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DES
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Facultés de Droit et des Lettres
D A I X
Tome I _
N° 1
J a n v ie r - IMIsirs
±905
( LETTRES)
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PARIS
MARSEILLE
FONTEMOING, EDITEUR
4, Rue Le GoIF, 4
IMPRIMERIE BARLATIER
19, Rue Venturc, 19
1905
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Avertissement..................................................... ......................
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F. Belin. L’édit de 1679 et l’enseignement du droit dans
nos anciennes Universités............................................
P. Gaffarel. La première Restauration à Marseille . . . .
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Avertissement
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Le Conseil de l’Université ayant bien voûta fournir les premières
ressources nécessaires pour ta publication d’un recueil périodique
commun aux deux Facultés de Droit et des Lettres, nous croyons
devoir donner quelques indications sur le caractère de ce recueil.
Bien des fois déjà, depuis plusieurs années, ce projet avait été
discuté, et des raisons de divers ordres l’avaient fait ajourner. Nous
n’iynorons pas, notamment, que l'on se plaint, non sans raison, du
nombre toujours croissant des périodiques, et particulièrement des
revues d’un caractère trop général, où des articles de chimie on
d’histoire naturelle coudoient des études sur la poésie grecque on
Vépigraphie romaine,
Mais nous sommes obligés aussi de constater que les revues spé
ciales, d’un maniement bien plus commode assurément, ont poin
ta plupart à leur disposition beaucoup plus de matières que de
ressources, et qu’un article qu'on leur adresse en janvier a bien
des chances de ne voir le jour qu’en décembre. D'autre part, ces
revues paraissant presque toutes à Paris, il y a quelque intérêt poin
ta province, et surtout pour les Universités provinciales, à mani
fester par des recueils spéciaux, bien à elles, leur activité scientifique.
A vrai dire, nos Annales offriront moins de diversité que
beaucoup de publications analogues, la Faculté des Sciences et
l'Kcole de Médecine ayant, depuis plusieurs années déjà, chacune
leur organe particulier. De plus, pour éviter la confusion des ma
tières, nous avons séparé nettement les deux ordres de disciplines
1
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que comporte le nôtre. Chaque fascicule sera consacré exclusive
ment, et à tour de rôle, soit ci des articles juridiques, soit ci des
articles littéraires ; et la pagination en sera différente, de manière
et permettre de réunir tous les fascicules d’une année en deux demivolumes.
Les Annales ne seront pas une Revue, au sens ordinaire du mot :
elles ne comporteront ni comptes-rendus bibliographiques, ni chro
niques, mais seulement des articles de fond, et, de préférence, des
articles d’une certaine étendue ; il pourra arriver, par exemple, que
tel fascicule n’en comprenne qu’un seul. Ces articles se rapporte
ront naturellement à loutes les matières enseignées dans les deux
Facultés ; mais les éludes de langue et de littérature, d’histoire et
d’institutions locales g auront une large place; nous espérons
donner ainsi à nos Annales un caractère original, et comme
leur marque propre.
Le Comité de Rédaction :
MM. G. Buy, L. D ucros, A. B ouvier -B angillon ,
J. B renous , E. V ermond , M. Clerc .
Secrétaires de la Rédaction :
Droit : M. César -B ru .
Lettres : M. M. Clerc .
�L’ÉDIT DE 1(179
MT
Par F. BELIN
Recteur de l’Académie d’Aix
Dans l’hisloire de l’Enseignement supérieur en France, l’Édit
de 1679, on ne l’a peut-être pas assez remarqué, est d’une impor
tance capitale. Pour la première fois, le Roi fait de l’Enseigne
ment du droit, donné jusqu’alors avec une certaine indépendance
par les diverses Universités du royaume, un véritable service
public ; le Chancelier de France est chargé (2) de ce département
nouveau ; et, dans les provinces, il a pour représentants et exé
cuteurs de ses ordres MM. les Intendants. Afin de ne point
inquiéter les Universités provinciales, si jalouses de leurs vieux
privilèges, le Roi laisse à peu près intact l’appareil extérieur de
leurs libertés ; elles continuent à élire, suivant leurs anciens sta
tuts, les officiers qu’elles placenta leur tête ; elles administrent,
comme elles l’entendent, les deniers de la bourse commune ; et
elles conservent toujours, bien que plus strictement limitée (3),
(1) Cet article est extrait d’un ouvrage, actuellement sous presse, qui a pour
titre : «Histoire d ’une Université provinciale sous l’ancien régime».
(2) « C’était le Chancelier qui dirigeait encore toutes les Universités île
France, nommait, encourageait, surveillait les professeurs et leur donnait de
l’avancement, cherchant à multiplier les établissements soit laïques, soit ecclé
siastiques, polir relever les études, « qui ne languissent que trop dans le
temps présent », disait-il. » (Le Chancelier d'Aguesseau, sa conduite et ses
idées j)olitiqucs, etc., par M. Francis Monnier, Paris, 1863).
(3) Voir l’Arrest du Conseil d’Etat du 19 mai 1687, qui règle la juridiction de
l’Université de Besançon : « L’Université jugera eu dernier ressort des actions
civiles purement personnelles, qui seront intentées par devant elle, d’écolier à
�leur juridiction particulière ; mais l’important, l’essentiel poul
ie Souverain, je veux dire l’action sociale que les Universités,
parleur enseignement, exercent en particulier sur la jeunesse
qui fréquente les Facultés de Jurisprudence, c’est le Roi qui
désormais va la diriger, la régler et la faire concourir à l’achè
vement de l’unité qu’il se propose d’établir dans les esprits, en
attendant que, pour les choses de la foi, il essaie bien tôt de l’im
poser aux consciences.
C’est lui qui arrête les programmes d’un enseