalités prévues par le Code de la santé
publique, très simples dans leur principe, sont subordonnées à une
grande collaboration des autorités judiciaires et des autorités
sanitaires. Or l'expérience a démontré qu'il n·'en était pas toujours
ainsi.
3 - La pratique
a) Au lendemain même de la loi de 1970 la
pratique rencontra des difficultés d'application dont la mission
Pelletier soulignait les principales (84).
1) La première était relative aux incertitudes et aux
inégalités du traitement réservé à l'usager de drogue. Du fait de
(83) Sur tous ces points, J.C. annexe voir substances vénéneuses, fasc. 3, n • 115 s.
1986.
(84) Rapport de la mission d'étude sur l'ensemble des problèmes de la drogue
présenté par M. Pelletier, La documentation française 1978, p. 104.
�104
PROBLEMES ACTUELS DE SCIENCE CRIMINELLE
l'absence de catégorie intermédiaire entre l'usager et le trafiquant
certains usagers ont été traités en délinquants ordinaires sans
bénéficier des dispositions libérales de la loi. C'est pourquoi deux
circulaires du Garde des sceaux en date du 25 août 1971 et 30
mai 1973 ont incité les Parquets à éviter une action trop
répressive pour ce type d'usagers en particulier lorsque la
détention porte sur de faibles quantités ou ne s'est pas
accompagnée de revente. Mais, avec le développement croissant
de ce type de délinquants, une circulaire a du abandonner cette
politique libérale en préconisant une plus grande sévérité à l'égard
de l'usager trafiquant, non visé par la loi de 1970, circulaire dont
les principes de base devaient être repris par la loi du 17 janvier
1986 (85).
2) Le deuxième handicap de la loi de 1970 tient aux
difficultés de cohabitation entre médecins et magistrats et aux
incertitudes de l'injonction thérapeutique (86).
Dans la loi de 1970 c'est le Parquet qui reconnaît à
l'intéressé la qualité de malade relevant de la voie médicale. Les
médecins lui dénient ce pouvoir et se retranchent derrière le
secret médical pour ne pas rendre compte de l'évolution de la
thérapie ce qui n'est pas du goût de tous les magistrats dont
certains préfèrent la voie répressive.
4
3) Mais le problème majeur résulte des difficultés propres
à la voie judiciaire. La cure de désintoxication est largement
contestée, lieux de cure inadaptés, efficacité relative du contrôle
judiciaire, incarcération pour une autre infraction ne permettant
pratiquement pas l'accomplissement d'un traitement efficace.
b) Pour remédier à ces critiques le rapport Pelletier
proposait une application loyale et effective de la loi de 1970 puis
dans une deuxième étape un rajeunissement du texte : possibilité
pour le parquet de recourir à l'injonction thérapeutique même en
cas de récidive, mise en place d'un régime spécifique pour les
jeunes majeurs, interdiction pour la presse de relever l'identité
des personnes interpellées, arrêtées ou condamnées pour usage de
stupéfiants (87).
Plutôt que de procéder à une révision radicale de la loi de
1970, on a préféré la modification lente et discrète de la pratique
législative "cela avait l'intérêt de permettre à la fois le refus de
(85) 6 décembre 1985.
(86) M. Zavaro, "Aspects judiciaire et médicaux de la toxicomanie", R.S.C. 1979255. Cf. circulaire 12 mai 1987 du Ministère de la santé insistant sur la nécessité
d'instaurer entre les autorités judiciaires et sanitaires une étroite collaboration.
(87) Rapport Pelletier, op. cit., p. 215.
�Jacques BORRICAND
105
toute légalisation de la distribution des produits (consommation
du trafic) et la dépénalisation effective de l'usage de tous les
produits" (88).
La première étape a consisté dans la circulaire du 17 mai
1978 envoyée par le Ministre de la Justice aux Procureurs de la
République dans laquelle on proposait en cas de simple usage de
haschisch de ne pas recourir d'emblée à l'injonction thérapeutique
et aux poursuites pénales, mais d'adresser une simple mise en
garde. La deuxième fut la circulaire du 17 septembre 1984
émanant du même ministère déjà évoquée sur l'usager trafiquant.
c) Malgré ces amodiations, Monsieur Chalandon
déposait dès septembre 1986 un projet de loi relatif à la lutte
contre la toxicomanie et le trafic de stupéfiants (89).
1) Dans une perspective dissuasive, le projet comportait
deux volets, l'un répressif et l'autre préventif.
- Sur le plan de la prévention, Madame Barzach, Ministre
délégué à la santé et à la famille proposait l'ouverture de centres
d'accueil et de sevrage, tandis- que Madame Alliot-Marie,
déléguée à l'éducation nationale suggèrait un plan d'information
s'adressant princ~palement aux jeunes (90).
- La répression concernait le trafic avec des mesures
exorbitantes du droit commun que la loi du 31 décembre 1987
vient de consacrer, mais aussi l'usage de stupéfiants. Le projet
initial prévoyait que toute personne intoxiquée présentant des
dangers pour elle-même ou pour autrui pouvait être à des fins
thérapeutiques et sous contrôle médical placée par décision du
tribunal de grande instance dans un établissement sanitaire agréé
public ou privé. A cet égard, le Garde des Sceaux préconisait une
aide aux centres de désintoxication, tel le Patriarche. Cette
mesure de placement aurait été prise après expertise médicale.
L'autorité judiciaire devant contrôler -la cure de .désintoxication
une collaboration étroite avec l'autorité sanitaire, devenait
indispensable. Cependant, si l'intéressé se soustrayait à l'obligation
de soins qui lui était impartie ou si celle-ci se soldait par un
échec, il était condamné à une peine d'emprisonnement avec
(88) Hulsman et Ransbeck, Evaluation critique de la politique des drogués, in
"Déviance et société" 1983, vol. 7 n • 3. Cf. Costa, L'application aux mineurs de 18
ans de la loi du 31 décembre 1970, in "Aspects nouveaux de la pensée juridique :
Mélanges Ancel", 1975-319. G. Casile, "La toxicomanie et le droit : Aspects législatifs
et prospective", à paraitre in Sociologie du sud-est.
(89) A. Kletzen, "Etude critique du projet de loi Chalandon relatif à la répression du
trafic et de l'usage de stupéfiants, Mémoire D.E.A. 1987.
(90) A. Kletzen, op. cit., p. 4.
�106
PROBLEMES ACTUELS DE SCIENCE CRIMINELLE
désintoxication obligatoire. l'incarcération aurait eu lieu dans des
centres pénitentiaires spécialement créés à cet effet (91).
Dans une interview accordée au Journal Le Monde, le
Garde des Sceaux affirmait : "Il y a enfin les simples usagers
jusqu'à maintenant, on les laissait tranquilles. A présent, je
souhaite que les magistrats appliquent la loi et que les usagers
sachent qu'en tant que simples drogués ils peuvent avoir affaire à
la justice" (92).
2) "Le placement volontaire d'office" (93) a suscité
immédiatement protestations et stupeur. Après Mesdames Pelletier
et Veil, qui déclaraient partager les réserves de tous ceux
qu'inquiètent les mesures contre la toxicomanie, Madame Barzach,
dans une interview accordée à Paris-Match, datée du 31 octobre
1986, sans se soucier de la solidarité gouvernementale, déclarait
que "ce n'est pas en mettant les drogués en prison que l'on
résoudra le problème ... Imposer à un drogué de se soigner, s'il ne
le veut pas est totalement irréaliste ... il faut une politique
efficace de soins et de prise en charge des drogués, informer,
aider les familles, donner aux enseignants les moyens de répondre
ainsi au problème".
- De leur côté de nombreux médecins (94) ont condamné
ces hôpitaux-prisons (95). Toute démarche thérapeutique implique
le libre choix, affirme le docteur Curtet, ne serait-ce que celui de
venir ou de ne pas venir au rendez-vous fixé par le thérapeute.
La guérison sous contrainte n'a aucun sens" (96) tandis que le
docteur Olivenstein énonçait "la prison pour les toxicomanes est
un remède pire que le mal" (97). Au surplus, un an auparavant, il
considérait que malgré de criantes imperfections, le bilan de la loi
de 1970 est positif. Si l'on compare, écrivait-il, la situation de la
France avec celle de ses voisins, nous sommes le pays du monde
industrialisé qui a le moins mal résisté à l'offensive de la drogue"
(91) Cf. exposé des motifs de la proposition de loi présentée par le Front national,
Asa. Nat. n • 725, annexe au P.V. 7 mai 1987, "Les thérapies peuvent être organisées
même en détention, l'incarcération agissant à l'instar d'un électrochoc autant vis à
vis des parents que vis à vis des enfants", p. 4.
(92) Le Monde 4 octobre 1986, cf. Aas. Nat. séance 8 octobre 1987, interv~ntion de
M. Franceschi, p. 4056.
(93) F. Nouchi, Le Monde, 4 novembre 1986.
(94) Voir toutefois pour une approbation du projet Ph. Bilger, "Gérer ou refuser la
drogue", Le Monde 2 octobre 1986.
~
(95) Hivert et Ollivier, "Les toxicomanes et lâprison", Rev. pén. 1983; J. Terrel, "La
prison pour soigner les toxicomanes 7", Projet janvier-février 1987, Problèmes posés
par les drogués en milieu pénitentiaire, Rev. pén. 1973 ; Hivert et Schaub, "Les
drogués en prison", Rev. pén. 1970.
(96) Le Monde de l'éducation, novembre 1986, p. 25.
(97) Le Monde 15 novembre 1986.
�Jacques BORRICAND
107
(98). On constate même un ralentissement de la progression de la
toxicomanie en France (99).
- Une autre réserve suscitée par le projet initial portait
sur la distinction drogues dures et drogues douces, le projet ne
s'appliquant qu'à celles-là. Seraient dites douces les substances qui
• ne sont pas réputées dangereuses, cannabis et ses dérivés, L.S.D.
85 et produits ne s'injectant pas en principe par voie
intraveineuse. Effectivement elles n'engendrent en général aucune
dépendance physique. Il ne se produit donc aucun symptôme de
manque si on les interrompt. Ces produits peuvent être considérés
comme étant toxicomanogènes dans la mesure où ils entraînent
chez certains sujets un phénomène de tolérance, et une assuétude,
une dépendance psychique. Cela veut dire que l'organisme va
s'adapter aux effets d'une drogue impliquant la nécessité désirée
même inconsciemment par la consommation d'en augmenter les
doses pour obtenir les effets d'une ampleur constante. Aussi en
légalisant ces substances, le Ministre de la Justice répondait aux
souhaits formulés par certains criminologues et praticiens depuis
plusieurs années déjà (100).
La cirçulaire Pelletier du 17 mai 1978 invitait les Parquets
à n'adresser qu'une simple mise en garde aux usagers de haschich.
On a également fait observer les effets pervers d'une
interdiction générale. Elle favoriserait le trafic en renchérissant
les produits en raison des risques encourus par les trafiquants
(101).
(98) Le Monde 20 décembre 1985, cf. Le Monde 20 janvier 1987 soulignant
l'extension de la toxicomanie en U.R.S.S. et en Pologne.
(99) Recul de la toxicomanie en France, 3ème rapport annuel du Centre Marmotan
par C. Colombani, Le Monde 20 février 1985 et du même auteur, "La drogue, les
fantasmes et les faits", Le Monde 20-21 juillet 1986 faisant état d'une baisse de surdoses 237 en 1984, 172 en 1985 ainsi qu'une baisse des clients des institutions de
prise en charge. Voir toutefois le chiffre de 228 morts par overdose en 1987. Durant
cette même année l'usage est en hausse de + 1,74 %, la cocaîne en progression de +
198 % par rapport à 1986, Le Figaro 19-20 mars 1988.
(100) Cf. Rapport Le Dain sur l'usage des drogues, Ottawa 1971, not. p. 303 à 316 ;
voir également Hulaman, rapport aux 18ème journées de défense sociale, R.S.C.
1971.769 ; Curtet, rapport sur les problèmes de toxicomanie en milieu pénitentiaire 2
977 annexe n • 2, p. 6 1 Ministère de la justice ; M.A. Bertrand, Permanence des
effets graves et résistance du changement des lois sur les drogues, Déviance et
société, 1986, vol. 10 n • 2, p. 177. On sait' que les Pays-Bas ont dépénalisé le
cannabis. Une des mesures qui a fait couler le plus d'encre est sans doute ceÎle des
programmes de distribution gratuite de produits de substitution (méthadone) et
d'échange de seringues (une propre contre une usagée) pour éviter le développement
des maladies. Pour les experts hollandais, cette politique semble efficace puisqu'on
constate une stabilisation relative du nombre d'héroïnomanes, une diminution des
usagers par voie intraveineuse, une surveillance sanitaire portant sur 75 % des
héroïnomanes, un nombre de séropositf intérieur à 10 %, cf. De Jong, Pour une
véritable assistance aux consommateurs, Déviance et société, 1983.281 ; Toussaint,
L'utopie et la drogue, ibid., p. 287 ; H. Teff, Drugs, society and the law 1975, p. 159.
(101) G. Apap, les dangers de la prohibition de la drogue, Le Monde 12 février 1986.
�108
PROBLEMES ACTUELS DE SCIENCE CRIMINELLE
Pourtant on a dénoncé depuis longtemps les effets forts
nocifs en particulier du cannabis (102).
- Sans discuter sur le bien fondé de ces positions il est
néanmoins
nécessaire
de
considérer
les
prédispositions
personnelles de l'usager, de la consommation plus ou moins
régulière et de l'importance des doses et de souligner la très
possible escalade vers les drogues dures. Celles-ci entraînent une
dépendance psychique importante et par voie de conséquence des
atteintes corporelles plus ou moins graves. Ce sont des toxiques,
morphine, héroïne, pour la plupart utilisés à des fins médicales,
mais entraînant rapidement une pharmaco dépendance (103).
En introduisant cette typologie de drogues, le Ministère de
la justice semblait ignorer la polytoxicomanie de la plupart des
consommateurs qui auraient permis à certains d'entre eux,
interpellés pour usage ou possession de drogues douces,
d'échapper à toute thérapie.
Au surplus, dans la mesure où M. Chalandon prétendait
réserver un soin identique à tous les usagers, il ne prenait pas en
compte le phénomène de dépendance qui, on le sait, peut être,
soit physique, soit psychique. La dépendance physique se _
manifeste par le fait que l'organisme biologique habitué à
l'absorption plus ou moins répétée de substances se dérègle dès la
cessation de celles-ci. Le sujet est en état de manque et des
symptômes physiques dont l'ensemble constitue un "syndrome de
sevrage" ne tarde pas à apparaître qui atteignent leur paroxysme
au bout de deux jours. Quelques semaines suffisent pour
désintoxiquer biologiquement le toxicomane ce qui lui donne à
tort l'illusion d'être guéri. Le problème est d'autant plus délicat
pour la dépendance psychique (L.S.D. 25). Il s'agit d'un
phénomène actif en partie volontariste qui se réfère au "non dit"
spécifique du toxicomane (104). Elle répond à un besoin, à une
dépendance dans laquelle le sujet se complaît. Toute prise en
charge du toxicomane doit prendre en considération la nécessité
de cette dépendance. C'est pourquoi il est souhaitable d'opérer un
transfert institutionnel. On substitue à l'asservissement au produit
l'assujettissement au thérapeute ou à l'institution, dépendance
qu'il faut à nouveau vaincre ( 105).
Ces différentes critiques -on mesure ICI une fois encore
l'importance des groupes de pression- ont conduit le Gar.de des
Sceaux à revenir sur ces premières propositions. le projet soumis
(102) T. Bennett, Légaliser l'abus des drogues, quelques implications, Déviance et
société 1986, vol. n • 2, p. 193 ; P. Teichman, La drogue n'est pas un problème
médical in Le Patriarche vu par les médecins fondation Lucien Engelmayer, 1987.
(103) J.M. Girault, Drogues "douces" la fin de la banalisation, Rev. int. pol. techn.,
janvier-mars 1980.
(104) Olivenstein, Des~in du toxicomane, Fayard 1983.
(105) A. Kletzen, op. c1t., p. 42.
·
�Jacques BORRICAND
109
au parlement a maintenu le principe de l'alternative médicale de
la loi de 1970 en se bornant à proposer un renforcement de la
lutte contre les trafiquants (106). L'innovation est venue de la
proposition faite au nom de la commission des lois devant le
Sénat par M. Girault, de créer un Institut national de
l'enseignement de la recherche et de l'information et de la
prévention sur les toxicomanies ( 107) qui a pris corps dans
l'article premier de la loi du 31 décembre 1987.
4 - L'Institut national
Avant de définir les objectifs de cet établissement public,
il convient de s'interroger sur l'opportunité d'une telle création.
a) Dans le raoport Pelletier les rédacteurs avant de
formuler un certain nombre de propositions, soulignaient que la
drogue étant un phénomène multifactoriel une solution unique ne
saurait être de ce fait envisagée. Il faut intervenir à la fois par la
répression, la prévention, l'information, le traitement en
s'appuyant sur. une réflexion en profondeur et qui ne soit pas
limitée aux chercheurs spécialisés sur les rapports entre la
toxicomanie et son environnement et sur la nature du phénomène
(108). Trois axes étaient dégagés dans le chapitre XI prévention,
information, formation.
1) La proposition faite par J.M. Girault au nom de la
commission des lois (109) s'inscrit dans cette perspective. Son idée
consiste dans la création d'une structure d'étude d'information et
de prévention destinée à coordonner des initiatives jusqu'à
présent dispersées et à renforcer l'action conduite par la mission
interministérielle de lutte contre la toxicomanie (M.1.L.T.) et
indépendante de tout département ministériel et des différentes
initiatives privées. Pour J.M. Girault, la création de cet institut
serait "de nature au moins partiellement et peut-être d'une façon
décisive et à dépassionner le débat, à lui donner sa tranquillité
d'analyse" (110) et à rapprocher la lutte contre les toxicomanies de
l'opinion publique.
L'examen des débats montre que ce n'est pas sans mal
qu'un tel projet a emporté la conviction des parlementaires .. Des
réticences se sont élevées. Le garde des Sceaux lui-même a émis
(106) Sénat n • 228, Annexe au P.V. de la séance du 14 mai 1987.
(107) Rapport Sénat n • 257 annexe au P.V. de la séance du 3 juin 1987, p. 10.
(108) Rapport Pelletier, p. 151.
(109) Pénal n • 257.
(110) Séance du 8 juin 1987, sénat J.O. 10 juin 1987, p. 1574 ; v. également
proposition de loi présentée par MM. J.M. Le Pen, F. Bachelot et autres, Ass. Nat.
n • 725, annexe au P.V. séance du 7 mai 1987.
�110
PROBLEMES ACTUELS DE SCIENCE CRIMINELLE
la crainte qu'au travers de cet institut qui se substituerait à la
M.I.L.T. ne surgisse rapidement une bureaucratie fort lourde et
des difficultés de financement ( 111 ).
Cela explique sans doute que l'Assemblée nationale avait
en première lecture renoncé à la création d'un tel institut. Mais
devant le Sénat, en deuxième lecture, il a été fait observé que les
études spécifiquement orientées vers la pharmaco-dépendance
sont peu développées en France quand on les compare à celles qui
sont effectuées en Amérique du Nord et à un degré moindre en
Grande-Bretagne. Aux Etats-Unis a été créé en 1972 un institut
national sur la toxicomanie (National Institue on drogue abuse :
NIDA). Au Canada existe depuis près de 20 ans un organisme
semblable où sont étudiées toutes les pharmaco-dépendances
(Addiction Research Center de Toronto).
Pour ce qui est de la France, !'INSERM et le CNRS n'ont
pas considéré les études sur la toxicomanie comme une priorité et
les crédits qui leur sont alloués sont très insuffisants. Sans doute
un décret de 1982 a-t-il créé la M.I.L.T. dont le rôle est d'animer
et de coordonner les actions des ministères compétents en matière
de prévention, d'accueil, de soins, de réinsertion et de recherche
à la suite des grandes orientations de la lutte contre la
toxicomanie arrêtées par le Comité interministériel de lutte contre
la toxicomanie chargé de définir la politique gouvernementale en
ce domaine.
A en croire le rapporteur M. Girault. (112), la M.I.L.T.
n'aurait pas produit les résultats escomptés pour des raisons
diverses. Il ne s'agit pas d'une institution permanente, les
responsables se succèdent trop rapidement, les crédits alloués ne
sont même pas tous dépensés (113). On doit cependant mettre à
son actif la publication de deux arrêtés portant sur la vente de
trichloréthylène et sur l'éther, la publication d'une circulaire
relative à l'intervention judiciaire en matière de stupéfiants (6
décembre 1985) et de notes d'information sur les colles et les
solvants (114). Aucun bilan global ne semble toutefois avoir été
fait (115). Aucune pensée globale n'anime la M.I.L.T.. Les
(111) On peut même penser que la mise en place d'un tel institut se révèlera vite
inopérationnel. Dans un domaine voisin, l'alcoolisme, peut-on dire que les
considérations du Haut Comité d'Etudes et d'informations, créé en 1954 .aient été
prises en compte par le droit positif 7 cf. G. Malignac, "L'alcoolisme", Que sais-je ?
1984, p. 115 ; J. Borricand, "Trafic et usage de stupéfiants, législation pratique et
perspectives françaises", Rev.·droit pén. crim., 1989 à paraître.
(112) Sénat séance 9 juin 1987, p. 1574.
(113) En 1987, la M.I.L.T. disposait de 250 millions de francs. Elle n'en a utilisé que
169. En 1988 sa dotation globale a été réduite à 147 ; cf. rapport général fait au nom
de la commission des finances par M. Blin, Sénat n • 93, Annexe au P.V. de la
séance du 16 novembre 1987.
(114) Intervention Trautman, Ass. Nat. Séance 8 octobre 1987, p. 4049.
(115) Sénat séance 9 juin 1987, p. 1587 intervention de MM. Girault et Chalandon.
�Jacques BORRICAND
111
désaccords de fond entre le ministre délégué chargé de la santé_ et
le Garde des Sceaux qui se sont étalés dans la presse en sont une
illustration.
Ces vives critiques ont finalement conduit les
parlementaires à voter la création de l'Institut dont le but sera de
"définir les mécanismes d'action des drogues entraînant une
dépendante" ( 116).
Art. Ier - 1. "Il est créé un Institut national de l'enseignement de la recherche
de l'information et de la préventiôn sur les toxicomanies.
Cet institut est un établissement public à caractère administratif,
doté de la personnalité morale et de l'autonomie financière.
Placé sous la tutelle du Premier ministre, il est dirigé par un
conseil d'administratif assisté d'un conseil scientifique.
L'institut a pour mission de coordonner toutes les actions relevant
de l'Etat et de poursuivre toutes recherches utiles tant
fondamentales que cliniques, dans le domaine de la pharmacodépendance et de la toxicomanie".
Contrairement à la M.I.L.T à laquelle il succède, cet
institut apparaît comme un organe permànent permettant
d'engager une politique continue grâce à la mise en place d'une
i;-echerche scientifique rigoureusement conduife. Il rejoint là des
préoccupations de la mission Pelletier.
La mission est double, une mission de coordination et une
mission de recherche :
a) la formation des personnels. mis en contact, selon des modalités
diverses, avec les toxicomanes ;
b) la recherche scientifique sur les différents éléments qui
constituent les facteurs profonds en jeu dans les causes, la
prévention ou le traitement des toxicomanies ;
c) l'information, en exploitant tous les moyens nécessaires de
réponse adéquate aux préoccupations des particuliers, des
collectivités et des organismes publics ou privés portant sur tout
ce qui se trouve impliqué au niveau théorique ou pratique dans le
phénomène "toxicomanie" ;
d) l'étude des conditions d'application de la législation relative
aux stupéfiants et la définition de toutes propositions à cet égard.
La mission de recherche assurée par l'institut a les
objectifs suivants :
.
a) définir les mécanismes d'action des drogues entraînant une
dépendance, c'est-à-dire un comportement orienté vers . la
recherche et la consommation d'une drogue en quantité nuisible à
la santé du consommateur et à la société ;
b) définir les antidotes aux effets nocifs des drogues entraînant la
(116) Intervention J .M. Girault, Ass. Nat. séance 8 octobre 1987, p. 5062.
�112
PROBLEMES ACTUELS DE SCIENCE CRIMINELLE
dépendance ainsi que les meilleures méthodes pour traiter et
réhabilité, les toxicomanes et les pharmaco-dépendants ;
c) définir à l'aide d'enquêtes épidémiologiques la distribution de
la consommation des principales drogues entraînant la
dépendance, suivant les modes statistiques de l'épidémiologie
contemporaine ;
d) définir sur les bases de ces données scientifiques un
enseignement destiné à la formation des personnels chargés de la
prévention, du traitement et de la réhabilitation des sujets
pharmaco-dépendants et toxicomanes ( 117).
L'institut établit chaque année un rapport sur :
a) l'activité des institutions de prévention publiques ou
subventionnées par des collectivités publiques ;
b) le bilan d'application des articles L. 628-1 à L. 628-6 du Code
de la Santé publique qui régissent la procédure d'injonction
thérapeutique (118) ;
c) les enquêtes des divers travaux scientifiques touchant aux
objectifs de l'institut et publiés dans la presse scientifique
médicale, tant en France qu'à l'étranger.
Ce rapport sera déposé sur le bureau des assemblées
parlementaires le premier jour de la seconde session ordinaire.
L'ampleur de la tâche dévolue à l'institut peut paraître
immense mais le phénomène toxicomaniaque est d'une telle
complexité que bien des disciplines sont concernées et que la
toxicomanie ne peut être perçue comme un phénomène séparé des
autres conflits de l'homme de notre temps. On peut douter de
l'efficacité d'un tel organisme. Dans un domaine vo1sm,
l'alcoolisme, les conclusions du Haut Comité d'étude et
d'information sur l'alcoolisme créé en 1954, n'ont guère été prises
en compte par le droit positif.
L'institut
devrait
pouvoir
répondre
à
certaines
interrogations qui agitent parfois les milieux scientifiques ou les
thérapeute~. Quelle est l'origine de la toxicomanie ? Quelle est
l'importance des facteurs prédisposants ou déclenchants le
processus toxicomaniaque.
Il pourrait également contribuer à déterminer quelle est la
thérapie la mieux adaptée. On sait qu'il y a en France trois types
principaux de système de soins. Un type "fusionnel" qui postule
qu'une proximité intégrale de tous les instants et dans tous les
(117) On lira avec intérêt le rapport d'information fait au nom de la commission des
lois par M. Rudloff sur les établissements pénitentiaires, les centres d'éducation
surveillée et de lutte contre la toxicomanie, Sénat n • 166 ; Annexe au P. V. Séance
30 avril 1987.
(118) Cf. Décret 13 mai 1987 libéralisant la vente des seringues en pharmacie, J.O.
16 mai 1986, p. 3599, D. 1987, L. 213. Selon une étude épidémiologique, la vente
libre des seringues a modifié le comportement des toxicomanes, incités à mieux se
protéger contre le SIDA et à réduire leur consommation, Le Monde 3 mai 1988.
�Jacques BORRICAND
113
domaines est indispensable. Un type d'appui protecteur où soit
l'animateur soit le groupe prend en charge les principaux besoins
de toxicomane en échange d'un accord de docilité. Un type
"objectal" qui suppose qu'on peut exiger du toxicomane un
engagement définitif à un mode de vie différent qu'on est prêt à
l'aider mais sans assumer les responsabilités à sa place ( 119). Or la
presse s'est faite récemment l'écho de conflits regrettables entre
les responsables des différents systèmes de soins. L'action de
l'Institut devrait contribuer à résoudre ces dissensions (120).
Une autre piste sera également proposée à la réflexion de
l'Institut. Faut-il modifier la législation ? Faut-il ou non
poursuivre pénalement l'usager de drogues ? La réponse
affirmative de la législation d'aujourd'hui n'est-elle pas
l'expression d'un droit archaïque faisant fi de la liberté du
citoyen ? Faut-il limiter la répression de l'usager à certaines
drogues ? Nous avons dit que le débat est, depuis longtemps,
largement ouvert et que jusqu'à présent l'innocuité des drogues
douces est loin d'être démontrée. Les polytoxicomanies sont au
surplus fréquentes. Il ne convient pas de réduire le champ de
l'assuétude interdite à un moment où d'autres assuétudes jusqu'à
présent tolérées apparaissent de plus en plus cantonnées par le
droit pénal.
II- LES ASSUETUDES CANTONNEES PAR LE DROIT PENAL
La vie moderne porte l'individu à utiliser plus que jadis
des produits destinés en principe, soit à agrémenter sa vie (alcool,
tabac), soit à améliorer sa santé.
L'utilisation raisonnable des premiers et notamment de
l'alcool ne saurait être interdite dans la mesure où ils font partie
de notre héritage socio-culturel ou dans la mesure où ils sont
intimement liés à la société industrielle. La consommation de
produits pharmaceutiques ne cesse de s'accroître dans les sociétés
modernes et atteint aujourd'hui des chiffres considérables. Si
néfaste soit-elle
pour la santé
de
l'individu,
cette
surconsommation médicamenteuse ne peut pas être sanctionnée.
Le secret médical interdit toute ingérence des pouvoirs p~blics
dans la prescription médicale serait-elle très lourde ( 121 ).
En revanche, une utilisation détournée de médicaments se
doit d'être prise en compte par le droit car la finalité
(119) Rapport Girault, préc. p. 13.
(120) Cf. A. Firchow, Les conflits de politique criminelle en matière de lutte contre
les toxicomanies, R.S.C. 1987-951.
(121) Réserve faite de la délivrance des médicaments nécessitant un carnet à souche.
�114
PROBLEMES ACTUELS DE SCIENCE CRIMINELLE
thérapeutique s'efface pour un impératif qui lui est étranger.
C'est le cas, nous l'avons vu, pour la législation en matière de
stupéfiants dont le simple usage est réprimé. C'est le cas
également de la législation antidoping qui s'est exprimée par la loi
du Ier juin 1965 tendant à la répression de l'usage des stimulants
à l'occasion des compétitions sportives. Les dangers du doping ont
été soulignés depuis longtemps (122).
Ce type d'assuétude ne sera pas retenu ici, car il apparaît
encore comme un phénomène marginal touchant une catégorie
particulière d'individus, les sportifs. En revanche, il convient de
s'attarder sur des assuétudes qui atteignent toutes les couches
sociales et qui accompagnent la vie, et parfois la détruisent,
conduisant le législateur à les combattre, l'alcoolisme d'une part
(A), le tabagisme d'autre part (B).
A - La lutte contre l'alcoolisme
L'alcoolisme n'est pas une maladie contemporaine. Le goût
du vin et des boissons fermentées remonte à la plus haute
antiquité. Les inconvénients des abus alcooliques n'étaient pas non
plus ignorés. Charlemagne n'avait-il pas dans un capitulaire
prononcé l'excommunication des ivrognes ? Mahomet n'avait-il
pas cru devoir interdire dans le Coran l'usage des boissons
fermentées à ses fidèles ? (123). Mais ces inconvénients étaient
·relativement minces. Ce ·n'est qu'à partir du moment où l'on se
mit à fabriquer de façon industrielle des alcools que l'alcoolisme,
que l'on peut définir "l'ensemble des troubles morbides provoqués
par une consommation excessive de boissons alcoolisées" ( 124) ou
plus brièvement "la perte de la liberté de s'abstenir d'alcool"
( 125), prit une extension considérable atteignant surtout les classes
laborieuses. Zola a dépeint de façon saisissante la déchéance
provoquée par l'alcoolisme.
Pourtant la législation de l'époque n'apparaît pas
draconienne. Elle est dictée par une seule idée force, le respect de
l'ordre public qui commande que soient étroitement surveillées la
(122) A. Noret, Le doping, Que sais-je ? 1986, p. 90 ; cf. le projet de loi relatif à la
répression de l'usage des produits dopants à l'occasion des compétitions et
manifestations sportives, A.N. n • 1124 présenté par C. Bergelin.
•
(123) Malignac, L'alcoolisme, Que sais-je? 1 n • 634.
(124) Grand Larousse V· Alcoolisme. Sur la difficulté de définir l'alcoolisme, voir
Alcool et délinquance, Conseil de l'Europe 1984, p. 21.
(125) Fouquet ; en 1951, 11 0.M.S. adoptait la formule suivante : "les alcooliques sont
des buveurs excessifs dont la dépendance à l'égard de l'alcool est telle qu'ils
présentent soit un trouble mental décelable soit des manifestations affectant leur
santé physique et mentale, leur relation avec autrui et leur bon comportement social
et économique, soit des prodromes de troubles de ce genre. Ils doivent être soumis à
un traitement". D. Marcelli et A. Braconnier, Psychologie de l'adolescence, Masson
1984, p. 328.
�Jacques BORRICAND
115
qualité des lieux conférés aux débits, les heures d'ouverture et de
fermeture.
C'est qu'en effet avant tout l'alcoolisme est un phénomène
socio-culturel. le bistrot n'est-il pas élevé en France au rang de
véritable institution ?
Ce n'est que beaucoup plus tard que l'alcoolisme va
devenir un fléau si grave que le législateur va multiplier les
mesures destinées à le prévenir et à le combattre, mesures qui
s'expriment notamment par l'ordonnance du 7 janvier 1959
instituant le Code des débits de boissons et des mesures contre
l'alcoolisme. Ce n'est que tardivement que l'alcoolisme apparaît
ainsi saisi par le droit.
1 - L'alcoolisme, phénomène socio-culturel
a) Est-il besoin d'abord de souligner que l'alcool
est facteur de conviviabilité. Le symbolisme de l'alcool dans
l'occident judéo-chrétien est un symbolisme attributif en ce sens
que la boisson est parée de valeurs en relation même avec
l'expérience de la consommation (126). Les vertus thérapeutiques
de l'alcool sont encore profondément célébrées par la tradition. La
vertu euphorisante du vin est souvent soulignée, activant une
convivialité à la recherche de laquelle l'homme court toujours
(127). Associé à la fête, le vin valorise également la combativité.
Il est souvent rattaché à la puissance virile. Il est réputé donner·
des forces. C'est pourquoi l'accès à l'alcool est traditionnellement
le privilège de l'homme. La femme qui boit trop se dégrade.
L'homme qui ne boit pas se marginalise.
Le système éducatif contribue à favoriser l'usage ou l'abus
de l'usage de l'alcool. Le premier contact avec l'alcool se situe en
général pendant l'adolescence et fait partie des expériences
d'initiation qui caractérisent les étapes de la vie (128). Des
habitudes de boissons sont dans certaines familles si largement
incrustées que le jeune enfant se trouve précocement alcoolique.
Le service militaire contribue à favoriser l'excès d'alcool (129).
Puis, par la suite, tout événement d'importance, qu'il soit
personnel, familial ou social trouve sa consécration par la
cordialité d'un moment où l'alcool a une place de choix. On
(126) Durand, Morenon, L'imaginaire de l'alcoolisme, éd. Universitaire, 1972.
(127) Est-il besoin de rappeler l'importance du vin chez les créateurs, notamment les
poètes. Qu'il s'agisse de l'Ode bacchique de Racan, la Chanson à boire de Claude de
l'Estoile, les épigrammes de Rousseau, les poèmes de Verlaine, Hugo, Baudelaire,
plus près de nous l'Ode, les convives de Vincent Muselli, Ivre, de Saint John-Perse,
etc .... ?
.
(128) Cf. J. Davidson et M. Choquet, Boire sa jeunesse, Drogues, juillet-août
1983.14.
(129) M. Dompierre, L'alcool sous les drapeaux, ibid., p. 36.
�116
PROBLEMES ACTUELS DE SCIENCE CRIMINELLE
arrose aussi aisément une inauguration, une naissance que le décès
d'un proche. Les relations de leur côté encouragent la
consommation et l'état de dépendance s'installe rapidement (130).
D'autant qu'il ne faut pas méconnaître les facteurs d'inégalité des
individus devant l'alcool (131).
Au surplus, l'alcool a des propriétés psychotropes.
Pharmacologiquement, c'est un sédatif du système nerveux central
qui possède de ce fait une action tranquilisante. Fuir le stress,
oublier les difficultés du moment, surmonter ses inhibitions, dans
tous les cas l'alcool apporte effectivement au sujet ce qu'il attend,
échappatoire, refuge pour les uns, meilleur contact avec autrui
pour les autres. Ceci sera évidemment de nature à encourager les
sujets à prendre à nouveau de l'alcool lorsqu'ils se retrouvent
ultérieurement dans des conditions similaires. Un réel
conditionnement apparaît puisque ces sujets seront naturellement
encouragés et renforcés dans leur comportement de prise de
boissons. L'assuétude s'installe alors et l'alcool s'inscrit de plus en
plus profondément dans le psychisme de l'individu. Il s'établit
une relation étroite entre lui et l'alcool, relation qui le
conditionne à avoir recours de plus en plus fréquemment à des
boissons alcooliques (132). Cette pulsion constitue la dépendance
psychologique.
Chez le consommateur excessif survient un autre facteur
qui entretient son alcoolisation. C'est le syndrome de sevrage,
caractérisé par divers troubles neuro-végétatifs et de l'anxiété qui
vont encourager le sujet à boire à nouveau. C'est la dépendance
physique envers l'alcool.
Très vite l'intoxication a des incidences sur le caractère du
sujet et sa santé. C'est pourquoi une corrélation a été établie
depuis le siècle dernier entre l'alcoolisme et la violence d'une
part, l'alcoolisme et la santé d'autre part.
b) Alcoolisme et violence
C'est vers la fin du XIXème siècle que cette corrélation
peut être sans discussion prouvée. En effet, en 1880, est votée la
loi instaurant la liberté du commerce des débits de boissons. Dès
lors, on voit en quelques années le fléau se répandre rapidement.
(130) J. Ades, Alcoolisme, toxicomanie française, Le monde 17 mai 1987.
(131) J. Malignac, L'alcoolisme, Que sais-je ? 1984, p. 29. Un nouveau test de
dépistage sanguin de l'alcoolisme vient d'être mis au point permettant ainsi de
déceler les buveurs excessifs avant le stade de la dépendance à l'alcool, Le Monde 3
décembre 1986.
(132) La France ne compte pas moins de 227 000 bars et bistrots, cafés où on aime se
retrouver. "Le vin est senti par la nation française comme un bien qui lui est propre
au même titre que ses trois cent soixante espèces de fromages et sa culture. C'est une
boisson totem écrit Roland Barthes dans Mythologie. Comme tout totem vivace, le
vin apporte une mythologie variée qui ne s'embarrasse pas des contradictions".
�Jacques BORRICAND
117
"De 1879-1881 à 1899-1901 la consommation passe de 23,3 à 32,6
litres d'alcool pur par adulte" (133).
On observe parallèlement que le nombre des délits de
coups et blessures volontaires suivis de mort sans intention de la
donner s'accroît dangereusement. De 104 dans les années 18711875 on passe à 140 dans les années 1898-1901. Jusqu'en 1850 le
parisien consommait peu d'alcool. Le tableau change vers la fin
du XIXème siècle. De 1OO litres de consommation moyenne en
1840 on passe à plus de 200 vers 1880. Pendant ce temps le taux
de délits pour coups et blessures augmente de plus de la moitié.
Dès le début de ce siècle on estime que la proportion des
crimes de sang et des coups et blessures où l'alcool est en cause
est de plus de 50 % ( 134 ). Une étude plus affinée a démontrée
sans conteste la corrélation entre l'évolution du nombre de délits
pour coups et blessures jugés devant les tribunaux correctionnels
et celle de la quantité de vin et alcool consommée en France
pendant la période 1920-1938 ( 135).
L'offre abondante d'alcool exerce un rôle important sur le
niveau de la criminalité. La contre épreuve peut en être fournie
par l'Italie fasciste où le nombre d'hectolitres en 1935 entraînant
de ce fait une baisse de plus de la moitié du nombre des délits de
coups et blessures (295, 7 en 1926, 130, 7 en 1936). L'Angleterre
avait connu au XIXème siècle le niême phénomène. Le nombre
d'individus jugés pour atteinte à l'intégrité corporelle ou sexuelle
des personnes était. tombé de 411 en 1873-1877 à 184 pour
100 000 habitants en 1908-1912 (136).
Le facteur criminogène de l'alcool dans l'éventail des
infractions demeure constant dans la France contemporaine. Un
sondage effectué par le Ministère de la Justice en 1970 confirme
cette analyse puisque pour 60 % des homicides volontaires, 38 %
des crimes et délits contre les enfants, 29 % des coups mortels et
blessures, l'alcool aurait eu une influence notable ( 137).
(133) J.C. Chesnais, Histoire de la violence, Laffont 1981, p. 132 ; Bouzat et Pinatel,
Traité de droit pénal et de criminologie par Pinatel 1963, pp. 134 s. ; D. Szabo,
Crimes et villes 1960, pp. 82, 108 à 111 ; Alcool et délinquance, affaires juridiques,
Conseil de l'Europe 1984 ; Alcoolisme : rite et déviance, 22ème Congrès de
criminologie, Brest 1987.
(134) A. Ley, et Charpentier, Alcoolisme et criminalité, rapport au 2ème congrès des
aliénistes et neurologues de langue française, Bruxelles 1910.
.
(135) Lederman, Alcool, alcoolisme, alcoolisation, données scientifiques de caractère
physiologique économique et social, Cahier INED-PUF n • 29, 1956, p. 221.
"Pendant la période considérée une augmentation de un pourcentage de la quantité
de vin et d'alcool consommé par adulte s'est traduite en moyenne par une
augmentation de 0,6 % du nombre de délits pour coups et blessures jugés en
correctionnelle. Inversement, la diminution de 1 % de la consommation s'est traduite
en moyenne sur une diminution de 0,6 % du nombre des délits".
(136) J.C. Chesnais, op. cit., p. 136.
(137) Cité par J. Bernard, La violence et l'alcool, Promovere n • 24, décembre 1980,
p. 91, numéro spécial consacrée à l'alcoolisme.
�118
PROBLEMES ACTUELS DE SCIENCE CRIMINELLE
Les conclusions du rapport Peyrefitte sur la violence ont
bien retenu l'alcool comme facteur de délinquance et huit de ses
recommandations finales le concernent.
C'est qu'en effet, les études criminologiques l'ont montré
(138), l'alcool facilite le passage à l'acte. Solvant de toutes les
censures, il suspend les inhibitions, il atténue les freins moraux.
Mais l'excès d'alcool a une incidence tout aussi ·grave sur la santé
de l'individu.
c) Alcoolisme et santé
On doit donc convenir que grâce à l'action conjuguée des
pouvoirs publics supprimant le privilège des bouilleurs de cru, du
haut comité d'étude et d'information sur l'alcoolisme, ainsi que
les actions de prévention et d'éducation du comité national de
défense contre l'alcoolisme, la consommation d'alcool pur par tête
d'habitant a diminué en France de 5 litres en 20 ans ( 16 litres en
1977), celle du vin est passée de 177 litres en 1959 à 95 litres en
1977. On doit cependant déplorer à l'inverse la progression de la
consommation de bière d'environ 5 % par an, ainsi que celle
d'alcools forts. La France demeure en tête de la consommation
par tête d'habitants.
L'importance de ces chiffres révèle l'incidence directe de
l'alcoolisme sur la santé. On rappellera tout d'abord que
l'alcoolisme est la troisième cause de décès après les maladies
cardio-vasculaires et le cancer (40 000 décès par an) (139). Le
nombre d'admission pour psychoses alcooliques dans les hôpitaux
psychiatriques est de 40 % pour les hommes, 10 % pour les
femmes tandis que dans les hôpitaux généraux le nombre des
malades alcooliques varierait dans une fourchette de 20 à 40 %
pour les hommes, et de 8 à IO % pour les femmes. On peut noter
d'autres effets notables. Ainsi l'absentéisme est 3 à 4 fois plus
élevé chez les buveurs que chez les autres. Dans les accidents du
travail, la part de l'alcoolisation est de 15 à 20 %. La durée d'un
séjour dans un service général de médecine est le double de celle
d'un non buveur.
Malgré cet impressionnant tableau les crédits affectés en
1987 à la prévention de l'alcoolisme sont moitié moindres que
ceux consacrés à la prévention de l'ensemble des autres
toxicomanies.
4
(138) O. Kinberg, Abus alcoolique et délinquance.
(139) Porot, Les toxicomanies, préc., p. 95 ; D. Dalleyrac, Dossier alcoolisme, Laffont
1971.
�Jacques BORRICAND
119
d) Alcoolisme et économie
Il est possible de trouver une explication historique au
relatif désintérêt des pouvoirs publics pour entreprendre une lutte
sans merci contre l'alcoolisme.
Déjà Peguy dénonçait au début de ce siècle la puissance
électorale et politique des producteurs de boissons alcooliques. "A
la chambre l'émpoisonnement alcoolique n'a jamais été mis en
débat ; il a cause gagnée, victoire sans bataille, fait inouï et fait
vraiment nouveau ; à la chambre c'étaient les empoisonneurs qui
se battaient entre eux pour savoir qui nous empoisonnerait le plus
avantageusement" (140). Le privilège des bouilleurs de cru a
disparu mais les habitudes sont tenaces ( 141 ). Selon le ministère
de la santé, le coüt minimum de l'alcoolisme serait de 25 milliards
de francs. Il est difficile à évaluer car on ne peut chiffrer par
exemple la baisse de rendement de l'alcoolique au travail.
Pourtant on a regretté que "la lutte contre l'alcoolisme se
heurte à un désintérêt et un laxisme généralisé" (142). Il est
difficile de discerner les causes exactes de cette inertie. Il y a
certes des intérêts _économiques en jeu, l'action des viticulteurs du
Midi notamment lors de l'entrée dans le marché commun de
l'Espagne et du Portugal, en est une illustration mais le plus
souvent "il a manqué une volonté, les hommes politiques n'ont pas
voulu ou lorsqu'ils ont timidement esquissé des mesures, l'appareil
de l'Etat n'a pas suivi" (143). L'alcoolisme n'est pas un "sujet
nople pouvant servir les ambitions" et trop de gens en vivent, l 0
% de la population.
On doit cependant noter ces dernières années une certaine
sensibilisation de l'opinion publique et une certaine prise de
conscience des gouvernants qui se concrétise par un renforcement
de l'arsenal répressif.
2 - L'alcoolisme saisi par le droit
Il n'est pas question ici de retracer l'histoire législative en
la matière. Beaucoup de dispositions ont été d'ailleurs éphémères.
Avant d'évoquer à grands traits les dispositions du droit positif
les plus significatives, il faut souligner l'action de deux
organismes d'étude et d'information.
(140) Cf. discussion de la loi du 12 juillet 1978 cité par Malignac, op. cit., loc. cit.,
intervention d'un parlementaire de gauche.
(141) Cahiers de la Quinzaine IV 12-17 février 1903 cité in Malignac, L'alcoolisme,
op. cit., p. 72.
(142) L'alcoolisme, rapport au Président de la République du groupe de travail
présidé par le Professeur Jean Bernard, 1980, 125 pages.
(143) Malignac, op. cit., p. 74.
�120
PROBLEMES ACTUELS DE SCIENCE CRIMINELLE
En 1954, Pierre Mendès-France créa le Haut Comité
d'étude et d'information sur l'alcoolisme dont les missions étaient
les suivantes (art. L 92 C débits) :
- réunir toutes les informations relatives à l'alcoolisme et en
étudier les différents aspects,
- conseiller le gouvernement en vue d'orienter l'action législative
et réglementaire,
- entreprendre, susciter et encourager toutes initiatives d'ordre
social et économique ainsi que toutes campagnes d'information et
d'éducation auprès du public.
De son côté, le Comité national de défense contre
l'alcoolisme est une association reconnue d'utilité publique. Ses
objectifs visent à diffuser l'information sur le risque alcool. Aider
les personnes ayant des problèmes avec l'alcool agi comme groupe
de contre pression (144). Les moyens d'action sont doubles, la
formation des responsables, la prévention (145). Il est récemment
parti une fois de plus en guerre contre la "drogue légale" (146).
La législation française en matière d'alcoolisme est
répartie dans trois Codes : le code des débits de boissons, le Code
de la santé publique, et le Code de la route. On peut regrouper
ces textes en distinguant d'une part, la boisson, d'autre part le
· consommateur (147).
a) La boisson
Le Code des débits de boissons de 1955 remanié. depuis est
divisé en une partie législative et une partie réglementaire.
Il comporte un réseau de dispositions nombreuses relatives
au statut de la boisson. On sait que pour lutter plus efficacement
contre l'alcoolisme, le législateur a interdit la fabrication et la
commercialisation de certaines boissons réputées dangereuses pour
la santé publique (art. L. 5 C. des débits), assorties de sanctions
diverses. On sait également que pour les boissons autorisées
certaines d'entre elles sont soumises à déclaration préalable.
Enfin, le problème le plus actuel aujourd'hui est relatif à la
publicité.
(144) Une illustration récente de cette action est le placard publicitaire inséré dans le
journal Le Monde le 21mai1987 Alcool: non à la publicité télévisée.
(145) Il ne faut pas oublier la Société française d'alcoologie dont certains de ses
membres mènent régulièrement campagne contre l'alcoolisme. V. par exemple J.
Ades, Alcoolisme, toxicomanie française, Le monde 17 mai 1987 ainsi que les
associations anti-alcooliques.
(146) J. Serignan, La drogue légale, Le Monde 3 décembre 1985 ; voir également Le
Monde du 17 mars 1987, art. du Dr. C. Sautier, Hypocrisie : la maladie nutritionnelle
de l 'Hexagone".
(147) Ne sera pas évoqué ici le statut des débits de boissons, celui des débitants. Sur
tous ces points, cf. Merle et Vitu, Droit pénal spécial, n • 1490 s., Jur. pénal. annexes
Débits de boissons fasc. 2 par P.J. Doll et H. Guérin.
�Jacques BORRICAND
121
Il est apparu en effet que l'un des moyens les plus
efficaces pour lutter contre la consommation d'alcool consistait à
réglementer très strictement ladite publicité.
Est naturellement interdite la publicité relative aux
boissons interdites (absinthe) (148).
Parmi les autres boissons, la publicité est moins ou plus
réglementée selon la catégorie considérée.
Si la publicité demeure entièrement libre pour les boissons
du Ier groupe (thé, café, chocolat), elle n'est possible qu'à
certaines conditions pour les boissons des 2°, 3° et 4° groupes
(art. L. 18).
Il faut entendre par là pour le 2° groupe, les boissons
fermentées non distillées (vin, bière, cidre), pour le 3° groupe les
apéritifs et liqueurs, pour le 4° groupe les boissons distillées.
Toutes les autres boissons alcoolisées non interdites constituent le
5° groupe (wisky, vodka). Les articles 17 et 18 ont posé au
législateur français deux problèmes majeurs, d'une part les limites
de la publicité en droit interne, d'autre part la compatibilité des
dispositions du droit interne avec le droit communautaire.
1) Les limites de la publicité en droit interne
Aux termes de l'ancien artiçle · L. 17 Ier alinéa, "Il est
interdit d'effectuer une publicité, sous quelque forme qu'elle se
présente en faveur des boissons dont la fabrication et la vente
sont prohibées ainsi que des boissons du -5° groupe.
L'alinéa 2 dudit texte ajoutait "Il est également interdit
d'effectuer une publicité sous quelque forme qu'elle se présente
en faveur des boissons alcooliques sur les stades, terrains de sports
publics ou privés, dans les lieux où sont installées des piscines et
dans les salles où se déroulent habituellement des manifestations
sportives ainsi que dans tous les locaux occupés par des
associations de jeunesse ou d'éducation populaire".
S'appuyant sur le libellé restrictif de. cet article 17, le
gouvernement avait cru pouvoir introduire en 1986 la publicité
sur certaines chaînes de télévision, la 5 puis la 6, enfin Canal
plus, portant sur les alcools jusqu'à 9°C. Cette autorisation,
malgré les exhortations du Haut Comité contre l'alcoolisme et la
démission du professeur Claude Got (149) avait été étendue par
M. Léotard le 27 janvier 1987 à TF1. Le ministre avait justifié
cette publicité par le principe d'égalité interdisant le maintien
d'une discrimination en matière de publicité entre les chaînes du
secteur privé. Il soulignait d'autre part que "La France dispose en
(148) J.-Cl. Pénal annexes V· débits de boissons fasc. 2.1986 n • 13 et s.
(149) Le "mieux disant", alcoolique, Le Monde 21février1987.
�122
PROBLEMES ACTUELS DE SCIENCE CRIMINELLE
ce domaine d'un des régimes les plus sévères de publicité pour les
boissons alcooliques" ( 150 ).
Dès le 19 février, Madame Barzach devant les membres du
Haut Comité qualifiait cette situation de dangereuse "en ce qu'elle
permet la promotion de certaines boissons notamment étrangères
qui bénéficient déjà de la préférence des jeunes" (151). Puis
l'ensemble des associations anti-alcooliques annonçaient leur
intention de poursuivre M. Léotard devant le Conseil d'Etat (152).
A la même époque, les professeurs Bernard, Dausset, Jacob,
lancèrent un appel à la télévision contre le nouveau texte (153).
Devant ce front commun, M. Léotard annonçait son
intention de renoncer à la publicité sur les chaînes publiques sans
pour autant revenir sur l'autorisation accordée à TF1 (154). M.
Barrot proposait alors que la publicité pour l'alcool soit interdite à
toutes les chaînes de télévision ( 155).
C'est finalement cette solution que le Parlement a retenue
en votant la loi du 30 juillet 1987. Aux termes de l'article L. 17
"Est interdite la diffusion de messages publicitaires en faveur de
boissons alcoolisées de plus de l °C d'alcool :
". . par les organismes et services de télévision publics ou privés
dont les émissions sont diffusées par voie hertzienne ou par
satellite ou distribuées par câbles ;
"- dans les publications destinées à la jeunesse, définies au
premier alinéa de l'article Ier. de la loi n° 49-956 du 16 juillet
1949 .~ur les publications destinées à la jeunesse.
"- Est également interdite la publicité sous quelque forme qu'elle
se présente, en faveur des boissons alcooliques sur les stades,
terrains de sport publics ou privés, dans les lieux où sont
installées des piscines et dans les salles où se déroulent
habituellement des manifestations sportives ainsi que dans tous les
locaux occupés par des associations de jeunesse ou d'éducation
populaire.
"- Est interdite la publicité, sous · quelque forme qu'elle se
présente, en faveur des boissons dont. la fabrication et la vente
sont prohibées".
Toutefois, Madame Barzach, dans une circulaire en date
du 17 octobre 1987 dans un distinguo subtil a autorisé la
parrainage ( 156). Que dit cette circulaire ?
(150) Le Monde 23 février 1987.
(151) Le Monde 21février1987.
(152) Le Monde 27 mars 1987.
(153) Le Monde 19 mars 1987 et 21 mars 1987.
(154) Le Monde 27 mars 1987.
(155) Le Monde 3 avril 1987, v. également Got et Dubois, Des messages à mieux
distiller, Le Monde 6 avril 1987.
(156) J.C.P. 1987-111-60725.
�Jacques BORRICAND
123
"A la différence de la publicité qui vise à faire connaître des
produits et à inciter le public à les acheter, le parrainage a
essentiellement pour but de promouvoir l'image ou d'accroître la
renommée d'une firme, en associant celle-ci à autre chose qu'à la
vente de ses produits. Il s'exerce par le financement partiel ou
total de fêtes ou de manifestations culturelles ou sportives qu'il
contribue ainsi à soutenir.
La loi opère explicitement une distinction entre le
parrainage et la publicité en faveur des produits. Les activités de
parrainage n'étant pas expressément interdites sont autorisées. Les
producteurs de boissons alcooliques peuvent continuer, comme par
le passé, à soutenir ou à organiser les événements sportifs ou les
manifestations culturelles. Les parrains peuvent, à cette occasion,
faire apparaître dans les messages relatifs à ces événements ou
manifestations leurs noms ou leurs sigles".
Cette analyse n'est pas partagée par tout le monde. Pour le
professeur Got, aucune ambiguïté n'est possible. Il est clair selon
lui que le parrainage est interdit par la loi ( 157). D'ailleurs le
gouvernement reconnaît, lui-même dans sa circulaire, que lors de
la répétition trop fréquente du sens parrain peut être assimilé à
une opération publicitaire (I 58).
2) Droit interne et droit communautaire
Il faut rappeler que la législation communautaire interdit
toutes mesures d'effet équivalent, toutes mesl:J:res discriminatoires
entre les Etats et que les restrictions à l'importation entre les
Etats membres sont interdites.
Or en interdisant toute publicité en faveur des boissons du
5° groupe, le législateur français avait en fait défavorisé
essentiellement certains alcools étrangers (gin, wisky, vodka).
La commission des communautés européennes avait rendu
le 25 janvier 1978 un avis constatant que par la réglementation
qu'elle avait établie, la. France avait reconnu le principe de
l'égalité entre les pays du Marché Commun et qu'elle entravait les
échanges intra-communautaires.
C'est la raison pour laquelle une modification de la
législation s'imposait par l'instauration d'une réglementation
unique applicable aux boissons des 2° ,3° ,4° et 5° groupes (I 59).
{157) Le Monde 23 septembre 1987. Est-il besoin d'ajouter que les annonceurs euxmêmes demeurent réservés et ont renoncé à patronner un certain nombre de
manifestations sportives. Le Monde 19 octobre 1987. M. G. Baron, les parrains
confirment leur retrait, Le Figaro 24-25 octobre 1987.
(158) J.S. Cayla, la limitation de la publicité en faveur des boissons alcooliques, Rev.
droit sanit. et soc. 1988, p. 20. Boespflugh, La réforme des dispositions relatives à la
publicité en faveur des boissons alcooliques, Gaz. Pal. 22-24/5/1988.
(159) Merle et Vitu, t. Il n • 1489 ; J.Cl. Pénal, Annexes fasc. 2 1986 n • 24.
�124
PROBLEMES ACTUELS DE SCIENCE CRIMINELLE
b) Le consommateur
Trois ordres de dispositions visent à sanctionner le
consommateur intempérant. Leur dénominateur commun est qu'il
s'agit dans tous les cas de délits obstacles.
1) Jusqu'en 1873 l'ivresse publique n'était punissable que
si l'autorité administrative soucieuse du bon ordre public avait
promulgué à cette fin des dispositions réglementaires. Ce fut la
loi du 23 janvier 1873 qui combla cette lacune dont les
dispositions ont été reprises dans le Code des débits de boissons
(art. L. 65 s. ; art. R. 4 et R. 5) : "Quiconque dit l'article R.4 sera
trouvé en état d'ivresse manifeste dans les rues, chemins, places,
cafés, cabarets ou autres lieux publics sera puni d'une amende de
150 à 300 francs". En cas de récidive dans l'année, l'amende est
doublée et une peine d'emprisonnement de 6 jours au plus peut
être prononcée (art. R. 5). S'il y a une deuxième récidive, une
peine d'emprisonnement de 1 à 6 mois est prévue (art. L. 65) et
au cas de nouvelle rechute dans le délai de 5 ans
l'emprisonnement atteint 2 mois à 1 ans, une amende de 1 000 F
à 16 000 F (art. L. 66) (160). S'ajoutent à cet éventail des peines
complémentaires, soit obligatoires (interdiction de conduire,
privatiOn des droits énumérés par l'article 42 C.P.) soit
facultatives (déchéance de l'autorité parentale).
Cette répression de l'ivresse se justifie essentiellement
parce qu'elle est scandaleuse. mais la répression peut également
intervenir lorsque l'ivresse apparaît dangereuse.
2) C'est ce souci qui justifie les dispositions du Code de la
santé publique vis-à-vis des alcooliques.
En effet aux termes de l'article L. 355-2 "tout alcoolique
présumé dangereux doit être signalé à l'autorité sanitaire par les
autorités judiciaires ou administratives compétentes dans les deux
cas suivants : lorsque à l'occasion de poursuites judiciaires, il
résultera de l'instruction ou des débats des présomptions graves,
précises et concordantes permettant de considérer la personne
poursuivie comme atteinte d'intoxication alcoolique.
Sur le certificat d'un médecin des dispensaires, des
organismes d'hygiène sociale, des hôpitaux, des établissements
psychiatriques, l'autorité sanitaire peut également se saisir d'office
à la suite du rapport d'une assistance sociale, lorsque celle-ci se
rendra compte du danger qu'un alcoolique fait courir à autrui.
La notion d'alcoolique dangereux pour autrui n'est pas
précisée par les textes et peut apparaître source d'abus.
(160} Le casier des contraventions d'alcoolisme a été créé par arrêté en date du 9
janvier 1960 modifié par arrêté du 6 novembre 1981.
�Jacques BORRICAND
125
Certaines dispositions permettent d'ailleurs de procéder à
un dépistage plus systématique. Ainsi l'article L. 88 du Code des
débits (mesures contre l'alcoolisme) prévoit que les "officiers ou
agents de la police administrative ou judiciaire doivent lors de la
constatation d'un crime, d'un délit ou d'un accident de la
circulation faire procéder sur la personne de l'auteur présumé aux
vérifications médicales, cliniques et biologiques destinées à établir
la preuve de la présence d'alcool dans son organisme lorsqu'il
semble que le crime, le délit ou l'accident a été commis ou causé
sous l'emprise d'un état alcoolique les vérifications sont
obligatoires dans tous les cas de crimes, délits ou accidents suivis
de morts. Dans tous les cas où elles peuvent être utiles elles sont
également effectuées sur la victime".
D'autre part, l'article L. 3 du Code de la route autorise le
Procureur de la République à ordonner des contrôles d'alcoolémie
sur la voie publique à l'égard des conducteurs de véhicules, même
en l'absence d'une infraction préalable ou l'accident. Si l'état
alcoolique est patent, le conducteur et le véhicule sont
immobilisés (161).
3) Enfin et surtout, la législation routière se fait plus
répressive depuis l'ordonnance du 15 décembre 1958 instituant le .
Code de la route et notamment instituant le délit de conduite en
état d'ivresse ou sous l'emprise d'un état alcoolique. Jusqu'à la loi
récente du 10 juillet 1987, trois facteurs expliquent le
renforcement de la répression :
- D'abord on a assisté à une majoration considérable des
accidents de la route : IO 447 morts en 1985, IO 961 en 1986 dont
40 % sont provoqués par des conducteurs ayant un. taux
d'alcoolémie égal ou supérieur à 0,80 gr pour mille dans le sang
(162).
- Ensuite, l'indulgence des tribunaux vis-à-vis des chauffards est
manifeste. En · 1983 sur 1OO peines prononcées pour homicide
involontaire et conduite après boisson, 82 étaient des peines
d'emprisonnement (dont 61 assorties du sursis), 16 des peines
d'amende et 2 d'autres peines ; ainsi l'emprisonnement ferme
n'avait été prononcé que dans 21 % des cas, la durée moyenne de
cette peine étant d'ailleurs de 1,4 mois (163). On se souvient de la
malheureuse catastrophe de Beaune où 44 enfants ont péri.
Pourtant le tribunal et la cour n'ont condamné respectivement le
{161) Larguier, L'alcool, la police et le sang, D. 1962, Chron. 9, cf. A.N. n • 3158
annexe au P.V. 5 décembre 1985, rapport par M.J.P. Sueur et observations par G.
Bonnemaison ; Sénat n • 226, rapport par L. Boyer.
(162) Rapport Virapoullé n • 225 : Sénat 13 mai 1987 i J.Y Nau, Quatre mille
victimes de l'alcool sur les routes françaises chaque année, Le Monde 3 octobre 1987.
(163) Pradel, Un pari sur la dissuasion avec la loi du 10 juillet 1987 renforçant la
lutte contre l'alcool au volant, D. 1987 chron. 251.
�126
PROBLEMES ACTUELS DE SCIENCE CRIMINELLE
propriétaire de l'entreprise qu'à un an avec sursis et le chauffeur
à 6 mois avec sursis (164). Enfin on a souligné avec juste raison
"l'exploitation médiatique qui a été faite de certaines affaires"
(165).
Ces diverses raisons expliquent qu'en mars 1983 le
gouvernement ait déposé un projet de loi conduisant au
doublement des peines existantes. Le travail parlementaire a
consisté à amplifier le texte initial qui a débouché sur la loi du IO
juillet 1987 aux termes de laquelle deux types de peines sont
prévues. D'abord les peines principales sont majorées. Les deux
délits sous l'emprise d'un état alcoolique et de conduite en état
d'ivresse manifeste sont sanctionnés d'une peine de 2 mois à 2 ans
d'emprisonnement et de 2 000 F à 30 000 F d'amende. Ensuite la
loi nouvelle a multiplié les peines complémentaires, suspension et
annulation du permis de conduire, confiscation et immobilisation
du véhicule.
Ce trop rapide survol du droit positif présente l'intérêt de
voir combien la lutte des pouvoirs publics contre un fléau ancien
et unanimement dénoncé a été tardive et apparaît à bien des
égards encore. insuffisante. Il n'est pas étonnant que pour une
autre assuétude, le tabagisme, dont les effets si néfastes soient-ils
n'ont été que récemment dénoncés, l'action législative soit
simplement en train de s'organiser.
B - La lutte contre le tabagisme
Les historiens nous apprennent que si l'usage du tabac
remonte à la plus haute antiquité, c'est Christophe Colomb qui le
découvrant à Cuba en 1492 l'introduisit en Europe. L'ambassadeur de France au Portugal Jean Nicot utilise des feuilles de
tabac pour soigner ses migraines et Catherine de Médicis pour
soigner ses nausées. Le botaniste Karl Clussis assure que "le tabac
est un remède universel pour les maladies de toutes sortes" et en
Angleterre on organise des "smoking-parties" dans toutes les
classes de la société.
Fumer va alors connaître ses premiers martyrs comme
l'écrit J.-F. Lemaire (166).
En Perse le Shah Abbas fait trancher le nez aux priseurs
et couper les lèvres aux fumeurs. A Constantinople, le. Sultan
Mourad IV offre le choix entre la pendaison, fa pipe entre les
dents ou le bOcher de feuilles de tabac. L'usage du tabac est
(164) Trib. cor: Beaune 28 juin 1985, Le Monde 1er juillet 1985 peine confirmée en
appel.
(165) Pradel, Chron. préc., n • 2.
(166) Le tabagisme, Que sais-je ? 1986 ; Boegner, Les punis, Stock 1978 ; Tubiana,
Le refus du réel, Laffont 1977 ; Zivy, Le tabac, son histoire et son bon usage, U.G.E.
1965; R. Rochard, Le tabac, Rev. des Deux Mondes, janvier 1892.
�Jacques BORRICAND
127
interdit en Bavière, en Saxe, à Moscou. Dans tous ces cas ce n'est
pas la santé du sujet qui justifie l'interdit, c'est, soit une atteinte
à la religion, soit à un certain système de valeurs.
La France pour sa part, eut d'emblée une position plus
nuancée, annonciatrice de l'opposition actuelle entre le ministère
des finances et celui de la Santé. Au début du XVIIème siècle, le
premier impôt sur le tabac est établi. Richelieu majore ce droit
fortement et c'est Colbert qui l'afferme. En 1771, la ferme avait
été rapporté à l'Etat 27 millions. En 1809 Vauquelin isole la
nicotine. En 1811 Napoléon en quête de recettes nouvelles rétablit
le monopole du tabac que la Révolution avait abrogé. La cigarette
apparaît dans les années 1830 et se répand si rapidement que dès
1868 se crée l' Association française contre l'abus du tabac. C'est
de cette époque que l'on peut dater la tabacomanie ouvrant la
voie à une intoxication chronique appelée tabagisme, fléau
tardivement reconnu et tardivement sanctionné.
1 - Un fléau tardivement reconnu
Trois données peuvent être avancées pour expliquer que
l'usage abusif du tabac n'ait connu qu'une stigmatisation récente.
D'abord l'usage du tabac apparaît comme un phénomène socioculturel, ensuite les recherches médicales n'ont que tardivement
développé une pathologie du tabagisme, enfin comme pour
l'alcool, l'incidence économique est capitale.
a) le tabac. phénomène socio-culturel
D'abord vaguement médicinal, l'usage du tabac s'est vite
mêlé sous ses différentes formes, cigarette, cirage, pipe, aux
plaisirs de la société. Jusque vers la moitié du XIXème siècle,
chaque classe sociale avait une manière d'en user qui lui était
propre mais l'assuétude était la même pour toutes. Cela explique
une attitude générale de scepticisme à l'égard des méfaits du
tabac émanant de certains milieux médicaux. Un médecin n'écritil pas : "Les médecins qui voient les cas se multiplier sous leurs
yeux sont naturellement disposés à en exagérer la fréquence. C'est
une erreur d'optique presque inévitable dans notre profession"
( 167). Et il est piquant de voir la société contre l'abus du tabac,
futur comité national contre le tabagisme, organiser en 1858 un
concours sur les "effets du tabac sur la santé des gens de lettres et
son influence sur l'avenir de la littérature française"~décerner son
prix à un médecin, le futur Professeur Fleury, grand fumeur
devant l'éternel.
(167) Jean Rochard, Le tabac, Revue des Deux Mondes, janvier 1982.
�128
PROBLEMES ACTUELS DE SCIENCE CRIMINELLE
Beaucoup d'écrivains de l'époque, Georges Sand en tête,
fumaient et à cet égard l'attitude de Zola est significative. Tout
en dénonçant les horreurs de l'alcoolisme dans l' Assomoir, le
grand écrivain s'écrie : "Pourquoi ne pas laisser cette habitude
(fumer) à ceux qui n'en souffrent pas ?".
C'est qu'en effet ·fumer n'entraîne aucune incidence
notable immédiate sur la santé de l'individu. Au surplus le
tabagisme plus que toutes les autres toxicomanies a la particularité
d'accompagner la vie. Il n'existe aucun tabou à l'égard du tabac.
A tout moment, en tous lieux, les cigarettes s'allument et la
conversation s'anime. Facteur de convivialité, la cigarette facilite
l'échange. Les rencontres, les entrevues se passent souvent sous le
signe de la cigarette. Le fumeur tente inconsciemment de
s'identifier à une personne adulte, viril ce qui explique le succès
que rencontre la cigarette chez les jeunes cherchant à se fondre
dans le monde des adultes et à s'opposer à des parents vaguement
réprobateurs.
A la différence des autres toxicomanies qui souvent par
leur excès marginalisent le sujet, atteignent sa personnalité, le
tabagisme l'intègre pleinement dans son milieu. Il apparaît comme
une innocente manie dont les motivations sont plus personnelles.
Certains psychologues ont insisté sur la place de la composante
orale dans cette habitude : le besoin de fumer répondant à un
sentiment inconscient de vide, d'incomplétude. Molière dans Don
Juan par la bouche de Sganarelle exprime le côté familier de fa
cigarette "Ne voyez-vous pas bien dès qu'on en prend de quelle
manière obligeante on en use avec tout le monde et comme on est
ravi d'en donner à droite et à gauche partout où l'on se retrouve ? On n'attend même pas qu'on en demande" (168). Les
cigarettes de Jacques Prévert et de Jean-Paul Sartre sont célèbres
(169). Dans le monde du spectacle, on se rappelle la légendaire
cigarette d'Humphrey Bogart, mort d'un cancer du poumon à 57
ans, le long fume-cigarette de Marlène Dietrich, la fumée de
Serge Gainsbourg.
L'identification du public à ces modèles est dangereuse car
elle encourage la consommation du tabac dont les incidences sur
la santé sont actuellement reconnues.
(168) Don Juan, Acte I, scène 1.
(169) "Toute une cristallisation s'était faite, je fumais au spectacle, le matin en
travaillant, le soir après diner et il me semblait qu'en cessant de fumer, j'allais ôter
son intérêt au spectacle, sa saveur au repas du soir, sa fraîche vivacité au travail du
matin", Sartre, L'être et le néant, Gallimard, 1943, p. 686.
�Jacques BORRICAND
129
bl Pathologie du tabagisme
Depuis longtemps, on avait pressenti les méfaits du tabac
mais ce n'est que tardivement que des études systématiques ont
été conduites démontrant ses ravages. C'est qu'en effet les
conséquences du tabagisme sont extrêmement lentes à apparaître
et se manifestent toujours par des maladies de dégénérescence
survenant 10, 20, 30, 40 ans après le début de l'habitude
tabagique. Compte tenu de cet effet de retard, le lien entre ces
maladies et l'assuétude tabagique n'apparaît pas d'emblée à
l'évidence. "Plus que de cause, il faut parler de facteur à haut
risque sans qu'on puisse toujours élucider le mécanisme selon
lequel le tabac intervient dans la genèse des maladies" ( 170). Il est
cependant possible de faire les constatations suivantes. Le cancer
du poumon presque inconnu dans les années 50, représente
actuellement en Europe et aux Etats-Unis la cause principale de
mortalité par cancer chez l'homme. Aux Etats-Unis on est passé
de 18 000 décès en 1950 à 111 000 en 1982 et il est prévu en
France pour les années 90 30 000 victimes. Les affections du
système cardio-vasculaire placent l'abus du tabac en bonne place,
multipliant les risques déjà constitués par beaucoup d'autres
influences défavorables qu'il s'agisse de l'hérédité, de
l'alimentation, de la sédentarité, de l'obésité ou du psychisme.
Les atteintes buccales et digestives sont couramment liées
au tabac. Le cancer de !'oesophage est pratiquement inexistant
chez les non-fumeurs. Une étude conduite en Angleterre en 1964
établissait que près de 70 % des non-fumeurs en vie à 35 ans
l'étaient encore à 70 ans mais seulement 58 % des fumeurs
consommaient autour de 14 cigarettes par jour, 57 % des fumeurs
d'un paquet et 46 % des fumeurs de plus d'un paquet ( 171 ).
En 1975, à l'ouverture de la campagne anti-tabac, le
Français consommait en moyenne 2 300 cigarettes par an tandis
que l' Anglais en fumait 3 000 et l' Américain 4 000.
Par tranche d'âge, la situation n'est pas meilleure. On
fume de plus en plus tôt. Un français sur deux de moins de 25
ans fume. 95 milliards de cigarettes ont été vendues en France
durant l'année 1985 (172).
Pourtant malgré cet impressionnant tableau, la consommation de tabac a été longtemps fortement encouragée par les
pouvoirs publics en raison des retombées financières qu'elle
représente.
(170) Rapport Tisne, Aas. Nat. n • 2318, Annexe au P.V. du 21mai1976, p. 161.
(171) Que sais-je? p. 15, enquête Doll et Hill.
(172) Israel, Tabac et santé. Problèmes politiques et sociaux, 1974-48 ;
Baumgartner, Comprendre la toxicomanie, mode de vie tabac et santé, Impact n •
133, UNESCO 1984. Selon un rapport des services américains de la santé, le tabac
est une drogue dure, Le Monde 18 mai 1988.
�130
PROBLEMES ACTUELS DE SCIENCE CRIMINELLE
c) Le ooids économique du tabagisme
S'il est relativement aisé de chiffrer le revenu que procure
à l'Etat la vente du tabac, il est difficile de quantifier ce que lui
coûte le tabagisme.
Pendant longtemps la rentabilité fiscale a été seule
soulignée. On sait que l'Etat par l'intermédiaire du S.E.1.T.A.
assure seul la fabrication et la commercialisation du produit. De
1960 à 1973 les taxes versées par la S.E.l.T.A. à l'Etat sont passées
insensiblement de 55 à 897 %. L'augmentation des ventes du
tabac n'a pas été freinée pour autant : 82 milliards de cigarettes
en 1975, 95 en 1985 entraînant plus de 23 milliards de recettes
fiscales (173).
- Cette surconsommation inquiète fortement le Ministère
de la santé dans la mesure où le tabagisme pèse sur le budget de
la Nation. L'I.N.S.E.R.M. a fixé annuellement ce coO.t aux
environs de 10 milliards de francs tandis que le rapport remis à
Madame Barzach citerait une fourchette oscillant entre 10 et 40
milliards (174).
2 - Un fléau tardivement sanctionné
Malgré les recommandations des scientifiques la prise de
conscience des gouvernants vis-à-vis du tabagisme est toute
récente pour la simple. raison que la vente du tabac représente
pour l'Etat des ressources fiscales très importantes.
a) En effet, à part la Norvège qui, dès 1899,
interdisait la vente du tabac aux enfants de moins de 15 ans,
seules quelques législations sont intervenues il y a peu. En 1962,
l'Italie interdisait toute publicité pour le tabac~ sans distinction de
support. En 1963, la Bulgarie interdisait à son tour la vente des
cigarettes aux enfants de moins de 16 ans. En 1964 le
gouvernement fédéral américain engageait sa première campagne
anti-tabac, suivi par la Grande-Bretagne en 1967 (175).
(173) Pour une étude comparative, cf. rapport Tisne, préc. p. 3.
(174) Le Monde du 9 septembre 1987.
•
(175) Sur d'autres législations, notamment nordiques, cf. M. Payffa, Tabac et
tabagisme: Législation, in Assuétudes, op. cit., p. 117. Tout récemment le gouvernement espagnol a pris le 4 mars 1988 une série de mesures draconiennes contre l'usage
du tabac. Il sera formellement interdit de fumer dans les endroits publics. Le tabac a
été déclaré "substance nocive" par le conseil des ministres qui a proclamé "le droit
des non-fumeurs doit être protégé" par l'Etat, Le Monde du 7 mars 1988. Tout
récemment, aux Etats-Unis, une interdiction de fumer sur les vols intérieurs d'une
durée de moins de deux heures a été décidée, (Le Monde 20 avril 1988), tandis que le
gouvernement espagnol a pris une série de mesures draconiennes contre l'usage du
tabac, (Le Monde, 7 mars 1988).
�Jacques BORRICAND
131
b) Ces mesures prises par des législations
étrangères devaient être relayées par une campagne internationale.
D'abord en 1970 le "Comité des experts des effets du tabac sur la
santé" créé par l'O.M.S. présentait un rapport
à la 23ème
Assemblée mondiale de la santé d'où il ressortait que "les maladies
liées à l'usage du tabac constituent dans les pays économiquement
avancés des causes si importantes d'incapacité de travail et de
décès prématurés, que la lutte contre cette habitude pourrait faire
beaucoup plus pour améliorer la santé et prolonger la vie dans ces
pays que· n'importe quel programme particulier de médecine
préventive". Sur la base de ce rapport l'O.M.S. proposait alors aux
Etats membres dès 1971 un programme de lutte contre le tabac
aux termes duquel un certain nombre de mesures étaient
proposées : réduction de la publicité, fabrication de cigarettes
moins nocives, interdiction de l'usage du tabac dans les lieux
publics.
Dès 1975, la Conférence mondiale sur le tabac et la santé
tirait à New-York les premières conclusions des expériences
conduites dans la trentaine · d'Etats ayant promulgué une
législation spécifique. Mais plus de 70 d'entre eux n'avaient rien
encore entrepris. Enfin d'autres pays pour lesquels le tabac est la
principale source de revenus avaient continué leurs efforts en vue
d'accroître encore sa production (176). D'autre part, les rapports
des experts présentés à la Conférence fournissaient la preuve
formelle que la mortalité par cancer augmentait partout où l'usage
de la c.igarette était répandu. En 1979, se tenait à Stockolm une
nouvelle conférence qui devait établir que les producteurs de
tabacs devant les campagnes anti-tabac conduites dans les pays
industrialisés concentraient désormais leur activité vers les pays
en voie de développement où nulle politique de restriction n'a
encore été mise en place opérant ainsi un déplacement de la
clientèle ( 177).
A l'issue de la Conférence de Stockolm quatre
recommandations étaient adoptées pour les années à venir à
savoir:
- stabiliser la consommation du tabac dans les pays où elle tend
encore à progresser,
- affecter les taxes sur le tabac à une politique d'information des
.
méfaits du tabagisme,
- orienter principalement cet effort vers les écoles primaires et les
lieux de travail exposés aux pollutions.
(176) Pour un pays que le rapport ne nomme pas cette production annuelle de
cigarettes avait décuplé en 10 ans 1
(177) P. Millet, Directeur général du S.E.l.T.A., affirmait après la promulgation de
la loi Veil : "Nous escomptons grâce au développement de nos ventes en Afrique
maintenir un taux de progression annuelle de 15 % de nos exportations".
�132
PROBLEMES ACTUELS DE SCIENCE CRIMINELLE
- Enfin, tout récemment la commission européenne de Bruxelles a
décidé de soumettre aux douze pays de la C.E.E. un ensemble de
mesures sévères sur le tabac. Le projet de l'exécutif européenne
présenté le 21 janvier 1988 vise à réduire et à harmoniser les taux
maximum de goudron et à renforcer les messages d'avertissement
contre le tabagisme ( 178).
c) Les suggestions ou les directives proposées aux
Etats par ces conférences ou ces organismes supra-nationaux n'ont
pas été vaines. Pour ce qui est de la France, l'Académie ·de
Médecine devait en 1972 consacrer l'essentiel d'une de ses séances
aux conséquences pathologiques des effets du tabac et à leur
incidence sur le taux de mortalité générale et transmettre au
gouvernement un certain nombre de voeux rejoignant les
préoccupations de la conférence de Stockolm en les affinant. C'est
à Madame Simone Veil, alors ministre de la santé, que revient
l'initiative d'avoir proposé au Parlement en 1976 un projet de loi
relatif à la lutte contre le tabagisme ( 179) qui, amendé dans un
sens plus rigoureux, devait devenir la loi du 9 juillet 1976.
L'objet du texte était double : réduire l'ampleur de la
publicité et de la propagande en faveur du tabac et interdire de
fumer dans certains lieux publics. Sur ces deux points, la loi a été
complétée par des textes réglementaires, décret du 17 novembre
1977 et arrêté du 26 décembre 1986 pour ce qui est de la
publicité et de la propagande, décret du 12 septembre 1977 en ce
qui concerne l'interdiction de fumer.
Les restrictions apportées à la propagande et à la
publicité, l'interdiction de fumer dans certains lieux publics
seront les deux points successivement examinés.
- Pour ce qui est des restrictions apportées à la
propagande et à la publicité, on notera tout d'abord que la loi
interdit certains lieux ou certaines circonstances où cette
propagande pourrait se réaliser.
Sont prohibés la propagande et la publicité effectuées par
des moyens audio-visuels, par voie d'affiches, panneaux,
réclames, prospectus ou enseignes, par voie aérienne maritime ou
fluviale ou se traduisant par l'offre, la remise ou la distribution
gratuite ou non d'objets d'usage ou de consommation du tabac et
marqués du nom de l'emblème d'un produit du tabac oµ d'un
fabricant ou commerçant de tabac (art. 2 et 4).
De son côté, l'article 3 prohibe toute propagande ou
publicité indirecte ou clandestine. en faveur du tabac. Enfin, les
articles 10 et 11 interdisent aux producteurs fabricants ou
(178) Le Monde 27 janvier 1988.
(179) A. N. n • 2149, séance 2 avril 1976 ; A. N. n • 2318 rapport Tisne au nom de la
commission des affaires culturelles, familiales et sociales.
�Jacques BORRICAND
133
commerçants de tabac de patronner les manifestations sportives à
l'exclusion toutefois du sport automobile ou de faire apparaître
sous quelque forme que ce soit le nom, la marque ou l'emblème
publicitaire d'un produit du tabac ou d'un producteur ou
commerçant de tabac.
Cette longue énumération ne laisse guère subsister du
champ de l'interdiction que la publicité ayant la presse écrite
comme support. Mais cette faveur est toute relative. D'abord
aucune propagande ni publicité ne peuvent être faites dans les
publications destinées aux enfants et adolescents. Ensuite dans la
presse pour adultes la réclame faite pour le tabac ou les produits
du tabac ne peut comporter d'aucune mention que la
dénomination du produit, sa composition, les nom et adresse du
fabricant et éventuellement du distributeur, ainsi que toute autre
représentation graphique ou photographique que celle du produit,
de son emballage et de l'emblème de la marque. De plus le
volume de la publicité est limité à celui constaté en moyenne dans
cette presse pour les années 1974 et 1975. Une mise en garde des
consommateurs de tabac doit être faite sur chaque paquet qui doit
comporter en caractères apparents la mention "abus dangereux".
Le texte laisse donc place à une publicité informative destinée à
permettre aux fabricants de mettre au point des produits
hypotosiques.
Quant aux sanctions elles sont identiques quelle que soit
l'infraction constatée : amende de 30 000 F à 300 000 F. En cas
de récidive, l'amende peut être portée jusqu'au double et le
tribunal a la possibilité d'interdire pour une durée de l à 5 ans la
vente des produits du tabac qui ont donné lieu à une publicité
irrégulière ou interdite (art. 12) (180).
- Les interdictions de fumer sont de leur côté prévues par
le décret du 12 septembre 1977. Ce texte énumère les lieux où il
est interdit de fumer. C'est d'abord les locaux à usage collectif
autres que ceux qui servent exclusivement d'habitation
personnelle pour lesquels les interdictions- de fumer sont fixées
selon trois critères, soit la clientèle appelée à fréquenter le local
(écoles et collèges), soit le défaut de ventilation, soit la nature des
marchandises stockées (produits dangereux ou toxiques). C'est
ensuite les moyens collectifs de transport pour lesquels soit la
prohibition est absolue, soit limitée à une partie du moye!l de
transport.
Les infractions sont sanctionnées d'une amende modeste
de 150 à 300 F (181).
(180) D. Mayer, Droit pénal de la publicité, Masson 1979, n • 30 s., 59 et 189. La loi
du 13 janvier 1989 vient de modifier certaines dispositions de la loi de 1976 dans un
sens plus rigoureux (J.C.P. 1989.111.62348).
(181) Sans commune mesure avec l'amende de 3 000 dollars fixée début janvier 1988
�134
PROBLEMES ACTUELS DE SCIENCE CRIMINELLE
Cet arsenal législatif a reçu dans le public un accueil
relativement positif. Un sondage de la S.O.F.R.E.S. effectué en
décembre 1974 nous apprend que 70 % des personnes interrogées
s'étaient déclarées favorables à l'interdiction de toute publicité. Il
relève déjà un changement des mentalités qu'illustre l'exemple
américain qui révèle que le développement de l'information a
entraîné une baisse considérable de la consommation de tabac.
Une première campagne était lancée en 1979 par le
Ministère de la Santé, avec pour thème "L'éducation pour la santé
à l'école". Pourtant une étude menée à Villejuif en 1985 (182) a
révélé l'augmentation régulière des ventes de tabac (82,2 milliards
de cigarettes en 1975, 91,1 en 1984, 95 en 1986) faisant passer le
taux de 4,6 gr. par adulte et par jour en 1950 à 6,3 gr. en 1980,
soit + 37 %. Le nombre des gros fumeurs a quasiment doublé
entre 1973 et 1983.
Un document produit par le groupe de travail sur le tabagisme et remis à Madame Barzach en septembre 1987 souligne la
gravité croissante des conséquences médicales de la consommation
de tabac responsable en France de plus de 10 % des décès. Il
propose une meilleure application de la loi Veil dont la violation
est devenue patente et de nouvelles taxes frappant le tabac (183).
Le 15 janvier 1988 Madame Barzach à · l'occasion du
lancement d'une campagne anti-tabac "Le tabac c'est plus ça" a
rendu public un accord signé avec les principaux fabricants de
cigarettes aux termes duquel ceux-ci s'engagent à procéder à des
hausses régulières et progressives des prix du tabac d'ici au 1er
janvier 1993 afin de combler l'écart de l'ordre de 50 % entre les
prix pratiqués en France et ceux des autres marchés européens
(184).
pour réprimer ceux qui fument dans les lieux publics par le Maire de New- York. Le
Journal Le Monde du 9 février 1988 nous apprend que les fumeurs sont désormais
interdits de séjour au Lycée d'enseignement professionnel Bouvet-de-Romans dans
la Drôme. Tandis qu'aux Etats-Unis des entreprises n'hésitent pas à licencier les
fumeurs en raison du coQt représenté par le tabagisme, (Le Monde 4 mars 1988) et
qu'une juridiction de l'Etat du New-Jersey n'a pas hésité à reconnaître responsable
d'un décès un fabricant de cigarettes et accorda au plaignant 400 000 $de dommages
et intérêts {Le Monde 15 juin 1988).
(182) Cité in J.R. Lemaire, op. cit., p. 16.
(183) A. Hirsch, C. Hill, M. Frossart, J.P. Tassin, M. Pechabrier, Lutter contre le
tabagisme. Proposition au Ministre délégué chargé de la santé, La docurqentation
française 1988, 279 pages. Que les candidats parlent par A. Hirsch et C. Got, Le
Monde du 28 janvier 1988.
(184) Le Monde 16 janvier 1988. Le 8 avril 1988 a eu lieu la Journée mondiale sans
tabac à l'occasion de laquelle l'O.M.S. a décerné quarante médailles pour la lutte
anti-tabac, Le monde, 9 avril 1988. Un juge de l'Etat de New-York est allé plus loin
en déclarant recevable la plainte d'un veuf dont l'épouse était morte d'un cancer du
fumeur et en affirmant que les producteurs de cigarettes ont "conspiré afin de cacher
les preuves de la nocivité de leur produit devant le public", Le Monde, 28 avril 1988.
Cette plainte a débouché sur une condamnation partielle d'un groupe de fabricants
de cigarettes, {Le Monde du 15 juin 1988).
�TABLE DES MATIERES
PREFACE,
par Fernand BOULAN ..................................................................... 5
LA PROVOCATION,
par Fernand BOULAN ..................................................................... 7
DE L'OPPORTUNITE DES INTERDICTIONS PENALES
EN MATIERE DE TECHNOLOGIE DE LA REPRODUCTION
ET DE GENETIQUE HUMAINE - Etat actuel de la législation
et de la discussion scientifique en R.F.A.,
par Hans-Ludwig GÜNTHER ....................................................... 19
LA THEORIE DU CONTROLE SOCIAL ET L'EVOLUTION
DE LA CRIMINALITE,
par Maurice CUSSON ..................................................................... 39
LE TERRORISME,
par Bernard BOULOC .................................................................... 65
ASSUETUDES ET DROIT PENAL SPECIAL,
par Jacques BORRICAND ............................................................. 79
Table des matières ........................................................................ 135
�DEPOT LEGAL 2ème Trimestre 1989
��ISBN 2-7314-0024-1
OUVRAGES PARUS DANS LA MÊME COLLECTION
- CONNAITRE LA CRIMINALITÉ : Le dernier état de la question.
XXXlme Cours International de Criminologie, Année 1981
P. U. A. M. 1983
110 F
· S. CIMAMONTI : Le processus d'élaboration de la loi
"Sécurité et Liberté" - Essai d'analyse sociofogique.
Prix Gabriel TARDE 1982
P. U. A. M. 1983
110 F
- F. BOULAN, R. GASSIN, W. JEANDIDIER, G. LEVASSEUR, D. SZABO,
A. VITU.
Problèmes actuels de science criminelle
1
P. U. A. M. 1985
55 F
Prix : 70 F
Aix - lmp. Paul Roubaud
�
https://odyssee.univ-amu.fr/files/original/2/285/BUD-51701_PASC_1990.pdf
0fed6f88b44c04fc015c502a6d847d87
PDF Text
Text
1
UNIVERSITÉ
DE
DROIT, D'ÉCONOMIE
D'AIX-MARS El LLE
ET
DES
SCIENCES
INSTITUT DE SCIENCES PÉNALES ET DE CRIMINOLOGIE
J.M. AUSSEL, J. BORRICAND, G. Dl MARINO,
A. NORMANDEAU, J. PRADEL
'
PROBLEMES ACTUELS
DE SCIENCE CRIMINELLE
Ill
1990
Vol 3
. PRESSES
UNIVERSITAIRES
1990
D'AIX-MARSEILLE
�1
UNIVERSITÉ
DE
DROIT, D'ÉCONOMIE
D'AIX-MARS El LLE
ET
DES
SCIENCES
INSTITUT DE SCIENCES PÉNALES ET DE CRIMINOLOGIE
J.M. AUSSEL, J. BORRICAND, G. Dl MARINO,
A. NORMANDEAU, J. PRADEL
'
PROBLEMES ACTUELS
DE SCIENCE CRIMINELLE
Ill
. PRESSES
UNIVERSITAIRES
1990
D'AIX-MARSEILLE
����UNIVERSITE DE DROIT, D'ECONOMIE ET DES SCIENCES
D'AIX-MARSEILLE
INSTITUT DE SCIENCES PENALES ET DE CRIMINOLOGIE
J.-M. AUSSEL - J. BORRICAND - G. DI MARINO A. NORMANDEAU - J. PRADEL
111
PROBLEMES
DE
SCIENCE
ACTUELS
CRIMINELLE
PRESSES UNIVERSITAIRES D'AIX-MARSEILLE
FACULTE DE DROIT ET DE SCIENCE POLITIQUE D'AIX-MARSEILLE
- 1990 -
��Cet ouvrage rassemble les conférences dispensées devant
les étudiants de la Faculté de Droit et de Science Politique d'AixMarseille durant l'année universitaire 1989-1990.
��JUSTICE PENALE ET TROUBLES MENTAUX
Par
Jean-Marie AUSSEL
Professeur émérite à la Faculté de Droit
de l'Université de Montpellier l
Le thème que je me propose sinon de traiter, du moins
d'évoquer devant vous ce matin, est un thème classique, éculé
même oserais-je dire, et pourtant de la plus grande actualité:
problème souvent mal résolu et dont les données n'ont guère
évolué depuis des décennies : comment la justice pénale se
comporte-t-elle à l'égard des délinquants qui présentent des
"troubles mentaux" et peut-elle adopter d'autres attitudes que
celles qui sont les siennes aujourd'hui ?
Je parle de "justice pénale" et non de "droit pénal" car j'ai
l'intention de vous parler du problème en France de façon
concrète et pratique : que se passe-t-il à l'heure actuelle lorsqu'un
criminel, par exemple, a commis son forfait alors qu'il souffrait
de perturbations mentales plus ou moins graves, comment les
institutions judiciaires et pénitentiaires vont-elles traiter
l'intéressé et quelles solutions vont-elles trouver ?
En France, les juridictions répressives statuent chaque
année, selon des principes bien rôdés mais fort fragiles, sur un
nombre considérable de personnes ayant commis des crimes ou
des délits alors qu'elles étaient affectées de déséquilibres
psychiques ou de désordres psychopathologiques plus ou moins
intenses. Si certains délinquants, au stade de l'instruction ou du
jugement, sont alors soustraits à la répression parce qu'esti]llés
irresponsables au sens du fameux article 64 du Code pénal, la
grande majorité d'entre eux, en revanche, condamnés à des peines
très variées, mais qui sont souvent des peines privatives de
liberté, ont une condition difficile et posent en tout cas aux
autorités pénitentiaires des problèmes ardus.
�6
PROBLEMES ACTUELS DE SCIENCE CRIMINELLE
Dans cet exposé sans prétention je ne vais même pas me
référer à l'immense littérature qui, depuis surtout cinquante ans,
a envisagé les relations de la criminalité et des troubles mentaux
ni aux controverses innombrables, dans les colloques nationaux ou
internationaux, qui ont surgi à propos du traitement des
délinquants malades mentaux. Je me contenterai de vous livrer
quelques réflexions simples, de procéder à un examen de la
question en me référant à des données concrètes et aux projets de
réforme qui ont été élaborés.
Pour ordonner ces réflexions, je crois devoir m'en tenir à
la distinction traditionnelle entre les délinquants souffrant de
troubles mentaux très graves et les délinquants présentant de
simples anomalies mentales. En effet, en France tout
particulièrement, le sort du délinquant malade mental est
fondamentalement différent, aussi bien dans le système actuel que
dans les projets de réforme publiés au cours des dernières années,
selon qu'il aura été reconnu "irresponsable" ou "non punissable"
parce que les perturbations psychiques dont il souffre sont très
graves, ou bien qu'il aura été jugé capable de subir une sanction
pénale. C'est au fond la distinction entre ceux que, dans une
terminologie contestable mais universelle, mondiale, on appelle
parfois les "aliénés mentaux" et ceux qu'on désigne comme des
"anormaux mentaux".
Aucune autre approche du problème ne me semble
possible si l'on veut découvrir les solutions concrètes, proches de
la vie quotidienne des juridictions.
I. - JUSTICE PENALE ET DELINQUANTS SOUFFRANT
DE TROUBLES MENTAUX TRES GRAVES
On imagine facilement que l'autorité sociale, en présence
de délinquants ayant perpétré des crimes ou des délits sous
l'empire d'importantes perturbations psychiques, désire adopter à
leur égard une attitude spécifique, orientée principalement vers
un traitement médical ou à dominante médicale, psychiatrique en
l'occurrence. Mais les comportements réels des acteurs de la scène
judiciaire sont complexes.
En effet les magistrats, face à la maladie mentale, sont
plutôt circonspects ; ils se sentent mal à l'aise et ... incompétents.
Ils auront donc tendance à souhaiter l'intervention des
psychiatres, sinon pour les décharger de leur responsabilité de
juge, du moins pour les éclairer et leur fournir des éléments de
solution. D'ailleurs, on ne voit pas à quelle autre catégorie de
personnes ils pourraient faire appel et les magistrats ont
évidemment raison, dans un souci de bonne justice, de ne pas se
�Jean-Marie A USSEL
7
fier à leur seules impressions personnelles dans un domaine aussi
difficile.
Les experts psychiatres, eux, inclineront souvent à vouloir
soustraire le délinquant, qu'ils estiment malade mental caractérisé,
à la justice et au déroulement de la procédure pénale, car ils
mettent au premier plan les exigences thérapeutiques, qui
excluent l'exercice de la répression.
Il en résulte, sinon un affrontement des juristes et des
médecins spécialistes qui est sous-jacent dans chaque affaire
judiciaire où se pose la question de la santé mentale de l'inculpé,
du moins une coexistence de mentalités différentes qui souvent se
heurtent.
Dans ce contexte je me propose d'évoquer devant vous
successivement la situation actuelle en France et les améliorations
du système qui pourraient intervenir.
A - La situation actuelle en France
Le débat essentiel, au stade de l'instruction mais aussi
parfois au stade du jugement, est centré, chacun le sait, sur
l'application ou non de l'article 64 du Code pénal. C'est un débat
très ancien, qui n'a guère changé depuis des décennies en dépit
de l'évolution, sinon des progrès, de la science psychiatrique et de
la rénovation du langage médical.
L'article 64, dans sa formulation même, est très radical :
"Il n'y a ni crime ni délit, énonce-t-il, lorsque le prévenu était en
état de démence au temps de l'action ...". Ce texte aurait pu être
interprété à la lettre et il signifierait alors que, si la démence est
reconnue, non seulement l'auteur de l'acte antisocial n'a commis
aucune infraction, mais l'acte lui-même disparait sans laisser de
traces ... La jurisprudence et la doctrine, on le sait, ont compris
depuis longtemps le texte comme signifiant simplement que la
"responsabilité pénale" de l'auteur disparaît sans que l'acte cesse
d'être un crime ou un délit. Il est donc possible, en particulier, de
poursuivre les coauteurs et les complices.
Il n'en reste pas moins que certains délinquants peuvent
être tentés de croire non seulement qu'ils n'ont rien fait de mal,
mais même qu'il n'ont rien fait du tout. Les praticiens ont
souvent relevé cet aspect "pervers" de l'article 64. Ainsi un
psychiatre montpelliérain m'a signalé le cas d'un homme, pon
malade mental, qui avait tué sa femme en l'étranglant dans un
moment d'exaspération ; reconnu par le juge "aliéné pendant une
fraction de seconde" et déclaré irresponsable sur la base de
l'article 64, il avait été libéré et, quelque temps plus tard, il
affirmait : "Je n'ai pas tué ma femme".
�8
PROBLEMES ACTUELS DE SCIENCE CRIMINELLE
Sans aller aussi loin et en interprétant le texte, ainsi que le
fait le droit positif, comme écartant simplement la responsabilité
pénale, on aboutit toutefois à une solution radicale qui refoule
l'intéressé hors du droit pénal, excluant toute notion de sanction
et de culpabilité, ce qui souvent ne paraît bénéfique ni au malade
ni à la société.
En effet, les inconvénients du système actuel peuvent être
résumés dans une double série de remarques qui ont trait,
d'abord, à l'expertise psychiatrique, ensuite, aux conséquences
juridiques de l'application de l'article 64.
a) Remarques sur /'expertise psychiatrique
Le recours à une expertise psychiatrique semble
indispensable chaque fois que le juge (le plus souvent il s'agit du
juge d'instruction) s'interroge sur l'application de l'article 64.
Quelques questions essentielles se posent alors :
- Un seul expert suffit-il ? Durant longtemps la
jurisprudence a écarté le principe de la dualité des experts, sous
prétexte que l'expertise mentale ne porterait pas sur le fond de
l'affaire, bien qu'en 1975 un arrêt de la Chambre Criminelle ait
estimé obligatoire l'intervention de deux experts. Depuis la loi du
30 décembre 1985, le problème ne se pose plus puisque l'article
159 nouveau du Code de procédure pénale laisse désormais le
juge entièrement libre, en quelques domaine que ce soit, de
désigner un ou plusieurs experts. On revient au vieux système de
l'expert unique.
Pourtant il apparaît que le juge, surtout en matière
criminelle, a tendance à demander l'avis de deux experts et cette
attitude me paraît devoir être approuvée. En effet, dans un
domaine aussi essentiel et aussi complexe que l'évaluation des
troubles mentaux, un avis isolé, formulé par un expert si
compétent soit-il, est insuffisant. En dépit de certains
inconvénients découlant de la participation de plusieurs
psychiatres, et qui ont trait surtout aux frais accrus de procédure
et à une moindre perception par les experts de leur responsabilité
personnelle, je crois que la pluralité d'experts est le plus souvent
souhaitable. Les conséquences d'une telle expertise sont telles qu'il
est sage de s'entourer d'un maximum de garanties. Or l'association
de compétences semble toujours supérieure à un avis isolé dans ce
domaine si impressionniste du diagnostic des maladies mentales.
- Quelle mission donner à l'expert ? La tâche de l'expert
est fort délicate, même si on ne lui demande plus, comme dans
l'ancienne pratique qui découlait de la circulaire Chaumié, de
�Jean-Marie A USSEL
9
statuer sur la responsabilité du sujet examine. Le Code de
procédure pénale, par la voie de simples circulaires (C. 345
surtout), donne des indications à l'expert, lui demandant de
rechercher "les anomalies mentales et psychiques" révélées par
l'examen, de déterminer si l'infraction est ou non "en relation
avec de telles anomalies", si le sujet "présente un état dangereux
et doit être interné dans un établissement psychiatrique", s'il est
"accessible à une sanction pénale", enfin s'il est "curable et
réadaptable".
Les réponses à des questions aussi complexes ainsi posées
à l'expert constituent de toute évidence une tâche redoutable,
presque une mission impossible, bien qu'elles laissent au juge le
soin de décider seul, au vu du rapport d'expertise, s'il estime la
responsabilité pénale annihilée ou non, d'appliquer ou d'écarter
l'article 64.
Le travail des psychiatres est d'autant plus difficile que
l'état d'aliénation mentale doit être grave, même si le terme
"démence" est interprété de façon large. Seulement les critères
permettant de distinguer une aliénation mentale caractérisée d'une
foule de perturbations psychiques moins graves n'existent guère et
les spécialistes sont souvent fort embarrassés, insistant sur les
limites et les imperfections des connaissances psychiatriques.
Notons enfin que l'état de démence doit exister au moment
de /'in/raction et être en rapport avec l'infraction commise.
Comment démontrer un état et une relation de causalité aussi
fuyants et impalpables ? Car, si l'expert peut, à la rigueur,
déterminer, lors de son examen, les anomalies mentales ou les
psychoses dont souffre l'inculpé, ou encore émettre un avis sur
l'existence d'un état dangereux, il lui est beaucoup plus difficile
de savoir si, quelques semaines ou quelques mois auparavant, lors
de la commission de l'infraction, l'intéressé souffrait des mêmes
anomalies et surtout, à supposer qu'elles aient alors existé, si elles
ont été à la source de l'infraction réalisée.
b) Remarques sur les
l'application de l'article 64
conséquences
juridiques
de
Lorsque le juge décide de mettre en oeuvre l'article 64
parce qu'il estime les conditions remplies, il va faire bénéficier
l'intéressé, on le sait, soit d'une ordonnance ou d'un arrêt de oonlieu, soit d'un jugement de relaxe ou d'un arrêt d'acquittement si
l'affaire était parvenue au stade du jugement.
Une conséquence capitale en découle : le malade mental
échappe désormais à toute emprise du droit pénal, et ce de façon
radicale : étant étiqueté "pénalement irresponsable", il est à l'abri
de toute action qui viendrait de la justice pénale, seule sa
�10
PROBLEMES ACTUELS DE SCIENCE CRIMINELLE
responsabilité civile pouvant être mise en cause en vertu de
l'article 489-2 du Code civil. Ainsi le dessaisissement du juge
pénal est total et définitif. L'individu remis en liberté pourra
seulement faire l'objet d'une mesure de placement en
établissement psychiatrique. Mais la mesure est de la compétence
de l'autorité administrative, en l'espèce le préfet, et il faut que le
malade présente un danger pour l'entourage familial et social.
Dans les cas d'extrême gravité, il est vrai, les autorités judiciaires
se mettront en rapport avec l'autorité préfectorale de telle sorte
que la décision d'internement soit prise au moment de la
libération de l'aliéné mental : à sa situation de détenu provisoire
se substitue immédiatement la condition de pensionnaire d'un
établissement psychiatrique, mais sans qu'il y ait désormais une
possibilité de collaboration entre la justice pénale et l'univers
psychiatrique qui engloutit le malade. D'ailleurs nombre de
"déments" libérés par les magistrats rentrent dans le circuit social
ordinaire où ils ont désormais toute latitude pour se faire soigner
ou ... pour récidiver ...
On doit reconnaître que ce système est d'une grande
simplicité et même d'une telle simplicité que beaucoup de
magistrats et de psychiatres estiment depuis longtemps et
continuent à estimer qu'il n'est pas si mauvais, en tout cas qu'il
est difficile de le remplacer par un autre.
Certes on a bien conscience, dans les milieux judiciaires et
médicaux, du vieillissement d'un système qui n'a guère bougé
depuis le début du XIX siècle où, à cette époque, l'apparition de
l'article 64 avait constitué sans doute un progrès par rapport aux
traitements souvent répressifs ou obscurs infligés dans les siècles
antérieurs aux fous criminels. On reconnaît aussi volontiers que
l'article 64 correspond à la philosophie pénale de l'époque qui
mettait au premier plan le concept de libre arbitre : si la
responsabilité pénale a pour base le libre arbitre, l'état de
démence, qui vient supprimer la faculté de discernement et la
conscience, abolit du même coup la responsabilité et fait dès lors
échapper le malade à la justice répressive.
Et pourtant, si, de l'avis général, ce schéma classique est
dépassé au regard de l'évolution des sciences humaines, médicales
et sociales, beaucoup répugnent à changer de système. Peut-être
parce que c'est le système qui assure le meilleur confort
intellectuel pour les praticiens concernés, magistraJs et
psychiatres.
Les magistrats, d'abord, embarrassés souvent par l'affaire
et s'estimant incompétents, n'ont plus, en présence d'expertises
relativement nettes ou concordantes, qu'à décider le non lieu ou
l'acquittement, se déchargeant ainsi désormais de tout souci en
éloignant le délinquant de l'appareil répressif. En l'étiquetant
0
�Jean-Marie A USSEL
11
"dément", ils renvoient la solution du problème aux "hommes de
l'art", aux psychiatres.
Les psychiatres, eux, s'ils croient avoir diagnostiqué une
maladie mentale grave, telle qu'une psychose caractérisée, ne vont
plus songer qu'au "traitement" du malade qui suppose qu'il n'y ait
plus intrusion d'une autorité répressive brandissant la menace
d'une sanction. Et leur attitude est souvent la même quelle que
soit l'infraction commise, quel que soit le caractère dangereux du
malade. Dès l'instant où l'article 64 a été appliqué, l'aliéné mental
délinquant est considéré comme un malade ordinaire au milieu
des autres malades. Les psychiatres vont pouvoir mettre en oeuvre
leur projet thérapeutique qui ne sera entravé par personne et ne
sera obscurci par aucune ombre "juridique" : il n'y a pas de
contrôle possible de la part de la justice pénale, et pas de recours
possible de la part du malade ...
On pourrait illustrer les inconvénients du système actuel
en analysant quelques affaires criminelles de ces dernières années
où le dessaisissement de la justice pénale fondé sur l'article 64 a
posé maints problèmes. Je n'en évoquerai qu'une, l'affaire Issei
Sagawa, cet étudiant japonais qui avait tué une étudiante
néerlandaise de vingt-cinq ans, le 11 juin 1981 à Paris, puis
l'avait dépecée avant d'en manger les morceaux. S'appuyant sur
les rapports de trois experts, le juge d'instruction rendit une
ordonnance de non-lieu le 30 mars 1983 et le "dément" Issei
Sagawa fut alors interné à l'hôpital psychiatrique de Villejuif,
malgré les protestations de la partie civile et les avis divergents de
nombre de psychiatres qui estimaient qu'il s'agissait d'un "grand
pervers sexuel". Le 22 mai 1984, le malade était transféré dans un
hôpital de Tokyo, d'où il est sorti en aoO.t 1985 : les médecins
japonais auraient estimé que leur patient n'avait plus besoin de
traitement, et ce dernier a été autorisé à vivre chez ses parents ...
B - Les améliorations possibles du système
Les propositions de réforme sont anciennes et nombreuses.
Je m'en tiendrai aux plus récents projets français que je vais
évoquer dans leurs grandes lignes.
Les réformateurs éventuels font essentiellement trois
propositions que l'on peut résumer ainsi :
- 1ère proposition : une définition des troubles mentaux
graves
Tout le monde s'accorde pour estimer le terme "démence"
inexact, bien que ce terme soit entendu depuis longtemps, non
dans le sens étroit et technique de déchéance progressive et
�12
PROBLEMES ACTUELS DE SCIENCE CRIMINELLE
irréversible de la vie psychique, mais dans le sens très général
d'aliénation mentale caractérisée et visant toutes les formes de
l'aliénation mentale qui enlèvent à l'individu le contrôle de ses
actes au moment où il les a commis. Il serait donc opportun,
sinon utile, de disposer d'une formule plus moderne pour
désigner ces troubles mentaux graves qui peuvent entraîner
l'impunité.
Depuis une dizaine d'années les commissions de réforme
du Code pénal ont ainsi mis au point une nouvelle définition. Les
avant-projets de Code pénal de 1976 (article 2201) et de 1978
(article 40) parlaient de "trouble psychique ayant aboli le
discernement ou le contrôle des actes" tandis que l' Avant-projet
de Code pénal publié en juin 1983 (article 31), comme le projet
de loi portant réforme du Code pénal (article 122-1), publié en
1988 et devant être examiné par le Sénat au début du mois de
mai 1989, énoncent que "n'est pas punissable la personne qui était
atteinte, au moment des faits, d'un trouble psychique ou neuropsychique ayant aboli son discernement ou le contrôle de ses
actes".
Pareilles formules, très générales et d'allure relativement
moderne, ne semblent guère contestées par la plupart des
magistrats et des psychiatres, bien que certains d'entre eux
s'inquiètent de l'extension probable des cas d'irresponsabilité
grâce à cette nouvelle définition, notamment chaque fois qu'un
crime a été commis sous l'influence d'une exaspération
passionnelle ou par impulsivité.
Certes une telle dérive est possible, mais ne l'est-elle pas
aussi avec l'actuel terme de démence, qui peut être interprété
pratiquement aussi largement ? Il est bien évident qu'aucune
formule n'est satisfaisante si l'on considère la complexité et la
variété des troubles psychiques, et que la formule n'est pas
l'essentiel ... Car c'est le praticien seul qui peut, dans chaque cas
concret, apprécier s'il s'agit d'un trouble psychique suffisamment
grave pour avoir annihilé plus ou moins complètement le contrôle
par le sujet de sa personnalité profonde, et si une pénalité n'a
aucune raison d'intervenir.
2ème proposition
la substitution
punissabilité" à "l'irresponsabilité pénale"
de
la
"non
Il semble que l'on ait voulu, ces dernières années en
France, abandonner le difficile problème de !'imputabilité de
l'infraction au malade mental et que l'on ait préféré désormais se
placer sur le plan de la sanction : au lieu de déclarer
l'irresponsabilité,
qui
paraît être
une
notion
d'ordre
philosophique, on se contentera d'exempter le malade de
�Jean-Marie A USSEL
13
l'application d'une sanction pénale. Le délinquant présentant des
troubles mentaux très graves n'est pas accessible à une sanction
pénale ou, du moins, la peine est, pour lui, inadaptée ou nocive.
C'est pourquoi les divers textes proposés dans la décennie écoulée
emploient le terme "non punissable".
On peut se demander cependant s'il ne s'agit pas
simplement d'une question de vocabulaire ... Et, d'ailleurs,
l'article 64 ne parle pas d'irresponsabilité. Ce qui est important,
en cas de déclaration d'irresponsabilité comme en cas de
déclaration de non punissabilité, c'est l'arrêt de la procédure
judiciaire ordinaire et l'admission du malade à un statut
spécifique d'individu en traitement. Mais il reste à déterminer
comment le traitement va s'opérer et qui en aura la maîtrise.
- 3ème proposition : le sort du délinquant déclaré malade
mental impunissable
Depuis longtemps on a proposé que l'autorité judiciaire ne
soit plus dessaisie de l'affaire après la reconnaissance de
l'aliénation mentale, mais collabore, d'une certaine manière, avec
les psychiatres dans le traitement du malade. Ce dernier ne serait
plus ainsi assimilé à un malade mental ordinaire, mais aurait un
statut spécial fondé sur sa double qualité de délinquant et de
malade mental.
Laissant de côté les solutions adoptées par certains droits
étrangers (Belgique, Suisse, Italie, ... ) et les discussions
doctrinales, je limite mes observations aux deux avant-projets de
réforme du Code pénal français élaborés en 1978 et en 19851988.
L'Avant-projet de 1978 accordait aux magistrats la
possibilité de décider eux-mêmes du placement de l'intéressé dans
un établissement psychiatrique. En effet l'article 40, alinéa 2
énonçait que "... l'auteur du crime ou du délit, lorsque son état est
de nature à compromettre l'ordre public ou la s-0.reté des
personnes, est placé dans un établissement spécialisé par décision
de la juridiction d'instruction ou de jugement". Quant à la fin de
l'internement, il était aussi, dans cet avant-projet, de la
compétence de l'autorité judiciaire.
En revanche, l' Avant-projet élaboré en 1983 et devenu le
projet de loi portant réforme du Code pénal, publié en l 98B et
devant être soumis au Sénat an mai prochain, est revenu en
arrière en ce qui concerne les pouvoirs des autorités judiciaires.
Ainsi l'article 122-1 du Projet de Nouveau Code pénal se
contente de donner une nouvelle définition de la personne malade
mentale non punissable, ne maintenant plus la solution retenue en
1978 en ce qui concerne le placement en service hospitalier
�14
PROBLEMES ACTUELS DE SCIENCE CRIMINELLE
spécialisé et la sortie de ce service. Certes la commission de
réforme avait expliqué en 1983 cette position en retrait en
invoquant une modification prochaine du régime des placements
d'office. Et très récemment, Monsieur Claude Evin, ministre de
la solidarité, de la santé et de la protection sociale, lors du 21°
Congrès de l'Union nationale des amis et familles de malades
mentaux tenu en Avignon le 2 décembre 1988, a annoncé le dépôt
imminent d'un projet de loi destiné en particulier à mieux
garantir les droits des malades hospitalisés en institution
psychiatrique et à aménager les procédures de soins sous
contrainte. Une révision périodique de la décision de placement
serait instaurée.
Il n'en reste pas moins que le problème des pouvoirs
respectifs des juges et des psychiatres demeure posé et que sa
solution me paraît urgente. Le non dessaisissement des autorités
judiciaires est, à mon avis, souhaitable à la fois dans l'intérêt du
délinquant (qui aurait ainsi certaines garanties lors de son séjour
en établissement psychiatrique lui permettant de se protéger d'un
impérialisme médical qui n'est pas toujours imaginaire et qui, de
plus, ne serait pas totalement "irresponsabilisé") et dans l'intérêt
du corps social, qui pourrait être mieux protégé contre des sorties
inopinées de malades dangereux, et surtout qui aurait l'impression
que l'infraction est d'une certaine façon reconnue et que son
auteur est pris en charge par la justice.
Les difficultés de mise en place et de fonctionnement
d'un tel système fondé sur une collaboration médico-judiciaire
étroite sont certes considérables et un régime de ce genre
rencontre bien des oppositions, surtout de la part de nombreux
psychiatres, qui voudraient conserver un pouvoir thérapeutique
pur, mais aussi de la part de tous ceux que l'on peut ranger dans
la mouvance dite anti-psychiatrique, et de certains philosophes et
sociologues du droit.
Cependant je ne crois pas que la situation qui découlerait
des réformes envisagées serait pire que celle que nous connaissons
actuellement et, en tout cas, l'expérience pourrait être tentée en
France. D'autant plus que la ligne de partage entre les délinquants
étiquetés "déments", et donc irresponsables ou impunissables, et
les délinquants reconnus seulement comme souffrant de troubles
mentaux mineurs, et donc responsables, est fort fluctuante et
fragile. De telle sorte qu'il arrive indiscutablement que certains
individus qui auraient pu fort bien être déclarés impunissables
soient condamnés plus ou moins sévèrement et se retrouvent ainsi
dans l'univers pénitentiaire. Les problèmes concrets soulevés par
la condition de ces personnes ne sont pas moins difficiles que
ceux que nous venons d'entrevoir.
�15
Jean-Marie AUSSEL
II. - JUSTICE PENALE ET DELINQUANTS PRESENTANT
DE SIMPLES ANOMALIES MENT ALES
Lorsqu'on scrute la pratique judiciaire, on constate que la
plupart des délinquants ayant fait l'objet d'une expertise
psychiatrique se voient refuser l'application de l'article 64 du
code pénal et qu'ils sont donc considérés comme pénalement
responsables et passibles d'une sanction pénale. Si l'on se réfère à
diverses statistiques privées ou publiques qui ont tenté de mesurer
le phénomène, on relève un pourcentage d'application de l'article
64 qui va de 3 % à 6 %.
Ainsi donc la justice pénale va devoir statuer sur le sort
de nombreux individus qui présentent, d'une façon ou d'une
autre, des signes de dérangement mental ou qui souffrent
d'affections psychiques ou neuro-psychiques variées. La plupart
seront condamnés et ils vont se retrouver soit en milieu fermé
sous la tutelle de l' Administration pénitentiaire, soit en milieu
libre, comme les condamnés à une peine d'emprisonnement
assortie du sursis probatoire.
Je vais analyser rapidement la condition concrète de ces
personnes à l'heure actuelle en France, avant d'envisager les
améliorations qui pourraient être proposées.
A - La condition actuelle de ces délinquants
Les autorités pénitentiaires et les juges d'application des
peines connaissent bien la complexité du problème : des milliers
d'individus souffrant de névroses, de troubles du comportement
ou du caractère, de débilité ou de "psychopathie", et qui ont
commis leur infraction sous la poussée de pulsions mal contrôlées,
se trouvent au milieu d'autres délinquants considérés a priori
comme "normaux" ou qui, du moins, ne manifestent pas
ostensiblement des troubles mentaux.
Quelles sont les principales situations et comment les
traite-t-on en pratique ?
a) Les principaux types de cas
Ce sont évidemment les
problèmes les plus difficiles.
prisonniers qui posent les
- D'abord les détenus provisoires : parmi les personnes
arrêtées et non encore jugées (environ 45 % de la population
pénale), on trouve inévitablement des individus qui, ayant
commis un crime souvent grave, sont dans un état mental très
critique ou même en crise psychotique. Durant quelques jours ou
�16
PROBLEMES ACTUELS DE SCIENCE CRIMINELLE
même quelques semaines, avant que le juge d'instruction ait pu
prendre une décision à leur égard et faire procéder à une
expertise psychiatrique, l' Administration doit les garder et
éventuellement leur prodiguer des soins indispensables.
Parmi ces détenus provisoires souffrant de troubles
mentaux, certains étaient perturbés psychiquement lors de
l'infraction ou même depuis longtemps avant l'infraction, mais
d'autres, qui jusque-là étaient apparemment indemnes de troubles
mentaux, vont manifester des troubles plus ou moins graves
déclenchés en particulier par le choc de l'incarcération ou les
contraintes de la vie carcérale.
- Ensuite les condamnés à une peine privative de liberté
relativement courte : ils ont bénéficié d'une indulgence de la part
de la juridiction de jugement en raison de leur "responsabilité
atténuée" retenue à la suite des rapports d'expertise mentale. On
connaît les difficultés et même l'absurdité de ce dosage de
responsabilité d'un délinquant et les réticences des psychiatres à
ce sujet, mais la pratique judiciaire utilise largement ce procédé
d'individualisation de la sanction grâce au mécanisme juridique
des circonstances atténuantes.
Deux exemples :
* Le cas de Gérard A., 23 ans, condamné le 20 février
1987 à cinq ans de réclusion criminelle par la Cour d'assises de
Paris. Ce garçon fragile, qui à quinze ans avait souffert de
"troubles nerveux" et qui avait été réformé par l'armée pour
motifs psychiatriques, avait étranglé son amie, qu'il adorait, le 21
septembre 1984. Il avait vingt ans ; elle n'en avait que seize.
S'agissait-il d'un crime passionnel ou du geste d'un "dément" ?
Les experts n'avaient pas tranché, se bornant à décrire le jeune
homme comme "un cas limite", à la jonction de la névrose et de la
"psychose de type schizophrénique". A l'audience, les psychiatres
sont même allés jusqu'à estimer qu'il ne pouvait être traité qu'en
dehors du milieu carcéral par une équipe comportant
nécessairement plusieurs spécialistes et lors d'une prise en charge
"de très longue durée" ...
* Le cas d'Yves M. est aussi déroutant. Agé de soixantetreize ans, il a été condamné le 15 novembre 1988 à cinq ans de
prison, dont quatre avec sursis, par la Cour d'assises de Paris pour
avoir attaqué, alors qu'il avait entre soixante-six et soixan.te-dix
ans, sept banques, prenant leurs directeurs en otages et dérobant
un total de 900 000 F. C'était, dira-t-il, pour financer des
recherches pour inventer un briquet écologique, capable
d'éteindre les cigarettes aussi facilement qu'on les allumait ... A
l'audience, les experts psychiatres se sont montrés hésitants et fort
embarrassés : "Y. M., ont-ils dit, est à la frontière entre la
�Jean-Marie A USSEL
17
pathologie et la normalité. Mais il s'agit plutôt d'un trouble du
caractère typique de la paranoïa. C'est un mégalomane
psychorigide tout à fait sllr de son bon droit ... II a un trouble de
l'appréciation du réel qui le rend inaccessible à une sanction
pénale ... Son équilibre reposait sur une hyperactivité. A la
retraite, il a voulu combler le vide, il a pris feu ... ". Sans
commentaires ...
- Les condamnés à une longue peine privative de liberté
posent un problème encore plus ardu dans la perspective d'un
traitement psychiatrique en prison. II n'est pas rare que les cours
d'assises condamnent même à la réclusion criminelle à perpétuité
des individus auteurs de crimes très graves, qui sont estimés
dangereux et "pervers", tout en constituant des énigmes
psychiatriques.
• Tel cet André P., ayant tué une prostituée en 1960, sa
femme en 1967, qui, après avoir récidivé en 1977 en tuant sa
fillette âgée de dix ans, a été condamné à la réclusion perpétuelle
par la Cour d'assises du Gard le 18 novembre 1982.
* Le cas de Daniel G. est encore plus difficile : accusé de
crimes d'enlèvement, séquestration, viol et tortures corporelles
commis entre 1977 et 1979 sur une femme et trois jeunes filles,
dont l'une devait succomber aux tourments qui lui avaient été
infligés, cet homme a été condamné lui aussi à la réclusion
criminelle à perpétuité, le 11 octobre 1984, par la Cour d'assises
du Val-de-Marne. Or Daniel G., âgé de trente et un ans en 1984,
avait été examiné par huit collèges d'experts durant cinq ans :
s'ils divergeaient sur l'avenir de ce pervers sadique (récidiviste en
puissance selon les uns, capable de se délivrer de ses névroses et
de ses psychoses selon les autres), ils estimaient tous que ce
mécanicien d' Air France était, lors de ses crimes, aux franges de
la psychose pathologique. Deux neuro-psychiatres, qui avaient été
commis pour examiner Daniel peu avant le procès, pensaient
même que le traitement chimiothérapique et psychothérapeutique
qui lui avait été appliqué en prison avait donné de bons résultas
et que l'intéressé était en voie de guérison ...
- Les condamnés devenus malades mentaux en prison
cette survenance de perturbations psychiques au bout d'un certain
temps, parfois après plusieurs années d'incarcération, peut
provenir de la fragilité psychique des intéressés mais peut aussi
être facilitée par les conditions de détention, le surpeuplement des
établissements, la longueur de la peine ou tout simplement la
privation de liberté elle-même.
�18
PROBLEMES ACTUELS DE SCIENCE CRIMINELLE
Enfin, les condamnés traités en milieu libre
(probationnaires libérés conditionnels, ... ) peuvent présenter, eux
aussi, des troubles mentaux nécessitant des soins.
b) L'intervention thérapeutique
Pour les diverses personnes souffrant de troubles
psychiques, l'exécution de la peine ou de la mesure ne peut pas
continuer à être conduite comme si ces troubles n'étaient pas
survenus. Leur situation est nécessairement prise en compte par
l' Administration. Mais comment ?
Laissant de côté le sort des condamnés traités en milieu
libre car, pour eux, le problème des soins à fournir aux malades
mentaux est bien sür plus aisé à résoudre, je considère
exclusivement la situation des personnes incarcérées.
Avec les détenus, en effet, les autorités pénitentiaires sont
confrontées à des problèmes concrets fort difficiles à résoudre : la
détection des malades mentaux au sein des établissements ; le
problème des premiers soins à dispenser d'urgence ; celui du
traitement des malades graves ou chroniques et celui de la
continuation de la peine.
A partir des données fournies par les rapports annuels de
l'administration pénitentiaire, on peut ainsi résumer son action :
• Le dépistage des troubles mentaux est réalisé d'abord
dans les établissements, grâce aux consultations du psychiatre
attaché à la prison, ensuite par les centres médico-psychologiques
régionaux, qui ont remplacé les anciennes annexes psychiatriques.
• Le traitement des malades, lui, est opéré soit dans
l'établissement même et par le psychiatre de la prison pour les
troubles légers, soit dans un centre médico-psychologique régional
pour les troubles plus importants, grâce à une équipe de médecins
qui peut recourir à une thérapeutique plus poussée, soit encore
dans les deux établissements pour "psychopathes", à ChâteauThierry et à Haguenau, qui sont alors des centres spécialisés dans
le traitement des malades mentaux, soit enfin dans un
établissement psychiatrique ordinaire si les troubles psychiques
sont très graves et nécessitent un tel transfert hors des
établissements dépendant de l' Administration pénitentiaire.
Les chiffres fournis chaque année par les autorités sont
significatifs et permettent de mesurer l'ampleur des situations
psychiatriques. Si l'on s'en tient au dernier rapport publié et qui a
trait à l'année 1986, 39 476 détenus ont été examinés au cours de
l'année dans le cadre du dépistage des maladies mentales et plus
de 8 000 perturbations mentales ont été diagnostiquées. Parmi
elles : 878 psychoses, 3 243 névroses ou états névrotiques, 3 047
psychopathies, 1 471 cas de débilité légère et d'arriération
�Jean-Marie AUSSEL
19
mentale. Le rapport indique encore que 9 058 toxicomanes ont été
traités, l 230 malades ont été adressés à un centre médicopsychologique régional et enfin que 220 détenus ont été envoyés
dans un hôpital psychiatrique.
Si l'on doit interpréter ces données statistiques avec
prudence, surtout quant à l'étiquetage des troubles mentaux tel
qu'il est présenté dans les rapports, il n'en demeure pas moins
évident que beaucoup de prisonniers sont sujets à des
perturbations psychiques. Parfois certes il arrive que des troubles
soient simulés, mais la plupart sont bien réels et dénotent une
particulière fragilité de nombre de délinquants au point de vue de
leur structure psychologique et caractérielle.
B - Les solutions nouvelles proposées
Sans même évoquer les quelques réalisations étrangères ou
les projets qui depuis longtemps ont fait l'objet de nombreuses
réunions scientifiques, j'indique simplement l'essentiel des
propositions faites depuis 1978 en France pour améliorer le sort
des personnes incarcérées perturbées psychiquement.
En effet, on pourrait songer, comme on l'a maintes fois
suggere, à instaurer un système de traitement spécifique
applicable aussi bien à ceux qui sont reconnus comme déficients
et anormaux mentaux dès leur condamnation qu'à ceux qui se
trouveraient atteints de troubles psychiques au cours de
l'exécution de leur peine.
L'autorité judiciaire pourrait alors recevoir compétence, à
l'égard des premiers comme à l'égard des seconds, pour décider
d'un traitement qui serait adapté à chaque catégorie de malades,
soit dans des établissements spécialisés, soit même parfois en
milieu ouvert ou libre, selon les modalités préconisées par les
responsables médicaux.
Cette collaboration médico- judiciaire d'un nouveau style,
dont le fonctionnement a été souvent étudié, semble avoir été
retenue en France par les récentes commissions de réforme du
Code pénal,
- En, effet, !'Avant-projet de 1978 avait prévu un régime
dit "médico-psychologique" dans les articles 36 al. 2, 68, 139 et
140. Selon ces textes, lorsque le condamné était atteint le jour de
l'infraction, ou même au moment du jugement, d'un "trouble
psychique qui, sans abolir son discernement ni le contrôle de ses
actes, était de nature à influencer son comportement", le juge
pouvait décider que l'emprisonnement qu'il prononçait serait
exécuté "en établissement à régime médico-psychologique", ce qui
entraînait, disait la commission de réforme dans son commentaire
�20
PROBLEMES ACTUELS DE SCIENCE CRIMINELLE
du projet, "affectation du condamné dans un établissement
pénitentiaire spécialisé doté des services médicaux, psychologiques
ou psychiatriques permettant de procéder à tout examen,
observation ou traitement nécessaire".
- Les textes divulgués à partir de 1983 paraissent moins
nets sur ce régime spécifique de détention. Toutefois l'Avantprojet de 1983 indiquait que "la juridiction peut décider que la
peine privative de liberté sera exécutée dans un établissement
pénitentiaire doté de moyens appropriés lorsqu'il apparaît, au
moment du jugement, que le condamné est atteint d'un trouble
psychique ou neuro-psychique qu'il convient de traiter". Quant au
projet de nouveau Code pénal, publié par Monsieur Badinter en
1988 et qui est le projet de loi soumis au Sénat en mai prochain,
il prévoit, dans l'article 122-1, al. 2, "que la personne qui était
atteinte, au moment des faits, d'un trouble psychique ou neuropsychique ayant altéré son discernement ou entravé le contrôle de
ses actes demeure punissable ; toute/ois la juridiction tient compte
de cette circonstance lorsqu'elle détermine la peine et en fixe le
régime". Quant à l'article 132-22 du même projet de loi, à propos
de la personnalité des peines, il indique, sans préciser d'ailleurs la
nature du régime, que la juridiction fixe le régime de la peine "en
tenant compte notamment des circonstances de l'infraction, de la
personnalité, de l'état psychique ou neuro-psychique du prévenu,
de ses mobiles ainsi que de son comportement après l'infraction,
particulièrement à l'égard de la victime".
Ces divers textes, en dépit de leurs termes très généraux
et volontairement imprécis, semblent cependant prévoir ou
autoriser la possibilité d'organiser un régime autonome de
traitement à l'égard de cette masse de détenus condamnés qui
posent à !'Administration pénitentiaire des problèmes fort
difficiles, et cela dans le cadre d'une concertation médicojudiciaire organisée, remédiant ainsi à certaines carences actuelles.
CONCLUSION
Les délinquants qui étaient atteints lors de l'infraction de
troubles mentaux graves, paraissant avoir annihilé presque
totalement le discernement et le contrôle des actes, doivent être,
de toute évidence, soumis à un traitement d'ordre essentiellement
thérapeutique, sans exclure toutefois l'intervention de la justice
pénale, qui doit garder la maîtrise du traitement en association
étroite avec les médecins, et sans que soit négligée la personnalité
de
l'intéressé,
qui
ne
doit
pas
être
complètement
"déresponsabilisé", qui n'est pas dépourvu de droits et qu'il faut
savoir écouter.
�Jean-Marie A USSEL
21
Les délinquants souffrant de perturbations psychiques
moins graves, existant dès l'infraction ou le jugement ou apparues
au cours de l'exécution de la condamnation, doivent accomplir en
principe la sanction pénale prononcée, mais sans exclure un
traitement d'ordre thérapeutique conduit, si besoin est, par les
psychiatres dans des établissements adaptés.
Si bien que les propositions de changement qui sont
avancées tendraient à un rapprochement des deux grands types de
situations qui aujourd'hui sont radicalement différents. Ce
rapprochement me semble bénéfique, car l'observateur qui analyse
les cas concrets soumis quotidiennement à la justice pénale ne
peut qu'être frappé par la complexité des affaires, la relativité des
connaissances psychiatriques, la précarité des diagnostics, les
possibilités de dissimulation, parfois l'exploitation de la "folie"
dans les systèmes de défense, le caractère évolutif des troubles, la
souffrance des malades ...
Il semble donc nécessaire d'adopter des attitudes prudentes
et pragmatiques, ne figeant jamais les situations et permettant,
grâce à une collaboration médico-judiciaire intelligente, une
approche humaine, souple et humble des problèmes.
Cette concertation entre juristes et psychiatres est
souhaitée depuis longtemps par divers courants de science
criminelle, notamment par le président Marc Ance! depuis plus de
vingt ans. On peut certes aujourd'hui s'interroger sur la
permanence d'une telle orientation favorable à la participation
organisée des magistrats et des médecins dans le fonctionnement
de la justice pénale. Certains criminologues et pénologues
semblent actuellement ne plus croire au "traitement" des
délinquants et se méfient de l'intervention des "techniciens de la
personnalité", dans l'univers judiciaire ou pénitentiaire. Toutefois,
en ce qui concerne les délinquants souffrant de troubles mentaux,
la controverse me paraît sans objet : pour eux, l'appel à des
psychiatres semble plutôt indiqué ... Le seul problème est celui de
savoir si le juge doit s'effacer entièrement derrière le psychiatre
ou bien s'il peut collaborer avec lui dans une relation difficile
certes mais qui apparaît irremplaçable.
��PROGRES SCIENTIFIQUE, ETHIQUE ET DROIT
Par
Jacques BORRICAND
Professeur à l'Université de Droit, d'Economie et des Sciences
d'Aix-Marseille
Directeur de l'Institut de Sciences Pénales et de Criminologie
d'Aix-en-Provence
INTRODUCTION
De !'infiniment grand à !'infiniment petit, la science
pousse sans cesse de nouveaux rameaux à un rythme qui s'est
considérablement accéléré au cours des siècles.
Elle a révolutionné notre mode de vie. Elle conditionne
nos habitudes de pensée. Elle pénètre et modifie le droit dans
nombre de ses branches : définition des frontières de la vie et de
mort, procréation et filiation, médecine mentale, criminalistique,
droit de la preuve ...
D'une part, elle rassure quand, grâce à l'expertise
sanguine, par exemple, la vérité biologique est approchée ou
quand le développement de la police scientifique contribue à
faciliter la détection des malfaiteurs.
D'autre part, elle inquiète à cause des excès auxquels elle
peut conduire.
C'est pourquoi, depuis longtemps un consensus s'est
dégagé sur la nécessité d'un contrepoids à cette toute puissance de
la science. Jadis qualifiée d'impératif moral, ce contrepoids est
couramment appelé aujourd'hui éthique (1 ). On connaît
(1) L'éthique a donné le jour à une abondante littérature. Citons sans prétendre être
exhaustif: Licéité et référence aux valeurs, Université de Louvain, 1982 ; D. Thouvenin, Ethique et droit en matière biomédicale, D. 1985. Chronique 21 ; J.B.
d'Onorio, Biologie morale et droit, J.C.P. 1986-1-3261; Comité consultatif national
d'éthique pour les sciences de la vie et de la santé, Rapports 1984, 1985, 1986, 1987.
La documentation française ; De l'éthique au droit, Etude du Conseil d'Etat ; C.
Labrusse-Riou, Biologie, Ethique et droit, Rev. Recherche Juridique 1985-2 i G.
Memeteau, La place des normes éthiques en droit médical, ibid. 1988-2 ; J.M. Auby,
�24
PROBLEMES ACTUELS DE SCIENCE CRIMINELLE
l'importance du comité national d'éthique pour les sciences de la
vie et de la santé qui apparaît comme le gardien vigilant de
certaines valeurs essentielles. Si la réflexion philosophique sur le
pouvoir que détient l'homme d'agir sur l'espèce humaine n'est pas
nouvelle, les progrès réalisés ces quinze dernières années en
biologie lui donnent une toute nouvelle dimension. Ces progrès
permettent en effet d'intervenir directement dans le processus de
la vie (2).
C'est dire l'autorité des avis émis par le comité en matière
de bioéthique sur la procréation médicalement assistée ; la
congélation ou le don d'embryons par exemple (3).
Il n'est pas question de dresser ici l'inventaire des
domaines dans lesquels le progrès scientifique trouve sa projection
dans l'ordre juridique, mais de présenter deux illustrations
récentes du difficile équilibre entre progrès scientifique et respect
des valeurs éthiqueso
On peut assigner deux finalités à la science. Tantôt elle
vise à améliorer la santé de l'homme. C'est la technique de
l'expérimentation médicale, enfin réglementée en France par la
loi du 20 décembre 1988.
Tantôt le progrès scientifique est mis au service de la
vérité procédurale. C'est la toute récente invention des empreintes
génétiques.
Droit à la santé, droit à la vérité, tels sont les deux aspects
du progrès scientifique qui confrontés au respect des valeurs
éthiques seront ici tour à tour envisagés.
Règle juridique, règle déontologique, règle d'éthique en matière biomédicale, Rev.
sociologie et santé 1988; R. Geraud et Ch. Merger, De l'ovule à l'étoile, 1988,
Librairie de Provence, Aix-en-Provence, p. 179. Ambroselli, L'éthique médicale, Que
sais-je? P.U.F. 1988; Thévenot, La bioéthique, Le Centurion, 1989; J. Bernard, De
la biologie à l'éthique, Buchel-Chaatel, 1989; Numéro spécial de Déviance et société
sur les Techniques biomédicales, 1989, pp. 415.
•
{2) Le Figaro 24 mai 1989 noua apprend qu'avec l'autorisation du gouvernement
américain a eu lieu la première manipulation génétique sur l'homme.
(3) P. Kayser, Documents sur l'embryon humain et la procréation médicalement
assistée D. 1989, p. 193; Le Monde, 13 décembre 1985 ; Libération 16-17 décembre
1989. Une proposition de directive sur les développements qui interviennent dans le
traitement des embryons et des foetus et dans la bioéthique en général est
actuellement soumise à l'Assemblée Parlementaire du Conseil de l'Europe {31 janvier
1989).
�Jacques BORRICAND
25
PREMIERE PARTIE
L'EXPERIMENTATION MEDICALE
L'expérimentation sur l'homme n'est pas une nouveauté.
Les Anciens la pratiquaient déjà. Mais depuis quelques années,
elle a pris une telle extension qu'il est à peine exagéré de parler
de véritable révolution. A côté des hôpitaux traditionnels, on a vu
apparaître les C.H.U., qui illustrent l'association toujours plus
étroite des activités thérapeutiques avec les activités d'enseignement et de recherche. La création de l'I.N.S.E.R.M. (Institut
national de la santé et de la recherche médicale), la multiplication
des laboratoires ont contribué à amplifier la vague déferlante de
l'expérimentation (4).
Ce phénomène a pu paraître inquiétant. Il évoque
irrésistiblement les expériences auxquelles se sont livrés pendant
la seconde guerre mondiale les médecins allemands dans les
prisons ou dans les camps de concentration (5).
On comprend dès lors qu'au lendemain de la guerre
nombre d'Etats aient voulu se prémunir contre le renouvellement
de tels excès. Dès 1947, une liste de dix principes relatifs à
l'expérimentation sur l'homme, connue sous le nom de Code de
Nuremberg, fut rédigée sur l'initiative de la World medical
association, constituant une référence éthique majeure. Par la
suite, plusieurs recommandations internationales ont vu le jour,
Helsinki (1964), Tokyo (1975), Manille (1981) (6), tandis que,
nombre de pays étrangers se dotaient d'un arsenal législatif plus
ou moins important (7).
(4) J.M. Auby, Droit de la santé, P.U.F. 1981; Memeteau, Droit médical, Litec
1985 i Schwartz, Flamant et Lellouch, L'essai thérapeutique chez l'homme, Paris,
Flammarion, 1981 i L'expérimentation sur l'homme, Colloque de la Faculté de droit
de Limoges, 1979 ; Rouzioux, Les essais de nouveaux médicaments chez l'homme.
Problèmes
juridiques
et
éthiques,
Paris,
Masson,
1979;
Franchitti,
L'expérimentation humaine dans l'histoire de la médecine, Thèse Paris XIII, 1981 ;
Dangoumau, Expérimentation clinique, rapport pour la pharmacologie clinique,
1982, Groupe d'étude du droit médical, Paria, 10 octobre 1985 i Expérimentation
médicale sur l'homme, Problèmes politiques et sociaux, n • 520, 1985 ;
L'expérimentation, in Rev. Recherche, juillet-aoQt 1986; Mme Barzach, Le paravent
des égoismes, 1989, éd. O. Jacob, p. 283 i Expérimentations biomédicales et droit de
l'homme, Colloque de la fondation Marangopoulos pour les droits de l'homme, Crête,
1988, Préf. G. Braibant, P.U.F., 1989.
(5) G. Bayle, Croix gammée contre caducée, Les expériences humaines pendant la
seconde guerre mondiale, Commission scientifique française des crimes de gÛerre,
Neustadt, 1950.
(6) Cf. tous les textes in De l'éthique au droit, étude du Conseil d'Etat, La
documentation française, 1988-167 s. i V. également, Le projet de réglementation
internationale de l'expérimentation médicale in Rev. int. dr. pén., vol. 3-4, 1980 i
Réunion du comité d'experts 30 mai 1979 sur Le contrôle international des
expérimentations humaines.
(7) Cf. Joëlle Dusseau, L'expérimentation des nouveaux médicaments sur l'homme,
étude de droit comparé, Thèse Clermont 1, 1985 ; Jean-Marie Auby, Les conditions
�26
PROBLEMES ACTUELS DE SCIENCE CRIMINELLE
De leur côté les producteurs de médicaments avaient été
amenés à édicter certaines règles comme le code de déontologie
élaboré par la Fédération internationale de l'industrie
pharmaceutique ( 1981 ).
Avant que le législateur ne se décide à intervenir la seule
protection qu'offrait essentiellement le code pénal aux individus,
était l'art. 309 C.P., qui réprime toute atteinte volontaire à
l'intégrité physique d'autrui. Jusqu'à présent c'est l'éthique
médicale, souvent appelée biomédicale, qui s'efforçait de canaliser
l'expérimentation. Il est vrai qu'aujourd'hui la plupart des
problèmes posés par la protection des sujets humains se situent
désormais aux frontières de la recherche biologique et de la
médecine (8). La création de comités d'éthique s'est tout
naturellement imposée dans nombre de pays (9).
Il faut bien reconnaître que le problème de l'expérimentation soulève en France et dans de nombreux pays étrangers
une double contradiction, à la fois culturelle et juridique.
Contradiction culturelle tout d'abord. D'une part, notre
société place beaucoup d'espoirs dans la médecine et la science en
général. Elle adhère de ce fait à toute découverte susceptible
d'améliorer le confort des malades. Mais d'autre part elle semble
avoir du mal à admettre que les progrès de cette même médecine
exigent l'expérimentation sur l'homme (IO). On observe de ce fait
des écarts culturels causant des disfonctionnements de plus en
plus flagrants dans notre société, écarts dus essentiellement à une
inadaptation de la société civile à l'innovation biomédicale ( 11 ).
Le Président Mitterrand installant le Comité national d'éthique ne
de validité de l'expérimentation sur l'homme, droits britannique et nord-américain,
Colloque de Limoges, 1979.
(8) L'éthique a donné le jour à une abondante littérature. Citons sans prétendre être
exhaustif : Licéité et référence aux valeurs, Université de Louvain, 1982 ; D.
Thouvenin, Ethique et droit en matière biomédicale, D. 1985, Chron. 21 ; J.B.
d'Onorio, Biologie morale et droit, J.C.P. 1986-1-3261 ; Comité consultatif national
d'éthique pour les sciences de la vie et de la santé, rapports 1984, 1985, 1986, 1987,
La documentation française; De l'éthique au droit, préc. note (4) ; C. LabrusseRiou, Biologie, éthique et droit. Revue recherche juridique 1985-2 i G. Memeteau,
La place des normes éthiques en droit médical, ibid., 1988-2 ; J.M. Auby, Règle
juridique règle déontologique, règle d'éthique en matière biomédicale, Rev. sociologie
et santé 1988 ; R. Géraud et Ch. Merger, De l'ovule à l'étoile, 1988, Libraire de
Provence, Aix-en-Provence, p. 179 i Ambroselli, L'éthique médicale, Que sais-je?
P.U.F. 1988; Thévenot, La bioéthique, Le Centurion, 1989; J. Bernard, De la
biologie à l'éthique, Buchel Chastel, 1989; Numéro spécial de Déviance et sqciété sur
les Techniques biomédicales, 1989, pp. 415.
(9) C. Ambroselli, Les comités d'éthique à travers le monde; Pratiques médicales,
juridiques et philosophiques, Rev. science crim., 1985-188.
(10) Décret n • 83-132 du 23 février 1983, Code de la santé publique, Dalloz, éd.
1989, p. 1340.
(11) Voir toutefois un sondage aux termes duquel 72 % des personnes interrogées
seraient favorables aux essais cliniques sans but thérapeutique immédiat, par
Ollagnier, Meiller, Laval, Journal de toxicologie clinique et expérimentale mai-juin
1988-201, signe que l'opinion publique mûrit.
�Jacques BORRICAND
27
déclarait-il pas : "La science avance plus vite que l'homme" ?
(12).
Cette contradiction culturelle se doublait d'une
contradiction juridique. Dès 1937, l'exigence de l'expérimentation
à des fins thérapeutiques a été posée dans les textes ( 13 ). Plus
récemment la loi du 11 septembre 1941 liait justification d'un
intérêt thérapeutique nécessaire à l'obtention d'un visa
administratif et essai thérapeutique. Par la suite l'ordonnance du
23 septembre 1967 (B.L.D. 1967-645) instituait la procédure
d'autorisation de mise sur le marché (A. 14. 14) au cours de
laquelle "le fabricant justifie qu'il a fait procéder à la vérification
de l'innocuité des produits dans des conditions normales d'emploi
et de leur intérêt thérapeutique". Enfin les essais cliniques sont
visés par un arrêté du 16 décembre 1975 qui reprend la directive
européenne en date du 20 mai 197 5 aux termes de laquelle parmi
les essais devant précéder l'autorisation d'exploiter la spécialité,
doivent figurer des essais à caractère non thérapeutique (14).
Or la jurisprudence déclarait illicites les essais sans
finalité thérapeutique en se fondant sur le caractère inaliénable
du corps humain ( 15). En revanche, les recherches à finalité
thérapeutique directe étaient admises par les tribunaux à
condition que soit recueilli le consentement libre et éclairé du
patient (16). Cette analyse était conforme au Code de déontologie
médicale dont l'article 19 limite très clairement les essais aux
seuls cas où "cette thérapeutique peut présenter pour la personne
un intérêt direct".
Pour répondre à cette contradiction, deux attitudes étaient
possible, le statu quo ou une loi.
Certains pensaient que la déontologie, les textes en
vigueur et les usages de la pratique pouvaient suffire pour
(12) La recherche, juillet-aoilt 1986, Doaaier sur l'expérimentation ; cf. M. A.
Hermitte et B. Edelman, L'homme, la nature et le droit, éd. Christian Bourgeois,
1988 ; P. Bourets, Expérimentation humaine danger ; bio-technologie, les savants
hors la loi?, Le nouvel observateur, 9-15 mars 1989; F. Regnier, Expérimentation
biomédicale humaine : le point de vue du clinicien, Colloque de la Fondation
Marangopoulos, préc., p. 13.
(13) Arrêté 13 juin 1937.
(14) J.O.C.E., 9 juin 1975, n • L. 147-1 ; J.M. Auby, Les essais de pharmacologie
clinique sur l'homme sain sont-ils dorénavant licites? Labo. Pharma., mai 1981-385.
{15) Trib. Corr. Lyon, 15 décembre 1959, D.P. 59-3-87; Aix, 22 octobre 1906, D.
1907-2-41, note A. Merignae; Lyon, 27 juin 1913, D.P. 1914-2-73, note H. Lalou;
Trib. civil Seine, 16 mai 1935, S. 1935-2-202 ; Crim. 1er juillet 1937, S. 1938-1:193,
note Tortat ; Angers, 11 avril 1946, J.C.P. 1946-11-3163 ; Cf. Doublier, Le
consentement de la victime in Quelques aspects de l'autonomie du droit pénal,
Stéfani, p. 188 ; J .M. Auby, La responsabilité civile et pénale en cas
d'expérimentation sur l'homme, Cah. Laënnec 1952-2-26 ; M.A. Hermitte, Le corps,
hors du commerce, hors du marché, Arc. philo. du droit, 1988, n • 33.
(16) Montpellier, 14 décembre 1954, D. 1955-745, note Carbonnier; Civ. 1er juillet
1958, D. 1958-600 ; V. également, Conseil d'Etat, sect. soc., 10 avril 1962, cité in
Etude du Conseil d'Etat, p. 190.
�28
PROBLEMES ACTUELS DE SCIENCE CRIMINELLE
permettre une réalisation satisfaisante des essais sur l'homme. Le
Président Auby invoquait la ratification par la France du pacte
international relatif aux droits civils et politiques dont l'article 7
dispose notamment qu'il est interdit de soumettre une personne
sans son libre consentement à une expérimentation médicale ou
scientifique (17).
De leur côté, les partisans de la loi ne manquaient pas
d'arguments. Ils soulignaient d'abord que les auteurs d'essais
thérapeutiques étaient exposés à des poursuites pénales au titre de
l'atteinte volontaire à l'intégrité corporelle d'autrui (18)
conduisant les laboratoires à se tourner vers l'étranger (19).
Ensuite ils faisaient observer que l'article 5 al. 2 du pacte de
l'O.N.U. précise qu'il ne peut être apporté aucune dérogation aux
droits fondamentaux de l'homme reconnus, en vigueur dans tout
Etat partie sous prétexte que le pacte ne les reconnaît pas ou les
reconnaît à un moindre degré. Or le droit français serait plus
protecteur en refusant les essais sans finalité thérapeutique
considérés comme illicites (20 ).
Enfin les impératifs
communautaires invitent au rapprochement des législations des
Etats membres.
Ces arguments avaient conduit en 1981 le Ministre de la
santé de l'époque M. Ralite à demander au professeur Dangoumau
un rapport sur l'expérimentation des médicaments (21). Puis un
avant projet de loi fut mis en chantier au secrétariat d'Etat à la
santé, mais était à l'arrêt quand éclata l'affaire Milhaud en
novembre 1985 (22). Tour à tour le Conseil de l'ordre des
médecins (23), l'Académie de médecine (24), l'étude du Conseil
d'Etat "De l'éthique au droit" (25) réclamèrent avec insistance un
texte législatif. Les actions conjuguées de ces instances et de ce
rapport conduirent le sénateur Huriet à déposer une proposition
de loi "relative aux essais chez l'homme d'une substance à visée
thérapeutique ou diagnostique (26). Mais la commission des
(17) Décret n • 81-76 du 29 janvier 1981, portant publication du pacte international
relatif aux droits civils et politiques, ouvert à la signature à New York le 19
décembre 1986, D. et B.L.D. 1981-79; Cf. M. Delmaa-Marty, Droits et l'homme et
conditions de validité.
(18) Jurisprudence précitée.
(19) Dana la recherche, écrit-on, 60 % des études cliniques seraient réalisées à
l'étranger aux Etats-Unis, en Grande-Bretagne ou en Allemagne fédérale, préc. p.
964.
(20) De l'éthique au droit, op. cit., p. 23.
(21) Dès 1977, l'administration avait diffusé un projet de décret concernant
l'expérimentation des produits cosmétiques, cf. R. Mestre, Un projet de décret qui
met en cause l'expérimentation humaine, Bull. ord. pharm. 1977, 104.
(22) Du nom de ce médecin du C.H.U. d'Amiens qui insuffla du protoxyde d'azote à
un homme en état de coma dépassé.
(23) Le Monde, 21 novembre 1985.
(24) Le Monde, 8 mars 1988.
(25) De l'éthique au droit, op. cit., p. 23.
(26) Sénat, n • 286, 286 rectifié et 286 rectifié bis.
�Jacques BORRICAND
29
affaires sociales a estimé opportun d'étendre le champ
d'application de la proposition de loi à toute recherche
biomédicale définie par le sénateur Huriet comme "tendant à
améliorer la connaissance sur la vie et sur le corps humain et
effectuée sans surveillance médicale" (27) justifiant la création
dans le Code de la santé publique d'un livre II bis, intitulé :
"Protection des personnes qui se prêtent à des recherches
biomédicales" (28 ).
Les objectifs de la loi visent d'une part à légitimer les
essais thérapeutiques pratiqués de longue date afin de contribuer
au développement de la connaissance scientifique et d'autre part à
entourer les dits essais de garanties optimales destinées à satisfaire
des impératifs éthiques. Ces objectifs ont-ils été atteints ? Il
conviendrait de le vérifier en envisageant tour à tour le
développement de la connaissance scientifique et l'impératif
éthique.
A - LE DEVELOPPEMENT DE LA CONNAISSANCE
SCIENTIFIQUE
L'article L. 209-1 alinéa l du Code de santé publique
prévoit que "les essais, études ou expérimentations organisés et
pratiqués sur l'être humain en vue du développement des
connaissances biologiques ou médicales sont autorisées dans les
conditions prévues au présent livre et son désignées ci-après par
les termes "recherche biomédicale". Le cadre général de la loi est
donc déterminé par la nature de la recherche entreprise,
biologique et médicale. Mais par ailleurs l'alinéa 2 de l'article L.
209-1 énonce que "les recherches biomédicales dont on attend un
bénéfice thérapeutique direct pour la personne qui s'y prête sont
des recherches à finalité thérapeutique directe. Toutes les autres
recherches qu'elles portent sur des personnes malades ou non sont
sans finalité thérapeutique directe".
{27) Rapport Sénat, p. 28.
(28) Cf. commentaires : Jean-Marie Auby, La loi du 20 décembre 1988 relative à la
protection des personnes qui se prêtent à des recherches biomédicales, J.C.P. 19891-3, 384 ; J. Borricand, Commentaire de la loi n • 88-1138 du 20 décembre 1988
relative à la protection des personnes qui se prêtent à des recherches biomédicales,
D. 1989, Chron. 167 ; L. Dubouis, La protection des personnes qui se prêtent à des
recherches biomédicales, Rev. dr. san. et soc. 1989-156 ; C. Labrusse-Riou,
L'expérimentation sur l'homme: mérites et méfaits de la loi du 20 décembre Î988,
"Le supplément", juin 1989, n • 169, p. 139 ; D. Thouvenin, La loi du 20 décembre
1988 : loi visant à protéger les individus ou loi organisant les expérimentations sur
l'homme? A.L.D. 1989-89; F. Zenati et A. Coeuret, Chronique législative, Rev.
trim. de droit civil, 1989, p. 150; Colloque sur la recherche biomédicale, Aix-enProvence 22 septembre 1989 organisé par l'Institut de Sciences Pénales et de
Criminologie, publié par les Presses Universitaires d'Aix-Marseille 1989 avec les
rapports de D. Thouvenin, R. Gassin, Y. Juillet, J.M. Auby, M. Margeat, J.P.
Castaigne, C. Labrusse-Riou et une préface de J. Borricand.
�30
PROBLEMES ACTUELS DE SCIENCE CRIMINELLE
1 - La nature des recherches
Par recherche biomédicale la loi entend : les essais, études
ou expérimentations organisés et pratiqués sur l'être humain en
vue du développement des connaissances biologiques ou
médicales" (art. L. 209-1).
La doctrine s'accorde pour admettre que la loi s'applique à
toutes les expériences et n'est pas limitée au domaine des
médicaments. Il s'agit d'une loi de santé publique. L'intérêt
général l'emporte sur les intérêts particuliers (29). Mais encore
faut-il que ces expériences visent à développer les connaissances
biologiques ou médicales (30). Aujourd'hui les progrès de la
médecine sont essentiellement dus aux recherches biologiques
dont certaines sont conduites sur des personnes. Cela explique que
la loi les désigne par les termes de "recherches biomédicales".
Pour le sénateur Huriet "la recherche inclut tous les essais menés
pour améliorer la connaissance des maladies, leur prévention et
leur thérapie dans 1' étude de la vie organique et de son
développement". C'est pourquoi la phase IV initialement écartée
dans le projet de loi a été finalement incluse dans le texte
définitif. En revanche, cette définition devrait éliminer du champ
d'application de la loi certaines activités de recherches menées
dans le domaine agro-alimentaire ou en cosmétologie. En
cosmétologie notamment, la fabrication des produits est déjà
soumise à des règles très strictes reconnues à l'échelon européen
qui sont prévues par la loi du 10 juillet 1975 (D. et B.L.D. 1975244) et reprises par la directive européenne du 27 juillet 1976
modifiée (31). Ce n'est que dans l'hypothèse où des recherches à
caractère biomédical seraient conduites (tests de tolérance,
d'innocuité) que la loi nouvelle trouverait à s'appliquer.
De même la loi ne s'applique pas aux recherches
épidémiologiques qui ne sont constituées que ·d'une collecte des
données existantes sans que l'intégrité de la personne physique
soit atteinte en aucune manière (32).
Egalement la loi ne vise pas l'expérimentation animale
réglementée par ailleurs (33 ).
Enfin, il ne semble pas que la loi concerne les
expérimentations pratiquées en psychologie ou en sociologie,
(29) Intervention Sénat J.O. 13 décembre 1988, p. 2687; V. également intervention
de M. Jacquart, J.O. déb. Aas. Nat. 23 novembre 1988, p. 2694.
(30) D. Thouvenin, art. préc. n • 9.
(31) Tiaaeyre-Berry, A propos de la législation sanitaire des produits cosmétiques
dans les paya de la communauté économique européenne, Rev. dr. aan. et soc. 1981531.
(32) Intervention de B. Charles, J.O. Déb. Aas. Nat. 23 novembre 1987, D. 1987-425.
(33) Art. 454 C.P. et décret n • 87-848 du 19 octobre 1987, D. 1987-425.
�Jacques BORRICAND
31
notamment aux Etats-Unis. La Revue "La recherche" rapporte un
certain
nombre
d'expériences
révoltantes
(34).
Un
comportementaliste de l'Université de Stanford a enrôlé en 1973
des étudiants volontaires pour une expérience. Puis, sans qu'ils
sachent pourquoi, ces mêmes étudiants furent arrêtés par la police
et jetés en prison afin de vérifier comment des individus
réagissaient à une inculpation et à une incarcération injustifiées.
Pour certains sujets cette expérience fut traumatisante (35).
Toutefois certains commentateurs pensent que des dérivés de la
psychologie comme la psychopharmacologie par exemple, qui est
la science des agents chimiques susceptibles d'influer sur l'état
mental et le comportement notamment, devraient faire partie du
champ d'application de la loi dans la mesure où ils sont liés à la
médecine (36).
2 - La finalité des recherches
L'article L. 209-1 la définit de façon très claire : les
recherches doivent avoir un but thérapeutique. Elles ne sont donc
possibles que si elles sont destinées à traiter, à guérir les maladies.
Toutefois cette définition modifie radicalement les conceptions en
la nature.
Avant la loi en effet on distinguait les expérimentations
sur l'homme malade et celles sur le sujet sain. Les premières
étaient qualifiées de thérapeutiques parce qu'elles avaient pour
vocation première d'en améliorer l'état du patient, même si elles
n'étaient pas exclusives de toute préoccupation scientifique. Les
secondes étaient menées sur des sujets exempts de troubles
pathologiques. Elles étaient qualifiées de non thérapeutiques parce
qu'elles avaient pour seule finalité une préoccupation scientifique.
Les différents types de recherches étaient donc définies à la fois
par référence aux catégories de personnes, malades ou non et par
le bénéfice personnel qu'ils pouvaient ou non en attendre.
La loi de 1988 abandonne cette distinction si la finalité
doit toujours être thérapeutique, elle ne sert plus à distinguer des
catégories de personnes, mais à définir des catégories de
recherches "la recherche biomédicale dont on attend un bénéfice
thérapeutique direct pour la personne qui s'y prête sont des
(34) La recherche juillet-août 1986, p. 962.
(35) Le film d'Henri Verneuil, 1 comme Icare, fait directement référence à une série
d'expériences réalisées par l'américain Milgram à la fin des années 60, certains sujets
croyant obéir à des scientifiques devaient envoyer des décharges électriques de plus
en plus fortes à d'autres individus. Ces derniers étaient en fait des comédiens qui
faisaient semblant de souffrir. Beaucoup de sujets ont accepté d'aller assez loin dans
le sadisme auquel on les invitait ; cf. Milgram, Soumission à l'autorité, un point de
vue expérimental, Calman-Lévy, 1974.
(36) D. Thouvenin, in Colloque précité, p. 15.
�32
PROBLEMES ACTUELS DE SCIENCE CRIMINELLE
recherches à finalité thérapeutique directe. Toutes les autres
recherches, qu'elles portent sur des personnes malades ou non,
sont sans finalité thérapeutique directe" (art. L. 209-1 C.S.P.). De
ce fait, des personnes malades pourront être amenées à des
recherches, alors même que celles-ci ne présentent aucun intérêt
personnel pour elles. "Il s'agit là, a-t-on pu écrire, d'une forme
de devoir civique" (3 7). Mais cela suppose que l'investigateur ait
satisfait à un certain nombre d'exigences éthiques.
B - L'IMPERATIF ETHIQUE
La lecture des débats parlementaires fait apparaître que
les exigences éthiques ont fortement inspiré la loi. Pour le
sénateur Huriet, il convenait de traduire en droit positif un
certain nombre de principes éthiques qui sont inscrits depuis 1945
dans plusieurs textes de portée internationale (38). Madame
Dorlhac considérait pour sa part qu'il "est anormal que le pays des
droits de l'homme n'ait pas traduit dans son droit interne les
déclarations d'Helsinki, de Tokyo et de Manille, pas plus que le
Code de Nuremberg" (39). M. Bernard Charles affirmait que "c'est
une loi éthique qui adapte les droits de l'homme et du citoyen au
développement des sciences et des techniques" (40). II n'est dès
lors pas étonnant que là l'on trouve la projection de ces exigences
éthiques dans de nombreuses dispositions de la loi. Ces exigences
émergent tout particulièrement dans deux domaines, la réalisation
de la recherche et le contrôle de la recherche.
1 - Les conditions de réalisation de la recherche
Ces
conditions
concernent
les
protagonistes
de
l'expérimentation, à savoir l'auteur de la recherche et le sujet de
la recherche.
a) L'auteur de la recherche
L'article L. 209-2 et 3. C.S.P. souligne l'exigence de la
rigueur scientifique. En effet le texte prévoit que la recherche
biomédicale ne peut être effectuée que sous la direction et sous la
surveillance d'un médecin justifiant d'une expérience appropriée.
"Ce médecin est appelé investigateur. L'exigence de la qua_Iité de
médecin résulte d'un amendement de la Commission des affaires
culturelles et sociales de l'Assemblée nationale. Initialement, en
(37)
(38)
(39)
(40)
D. Thouvenin, art. préc., n • 79.
Rapport précité n • 19.
J.O. Débats Sénat, 13 octobre 1988, p. 537.
J.O. Débats Asa. Nat. 24 novembre 1988, p. 2686.
�Jacques BORRICAND
33
effet, la qualification exigée était celle de docteur en médecine.
Mais on a fait remarquer que cette expression désignait un
diplôme et non pas l'exercice effectif de la médecine (41). La loi
exclut donc les chercheurs de formation biologique ou
pharmaceutique.
Mais il faut également que l'on ait affaire à un médecin
justifiant d'une expérience appropriée pour bien marquer qu'il ne
peut s'agir de n'importe quel médecin, mais d'un médecin
présentant les garanties de compétence adaptée à la pratique des
essais. Les auteurs de la proposition de loi n'ont pas voulu
soumettre de façon générale l'appréciation de la compétence de
l'investigation a un agrément ministériel au moment où en
matière de procédure d'autorisation de mise sur le marché un
décret de 2 mai 1988 venait de supprimer le principe de
l'agrément des experts dans le cadre d'une harmonisation
européenne des législations (42).
La loi exige par ailleurs que les essais seraient conduits en
respectant certaines conditions matérielles. Aux termes de l'article
L. 209-3 al. 2, les recherches biomédicales "ne peuvent être
effectuées que dans des conditions matérielles et techniques
adaptées à l'essai et compatibles avec les impératifs de rigueur
scientifique et de sécurité des personnes qui se prêtent à ces
recherches". Cette formulation implique que les lieux adoptés ne
sont pas forcément l'hôpital.
2° La rigueur scientifique des essais est également assurée par un
certain nombre de contraintes imposées par l'article L. 209-2. Les
essais ne peuvent être réalisés que si certaines conditions
générales sont réunies qui sont la traduction du principe selon
lequel "tout essai non scientifique n'est pas éthique". L'article L.
209-14 ajoute au principe général des précautions spécifiques
pour les recherches sans finalité thérapeutique directe.
L'article L. 209-2 dispose "aucune recherche biomédicale
ne peut être effectuée sur l'être humain :
Si elle ne se fonde pas sur le dernier état des
connaissances scientifiques et sur une expérimentation préclinique suffisante ;
Si le risque prévisible encouru par les personnes qui se
prêtent à la recherche est hors de proportion avec le bénéfice
escompté pour ces personnes où l'intérêt de cette recherche ; .
Si elle ne vise pas à étendre la connaissance scientifique
de l'être humain et les moyens susceptibles d'améliorer sa
condition".
(41) Rapport Charles, préc. p. 31.
(42) Art. R 5 119 nouveau du C.S.P.
�34
PROBLEMES ACTUELS DE SCIENCE CRIMINELLE
Ce texte fixe donc à la fois la finalité des recherches et
les conditions de leur réalisation. Il exprime l'exigence de ce que
le rapport du Conseil d'Etat appelle le bilan risques-avantages
(43). L'article L. 209-14 est plus exigeant pour les recherches
biomédicales sans finalité thérapeutique directe qui "ne doivent
comporter aucun risque prévisible sérieux pour la santé des
personnes qui s'y prêtent". En d'autres termes, l'intérêt
scientifique ne doit pas aller à l'encontre de l'intérêt du sujet.
b) Le consentement à la recherche
Tous les documents internationaux relatifs à la recherche
médicale insistent sur la nécessité d'obtenir le consentement du
sujet. "Il est absolument essentiel d'obtenir le consentement
volontaire du malade" énonce l'article premier du Code de
Nuremberg de 1947. Le consentement doit être "éclairé" répètent
les déclarations d'Helsinki (1964) et de Manille ( 1981) et "libre"
(pacte international relatif aux droits civils et politiques, New
York 1966, art. 6).
Cela explique que la proposition de loi insistant sur
l'exigence d'un consentement exprès préalablement à tout essai
avait proposé d'ajouter à l'article 9 du code civil un alinéa aux
termes duquel "Nul ne peut porter atteinte à l'intégrité corporelle
d'autrui sans son consentement et sans y avoir été autorisé par la
loi".
La modification envisagée a paru prématurée parce qu'il
est procédé actuellement à une réflexion d'ensemble sur les
conséquences juridiques à tirer de la bioéthique et maladroite
parce que sa rédaction avait paradoxalement conduit à interdire
certains actes chirurgicaux et à légitimer les positions adoptées
par certaines sectes (44 ).
Il n'en demeure pas moins que le consentement des
personnes qui se prêtent à la recherche biomédicale constitue la
pièce maîtresse de la réglementation et représente l'expression la
plus accomplie d'un impératif éthique. Le législateur y attache
une importance toute particulière car non seulement il incrimine
la violation des règles relatives au consentement dans l'article L.
209-19, mais encore il les assortit des peines les plus lourdes (6
mois à 3 ans d'emprisonnement et/ou 12.000 à 200.000 francs
d'amende). Au surplus, si le titre II est intitulé du consentement,
on trouve dans le corps de la loi, d'autres dispositions relatives au
consentement. C'est dire l'importance que la loi accorde au recueil
(43) Prée. p. 28.
(44) J. O. Déb. Asa. Nat. 24 novembre 1988, p. 2689, intervention de B. Charles,
Asa. Nat. 12 décembre 1988, J.O. 13 décembre, p. 3554 ; Sénat 14 décembre 1988, p.
2691, intervention Huriet.
�Jacques BORRICAND
35
du consentement (45). Mais avant de l'avoir recueilli,
l'investigateur doit avoir fait connaître au sujet "l'objectif de la
recherche, sa méthodologie et sa durée, les contraintes et les
risques prévisibles y compris en cas d'arrêt de la recherche avant
son terme ; l'avis du sujet (... ) et l'avoir informé de son droit de
refuser de participer à une recherche ou de retirer son
consentement à tout moment sans encourir de responsabilité" (art.
L. 209-2).
Toutefois, ajoute ce texte, à titre exceptionnel, si le sujet
est malade, l'investigateur peut réserver certaines informations. Si
bien que les conditions d'obtention du consentement se posent en
des termes différents selon que le sujet est sain ou malade.
1)
Le consentement de l'homme sain
La condition d'un consentement libre et éclairé du sujet
de l'essai découle du principe de l'inviolabilité du corps.
L'atteinte portée au corps n'est admissible qui si la personne qui
la subit y consent. Le consentement doit être donné par écrit et à
tout moment révocable. En cas d'impossibilité, il doit être attesté
par un tiers qui doit être totalement indépendant de
l'investigateur et du promoteur (art. L. 209-9).
Cette exigence d'un consentement éclairé et libre doit
interdire toute pression susceptible de contrarier cette liberté. Ces
pressions se situent sur deux plans. Sur le plan psychologique,
l'adulation de la science est parfois excessive et des sujets
viennent spontanément se proposer pour des essais. Sur le plan
économique,
certains
sujets
démunis
sollicitent
des
expérimentations rémunerees. Ces situations de dépendance
permettent de douter de la liberté de leur consentement (46).
C'est la raison pour laquelle la loi a choisi soit de limiter, soit
d'interdire la recherche médicale. C'est ainsi que "les recherches
sans finalité thérapeutique directe sur les femmes enceintes ou
qui allaitent ne sont admises que si elles ne présentent aucun
risque prévisible pour la santé de la femme ou de l'enfant et si
(45) La contrepartie de l'expérimentation acceptée réside dans le versement d•une
indemnité en compensation des contraintes subies (art. L. 209-15). A l'hôpital
Necker à Paris vient d•être créé une structure destinée à déterminer la toxicité des
nouvelles molécules et leur comportement dans Porganisme. Le Figaro du 18 octobre
1989. Aux Etats-Unis, en revanche, la presse nous apprend qu•au chercheur qui a
breveté une de ses cellules, pour toucher des droits d'auteur sur l'exploitation de
celles-ci. le Point 3 avril 1989 ; V. également L'Express 26 aodt 1988 ; B. Edelman,
L'homme aux cellules d•or, Chron. Dalloz, 1989. p. 225.
(46) Dans un ouvrage allemand récemment paru intitulé "Tête de Turc". son auteur.
journaliste, a pris les apparences d•un travailleur immigré et sollicité divers travaux
dont celui de "cobaye humain" pour l'industrie pharmaceutique : CC. G. WallrafC,
Tête de Turc, trad. Cranç., éd. La découverte, 1986.
�36
PROBLEMES ACTUELS DE SCIENCE CRIMINELLE
elles sont utiles à la connaissance des phénomènes liés à la
grossesse ou à l'allaitement" (art. 209-4).
Mais la loi a voulu surtout protéger les personnes en
situation de dépendance.
C'est ainsi que les détenus ne peuvent être soumis à une
recherche biomédicale. Le sénateur Huriet a fait observer dans
son rapport qu'un détenu en raison même de son état de
prisonnier présente des troubles physiques ou physiologiques qui
pourraient conduire à des statistiques erronées. Mais surtout d'un
point de vue éthique et moral on peut s'interroger sur le caractère
pleinement libre et volontaire du consentement demandé à un
détenu (47).
Pourtant dans les années 50 un psycho-pharmacologue
américain avait été chargé par la C.I.A. d'étudier les effets du
L.S.D. sur l'homme en utilisant des prisonniers comme sujets
d'expérience. Plus récemment, en France, une équipe de
recherche médicale a obtenu du comité d'éthique l'autorisation de
mener une étude sur l'administration de neuroleptiques en milieu
carcéral (48). Pourtant le décret en date du 12 septembre 1972
dispose "les détenus ne peuvent être soumis à des expériences
médicales ou scientifiques pouvant porter atteinte à l'intégrité de
leur personne physique ou morale" (49).
La même situation de dépendance se retrouve chez les
mineurs, les majeurs sous tutelle, ou les personnes séjournant
dans un établissement sanitaire ou social. Etant donné la fragilité
de ces personnes, la loi interdit également toute recherche
biomédicale (art. L. 209-6). Toutefois, le rapporteur l'avait
souligné, il importe de concilier les impératifs éthiques et moraux
avec les nécessités de la recherche. A titre d'exemple, le sénateur
Huriet cite la recherche dans le domaine pédiatrique : "Interdire
la participation de mineurs à des essais sans finalité thérapeutique
risque de stériliser cette recherche et de priver la collectivité, et
plus précisément de futurs enfants malades, d'un bénéfice
thérapeutique potentiel" (50).
C'est pourquoi l'article L. 209-6 autorise les recherches
sans finalité thérapeutique directe sous les trois conditions
suivantes : "ne présenter aucun risque sérieux prévisible pour leur
santé ; être utile à des personnes présentant les mêmes
caractéristiques d'âge, de maladie ou de handicap ; ne pouvoir
être réalisées autrement".
(47) Rapport Huriet, préc. p. 40.
(48) La recherche, préc. p. 956, qui cite d'autres recherches entreprises tant aux
Etats-Unis qu'en Chine.
(49) Art. D. 380 C. pr. pén. Ce décret est conforme aux dispositions relatives à la
situation des personnes incarcérées visée par le Conseil de l'Europe, Cf. Les droits de
l'homme dans les prisons, 1986, p. 93.
(50) Rapport Huriet, préc. p. 43.
�Jacques BORRICAND
37
Au surplus tous les sujets en état de dépendance, détenus,
incapables mineurs ou majeurs ou hospitalisés peuvent être
sollicités pour une recherche biomédicale dans la mesure où ils
peuvent en attendre un bénéfice direct pour leur santé. Mais il ne
s'agit plus alors d'individus sains, mais de malades.
2)
Le consentement de l'homme malade
L'étude du Conseil d'Etat a souligné que l'exigence du
consentement devait s'apprécier différemment dans l'hypothèse
d'une recherche à finalité thérapeutique directe. S'il est vrai que
certaines pathologies, comme le diabète, autorisent une
information très complète sur les modalités de l'essai, y compris
lorsqu'il est prévu un groupe placebo, il en est d'autres, comme le
cancer, pour lesquelles une surinformation peut avoir des effets
désastreux pour le patient (51 ). Ajouter à cela la diversité des
cultures, le niveau d'éducation commandant une information et
l'on comprendra que jamais le consentement ne saurait être
toujours éclairé. La loi a tenu compte de ces éléments. L'article
L. 209-9 précise en effet "A titre exceptionnel, lorsque dans
l'intérêt d'une personne malade le diagnostic de sa maladie n'a pu
lui être révélé, l'investigateur peut, dans le respect de sa
confiance, réserver certaines informations liées à ce diagnostic.
Dans ce cas, le protocole de la recherche doit mentionner cette
éventualité. Les informations communiquées sont résumées dans
un document écrit, remis à la personne dont le consentement est
sollicité". La désignation de celle-ci est fonction de la capacité
juridique du sujet sur lequel la recherche est pratiquée.
Pour obtenir le consentement du sujet malade, la loi
distingue trois cas de figure.
a) En premier lieu, pour les recherches effectuées sur des
mineurs non émancipés, le consentement doit être donné par les
titulaires de l'exercice de l'autorité parentale.
b) En second lieu, pour les majeurs et les mineurs sous
tutelle, il doit être donné soit par le tuteur pour les recherches à
finalité thérapeutique directe ne présentant pas un risque
prévisible sérieux, soit dans les autres cas par le tuteur autorisé
par le conseil de famille ou le juge des tutelles. Au surplus le
consentement du mineur ou du majeur sous tutelle doit être
également recherché lorsqu'il est apte à exprimer sa volonté. Il ne
(51) Prée., p. 24; V. également Rapport Huriet, préc. p. 32. A. Kallinikos-Maniatis,
Le consentement libre et informé : le point de vue du spécialiste du cancer, Mélanges
Marangopoulos, préc., p. 84.
�38
PROBLEMES ACTUELS DE SCIENCE CRIMINELLE
peut être passé outre à son refus ou à la révocation de son
consentement (art. L. 209-10).
c) Enfin pour les personnes en "situation d'urgence"
(réanimation), où le consentement préalable de la personne ne
peut être recueilli, le protocole présenté à l'avis du comité local
peut prévoir que le consentement de ladite personne ne sera pas
recherché et que seul sera sollicité celui de ses proches s'ils sont
présents. L'intéressé sera informé dès que possible et son
consentement lui sera demandé pour la poursuite éventuelle de
cette recherche (art. L. 209-9). Cette disposition apparaît
éminemment contestable.
La loi entend viser ici les hypothèses de coma prolongé et
seulement celles-là. Si le patient est manifestement condamné
pourquoi ne pas risquer une intervention qui est sans doute
dangereuse aujourd'hui mais qui demain sauvera peut-être de
nombreuses vies (52) ? Mais de proche en proche de nombreux
glissements sont possibles. On commence par expérimenter sur des
patients pour tester une technique thérapeutique puis pour
accroître les connaissances relatives à une maladie donnée et enfin
pour faire progresser le savoir biologique en général, sans
s'entourer de toutes les garanties.
Une illustration de cette dérive nous est fournie par
l'affaire Milhaud ou plutôt les affaires Milhaud, qui ont défrayé
la chronique que l'on rappellera brièvement.
Dans la première affaire, le professeur Milhaud avait saisi
le comité d'éthique pour lui soumettre une expérimentation qu'il
avait effectuée à Amiens en mai 1985 sur un sujet de 29 ans
victime d'un accident de la route en état végétatif chronique, état
dans lequel les malades gardent des fonctions végétatives, à
condition que des soins excellents leur soient prodigués (53). Le
comité d'éthique avait désapprouvé l'initiative du professeur
Milhaud (54). D'abord selon les principes actuellement reconnus
(déclaration d'Helsinki), la soumission préliminaire du protocole
de recherche au comité est un devoir. Ensuite, l'expérimentation à
(52) "Riches, bienfaisants, hommes généreux, le malade que l'on couche dans le lit
que vous lui avez fondé éprouve à présent la maladie dont vous ne tarderez pas à
être attaqués vous-mêmes; il guérira ou périra; mais dans l'un ou l'autre
événement, son sort peut éclairer votre médecin et vous sauver la vie", Dulaurens,
Moyens de rendre les hôpitaux utiles et de perfectionner la médecine, (Paris, 1787),
p. 12, cité par M. Foucault, Naissance de la clinique, 1972, p. 85.
(53) La recherche, préc., p. 957, M. Edmond Hervé, secrétaire d'Etat chargé de la
santé, avait demandé l'ouverture d'une enquête sur les comas de laboratoire, tandis
que le docteur Louis René, Président de l'Ordre des médecins, avait parlé de
"régression inadmissible de l'éthique médicale", Le Monde, 21 novembre 1985.
(54) Pour le professeur Milhaud, ces malades seraient "des modèles humains presque
parfaits et constitueraient des intermédiaires entre l'animal et l'homme", Le Monde
11 mars 1986.
�Jacques BORRICAND
39
visée exclusivement cognitive est inadmissible. Un malade ne peut
faire l'objet d'un essai thérapeutique sans rapport avec le
traitement de la maladie qui l'atteint (55). Enfin et surtout le
consentement préalable de la famille aurait dtl être demandé.
Dans la seconde affaire, révélée en février 1988 en plein
procès de Poitiers, où étaient jugés trois médecins anesthésistes,
un des experts, le professeur Lassner, avait révélé qu'une
expérience avait été faite par le professeur Milhaud sur un jeune
homme de 24 ans en état de coma dépassé ; cette révélation
devait entraîner, d'une part la suspension du professeur Milhaud
de ses fonctions de chef de service au centre hospitalouniversitaire d'Amiens par Mme Barzach alors Ministre de la
Santé (56), d'autre part, le dépôt d'une plainte de la famille du
jeune homme pour coups et blessures volontaires avec constitution
de partie civile contre le professeur Milhaud (57).
Le syndicat national des
professeurs hospitalouniversitaires a apporté un soutien sans réserve au professeur
Milhaud (58) qui a pris l'initiative de rédiger un "testament de
vie" visant à obtenir de sujets qu'ils autorisent, au cas où ils se
trouveraient en coma végétatif prolongé ou encore dépassé, que
l'on pratique sur eux des expérimentations cliniques (59).
En revanche, l'Académie de médecine a stigmatisé la
"désinvolture" du professeur Milhaud. "Les morts doivent être
respectés, même s'ils ont fait, de leur vivant, don de leur corps à
la science ... Si de telles interventions devaient être tolérées, la
justification ne pourrait en être établie qu'après le consentement
de la famille et l'avis favorable du comité d'éthique" (60).
Le Conseil de l'Ordre, de son côté, a désapprouvé
l'expérimentation en question en soulignant l'exigence de l'accord
préalable des patients ainsi que celui du Conseil de l'Ordre et du
Comité national d'éthique.
Le Comité national d'éthique, dans deux avis émis les 24
février 1986 et 7 novembre 1988, soulignait qu'un "malade ne
peut faire l'objet d'un essai thérapeutique sans rapport avec le
traitement de la maladie qui l'atteint" (61).
(55) Cf. avis du 9 octobre 1981, sur les problèmes d'éthique posé par les nouveaux
essais de médicamenta chez l'homme. Le professeur Milhaud a donné son point de
vue dans le Quotidien du Médecin du 14 mars 1986 et dans Le Monde du 22 avril
1987.
•
(56) Le Monde 5 mars 1988. Cette expérimentation est une "profanation de corps"
devait-elle déclarer.
(57) Le Monde 3 mars 1988.
(58) Ibid.
(59) Le Monde 1er et 10 mars 1988.
(60) Le Monde 25 mars 1988.
(61) Le Figaro 15 décembre 1988 ; Cf. rapport 1986, p. 15 à 95 et 141. Le professeur
Milhaud a bénéficié d 1 un non lieu, Le Monde 18 novembre 1989.
�40
PROBLEMES ACTUELS DE SCIENCE CRIMINELLE
1) La loi nouvelle n'entend viser que les états végétatifs
chroniques et semble désavouer le Comité national d'éthique (62).
En effet, il a déjà été dit que l'article L. 209-6 autorise les
recherches sans finalité thérapeutique sur les malades en état
d'urgence (63) dès l'instant que trois conditions sont remplies "ne
présenter aucun risque sérieux prévisible pour leur santé ; - être
utiles à des personnes présentant les mêmes caractéristiques âge,
de maladie ou de handicap ;
ne pouvoir être réalisées
autrement". Cette possibilité de recherche biomédicale est justifiée
par l'intérêt scientifique que représentent certaines recherches
effectuées sur les enfants et sur les malades mentaux (64). Elle est
contraire cependant à l'article 19 C. déontologie qui limite les
essais chez un malade aux seuls cas où "cette thérapeutique peut
présenter pour la personne un intérêt direct" (65). Le code étant
un décret, il sera nécessaire de modifier l'article 19 (66). Le
sénateur Huriet a reconnu que, tout en imposant des conditions
strictes à des essais, le législateur allait plus loin que le comité
d'éthique. Mais il a justifié cette différence par le fait que
lorsque le comité avait rendu son avis, il n'y avait pas de loi
fixant un cadre à ces expérimentations (67). Pourtant le
professeur Jean Bernard auditionné par la commission des affaires
sociales avait estimé sans ambages que les essais pratiqués chez
des malades ne visant pas spécifiquement leur affection étaient
abusifs et devaient être, de ce fait, interdits (68) et le docteur
René a émis des réserves (69).
2) En revanche, en ce qui concerne les personnes en état
de mort cérébrale, ce qu'il est convenu d'appeler en état de coma
dépassé, la loi est muette car elle ne vise que les personnes
vivantes (70). Les sujets en état de mort cérébrale sont, par
(62) Interview de Michèle Barzach recueillie par F. Giron, Le Point 26 décembre
1988.
(63) Gérard Badon, La loi des morts-vivants, L'Express 23-29 décembre 1988 ;
Recherche interdite dans la proposition de loi déposée au Sénat, art. L. 605-8, n •
286- 286 rectifié, 286 bis.
(64) J.O. Déb., Ass. Nat., 24 novembre 1988, p. 2687.
(65) Jean-Roger Legall et Benoît Eurin, Une loi proclamée et précisée, Le Monde, 21
décembre 1988.
(66) L. René, Raison garder, Le Monde, 21 décembre 1988. On rappellera les
déclarations d'Helsinki de 1964, de Tokyo 1975, de Venise 1983 et les dispositions du
guide européen d'éthique médicale adopté en janvier 1987 par la Conférence
internationale des Ordres et des organismes d'attributions similaires.
·
(67) Rapport Huriet, préc. p. 66.
(68) in Rapport Huriet, préc. p. 66. Toutefois dans l'interview accordée à Jean-Yves
Nau et F. Nouchi, le professeur Bernard s'est montré plus nuancé, Le Monde, 26
décembre 1988.
(69) Raison garder, préc. note 77.
(70) La loi n'entend pas viser également les droits de l'embryon indépendamment des
droits de la mère. Ce n'est que lorsque à l'échelon européen sera élaboré un cadre de
principes garantissant les droits de l'embryon· qu'une réglementation nationale
�Jacques BORRICAND
41
définition, des morts. Les gestes qui peuvent être pratiqués sur
eux, les prélèvements d'organes relèvent de la loi Caillavet. On
sait que ce texte postule dans l'intérêt thérapeutique des
personnes vivantes la reconnaissance d'une présomption de
consentement afin de faciliter un prélèvement d'organes rapide
(71).
L'article 2 de la loi dispose en effet "Les prélèvements
peuvent être effectués à des fins thérapeutiques ou scientifiques
sur le cadavre d'une personne n'ayant pas fait connaître de son
vivant son refus d'un tel prélèvement". Dès lors, un certain
nombre de médecins, dont le professeur Milhaud, estiment que
sont désormais légaux les prélèvements d'organes et les autopsies
et donc aussi les expérimentations (72).
Toutefois le Comité national d'éthique, dans l'avis du 7
novembre 1988, affirme: "un médecin ne peut procéder à des
expériences sur un sujet en état de mort cérébrale, à moins que le
sujet n'ait déclaré de son vivant et par écrit vouloir faire don de
son corps à la science" (73).
Mme Barzach, ancien ministre de la Santé et présidente de
l' Association Ethique 2000, qui a pourtant voté le texte, a déploré
que les parlementaires n'aient pas tenu compte de cet avis et
craint que ne se multiplient des affaires d'Amiens (74), tandis que
le professeur Lassner, président fondateur de 1' Académie
européenne
d'anesthésiologie,
estime
que
l'absence
de
consentement rend les prélèvements d'organes discutables (75).
pourra être mise en place, Cf. intervention Huriet, J.O. Déb., Sénat, 14 décembre
1988, p. 2686, et Le Monde 14 novembre 1988. Au surplus un groupe de travail
interministériel présidé par M. Guy Braibant est chargé de préparer un projet de loi
relatif à la bioéthique défmissant notamment les conditions auxquelles sont soumis la
procréation médicalement assistée, le diagnostic prénatal et la recherche sur les
embryons, cité in intervention Huriet, J.O. Déb. Sénat, 14 décembre 1988, p. 2687;
Cf. lettre d'information du comité national, déc. 1988 ; Cf. courrier de la
Chancellerie, novembre 1988, p. 3.
(71) Loi du 22 décembre 1976, D. et B.L.D. 1977-13; J.C.P. 1977-III-45160; J.B.
Grenouilleau, Commentaire de la loi n • 76-1181 du 22 décembre 1976 relative aux
prélèvements d'organes, D. 1977. Chron. 213; J. Savatier, Les prélèvements
d'organes après décès, travaux d'institut de criminologie de Poitiers, 1979,
Problèmes juridiques médicaux et sociaux de la mort, p. 19.
(72) Le Figaro, 11 octobre et 15 décembre 1988, Un cadavre peut-il servir à des fins
expérimentales? Un magistrat instructeur de Nantes a, pour déterminer les causes
de la mort d'une personne, chargé un policier de tirer cinq balles dans les têtes de
cinq cadavres humains. La manifestation de la vérité autorise-t-elle d'avoir recoùrs à
de tels procédés ? Vaste débat qui dépasse les limites de cet article mais qui soulève
aussi des problèmes éthiques, Le Monde, 26 octobre 1988.
(73) Le Monde, 8 novembre 1988.
(74) Interview au Point, 26 décembre 1988, p. 36 ; V. également, l'entretien donné
par le professeur Jean Bernard à J.Y. Nau et F. Nouchi, Le Monde, 26 décembre
1988.
(75) Le Monde, 12 mars 1988. Il est significatif que le rapport 1985 Ethique et
recherche biomédicale parle d'expérimentation avec l'homme et non sur l'homme.
�42
PROBLEMES ACTUELS DE SCIENCE CRIMINELLE
La plus grande vigilance du corps médical s'impose donc.
On observera cependant que, si grande que soit l'autorité du
Comité national d'éthique ou du Conseil de !'Ordre, le dernier
mot appartient à la loi (76).
Au surplus la loi nouvelle a pris soin d'instaurer un
certain nombre de garanties destinées à contrôler avec toute la
rigueur souhaitable la recherche biomédicale.
2 - Le contrôle de la recherche
Etant donné la diversité de la recherche biomédicale, la
multiplicité obligée des essais thérapeutiques, il n'était pas
possible de confier au Comité national d'éthique de veiller à la
bonne marche des opérations. Ce n'est d'ailleurs pas son rôle. Sa
fonction est de rendre des avis dans le domaine général de
l'éthique de la recherche et non d'examiner des protocoles de
recherche. C'est pourquoi la loi a prévu la mise en place dans
chaque région de comités consultatifs de protection des personnes
(art. L. 209-11 et 12). A vrai dire ces comités ne constituent pas
une nouveauté. Mais jusqu'à présent les comités fonctionnaient en
dehors de toute réglementation. En 1984 on en avait recensé dix
sept implantés pour la plupart dans les facultés de médecine et les
C.H.U., sans compter les commissions d'éthique de spécialités
telles que la réanimation ou la cardiologie. En 1987 les enquêtes
officieuses en avaient dénombré une cinquantaine (77). Le mérite
de la loi nouvelle est de leur donner une existence légale, alors
que paradoxalement le Comité national d'éthique a été créé par
décret (78). On notera cependant que la loi n'emploie pas
l'expression comités d'éthique, mais comités consultatifs, ce que
l'on peut regretter dans la mesure où le rôle essentiel de ces
comités est de veiller au respect de règles éthiques (79). Le
sénateur Huriet, après les avoir initialement qualifiés de comités
locaux d'éthique (80) a estimé que la dénomination nouvelle
comité local pour la protection des personnes dans la recherche
biomédicale était préférable dans la mesure où elle faisait
apparaître une optique différente des dits comités de celle du
comité national à l'égard duquel les comités locaux n'ont pas de
(76) "Les avis du comité consultatif d'éthique ... ont créé une quasi-jurisprudence car
les tribunaux s'y réfèrent ... (Mais), nous ne souhaitons pas être heurtés dans nos
réflexions et nos initiatives et nous serons vigilants sur ce point". Interventipn de M.
R. Charles, J.O. Déb. Ass. Nat. 23 novembre 1988, p. 2688.
(77) Rapport Charles, Ass. Nat. n • 356, p. 18.
(78) H. Jung, Quelques réflexions sur le rôle des comités d'éthique. Déviance et
société, 1989-251.
(79) Le ministre de la Solidarité, de la Santé et de la Protection sociale souhaite la
mise en place de comités d'éthique en psychiatrie, au plan régional (intervention au
XXI· Congrès National de l'U.A.V.A.F.A.M., Avignon, 2 décembre 1988).
(80) Rapport Huriet, préc. p. 36.
�Jacques BORRICAND
43
liens hiérarchiques ou de liens de dépendance (81 ). Ces nouveaux
comités sont appelés à remplacer les anciens comités d'éthique
locaux. Il appartiendra à un arrêté ministériel postérieur d'en
définir le nombre (82), tandis qu'un décret en Conseil d'Etat
fixera la composition et les conditions d'agrément et de
nomination des membres des comités ainsi que la nature des
informations qui devront leur être communiquées par
l'investigateur.
Pour le présent, la loi précise seulement que lesdits
comités sont "composés de manière à assurer une diversité des
compétences dans le domaine biomédical et à l'égard des
questions éthiques, sociales, psychologiques et juridiques" (83). Le
professeur Jean Bernard a déploré, à juste titre, que la
désignation des membres soit faite par tirage au sort. M. Serusclat
a justifié ce mode de désignation pour éviter le "risque
mandarinal" (84). Il convient en effet que les membres exercent
leurs fonctions en toute indépendance. "Gardiens de nos valeurs,
ils ne doivent pas devenir des enjeux de pouvoir" (85). Mais on a
justement fait observer que ce procédé "autorise tous les groupes
de pression à constituer des listes de candidats et risque de
paralyser la composition pluralistes par ailleurs souhaitée (86).
Ils sont tenus au secret professionnel. Le ministre de la
Santé peut retirer l'agrément, si "les conditions d'indépendance,
de composition et de fonctionnement nécessaires pour assurer leur
mission dans les meilleures conditions ne sont plus satisfaisantes"
(Art. L. 209-11 ).
le rôle des membres de ces comités est d'émettre un avis
consultatif sur les conditions de validité de toute recherche
entreprise, notamment, dit la loi : "la protection des participants,
leur information et les modalités de recueil de leur consentement,
les indemnités éventuellement dues, la pertinence générale du
projet de l'adéquation entre les objectifs poursuivis et les moyens
mis en oeuvre, ainsi que la qualification du ou des investigateurs"
(art. L. 209-12).
La loi impose à ceux-ci, quelle que soit la recherche
entreprise, d'établir un projet de recherche et de le soumettre au
comité consultatif ayant son siège dans la région où ils exercent
leur activité, qui devra rendre un avis, la loi ne dit pas dans quel
(81) Rapport Sénat, n • 132, p. 15 et intervention Sénat, J.O. 13 décembre 1988, p.
2686. V. également, intervention Serusclat, p. 2688.
(82) Le rapport du Conseil d'Etat a proposé que ces comités soient créés auprès des
C.H.U.
(83) Art. L. 209-11.
(84) Intervention Sénat, 13 décembre 1988, p. 2689.
(85) Intervention de Mme Hélène Dorlhac, Sénat, 12 octobre 1988, p. 537; ibid.
Claude Evin, J.O. 24 novembre 1988, p. 2702.
(86) C. Labrusse-Riou, rapport préc., p. 166.
�44
PROBLEMES ACTUELS DE SCIENCE CRIMINELLE
délai ; om1ss1on regrettable. Cet avis favorable ou non doit être
transmis au ministre de la Santé.
Le progrès scientifique imposait une loi en matière
d'expérimentation médicale. Si la loi du 20 décembre 1988
contribue au développement de la connaissance scientifique, elle
suscite des réserves sur le respect des normes éthiques. C'est la
constatation faite par la plupart des commentateurs de la loi (87),
et les intervenants à la journée d'études organisée par l'I.S.P.E.C.
le 22 septembre 1989 sur la recherche biomédicale. Notamment
on a souligné que les modalités de recueil du consentement auquel
la loi consacre tout un titre suscitent des réserves. Un
consentement donné a posteriori n'est pas un consentement. On a
fait observer que le Pacte des droits civils et politiques de 1966
ratifié par la France assimile à un traitement inhumain et
dégradant strictement prohibé toute expérimentation sans le
consentement de la personne (article 7) et il n'est pas certain que
la loi soit conforme aux principes posés par la Convention
européenne de sauvegarde des droits de l'homme (88). Des
rectifications s'imposent. Nous croyons savoir que certaines sont à
l'étude et devraient être introduites dans un texte modificatif. Ce
n'est pas les quelques retouches apportées par la loi du 23 janvier
1990 portant diverses dispositions relatives à la sécurité sociale et
à la santé qui peuvent satisfaire l'interprète. Il faut espérer que
des réformes plus profondes seront réalisées dans un avenir
proche Le respect de la personne humaine est à ce prix.
(87) Cf. commentaires préc. ; V. également P. Verspieren, L'expérimentation sur
l'homme, l'analyse d'une loi, Etudes juin 1989, p. 763.
(88) C. Labrusse-Riou, colloque préc., p. 165.
�Jacques BORRICAND
45
DEUXIEME PARTIE
LES EMPREINTES GENETIQUES
A la différence de la procédure civile qui plus formaliste
écarte du champ du débat certains modes de preuve, la procédure
pénale admet le principe de la liberté de la preuve. Implicite dans
le Code d'Instruction Criminelle (cf. par exemple les anciens
articles 268 et 269 C.I.C.), ce principe est fortement exprimé dans
l'article 427 du Code de procédure pénale à propos de la
. procédure correctionnelle : "Hors le cas où la loi en dispose
autrement, les infractions peuvent être établies par tous modes de
preuve et le juge décide d'après son intime conviction". La
Chambre criminelle admet que le texte s'applique plus largement
à toute procédure pénale et devant toute juridiction répressive
(89).
La raison essentielle qui commande l'exigence de ce
principe est l'intérêt supérieur de la manifestation de la vérité
(90). Dans les affaires pénales, les coupables s'efforcent presque
toujours de cacher leurs agissements. Il est dès lors impératif que
tout soit mis en oeuvre pour procéder à leur identification. Dans
cette quête de la vérité, la science joue un rôle de plus en plus
croissant. C'est grâce à elle que la police scientifique s'est
progressivement construite permettant d'élucider un plus grand
nombre d'affaires et de confondre les auteurs présumés
d'infractions. Une sorte de course poursuite s'est engagée entre les
techniques scientifiques de plus en plus élaborées et les
malfaiteurs de plus en plus habiles.
Toutefois, la liberté de la preuve ne saurait être sans
limite. Le législateur, dans certaines dispositions précises (cf. les
exemples cités in Merle et Vitu, op. cit., n° 951) et surtout les
principes généraux du droit, commandent que le recours à des
techniques scientifiques nouvelles se fasse dans le respect des
droits de la défense (91). Un impératif de loyauté s'impose donc
dans le procès pénal (92).
La Cour de cassation, il y a un siècle déjà, en avait
formulé l'exigence (93) et la doctrine s'accorde pour approuver
cette attitude (94).
(89) Crim. 13 janvier 1970, B. n • 21.
(90) Merle et Vitu, Traité de droit criminel, T. 1, n • 950, 3ème éd. 1979.
(91) Leauté, Les principes généraux relatifs aux droits de la défense, R.S.C. 195$-47.
(92) Rousselet, Les ruses et les artifices dans l'instruction criminelle, R.S.C. 1946-50.
Blondet, les ruses et les artifices de la police au cours de l'enquête préliminaire,
J.C.P. 1958-1-1419; Bouzat, La loyauté dans la recherche des preuves, Mélanges
Hugueney 1964-155 ; Commission de réforme du Canada, Document de travail, n •
34, Les méthodes d'investigation scientifique, 1984.
(93) Ch. crim. 31janvier1888, S. 1889-1-241 (affaire Wilson).
(94) Colloque d'Abidjan, janvier 1972 sur l'emploi des méthodes scientifiques de
recherche de la vérité, Rev. intem. de droit pénal, 1972, n • 3-4 avec les rapports de
�46
PROBLEMES ACTUELS DE SCIENCE CRIMINELLE
Des considérations du même ordre dominent le droit de la
filiation. L'affirmation de la vérité biologique ne peut se faire
sans limites. La vérité sociologique doit elle aussi être prise en
compte.
La récente découverte des empreintes génétiques risque de
réactiver ces conflits. A partir d'un prélèvement de sang, de
sperme, de cheveux ou d'os, un laboratoire anglais est aujourd'hui
en mesure de procéder à ce qu'il est convenu d'appeler
l'identification des empreintes génétiques humaines.
S'il est incontestable et on n'a pas manqué de le souligner
que cette technique est révolutionnaire de par les applications
multiples qui pourront en être faites, il n'en demeure pas moins
qu'en droit français le recours à ce nouveau moyen
d'identification suscite des réserves rendant l'utilisation de ce
procédé délicat.
A - LES EMPREINTES GENETIQUES, UNE TECHNIQUE
REVOLUTIONNAIRE
Le recours à la génétique ne date pas d'aujourd'hui. On
sait que c'est au cours du dix-neuvième siècle que la science des
empreintes digitales, la dactyloscopie, élaborée simultanément par
Herschell et le Docteur Henry Faulds, systématisée par Galton,
révéla le caractère inaltérable, immuable et spécifique de la peau
(95). Cette technique utilisée dans tous les laboratoires de police
scientifique constituait jusqu'à présent l'outil le plus performant
de détection des auteurs d'actes criminels et avait fait l'objet
d'affinements récents (96). Elle présuppose toutefois que le
délinquant ait été imprudent et s'avère inopérante dans des
affaires délicates, comme les viols, dont l'accroissement inquiète.
La technique des empreintes génétiques doit permettre de
résoudre ce genre d'affaires et c'est pourquoi elle représente la
plus grande avancée en criminalistique depuis longtemps. Mais
elle est également appelé à jouer un rôle considérable en matière
de filiation.
En quoi consiste cette technique ?
Chacun de nous possède un code génétique propre appelé
génome. Ce code est inscrit dans chaque cellule de l'organisme
dans son noyau. Quarante six chromosomes essentiellement
constitués d'acide désoxyribonucléique (A.D.N.) sont nécessaires
Heuyer, Susini, Levasseur, Vaasali, Lebris, Baigun, Lejins, Barletta, Van Bemmelen,
Grassi et Ottenhof; La vérité et le droit, Travaux de l'Association Capitant, t. 38,
1987, Economica.
(95) J. Gayet, Manuel de police scientifique, Payot, 1961, p. 13.
(96) Margot & Lennard, Méthodes physico-chimiques récentes et séquences de
détection des empreintes digitales, Rev. intern. de criminologie et de police technique
1988-2-214, janvier 1988.
�Jacques BORRICAND
47
pour constituer le code génétique. L'A.D.N. est lui-même
composé de quatre bases qui en se regroupant en un long ruban
constituent le chromosome (97). Au cours de la dernière décennie,
les scientifiques ont mis au point des techniques permettant
d'étudier la séquence des bases appelée satellite et par conséquent
de lire le code génétique de chaque individu. Il leur suffit de
disposer d'un échantillon plus important que dans les analyses
traditionnelles, de bonne qualité et exclusif de toute prolifération
bactérienne. L'opération prend environ deux à trois semaines (98).
Cette technique mise au point par le professeur Alex Jeffreys de
l'Université britannique de Leicester a été exposée pour la
première fois le 31 octobre 1985 dans l'hebdomadaire scientifique
britannique Nature (99). Elle a été commercialisée par !'Impérial
Chemical Industries (I.C.I.), qui a créé en Grande-Bretagne à
Abington le premier laboratoire spécialisé dans cette technique
des empreintes génétiques, qui ouvre de multiples perspectives
puisqu'il n'y aurait pas plus d'une chance sur quatre millions pour
que deux hommes portent les mêmes mini-satellites.
Un autre procédé de biologie moléculaire réalisant une
"amplification des fragments de matériel génétique contenu dans
les cellules" permet également, associé au procédé du professeur
Jeffreys, d'obtenir des résultats tout à fait remarquables à partir
d'un simple prélèvement de salive ou de cellules de la muqueuse
buccale (100). Il faut ajouter que la technique des empreintes
génétiques est également mise en oeuvre par plusieurs sociétés
américaines concurrentes spécialisées dans les applications de
découverte de biologie moléculaire.
Dès sa découverte, cette technique a été utilisée dans le
droit de la filiation, puis en médecine légale. Mais d'autres
applications sont dès à présent envisageables (101).
1 - Le droit de la filiation
La première application de cette nouvelle technique
d'identification a concerné les affaires de la recherche ou de
contestation de paternité. Cela n'est pas étonnant. Le droit de la
filiation est régulièrement confronté au progrès scientifique dans
(97) Ph. L'Héritier, La grande aventure de la génétique, Flammarion, 1984.
(98) D.J. Werrett, L'identification par l'empreinte génétique, Rev. intern. de Police
criminelle, septembre-octobre 1987-21.
(99) Il est piquant d'observer que dans cette même revue, le docteur Henry Faulds
avait présenté en 1880 la technique des empreintes digitales, cf. Gayet, op. cit., p.
15.
(100) J.Y. Nau, Empreintes génétiques contre les violeurs, Le Monde, 3 aoat 1988.
(101) D'autres perspectives seraient ouvertes pour la détection des maladies
héréditaires ou le pédigrée des animaux par exemple.
�48
PROBLEMES ACTUELS DE SCIENCE CRIMINELLE
les actions tendant à voir établir la vérité biologique (102). La
Cour de cassation dans son rapport annuel de 1987 ne demandet-elle pas aux juges du fond de faire appel aux moyens que
donnent la science moderne pour établir la vérité des filiations
(103) ?
Jusqu'à présent la vérité de la filiation était recherchée au
moyen de l'expertise sanguine. Mais celle-ci ne constituait pas
une preuve irréfutable de paternité. Incontestable pour 90 % des
hommes, cette expertise restait douteuse pour les 10 % restant
(104).
L'empreinte génétique devient en matière de filiation un
mode de preuve irréfutable ( 105). Elle répond aux voeux du
législateur. En effet dans son rapport sur le projet de loi n° 1624
relatif à la filiation et ayant abouti à la loi du 3 janvier 1972, M.
Jean Foyer soulignait que l'un des tout premiers objectifs de la
loi en gestation était de "faire triompher la vérité" (106). C'est
pourquoi, le nouvel article 340-1, 3° C. civ. permet à la suite de
la loi du 3 janvier 1972 de faire appel à l'examen sanguin ou "à
toute autre méthode médicale certaine" pour établir la paternité
d'un enfant ( 107).
Le recours à l'empreinte génétique va inévitablement
conduire à remettre en cause certains sacro-saints principes du
droit de la filiation. Il a été démontré notamment que la
présomption pater is est risquait de se trouver soit confortée, soit
anéantie (108).
Cette technique est également susceptible de révéler un
affrontement entre l'ordre public français et un ordre public
étranger. Une décision étrangère prenant appui sur les empreintes
génétiques pour désigner un français comment peut-elle recevoir
application en France ? La jurisprudence apporte une réponse
positive à cette question. La Chambre civile de la Cour de
cassation affirme qu'une loi étrangère ne peut être contraire à
l'ordre public international français dès lors qu'elle présente de
sérieuses garanties en ce qui concerne le respect de la vérité
(102) J. Vidal, La place de la vérité biologique dans la filiation, Mélanges Marty, p.
119; D. Huet-Weiller, Vérité biologique et filiation, le droit français in C. LabrusseRiou et G. Cornu, Droit de la filiation et progrès scientifique, Colloque Perspectives
économiques et juridiques, Economica, 1982, p. 9 et s.
(103) La Documentation française, p. 135.
(104) V. l'intervention de Mme le docteur D. Salmon, La preuve scientifique de la
paternité était de la science et de la déontologie in Droit de la filiation et progrès
scientifique, coll. préc., p. 27 s.
(105) A. Bottiau, Empreintes génétiques et droit de la filiation, D. 1989-271.
(106) Rapport, p. 27.
(107) Pratte et E. Fortis-Monjal, Présomption de paternité et vérité biologique en
droit français et québécois, D. 1988, Chron. p. 31.
(108) A. Bottiau, Chron. préc.
�Jacques BORRICAND
49
biologique (109). C'est ainsi qu'un tribunal britannique a
condamné en 1986 un jeune français reconnu coupable d'avoir
engendré deux ans plus tôt une petite fille au cours d'un séjour
linguistique chez la mère de l'enfant, à verser à celle-ci une
pension alimentaire (110). Mais le tribunal de grande instance de
Bordeaux a refusé de faire exécuter le jugement anglais, "n'ayant
pas eu toutes les précisions sur les modalités de réalisation de
l'analyse" (111).
Enfin cette technique permet de faciliter la procédure
d'immigration notamment pour les familles originaires de pays du
Commonwealth désirant faire entrer un de leurs proches au
Royaume-Uni. Les empreintes génétiques leur donnent en effet la
possibilité de prouver de manière indiscutable qu'il s'agit d'un
membre de leur famille. Il est question d'intégrer l'exigence de ce
test dans la réglementation de l'immigration britannique (I 12).
En France, la presse s'est faite l'écho de la demande d'un
ressortissant algérien résidant à Nancy, à subir un tel test pour
prouver qu'il est bien le père d'un enfant de nationalité française.
Poursuivi devant le tribunal correctionnel pour non respect d'une
procédure d'expulsion, M. Nasri Shad souhaite ainsi faire jouer
l'ordonnance du 2 novembre 1945 qui stipule que les enfants nés
en France et de nationalité française ne peuvent être expulsés. Si
ce test se révélait positif, l'intéressé serait amené à reconnaître un
enfant dont la paternité avait été à la naissance revendiqué par un
autre homme (113).
Comme on le voit, l'empreinte génétique devient en
matière de filiation "la reine des preuves" (I 14) et l'hebdomadaire
"Le Point" nous apprend qu'Herbert Von Karajan avait demandé
à se soumettre à un test de paternité pour déterminer s'il était
père biologique d'une allemande prétendant être le fruit des
amours de l'artiste et de Erika Pescke ( 115).
Mais c'est dans le domaine de la médecine légale que la
technique des empreintes génétiques a eu le plus de
retentissement.
(109) Civ. lère, 9 octobre 1984, Rev. int. droit int. privé 1985-643, note J. Foyer
Clunet, 1985-906, note M. Simon-Depitre, V. également Civ. 1, 6 mai 1984, Clunet
1984-859, note Chappez, Rev. int. dr. int. privé 1985-108, note Droz.
•
(110) L'événement du Mardi 11-17 aotlt : Science plus, les violeurs à l'épreuve des
décodeurs.
(111) Libération 16-17 décembre 1989.
(112) J.Y. Nau, Les empreintes génétiques pour la recherche de la vérité, Le Monde
16 novembre 1987.
(113) Le Monde, 22 mars 1989.
(114) A. Bottiau, Chron. préc.
(115) Le Point, 17 avril 1989.
�50
PROBLEMES ACTUELS DE SCIENCE CRIMINELLE
2 - En médecine légale
On sait que la police scientifique dont l'un des volets est
la médecine légale a notamment pour objet l'application des
sciences exactes et des connaissances médicales à l'administration
de la preuve des infractions et de la culpabilité de leurs auteurs.
Ce que l'on sait moins c'est le grand retard de la police
scientifique française. Dans nombre d'affaires récentes les
méthodes modernes d'investigation sont sollicitées, mais les
moyens ne suivent pas ce qui conduit les magistrats à faire appel
à des laboratoires étrangers.
Le retard en laboratoires, équipements de pointe,
personnel qualifié, moyens financiers était estimé en 1985 à 50
ans sur les Etats-Unis. L'écart a été très considérablement réduit
grâce à l'utilisation de l'ordinateur et du microscope électronique
(116). Il demeurait cependant sensible jusqu'à ces derniers mois à
propos de la technique des empreintes génétiques, ce qui avait
conduit M. Bernard Debré à poser une question écrite au Garde
des Sceaux en 1988 ( 117). Toutefois une dizaine de laboratoires
viennent de répondre à l'appel d'offres du Ministère de l'intérieur
(118). Ils vont pouvoir développer leurs activités dans deux
domaines essentiels, les viols et les identifications de corps.
a) Les viols
1)
A l'étranger
C'est en Grande Bretagne qu'a eu lieu la première
application de la preuve génétique. Le 13 novembre 1987 le
tribunal de Bristol a condamné un homme pour viol ( 119). La
preuve formelle de cet acte avait été obtenue grâce à la similitude
des empreintes génétiques contenues dans le sperme prélevé sur la
victime et celles de ses propres cellules sanguines. Dans une autre
affaire deux mille suspects ont été soumis au test par la police
britannique qui cherchait à identifier un dangereux violeur et
pervers sexuel dont elle possédait l'empreinte génétique.
Le recours à cette technique a été ensuite utilisé avec
succès aux Etats-Unis en mars 1988 pour l'auteur de huit viols,
commis entre décembre 1986 et octobre 1987. Les biologistes
amencains avaient alors réussi à identifier le criminel en
comparant les empreintes génétiques du suspect à celles d'un
(116) Le Figaro 15 septembre 1988 ; Le Monde 1er décembre 1988 Cf. Journées
internationales de Police et haute technologie, Nice du 7 au 9 décembre 1988.
(117) J.O. 1988, 24 octobre 1988. Déb. Ass. Nat., p. 3020.
(118) Le Figaro, 21 août 1989.
(119) Le Monde, 16 novembre 1987.
�Jacques BORRICAND
51
foetus conçu lors de l'un de ces viols et pour lequel la victime
avait demandé un avortement (120). En revanche, en mai 1988, a
été innocenté à Bruxelles un belge soupçonné d'être l'auteur du
viol d'une adolescente de quinze ans qui avait mis au monde à
Charleroi un enfant de père inconnu ( 121 ).
b) En France
Pour la première fois, en France, l'auteur présumé du viol
d'une jeune fille de dix huit ans, près de Bourg en Bresse arrêté
le 3 ao'O.t 1988 et inculpé le 5, a été soumis par décision du juge
d'instruction à ce test (122). Les conclusions de l'expertise ne
seront pas sans appel car le cas de figure est différent. En
principe, en matière de viol, on doit comparer les caractéristiques
génétiques du sperme prélevé sur la victime à celles provenant
généralement du sang du suspect. Or, dans cette espèce, les
enquêteurs ne disposent pas d'échantillon de sperme prélevé sur la
victime. Les échantillons adressés à la firme d' Abington
comportent un prélèvement de sang obtenu avec le consentement
du suspect et des fragments de tissus que l'on suppose imprégnés
de sperme. Aussi même si la technique britannique permet
d'établir un lien entre ces deux échantillons, elle n'apportera pas
la preuve indiscutable de l'identité de l'auteur du viol.
Deux autres affaires sont également suspendues au résultat
d'une expertise. Un juge d'instruction de la région de Nantes
attend les conclusions du laboratoire anglais pour confondre un
violeur tandis que les policiers de la brigade criminelle chargés
d'enquêter sur l'assassinat d'une étudiante américaine de vingt ans
découverte violée et étranglée dans un ascenseur de l'aéroport de
Roissy en juillet 1988 ont envoyé à la firme anglaise un morceau
de tissu imprégné de sperme.
C'est dire l'importance de la première étape, essentielle,
concernant l'examen médical de la personne victime d'une
agression sexuelle. Pour des raisons à la fois techniques et
psychologiques, cet examen doit être réalisé par une équipe
spécialisée en gynécologie-obstétrique et travaillant en étroite
collaboration avec les services de police et de gendarmerie. Seul
un tel examen permet de pratiquer les prélèvements organiques
indispensables à la recherche de l'identité du criminel. Il permet
aussi de réaliser une série d'examens biologiques et de tout mf;ttre
en oeuvre pour prévenir les conséquences (maladies sexuellement
transmissibles, grossesses, séquelles psychologiques) d'une telle
agression.
(120) Le Monde, 3 août 1988.
(121) Le Monde, 3 août 1988.
(122) Le Monde, 7-8 août 1988.
�52
PROBLEMES ACTUELS DE SCIENCE CRIMINELLE
Or, en dépit de la fréquence élevée des agressions
sexuelles et de l'importance médicale et médico-légale de tels
examens, les centres d'accueil des victimes sont encore trop peu
nombreux en France, leur création n'étant dues, le plus souvent,
qu'à des initiatives locales de médecins hospitaliers ayant pris
conscience de l'ampleur du drame vécu par les personnes violées ...
Si bien que dans nombre d'affaires la médecine légale
demeurera encore absente du débat. L'affaire Luc Tangorre, ce
jeune homme déjà condamné en 1983 pour une série d'agressions
sexuelles et libéré en 1988 et à nouveau inculpé et écroué pour le
viol de deux étudiantes amencaines en est une vivante
illustration, car il ne semble pas que les prélèvements effectués
initialement par un praticien spécialiste au centre hospitalier de
Nîmes l'aient été dans les règles de l'art, si bien que l'empreinte
génétique n'a pu être réalisée (123 ).
L'affaire Céline Jourdan, fillette retrouvée violée et
assassinée a également donné lieu à une expertise génétique sur
un des assassins présumés, qui s'est révélée négative (124).
En revanche, les soupçons pesant sur un homme de 36 ans
suspecté d'avoir violé une jeune fille ont été confirmés par une
analyse de son A.D.N. par empreinte génétique réalisée par le
laboratoire de biologie moléculaire du C.H.U. de Nantes (125).
b) L'identification des corps
La technique anglaise a reçu des applications tant à
l'étranger qu'en France pour l'identification de corps à la suite
d'une catastrophe ou d'un meurtre.
A l'étranger.
Déjà une méthode de génétique moléculaire a été utilisée
par le docteur Snow chargé par la commission nationale Argentine
d'enquête sur les disparus de procéder à l'identification des
quelques dix mille personnes disparues au cours de la dictature
Argentine à Buenos-Aires. Celles que le pouvoir appelait les
folles de mai sont parties à la recherche de leurs enfants disparus,
dont certains avaient été vendus tandis que d'autres avaient été
adoptés par les tortionnaires de leurs parents. Ainsi, la Cour
d'appel de Buenos-Aires vient de rendre définitivement à ses
grands parents paternels une petite fille de huit ans,. Paula
Logares qui avait été enlevée à l'âge de deux ans avec ses parents
et que nul ne revit jamais. Paula vivait avec un couple dont
l'époux était militaire, lequel prétendait qu'elle était leur propre
(123) Le Monde, 26 octobre, 7 novembre, 25-26 décembre 1988.
(124) Le Méridional, 29 janvier 1989.
(125) Le Monde, 23-24 juillet 1989.
�Jacques BORRICAND
53
petite fille. Une généticienne de l'Université de Californie, le
docteur Marie-Claire King a pu établir la fausseté de ces dires en
comparant les caractéristiques biologiques de l'enfant à celles de
ses proches présumés.
Le F.B.I. a, de son côté, demandé à une équipe de
spécialistes d'évaluer les différentes méthodes actuellement sur le
marché afin de mettre sur pied une banque de données
d'empreintes génétiques susceptible d'aider à l'identification des
personnes disparues ou à l'élucidation d'affaires criminelles.
En France.
Une première application de la technique vient d'être faite
par un juge d'instruction après contestation d'un rapport
d'autopsie pour identifier un cadavre.
Dans cette curieuse affaire, un jeune homme décédé à la
suite d'une surdose avait été l'objet d'une autopsie avant son
incinération. A la suite de la publication, quelques mois plus tard,
des rapports d'autopsie, la mère du jeune homme devait faire un
certain nombre d'observations anatomiques la conduisant à penser
qu'une substitution de cadavre a eu lieu. C'est la raison pour
laquelle elle avait demandé à la justice que soit comparé à partir
des tissus prélevés sur le cadavre lors de l'autopsie et conservés
depuis comme dans toute procédure médico-légale le patrimoine
héréditaire de son fils au sien (126). Les conclusions des
spécialistes de la société Appligene ont été formelles. Le cadavre
autopsié était bien le fils de la demanderesse (127).
Le recours à la nouvelle technique avait été réclamé, par
les avocats de Simone Weber pour déterminer si un tronc humain
découvert dans la Marne appartenait à l'ex-ami disparu de
l'inculpée (128). Rappelons que Simone Weber est accusée d'avoir
fait disparaître son ancien amant Bernard Hettier, après avoir
découpé son corps à l'aide d'une meule à béton et d'avoir
empoisonné son ancien mari âgé de quatre-vingt ans, Marcel
Fixard. Dans leur lettre au juge Thiel, les défenseurs de Simone
Weber avaient demandé que soit comparée l'empreinte génétique
du tronc humain à partir de l'analyse des os avec le code
génétique des filles et de la mère du disparu déterminé par une
analyse sanguine. Le résultat de l'expertise s'est révélé décevant,
l'état de conservation des fragments humains n'ayant pas permis
au laboratoire de Strasbourg de se prononcer sur le çode
génétique (129).
(126)
(127)
(128)
(129)
Le Monde, 12 novembre 1988.
Le Monde, 7 juin 1989.
Le Figaro, 29 juillet 1988.
Le Monde, 4 avril 1989.
�54
PROBLEMES ACTUELS DE SCIENCE CRIMINELLE
Comme on le voit les perspectives d'avenir de cette
nouvelle technique sont immenses. Elle complète heureusement la
technique des empreintes digitales (130) et permet de réduire le
chiffre noir de la criminalité.
Mais elle n'est pas sans susciter un certain nombre de
réserves quant à sa mise en oeuvre.
B - LES EMPREINTES GENETIQUES, UNE TECHNIQUE
DELICATE
Si les empreintes génétiques conduisent à des résultats qui
laissent peu d'équivoque pour les spécialistes (131). Ce n'est pas
toujours le cas aux yeux de la justice. Aux Etats-Unis par
exemple quand une preuve à un procès relève directement d'un
nouveau texte de nature scientifique, le test doit d'abord
rencontrer le fameux standard fry de 1920, soit convaincre le
juge que la technologie utilisée est suffisamment établie pour
avoir obtenu un appui général de la communauté scientifique ou
académique et ce en dehors même de son utilisation légale. Au
Canada un juge décide de l'admissibilité de la preuve au terme de
la règle dite du "voir-dire" qui se déroule en l'absence du jury et
permet de déterminer la légalité d'une preuve obtenue (132).
Pour ce qui est de la France, la nouvelle technique nous
paraît soulever des difficultés de deux ordres : procédure et
éthique.
1 - Les difficultés procédurales
Elles se posent en des termes différents, selon que l'on
recourt à ce mode de preuve en matière pénale ou les matières
civiles.
a) En matière pénale
On sait que le Code de procédure pénale offre aux
magistrats dans le recours à l'expertise une très grande latitude
(articles 156 à 169-1 du Code de procédure pénale). Lorsque
l'expertise porte sur le fond ce qui est le cas de l'espèce expertise touchant la preuve de l'infraction- l'article 159 exige en
principe la présence de deux experts. Toutefois ce texte prévoit
que le juge peut ne désigner qu'un seul expert en cas de
"circonstances exceptionnelles". Mais il doit alors faire connaître
(130) Le Monde, 21 décembre 1988 : 32 millions de doigts dans un ordinateur.
(131) Voir toutefois R. Cuquoz, Passé, présent, futur, Rev. int. crim. et police
technique, 1989, p. 331.
(132) Justice, février 1989.
�Jacques BORRICAND
55
au Ministère public et notifier par lettre recommandée aux parties
intéressées son intention de ne désigner qu'un seul expert. Ceuxci ont un délai de quarante-huit heures pour présenter leurs
observations. Après quoi, le juge prend une décision motivée
(133). En cas d'urgence, ce qui est le cas des espèces ci-dessus
évoquées, l'expert unique peut commencer ses opérations avant
toute notification (art. 159 al. 2 du Code de procédure pénale).
Le juge dispose d'un pouvoir souverain pour procéder à la
désignation de l'expert, les parties ne pouvant que lui suggérer de
le faire (art. 156-1 du Code de procédure pénale) et interjeter
appel de sa décision de refus (134). En principe "les experts sont
choisis parmi les personnes physiques ou morales qui figurent soit
sur une liste nationale établie par le bureau de la Cour de
cassation, soit sur une liste nationale établie par le bureau de la
Cour d'appel (art. 157 du Code de procédure pénale). Toutefois
"les juridictions peuvent par décision motivée choisir les experts
ne figurant sur aucune de ces listes, "l'exigence de la motivation
permettant le contrôle par la juridiction du second degré de
l'opportunité de cette décision".
Dans les affaires suscitées, le magistrat instructeur a pu
donc légitimement faire appel à un laboratoire britannique. Sans
doute l'article L. 349 confie aux services de l'identité judiciaire le
soin "de rechercher et de relever les traces et indices dans les
lieux où a été commis un acte délictueux" de procéder "à tous les
examens, recherches et analyses d'ordre physique, chimique et
biologique demandés notamment par les Parquets". Mais il ne
s'agit pas là d'expertise proprement dite. Le laboratoire de la
Préfecture de police de Paris n'est actuellement pas encore équipé
pour réaliser des tests fiables.
Le serait-il, on peut se demander s'il pourrait mettre en
oeuvre le procédé anglais. Monsieur Webb, directeur de Cellmark
Diagnostics a souligné que l'établissement dont il a la charge
détient l'exclusivité mondiale de la mise en oeuvre des techniques
issues de la découverte du professeur Jeffreys (135). Il y a peutêtre là un problème de propriété industrielle.
Cependant, le recours à un laboratofre étranger ayant le
monopole de l'exploitation d'un brevet soulève plusieurs
difficultés : d'abord le Code de procédure pénale impose aux
experts de prêter serment devant le juge (art. 160 du C.P.P.).
Cette exigence a conduit le juge d'instruction dans l'affaire. du
viol de Bourg en Bresse à consulter les experts du Ministère de
l'intérieur avant de délivrer une commission rogatoire
(133) Crim. 18 avril 1972, B. n • 125 et 130 ; R.S.C. 1973-401, obs. Robert.
(134) Pradel, Procédure pénale, 3e éd. n • 272.
(135) Le Monde, 7-8 avril 1988.
�56
PROBLEMES ACTUELS DE SCIENCE CRIMINELLE
internationale pour interroger le laboratoire anglais ( 136).
D'ailleurs l'article 160 prévoit qu'en cas d'empêchement dont les
motifs doivent être précisés "le serment peut être reçu par écrit et
la lettre de serment est annexée au dossier de la procédure". La
souplesse du Code de procédure pénale ne constitue donc pas un
obstacle à l'utilisation d'un laboratoire étranger.
En revanche, le fait que ce laboratoire soit le seul
actuellement susceptible de procéder à ce type d'expertise interdit
aux parties au procès toute demande de contre-expertise
normalement ouverte par l'article 167 du Code de procédure
pénale. Le rejet d'une telle demande donne lieu à ordonnance
motivée susceptible d'appel et avant la procédure de jugement
rend malaisée la citation en témoignage par les avocats d'un
expert librement choisi par eux (137). Or, il est de jurisprudence
constante que les résultats de l'expertise ne peuvent avoir de
valeur probante que s'ils sont débattus contradictoirement à
l'audience.
b) En matière civile
Jusqu'à l'apparition et la diffusion de la technique des
empreintes génétiques, la recherche des preuves biologiques de la
paternité n'était mise en oeuvre (à partir d'une batterie de
marqueurs sanguins) par le Centre de transfusion sanguine que
sur réquisition judiciaire. Ce centre réalisait de 80 à 1OO
recherches de paternité grâce à une "batterie de tests dont vingt
cinq systèmes de groupes sanguins et les fameuses sondes
moléculaires (138) offrant une fiabilité de résultat comparable à
la technique anglaise (139).
La survenance de la nouvelle technique a suscité en
France la création de sociétés habiles à la mettre en oeuvre. Deux
laboratoires d'identification génétique situés à Strasbourg ont
apporté une réponse différenciée aux demandes d'expertise dont
ils étaient l'objet;
La société Appligene exploite en exclusivité pour la
France un brevet détenu par une équipe belge. Elle accepte
d'utiliser la nouvelle technique sur demande d'un juge, mais aussi
d'un avocat ou d'un médecin.
(136) Le Figaro, 10 août 1988 ; Cf. J. Moussa, Dictionnaire juridique, expertise
Dalloz 1989, p. 59 "Rien ne s'oppose à ce qu'une expertise prescrite par une
juridiction française soit exécutée dans un pays étranger par voie de commission
rogatoire".
(137) Pradel, op. cit., n • 272 ; Doll, La réglementation de l'expertise en matière
pénale, 12 69, Librairie générale de droit, n • 230 et s.
(138) Interview du professeur Rouger de l'Institut national de transfusion sanguine,
Le Figaro, 19 août 1988.
(139) J.-L. Nothais, Les violeurs confondus par leurs chromosomes, Le Figaro, 19
août 1988.
�Jacques BORRICAND
57
Le directeur de cette société privée justifie le recours à ce
procédé au profit de personnes qui veulent s'assurer que leur
enfant est bien le leur ou au profit d'enfants de l' Assistance
publique qui après une longue enquête ayant retrouvé leurs
parents, veulent vérifier qu'ils ne se trompent pas avant de se lier
d'affection avec eux.
La société Codgene, née de l' Association de l'Université
Louis Pasteur de Strasbourg, qui utilisait un brevet d'une société
américaine s'était montrée dans un premier temps, plus libérale
encore que la société Appligene en autorisant les personnes ou les
couples impliqués dans des affaires de contestations de paternité
de s'adresser à elle (140). Quelques mois plus tard, les
responsables de la société faisaient savoir qu'ils renonçaient pour
l'instant à fournir aux particuliers qui en feraient la demande la
preuve biologique d'une paternité (141).
Le fait de proposer cette technique à tous les couples qui
souhaitent savoir si leur enfant légitime est bien leur enfant
biologique semblait d'autant plus aisé qu'il ne tombe pas a priori
sous le coup d'un article de loi.
Une telle démarche, toutefois, avait vivement ému
médecins, juristes, comité national d'éthique et Chancellerie,
s'accordant pour reconnaître la primauté d'impératifs moraux
pour canaliser les demandes.
Le communiqué commun publié le 23 mai 1989 par
!'Ordre national des médecins et !'Ordre des avocats à la Cour
d'appel de Paris affirme qu'il serait "déraisonnable d'ouvrir sans
contrôle l'accès à la technique des empreintes génétiques" et
rappelle que "jusqu'à présent en raison du caractère d'ordre
public des règles de la filiation, la contestation ou la recherche
d'une filiation ont toujours été pratiquées dans le cadre d'une
procédure judiciaire qui implique l'intervention d'un magistrat et
des règles très strictes" (142). La détention de la vérité n'est pas
toujours synonyme de protection" (143). C'est pourquoi le
législateur de 1972 attribue exclusivement l'action en recherche
de paternité à l'enfant (144). C'est pourquoi le désaveu de
paternité doit demeurer le privilège du mari bafoué, tandis que la
possession d'état, conforte ou compense l'incertitude de données
biologiques. La possession d'état permet au juge de protéger
l'enfant contre la négligence d'un individu qui prétendrait
tardivement arguer de la vérité biologique dévoilée par le recours
à l'empreinte génétique. II faut, écrit le doyen Carbonnier,
(140) Le Monde, 24 janvier 1989.
(141) Le Monde, 20 avril 1989, le 1er août 1989 ce laboratoire aurait traité 45 cas, in
A. Bottiau, chron. préc., note 19.
(142) Extrait cité in A. Bottiau, Chron. préc., p. 276.
(143) A. Bottiau, Chron. préc., p. 276.
(144) Art. 340-2 al. 1 C.C.
�58
PROBLEMES ACTUELS DE SCIENCE CRIMINELLE
"mettre en garde ceux qui voudraient troubler la vérité
sociologique, car celle-ci, tout en étant psychologique, est
également juridique par application de la maxime "quieta non
movere" (145).
Cette donnée sociologique rejoint les préoccupations
d'ordre éthique qu'il convient d'évoquer maintenant.
2 - Les difficultés d'ordre éthique
a) En matière pénale
On sait que la liberté de la preuve est limitée par
l'application de certains principes généraux qui interdisent la
recherche de la vérité par n'importe quel procédé. Depuis
longtemps, l'utilisation de procédés scientifiques n'est admise
qu'avec circonspection. Ainsi la jurisprudence française s'est
montrée hostile à l'emploi de la narco-analyse comme procédé
d'instruction, même à la demande de l'inculpé lui-même (146). La
même défiance s'est attachée à l'utilisation du détecteur de mensonge ou polygraphe très utilisé aux U.S.A. (147). Quant à l'usage
des magnétophones, ou des tables d'écoute des conversations
téléphoniques, après avoir été interdit puis autorisé, la Chambre
criminelle ne l'admet aujourd'hui que sous certaines réserves
(148). Cette rigueur se justifie par un impératif de loyauté (149).
Le recours à l'empreinte génétique ne va pas manquer
dans un proche avenir de poser problème. A notre avis, celui-ci
se présente en des termes différents selon les circonstances dans
lesquelles le prélèvement s'est réalisé. S'il s'agit de procéder à une
analyse de sperme trouvé sur un tissu ou prélevé chez la victime
d'un viol ou de cheveux découvert sur les lieux du crime, il n'y a
pas, semble-t-il, de difficulté d'ordre éthique, le malfaiteur ayant
en quelque sorte laissé sa carte de visite. Dans le cas contraire,
l'expertise nécessite une prise de sang sur la personne soupçonnée.
Il n'y aura pas de problème si l'intéressé y consent. C'est le cas de
(145) J. Carbonnier, Droit civil, la famille, les incapacités, coll. Thémis, P.U.F.,
12ème éd. n • 98, p. 322 ; sur tous ces points cf. A. Bottiau, Chron. préc.
(146) Heuyer, Narco-analyse et narco-diagnostic, R.S.C. 1950-7 ; Graven, Le
problème des nouvelles techniques d'investigation au procès pénal, R.S.C. 1950-313 ;
Schmidt, La narco-analyse et son application pratique, Rev. int. de criminologie et
de police technique, 1956-64.
(147) Maudet, Le polygraphe et son utilisation en justice, Rev. int. de crifn. et de
police technique 1959-298; Le Chat, Réflexions au sujet des polygraphes, Rev. int.
de crim. et de police technique, 1960-121.
(148) Crim. 9 octobre 1980 D. 1981-133, J.C.P. 1981-II-18578, note Di Marino
R.S.C. 1981-879, obs. Levasseur et 1982-144, obs. Robert. Crim. 28 avril 1987, Bull.
n • 173 ; Crim. 4 novembre 1987, D. 1988 inf. rap. 195, obs. Pradel ; Crim. 15 mars
1988, Bull. n • 128.
(149) Crim. 12 juin 1952, J.C.P. 1952-II-7241, note Brouchot; Bouzat, La loyauté
dans la recherche des preuves, Mélanges Hugueney, 1964-155.
�Jacques BORRICAND
59
l'affaire du viol de Bourg-en-Bresse. En revanche, s'il s'y refuse,
on ne voit pas comment l'y contraindre en l'état actuel de la
législation. Le droit français n'autorise en effet la prise de sang
contre le gré de l'intéressé que dans des cas très particuliers. C'est
notamment l'hypothèse d'une infraction à la circulation routière
prévue par l'article L. 88 du Code des débits de boissons (150).
Pour l'heure, on ne saurait interpréter ce refus comme un aveu
indirect.
Les réserves du droit français s'expliquent essentiellement
par le respect des droits de la défense. Ne serait-il pas dès lors
souhaitable dans les hypothèses de viol ou de meurtre de rendre
obligatoire ce type d'expertise, afin de lever toute équivoque. La
personne soupçonnée y gagnerait. C'est le sens de la requête
formulée par les avocats de Simone Weber auprès du magistrat
instructeur pour mettre un terme à la détention de leur cliente
(151 ).
Mais à l'inverse, la généralisation de tels examens ne
risque-t-elle pas sous couvert de respect des droits de la défense
d'y porter atteinte ? On sait la vigilance qu'une partie de la
doctrine et surtout la jurisprudence de la Cour de cassation
accordent au respect de ces principes. L'instauration d'une sorte
de fichier génétique aurait certes le mérite de faciliter
l'identification de malfaiteurs et plus largement des victimes
d'accidents ou de personnes retrouvées vivantes ou mortes sans
papier d'identité. Les autorités de police de Grande-Bretagne
vont entreprendre la constitution d'un tel fichier et l'armée
américaine envisage de faire de même aux fins d'identification en
cas de guerre. Si louable que soit le but poursuivi on peut
craindre une utilisation abusive d'un tel fichier.
Ces réserves rejoignent les craintes émises par les plus
hautes instances en matière civile.
b) En matière civile
En juillet 1989 dans un article publié dans le journal Le
Monde, le président du Conseil d'ordre des médecins et le
bâtonnier de l'ordre des avocats à la Cour de Paris tout en
reconnaissant le progrès considérable accompli par la technique
des empreintes génétiques formulaient de vives réserves sur la
banalisation du procédé. Ils soulignaient qu'une utilisa.tian
(150) Le Monde, 7-8 ao1lt 1988.
(151) Le texte fait obligation aux agents de la force publique lors de la constatation
d'un crime ou d'un délit ou d'un accident de la circulation de faire procéder "sur la
personne de l'auteur présumé aux vérifications médicales, cliniques et biologiques
destinées à établir la preuve de la présence d'alcool dans son organisme", Cf. Merle,
Le corps humain, la justice pénale et les experts, J.C.P. 1955-1-219 ; Larguier,
Alcoolisme et mesures de s1lreté, J.C.P. 1954-1-1181.
�60
PROBLEMES ACTUELS DE SCIENCE CRIMINELLE
débridée constituerait un risque indéniable d'atteinte à la vie
familiale et à la vie privée. "Il appartient au législateur,
écrivaient-ils au niveau tant national qu'européen ... de prendre les
mesures nécessaires pour que l'établissement des liens de filiation
ne puisse dépendre autrement de la variation ou du chaos des
sentiments" (152).
Cet appel a été entendu ... par le Comité national qui, à
l'occasion de ses Journées annuelles, a réclamé une stricte
limitation de l'utilisation des empreintes génétiques. Il observe
que des techniques peuvent mettre en danger le système de l'état
civil, le secret de la vie privée, le principe de non discrimination
en raison de l'ethnie ou de la parenté ou encore la liberté du
travail. Il souligne le risque d'erreurs (153) et l'existence de
monopole d'exploitation rendant difficile
la réalisation
d'expertises contradictoires. C'est pourquoi tout spécialement dans
le domaine des recherches de paternité, le comité affirme qu'en
"matière civile et familiale, la sécurité du lien de parenté, dans
l'intérêt primordial de l'enfant, l'équilibre et la paix des familles
justifient que la preuve biologique ne puisse être rapportée que
sous le contrôle du juge dans le cadre d'une action en justice
relative à la filiation et juridiquement recevable" ( 154 ).
Pour l'instant il semble donc exclu qu'un particulier puisse
demander ce type de recherche et que des laboratoires français
satisfassent à une telle demande.
Il n'en est pas toujours de même à l'étranger. Aux EtatsUnis, aucune formalité n'est nécessaire, les laboratoires rivalisent
d'encarts publicitaires dans les journaux et disposent d'un marché
d'environ 100.000 expertises par an. Dans les pays voisins de la
France, comme la Belgique, l'Italie, l'Angleterre, n'importe qui
peut se rassurer sur la paternité. Il faut espérer que l'ouverture
des frontières de 1992 ne compromettra pas les règles éthiques
françaises.
En effet, l'avis du comité consultatif national d'éthique
nous paraît une sage décision. Il est conforme à l'attitude
législative française. On sait en effet que la loi du 6 janvier 1978
relative à l'informatique aux fichiers et aux libertés entend
réserver aux citoyens français une sphère d'intimité dont la
violation entraîne des sanctions pénales.
Aux termes de l'article premier la loi "ne doit porter
atteinte, ni à l'identité humaine ni aux droits de l'homme, µi à la
vie privée, ni aux libertés individuelles ou publiques". En
(152) Le Monde, 5 juillet 1989.
(153) Cf. hebdomadaire Nature, 18 mai 1989; Voir également M. Gomez, Un progrès
à manipuler avec prudence, les empreintes génétiques, Prévention santé, n • 94, avril
1989, p. 44.
(154) Le Monde, 16 décembre 1989 ; Le Figaro, 27 décembre 1989.
�Jacques BORRICAND
61
conséquence la constitution en France d'un fichier des empreintes
génétiques apparaît impossible et de ce fait les applications de la
nouvelle technique seront moins nombreuses qu'à l'étranger. Il ne
faut pas le regretter. Le respect de la personne humaine est à ce
prix.
L'avis du comité satisfait également les exigences de la
convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme et
des libertés fondamentales qui dans son article 8 énonce "Toute
personne a droit au respect de sa vie privée et familiale" ... "Il ne
peut y avoir ingérence d'une autorité publique dans l'exercice de
ce droit que pour autant que cette ingérence est prévue par la loi
et qu'elle constitue une mesure qui, dans une société
démocratique, est nécessaire à la sécurité nationale, à la sûreté
publique, ... à la défense de l'ordre et à la prévention des
infractions pénales ... ".
��L'INDICATEUR
Par
Gaëtan DI MARINO
Professeur à la Faculté de Droit et de Science Politique
d'Aix-Marseille
Directeur-Adjoint de l'Institut de Sciences Pénales et de
Criminologie d'Aix-Marseille III
- L'homme porte en lui une terrible tendance à la
dénonciation ( l ). Dans le cadre de la réaction sociale contre le
crime, la question de l'exploitation de cette tendance ne manque
pas de se poser.
On admet aisément qu'une personne dénonce l'auteur de
l'infraction dont elle est victime. On se fait à la dénonciation du
citoyen respectueux de l'article 62 du Code pénal. On méprise le
rédacteur d'une lettre anonyme. On exècre l'indicateur.
- Mouchard (2), casserole, donneur, coqueur, vache,
cafard, bidon, balance, on ne compte plus les sobriquets dont se
voit affubler l'indic3:teur. Sa dénomination varierait même à Paris
selon les quartiers. On parlerait de "mouvette" dans le quartier
Montmartre, et de "bourrique" dans celui de Grenelle (3 ). La
richesse de ce vocabulaire est révélatrice de la "vitalité" de ce
personnage pourtant mystérieux et insaisissable.
- Les définitions elles-mêmes paraissent avoir du mal à le
cerner. On le présente en règle générale comme "celui qui
moyennant un avantage donne des renseignements sur une
affaire", mais cette définition est tout à la fois trop large et trop
(1) Jean Susini, "Un chapitre de la psychologie policière : La dénonciation", R.S.C.
1964, p. 887 - L'Express n • 1992 du 8-14 septembre 1989 : "Affaires, vie privée,
fisc : La délation".
(2) Sur l'origine de ce mot, voir : Jean-Marc Chaumeil, "La Police judiciaire" 1953,
p. 229, note 1 : D'après "Les Mémoires" de Peuchet, un inquisiteur de la foi sous
François II appelé "Mouchy" prit le nom d'Antoine Demochares. Les espions à sa
solde furent surnommés "mouches" et "mouchards".
(3) Op. précité, p. 229.
�64
PROBLEMES ACTUELS DE SCIENCE CRIMINELLE
étroite. Elle est trop large, parce que l'indicateur, à l'inverse du
dénonciateur, entend toujours rester dans l'ombre et voir
préserver le secret de son identité. A ce titre, on ne saurait
considérer comme indicateurs ceux qui, pour bénéficier d'une
excuse absolutoire ou atténuante, acceptent de devenir des
délateurs. Ils collaborent, en effet, avec la justice de façon tout à
fait officielle et non dans l'anonymat. La définition traditionnelle
est également trop étroite, parce que l'indicateur n'attend pas
nécessairement une contrepartie de la part de son interlocuteur.
Certes, il espère souvent en échange de ses révélations une
rémunération en espèces sonnantes et trébuchantes, un avantage
administratif ou une tolérance de ses propres activités
délictueuses, mais il arrive aussi qu'il soit animé par une toute
autre motivation : esprit de vengeance, volonté de nuire, besoin
de servir (4), vocation policière ratée (5), ou même recherche
d'un sentiment de puissance (6).
L'indicateur est donc celui qui, recevant ou non un
avantage, fournit des renseignements sur une affaire, sans que son
identité ne soit divulguée.
- La police utilise les services de ce type d'individu
depuis fort longtemps. Il en était déjà ainsi sous l'Ancien Régime
avec les lieutenants généraux de police. A Paris, Machault
d'Arnouville recrutait à cet effet les perruquiers ; Berryer de
Ravenoville les filles et tenancières de maisons closes, Antoine de
Sartines les décrotteurs et les porteurs d'eau (7). La révolution ne
changea rien aux habitudes prises en la matière. Fouché
manipulait avec habileté les informateurs choisis indifféremment
dans le grand monde ou dans le milieu délinquant (8). Vidocq
faisait quant à lui merveille en s'assurant la collaboration
d'anciens forçats. Le "mouchard" était alors tellement entré dans
les moeurs que le célèbre Béranger ne manquait pas de lui
consacrer quelques unes de se ritournelles : "Monsieur Judas" et
"La faridondairre, ou la conspiration des chansons" (9). Par la
suite, les chefs de la süreté parisienne continuèrent dans la lignée
de leurs prédécesseurs. Cauler en 1849, avait une prédilection
pour les camelots, les patrons de maisons meublées et les
"cosaques", c'est-à-dire les récidivistes. Claude, sous le second
empire, faisait appel aux "logeurs, débitants de vins, employés des
halles, conducteurs de voitures, et employés de théâtres. Il leur
9
(4) Le Monde - 31 mars 1987 "J'ai travaillé pour mon pays" déclare M. J.-P.
Mazurier, ancien avocat du terroriste Abdalah.
(5) Claude Paoli, "L'indic", Promovere, septembre 1977, n • 11, p. 97.
(6} Carlo Moretti, "Les indicateurs", R.l.C.P.T., 1967, p. 297.
(7} Jean-Marc Chaumeil, "La police judiciaire", 1953, p. 229, note 3.
(8) Willy-Paul Romain, "Le dossier de la police, en bourgeois et en tenue", p. 83 et s.
(9) Fernand Cathala, "L'indicateur de police", Revue de la Sûreté Nationale", n • 56,
janvier-février 1965, p. 36.
�Gaëtan DI MARINO
65
attribuait pompeusement le titre de "Policiers honorifiques".
L'appellation dût plaire si l'on en croit ses mémoires. Il s'y
réjouit, en effet, que les archives de la police aient brûlé sous la
commune... sinon, dit-il, "Paris eut appris qu'une moitié de la
capitale espionnait l'autre" (I 0). Les archives de la fin du ! 9ème
siècle et du début du 20ème siècle sont en revanche toujours là
pour démontrer la pérennité de la méthode. Les préfets de police,
Andrieux dans les années 1880, Chiappe dans les années 1930 et
Baylot dans les années 1950, paraissent, aux dires des historiens,
avoir excellé en ce domaine ( 11 ). On ne s'étonnera donc pas si
quelques années plus tard, en 1960, le Ministre de l'intérieur,
Roger Frey, déclarait à la tribune de l'Assemblée Nationale que
"sans le concours des indicateurs, il n'y aurait plus de police et a
fortiori plus de justice en mesure d'appliquer la loi pénale" (12).
- La France n'est pas, au demeurant, le seul pays qui ait
recours aux indicateurs ; on serait même tenté de dire, à l'instar
de certains, que le procédé est universel. Les exemples ne
manquent pas tant en Europe (13) qu'Outre-Atlantique (14).
- La permanence et l'universalité du phénomène n'ont
d'égales que leur ampleur. L'indicateur est aujourd'hui
omniprésent.
Il est présent dans la littérature, non seulement dans les
ouvrages de fiction, mais également dans les autobiographies
rédigées par des policiers ( 15) ou par des magistrats ( 16).
Il est présent à l'écran, et les cinéastes sont allés jusqu'à
en faire le thème central de deux films à succès : "Le Mouchard"
(17) et plus récemment "La Balance" (18).
(10) Fernand Cathala, "L'indicateur de police, Revue de la Sûreté Nationale, n • 56,
janvier-février 1965, p. 36.
(11) Jean-Paul Brunet, "Les indicateurs de police, mode d'emploi", L'histoire, n • 78,
mai 1985, p. 68 et s.
(12) J.O. - Débats Assemblée nationale, 7 mai 1966.
(13) Ainsi pour la Belgique et la Grande-Bretagne, Cf. F. Cathala, "L'indicateur de
Police", Revue de la Sûreté nationale, janvier-février 1965, n • 56.
(14) Ainsi pour les E.U. Cf. Garry Marx, "Police Undercover Work", Journal of
Urban life, janvier 1984- Garry Marx, "The agent provocateur and the informant",
American Journal of Sociology, vol. 80, n • 2, p. 405. Pour le Canada : Cf. Marc
Laurendeau, "La police et ses auxiliaires particuliers : informateurs, délateurs et
agents provocateurs, in "La police après 1984 - criminologie", volume XVII, n • 1 1
Les Presses de l'Université de Montréal.
(15) Pierre Ottavioli, Echec au crime - 30 ans "Quai des Orfèvres", Ed. Gras~et Honoré Gevaudan, "La balançoire du commissaire Vivarais", Ed. J.-C. Lattes.
(16) Jacques Batigne in "Le milieu", Historia - hors série, n • 31, 1973. Jean-Yves
Martin, "Le désarroi d'un juge". André Giresse et Philippe Bemert, "Seule la vérité
blesse", Ed. Presses Pocket.
(17) Film de John Ford avec Victor Mac Laglen (Athos film).
{18) Film de Bob Swaim avec Nathalie Baye, Philippe Léotard et Richard Berry. Ce
film a été diffusé à l'occasion de l'émission télévisée "Les dossiers de l'écran", le
11/2/1988. Lors du débat qui a suivi ce film, des indicateurs ont été interviewés, leur
visage étant toutefois dissimulé.
�66
PROBLEMES ACTUELS DE SCIENCE CRIMINELLE
Il est présent dans les médias comme le montre la masse
de commentaires qu'il a suscité dans la presse, la radio et la
télévision lors de la célèbre affaire Jobic (19).
Mais surtout, il est éminemment présent dans les
procédures. Bon nombre de dossiers transmis aux magistrats par
les policiers, les douaniers, les agents du fisc, voire même par les
gendarmes débutent par une formule discrète mais significative
du type : "A la suite de renseignements qui nous sont parvenus ... ".
Qu'on le veuille ou non, l'indicateur est "le premier de
tous les auxiliaires de justice, dans le temps, bien avant l'avocat
et, en importance, bien avant les ... gens de robe ... Il est à la base
de toute la procédure" (20).
- A cette place de choix, devrait tout naturellement
correspondre un substrat juridique important.
. Côté législation, la moisson est pourtant bien
maigre. Le législateur ignore superbement l'indicateur à une
exception près, au demeurant de portée limitée .
. Côté jurisprudence, la moisson n'est guère plus
abondante à première vue. Les trois décisions de la Chambre
criminelle régulièrement citées en la matière remontent pour l'une
à près de cent ans, pour la seconde à plus de quatre vingts ans et
pour la dernière à plus de soixante ans ! Quant aux décisions des
juges du fond, s'il en existe ainsi qu'on le verra, elles ne sont pas
publiées (21 ).
. Côté doctrine, la situation n'est pas non plus très
brillante. On trouve bien quelques articles épars consacrés à la
question (22), mais les manuels et les traités de base ne parlent
que fort peu, ou carrément pas, de l'indicateur. En 1935, déjà,
André Ulmann constatait non sans étonnement que les ouvrages
sur la police "sont, en règle générale, fort discrets sur le chapitre
pourtant essentiel des indicateurs" (23). L'observation demeure
pertinente. Ainsi, le Traité de procédure pénale policière de
Messieurs Parra et Montreuil consacre une très brève section de
19 lignes à ce sujet, alors que l'ouvrage ne comporte pas moins de
719 pages ! (24). Ce silence doctrinal n'est pas un hasard. René
Lechat, commissaire en chef aux délégations judiciaires en
Belgique, avoue "qu'un certain sentiment de pudeur lui avait fait
(19) Tribunal correctionnel de Nanterre, 28 avril 1989, Yves Jobic et autres (inédit).
(20) Casamayor, "Le bras séculier - justice et police", Editions du Seuil, p. 184.
(21) Crim. 6 juillet 1894 - DP 1899-1-171 - Bull. n • 180, p. 281 - Crim: 30 août
1906, DP 1907-1-149 - Crim. 4 avril 1924, DP 1925-1-10.
(22) Fernand Cathala, "L'indicateur de police", Revue de la Sûreté Nationale", n •
56, janvier-février 1965, p. 29 et s. - François Caviglioli, "Ceux qui renseignent la
police", février 1967. Carlo Moretti, "Les indicateurs", R.l.C.P.T., 1967, p. 297.
Jean-Paul Brunet, "Les indicateurs de police, mode d'emploi", L'histoire, mai 1985,
n • 78.
(23) André Ulmann, "Le quatrième pouvoir : Police", p. 88.
(24) Charles Parra - Jean Montreuil, "Traité de procédure pénale policière", 1970.
�Gaëtan DI MARINO
67
supprimer, au moment de l'impression de son ouvrage sur la
technique de l'enquête criminelle, les lignes qu'il consacrait à ces
individus toujours méprisables et dont l'apport pourrait faire
songer à de bas procédés de police" (25).
Le sujet est donc tabou, malséant, compromettant, voué à
l'anathème sinon aux gémonies. Il y aurait en procédure pénale
des choses qui se font mais qui ne se disent point. Le juriste ne
peut à l'évidence admettre une telle volonté d'occultation. En
l'état de la carence législative, on est conduit à s'interroger avant
toute chose sur la légalité du procédé. Mais cette question résolue,
les discussions sont si vives à propos de ce procédé d'alcôve,
qu'on doit également l'envisager sous l'angle de son opportunité.
(25) Cité in Fernand Cathala, "L'indicateur de police", Revue de la Sûreté
Nationale", n • 56, janvier-février 1965.
�68
PROBLEMES ACTUELS DE SCIENCE CRIMINELLE
lère PARTIE
LA LEGALITE DU RECOURS A L'INDICATEUR
Vue la fréquence du recours à l'indicateur dans la
pratique, il est difficilement imaginable que ce procédé puisse
être déclaré illégal. Le couperet de la nullité planerait sur un tel
nombre de procédures, et de surcroît bien souvent sur les plus
graves d'entre elles, que la situation de la justice criminelle en
France serait extrêmement préoccupante.
Ce raisonnement pragmatique n'est pas pleinement
satisfaisant. Les conséquences que l'on peut être amené à tirer de
l'affirmation de la légalité du recours à l'indicateur sont si
importantes, qu'il importe au préalable de préciser le fondement
sur lequel repose cette légalité.
A - LE FONDEMENT DE LA LEGALITE DU RECOURS A
L'INDICATEUR
- La légalité du procédé suppose tout d'abord que celui-ci
ne soit ni contraire aux dispositions du Code de procédure pénale,
ni contraire aux principes généraux applicables en procédure
pénale.
. S'agissant des dispositions du Code de procédure
pénale, la solution ne fait guère de doute. Il y est bien question
des "personnes susceptibles de fournir des renseignements" (Cf.
par exemple l'article 62), expression qui théoriquement pourrait
s'appliquer à l'indicateur. Mais, à l'évidence, les rédacteurs du
Code de procédure pénale n'ont entendu viser par là que le
témoin, c'est-à-dire celui qui fait des déclarations "officielles" et
qui signe le procès-verbal sur lequel elles sont retranscrites. Par
essence, l'indicateur ne signe pas ses confidences et ses
révélations. Aucune disposition du Code de procédure pénale ne
concerne en fait la question du recours à l'informateur .
. S'agissant des principes généraux applicables en
procédure pénale, on est en droit de s'interroger sur la
compatibilité du procédé avec le principe de la loyauté dans la
recherche de la preuve. La question se pose en premier lieu à
propos du marchandage qui peut accompagner la délivrance d'un
renseignement par l'indicateur. Le législateur a, semble-t-·il, clos
le débat à ce sujet puisqu'il admet dans des cas de plus en plus
nombreux une excuse en échange d'une délation. La question se
pose, par ailleurs, dans l'hypothèse où l'indicateur ne se contente
pas de fournir un renseignement aisément contrôlable (par
exemple le cadavre de Monsieur un tel se trouve à tel endroit)
�Gaëtan DI MARINO
69
mais se comporte comme un véritable témoin anonyme le plus
souvent à charge (par exemple : il déclare avoir assisté au crime,
décrit son déroulement et précise le nom de l'auteur du crime).
La Chambre criminelle balaye cette interrogation en un trait de
plume : "La défense, dit-elle, reste libre de discuter les
renseignements fournis dans leur source anonyme" (26). La
solution est identique à celle admise depuis longtemps en matière
de dénonciation par lettre anonyme.
- Le recours à l'indicateur n'étant ni contraire aux
dispositions du Code de procédure pénale, ni contraire aux
principes généraux applicables en procédure pénale, il restait à un
texte extérieur au Code de procédure pénale et à la Jurisprudence
à en affirmer la légalité. A l'image du procédé en .cause, cette
affirmation n'est pas directe et tranchée, mais feutrée et discrète.
. Un arrêté du 18 avril 1957 (27) traite très
officiellement "de la personne qui a fourni au service des douanes
des renseignements ou avis sur la fraude". Ce texte règle
clairement la question de la rémunération que cette personne
pourra obtenir en échange de sa délation. Tout cela laisse bien
entendu supposer que le procédé est considéré comme légal.
Cependant, cet arrêté est limité au domaine spécifique des
douanes, et observe le plus complet silence sur le fondement de
cette légalité implicite .
. En droit commun, la question est réglée par la
Jurisprudence. On se réfère toujours à cet égard aux très anciens
arrêts de la Chambre criminelle dont il a été fait état
précédemment, mais l'on trouve également des décisions inédites
récentes des juridictions du fond dont l'intérêt n'est pas
négligeable.
Les juridictions du fond raisonnent de manière
emp1nque ; ainsi, évoquant les liens qui ont pu exister entre un
inspecteur de police et un indicateur, repris de justice notoire, un
arrêt de la Cour de Grenoble du 30 avril 1987 souligne "que, sauf
à
cultiver l'idéalisme éthéré,
l'enquête
policière doit
s'accommoder de la réalité, dont celle des indicateurs, pour
atteindre l'efficacité" (28). De même, envisageant les rapports
entre un inspecteur de police et un indicateur recherché pour
divers vols à main armée, un arrêt de la même Cour d'appel du 9
avril 1987 admet "que, dans l'exercice de leurs fonctions délicates,
(26) Crim. 30 aotlt 1906, D. 1907-1-419. On retrouve une formulation voisine dans
l'arrêt du 6 juillet 1894 de la Chambre criminelle (D.P. 1899-1-171 - Bull. 180, p.
281 : "La défense ne peut être atteinte par une réserve qui la laisse libre de discuter
les renseignements fournis dans leur source anonyme".
(27) Arrêté du 18 avril 1957 : modalités d'application de l'article 391 du Code des
douanes relatif à la répartition du produit des amendes et confiscations.
(28) Chambre des appels correctionnels de Grenoble, 30 avril 1987 : affaire B ...
Georges n • 631/87 (inédit).
�70
PROBLEMES ACTUELS DE SCIENCE CRIMINELLE
les inspecteurs de police se trouvent en contact avec diverses
franges de malfaiteurs et sont amenés à "faire feu de tout bois en
vue de l'aboutissement de leurs enquêtes" (29). La formulation,
quoique différente, est néanmoins voisine dans un jugement du
20 décembre 1988. Il est en effet question, à propos de
l'utilisation par un commissaire de police des services d'un
tenancier de maison de jeux clandestine, de "but louable", et
d'action menée "dans l'intérêt du service" (30). En un mot, toutes
ces décisions considèrent qu'en la matière, la fin justifie les
moyens ...
La Chambre criminelle, quant à elle, se montre moins
pragmatique. Elle admet la légalité du procédé de façon indirecte.
Saisie de pourvois visant le refus par des policiers de révéler le
nom de leurs indicateurs, elle a affirmé et réaffirmé le bien
fondé de leur position (3 I). Elle fonde implicitement sa position
sur le principe de la liberté de la preuve en matière pénale. En
tout cas, à l'évidence, l'utilisation de ce procédé n'a rien pour elle
de répréhensible puisqu'il est générateur de conséquences
juridiques.
B - LES CONSEQUENCES DE LA LEGALITE DU RECOURS A
L'INDICATEUR
L'admission sur la scène juridique de l'indicateur conduit
tout naturellement à s'interroger sur le statut qu'il convient de lui
conférer. La réponse est délicate. Il n'est pas facile d'assumer
juridiquement celui qui a choisi de vivre dans un état de nondroit, ou à tout le moins en marge du droit.
Les pierres d'achoppement si situent à deux niveaux :
d'une part au niveau de l'anonymat de l'indicateur, d'autre part
au niveau de l'éventuelle rémunération de l'indicateur.
a) L'anonymat de l'indicateur
Parler de l'anonymat de l'indicateur, c'est faire une
tautologie. L'indicateur est anonyme ou il n'est pas. Il y va de sa
sécurité, de son efficacité, voire même de sa réputation.
Il incombe donc à la Jurisprudence de veiller
scrupuleusement au respect de cet anonymat, Cette tâche est
ingrate. La soif de vérité, fondement d'une saine justice, ne fait
pas bon ménage avec la dissimulation de l'identité de l'indicateur.
(29) Chambre des appels correctionnels de Grenoble, 9 avril 1987 : affaire B ...
Robert, n • 569/87 (inédit).
(30) Tribunal correctionnel de Grenoble, 20 décembre 1988 : affaire G ... Jean-Pierre,
n • 4896/88 (inédit).
(31) Crim. 6 juillet 1894. OP. 1899-I-171 - Bull. n • 180, p. 281 - Crim. 30 août
1906, OP. 1907-I-149 - Crim. 4 avril 1924, OP. 1925-I-10.
�Gaëtan DI MARINO
71
La Jurisprudence s'est pourtant acquittée de sa mission
avec toute la vigueur nécessitée par l'importance de l'enjeu. Elle
s'est prononcée à maintes reprises en faveur du respect de
l'anonymat de l'indicateur, posant ainsi une règle dont la portée
ne vas pas sans soulever de multiples questions.
1) La règle de l'anonymat
- C'est à la fin du siècle dernier que la règle a été
énoncée pour la première fois. Dans un arrêt du 6 juillet 1894, la
Chambre criminelle a décidé qu'un policier appelé à témoigner
devant une Cour d'assises pouvait se retrancher derrière le secret
professionnel pour ne pas révéler le nom de ses informateurs, s'il
s'était engagé auprès d'eux en ce sens (32).
Cette solution s'inscrivait dans une atmosphère favorable à
l'anonymat de l'indicateur. La même année, lors du procès
Dreyfus, le commandant Henry avait affirmé à la barre des
témoins qu'il avait appris par une "personne honorable" qu'un
officier trahissait au 2ème bureau, et que ce traître n'était autre
que l'accusé. Pressé de questions par la défense qui exigeait qu'on
lui livre le nom de cette "personne honorable", il répondit : "il y a
des secrets dans la tête d'un officier qui doivent être ignorés de
son képi" (33).
- Il restait cependant à savoir si la position adoptée par la
Cour suprême était de pure circonstance ou au contraire de
principe. Dès 1906, saisie dans les mêmes circonstances qu'en
1894, la Chambre criminelle reprenait pratiquement mot à mot les
termes de sa précédente décision (34).
- Cela n'empêchait pas quelques années plus tard un Juge
d'instruction de condamner pour refus de témoigner à une
amende de 100 F un certain Letellier, inspecteur de la Sûreté,
qui, invité par ce magistrat à lui faire connaître le nom de ses
deux indicateurs, s'y était refusé. Appelée à se prononcer sur
cette ordonnance, la Chambre criminelle confirmait, par un arrêt
du 4 avril 1924, sa Jurisprudence antérieure : "en prenant le
silence de Letellier pour un refus illégal de déposer ...
l'ordonnance attaquée a faussement appliqué l'article 80 du Code
d'instruction criminelle et a commis une violation expresse du
principe posé dans l'article 378 du Code pénal" (35).
Avec ce troisième arrêt, la solution paraissait
définitivement acquise. Une affaire célèbre allait quarante ans
(32) Crim. 6 juillet 1894. DP. 1899-1-171 - Bull. n • 180, p. 281.
(33) René Floriot et Raoul Combaldieu, "Le secret professionnel", Ed. Flammarion,
p. 209 et S.
(34) Crim. 30 août 1906 - DP. 1907-1-149.
(35) Crim. 4 avril 1924 - DP. 1925-1-10.
�72
PROBLEMES ACTUELS DE SCIENCE CRIMINELLE
plus tard faire rejaillir le débat. A la suite de l'enlèvement à Paris
en octobre 1965 du leader politique marocain Medhi Ben Barka,
le commissaire Jean Caille devait prévenir la brigade criminelle
qu'étant de permanence aux renseignements généraux, il avait
reçu un appel téléphonique d'une personne désirant garder
l'anonymat. Ce correspondant, dont il connaissait cependant
l'identité, l'aurait informé qu'un certain Georges Figon était
impliqué dans cet enlèvement. Activement recherché, ce dernier,
avant de disparaître lui-même tragiquement, mettait en cause le
S.D.E.C.E. et diverses personnes dont le général Oufkir, ministre
de l'intérieur marocain. L'opinion publique nationale et
internationale, passionnée par cette affaire, fut très rapidement
surprise, pour ne pas dire choquée, par le refus du commissaire
Jean Caille de livrer le nom de son informateur. La Chambre
d'accusation de Paris, saisie pour règlement de ce dossier, au lieu
de renvoyer directement l'affaire devant la Cour d'assises,
ordonna un complément d'information : "qu'il echet d'entendre à
nouveau le commissaire divisionnaire Caille sur la source des
renseignements... que le commissaire Caille dira s'il lui est
possible ou non de faire connaître son informateur, que, le cas
échéant, celui-ci sera entendu et ses déclarations vérifiées". Le
commissaire Jean Caille opposa une fin de non-recevoir à
l'invitation de la Chambre d'accusation. L'avocat général Toubas
l'y avait, il est vrai, incité en déclarant : "une bonne
administration de la Justice impose aux policiers de garder secrète
l'identité de leur indicateur" (36). Lors des débats devant la Cour
d'assises, partie civile et défense conjuguèrent leurs efforts pour
tenter de contraindre le commissaire Jean Caille à revenir sur sa
position. Un avocat de la défense suggéra même d'ordonner le
huis-clos pour vaincre la résistance du témoin. Interrogé sur une
telle éventualité, ce dernier répondit que son audition à huis-clos
ne l'autoriserait pas davantage à enfreindre le secret
professionnel. La Cour d'assises, appelée à trancher, rendit un
arrêt strictement conforme à la Jurisprudence de la Chambre
criminelle puisqu'elle déclara le témoin parfaitement fondé à
opposer le secret professionnel tout en reprenant la formule
traditionnelle "les parties restent libres de discuter les renseignements fournis, sauf à la Cour d'assises d'avoir tel égard qu'il
convient aux renseignements incomplets qui lui sont fournis" (37).
Malgré les assauts successifs menés dans le cadre d'une
affaire surmédiatisée, la position de la Chambre criminelle a
(36) Carlo Moretti, "Les indicateurs", R.I.C.P.T., 1967, p. 297 et s. note 15.
(37) René Floriot et Raoul Combaldieu, "Le secret professionnel", Ed. Flammarion,
p. 211 et S.
- Carlo Moretti, "Les indicateurs", R.I.C.P.T., 1967, p. 297 et a.
�Gaëtan DI MARINO
73
parfaitement résisté. La règle selon laquelle l'indicateur a droit à
l'anonymat est à juste titre considérée aujourd'hui comme
acquise.
2) La portée de la règle de l'anonymat
La portée de cette règle mérite cependant d'être prec1see.
Deux questions se posent : à qui le policier peut-il opposer cette
règle ? Qui peut en bénéficier ?
- A la première question, la Jurisprudence précédemment
citée apporte un élément de réponse : le policier est en droit
d'invoquer cette règle devant les juridictions d'instruction et de
jugement. Vainement objecterait-on le secret de l'instruction (il
ne s'impose ni à l'inculpé, ni à la partie civile) ou la possibilité de
prononcer le huis-clos (rien n'empêche le prévenu, l'accusé ou la
partie civile de divulguer ce qui a pu se dire lors des débats). La
seule exception à cette règle concerne le professionnel poursuivi
qui peut toujours, lorsque cela devient nécessaire pour assurer sa
défense, révéler le nom de ses indicateurs. La Chambre criminelle
a admis, dans le domaine voisin du secret médical, qu'un
praticien, auquel il est reproché d'être impliqué dans une
escroquerie commise au moyen d'un certificat qu'il a délivré,
puisse faire certaines révélations pour justifier sa bonne foi (38).
Cette exception est d'application courante et ne soulève pas de
problème.
La véritable difficulté concerne en fait les relations du
policier bénéficiant des confidences d'un indicateur avec ses
supérieurs hiérarchiques, avec le Parquet, et avec la Chambre
d'accusation en tant que Chambre de contrôle de la police
judiciaire. Peut-il opposer aux uns et aux autres le secret
professionnel et refuser de donner le nom de son correspondant ?
Sur le plan théorique, le policier faisant partie d'un corps
hiérarchisé se trouve soumis au contrôle hiérarchique. Par ailleurs,
la police judiciaire est exercée sous la direction du procureur de
la République, sous la surveillance du procureur général, et sous
le contrôle de la Chambre d'accusation. Le policier doit donc,
concluent certains, partager, le cas échéant, son secret avec toutes
ces autorités. Le secret professionnel ne devrait pas résister à ces
dernières. D'autres, au contraire, font observer que dans la
mesure où l'indicateur a exigé que son identité ne soit. pas
divulguée, le policier ne peut partager son secret avec personne.
Ce qui ne fait aucun doute, c'est qu'en pratique la
deuxième solution l'emporte le plus souvent pour des raisons
d'efficacité. L'indicateur est particulièrement attaché à son
(38) Crim. 20 décembre 1967 - D. 1969 J.P. 309, note Lepointe.
�74
PROBLEMES ACTUELS DE SCIENCE CRIMINELLE
anonymat. Il ne travaille pratiquement jamais avec un service,
mais uniquement avec un policier déterminé dans lequel il place
sa confiance. Si ce dernier élargit le cercle des confidents,
l'indicateur s'efface par crainte de se voir dévoilé. La légende du
roi Midas n'a rien perdu de son actualité. Est-il besoin de la
rappeler ? Le barbier de ce roi était le seul à savoir que son
maître dissimulait sous une tiare magnifique des oreilles d'âne. En
homme d'honneur, il ne l'avait dit à personne. Le secret vint un
jour à lui peser, il fit un trou dans la terre et dit à voix basse que
son roi avait des oreilles d'âne. Quelques temps après, des roseaux
surgirent en ce même lieu et répétèrent en choeur à tous les
passants ce désolant refrain : "Midas, le roi Midas a des oreilles
d'âne" ...
- La seconde question découlant de la règle de l'anonymat
posée par la Jurisprudence paraît appeler une réponse évidente.
Le bénéficiaire de l'anonymat n'est autre que l'indicateur.
Encore faut-il préciser qu'une fois l'indicateur décédé, le
policier ne peut révéler son identité. C'est l'application d'une
règle classique : Le secret professionnel subsiste même lorsque
celui qui s'est confié vient à disparaître. Un extrait d'une
publication du Juge Batigne peut en servir d'illustration : "Je
reçus un jour, dit-il, la veuve (d'un grand caïd) au lendemain du
règlement de compte qui lui avait coüté la vie. Elle venait
exécuter une de ses dernières volontés. Si je suis descendu (lui
avait-il dit), ce sera par untel et untel et pour telle et telle raison.
Va le dire au juge. Il saura ce qu'il a à faire ... Cet indicateur
posthume n'attendait rien d'autre que la vengeance. C'est sans
doute pourquoi, franchissant l'échelon du policier, il s'adressait
directement d'outre-tombe au Juge d'instruction. Je ne dirais pas
son nom. Même vingt ans après, c'est la règle du jeu" (39). Commentant les lignes qui précèdent, Monsieur Carlo Moretti ajoute
en parlant de ce magistrat : "Il appartenait à la génération qui
protégeait l'anonymat de l'indicateur envers et contre tout" (40).
Plus délicate que la question du décès de l'indicateur est
celle de l'individu tout à la fois indicateur et impliqué dans la
situation délinquantielle qu'il dénonce, comme le montre un
exemple récent. Le service régional de police judiciaire de
Marseille, section des stupéfiants, interpellait courant octobre
1987 des dealers d'origine gitane. Le Juge d'instruction saisi de
l'affaire délivrait immédiatement une commission rogatoir~ à ce
service. Dans les jours qui suivirent, un correspondant anonyme
appelait la brigade des stupéfiants et demandait à rencontrer
"discrètement" un enquêteur en vue de lui communiquer des
renseignements sur un important trafic de stupéfiant. Suite à un
(39) Jacques Batigne, in "Le Milieu", Historia hors série, n • 31, 1973.
(40) Carlo Moretti, "Face au crime", Ed. Payot, Lausanne, p. 108.
�Gaëtan DI MARINO
75
nouvel appel téléphonique, rendez-vous était pris pour le
lendemain sur la voie publique entre ce "collaborateur
occasionnel" (expression employée par les services de police
concernés dans leurs procès-verbaux) et l'inspecteur principal du
service. Ce fonctionnaire allait à ce rendez-vous bardé d'un
émetteur-récepteur en liaison avec le service et d'un minimagnétophone à déclenchement vocal. Lors des présentations,
l'individu déclinait son identité et il s'en suivait une longue
conversation entre ce dernier et l'officier de police judiciaire
portant sur le trafic ayant motivé l'arrestation des dealers gitans
quelques jours auparavant. L'informateur livrait le nom des
fournisseurs, dont son propre beau-frère, en omettant cependant
de dire qu'il était lui-même le principal d'entre eux ... Un procèsverbal contenant la retranscription de cette conversation était
dressé par l'inspecteur principal et transmis au Juge d'instruction
dans le cadre de l'exécution de la commission rogatoire.
Ultérieurement,
l'informateur
était
renvoyé
en
correctionnelle avec tous ceux qu'il avait dénoncé pour infraction
à la législation sur les stupéfiants, mais entre temps ... il avait pris
la fuite.
Lors de l'audience correctionnelle, l'un des prévenus ne
manqua pas d'évoquer la nullité du procès-verbal de retranscription. Le Tribunal correctionnel de Marseille par jugement du
2 novembre 1988 a rejeté cette exception de nullité, considérant
que l'enregistrement s'analysait en une déposition (41). En dehors
de la violation des dispositions de l'article 368 du Code pénal, de
diverses dispositions du Code de procédure pénale et des
principes généraux de procédure pénale, cette décision occulte
entièrement le problème de la divulgation du nom de l'indicateur.
Il va de soi qu'au moment où cet individu a pris contact avec la
brigade des stupéfiants, il n'entendait nullement faire une
déposition officielle, sinon pourquoi aurait-il souhaité une
(41) Trib. corr. de Marseille, 2 novembre 1988, n • 11-598 (inédit) : aff. V ...
Guiseppe, L ... épouse B .... Nicole, A .... Cherifa, S ... Dominique et autres : on peut lire
notamment dans cette décision :
"- attendu qu'en l'espèce, il est important de souligner que l'enregistrement en
question n'a été réalisé qu'après que ce soit S .. Antoine qui ait sollicité à deux
reprises un entretien avec les services de police pour faire un certain nombre de
révélations,
- qu'il faut noter que l'officier de police judiciaire est saisi de la procédure par une
commission rogatoire générale sur les faits ; que dès lors le fait pour un officier de
police judiciaire de garder le silence sur des révélations qui lui sont faites aboûtirait
à la constatation qu'il n'a pas rempli sa mission,
- qu'en relatant la conversation critiquée, il pouvait être taxé de partialité en n'en
retranscrivant que certains éléments,
- qu'au contraire, l'enregistrement tel qu'il est effectué et tel qu'il est soumis au
Tribunal indique exactement au Tribunal tout ce qui a été dit et permet de vérifier
le contenu du procès-verbal,
- qu'en conséquence, cet enregistrement s'analyse comme une déposition soumise à
l'appréciation du Tribunal.
�76
PROBLEMES ACTUELS DE SCIENCE CRIMINELLE
rencontre "discrète". Il va de soi également que les policiers de la
brigade des stupéfiants en étaient parfaitement conscients, sinon
pourquoi auraient-ils organisé la rencontre sur la voie publique. Il
va de soi enfin que cet individu entendait encore moins voir
révéler son identité, sinon il est probable qu'il n'aurait pas
"donné" aussi aisément son beau-frère.
Le but poursuivi par cet individu en contactant les
services de police était cependant trouble. Les termes de la
conversation montraient qu'après avoir cherché à savoir où en
étaient les investigations dirigées contre lui et après avoir tenté de
diriger les soupçons sur les autres fournisseurs, il souhaitait
négocier une solution de compromis lui permettant d'éviter une
incarcération. Perdait-il pour autant sa qualité d'indicateur ?
Certainement pas, la recherche d'une rétribution en échange de
services rendus n'a rien d'incompatible avec la qualité
d'indicateur.
b) La rétribution de l'indicateur
A la différence de l'anonymat, la rétribution n'est pas
inséparable de la notion d'indicateur. On trouve chez certains une
volonté de renseigner indépendante de toute recherche de
"contrepartie".
Admettre la légalité du recours à l'indicateur, c'est
cependant également admettre l'éventualité d'une rétribution.
Pour certains, le pas est à cet égard difficile à franchir. Va pour
l'absence de courage de celui qui tient à rester dans l'anonymat,
mais qu'un marchandage puisse couronner le tout leur paraît
indécent. Mieux vaut-il pour ces esprits purs ignorer ces
tractations. Ce point de vue n'est pas resté sans conséquence. La
rétribution "officielle" de l'indicateur est tout à la fois tue et
marginale. La rétribution "occulte" en revanche, qui est la règle,
appelle de nombreux commentaires.
1) La rétribution officielle de l'indicateur
L'idée de rétribuer officiellement un indicateur n'a en
elle-même rien de surprenant. Le délateur impliqué dans la
situation délinquantielle bénéficie d'une excuse en matière de
complot contre la sûreté de l'Etat (art. 101 al. 1 du Code pénal),
de faux monnayage (art. 138 du Code pénal), d'association de
malfaiteurs (art. 268 du Code pénal), d'infraction en relation avec
une entreprise terroriste (art. 463-1 du Code pénal) et de trafic
�Gaëtan DI MARINO
77
de stupéfiants (art. L. 627-5 alinéa
du Code de la santé
publique) (42).
Pareil mode de rétribution est tout naturellement difficile
à mettre en oeuvre pour l'indicateur du fait que celui-ci se refuse
à admettre la transparence à laquelle se soumet le délateur. La
seule rétribution officielle à laquelle peut prétendre l'indicateur
est financière. Elle résulte soit de l'exécution d'une promesse
ponctuelle de récompense, soit de l'application d'un texte
prévoyant une récompense.
a) L'offre de récompense
- L'offre de récompense peut émaner de la victime, de
son entourage, ou de sa compagnie d'assurance. Ce fut le cas, par
exemple, en juillet 1976 où la Société Générale s'engagea à
donner une prime d' un million de francs à celui qui fournirait
des renseignements susceptibles d'entraîner la découverte des
malfaiteurs qui avaient vidé les coffres-forts de 300 des clients de
son agence de Nice après s'être introduit dans l'établissement
bancaire par un tunnel creusé à partir des égouts (43). Les offres
(42) - Art. 101 al. 1 C.P.: "sera exempt de la prime encourue celui qui, avant toute
exécution ou tentative d'un crime ou d'un délit contre la sllreté de l'Etat, en donnera
le premier connaissance aux autorités administratives ou judiciaires".
- Art. 138 du C.P. : "Les personnes coupables des crimes mentionnés en l'article 132
seront exemptes de peine, si, avant la consommation de ces crimes et avant toutes
poursuites, elles en ont donné connaissance et révélé les auteurs aux autorités
constituées, ou si, même après les poursuites commencées, elles ont procuré
l'arrestation des autres coupables".
- Art. 268 du C.P. : "Sera exempt des peines prévues par les articles 265 à 267 celui
qui, s'étant rendu coupable de l'un des faits définis par ces articles, aura, avant toute
poursuite, révélé l'association ou l'entente aux autorités constituées et aura permis
l'identification des personnes en cause".
- Art. 463-1 du C.P.: "Toute personne qui a tenté de commettre en qualité d'auteur
ou de complice l'une des infractions énumérées au onzième alinéa de l'article 44,
lorsqu'elle est en relation avec une entreprise individuelle ou collective ayant pour
but de troubler gravement l'ordre public par l'intimidation ou la terreur, sera
exempte de peine si, ayant averti l'autorité administrative ou judiciaire, elle a permis
d'éviter que l'infraction ne se réalise et d'identifier le cas échéant les autres
coupables.
Toute personne qui a commis en qualité d'auteur ou de complice l'une des infractions
énumérées au onzième alinéa de l'article 44, lorsqu'elle est en relation avec une
entreprise individuelle ou collective, ayant pour but de troubler gravement l'ordre
public par l'intimidation ou la terreur, sera exempte de peine, si, ayant averti
l'autorité administrative et judiciaire, elle a permis d'éviter que l'infraction
n'entraîne mort d'homme et infirmité permanente et d'identifier, le cas échéant, les
autres coupables.
•
- Art. L. 627-5 al. 1 du C.P. : "Toute personne qui se sera rendue coupable de
participation à une association ou à une entente constituée en vue de commettre
l'une des infractions énumérées à l'article L. 627 sera exempte de peine si, ayant
révélé cette association ou cette entente à l'autorité administrative ou judiciaire, elle
a permis d'éviter la réalisation de l'infraction et d'identifier les autres personnes en
cause".
(43) M. Guy Denis, dans son ouvrage "Citoyen policier", cite le cas du rapt du jeune
Eric Peugeot : "l'affaire ... a été résolue grâce à un informateur spontané qui, dans
�78
PROBLEMES ACTUELS DE SCIENCE CRIMINELLE
de récompense émanant des particuliers demeurent cependant
exceptionnelles et ne garantissent pas nécessairement l'anonymat
au bénéficiaire.
- Il en va de même pour les offres de récompense
émanant de l'autorité publique. Tout récemment, en France, à la
suite d'une vague d'attentats terroristes, le ministre de l'intérieur
et la direction centrale de la police judiciaire se sont livrés à une
campagne d'affichage destinée à faire progresser diverses
enquêtes en cours. Certaines affiches contenaient de simples
appels à témoins (44), d'autres un appel à témoins assorti d'une
promesse de récompense (45), d'autres enfin un appel à témoins
promettant tout à la fois récompense et anonymat à celui qui
apporterait des renseignements. Dans cette dernière catégorie
figure l'affiche visant 6 membres du F.L.N.C. qui fut diffusée en
juin 1987. Celle-ci contenait la photo, l'âge et la description de
ces 6 personnes, et au bas l'engagement suivant : "Une forte
prime pouvant aller jusqu'à 1 million de francs est proposée à
toute personne qui apportera des renseignements permettant
l'arrestation des auteurs d'actes de terrorisme. L'anonymat le plus
strict sera assuré".
Il faut cependant être réaliste. "De telles initiatives sont
tellement rares, pour ne pas dire exceptionnelles, que les
l'espoir de toucher une prime importante -et il l'a touchée effectivement, notamment
sous la forme d'une somme de 10.000 F. offerte par un grand journal du soir- a livré
ses impressions sur les agissements de deux individus qui étaient effectivement les
ravisseurs".
(44) Ainsi on été diffu;ées en France les deux affiches suivantes :
- "Septembre 1986 - Avis de recherches dans le cadre des enquêtes sur les attentats
commis à Paris - Il y a lieu de rechercher les témoins importants suivants : (photos
et identité de 9 personnes) individus dangereux susceptibles d'être armés. En cas de
découverte, appréhender et aviser d'urgence ...".
- "Février 1987 - Appel à témoins. La Polïce judiciaire recherche tous
renseignements (lieux de séjour, relations, activités) concernant les 4 membres
d'action directe (suivent les photos, âge et description de 4 personnes) interpellés le
21février1987 à Vitry-aux-loges (Loiret) - Contacter... ".
(45) Ainsi ont été diffusées en France les 3 affiches suivantes :
- "Septembre 1986 - Appel à témoins. La Police judiciaire demande votre assistance
pour les besoins de l'enquête sur les attentats commis à Paris. On recherche pour
recueillir leur témoignage (suivent les photos, âges et description de 2 personnes),
prendre contact avec ... Une récompense allant jusqu'à 1.000.000 F. est proposée à
toute personne qui apportera des renseignements permettant l'arrestation des
auteurs d'attentats".
- "Novembre 1986 - La police judiciaire recherche (suivent les photos, âge et
description de 2 personnes) pour les entendre en qualité de témoins dans le êadre des
enquêtes ouvertes pour attentats terroristes. Prendre contact avec ... Une récompense
allant jusqu'à 1.000.000 F. est proposée à toute personne qui apportera des
renseignements permettant l'arrestation des auteurs des attentats".
- "Mai 1987 : Lutte contre le terrorisme - Appel à témoins - La Police judiciaire
demande votre assistance pour identifier par l'écriture l'auteur de cette lettre de
menace qui a déjà revendiqué des attentats meurtriers (suit 1 fac similé de la lettre).
Une très forte récompense est proposée à toute personne qui apportera des
renseignements permettant l'identification de son auteur. Prendre contact avec ... ".
�Gaëtan DI MARINO
79
indicateurs de tout poil ne peuvent guère compter sur elles pour
se garnir les poches" (46).
b) Les textes organisant la rétribution de l'indicateur
La situation est quelque peu différente lorsque des textes
prévoient la rétribution de l'indicateur.
En matière douanière, la rémunération de
l'indicateur que l'on appelle ici "l'aviseur" est clairement fixée par
un arrêté du 18 avril 1957. Trois conditions sont requises pour
permettre à une personne de percevoir une rétribution : il faut
être étranger aux administrations publiques, il faut avoir fourni
au service des douanes des renseignements ou avis sur la fraude,
il ne faut pas s'être rendu complice ou avoir été l'instigateur de la
fraude (47). Lorsque ces conditions sont remplies, l'aviseur a droit
à une rémunération proportionnelle aux résultats obtenus. Cette
rémunération est cependant en principe plafonnée. Elle ne pourra
ni excéder la somme de 20.000 F., ni dépasser le tiers du "produit
disponible" c'est-à-dire du "produit brut" des amendes et
confiscations après déduction des frais non recouvrés sur les
prévenus, et le cas échéant, des droits et taxes d'entrée afférent
aux marchandises étrangères saisies (48).
Le directeur général des douanes et des droits indirects
peut cependant s'affranchir de ce mode de calcul. Il peut décider
d'allouer à l'aviseur une somme supérieure à 20.000 F. (49). Il
peut décider d'octroyer une compensation "aux aviseurs qui
n'auront pu obtenir une rémunération en rapport avec les résultats
procurés dans la lutte contre la fraude" (50).
( 46) Fernand Cathala, "Pratiques et réactions policières", Ed. du Champ de Mars.
( 47) Art. 2-1 de l'arrêté du 18 avril 1957 :
"Toute personne, étrangère aux administrations publiques, qui a fourni au service
des douanes des renseignements ou avis sur la fraude, reçoit une part susceptible
d'atteindre le tiers du produit disponible de l'affaire considérée dans le cas où ses
renseignements ou avis ont amené directement la découverte de la fraude ... "
- Art. 10-1 du l'arrêté du 18 avril 1957 :
"Sont exclus de la répartition : - l'aviseur qui s'est rendu complice ou qui a été
l'investigateur de la fraude ...".
(48) Art. 1 de l'arrêté du 18 avril 1957 :
"1 - Le produit brut des amendes et confiscations pour infractions aux lois de douane
supporte, avant tout partage, les prélèvements suivants :
a) les droits et taxes d'entrée afférents aux marchandises étrangères saisies
lorsque celles-ci ont été remises aux contrevenants pour l'importation moyennânt le
versement d'une somme forfaitaire ne faisant pas le départ entre les pénalités et
l'impôt;
b) les frais non recouvrés sur les prévenus.
2 - Le surplus forme le produit disponible".
(49) Art. 2-2 de l'arrêté du 18 avril 1957:
"Cette rétribution ne peut excéder la somme de 20.000 F., sauf décision contraire du
directeur général des douanes et droits indirects".
(50) Art. 13 de l'arrêté du 18 avril 1957 :
�80
PROBLEMES ACTUELS DE SCIENCE CRIMINELLE
D'après les renseignements recueillis auprès des services
intéressés, il semblerait que le plafond de 20.000 F. ait été
fréquemment dépassé en matière de saisie de stupéfiants, et en
matière de transferts irréguliers d'or et de fonds à l'étranger.
Ainsi, les deux informaticiens suisses qui, en 1983, ont dénoncé
environ 300 Français titulaires de comptes numérotés à l'Union
des Banques suisses auraient touché près de 6 millions de francs
(51 ). L'anonymat est respecté de façon très stricte par
l'administration douanière lors du payement de l'aviseur. Celui-ci
est répertorié sous un numéro. La demande de rémunération de
l'aviseur fait état de ce numéro. Le directeur des douanes reçoit
un chèque émis sur le Trésor public à son nom, mais la somme
est bien entendu réglée en espèces à l'aviseur contre signature
d'une décharge anonyme portant son numéro .
. En matière fiscale, la situation est à mi-chemin
entre la rémunération officielle et occulte de l'indicateur. Il y a
simplement des "instructions administratives confidentielles" qui
règlent de façon précise la question. Celles-ci paraissent bien au
bulletin officiel des impôts, à la rubrique des contributions
indirectes, mais sur des "feuillets roses" réservés à l'usage interne
de l'administration et dont les services concernés gardent
jalousement le secret (52).
2) La rétribution occulte de l'indicateur
La pratique n'a jamais été embarrassée par l'absence de
texte pour rétribuer, lorsque cela s'avère nécessaire, l'indicateur.
Bien au contraire, ce vide législatif a laissé une totale liberté pour
choisir les modalités de rétribution adaptées à chaque cas
particulier. Seule la question du "décideur" est susceptible de
soulever des difficultés.
a) Les modalités de la rétribution
- Dans l'esprit du public, l'indicateur est avant tout
rétribué au moyen de substantiels fonds secrets. Il est exact
qu'une partie des "fonds spéciaux" du ministère de l'intérieur est
affectée à la rémunération des indicateurs, après avoir été
répartie entre certains services. Mais, les sommes dont disposent
"... le directeur général des douanes et droits indirects peut octroyer une
compensation : ... aux aviseurs qui n'auront pu obtenir une rémunération en rapport
avec les résultats • dans la lutte contre la fraude".
(51) Cité in "Affaires, vie, privée, fisc, "La délation" par Jacqueline Remy L'Express, n • 1992 - 8/14 septembre 1989.
(52) Toutes les démarches que nous avons faite pour nous les procurer se sont
avérées vaines.
�Gaëtan DI MARINO
81
les agents sont en règle générale très modiques. Un policier des
renseignements généraux ne disposerait guère que de 800 à
1.000 F. par mois pour récompenser sa cohorte d'indicateurs (53).
Ce n'est que de façon exceptionnelle que des sommes plus
importantes peuvent être débloquées. Ainsi, après l'attentat de la
rue des Rosiers à Paris, le ministère de l'intérieur avait débloqué
500.000 F. dans l'attente d'un éventuel renseignement (54). Par
ailleurs, tous les services ne sont pas aussi bien lotis que celui des
renseignements généraux. Un commissaire de police chargé d'un
service de süreté urbaine doit puiser sur ses propres "frais de
deuxième secteur" s'il veut pouvoir rémunérer un indicateur. Or,
ces frais sont normalement destinés à récompenser le service pour
la réussite d'affaires importantes, et les sommes allouées de ce
chef varient de 500 à 700 F. par affaire réussie. On comprend
mieux dès lors cette réaction d'un officier de police judiciaire de
la süreté en 1961, lorsqu'un certain Benoît, parvenu à un niveau
très élevé de responsabilité au sein de !'O.A.S. métropolitaine,
offrit ses services à Alexandre Sanguinetti, "Monsieur anti-0.A.S."
moyennant une somme de 500.000 F. : "Cinquante millions, dit-il,
il fallait vraiment ne douter de rien et ignorer totalement
l'avarice de l'administration, la caisse toujours fermée ou vide"
(55).
- Fort heureusement, les indicateurs ne recherchent pas le
plus souvent un payement en espèces. Un certain nombre d'entre
eux se contentent d'un avantage ou d'un service d'ordre
administratif. Cela va du permis de port d'armes, du macaron
officiel pour une voiture, de l'obtention d'un permis de séjour, de
l'obtention d'une licence, à la simple intervention en vue
d'accélérer des formalités administratives. Il serait même de règle
que l'indicateur obtienne de son correspondant qu'il lui fasse
"sauter toutes ses contraventions" (56).
Plus souvent en revanche, l'indicateur exige, en
contrepartie des renseignements qu'il livre, un service d'ordre
judiciaire : il s'agira par exemple de ne pas exécuter le mandat
d'arrêt délivré à son encontre ou, hypothèse la plus fréquente, de
fermer les yeux sur l'activité délictueuse à laquelle il s'adonne.
Il en est bien souvent ainsi pour les prostituées et les
proxénètes. Le commissaire Broussard, à l'époque où il était chef
(53) E. Plenel - Le Monde - 21 mai 1986, p. 12.
(54) Déclaration de M. Robert Pandrau - Le Monde - 20 mai 1986.
(55) François Caviglioli, "Ceux qui renseignent la police", février 1967 :
"L'indicateur, on le sait maintenant, est un modèle de désintéressement. Pas
d'argent, pas de jouets: un permis de port d'armes, un macaron officiel pour sa
voiture, un coupe-file, des invitations. L'indicateur est un grand enfant ... ".
(56) Eric Dezeuze, "La loyauté dans la recherche de la preuve en matière pénale",
Mémoire pour le D.E.A. de Droit pénal et de sciences criminelles - 1985-1986, p. 197
et s.
�82
PROBLEMES ACTUELS DE SCIENCE CRIMINELLE
de la brigade anti-gang de Paris, reconnaît "qu'il était prêt à
obtenir de ses collègues qu'on laisse "travailler" tranquillement,
pendant un certain temps, une prostituée si, en échange, son
proxénète livre une bande de dangereux gangsters qui préparent
un hold-up" (57).
Le commissaire Ottavioli raconte qu'étant nommé à Paris à
ce que l'on appelait à l'époque "la brigade mondaine", son
prédécesseur, le commissaire Sim bille, "lui remit une note
manuscrite sur laquelle étaient portées les adresses des hôtels qui,
au jour dit, faisaient l'objet d'une tolérance, avec, en regard, le
nom des "demandeurs". Sur approximativement 300 hôtels de
passe, c'est-à-dire recevant habituellement des prostituées, pour
parler le langage du code, 30 bénéficiaient d'une autorisation
tacite. Une dizaine l'avait obtenue par l'intermédiaire direct du
service, et une vingtaine en raison de la collaboration de leurs
tenanciers avec le Cabinet du préfet... ainsi qu'avec divers
services de police judiciaire du Quai des Orfèvres et du ministère
de l'intérieur, sans oublier les renseignements généraux, la D.S.T.,
le S.D.E.C.E., ni même l'inspection générale des services, la police
des polices et un ou deux magistrats" (58). Ce bilan chiffré n'a
rien de surprenant. Une décision récente du Tribunal
correctionnel de Nanterre résume parfaitement la situation : le
milieu des prostituées "vit en vase clos dans une atmosphère de
sérail". C'est un univers "où l'image du policier est omniprésente,
faisant de lui un personnage à la fois redouté et recherché par les
prostituées, qui, au prix de renseignements dont elles sont souvent
détentrices, espèrent pouvoir marchander leur impunité ou
obtenir un élargissement à bref délai en cas d'arrestation ... quand
leur motivation n'est pas aussi, au besoin en exagérant la nature
de leurs relations policières, de se faire respecter par des
candidats souteneurs ou par des concurrentes" (59).
En dehors du proxénétisme, l'une des infractions les plus
propices semble-t-il à servir de contrepartie est la violation d'une
décision prononçant une interdiction de séjour. "En distribuant
avec gravité des interdictions de séjour, les magistrats savent
parfaitement, a-t-on fait observer, qu'ils ne font rien d'autre que
de donner des auxiliaires aux policiers" (60). L'interdiction de
(57) Carlo Moretti, "Face au crime", Ed. Payot, Lausanne - Chapitre 7,
"L'indicateur", p. 101 et s. L'auteur rapporte les propos du commissaire Broussard. Il
ajoute que ce dernier explique son attitude de la manière suivante: "°C'est un
marché. On vient me proposer quelque chose. Si cela m'intéresse, "j'achète". Car un
autre jour, je peux avoir à nouveau besoin de cette "marchandise". Et si cela ne
m'intéresse pas, je dis non".
(58) Pierre Ottavioli, "Echec au crime - 30 ans - "Quai des Orfèvres"". Ed. Grasset,
p. 126.
(59) Trib. corr. de Nanterre, 28 avril 1989, Yves Jobic et autres (inédit).
(60) Casamayor, "Le bras séculier - Justice et police", Ed. du Seuil, p. 194. L'auteur
ajoute : "Si, après avoir condamné un homme à l'interdiction de séjour, il fallait
�Gaëtan DI MARINO
83
séjour ne serait que la faculté donnée aux policiers d'appliquer ou
de ne pas appliquer la mesure prise (61 ).
Toute infraction peut cependant servir de monnaie
d'échange avec les services de police : ainsi, "durant longtemps, la
brigade de voie publique eut pour informateur un pilleur de tronc
d'église. Son expérience était telle qu'il savait immédiatement si
un tronc avait été visité entre la tournée du curé et la sienne. Le
spoliateur ne pouvait supporter ce manque à gagner, informait
son antenne à la brigade, organisait ses propres surveillances, et
dans les jours qui suivaient, permettait aux spécialistes des vols
dans les paroisses d'intervenir en flagrant délit. Il assura ce
service durant des années moyennant un prélèvement mesuré à
son profit d'une dîme sur les deniers du culte" (62).
b) La décision de rétribution
L'existence de ces contreparties occultes pose cependant le
problème de leur conciliation avec la règle de droit. Il n'y a pas
de difficulté majeure lorsque la rétribution s'analyse en un
avantage d'ordre administratif. Celui-ci est bien souvent
compatible avec la législation en vigueur. La situation s'avère en
revanche très problématique lorsqu'il s'agit de taire ou de tolérer
l'activité délictueuse de l'indicateur, voire même de l'absoudre
pour cette activité. Tout dépend alors en réalité du niveau auquel
on se situe.
- Les juridictions d'instruction et de jugement refusent,
en principe, d'admettre qu'un individu, auteur d'une infraction
puisse invoquer sa qualité d'indicateur comme fait justificatif
susceptible de le faire échapper à la répression.
Ainsi, un individu, déclaré coupable par la Cour de Douai
du chef de délit d'intéressé à la fraude et de complicité d'usage
de fausses plaques d'immatriculation, crut bon de former un
pourvoi contre cette décision en invoquant le fait qu'il avait agi
dans l'intérêt des douanes et comme indicateur de cette
administration. La Chambre criminelle a rejeté son pourvoi au
motif que "s'il est exact que les agents des douanes ont pu ...
appréhender les contrebandiers grâce aux indications d'ailleurs
condamner aussi le policier qui n'applique pas la décision, il faudrait aussi
condamner le policier qui ne pince pas son collègue, qui ne pince pas l'interdit de
séjour. Faudrait-il remonter jusqu'au ministre de l'intérieur ?".
•
(61) L'affaire du commissaire Yves Jobic qui sera évoquée plus loin en fournit une
illustration. On peut lire dans les "attendu" du jugement du Trib. corr. de Nanterre
du 28 avril 1989 que le commissaire Yves Jobic a "fermé les yeux" sur l'interdiction
de séjour de l'un de ses indicateurs Jean Moustafa. Cf. le Monde, Dimanche 30 avril
- Mardi 2 mai 1989, p. 11 sous le titre "Après la décision du Trib. de Nan terre, la
relaxe du commissaire Jobic : "Victoire du droit" ou "défaite de la justice" ?
(62) Pierre Ottavioli, "Echec au crime - 30 ans - "Quai des Orfèvres"". Ed. Grasset,
p. 126.
�84
PROBLEMES ACTUELS DE SCIENCE CRIMINELLE
très réticentes et très incomplètes fournies par le prévenu, il n'en
demeure pas moins que ce dernier a participé sciemment au plan
de fraude élaboré par ses coïnculpés et a facilité l'usage par eux
des fausses plaques d'immatriculation" (63). La solution est
évidente. Est-ce à dire pour autant que dès l'instant ou une
affaire a franchi le cap de l'instruction ou de la juridiction de
jugement, toute rémunération devienne impossible ? La pratique
montre qu'il n'en est rien. Certains non-lieu, et certaines relaxes
déguisent en fait des rétributions d'indicateurs. Ainsi le Tribunal
correctionnel de Marseille, dans un jugement bien entendu inédit,
a prononcé le 19 mars 1986 la relaxe d'un indicateur notoire
poursuivi pour proxénétisme aggravé en se fondant sur ... le
défaut d'élément moral (il ne s'agit pas en l'espèce d'un
euphémisme !). Cette relaxe fut acquise après des débats à huis
clos, la publicité précise le jugement... "étant dangereuse pour
l'ordre public". Un commissaire et un inspecteur de police furent
entendus, fort probablement afin que le tribunal puisse se faire
une idée précise des services rendus (64).
- La rémunération ne nécessite pas que la règle de droit
soit autant contorsionnée, lorsqu'elle est décidée avant toute
poursuite au niveau du Parquet. La règle de l'opportunité des
poursuites laisse alors la voie entièrement libre au magistrat pour
décider du classement d'une affaire qui lui est soumise.
- Il n'appartient pas en revanche au policier de prendre,
aux lieux et place du Parquet, la décision de classer une affaire.
C'est ce que rappelait récemment un jugement du Tribunal
correctionnel de Grenoble : "En droit français, si l'opportunité des
poursuites pénales appartient au procureur de la République, les
services d'enquête sont liés par le principe de la légalité des
constatations leur faisant obligation d'établir une procédure pour
chaque infraction dont ils ont connaissance et de la transmettre
sans délai au Parquet, seul compétent pour apprécier la suite à
donner. Le traitement des informateurs ne fait pas exception à
cette règle, seul le parquet ayant reçu de la loi le pouvoir
d'apprécier si les résultats obtenus ou à obtenir justifient
l'indulgence envers tel ou tel individu ..." (65).
Dans le principe, ce point de vue est absolument
inattaquable. Sa mise en oeuvre n'est pas toujours aisée. Elle
suppose un contact "permanent" au plein sens de ce terme, entre
(63) Crim. 25 mars 1971 - Bull. n • 110, p. 278 - D. 1971, Som. 97.
(64) Trib. corr. de Marseille, 19 mars 1986 : inédit. Aff. B ... Jean-Claude n • 3740
"attendu qu'il résulte tant des éléments recueillis au cours de l'instruction
préparatoire que des débats menés à l'audience ... que l'élément moral constitutif de
l'infraction de proxénétisme aggravé fait défaut ; que dès lors Jean-Claude B ... se
trouve en voie de relaxe de ce chef de prévention".
(65) Trib. corr. de Grenoble, 20 décembre 1988 : inédit. Aff. G ... Jean-Pierre, n •
4896/88.
�Gaëtan DI MARINO
85
le parquet et le policier agissant sur le terrain. Or le policier est
bien souvent conduit à prendre ses décisions à la minute. Aussi,
certains magistrats du ministère public font-ils observer que le
policier, pour être efficace, ne peut passer le plus clair de son
temps au téléphone ou dans les couloirs du parquet. Tout serait
question de confiance réciproque. Ces magistrats admettent qu'en
cas de nécessité impérieuse, le policier prenne certaines initiatives
en ce domaine, à la condition qu'il leur en soit ultérieurement
référé. Ici se trouve la limite du droit et du fait, de la légalité et
de l'opportunité
�86
PROBLEMES ACTUELS DE SCIENCE CRIMINELLE
Ilème PARTIE L'OPPORTUNITE DU RECOURS A L'INDICATEUR
L'affirmation de la légalité du recours à l'indicateur est
loin de résoudre tous les problèmes qui se posent. On pourrait
disserter à l'infini sur la question de la moralité et de l'élégance
du procédé. Si l'indicateur connaît de fervents partisans, il a aussi
parfois à faire face à de farouches détracteurs et adversaires (66).
Tel ce procureur général qui déclarait lors d'une interview
accordée à un journal parisien "si un indicateur m'apportait,
moyennant finances, un renseignement précieux sur un crime, je
le chasserais ou l'inviterais à prendre gratuitement la
responsabilité de sa dénonciation en me la remettant par écrit"
(67). Tel aussi ce juge d'application des peines qui, dans un
ouvrage autobiographique, tout en regrettant de ne pas l'avoir fait
avec plus de fermeté, se félicite d'avoir tenu tête à un
commissaire qui lui proposait le marché suivant : aménagement
pour un indicateur d'une peine de 2 mois d'emprisonnement déjà
effectuée sous le régime de la semi-liberté en échange de
renseignements permettant le démantèlement d'un réseau de
drogue (68)... Mais Casamayor clôt le débat à cet égard en
quelques phrases cinglantes : "Il peut paraître surprenant que,
lorsqu'on cherche la source de la sacro-sainte justice, on la trouve
si souvent souillée de fange et de mouchardage, ou de liaisons
plus déshonorantes encore que dangereuses. Montaigne déjà
s'étonnait que, dans le corps humain, la source du plus grand des
plaisirs soit si proche des excrétions les moins ragoûtantes... Il
faut constater le fait et cesser de faire la fine bouche, mimique
qui révèle plus d'hypocrisie que d'humilité scientifique" (69).
Si à l'invitation de cet auteur, l'on dépasse le débat
philosophique, l'opportunité du recours à l'indicateur dépend du
(66) René Floriot, "Les erreurs judiciaires", Ed. Flammarion : "Ce procédé est
inadmissible. Le témoin qui n'a pas le courage de donner son nom est presque
toujours un témoin suspect. Assouvit-il une rancune? Veut-il simplement obliger
l'une des parties. Comment le savoir? Si on connaissait son identité, le plaideur qu'il
accable pourrait établir qu'il est en très mauvais termes avec lui, qu'un prôcès les a
opposés ou qu'il est l'obligé de son adversaire auquel il doit des sommes
considérables".
(67) Ces propos ont été tenus par le procureur général Donat-Guigne et rapportés
par le député Georges Monnet au cours d'une séance parlementaire : J.O. Déb. A.N.
30 novembre 1930, p. 3681.
(68) Jean-Yves Martin, "Le désarroi d'un juge", p. 85 - Chapitre 10 "Un
marchandage".
(69) Casamayor, "Le bras séculier - Justice et police", Ed. du Seuil, p. 184.
�87
Gaëtan DI MARINO
résultat découlant de la confrontation des effets pervers de cette
méthode et de ses effets positifs (70).
A - LES EFFETS PERVERS DU RECOURS A L'INDICATEUR
Les critiques adressées
l'indicateur se cristallisent autour
procédé, c'est-à-dire autour
renseignements et autour de celui
à l'encontre du recours à
de deux personnages clefs de ce
de celui qui donne des
qui les reçoit.
a) Au niveau de celui qui donne des renseignements
Les effets pervers toucheraient l'indicateur lui-même. Il
serait tout à la fois une victime du procédé dont il est la cheville
ouvnere et un pourvoyeur de délinquance en raison des
provocations auxquelles il se livrerait.
1) L'indicateur-victime
- L'indicateur serait tout d'abord une victime potentielle
en raison des risques physiques que lui ferait courir son
comportement. On trouve, tant en France, qu'à l'étranger (71) de
multiples exemples d'informateurs assassmes à la suite de
révélations sur leurs relations avec les services de police. Lors du
procès du commissaire Yves Jobic, qui sera évoqué plus loin, l'un
des témoins, une prostituée prénommée Malika, indicatrice du 36
Quai des Orfèvres, souligna à la barre le drame qu'elle vivait
depuis que sa "collaboration" avait été livrée en pâture aux
médias. Surnommée par ses camarades de travail "Malika 36", elle
déclara lors de son audition : "ma vie se joue, peut-être, en
sortant d'ici ... Je n'en peux plus" (72).
Bien des assassinats qualifiés dans la presse de "règlements
de compte" dissimulent en réalité l'élimination d'indicateurs. Ainsi
à l'occasion du meurtre d'un délinquant chevronné nommé
Rolland Luperini, mêlé à de nombreuses affaires dont l'affaire De
Broglie, les journaux se répandirent en commentaires sur ce
"règlement de compte" jusqu'à ce que l'on apprenne qu'il était
motivé par les révélations faites par la victime aux services de
police (73 ).
(70) L'expression "effet pervers" est prise ici dans son sens commun et non dans le
sens qu'on lui donne parfois en sciences humaines.
(71) Cf. par exemple la note 16 in "Les indicateurs" par Carlo Moretti, R.l.C.P.T., p.
303.
(72) L'événement du Jeudi - 16 au 22 mars 1989 - sous le titre "A force de caresser
les indics dans le sens du poil" par Bernard Veillet-Lavallée, p. 90 et s.
(73) André Giresse et Philippe Bemert, "Seule la vérité blesse", Ed. Presses Pocket,
chap. 43, p. 386 et s.
�88
PROBLEMES ACTUELS DE SCIENCE CRIMINELLE
Aux Etats-Unis, l'augmentation du taux des homicides
perpétrés sur des mineurs au cours de ces dernières années
correspond au fait que nombre d'entre eux, devenus informateurs
en échange de drogue, furent tués par la suite. Au Québec, on a
assisté au cours de la décennie écoulée à l'assassinat de nombreux
individus du milieu des stupéfiants, soupçonnés, à tort ou à
raison, d'avoir fait office d'indicateurs (74).
Le risque physique encouru par l'indicateur est donc
indéniable. Il n'en reste pas moins qu'il peut être limité dans la
mesure où la règle de l'anonymat est strictement respectée.
- Au delà de ce risque, on insiste généralement sur le fait
que le recours à l'indicateur aurait pour effet de précipiter ou de
conforter ce dernier dans la délinquance.
. Pour frapper les esprits, plusieurs auteurs (75)
rapportent le récit fait par un inspecteur de la brigade anti-gang
à un quotidien à grand tirage. Cet inspecteur aurait rencontré un
individu qui lui aurait proposé le marché suivant : une équipe de
"braqueurs" contre l'arrestation d'un proxénète dont la protégée
aimerait désormais, selon ses dires, travailler avec lui. Avec
l'accord de ses supérieurs hiérarchiques, !"inspecteur aurait
accepté cette proposition. Le brigade territoriale aurait fait
tomber le proxénète, l'indicateur aurait récupéré la prostituée
pour son compte et la brigade anti-gang aurait arrêté trois
gangsters en flagrant délit de hold-up.
Il ne faut pas toutefois accorder à cet exemple une portée
de principe. De façon générale, l'indicateur est lésé par "le
contrat" qui le lie à son correspondant. L'indicateur est amené à
donner beaucoup pour recevoir en échange une aumône. Cette
règle fondamentale est illustrée de façon imagée par plus d'un :
"je donne un oeuf contre un boeuf" (76), "le policier peut faire
une fleur à l'indicateur, pas un bouquet" (77).
. Il ne fait certes aucun doute que la tolérance
d'une activité délictueuse en échange de renseignements maintient
l'indicateur dans la délinquance mais on peut légitimement se
demander si, sans cette tolérance, l'indicateur aurait pour autant
quitté la voie de la délinquance. L'informateur est bien souvent,
dès le départ, un individu a-social dont le reclassement est
problématique. Les conséquences, aux Etats-Unis, du "Federal
Witness Protection Program" sont à cet égard très instructives.
Depuis 1970, la police américaine est autorisée "à obt~nir le
(74) Marc Laurendeau, "La police et ses auxiliaires particuliers : informateurs,
délateurs et agents provocateurs", in "La Police après 1984" - Criminologie, volume
XVII, n • 1, p. 117 et s., Ed. Les Presses de l'Université de Montréal.
(75) Le Quotidien de Paris, volume 29, juillet 1980 sous le titre "Par ici les bons
indics", Par E. Yung - Marc Laurendeau, op. cit. p. 118.
(76) Casamayor, "Le bras séculier - Justice et police", Ed. du Seuil, p. 194.
(77) Jacques Batigne, "In "Le milieu", Historia hors série, n • 31, 1973.
�Gaëtan DI MARINO
89
témoignage de membres de la pègre contre leurs complices en
garantissant aux délateurs, une protection physique durant les
procédures pour le témoin et sa famille, de nouveaux papiers
d'identité (y compris le permis de conduire et la carte de sécurité
sociale), un logement et un emploi". Une étude montre que ces
délateurs reclassés, chez lesquels le taux de suicide est 50 fois
plus élevé que dans l'ensemble de la population, négligent de
rembourser leurs créanciers dès qu'ils obtiennent une nouvelle
identité. 32 d'entre eux ont laissé pas moins de 7 millions de
dollars de dettes ! (78)
2) L'indicateur - provocateur
Le second danger qui guette l'indicateur est de voir verser
celui-ci dans la provocation.
- La provocation qui est ici en cause n'a rien à
voir avec la situation que révèle un arrêt de la Chambre
criminelle du 2 octobre 1979 (79). En l'espèce un agent de police
américain et un indicateur s'étaient présentés à un trafiquant de
stupéfiant comme d'éventuels acquéreurs de drogue. Appelée à
statuer sur la validité des poursuites engagées contre ce trafiquant
et les coauteurs de l'infraction, la Cour de cassation a considéré
que cette manière de procéder était légale "dès lors qu'il résultait
des constatations des juges que cette circonstance n'avait pas été
déterminante des infractions retenues et qu'elle avait eu seulement
pour effet, de permettre la constatation d'une activité délictueuse
qui existait et, d'en arrêter la continuation".
- La situation est différente lorsque l'informateur ne se
contente pas de glaner des renseignements mais adopte une
attitude telle qu'il va déterminer autrui à commettre une
infraction qui n'aurait pas vue le jour sans son intervention.
L'indicateur atteint alors un but opposé à celui qui est recherché.
Loin de permettre de contenir la délinquance, il la provoque, il la
crée (80). Il ne faut cependant pas donner à cette hypothèse plus
d'importance qu'elle n'en revêt en pratique. L'indicateur vit
généralement dans un milieu où il se trouve rarement à court
d'infractions à dénoncer. A cela, on doit ajouter que l'indicateur
n'est pas, en règle générale, pressé par le policier à un point tel
qu'il se verrait contraint soit de collaborer avec ce dernier, au
besoin en créant des situations délinquantielles, soit de subir. des
(78) Marc Laurendeau, "La police et ses auxiliaires particuliers : informateurs,
délateurs et agents provocateurs", in "La Police après 1984" - Criminologie, volume
XVII, n • 1, p. 117 et s., Ed. Les Presses de l'Université de Montréal.
(79) Crim. 2 octobre 1979 - Bull. n • 366, p. 722 - comp. crim. 6 mars 1812 - Bull.
crim. n • 50, p. 90.
(80) Garry Marx : "The agent provocateur and the informant", American journal of
sociology - Volume 80, n • 2, p. 405.
�90
PROBLEMES ACTUELS DE SCIENCE CRIMINELLE
représailles pour défaut de collaboration. On ne peut accorder
qu'une place anecdotique à des épisodes tel que celui qui suit,
même si parfois certains sont tentés de les monter en épingle et
de les présenter comme étant la règle : "Il y avait une fois, peuton lire dans un article, rue de Buci (à Paris) un Auvergnat plus
candide que les autres qui refusa de payer à l'officier de police
qui venait s'accouder avec curiosité à son comptoir, ce tribut de
renseignements et de rumeurs que tout servant de la limonade
doit à son flic. L'officier de police ne tempêta, ni ne menaça. Il
se contenta d'observer. Il finit par remarquer que le matin, le
loufiat récalcitrant avait pris l'habitude, pour faire des "huit" sur
sa sciure, d'utiliser une bouteille de Perrier remplie d'eau du
robinet. Un matin, le contrôle économique fit irruption ... et saisit
la bouteille. Convaincu de tenir une bouteille d'eau minérale
remplie d'eau, l'Auvergnat se vit infliger une amende telle qu'il
fut obligé de retourner dans son village natal" (81 ).
b) Au niveau de celui qui reçoit des renseignements
Ce n'est pas, dans la majorité des cas, l'indicateur qui est
l'objet de toutes les attentions. La réprobation que génère sa
personnalité conduit en règle générale à une exclusion qui se
ressent, ou l'a déjà vu, même chez les scientifiques. Les regards
se tournent plus volontiers vers celui qui accepte de se commettre
en recourant au service d'un indicateur et par là même vers
l'institution à laquelle il appartient. A ce niveau, les effets
pervers du procédé seraient, aux dires de certains, évident : il
serait tout à la fois source de disfonctionnement et source d'abus.
1) Le recours à l'indicateur, source de dis fonctionnement
- On reproche tout d'abord à ceux qui recourent à
l'indicateur "de se décharger de leur travail, un peu à la manière
dont leur correspondant, le Juge d'instruction, se décharge du
sien sur le commissaire de police en lui donnant une commission
rogatoire" (82). Les critiques sont même parfois plus acerbes à cet
égard. Elles assimilent le recours à l'indicateur à une solution de
paresse : "Au lieu de se livrer à des constatations très
méthodiques, à des vérifications fort minutieuses, à de multiples
auditions de témoins... le policier préférerait attendre que
l'énigme se trouve éclaircie par un renseignement providentiel"
(83). Lorsqu'on sait la difficulté et l'opiniâtreté qu'il est souvent
nécessaire d'avoir pour s'assurer la coopération efficace d'un
(81) François Caviglioli : "Ceux qui renseignent la police", février 1967.
(82) Casamayor, "Le bras séculier", Editions du Seuil, p. 190.
(83) F. Cathala, "L'indicateur de police", Revue de la Sûreté Nationale", n • 56.
�Gaëtan DI MARINO
91
i~dicateur, lorsqu'on mesure l'extrême fragilité des relations qui
se nouent entre un indicateur et son correspondant, on ne peut
être convaincu par l'idée selon laquelle l'indicateur est réservé à
l'usage de ceux qui s'adonnent à la facilité. Il n'en reste pas moins
vrai que cette pratique ne doit pas se substituer aux autres
méthodes d'investigation et de recherche, mais en constituer le
complément.
- Plus sérieuse est en revanche la critique à laquelle se
livrent certains auteurs nords-américains : "Toute forme de
répression du crime largement dépendante du soutien
d'informateurs comporte en soi une forte dose de gérance
policière du crime". Ne parvenant pas à éliminer certaines formes
de délinquance, la police se contenterait de "circonscrire ces
activités criminelles à des milieux prec1s (stratégie de
"containment") et administrerait ces zones de criminalité par des
échanges de renseignements contre l'immunité, de l'argent ou
d'autres gratifications. Au lieu de contrôler le crime, la police
ferait du "crime management"" (84). Il est vrai que depuis de
nombreuses années, on a pu faire pareil constat notamment en
France à propos du milieu de la prostitution et au Québec à
propos du milieu de la drogue. Certains s'indignent devant
l'inanité d'une méthode qui détournerait la police de sa mission et
la conduirait, ni plus ni moins, qu'à gérer certaines formes de
criminalité.
A cette critique, déjà ancienne, mais reprise et
conceptualisée plus récemment, des réponses essentiellement
pragmatiques ont été apportées depuis fort longtemps. Il y a une
trentaine d'années déjà, on s'exprimait ainsi à propos du
proxénète-indicateur : "sa nature veule, sa volonté passive le
prédispose à cette fonction. Le policier l'encourage et vient à son
aide. Il faut se mettre à la place du policier. Il ne croit pas qu'une
fille puisse se relever ; il a raison de ne pas le croire, car c'est
très difficile. Alors, perdue pour perdue, autant qu'elle serve à
quelque chose" (85). La formulation est sans doute rude, voire
même provocatrice, mais elle a l'avantage de replacer le débat à
son véritable niveau, aussi pénible soit-il d'envisager la réalité en
face.
- Enfin, en dehors de cette gérance policière du crime, le
recours à l'indicateur aurait, aux dires de certains, pour
conséquence de "créer une société policière... autonome . par
rapport à la société globale". Cette dernière "repousserait dans la
société policière ce qui est mal, ce qui est illégal, ce qui est
(84) Marc Laurendeau, "La police et ses auxiliaires particuliers : informateurs,
délateurs et agents provocateurs", in "La Police après 1984" - Criminologie, volume
XVII, n • 1, p. 117 et s., Ed. Les Presses de l'Université de Montréal.
(85) Casamayor, "Le bras séculier", Editions du Seuil, p. 197.
�92
PROBLEMES ACTUELS DE SCIENCE CRIMINELLE
trouble ... Elle ne voudrait pas savoir ce que "font ensemble" les
policiers et les indicateurs. Tout cela est laid ! le propre du
policier serait d'appartenir à un monde à part, tout en trouvant sa
place dans un service public" (86). "Côté pile, la police service
public, côté face, la police poubelle" (87). Le schéma est à tout le
moins réducteur. La société globale n'a pas le réflexe de rejet
qu'on lui prête, comme en témoignent les différentes enquêtes qui
ont été menées sur l'activité policière en France.
2) Le recours à l'indicateur, source d'abus
Le public n'a bien souvent connaissance de l'existence
d'indicateurs que lorsqu'un "scandale" éclate, soit que l'on
reproche au policier d'avoir "trop donné" à l'indicateur en
échange de renseignements reçus, soit plus fréquemment encore
que l'on reproche au policier de s'être fait corrompre par
l'indicateur.
- La question de la rémunération de l'indicateur n'étant
pas, on l'a vu, en règle générale, prévue par la loi, le policier et
le gendarme se trouvent nécessairement dans une situation
extrêmement inconfortable à cet égard. La rémunération conduit
parfois ces derniers à commettre des infractions pour lesquelles ils
ne peuvent bénéficier, aussi louable que soit le but poursuivi,
d'un fait justificatif. Le Parquet peut donc aisément, s'il le juge
opportun, entreprendre des poursuites dans de telles hypothèses.
C'est ainsi que la Cour d'appel de Grenoble a condamné,
le 9 avril 1987, un inspecteur B... pour délit de recel de criminel
à 5.000 F. d'amende assortie du sursis, avec dispense toutefois
d'inscription au B2. En l'espèce, alors qu'il savait que son
indicateur F .... était recherché pour des vols à main armée
commis dans la Drôme, l'Isère et les Bouches-du-Rhône,
l'inspecteur B... l'avait hébergé à plusieurs reprises à son
domicile, lui avait remis une somme de 500 F., et lui avait rendu
un P38, arme qu'il lui avait précédemment confisquée. La Cour
de Grenoble a estimé qu'en adoptant un tel comportement, ce
policier "avait dépassé une certaine ligne" (88).
La même Cour d'appel, quelques jours plus tard, le 30
avril 1987, a condamné pour violation du secret professionnel un
inspecteur à 1 mois de prison et 5.000 F. d'amende. Il était
reproché, à ce dernier, d'avoir révélé, à un certain L .... "ayant
déjà eu affaire à la justice", un condensé de ce qu'il avait
(86) Jean-Jacques Gleizal, "La police secrète la justice"; in "Figures du secret",
Presses Universitaires de Grenoble, p. 234 et s.
(87) Jean-Jacques Gleizal, "Le désordre policier", Presses Universitaires de France,
p. 83.
(88) Chambre des appels correctionnels de Grenoble, 9 avril 1987: affaire B ...
Robert, n • 569/87 (inédit).
�Gaëtan DI MARINO
93
entendu à l'évêché, c'est-à-dire au commissariat central de
Marseille, à propos d'une enquête criminelle en cours. Le prévenu
avait fait valoir, pour sa défense, qu'il avait agi ainsi dans
"l'espoir d'obtenir de L... qui côtoyait "le milieu" des
renseignements intéressants propres à améliorer son efficacité
professionnelle". Cependant cette explication ne semble pas avoir
convaincu le tribunal qui s'exprimait en ces termes : "attendu que
cette explication, à la supposer établie, ne saurait constituer une
excuse absolutoire" (89).
Enfin, le Tribunal correctionnel de Grenoble a, le 20
décembre 1988, condamné pour recel de documents intéressant la
police judiciaire et l'action publique un commissaire de police à
la peine principale de l'interdiction d'exercer pendant un an la
fonction d'O.P.J., en application de l'article 43-2 du Code pénal,
condamnation qui bénéficiait de l'amnistie dès son prononcé. Ce
commissaire, dans le but, cette fois évident, de s'attacher les
services d'un indicateur, avait falsifié les éléments d'une
procédure de tenue de maisons de jeux. Il avait substitué aux
procès-verbaux originaux, qu'il avait au demeurant conservés,
d'autres procès-verbaux faisant apparaître des faits nettement
minorés à l'encontre de l'indicateur et il avait restitué à ce
dernier la somme d'argent saisie lors de la constatation de
l'infraction (90).
Il faut ajouter que toutes ces affaires ont été longuement
et minutieusement instruites. Inspecteurs et commissaires se sont
trouvés suspendus de leurs fonctions pendant toute la durée de la
procédure, c'est-à-dire, pendant une à deux années. Bien souvent,
lors des débats, le reproche essentiel qui a été fait à ces
fonctionnaires (deux d'entre eux étaient fort bien notés et
considérés comme d'excellents éléments) est de n'avoir pas tenu
leur hiérarchie, mais plus encore le Parquet, informés de leurs
initiatives. Les condamnations, prononcées dans la première et
dans la dernière affaire, n'ont en fin de compte entraîné aucune
inscription sur le casier judiciaire des intéressés, comme si les
juridictions de jugement avaient voulu prononcer une
condamnation de principe plus qu'une véritable sanction. Dans la
deuxième affaire, si la condamnation a été sévère, cela tient au
fait, semble-t-il, que la qualité d'indicateur du bénéficiaire de la
violation de secret professionnel n'était pas clairement établie et
que planait dès lors des doutes sur l'éventualité d'une corruption.
- Le danger de corruption est, il est vrai, considéré
comme le risque majeur que fait encourir le recours à cette
(89) Chambre des appels correctionnels de Grenoble, 30 avril 1987: affaire B ...
Georges, n • 631/87 (inédit).
(90) Tribunal correctionnel de Grenoble, 20 décembre 1988 : affaire G ... Jean-Pierre,
n • 4896/88 (inédit).
�94
PROBLEMES ACTUELS DE SCIENCE CRIMINELLE
pratique. Le policier va bien souvent chercher l'indicateur dans le
milieu délinquant. "On ne fait pas la police avec des archevêques"
souligne le commissaire Fernand Cathala (91). "C'est rarement à la
table du Président du Tribunal ou à celle du sous-préfet que l'on
peut obtenir le tuyau décisif sur le cambriolage ou l'assassinat de
la nuit précédente" répliquait le commissaire Charles Javilliey à
ceux qui lui reprochaient ses mauvaises fréquentations (92).
A l'occasion de ses contacts avec l'indicateur, le policier
est fréquemment, dans un but d'efficacité, amené à nouer avec
lui des relations étroites, et parfois "à adopter son langage et à
simuler son mode de vie" (93). Les risques de dérapage sont dès
lors évidents (94 ). Les cas de corruption liés à l'utilisation
d'indicateurs sont pourtant relativement exceptionnels, et même
tout à fait résiduels eu égard à l'ampleur du recours à ce procédé.
L'intégrité des fonctionnaires n'a pas à l'évidence à pâtir des
relations entretenues par ces derniers avec des informateurs. On
ne peut pourtant soupçonner le Juge de clémence en la matière.
Ce dernier ne tolère bien souvent l'indicateur qu'avec une infinie
réserve et les relations qui s'instaurent entre l'enquêteur et
l'indicateur qu'avec la plus extrême circonspection. N'a-t-on pas
considéré tout récemment dans une décision judiciaire que le fait,
pour un commissaire de police, de confier à l'un de ses
indicateurs ses dates et lieux de vacances et le numéro de
téléphone de sa mère était "surprenant" (95).
Finalement, en insistant comme on le fait souvent sur la
corruption, on peut se demander si l'on ne perd pas de vue le
véritable danger de cette méthode d'investigation, c'est-à-dire
celui qu'encourent les fonctionnaires intègres du fait des
divagations de leurs indicateurs. Le commissaire Pierre Ottavioli
résume parfaitement le risque en une phrase : "De son
information, le policier ne peut attendre que la trahison" (96).
(91) Fernand Cathala, Pratïques et réactions policières. Ed. du Champ de Mars et
"L'indicateur de police", Revue de la Sûreté Nationale, janvier-février 1965, n • 56.
(92) Charles Javilliey, "Piège pour un flic", cité in Le Monde, Dimanche 30 avril Mardi 2 mai 1989, p. 11. Cf. cependant le dialogue qui s'est instauré à la barre lors
du procès du commissaire Yves Jobic entre l'avocat de ce dernier et le colonel de
gendarmerie Morel. Le colonel de gendarmerie Morel : "Nous n'avons pas
d'indicateurs mais des informateurs. Nos informateurs sont pris, dans la couche saine
de la population. Elus locaux, gardes champêtres ..." L'avocat de Jobic : "Les Maires,
j'en connais plusieurs qui sont inculpés de fausses factures". Le colonel Morel : "On a
aussi des commerçants, des instituteurs ...". L'avocat de Jobic: "Des archevêques?" "Pourquoi pas ?" ... Le colonel Morel : "Il y a des gens qui font de la délalion sans
qu'on ait besoin de les payer pour ça", in "Libération" du 20/03/89 sous le titre
"Procès Jobic : le langage tangue à la barre", par François Devinat.
(93) Trib. corr. de Nanterre, 28 avril 1989 - Yves Jobic et autres (inédit).
(94) Comp. : Trib. corr. de Lyon, 6ème Chambre, 21 juin 1973 - J.C.P. 1979-IV128. Min. public c/Femme Audier et autres.
(95) Trib. corr. de Nanterre, 28 avril 1989 - Yves Jobic et autres (inédit).
(96) Pierre Ottavioli : Echec au crime - 30 ans - "Quai des Orfèvres", Ed. Grasset, p.
118 s.
�Gaëtan DI MARINO
95
. La récente affaire du commissaire Yves Jobic en
constitue l'une des illustrations. Ce commissaire devait intervenir
pour faire libérer ("décrocher" en argot) l'un de ses informateurs,
tombé entre les mains de gendarmes pour trafic de stupéfiants.
Ces derniers, à l'occasion de cette enquête, devaient constater que
divers malfaiteurs étaient des interlocuteurs privilégiés du
commissaire en question. Poussant leurs investigations, ils
parvinrent à recueillir des confidences mettant en cause l'intégrité
de ce fonctionnaire. Diverses prostituées de la rue Budapest à
Paris, dont le commissaire Yves Jobic avait fait arrêter et
condamner les souteneurs, accusèrent en effet ce dernier de leur
avoir soutiré diverses sommes, soit en échange de leur protection,
soit en échange de l'ouverture nocturne d'un bar, soit en échange
d'une extraction de prison. Traduit en correctionnelle pour
corruption et proxénétisme aggravé, le commissaire Yves Jobic
devait être relaxé après de douloureux débats au cours desquels,
médias aidant, Police, gendarmerie et juge d'instruction furent
tour à tour gravement mis en cause (97). Il apparut que les
relations entretenues par le commissaire Yves Jobic avec plusieurs
malfrats n'avaient d'autre but que de se ménager, dans un
contexte de travail difficile, une cohorte d'indicateurs : "attendu,
fait observer le Tribunal correctionnel de Nanterre, qu'il suffit de
considérer que, jeune commissaire passionné par son travail et
totalement disponible, Yves Jobic était amené, dans ses fonctions
de chef des unités de recherche de la lère D.P.J., à contrôler de
nombreux débits de boissons et à se lier à des gens peu
recommandables ... pour réaliser tout le poids des rancoeurs qu'il
avait pu accumuler, et surtout comprendre la réticence de ceux
qu'il rencontrait dans ce cadre à dévoiler en cours d'information
la véritable nature de leurs rapports, un tel aveu revenant, tout en
innocentant le policier, à les révéler, eux, au pire comme des
malfaiteurs, au mieux comme des indicateurs ... qu'il a été possible
de vérifier la motivation purement professionnelle de la présence
d'Yves Jobic, en général accompagné de collaborateurs de son
service, dans les bars dont il est question ..." (98).
. Plus significative encore, est la mésaventure
arrivée, tout récemment également, à deux commissaires de police
marseillais. Ceux-ci, chargés successivement de la section des
moeurs, utilisèrent comme indicatrice une prostituée-proxénète
qui dirigeait un établissement de prostitution de luxe située en
plein coeur de Marseille. Devant l'ampleur et l'importance des
(97) Cf. par exemple : Le Point, 20 mars 1989, n. 861 "Procès Jobic : l'indécent
pugilat - entre le juge et le commissaire inculpé de proxénétisme, c'est un déballage
où tous les coups sont permis. Un combat Justice-Police qui laissera des traces" par
Jean-Marie Pontaut et Jean-Loup Reverier.
(98) Trib. corr. de Nanterre, 28 avril 1989 - Yves Jobic et autres (inédit).
�96
PROBLEMES ACTUELS DE SCIENCE CRIMINELLE
activités de cette prostituée-proxénète, il fut décidé de mettre un
terme à ses activités. Furieuse d'avoir été écrouée, elle mit en
cause les deux commissaires dont elle était l'indicatrice,
prétendant qu'elle leur aurait versé une sorte de redevance sur ses
bénéfices se chiffrant à ... plusieurs centaines de millions. Les
deux commissaires furent inculpés. Ils se défendirent avec
vigueur contre ces accusations manifestement mensongères, mais
chacun sait que la preuve d'un fait négatif (en l'espèce l'absence
de perception de sommes d'argent) est fort difficile à rapporter.
Finalement, le caractère mensonger des accusations put être mis
en évidence à partir d'un point de détail. Ayant prétendue qu'elle
était la maîtresse attitrée de l'un des deux fonctionnaires depuis
de longs mois, il lui fut demandé quelles étaient les
caractéristiques corporelles du commissaire en cause. Embarrassée
par cette question, elle finit par indiquer que son prétendu amant
avait en matière sexuelle des goûts tout à fait particuliers. Pressée
de donner des précisions à ce sujet, elle affirma qu'il ne se
dévêtait point, mais prenait son plaisir simplement en lui léchant
les pieds ou les chaussures ... L'affaire serait risible, si les deux
commissaires n'avaient attendu deux longues années avant de
bénéficier d'un non-lieu et si l'impact professionnel de telles
inculpations ne risquait de remettre en cause l'utilisation d'un
procédé d'investigation efficace (99).
B - LES EFFETS POSITIFS DU RECOURS A L'INDICATEUR
- Point n'est besoin de démontrer les résultats obtenus
dans le cadre de la lutte contre la criminalité grâce à l'indicateur,
tant l'effet fondamental de cette technique est évident. La
discrétion dans laquelle cette dernière s'inscrit ne permet pas de
déterminer avec précision la place qu'elle occupe, mais on peut
admettre sans trop s'avancer, à la seule lecture des procédures
pénales, que cette place est de choix.
- Il ne faut pas cependant lorsqu'on veut mesurer les
effets positifs du recours à l'indicateur se limiter à des
observations purement quantitatives. L'intérêt majeur de
l'indicateur, c'est tout d'abord de permettre d'appréhender, au
plein sens du terme, une criminalité qui sans lui aurait bien
souvent toutes les chances d'échapper à l'emprise judiciaire. C'est
également de toucher à un éventail de délinquance extrêmement
divers, allant des plus petits délits jusqu'aux crimes lès plus
graves. Pour ne citer qu'un exemple, les médias ont révélé
(99) De telles mésaventures sont également arrivées en 1974 au commissaire Charles
Javilliey et en 1978 à l'inspecteur Jean-Marie Albertini - Cf. à ce sujet, Alain
Hamon et Jean-Charles Marchand, "Dossier P comme Police", Ed. Alain Moreau, p.
152 s.
�97
Gaëtan DI MARINO
récemment que Jacques Mesrine, dangereux délinquant surnommé
l'ennemi public n° 1, recherché par tous les services de police et
de gendarmerie, ne put être localisé qu'à la suite d'un
renseignement fourni par une détenue incarcérée à la prison de
Fleury-Merogis (100). L'intérêt de l'indicateur, c'est enfin de
permettre, parfois, une intervention préventive visant à empêcher
l'exécution d'un projet criminel et donc de parvenir à un résultat
positif qu'aucune autre technique d'investigation n'aurait sans
doute permis d'atteindre.
CONCLUSION
On peut rêver d'une société sans indicateur, comme l'on
peut rêver d'une police en gants blancs ( 101 ). Il y a quelques
décennies seulement les promoteurs de la police scientifique,
Bertillon en tête, s'étaient laissés bercer par cette illusion. Le
progrès, pensaient-ils, sonnerait inévitablement le glas de cet
auxiliaire encombrant. On a découvert les empreintes digitales, on
découvre aujourd'hui les empreintes génétiques, le chemin
parcouru est vertigineux, mais l'indicateur, ce sycophante du
20ème siècle est toujours là, sans la moindre ride.
Il faut donc cesser de rêver. La pénétration du milieu de
la délinquance est une étape incontournable dans la lutte contre la
criminalité. Sans aller jusqu'à utiliser le système des policiers
"undercover" répandu Outre-Atlantique, c'est-à-dire des policiers
s'infiltrant dans le milieu criminel sans révéler leur qualité ou
sous une fausse identité, il faut chercher à exploiter le mieux
possible le filon inépuisable des indicateurs ( 102). Il n'est pas sans
intérêt, à une époque où l'on assiste à une chute de près de 20 %
du taux des affaires élucidées par rapport aux faits constatés, de
prendre connaissance des résultats d'une enquête menée sur "les
policiers, leurs métiers, leur formation" (I 03 ). A la question posée
"Si votre formation était à refaire, vous diriez ...", il était proposé
(100) Alain Hamon et Jean-Charles Marchand, "Dossier P comme Police", Ed. Alain
Moreau.
(lOl)Laurent Greilsamer in Le Monde, Dimanche 30 avril - Mardi 2 mai 1989, p. 11.
(102) Rapproch. Crim. 6 mars 1812 - Bull. crim. n • 50, p. 90 : "Attendu que, par un
procès-verbal dressé le 15 juin 1811, par le sous-préfet et le lieutenant de
gendarmerie à Brioude, il avait été constaté que le gendarme Mallet leur "avait
dénoncé la proposition qui lui avait été faite, par des malfaiteurs, d'entrer dans un
complot dont l'objet était l'enlèvement des caisses publiques, et auquel il avait feint
d'adhérer pour être instruit de leurs projets et être à même d'en empêcher
l'exécution ; que ces fonctionnaires lui avaient ordonné de continuer à feindre son
adhésion, et de faire en sorte d'amener les choses jusqu'à la rédaction et à la
signature d'un traité d'association, qui assurerait la preuve du complot ...".
(103) "Les policiers, leurs métiers, leur formation". Ministère de l'intérieur et de la
décentralisation. La documentation française.
�98
PROBLEMES ACTUELS DE SCIENCE CRIMINELLE
les réponses suivantes : "il faut plus de connaissances de la
société : sociologie - il faut plus de sport - il faut plus de
secourisme - il faut plus de connaissance de soi et des autres :
psychologie - il faut plus de dactylographie - il faut plus de tir il faut plus de connaissances administratives et juridiques - il
faut plus de techniques policières (intervention, enquête, etc ... ) il faut plus d'expression écrite et d'expression orale". L'ensemble
des policiers, tous grades confondus, donne la priorité à un
accroissement de l'enseignement des techniques policières. A la
question "j'aurais besoin d'être mieux préparé à", les réponses
proposées étaient les suivantes : "porter assistance, régler des
conflits - m'occuper de la circulation - accueillir, écouter,
renseigner les gens - remplir des papiers, écrire des rapports surveiller, patrouiller, contrôler - rechercher de l'information, des
renseignements - commander". La majorité des fonctionnaires
interrogés opte pour une meilleure préparation en matière de
recherche de l'information et des renseignements. Ces choix sont
significatifs et se passent de tout commentaire.
Plutôt que de vilipender une méthode, dépourvue certes
de tout vernis scientifique, sans doute vaudrait-il mieux
humblement admettre que "si le hasard n'était pas le dieu des
policiers, et les informateurs leurs anges déchus, la société serait
rapidement submergée par le crime" ( 104).
(104) Claude Paoli, "L'indic", Promovere - septembre 1977, n • 11, p. 97.
�LA POLICE ET LES MINORITES
(*)
par
André NORMANDEAU
Professeur à l'Université de Mont réal
Professeur-Chercheur invité - Université d'Aix-Marseille Ill
Institut de Sciences Pénales et de Criminologie
1. - INTRODUCTION
Les relations entre la justice et les minorités ethniques,
particulièrement entre la police et les minorités, est un sujet de
brûlante actualité en Amérique et en Europe. D'un côté, la
reconnaissance officielle des droits de la personne au sein des
constitutions légales d'un pays, comme la nouvelle Constitution
canadienne de 1982, a permis aux minorités de mieux faire
respecter leurs droits par rapport à certains abus de pouvoir de
certains policiers. De l'autre, le débat public sur l'immigration et
l'intégration des immigrants a soulevé les passions au point de
créer à l'occasion un climat d'intolérance envers les immigrants et
les minorités ethniques.
Le problème n'est évidemment pas nouveau en Amérique,
en particulier en ce qui concerne les Noirs Américains, Canadiens
et Québécois. La littérature générale sur les relations ethniques
aux Etats-Unis (Simpson et Yinger, 1987) et au Canada
(Bienvenue et Goldstein, 1985) est abondante. La littérature
proprement criminologique est également substantielle. Dix (10)
livres américains, en particulier, nous permettent d'en tracer le
bilan (Georges - Abeyie, 1984 ; Mann, 1989 ; McNeely et Pope,
1981 ; Owens et Bell, 1977 ; Petersilia, 1983 ; Reasons et
Kuykendall, 1972 ; Sellin, 1938, 1976 ; Uhlman, 1979 ; Wilbanks,
1987). Au Canada, deux rapports ont fait le tour de la question
"police-minorités" (Chérif et Niemi, 1984 ; Cryderman et O'Toole,
1986). Ailleurs, la littérature criminologique sur le sujet est moins
(*) Conférence à l'Université d'Aix-Marseille III, avril 1989.
�100
PROBLEMES ACTUELS DE SCIENCE CRIMINELLE
abondante mais certains travaux intéressants ont été réalisés en
Europe (Brown, 1984 ; Comité européen, 1987), en France
(Vaucresson, 1980-1989) et surtout en Angleterre (Scarman, 1981;
Benyon, 1984 ; Morgan et Maggs, 1984). Un rapport officiel plus
général sur le racisme en France est utile pour comprendre le
contexte social (Hannoun, 1987).
Une "actualité bibliographique" a déjà résumé la littérature
européenne des années 60 et 70 sur la thématique des travailleurs
immigrés et du contrôle social (Costa-Lascoux et Soubiran, 1980).
Un bilan des recherches européennes sur la délinquance juvénile
des migrants de la deuxième génération mérite notre attention
(Killias 1988). Une "bibliographie" récente relativement complète
sur le thème de la "justice et minorités ethniques" en Amérique et
en Europe est disponible (Douyon et Normandeau, 1989). Nous y
renvoyons le lecteur (voir l'Annexe de cet article).
Les thèmes sous-jacents à la problématique des relations
police-minorités est celui du préjugé, de la discrimination et du
racisme. Un rappel terminologique est utile. Le préjugé est une
attitude négative vis-à-vis d'un individu ou d'un groupe qui
possède des caractéristiques physiques, psychologiques, sociales ou
culturelles distinctes et différentes. Le préjugé est passif. Il se
situe au niveau des "idées que l'on se fait". L'on dira, par
exemple, que "les Sud-Américains sont paresseux", que "les Juifs
sont des voleurs" ou que "les Noirs sentent mauvais". La
discrimination, par contre, relève du comportement, du
traitement, de la pratique, de l'action. II s'agit d'un préjugé qui se
transforme en comportement actif. Ainsi, l'on prendra des
mesures concrètes pour que certaines personnes ne puissent
obtenir un emploi ou une promotion, soient exclues d'une
association, ne reçoivent pas certains services ; ou encore, un
policier sera impoli, harcèlera, brutalisera ou arrêtera un membre
d'une minorité ethnique parce qu'il ne lui aime pas "le visage". Le
racisme, pour sa part, est une notion beaucoup plus large. Il s'agit
d'un préjugé général ou d'un comportement discriminatoire
contre un groupe de personnes qui ont des caractéristiques
biologiques manifestement différentes, telle la couleur de la peau
pour le Noir ou certains traits de visage et des yeux pour
l'immigrant asiatique. Le racisme est souvent lié à la croyance
qu'une race est supérieure ou inférieure à une autre. L'on doit
distinguer entre un "préjugé raciste" et un "comportement raciste".
Plusieurs personnes qui ont un tel préjugé ne le manifestent pas
dans leur comportement, par peur ou parce qu'ils savent que "ça
ne se fait plus", à cause des Chartes des droits de la personne, par
exemple.
Un policier peut "penser raciste" mais continuer à agir de
façon professionnelle dans sa pratique quotidienne. Lorsque le
�André NORMANDEAU
101
policier passe à l'action et discrimine de fait un citoyen d'une
minorité ethnique, le problème devient alors public et les
autorités civiles ainsi que celles de la justice doivent s'en saisir et
intervenir. Si le problème est spécifique et ne touche que
quelques policiers, la solution est évidemment plus fac ile que si le
problème est générale. Dans ce dernier cas, l'on parle du "racisme
institutionnel" qui réfère à des pratiques politiques, économiques,
sociales, culturelles et quelque fois légales qui soutiennent le
préjugé raciste ou le comportement raciste. Il s'agit alors d'un
problème de société.
Des "bavures policières" se sont produites il y a deux ans à
Montréal. En effet, le jour même où s'ouvrait à Montréal le
grand Congrès annuel de la Société américaine de criminologie, le
11 novembre 1987, un policier, l'agent Allan Gasset, tirait
"accidentellement" sur un jeune Noir de Montréal, Anthony
Griffin. Ce dernier était atteint mortellement. L'événement pris
une telle ampleur, compte tenu également de plusieurs autres
"allégations" publiques depuis quelques années au sujet du
harcèlement ou de la brutalité policière envers certaines minorités
ethniques, que le ministère de la Justice du Québec et la
Commission des droits de la personne du Québec décidèrent de
nommer un Comité d'enquête publique sur l'ensemble de la
situation des relations entre la police de Montréal et les minorités
ethniques (Bellemare, Labonté, Alcindor, Normandeau, Pelletier,
Taylor, 1988). Le mandat du Comité Bellemare décrit clairement
les volets des travaux du Comité :
ENQUETE SUR LES RELATIONS ENTRE LA POLICE ET LES
MINORITES ETHNIQUES ET VISIBLES
CONSIDERANT les engagements du Gouvernement du Québec dans
sa Déclaration sur les relations interethniques et interraciales du
10 décembre 1986 ;
CONSIDERANT que la Charte des droits et libertés de la personne
du Québec consacre le droit de toute personne à la reconnaissance
et à l'exercice, en pleine égalité, des droits et libertés de la
personne, sans distinction, exclusion ou préférence fondée,
notamment, sur la race, la couleur, la religion, l'origine ethnique
ou nationale ;
CONSIDERANT que toutes les communautés culturelles du Québec
doivent continuer de s'épanouir et de contribuer pleinement à
l'édification et au progrès d'une société où règnent paix et
harmonie;
CONSIDERANT les allégations à l'effet qu'il existe des problèmes
sérieux dans les relations entre la police et les minorités ethniques
et visibles ;
�102
PROBLEMES ACTUELS DE SCIENCE CRIMINELLE
CONSIDERANT que le racisme et la discrimination raciale sont
autant de formes graves d'injustice sociale ;
CONSIDERANT que la Charte confie à la Commission le devoir de
promouvoir par toutes mesures appropriées, les principes contenus
dans la Charte et particulièrement, celui reconnaissant à tout être
humain des droits et libertés intrinsèques destinés à assurer sa
protection et son épanouissement ;
CONSIDERANT l'importance de tenir un débat public approfondi
sur les politiques et pratiques des corps de police pouvant avoir
un effet préjudiciable sur les membres de minorités ethniques et
visibles ainsi que sur les causes des tensions dans les relations
entre ces minorités et les corps policiers ;
CONSIDERANT
la demande du Gouvernement faite à la
Commission de lui faire sur ces questions des recommandations
appropriées ;
CONSIDERANT les pouvoirs d'enquête conférés par la Charte à la
Commission ;
IL EST DUMENT PROPOSE
DE PROCEDER à une enquête
sur les allégations de traitement
discriminatoire et de comportements racistes à l'endroit des
minorités ethniques et visibles par les corps policiers ainsi que sur
les causes des tensions dans les relations entre ces minorités et les
corps policiers.
La Commission examinera, notamment, les questions
suivantes :
a) Les politiques et pratiques courantes qui peuvent avoir
un effet préjudiciable sur les membres des minorités ethniques et
visibles. L'examen portera autant sur les politiques mises en
vigueur officiellement par les autorités que sur les pratiques en
usage dans l'exécution des fonctions policières ;
b) Les mesures administratives destinées à faire respecter
les droits des minorités lorsque leurs membres sont l'objet
d'interventions policières et à établir des relations harmonieuses
entre les policiers et les membres des minorités ;
c) Les méthodes de recrutement et de sélection des
candidats ainsi que les critères de promotion à l'intérieur des
corps policiers pour évaluer la représentation des minorités et les
obstacles susceptibles d'entraver l'accès équitable aux emplois ;
d) La formation donnée aux policiers en vue àe leur
fournir les connaissances nécessaires, tant pratiques que
théoriques, leur permettant de bien s'acquitter de leurs tâches
dans un environnement multi-ethnique et multi-racial ;
e) Les mécanismes de contrôle et de sanction des atteintes
aux droits de la personne de la part des agents de la police ;
�André NORMANDEAU
103
f) Les moyens de favoriser des échanges continus entre la
police et les communautés ethniques et visibles ;
g) Les programmes d'éducation visant à renseigner les
populations minoritaires, y compris les jeunes du milieu scolaire,
sur les rôles et fonctions de la police ;
h) Les mesures prises au Québec, au Canada ou à
l'étranger pour assurer le respect des droits de la personne dans
l'administration efficace de la justice par les corps policiers ;
A cette fin, la Commission :
i) Entendra, en séance publique, les témoignages et les
représentations des personnes et des groupes concernés par les
questions ci-dessus énumérées ;
ii) Fera les recommandations qui lui paraîtront appropriées
afin de résoudre les problèmes révélés par l'enquête.
Il ne nous est pas possible dans le cadre de cet article de
résumer en détail l'ensemble des travaux du Comité Bellemare,
d'autant plus que certaines analyses et certaines recommandations
sont de nature locale et n'ont pas de portée internationale.
Toutefois, les grandes lignes du rapport du Comité sont
pertinentes, à notre avis, pour les administrateurs publics des pays
et des grandes villes nord-américaines et européennes qui
accueillent chaque année une large immigration.
2. - DE QUELQUES STATISTIQUES
Le Montréal métropolitain, au sens du recensement,
regroupe une population de 3 millions. L'autre ville de cette
importance au Canada est celle du Toronto métropolitain (3
millions également). L'ensemble de la population canadienne est
de 27 millions ( 1990). Soixante-quinze (75) pour cent de la
population canadienne est anglophone et vingt-cinq (25) est
francophone. Les francophones sont concentrés en particulier
dans une des dix provinces canadiennes, le Québec (7 millions),
où ils représentent quatre-vingt-cinq (85) pour cent de la
population québécoise. Le Montréal métropolitain est la capitale
économique du Québec. Les francophones y représentent
soixante-quinze (75) pour cent de la population.
Les travaux du Comité Bellemare ont prix pour objet
d'étude la police de la Communauté urbaine de Montréal (C.U.M.).
Le service de police de la Communauté est au service d'une
population d'environ 1 800 000 citoyens, répartie au sein de 29
villes couvrant un territoire approximatif de 500 kilomètres
carrés : l'ile de Montréal. Ce service de police est constitué
d'environ 4 500 policiers et 1 000 employés civils.
�104
PROBLEMES ACTUELS DE SCIENCE CRIMINELLE
Selon un usage courant au Canada et au Québec, parler de
minorités ethniques, c'est se référer aux groupes ethniques qui ne
sont ni d'origine française, ni d'origine britannique. Parmi les
minorités ethniques, l'on distingue souvent les minorités dites
"visibles", là où la race et la couleur les différencient du groupe
majoritaire des Blancs : les Noirs, les Asiatiques, les Arabes, les
Latino-Américains et les Autochtones. Près de 30 pour cent de la
population de la Communauté urbaine de Montréal est issue d'une
minorité ethnique, dont le tiers ( 10 pour cent de la population)
est issue d'une minorité visible. Par comparaison, seulement 5
pour cent des policiers de la Communauté sont issus des minorités
ethniques (moins de 1 pour cent représente les minorités visibles).
3. - L'EXERCICE DES FONCTIONS POLICIERES
Au Service de police de la Communauté, l'exercice des
fonctions policières est encadré par des missions qui se regroupent
autour de deux grandes approches classiques :
- la détection du crime, le maintien de l'ordre et l'application des
lois (fonctions répressives) ;
- la prévention communautaire du crime (fonction préventive).
Les contacts des policiers avec les citoyens relèvent de
trois types :
- le contact de victimisation ;
- le contact de suspicion ;
- le contact de collaboration ;
Ces contacts colorent inévitablement l'attitude du policier
vis-à-vis du citoyen et l'image que ce dernier garde de la police;
Ils sont au coeur de l'interaction police - minorités et peuvent,
selon les cas, générer un traitement différentiel qui est à la base
de la discrimination.
La discrimination prend deux visages :
- la discrimination pour commission d'actes, gestes, paroles et
comportements discriminatoires ;
- la discrimination pour omission de services communément
offerts au public.
Les manifestations les plus fréquentes de la discrimination
par commission sont les suivantes :
- la partisannerie en faveur du citoyen issu du groupe majoritaire ;
- l'abus de pouvoir au détriment du citoyen issu des minorités
ethniques : attitude et/ou comportement arrogant, · provocant,
parfois brutal ;
- l'accusation plus systématique ;
- la détention abusive et injustifiée ;
- l'objection au cautionnement ;
�André NORMANDEAU
105
- le signalement et la référence plus systématique des jeunes issus
des minorités ethniques devant le Tribunal de la jeunesse ;
- la perquisition sans mandat.
Les manifestations de la discrimination par omission sont
les suivantes :
- le refus ou l'inadéquation des services ;
- l'inaccessibilité générale aux services ;
- la non-protection des minorités contre les délinquants issus des
minorités ;
- l'absence d'information sur les programmes de prévention
communautaire du crime ;
- l'incohérence du programme de relations avec les communautés.
Les constats du Comité Bellemare à ce sujet sont les
suivants :
A - L'image de la police
Plusieurs des 62 groupes qui ont témoigné devant le
Comité ont décrit l'une ou l'autre des discriminations par
commission ou omission dont certains de leurs membres avaient
été la victime. L'image globale de la police auprès des minorités,
façonnées par l'expérience personnelle ou par celle des autres, est
une image de répression et de discrimination plutôt qu'une image
de protection et de service public pour tous les citoyens,
indépendamment de leur origine ethnique. Un sondage auprès de
l'ensemble des citoyens de Montréal, réalisé pendant les travaux
du Comité, indiquait également, malgré un taux de satisfaction
générale élevé, que :
- 76 % des citoyens pensent que les policiers abusent trop souvent
de leurs pouvoirs ;
- 64% estiment que les policiers sont brutaux ;
- 53% croient que les policiers traitent mal les citoyens provenant
des minorités ethniques.
Cette perception négative est importante même si des
nuances doivent être esquissées puisque l'image n'est pas toujours
associée à la réalité. Mais comme le souligne le Comité : "Une
perception négative de la police ... constitue une cause de tension
énorme qu'il faut désamorcer ... En effet, dans un Etat
démocratique, la police est au service de toute la société et elle ne
peut prétendre remplir sa mission si une partie importante de
cette société, obnubilée par une image qui lui est hostile (à tort
ou à raison, peu importe) est coupée de contacts avec elle" (p.
85).
�106
PROBLEMES ACTUELS DE SCIENCE CRIMINELLE
B - Une étude empirique des arrestations
Le Comité a analysé un échantillon de 661 dossiers de
personnes arrêtées en 1987 pour les infractions suivantes :
troubler la paix, infraction contre un agent de la paix, voies de
fait (excluant les cas de violence conjugale), voies de fait contre
un officier ou un autre agent, et violence conjugale. L'étude
confirme l'existence d'un traitement différentiel :
- les jeunes non-Blancs de moins de 18 ans sont plus souvent
soupçonnés, observés, interpellés, enquêtés et "arrêtés" (3 fois plus
souvent) ;
- les arrestations, là où la discrétion et la subjectivité policières
sont plus susceptibles de jouer un rôle, affectent davantage les
citoyens non-Blancs : deux fois plus souvent, par exemple, pour
les voies de fait contre un officier ;
- les "prévenus" non-Blancs sont sujets à un taux de "détention"
supérieur (13 % de plus), alors que les motifs de détention
(dangerosité, risque de récidive, troubles de comportement ... )
sont par ailleurs similaires.
Une étude plus qualitative des activités policières en
matière de prévention communautaire suggère également, mais de
façon préliminaire, que les minorités ethniques ont moins accès
que les autres citoyens aux programmes de prévention.
Compte tenu de ces constatations, le Comité recommande
plusieurs changements au niveau de l'exercice des fonctions
policières. Par exemple : "Que des critères de promotion des
services de police ... tiennent expressément compte de la capacité
démontrée du candidat à oeuvrer dans un milieu multi-ethnique
et multi-racial et de sa connaissance des libertés et droits
fondamentaux, en particulier du droit à l'égalité" (p. 141).
En fait, les recommandations de fond à ce chapitre sont
étroitement liées aux quatre thématiques que le Comité a
analysées à fond et que nous allons maintenant résumer, à savoir :
- la système de recrutement et d'embauche des policiers ;
- la formation des aspirants policiers et des agents de la paix ;
- les mécanismes de contrôle et de sanction des atteintes aux
droits de la personne par des agents de la paix ;
- les relations de la police avec la communauté.
4. - LE SYSTEME DE RECRUTEMENT ET D'EMBAUCHE DES
POLICIERS
La réalité est brutale : 5 % des policiers seulement sont
issus des minorités ethniques alors que 30 % de la population de
la Communauté urbaine de Montréal est issue de ces minorités.
Une question de justice sociale et économique s'impose. Une
�André NORMANDEAU
107
question de crédibilité et d'efficacité du Service de police,
également. Certes, des raisons "historiques" et "sociologiques"
peuvent expliquer en partie ce décalage. Plusieurs immigrants ont
quitté par exemple des pays "totalitaires" où la répression policière
et militaire sauvage les a éloignés à tout jamais, ou presque, de
cette "carrière", même lorsqu'ils vivent dorénavant en pays
démocratique. Leurs enfants ont souvent assimilé cette image
négative et ne songent même pas quelquefois à une carrière
policière. Toutefois, il ne faut pas exagérer cette image, surtout
pour les jeunes issus des minorités ethniques qui sont nés ou qui
vivent depuis longtemps en Amérique. En fait, d'autres raisons
expliquent en bonne partie l'accès limité des minorités à la
carrière policière. Les témoignages devant le Comité jettent un
éclairage sur "les perceptions et les comportements des minorités
quant à l'accès à la carrière policière" ainsi que sur "les
perceptions et les comportements vis-à-vis des minorités dans le
milieu de travail".
Dans le premier cas, le Service de police est vu comme
uns service "réservé" dont les minorités sont exclues. Le Service
est perçu comme un service peu accueillant, sinon hostile aux
minorités. L'e/f et de dissuasion est évident.
Dans le second cas, la faible représentation de policiers
issus des minorités contribue à maintenir les préjugés des
policiers issus de la majorité à l'égard des minorités. La faible
représentation crée aussi une tension favorable au harcèlement des
quelques policiers "ethniques" par les autres policiers. Cette sousreprésentation freine également la mobilité professionnelle des
policiers minoritaires.
Règle générale, l'absence ou la faiblesse de représentation
ne permet pas aux jeunes des minorités d'avoir des "modèles"
auxquels ils pourraient s'identifier et qui auraient un pouvoir
d'attraction pour les amener à choisir la carrière policière.
Pourtant, un certain nombre de jeunes des minorités se
présentent au "concours" d'embauche. Un traitement différentiel
et peut-être discriminatoire les y attend.
Précisons au départ que le taux de scolarité et le taux de
succès pré-universitaire sont sensiblement égaux entre les jeunes
de la majorité et ceux des minorités. Mais peu de ces derniers,
toutes proportions gardées, se présentent, par choix personnel,
aux examens d'entrée à la carrière policière, compte tenu. de
l'effet de dissuasion mentionné plus haut. Parmi ceux qui se sont
présentés, une étude du Comité permet de tracer le portrait des
"handicaps" inhérents au système d'embauche lui-même.
L'étude analyse en détail le processus de sélection : le
prérequis académique minimum exigé (le diplôme collégial du
Québec équivalent au lycée français) : l'examen médical ;
�108
PROBLEMES ACTUELS DE SCIENCE CRIMINELLE
l'évaluation psychologique ; l'évaluation physique ; l'enquête
socio-légale et l'entrevue de sélection. L'étude du taux de réussite
à chaque étape et de façon globale indique que les candidats issus
du groupe majoritaire ainsi que ceux des minorités ethniques
"non-visibles" (par exemple les citoyens d'origine italienne ... ) ont
un taux de réussite relativement semblable. Toutefois, le taux de
réussite des candidats "visibles" (par exemple, les citoyens noirs)
est trois fois moindre que celui des deux autres groupes.
Face à cette situation, le Comité propose un programme
d'accès à l'égalité (P.A.E.) pour briser le cercle vicieux de la
sous-représentation des policiers "ethniques". Les effets suivants
sont poursuivis :
- un ef/et d'entraînement où l'accent est mis sur la fixation
d'objectifs numériques à l'intérieur d'un échéancier réaliste ;
- un effet de solidarité qui se manifeste par des appuis mutuels,
par la diffusion d'information sur les pratiques de travail, par la
présence de modèles ;
- un effet de di/ fusion qui permet d'effacer peu à peu les
stéréotypes et les préjugés ;
- un efJet de promotion qui permet aux policiers minoritaires
d'accéder à des postes supérieurs et facilité l'intégration de
nouvelles recrues.
Comme le souligne le Comité :
"L'atteinte d'une masse critique est essentielle pour que le
mouvement vers l'égalité des résultats devienne irréversible. A
cela s'ajoute aussi l'assainissement des pratiques et des politiques
d'emploi préjudiciables aux membres des groupes-cibles. Plus un
programme d'accès à l'égalité sera vigoureux dès ses débuts,
facilitant ainsi la réalisation des objectifs numériques souhaités,
plus la masse critique sera atteinte rapidement" (p. 202).
Dans cette perspective, deux recommandations principales
à ce chapitre méritent notre attention, à savoir :
- Que le Service de police de la Communauté urbaine de
Montréal mette sur pied un programme d'accès à l'égalité, dans le
but d'augmenter le nombre de policiers issus des minorités
visibles à environ 10 % de ses effectifs policiers ... (p. 203).
- Que l'entrevue de sélection soit structurée de manière à
diminuer le risque de subjectivité et à augmenter sa fiabilité :
a) que les comités de sélection soient toujours formés de trois
membres, dont un issu des minorités visibles et ethniques-;
b) qu'une personne extérieure aux corps policiers soit appelée à
siéger à chaque Comité de sélection ;
c) que les membres des comités de sélection reçoivent, avant
d'exercer leurs fonctions, une formation adéquate sur la réalité
multiculturelle (p. 125).
�André NORMANDEAU
109
5. - LA FORMATION DES ASPIRANTS POLICIERS ET DES
AGENTS DE LA PAIX
Dans les grandes villes nord-américaines et européennes,
les policiers sont-ils préparés à travailler et à intervenir dans un
contexte urbain multi-ethnique et multi-racial ? Règle générale,
la réponse est négative. A Montréal, comme ailleurs, comment
améliorer la situation ?
La première étape précède la formation policière.
L'éducation générale, au niveau primaire et secondaire, doit de
plus en plus s'inspirer de la réalité interculturelle. Non seulement
pour mieux préparer les policiers de l'avenir, mais également tous
les citoyens.
La formation spécifique des policiers au Québec a lieu
successivement aux trois paliers suivants :
- le collège d'enseignement général et professionnel
- l'institut de police du Québec
- le service de police
Le collège est un cycle d'études de deux ans (préuniversitaire) ou de trois ans pour ceux qui, comme les policiers,
sont embauchés en grande majorité sur la base d'un diplôme
collégial. Les dix dernières semaines de ce cycle ont lieu à
l'Institut de police du Québec. Le Comité a constaté que, malgré
certains efforts récents, l'enseignement à portée interculturelle
était trop limité autant au collège qu'à l'Institut.
Deux recommandations substantielles, l'une au niveau du
contenu des cours (p. 230), l'autre au niveau de la pédagogie (p.
232), se sont ainsi imposées :
- Que le corpus des cours obligatoires soit élargi afin d'y inclure
de nouveaux cours conçus en fonction de la diversité culturelle et
adaptés à la fonction policière, le contenu de ces nouveaux cours
devant englober les thèmes suivants :
* race, culture, relations inter-ethniques ;
* migration, intégration, rapports majorité-minorités ;
* dynamique des préjugés : causes et conséquences ;
* évolution et composition ethno-culturelle des sociétés canadienne et québécoise ;
* groupes ethniques au Québec : traditions, valeurs et attitudes ;
* police et minorités : connaissances et stratégies d'intervention ;
* droits de la personne et opérations policières ;
* déontologie policière.
- Que les exposés soient complétés par des méthodes pédagogiques "actives" :
* recherche documentaire sur les particularismes de diverses
minorités visibles et ethniques ;
�110
PROBLEMES ACTUELS DE SCIENCE CRIMINELLE
* études de cas, inspirées de la jurisprudence relative à des
litiges entre la police et les minorités ethniques ;
* mise en situation et alternance des rôles en laboratoire, avec
l'utilisation du magnétoscope pour la rétroaction ;
* jeu de décision simulé sur papier (prévision) et dans l'action
(réalisation) ;
* échanges avec des personnes - ressources représentant les
minorités ethniques ;
* visites-rencontres dans les quartiers ethniques et participation
à des activités communautaires planifiées.
Au-delà de cette formation de base au collège et à
l'Institut de police du Québec, un enseignement approprié à la
pratique quotidienne des policiers doit se poursuivre au cours de
toute la carrière policière. Comme d'autres professionnels, les
policiers se "recyclent" constamment dans le cadre d'une
formation continue. Dans cette perspective, le Comité a approuvé
l'initiative du Service de police de Montréal qui, depuis 1986, a
dispensé à tous les policiers "en exercice", du simple agent aux
officiers de la direction, une "session de sensibilisation aux
réalités multiculturelles" d'une durée de deux jours. Le Comité
suggère toutefois d'étoffer le contenu et la pédagogie de cette
session.
Une remarque est intéressante pour le criminologueprofesseur intéressé à la recherche. En effet, le Comité encourage
la recherche-action :
"Améliorer la formation interculturelle nécessite une ouverture
sur des méthodes innovatrices, tant sur le plan des relations entre
les policiers et les citoyens que sur celui de l'investigation même.
La création d'un laboratoire de recherche consacré à
l'intervention policière en milieu ethnique pourrait contribuer
fortement à la découverte de nouvelles approches et stimulerait
un esprit d'ouverture et d'adaptation de la part du personnel
enseignant et des étudiants" (p. 251 ).
6. - LES MECANISMES DE CONTROLE ET DE SANCTION
DES ATTEINTES AUX DROITS DE LA PERSONNE PAR DES
AGENTS DE LA PAIX
Traditionnellement, même en pays démocratique, le
contrôle de la police repose entre les mains d'autres policiers, du
moins en ce qui concerne la discipline et la déontologie. Le
modèle est paramilitaire. L'administration de la discipline est
considérée comme une affaire rigoureusement interne et privée,
n'intéressant que les policiers, les seuls considérés compétents
pour apprécier, et surtout juger, le comportement d'autres
policiers. Cette situation est encore la norme dans la plupart des
�André NORMANDEAU
111
pays européens. En France, par exemple, la police est contrôlée
par des policiers qui travaillent au sein de l'inspection Générale
des Services (I.G.S.) et de l'inspection Générale de la Police
Nationale (I.G.P.N.). Certes, les représentants de la société civile
française devraient un jour siéger sur le comité de discipline ou
de déontologie policière, mais, sauf la promulgation en 1986 d'un
nouveau "Code de déontologie de la police nationale", le citoyen
n'est toujours pas représenté dans les comités qui ont la mission
d'appliquer le Code. Le livre récent de J.M. Ancian, La police
des polices (1988), nous en trace le portrait.
Par contre, en Amérique, plusieurs réformes à ce chapitre
ont été mises en vigueur depuis le milieu des années 70 (Shearing,
1981). Aux Etats-Unis, la présence d'un certain nombre de
citoyens au sein des comités de discipline policière est acquis,
sous une forme ou sous une autre, même si le "Civilan Review
Board" est souvent contesté par les syndicats de policiers (Barker
et Carter, 1986). Au Canada anglais, Toronto a innové dès 1981
avec la création d'un Commissaire civil aux plaintes qui, entouré
d'une équipe, enquête de nouveau si le plaignant n'est pas
satisfait de l'enquête initiale de la police ou de la sanction choisie
par le comité de discipline et la direction du service de police. De
plus, le commissaire peut référer le dossier à un tribunal
administratif pour un ré-examen public du bien-fondé de
l'accusation ainsi que de la sanction. Ce tribunal ("Board on
inquiry") est constitué d'un juriste (si le cas est "mineur") ou d'un
juriste et deux civils (si le cas est "majeur"). La décision est alors
exécutoire. Toutefois, un droit d'appel est prévu devant un
tribunal de droit commun (Lewis, Linden et Keene, 1986). Le
"Public Complaints Commissioner" est également contesté par les
policiers de Toronto, mais il poursuit son travail depuis huit ans.
Au Québec, la Communauté urbaine de Montréal s'est d'abord
dotée d'un nouveau "Code de déontologie policière" en 1978. Ce
texte s'écartait du modèle para-militaire et y substituait un
régime disciplinaire inspiré, en l'adaptant, du modèle de la
discipline professionnelle fixée par le Code des professions. En
1984, le Comité d'examen des plaintes était dorénavant constitué
de quatre policiers et de trois civils, dont le président.
Toutefois, et il est important de le souligner, la présence
des civils au sein des comités d'examen des plaintes ou même des
comités de discipline s'inscrit, règle générale, dans un système où
la décision finale relève toujours de la direction de la police. La
comité "recommande" mais le directeur "dispose", aux Etats- Unis,
au Canada et au Québec. Du moins jusqu'à tout récemment ...
C'est dans ce contexte que le Comité Bellemare a analysé
le fonctionnement au cours des dernières années du Comité
d'examen des plaintes et du Comité de discipline du Service de
�112
PROBLEMES ACTUELS DE SCIENCE CRIMINELLE
police de Montréal. Une étude de 106 dossiers de plaintes contre
des policiers de Montréal jette un éclairage, entres autres, sur la
discrimination des plaignants non- blancs. Par exemple :
- il existe deux fois plus d'allégations d'usage de force injustifié
envers des citoyens non-blancs qu'envers des citoyens de toutes
les autres origines ;
- le plaignant non-blanc, alléguant l'usage de "force injustifiée"
de la part du policier, voit sa plainte "classée" ou rejetée trois fois
sur quatre (75 %), alors que le plaignant blanc ne voit sa plainte
"classée" ou rejetée qu'une fois sur quatre (25 %) ;
- par ailleurs, alors que le plaignant blanc obtient la citation du
policier en discipline deux fois sur trois (63 %), le plaignant nonblanc n'obtient la citation qu'une fois sur trois (37 %).
Le Comité Bellemare a donc proposé un changement
important au système de contrôle de la police afin de le rendre
impartial, plus transparent, plus crédible et plus juste, non
seulement pour les minorités ethniques mais pour tous les
citoyens. Le Comité établit d'abord la distinction entre "la faute
de service" et "l'acte dérogatoire à la déontologie policière". La
faute de service est "un manquement à une règle de conduite,
commune aux membres d'un même corps de police, destinée à y
faire régner l'ordre et imposée par un supérieur à ses
subordonnés". Le directeur du service de police en conserve la
gestion. Toutefois, le directeur perd dorénavant sa juridiction
traditionnelle sur l'acte dérogatoire à la déontologie policière :
"celui qui porte atteinte aux droits et libertés de la personne
établis par la Charte des droits et libertés de la personne ou celui
qui affecte les relations entre les policiers et le citoyen ou un
groupe de citoyens, en produisant à leur endroit des effets
préjudiciables. Il peut consister en un acte, une omission, des
paroles ou des gestes du policier "(p. 300). Le nouveau système de
contrôle de la police proposé par le Comité s'adresse
exclusivement à l'acte dérogatoire au Code de déontologie
policière. Ce nouveau Code sera édicté par le Gouvernement du
Québec et il sera valable pour l'ensemble des policiers du Québec.
Le ministre de la justice du Québec et le Gouvernement du
Québec ont déjà accepté les principales recommandations du
Comité à ce sujet. L'Assemblée nationale du Québec a d'ailleurs
voté à l'unanimité, le 22 décembre 1988, la réforme de la
discipline et de la déontologie de la police.
Un commissaire "civil", le Commissaire aux plaintes du
citoyen en matière de déontologie policière, est dorénavant
responsable de recevoir la plainte et d'enquêter. Dans certains cas,
il a un rôle de médiateur entre le citoyen et le policier. Son
intervention est éducative et préventive. Dans d'autres cas, il a un
rôle répressif. Il transmet alors le dossier et il présente la preuve
.
-·
�André NORMANDEAU
113
devant le Comité de déontologie policière. Ce comité est constitué
d'un juriste, d'un policier et d'un civil. Le comité siège
publiquement, sauf exception, et il entend le plaignant, le policier
et les témoins. Il décide du bien-fondé de l'accusation et de la
culpabilité de l'accusé. Les pouvoirs de sanction du comité
englobent l'avertissement, la réprimande, la suspension et le
congédiement. La décision du comité est exécutoire. Toutefois, le
citoyen, s'il n'est pas satisfait, ou le policier, s'il est sanctionné,
possède un dernier recours : un droit d'appel, tant sur le bienfondé de la dénonciation que sur la sanction, devant un tribunal
d'appel. Le Comité Bellemare avait suggéré à ce sujet un tribunal
du droit commun. Le Gouvernement du Québec a préféré un
tribunal administratif : le Tribunal de déontologie policière. Le
tribunal est constitué d'un juge, de deux juristes, d'un policier et
d'un civil. La décision du tribunal est finale.
Même si le nouveau système de contrôle de la police
proposé par le Comité Bellemare s'applique à tous les citoyens, le
Comité, fidèle à son mandat officiel, a évidemment proposé que,
là où le nombre de citoyens issus des minorités ethniques le
justifie, des représentants de ces minorités soient nommés au sein
du Comité de déontologie policière ainsi qu'au sein du Tribunal
de déontologie policière. De plus, si le Commissaire aux plaintes
du citoyen décide que l'accusation n'est pas fondée, le citoyen
peut soumettre de nouveau sa plainte devant un Comité de
révision constitué également d'un juriste, d'un policier et d'un
civil dont certains seront des citoyens issus des minorités.
Mentionnons aussi que le Commissaire aux plaintes dirigera une
"équipe" d'enquêteurs civils et certains enquêteurs seront
"ethniques".
7. - LES RELATIONS AVEC LA COMMUNAUTE
Le thème des relations entre la police et la communauté,
particulièrement entre la police et les minorités ethniques, est un
thème populaire. Le citoyen souhaite, à juste titre, des relations
"cordiales" avec le policier, dans la perspective d'un service de
police démocratique, "au service du public".
Ce thème s'inscrit sur la toile de fond des relations
interculturelles plus générales. Par exemple, la "Déclaration du
Gouvernement du Québec sur les relations interethniques et
interraciales", adoptée le 10 décembre 1986, condamne sans
réserve le racisme et la discrimination raciale sous toutes leurs
formes et prend un certain nombre d'engagements solennels. La
Commission des droits de la personne du Québec, par son mandat
de promouvoir les principes de la Charte des droits et libertés de
la personne par toutes les mesures appropriées, est le pivot de
�114
PROBLEMES ACTUELS DE SCIENCE CRIMINELLE
cette lutte contre le racisme et la discrimination raciale. Pour la
conseiller, la Commission a créé un Comité de concertation sur les
relations interethniques et raciales. Le ministère des Communautés
culturelles et de l'immigration du Québec, pour sa part, favorise
par ses actions des "relations interculturelles harmonieuses".
L'organisme-conseil du ministère, le Conseil des communautés
culturelles et de l'immigration, contribue, par ses travaux et ses
avis publics, à la réalisation d'une politique d'éducation
interculturelle. La majorité de ses membres sont issus des
minorités ethniques.
Au niveau plus spécifique de la Communauté urbaine de
Montréal, un Comité consultatif sur les relations interraciales
recommande régulièrement aux autorités publiques des politiques
en matière de relations interculturelles, en particulier au niveau
des transports publics et de la policeo Au sein même du Service
de police de Montréal, une "politique de relations avec la
communauté" a été formulée en 1985. Elle s'appuie sur les chartes
des droits de la personne et affirme que : "Le Service n'admet
aucune forme de discrimination ou de brutalité". Cet énoncé de
politique a été suivi du développement d'un "Programme de
relations avec la communauté" où la reconnaissance de la réalité
interculturelle est dû.ment inscrite.
Une analyse détaillée des initiatives concrètes menées par
le Service de police de Montréal au nom de ce programme a
permis au Comité Bellemare de constater le sérieux des intentions
du Service au cours des dernières années. Toutefois, le Comité
s'est inquiété des carences en ressources humaines, matérielles et
financières qui accompagnent la mise en vigueur du programme.
Malgré le contexte financier serré des administrations
publiques depuis quelques années, le Comité Bellemare a
recommandé aux autorités publiques un effort financier
additionnel pour améliorer les relations entre la police et la
communauté, entre la police et les minorités ethniques. De façon
particulière, il favorise le rapprochement "actif" entre la police et
les associations de la communauté et des minorités ethniques par
la création de comités de consultation, de concertation, d'action,
au niveau régional et au niveau local.
8. - CONCLUSION
Sir Robert Peel, le "père" de la police moderne, déclarait
dès 1829 que la police doit maintenir des relations de bon aloi
avec la communauté et avec tous les citoyens sans exception. "La
police, c'est le public", disait-il. "Et le public, c'est la police".
Le problème des relations police-minorités s'inscrit
précisément dans cette tradition. Les représentants des groupes
�André NORMANDEAU
115
ethniques ne sont pas satisfaits, règle générale, de la qualité de
ces relations. Ils exigent à juste titre que le souhait de Sir Robert
Peel soit appliqué autant aux relations police-minorités, qu'aux
relations police-communauté dans son ensemble.
Les prochaines années à ce chapitre seront importantes
pour la justice, d'autant plus que le taux de natalité des
populations "de souche" des grandes villes nord-américaines et
européennes est toujours très faible alors que le nombre
d'immigrants augmente sensiblement. Si la tolérance est un test de
civilisation, la qualité des relations police-minorités sera bientôt
le baromètre de cette tolérance autant à Montréal qu'à New York,
Paris, Bruxelles, Genève et ailleurs.
La criminologie a contribué depuis belle lurette à élargir
"le corridor de la tolérance" envers le déviant et le criminel. Nous
espérons que la criminologie contribuera également par ses
réflexions, ses études et ses recherches ainsi que par ses
recommandations en matière de politiques à créer un système de
relations police-communauté et police-minorités de haut calibre
sur le plan humain et professionnel.
En conclusion, un rappel des principales recommandations
du Comité Bellemare :
1 - Les fonctions policières : Modifier l'exercice des fonctions
policières de manière à assurer le respect intégral des droits et
libertés de la personne.
2 - Le recrutement des policiers : Favoriser l'accès des minorités
ethniques à la fonction policière, notamment par l'implantation de
programmes d'accès à l'égalité dans l'emploi.
3 - La formation des policiers : Accroître les connaissances et
développer les aptitudes des policiers à oeuvrer adéquatement
dans un milieu multi-ethnique et multi-culturel.
4 - La discipline et la déontologie policière : Assurer un meilleur
contrôle et une plus grande surveillance des atteintes aux droits et
libertés de la personne en nommant des civils au sein des comités
de discipline et de déontologie policière.
5 - Les relations police-communauté : Améliorer les relations
entre les citoyens issus des minorités ethniques et visibles et la
police.
�116
PROBLEMES ACTUELS DE SCIENCE CRIMINELLE
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Vaucresson
Centre de recherche interdisciplinaire de
Vaucresson, CNRS et ministère de la Justice, France (I 980-1989).
Le Centre a publié plusieurs travaux de recherche sur les
immigrants et la justice en France.
WILBANKS W. (1987) : The myth of a racist criminal justice
system, California : Brooks/Cole.
�André NORMANDEAU
119
ANNEXE
JUSTICE ET MINORITES ETHNIQUES
BIBLIOGRAPHIE SELECTIVE
Emerson Douyon
André Normandeau
Université de Montréal
Université de Montpellier
Université d'Aix-Marseille III
INTRODUCTION
Le thème "Justice et minorités ethniques" est l'un des plus
riches de la littérature criminologique nord-américaine. Les
criminologues américains, en particulier, ont été fascinés par les
relations entre le système de justice (police, tribunal, prison ... ) et
les noirs américains.
Plus de 500 livres et articles américains ont été publiés sur
le sujet depuis 1950. Nous avons donc sélectionné les livres
américains les plus importants et ceux qui ont l'avantage de tracer
le bilan de plusieurs études. Pour le Québec et le Canada,
toutefois, la littérature est moins abondante et nous avons retenu
tous les rapports, livres et articles pertinents. Pour les autres pays,
la littérature spécifique sur le sujet est dispersée. Nous avons
donc soulignés les documents les plus significatifs.
�120
PROBLEMES ACTUELS DE SCIENCE CRIMINELLE
1 - LE QUEBEC
JA - Le Comité Bel/emare ( 1988)
BELLEMARE J. (Président), LABONTE A. (Secrétaire)
ALCINDOR M., NORMANDEAU A.
PELLETIER J.,
TAYLOR H. (1988) : Rapport final / Comité d'enquête sur les
relations entre les corps policiers et les minorités visibles et
ethniques, Montréal : Commission des droits de la personne du
Québec / Ministère de la justice du Québec, 3 tomes : 412 pages,
191 pages et 64 pages.
BELLEMARE J. (Président), LABONTE A. (Secrétaire)
ALCINDOR M., NORMANDEAU A.
PELLETIER J.,
TAYLOR H. (1988) : Experts /rom final report / Investigation
into relations between police forces, visible and other ethnies
minorities, Montréal : Commission des droits de la personne du
Québec / Ministère de la justice du Québec, 65 pages. Traduction
complète en préparation ( 1989).
Comité d'enquête sur les relations entre les corps policiers et les
minorités visibles et ethniques (1988), Président : J. Bellemare :
- Revue de presse du 1er janvier au 30 juin 1988
- Inventaire des 62 mémoires reçus
- Inventaire des documents officiels reçus du Service de police de
la Communauté urbaine de Montréal
1B - Rapports au Comité Bel/emare
BERTHIAUME M· (1988) : Formation des policiers et des
aspirants policiers, Rapport au Comité d'enquête, 95 pages.
DOUYON E. (1988) : Formation des policiers et des aspirants
policiers, Rapport au Comité d'enquête, 36 pages.
JC - Mémoires au Comité Bellemare (sélection)
Centre de recherche-action sur les relations raciales (1988)
Mémoire au Comité d'enquête, 26 pages.
Collège d'enseignement général et professionnel, Maisonnèuve et
Ahuntsic (1988) : Mémoire au Comité d'enquête, 32 pages.
Communauté urbaine de Montréal (1988) : Mémoire au Comité
d'enquête, 15 pages.
�André NORMANDEAU
121
Conseil des communautés culturelles et de l'immigration du
Québec (1988) : Mémoire au Comité d'enquête, 56 pages.
Fédération des policiers du Québec (1988) : Mémoire au Comité
d'enquête, 95 pages.
Institut de police du Québec (1988)
d'enquête, 15 pages.
Mémoire au Comité
Ligue des droits et libertés (1988) : Mémoire au Comité d'enquête,
23 pages.
Office des droits des détenus (1988)
d'enquête, 66 pages.
Québec Multi-Plus (1988)
pages.
Mémoire au Comité
Mémoire au Comité d'enquête, 25
Service de police de la Communauté urbaine de Montréal (1988) :
Mémoire au Comité d'enquête, 10 pages.
S.O.S. Racisme / Québec (1988 : Mémoire au Comité d'enquête,
10 pages.
Y.M.C.A. / Montréal (I 988)
pages.
Mémoire au Comité d'enquête, 15
JD - Rapports, livres et articles sélectionnés
ADONIS A. et collaborateurs (1987) : Proposition pour un cours de
formation interculturelle à l'intention des étudiants en techniques
policières au C.E.G.E.P. Montréal : Centre de Recherche-Action
sur les relations raciales, 13 pages.
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Communauté urbaine de Montréal sur les relations interculturelles
et interraciales (1985-1989) : Plusieurs rapports, Montréal :
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conduite de l'agent Allan Gasset lors d'un événement survenu à
Montréal le 11 novembre 1987, au cours duquel Anthony Griffin
fut blessé mortellement, Québec : C.P.Q., 40 pages.
Conseil / Commission de sécurité de la Communauté urbaine de
Montréal (1980-1989) : Plusieurs rapports, Montréal : C.U.M ..
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Numéro spécial de la revue, 12, 3, été, Montréal.
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2C - Livres et articles sélectionnés
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3 - LES ETA TS- UNIS
3A - Comité d'enquête
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University of Chicago Press.
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5 - LA FRANCE
5A - Comités d'enquête
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Secrétaire d'Etat auprès du Premier ministre chargé des droits de
l'homme, Paris : La documentation française.
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Comité d'études sur la violence, la criminalité et la délinquance
au Premier ministre, Paris : La documentation française.
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droits de l'homme sur les violences commises à l'occasion des
manifestations d'étudiants et de lycéens provoquées par le projet
de loi Devaquet (1987), Paris : Editions La Découverte.
Rapport de la Commission d'enquête de l'Assemblée Nationale sur
les manifestations d'étudiants et de lycéens de novembredécembre 1986 ( 1987), Paris : La documentation française.
5B - Livres et articles sélectionnés
ANCIAN J.M. (1988) : La police des polices, Paris : Balland.
Annales de Vaucresson (1980-89)
Plusieurs articles,
Paris/Vaucresson : Centre de recherche interdisciplinaire de
Vaucresson.
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Paris/Vaucresson
Centre
de
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interdisciplinaire de Vaucresson.
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socialisation des jeunes, Paris/Vaucresson : Centre de recherche
interdisciplinaire de Vaucresson.
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FONTETTE F. de (1981) : Le racisme, Paris : P.U.F., Que sais-
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et de
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sciences sociales de l'Université de Paris.
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MALEWSKA H., GACHON C., et al. (1988) : Le travail social et
les en/ants de migrants / Racisme et identité, recherche-action,
Paris : Ciemi !'Harmattan.
MALEWSKA-PEYRE H., dir. (1983) : Crise d'identité et
problèmes de déviance chez les jeunes immigrés, Paris : La
documentation française.
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Mouvement contre le racisme et pour l'amitié entre les peuples
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6 - LA BELGIQUE
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Schaerbeek, Belgique, Paris/Vaucresson : Centre de recherche
intrerdisciplinaire de Vaucresson.
7 - L'ALLEMAGNE FEDERALE
ALBRECHT H.J. (1984) : "Problems of policing ethnie minorities
in the Federal Republic of Germany", in J. Brown, editor,
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multiethnic areas in Europe, London : Police Review Publication,
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justice system in the Federal Republic of German y", Howard
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8 - La GRANDE-BRETAGNE
BA - Comités d'enquête
SCARMAN, Lord (1981) : The Scarman Report / The Brixton
disorders 10-12 April 1981, London : H.M.S.0. Egalement en
livre de poche chez Penguin.
BENYON J., editor (1984)
Pergamon.
Scarman and a/ter, Oxford
MORGAN R., MAGGS C. (1984)
University of Bath Press.
Following Scarman, Bath
8B - Livres et articles sélectionés
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PROBLEMES ACTUELS DE SCIENCE CRIMINELLE
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CROW 1. (1987) : "Black people and criminal justice in the U.K.",
Howard Journal of Criminal Justice, 26, 4, 303-314.
JEFFERSON T., GRIMSHAW R. (1987) : Interpreting police
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JEFFERSON T. (1989) : "Race, crime and policing : empirical,
theoretical and methodological issues", International Journal of the
Sociology of Law, s. p ..
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London: Oxford University Press.
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McCONVILLE M., BALDWIN J. (1982) : "The influence of race
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L. Koffman, editors, Police : the constitution and the community,
Abingdon : Professional Books, pp. 25-50.
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London: Home Office Research Study, n° 58.
STEVENS P., WILLIS C. (1982) : -Ethnie minorities and
complaints against the police, London : Home Office Research
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TUCK M., SOUTHGATE P. (1981) : Ethnie minorities, crime and
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�André NORMANDEAU
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9 - L'AUSTRALIE
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HOPE D. (1987) : "Policing in aboriginal South Australia : A
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and the law, New South Wales University Press, pp. 93-105.
MALLIA F.E. (1980) : "Ethnie minority groups and the police",
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10 - SUISSE
KILLIAS M. (1989) : Les Suisses face au crime, Grusch, Suisse :
Verlag Ruegger.
QUELOZ N. (1986) : La réaction institutionnelle à la délinquance
juvénile, Neuchatel : Université de Neuchatel.
��LES ORIENTA TIONS ACTUELLES DE NOTRE
PROCEDURE PENALE
Par
Jean PRADEL
Professeur à l'Université de Poitiers
Directeur de l'Institut de Sciences Criminelles
Un système de procédure pénale est-il susceptible de
prendre des orientations significatives nouvelles ? Au point de
vue des principes de base, sans doute peu car cette branche du
droit restera toujours écartelée entre les nécessités de la paix
publique et le respect de l'individu. Comme l'écrivait Faustin.
Relie, "La procédure pénale doit maintenir l'équilibre entre deux
intérêts également puissants, également sacrés, qui veulent à la
fois être protégés, l'intérêt général de la société qui veut la justice
et prompte répression des délits. l'intérêt des accusés qui est lui
aussi un intérêt social et qui exige une complète garantie des
droits de la collectivité et de la défense" (1 ). Et même si le dosage
entre ces deux impératifs peut varier -l'histoire et le droit
comparé le démontrent abondamment- tout système procédural
doit les prendre en compte.
Si l'on considère en revanche, non plus les principes de
base, mais les techniques de réalisation de ces principes, il en va
tout différemment. Un pénaliste de l'époque napoléonienne qui
reviendrait aujourd'hui en France, serait fort étonné car il ne
reconnaîtrait pas grand chose du droit procédural de son époque,
même si le Code de procédure pénale a repris de larges pièces. du
Code d'instruction criminelle et alors que les principes de base
n'ont pas tellement changé.
C'est qu'en effet depuis quelques décennies, surtout depuis
une quinzaine d'années, des éléments nouveaux sont apparus. Le
(1) Traité de l'instruction criminelle, 2 • éd. 1866, t. 1, p. 4.
�136
PROBLEMES ACTUELS DE SCIENCE CRIMINELLE
premier est la montée de la criminalité (même si les toutes
dernières statistiques font état d'une légère décrue) : ainsi
l'annuaire statistique de la justice de l'année 1986, indique un
doublement de la criminalité apparente entre 1976 et 1986 ; plus
précis encore, le rapport de la Direction générale de la police
nationale, de l'année 1987, donne pour l'année 1972 un taux de
criminalité apparente de 33 pour 1 000 et pour l'année 1987 un
taux de 57 ! La criminalité légale est évidemment en hausse elle
aussi. Le second élément nouveau est l'accroissement des échanges
d'idées entre pays : on sait qu'il existe quatre associations
internationales en matière pénale, qui organisent périodiquement
des rencontres où se retrouvent des criminalistes de tous pays, et
qui échangent leurs propres expériences : on n'ignore pas non
plus que le Conseil de l'Europe édite fréquemment des études
dans des séries diverses (2), qui sont très lues, notamment par les
magistrats de la Chancellerie (3) auxquels elles suggèrent des
propositions de réforme. Enfin, le troisième élément novateur est
constitué par la fameuse Convention européenne des droits de
l'homme, ratifiée par la France en 197 4 (4 ). Ce corps de règles
élémentaires, davantage inspiré du système de common law que
de notre système romano-germanique, constitue un facteur de
rapprochement entre les droits européens et peut, en conséquence
modifier le nôtre.
Sous l'effet de ces trois facteurs, notre procédure pénale législative ou jurisprudentielle- bouge beaucoup depuis une
quinzaine d'années. Deux idées en découlent : une gestion plus
rationnelle de la justice répressive et une meilleure prise en
compte de la personne. Et ces idées sont elles-mêmes à la base
d'une triple orientation de notre procédure pénale actuelle : une
spécialisation des organes de justice, une accélération du procès
répressif et un renforcement de la protection de l'individu. Ce
sont ces droits tendances qu'il nous faut considérer.
1. - SPECIALISATION DES ORGANES DE JUSTICE
La position traditionnelle du droit français en matière
pénale est celle d'une spécialisation relativement réduite. D'une
part en effet en vertu de l'unité des deux justices -civile et
pénale- ce sont les mêmes magistrats qui peuvent assurer
l'ensemble des fonctions judiciaires au point de vue matériel.
D'autre part, au sein de la magistrature pénale, les magistrats du
parquet sont aptes à toutes les fonctions de ce service, comme
(2) Notamment les séries du Comité européen pour les problèmes criminels et du
Bulletin d'informations pénitentiaires.
(3) Certains de ces magistrats participent d'ailleurs à l'élaboration de ces études.
(4) Le recours individuel ne sera cependant ouvert qu'en 1981
�Jean PRADEL
137
ceux du siège (à l'exception il est vrai, des organes d'instruction
qui ne peuvent en général participer au jugement des affaires
qu'il ont instruites).
Aujourd'hui, le premier aspect, celui de l'unité des deux
justices, subsiste dans l'ensemble. Le second en revanche s'effrite:
une spécialisation apparaît (sans texte) au sein du parquet et une
autre (souvent avec des textes) se développe au sein de la
magistrature du siège.
A - Spécialisation des magistrats du parquet
Tout parquet, quels que soient les principes d'organisation
qui le gouvernent, est articulé autour de la notion de "chaîne
pénale", qui comporte trois unités : le bureau d'ordre (réception
des procédures et des plaintes, complément d'enquête, orientation
des procédures par exemple vers un juge d'instruction),
l'audiencement (constitution des audiences et suivi de ces
audiences) et l'exécution des peines. Cela étant, l'organisation n'a
pas toujours été la même pour les deux premières unités. Jusqu'à
une date récente, on adoptait partout un système dit "horizontal",
le même parquetier étant apte à traiter toutes les affaires soit
dans le cadre d'un bureau d'ordre, soit dans le cadre d'un service
d'audiencement. Or depuis quelques années -ainsi à Versailles
depuis février 1985- est adopté un nouveau modèle dit de la
"verticalisation".
1. - Quel en est le principe ? La "verticalisation" se traduit
par l'éclatement de la chaine pénale, c'est-à-dire par la
spécialisation des contentieux et la polyvalence dans l'exécution
des tâches. Elle implique donc un traitement total du dossier
depuis son arrivée au parquet jusqu'à l'audience incluse, par la
même équipe, voire par le même magistrat.
Elle se situe ainsi aux antipodes du système horizontal qui
se caractérise par une polyvalence des matières et une
spécialisation des tâches (substitut "courrier", substitut "régleur",
substitut "d'audience").
Avec la "verticalisation", chaque substitut a de larges
pouvoirs sur tel secteur de la criminalité et il peut déléguer
certaines tâches aux greffiers et fonctionnaires des catégories C et
D.
2.
Que penser de la "verticalisation" ? Certains
parquetiers la rejettent à cause de la monotonie qu'elle engendre,
à cause de la perte de contact avec le reste du contentieux et à
cause du manque d'unité au sein du parquet qui se trouve
fragmenté en petites unités autonomes.
�138
PROBLEMES ACTUELS DE SCIENCE CRIMINELLE
A vrai dire, la "verticalisation" présente pourtant de réels
avantages, et non : que l'on considère la nature des affaires
(dossiers économiques, financiers, de stupéfiants relatifs à la
famille) ou la masse des affaires (chèques, circulation routière).
Dans le premier cas, la technicité et la diversité des lois pénales
ne permettent plus aux magistrats de traiter tous les types de
contentieux au sein du parquet. Et dans les deux cas, la
"verticalisation" permet une grande rationalisation et un gain de
temps, une meilleure connaissance de son "milieu" par le substitut,
une politique des poursuites et des classements plus cohérente et
unitaire. Enfin, la "verticalisation" offre au sein du parquet un
interlocuteur unique aux cabinets d'instruction, à la police
judiciaire, aux autorités administratives : il est bon que tous ces
partenaires n'aient qu'un interlocuteur au parquet, ce qui permet
d'instaurer des rapports directs et de confiance.
Ainsi donc, avec une spécialisation liée à la
"verticalisation", les avantages sont réels. Mais évidemment, ce
système ne vaut que pour des parquets assez importants (5).
B - Spécialisation des magistrats du siège
Cette spécialisation présente deux aspects : d'abord un
aspect matériel (et législatif) en vertu duquel certaines affaires
sont attribuées à des juridictions spécialisées ; ensuite un aspect
fonctionnel (mi-législatif et mi-jurisprudentiel) en vertu duquel,
pour des raisons d'impartialité des magistrats qui ont connu de
l'instruction de l'affaire ne peuvent plus en connaître au stade du
jugement.
1. - La complexité et la spécificité de certains contentieux
implique leur attribution à des juges spécialisés tant à
l'instruction qu'au jugement. Cette idée est ancienne comme le
montre l'exemple des juridictions pour mineurs. Mais elle se
développe beaucoup aujourd'hui.
- La spécialisation apparaît d'abord pour les infractions
économiques et financières en application de la montée de cette
forme de criminalité. Les criminologues américains avaient déjà
de longue date isolé cette forme de comportement avec par
exemple Sutherland et sa théorie des "cols blancs" ( l 938). A son
tour, le législateur français prend en considération spécialement
cette sorte de criminalité. Il le fait par une loi du 6 aotît 1975
(art. 704 et suivants du Code de procédure pénale) dont le
(5) L'organisation des parquets et ses incidences en matière de gestion et de politique
criminelle (Mme Delmas-Marty et M. Guilbot-Sauer), étude menée par le centre de
recherches en politique criminelle en exécution d'une convention de recherches avec
le ministère de la justice, 1988.
�Jean PRADEL
139
principe est celui-ci : dans chaque ressort de cour d'appel, un ou
plusieurs tribunaux de grande instance sont compétents pour
l'instruction et le jugement des affaires économiques et
financières. En pratique au sein de chaque cour d'appel, un (ou
des) juge d'instruction et une (ou des) chambre correctionnelle
sont spécialement investis de la connaissance de ce type de
contentieux. Deux remarques complémentaires doivent être faites.
Quelles sont d'abord ces affaires économiques et
financières ? L'article 705 du Code de procédure pénale vise pour
l'essentiel les délits économiques (par exemple délits relatifs à la
concurrence), les escroqueries, les banqueroutes, fraudes,
publicités trompeuses, délits fiscaux et douaniers, délits
concernant la construction et l'urbanisme. Cependant, ce ne sont
pas tous les délits de cette sorte qui seront attribués aux
juridictions spécialisées. Ce sont seulement ceux qui "apparaissent
d'une grande complexité".
Quel est ensuite le processus de saisine de ces juridictions
spécialisées ? La désignation du juge spécialisé est faite par le
Président de la chambre d'accusation, lequel est saisi soit par le
parquet au moment de l'ouverture de l'information, soit par le
juge d'instruction déjà saisi si celui-ci s'estime en cours
d'investigation dépassé par sa tâche, sollicitant en conséquence
auprès de son supérieur son dessaisissement au profit d'un
collègue spécialisé.
Le jugement sur le système de 197 5 est nuancé. Dans le
principe le système est excellent. Mais en pratique, il n'apporte
pas grand chose car, déjà avant 1975, il existait dans les grands
parquets de Paris, Lyon et Marseille -ceux qui connaissent 95 %
de ces affaires complexes- des sections spécialisées. En ·outre, le
système légal est assez lourd et il entraîne parfois une gêne pour
le justiciable qui se trouve éloigné de la justice (6).
- Un modèle analogue a été créé par une loi du 21 juillet
1982 pour les infractions militaires et pour les infractions de droit
commun commises dans le service par les militaires (art. 697 et
697-1 du C.P.P.).
- Enfin, en matière d'infractions de terrorisme, le schéma
prévu par une loi du 9 septembre 1986 (art. 706-16 du C.P.P.) est
un peu différent, même s'il reste fidèle à l'idée de juges
spécialisés. C'est que les infractions de terrorisme sont non
seulement spécifiques comme les précédentes, mais en outre ~t à
la différence des précédentes, étalées dans l'espace y compris dans
l'espace international. Aussi le législateur de 1986 a-t-il imaginé
une centralisation à Paris des procédures qui ont été ouvertes en
(6) Commentaires P. Couvrat au D. 1976, chron. p. 43, et J. Robert au J.C.P.
1975.1.2729.
�140
PROBLEMES ACTUELS DE SCIENCE CRIMINELLE
province. Plus précisément, les juges parisiens (d'instruction et de
jugement) ont une compétence dite "concurrente", ce qui signifie :
1) qu'ils ajoutent à leur compétence territoriale naturelle une
compétence supplémentaire lorsque les faits ont été commis
ailleurs qu'à Paris ;
2) que leur compétence n'est cependant que facultative puisque
ne sont centralisées à Paris que les affaires complexes comportant
des ramifications sur divers points du territoire national (7).
2. - Si la complexité et la spécificité imposent parfois le
recours à un juge spécialisé, l'impartialité des magistrats appelle
une répartition des fonctions de telle sorte que le magistrat ayant
instruit une affaire ne peut pas ensuite la juger. Sans doute, le
principe séparatiste est-il traditionnel dans notre droit. Depuis la
fameuse loi Constans de 1897, aujourd'hui à l'article 49 al. 2 du
Code de procédure pénale, le juge d'instruction "ne peut, à peine
de nullité, participer au jugement des affaires pénales dont il a
connu en sa qualité de juge d'instruction". Et l'article 253 du
Code de procédure pénale, en reprenant l'article 257 du Code
d'instruction criminelle décide que "ne peuvent faire partie de la
cour en qualité de président ou d'assesseur les magistrats qui,
dans l'affaire soumise à la cour d'assises, ont, soit fait un acte de
poursuite ou d'instruction, soit participé à l'arrêt de mise en
accusation ou à une décision sur le fond relative à la culpabilité
de l'accusé".
La question se trouve cependant renouvelée aujourd'hui
en raison de deux faits nouveaux. Le premier consiste en une
modification du panorama législatif avec notamment l'apparition
de la Convention européenne dont l'article 6-1 dispose que "toute
personne a droit à ce que sa cause soit entendue ... par un
tribunal ... impartial", ce qui doit s'entendre d'un tribunal
composé de juges indépendants, sans idées préconçues, bref
d'hommes neufs (8). Le second fait nouveau, de pur fait celui-là,
réside dans le développement d'une nouvelle mentalité judiciaire
qui pousse un nombre croissant de plaideurs (ou d'avocats) à
invoquer des nullités de procédure, par exemple à soulever
l'irrégularité d'une décision rendue par des juges qui avaient déjà
participé à l'instruction. Ce mouvement de contestation se trouve
renforcé par l'existence d'un certain nombre de cours d'appel à
effectifs réduits (Bastia, Angers, Pau ... ) où il est difficile de
trouver des juges "neufs" pour le jugement, et aussi par
l'économie des article 49 et 253 qui n'ont pas prévu tous les cas
de séparation des fonctions.
(7) Commentaires J. Pradel au D. 1987, chron. p. 39, et R. Ottenhof à la Rev. se.
crim. 1987, p. 607.
(8) Ce texte peut être regardé comme un élargissement des articles 49 et 253 C.P .P ..
�Jean PRADEL
141
C'est pourquoi les décisions sur le principe de séparation+
sont innombrables. Citons en quelques unes qui sont récentes et
qui justement, ont statué sur des cas non prévus par la loi. La
jurisprudence est partagée. Tout d'abord, le juge de l'application
des peines, qui a fixé les modalités d'application d'une peine de
travail d'intérêt général, peut ensuite faire partie du tribunal
correctionnel appelé à statuer sur la violation de cette mesure (9)
et il n'y a rien à redire d'une telle décision qui ne touche pas au
fond. En revanche, la question est plus compliquée lorsque le
juge de jugement a participé à un arrêt de la chambre
d'accusation. D'un côté, le magistrat membre d'une chambre
d'accusation qui a participé à un arrêt sur les charges ne peut pas
faire partie de la chambre des appels correctionnels (10). Mais
d'un autre côté, s'agissant du magistrat membre de la chambre
d'accusation qui a participé à un arrêt sur la liberté de l'inculpé,
il peut faire partie de la chambre des appels correctionnels ( 11 ),
mais pas de la cour d'assises (12). Solution d'autant plus curieuse
que dans le premier cas, la jurisprudence invoque l'absence
d'atteinte à l'article 6-1 de la Convention européenne alors qu'il y
a manifestement un risque de partialité. Il faudrait dans tous les
cas interdire le cumul. En vérité, ce qui conduit la Cour de
cassation à raisonner ainsi et à limiter la règle du non-cumul,
c'est le souci de sauver quelques procédures. C'est déjà évoquer
l'impératif de célérité.
II. - ACCELERATION DU PROCES REPRESSIF
L'idée de rapidité a toujours été une des préoccupations
majeures du législateur. Déjà Beccaria recommandait une justice
pénale rapide et après lui, R. Garraud écrivait que "la rapidité
dans la répression est une des conditions d'une bonne justice"
(13). Cet impératif prend cependant une importance énorme
aujourd'hui avec l'engorgement des prétoires qui entraîne un
ralentissement de la production judiciaire. Par exemple, la durée
moyenne d'une instruction, qui était de six mois en 1960, est
passée à plus de neuf mois en 1981 (14) et il est aujourd'hui
courant qu'une affaire financière donne lieu à une instruction de
deux à trois ans. Ces données de fait ont conduit le législateur
récent et la jurisprudence, quand ce n'est pas la pratique, à
imaginer des procédés pour ralentir le développement de c.ette
(9) Crim. 6 nov. 1986, affaire Lemoine, D. 1987.237 et la note.
(10) Crim. 6 nov., affaire Eschbach, idem.
(11) Crim. 6 nov. 1986, affaire Sainte-Marie, idem.
(12) Crim. 12 oct. 1983, D. 1984. 610 et la note.
(13) Traité théorique et pratique d'instruction criminelle, III, n • 1096, 1912.
(14) Compte général de l'administration de la justice pénale, données 1978 à 1981, p.
19, La Documentation française.
�142
PROBLEMES ACTUELS DE SCIENCE CRIMINELLE
tendance pernicieuse. Ces procédés consistent soit dans la création
de techniques procédurales, soit dans le maintien d'actes de
procédure malgré une irrégularité qui les affecte ( 15).
A - Création de techniques procédurales
L'imagination du législateur est plus riche qu'on ne le
croit.
1. - Une première technique, la moins audacieuse, porte
sur le règlement de l'instruction. Selon un schéma classique, le
juge d'instruction, une fois ses diligences terminées, communique
la procédure au procureur de la République qui doit lui donner
ses réquisitions définitives dans les trois jours, avant qu'il puisse
rendre à son tour son ordonnance de clôture. Or il advenait que,
pour des raisons diverses, le parquet conservait le dossier bien
au-delà des trois jours (parfois des mois ... ) de sorte que le
règlement de l'instruction était retardé d'autant. C'est pourquoi le
législateur du 30 décembre 1985 (art. 175 C.P.P.) a décidé qu'à
l'issue du délai ouvert au parquet pour régler le dossier -délai
porté à un ou à trois mois selon que l'inculpé est ou non détenule juge d'instruction peut rendre son ordonnance, même s'il n'a
reçu aucune réquisition du parquet (16).
2. - Plus importante est la procédure de comparution immédiate,
Héritière de la saisine directe de 1981 et plus anciennement du
flagrant délit de 1863, cette procédure est déjà en elle-même
rapide puisqu'elle fait l'économie d'une instruction tout en
permettant la mise de l'inculpé en détention provisoire. Or deux
éléments récents contribuent à son utilisation intensive.
Le premier -assez peu important en vérité- est constitué
par les encouragements du ministère de la Justice, matérialisés par
des circulaires, la dernière en date étant du l 9 novembre 1988.
Le second élément est relatif au domaine d'application de
la comparution immédiate et ici, une discussion très chaude s'est
élevée : fallait-il autoriser l'emploi de cette procédure même si
l'infraction n'est pas flagrante, mais à la condition que les faits
soient nets ? Une réponse affirmative est évidemment un
argument en faveur de la célérité puisque les cas d'application de
cette procédure rapide sont plus nombreux. Le législateur du 2
février 1981, en créant la saisine directe en avait autorisé
l'application à des infractions non flagrantes, mais "élucidées".
(15) J. Pradel, La célérité du procès pénal, Revue internationale de criminologie et
de police technique, 1984, p. 402.
(16) Système proche de celui qui avait été proposé en doctrine, v. J. Pradel et Ph.
Léger, D. 1982, chr. p. 105.
�Jean PRADEL
143
Mais à la faveur d'un changement de majorité politique survenu
quelques mois après, une loi du 10 juin 1983 remplaça la saisine
directe par la comparution immédiate et surtout en limita
l'application aux infractions flagrantes (art. 393 et S. C.P.P.) (17).
Cependant, consécutivement à un nouveau changement de
majorité politique en 1986, une loi du 9 septembre 1986 en revint
au critère de l'élucidation, sauf à parler des "charges réunies
suffisantes" et "d'affaire en état d'être jugée" (art. 395 C.P.P.).
L'idée de célérité en sort renforcée.
3. - Quelques mots enfin sur ces procédures sommaires
que sont l'ordonnance pénale et l'amende forfaitaire. La première
est un indéniable facteur d'accélération en permettant de traiter
une foule de contraventions en audience de cabinet sans la
présence du prévenu (sauf droit d'opposition en fait rarement
exercé). Mais sa relative ancienneté nous interdit de l'examiner en
détail puisqu'elle date d'une loi du 3 janvier 1972.
En revanche, l'amende forfaitaire, qui s'applique à un
grand nombre de petites contraventions, par exemple routières, a
été remaniée en profondeur par une loi du 30 décembre 1985,
donc à une époque récente. Sans entrer dans les détails, rappelons
que la réforme s'est faite dans le sens d'une meilleure rationalité,
c'est-à-dire en fait dans le sens d'une plus grande rapidité.
Il faut convenir cependant que l'accélération du procès
pénal se réalise moins par la création de nouvelle procédures que
par le maintien d'actes de procédure viciés.
B - Maintien des actes de procédure
Les rédacteurs du Code de procédure pénale de 1959,
soucieux d'assurer le respect des droits de la défense, avaient
conçu un système de nullités assez large comme il apparaît par
exemple à la lecture de l'article 206 selon lequel, "la chambre
d'accusation examine la régularité des procédures qui lui sont
soumises". Or toute l'évolution postérieure à 1959 va se faire dans
le sens d'un étranglement des nullités. Telle fut en premier lieu,
dès 1960, la politique de la chambre criminelle, sous l'impulsion
du président Patin qui entendait faire confiance aux magistrats.
Ainsi la chambre criminelle va créer la fameuse théorie de
"l'unique objet" : quand la chambre d'accusation est saisie d'un
appel, portant pas hypothèse sur un point particulier, elle ne
saurait, malgré l'article 206, examiner la régularité de la
(17) Commentaires B. Bouloc à la Rev. science crim. 1983, p. 701, M. Puech, A.L.D.
1983, p. 105 et J. Pradel D. 1984, chron. p. 73.
�144
PROBLEMES ACTUELS DE SCIENCE CRIMINELLE
procédure (18). Tel fut en second lieu l'esprit du législateur avec
les réformes du 6 aoüt 1975 (art. 802 C.P.P.) et du 30 décembre
1985 (art. 305-1 C.P.P.).
1. - L'article 802 C.P.P. est assurément l'un des textes les
plus importants de notre procédure. On sait qu'il subordonne
l'annulation d'une procédure à la preuve d'une atteinte aux
intérêts de la partie concernée par l'irrégularité, exception faite
des irrégularités dans l'application de l'article 105.
Très nombreux sont les arrêts qui appliquent l'article
802 pour sauver les procédures, pour gagner du temps. On en
donnera deux exemples très récents. Dans le premier, le conseil
de l'inculpé avait été convoqué moins de quatre jours avant
l'interrogation et il n'avait pas non plus bénéficié du délai de
deux jours pour consulter le dossier, au mépris de l'article 118
C.P.P.. Logiquement, la nullité eut été imparable (19), mais
comme le conseil, en l'espèce, n'avait formulé aucune protestation
lors de l'interrogatoire de son client, la chambre criminelle en a
déduit "qu'il n'est ni établi, ni même allégué que ces irrégularités
aient eu pour effet de porter atteinte aux intérêts de l'inculpé et
que par application de l'article 802, le moyen de nullité doit être
écarté" (20). Dans la seconde affaire, le rapport d'expertise n'avait
pas été notifié à l'inculpé alors que l'article 167 C.P.P. l'exige
expressément afin de permettre le dépôt d'une note. Mais,
remarque la chambre criminelle, l'inculpé avait eu connaissance
ultérieurement de toute la procédure, et donc du rapport, lorsque
le dossier se retrouvait devant la chambre d'accusation. Il y avait
eu par conséquent une sorte de notification implicite et l'inculpé
aurait pu présenter des observations devant la chambre
d'accusation. Et s'il ne l'a pas fait, c'est qu'il n'avait rien à dire
contre le rapport d'expertise. En conséquence, la Cour de
cassation rejette la demande d'annulation fondée sur l'article 167
C.P.P. (21 ).
De façon générale d'ailleurs, le préjudice nécessaire à
l'annulation est apprécié in concreto, espèce par espèce. Ce qui
compte, ce n'est pas la gravité de l'irrégularité, mais l'importance
du préjudice, ce qui permet à la jurisprudence d'utiliser l'article
802 en alléguant qu'il n'y a pas de préjudice (22).
- Sans doute, l'article 802 ne couvre-t-il pas les nullités
d'ordre public puisque, malgré son silence sur ce point, la Cour
(18) Crim. 5 mai et 2 novembre 1960, 5 janvier 1961, D. 1961, 581, note M.R.N.P ..
Adde de très nombreux arrêts postérieurs.
(19) Crim. 27 juillet 1906, D. 1907.I.334.
(20) Crim. 2 septembre 1986, affaire Arpino, D. 1987. som. 82 et obs.
(21) Crim. 14 mars 1988, affaire Checchi, D. 1988, Somm. 356 et observ., Bull. crim.
n • 122.
(22) Crim. 26 septembre 1986, Bull. crim. n • 259.
�Jean PRADEL
145
de cassation a heureusement admis que ces nullités ne peuvent
disparaître (23). Cependant, la notion d'ordre public est bien
vague, ce qui sert à la jurisprudence pour entendre
restrictivement les nullités d'ordre public. On voit d'ailleurs
parfois le législateur voler au secours de la jurisprudence dans un
cas du moins : celui de la désignation du juge d'instruction par le
président du tribunal (art. 83 C.P.P.). La jurisprudence y avait vu
une "règle d'ordre public et comme telle échappant aux prévisions
de l'article 802" (24). Or une loi du IO décembre 1985 réformant
l'article 83, et venue autoriser le président à établir un tableau de
roulement pour n'avoir pas à rendre d'ordonnance à chaque fois
qu'il doit procéder à une désignation. Voilà donc une source de
nullités d'ordre public qui est presque tarie.
- L'article 802 exclut de son champ d'application les
irrégularités fondées sur une violation de l'article 105 C.P.P. qui
prohibe les inculpations tardives. On pourrait donc croire qu'en
cette matière sensible, les nullités seront plus nombreuses.
Profonde erreur car la Cour de cassation, jouant sur les termes de
l'article 105 sauve au moins 99 procédures sur 1OO en décidant
que les juges ou policiers n'ont pas eu l'intention de porter
atteinte aux droits de la défense. Le point extrême de cette
jurisprudence paraît avoir été atteint par un arrêt du 11 juillet
1988 (25). Dans une information ouverte pour meurtres et trafics
de stupéfiants, le juge d'instruction avait délivré une commission
rogatoire à la police judiciaire. Les policiers placèrent l'intéressé
suspect en garde à vue du 9 au 13 février 1987 (en application de
l'article L 627-1 C. santé pub. qui autorise une garde à vue de
quatre jours). Mais devant son refus de déposer, les policiers
établirent un "procès-verbal de renseignements" dans lequel ils
relatèrent aveu et refus. Puis ils continuèrent à entendre
l'intéressé sur les deux chefs de poursuite jusqu'au 13 février,
établissant cinq procès-verbaux d'audition. Les policiers avaient
manifestement pris des libertés avec l'article 105 puisque :
1) malgré aveux, ils poursuivirent l'audition sur les meurtres ;
2) ils le firent pendant quatre jours alors que la prolongation de
la garde à vue au-delà de quarante huit heures n'est possible
qu'en matière de trafic de stupéfiants.
Or la chambre d'accusation de Grenoble (arrêt du 30 mars 1988)
refusa toute annulation et la chambre criminelle rejeta le pourvoi
formé contre cette décision.
(23) Crim. 10 novembren 1977, D. 1978.621, note Jeandidier ; 19 mai 1980, D.
1981.177, note Jeandidier.
(24) En dernier lieu, Ass. plén. 17 juin 1988.
(25) Crim. 11 juillet 1988, affaire Mendez, D. 1988, Somm. 359 et observ.
�146
PROBLEMES ACTUELS DE SCIENCE CRIMINELLE
2.
L'article 305-1 C.P.P. participe de la même
philosophie que l'article 802, même si son domaine est plus étroit.
Selon l'article 305-1, "l'exception tirée d'une nullité autre que
celles purgées qui précède l'ouverture des débats doit, à peine de
forclusion, être soulevée dès que le jury de jugement est
définitivement constitué". En somme, toute irrégularité commise
entre l'arrêt de mise en accusation et l'ouverture des débats doit
être soulevée dès constitution définitive du jury de jugement, soit
avant cette ouverture. Après il serait trop tard. Cette règle
s'explique par le fait que devant cette période intermédiaire, les
occasions de nullité sont nombreuses, tant par exemple les règles
sur la constitution du jury sont complexes. On a remarqué aussi
que les accusés, qui s'estiment trop durement condamnés,
n'hésitaient pas à former un pourvoi qu'ils alimentaient en
puisant dans cette manne de formalités antérieures aux débats.
D'où la réaction du législateur en 1985.
L'intention du législateur de restreindre les nullités est
donc certaine. Or la jurisprudence va encore au-delà. Elle fait
appel à ce texte pour les affaires soumises aux cours d'assises sans
jurés alors qu'il vise expressément le jury (26). C'est une
interprétation très analogique que pratique ici la jurisprudence. Il
est vrai que cette forme d'interprétation est la règle presque
générale en procédure et qu'il n'y a pas ici d'atteinte aux droits
de la défense.
Cette considération n'est d'ailleurs pas perdue de vue par
notre droit le plus récent.
III. - RENFORCEMENT DE LA PROTECTION
DE L'INDIVIDU
L'existence de la Convention européenne dont on parle
tant aujourd'hui -parce que ses principes s'imposent à notre droit
positif et parce qu'il existe une Cour européenne pour en assurer
le respect- ne pouvait qu'influencer la procédure pénale. C'est un
fait qu'aujourd'hui plus qu'hier, le législateur de cette matière
entend respecter les droits de la défense, et même plus
généralement les intérêts de l'individu (dont ces droits ne sont
qu'un aspect). Cet individu peut être la victime aussi bien que la
personne poursuivie.
(26)C rim. 11 février 1987, Bull. crim. n • 69. D. 1987.215, note Angevin. Rev. See.
crim. 1987.463, observ. Brauschweig, à propos de la cour d'assises statuant en
matière militaire (art. 698.6 C.P.P.).
�Jean PRADEL
147
A - Reniorcement de la situation de la victime
On sait qu'à l'instar de plusieurs droits étrangers, le
législateur français a prévu en 1977 un recours en indemnité pour
certaines victimes de dommages résultant d'une infraction (art.
706.3 et s. C.P.P.). Le système a été développé par deux lois
postérieures de 1981 et 1983. Il présente quatre caractères : il est
subsidiaire (l'Etat n'intervient que si la victime n'a pas obtenu de
réparation à aucun titre), il ne s'applique qu'à certaines
infractions (atteintes à l'intégrité corporelle, vols, escroqueries,
abus de confiance), il est forfaitaire et il est extra-pénal
(l'indemnité est accordée par une commission ayant le caractère
d'une juridiction civile).
C'est également dans le cadre du procès pénal que le
législateur a amélioré le sort des victimes, qu'elles soient "vraies"
ou "fausses".
1. - En premier lieu, les "vraies" victimes ont bénéficié
d'une grande loi, du 8 juillet 1983, qui leur a permis d'obtenir
des dommages-intérêts plus rapidement (27).
D'abord la victime qui s'est constituée partie civile devant
la juridiction répressive -par exemple devant le juge
d'instruction- peut sans abandonner la voie pénale, saisir le juge
civil statuant en référé, afin que celui-ci ordonne "toutes mesures
provisoires relatives aux faits qui sont l'objet des poursuites
lorsque l'existence de l'obligation n'est pas sérieusement
contestable" (art. 5-1 C.P.P.). Pour comprendre ce texte, il faut le
combiner avec l'institution du cautionnement (qui, depuis la
même loi de 1983, peut être en partie affectée à la victime
malgré opposition de l'inculpé). De deux choses l'une. Ou bien le
juge d'instruction a recours au cautionnement, mais il se heurte
au refus de l'inculpé de le voir affecter à la victime ; celle-ci
peut alors saisir le juge des référés qui pourra lui accorder une
provision par voie d'ordonnance sur la base de laquelle elle
sollicitera ensuite du magistrat instructeur le versement à ellemême du montant du cautionnement dO. à concurrence de la
somme fixée par le juge des référés ; on brise ainsi le refus de
l'inculpé. Ou bien le juge d'instruction n'a pas eu recours au
cautionnement, la victime peut encore saisir le juge des référés
aux fins de provision : on corrige cette fois l'inaction du juge ..
Ensuite, le tribunal correctionnel même s'il prononce une
relaxe, peut accorder des dommages-intérêts à la partie civile ou
à son assureur "en application des règles du droit civil" (art. 470-1
C.P.P.). Avant cette réforme, la partie civile qui "subissait" une
(27) Commentaire J. Pradel D. 1983, chron. p. 241.
�148
PROBLEMES ACTUELS DE SCIENCE CRIMINELLE
relaxe n'avait d'autres ressources que de saisir le juge civil sur la
base de l'article 1384 C. civ (ou plus rarement sur la base de
l'article 1382 C. civ. en invoquant une faute distincte de la faute
pénale). Elle devait donc lancer un second procès, et perdre ainsi
temps et argent. Cet inconvénient disparaît avec le nouvel article
470-1 C.P.P. qui proroge la compétence du juge pénal (sauf, il est
vrai, lorsque des tiers responsables doivent être mis en cause). En
outre, les inconvénients du principe de l'unité des fautes, civile et
pénale, disparaissent aussi : le juge pénal n'hésitera plus à
acquitter, sachant qu'il pourra néanmoins indemniser la partie
civile.
2. ~ Ce sont en second lieu, les "fausses" victimes qui
peuvent agir plus fréquemment. En parlant de "fausses" victimes,
nous voulons parler des associations, sortes de procureurs "bis".
Les lois récentes qui leur accordent le droit d'agir devant le juge
pénal ne se comptent plus, plongeant d'ailleurs les auteurs dans
un certain embarras (28 ). On citera la dernière, du 5 janvier
1988, relative aux associations de consommateurs (29). Cette loi
est très importante car elle confère à ces associations des pouvoirs
particuliers, qui s'ajoutent à celui -très traditionnel et unique
jusqu'alors- de demander des dommages-intérêts.
Premier pouvoir : l'association peut demander au juge
pénal (ou civil d'ailleurs) d'imposer au prévenu (ou au
défendeur), sous astreinte le cas échéant, de faire cesser tous
agissements illicites.
Second pouvoir : l'association en saisissant le juge pénal,
peut permettre à celui-ci, après reconnaissance de culpabilité,
d'ajourner à un an le prononcé de la peine afin que, dans
l'intervalle, le prévenu ait fait cesser l'agissement illicite. Le juge
pénal s'était déjà vu reconnaître en 1975 le pouvoir d'ajourner la
prononcé de la peine (art. 469-3 C.P.P.). Mais ici, son pouvoir
n'existe que s'il a été saisi par l'association. C'est donc elle qui est
à l'origine de l'ajournement.
B - Renforcement de la situation de la personne poursuivie
Les exemples d'un tel renforcement sont très nombreux.
Ils rendent parfois la lecture de notre législation hasardeuse ou
obscure, comme si les meilleures intentions législatives n'.étaient
pas sans contre partie. Ceci est d'ailleurs plus vrai en ce qui
concerne la liberté de l'inculpé que sa défense.
(28) Faut-il encourager ces actions ou les freiner, ou les uniformiser, ou encore ne
prévoir qu'un seul texte, commun à toutes les associations 7
(29) Qui abroge une loi du 29 décembre 1973 (dite loi Royer), laquelle accordait
déjà, sous des conditions différentes, l'action civile à ces associations.
�Jean PRADEL
149
Si sur le premier point, vo1c1 environ vingt ans que le
législateur s'efforce de protéger la liberté de l'inculpé, non
seulement d'ailleurs pour une raison de principe (la présomption
d'innocence), mais aussi pour désengorger les prisons. Après la
grande loi du 17 juillet 1970, qui avait créé le contrôle judiciaire
et institué une motivation des mises en détention, plusieurs lois
sont intervenues avec deux objectifs techniques principaux.
Le premier objectif est l'instauration d'un débat
contradictoire, dans le cabinet du juge d'instruction, entre
accusation et défense, le magistrat ne prenant sa décision qu'après
avoir entendu l'un et l'autre (loi du 9 juillet 1984, art. 144-1
C.P.P.). Même si cette procédure n'apporte pas grand chose à la
défense et à la liberté -puisque le juge n'organise ce débat que
lorsqu'il envisage la mise en détention- il n'est pas question de la
supprimer (30).
Le second objectif est l'instauration d'une collégialité, la
mise en détention, voire la gestion de la détention, ne pouvant
être décidées que par un collège de trois juges (31). Une loi du
10 décembre 1985 avait créé des "chambres d'instruction",
incluant le juge d'instruction. Mais cette loi, très lourde et qui
supposait une masse de magistrats que nous n'avons pas, fut
abrogée, avant même d'être entrée en application, par une autre
30 décembre 1987, celle-ci plus modeste ne consacrant la
collégialité (et sans le juge d'instruction) que pour la mise en
détention. Elle fut elle-même abrogée par une loi du 6 juillet
1989, alors qu'elle n'était pas, elle non plus, encore entrée en
application. Au vrai, on peut estimer que la collégialité est ici
pleines d'inconvénients : notamment, elle porte atteinte à la
présomption d'innocence car l'inculpé a intérêt à être mise en
prison par un magistrat plutôt que par deux ou trois.
2. - Le renforcement de la défense de la personne
poursuivie obéit à des lignes de force plus claires, même si elles
sont parfois contestables. Ce renforcement se traduit de deux
façons.
- En législation tout d'abord une réforme du 30 décembre
1987 a réécrit l'article 104 C.P.P .. Auparavant, selon ce texte,
toute personne nommément visée par une plainte avec partie
civile se voyait offrir le choix par le juge d'instruction d'être
entendue comme témoin ou d'être inculpée. Si elle était inculpée,
l'opinion en était tenue au courant, au risque de voir sa
réputation ternie. Aussi la loi de 1987 a-t-elle décidé que cette
(30). Commentaires J. Pradel D. 1985, chron. p. 7 et P. Chambonau, J.C.P.
1985.1.3174.
(31) Présumé plus favorable à la liberté qu'un seul juge qui peut se laisser emporter
aux jeux du législateur.
�150
PROBLEMES ACTUELS DE SCIENCE CRIMINELLE
personne, lorsqu'elle est entendue en qualité de témoin, a droit à
l'assistance d'un avocat : ainsi apparaît la notion de "témoin
assisté". L'intention du législateur est excellente. Mais en pratique,
le résultat peut être désastreux car en cas d'inculpation ultérieure,
la personne passera pour coupable et presque déjà condamnée.
Il faut mentionner aussi le nouvel article 56-1 C.P.P. (loi
du 30 décembre 1985) selon lequel "les perquisitions dans le
cabinet d'un avocat ou à son domicile ne peuvent être effectuées
que par un magistrat et en présence du bâtonnier ou de son
délégué". Auparavant, rien n'interdisait -au moins en droit- à un
officier de police judiciaire de procéder à une telle investigation.
La nécessité, désormais, d'un juge ou d'un magistrat du parquet a
semblé au législateur plus apte à assurer le respect des droits de la
défense.
- La jurisprudence, de son côté, reste toujours très
soucieuse de maintenir intacts les droits de la défense. Ainsi,
malgré le correctif de l'article 802 C.P.P., il y a encore des
cassations fondées sur une violation des articles 114 et suivants
C.P.P .. Et l'on ne peut passer sous silence cette jurisprudence très
récente qui se fonde sur l'article 6-3 de la Convention
européenne ·pour décider que le prévenu non francophone
condamné ne peut se voir réclamer le payement des frais résultant
de l'assistance d'un interprète (32). La solution est d'autant plus
intéressante que, selon le droit commun, le condamné supporte les
frais du procès et que, dans ce cas précis, la chambre criminelle
vise expressément la Convention européenne.
*
Nous venons d'évoquer encore cette Convention. Va-t-elle
modifier, une nouvelle fois, notre procédure pénale, à l'heure où
siège à la Chancellerie une commission "Justice pénale et droits de
l'homme", et à la veille de l' Acte Unique européen ? Il y a fort à
parier que de nouvelles orientations vont apparaître.
(32) Crim. 24 février 1988, D. 1988, Somm. 361 et observ., Bull. crim. n • 94.
�TABLE DES MATIERES
JUSTICE PENALE ET TROUBLES MENTAUX
Jean-Marie A USSEL ........................................................................ 5
PROGRES SCIENTIFIQUE, ETHIQUE ET DROIT
Jacques BORRICAND .................................................................... 23
L'INDICATEUR
Gaëtan DI MARINO ....................................................................... 63
LA POLICE ET LES MINORITES
André NORMANDEAU ................................................................ 99
LES ORIENTATIONS ACTUELLES DE NOTRE
PROCEDURE PENALE
Jean PRADEL ............................................................................... 135
Table des matières ........................................................................ 151
DEPOT LEGAL 2ème Trimestre 1990
���1.S.B.N. 2 - 7314 - 0030 - 0
Ouvrages parus dans la même collection :
Connaître la criminalité : le dernier état de la question
xxxe Cours International de Criminologie 1981
P.U.A.M. 1983 Prix: 110 F
Le processus d'élaboration de la loi « Sécurité et Liberté ».
Essai d'analyse sociologique
S. CIMAMONTI
(Prix Gabriel TARDE 1982)
P.U.A.M. 1983 Prix: 110 F
Problèmes actuels de science criminelle : Vol. 1
Les droits de la victime : un choix de politique criminelle par F. BOULAN
La crise des politiques criminelles occidentales, par R. GASSIN
Les juridictions pénales d'exception dans la France contemporaine
par W. JEANDIDIER
L'élaboration d'un nouveau code pénal français par G. LEVASSEUR
Vocation et responsabilité de la criminologie comparée par D. SZABO
Le droit criminel français et les convictions religieuses, philosophiques
morales ou politiques par A. VITU
P.U.A.M. 1985 Prix: 55 F
Problèmes actuels de science criminelle : Vol. II
La provocation par F. BOULAN
De l'opportunité des interdictions pénales en matière de technologie
de la reproduction et de génétique humaine.
Etat actuel de la législation en RFA par H.L. GÜNTHER
La théorie du contrôle social et l'évolution de la criminalité
par M. CUSSON
Le terrorisme par B. BOULOC
Assuétudes et droit pénal spécial par J. BORRICAND
P.U.A.M. 1990 Prix: 70 F
Graphisme de couverture V. VASARELY: YLLT - 1975
© Victor Vasarely
Prix : 110 F
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Périodiques imprimés édités au cours des 18e-20e siècles et conservés dans les bibliothèques de l'université et d'autres partenaires du projet (bibliothèques municipales, archives et chambre de commerce)
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Problèmes actuels de science criminelle
Creator
An entity primarily responsible for making the resource
Boulan, Fernand (1939?-1993). Rédacteur
Institut de sciences pénales et de criminologie (Aix-en-Provence, Bouches-du-Rhône). Auteur
Source
A related resource from which the described resource is derived
Bibliothèque droit Schuman (Aix-en-Provence), cote 51701 et 51702
Publisher
An entity responsible for making the resource available
Presses universitaires d'Aix-Marseille (Aix-en-Provence)
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1985-2008
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The spatial or temporal topic of the resource, the spatial applicability of the resource, or the jurisdiction under which the resource is relevant
France. 19..
Alternative Title
An alternative name for the resource. The distinction between titles and alternative titles is application-specific.
Nouveaux (Les) problèmes actuels de sciences criminelles (Devient)
Abstract
A summary of the resource.
La revue Les Problèmes actuels de sciences criminelles est éditée par l’Institut de Sciences Pénales et de Criminologie (ISPEC) et le Centre de Recherche en Matière Pénale (CRMP). L’ISPEC et le CRMP « sont réunis au sein du pôle de sciences criminelles de la faculté de droit et de science politique (UPCAM) et renouent avec une tradition éditoriale initiée il y a plusieurs années.
Les Problèmes actuels de sciences criminelles ont vocation à accueillir les conférences qui se sont déroulées au cours de l’année universitaire, les manifestations organisée par l’ISPEC et/ou le CRMP, qu’il s’agisse des journée de formation ou des colloques, ainsi que la conférence annuelle des doctorants, mais aussi des extraits ou articles tirés des thèses soutenues dans la périodes référencée ou toute autre étude relative à la matière pénale. »¹
Le rédacteur en chef est Jean-Baptiste Perrier.
1. voir le site de l’ISPEC : www.ispec-aix.fr/problemes.html
Résumés des mémoires des majors de DEA et DESS à partir du vol. 15.
Les années numérisées 1985, 1989 et 1990 correspondent aux 3 premiers tomes de la revue
Provenance
A statement of any changes in ownership and custody of the resource since its creation that are significant for its authenticity, integrity, and interpretation. The statement may include a description of any changes successive custodians made to the resource.
Bibliothèque droit Schuman (Aix-en-Provence)
Rights Holder
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The topic of the resource
Droit criminel
Droit pénal
Description
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Recueil des conférences, colloques et autres manifestations organisés par l’ISPEC et le CRMP, ainsi que des extraits ou articles tirés des thèses soutenues au cours de l’année universitaire en matière pénale.
Criminologie -- France -- Périodiques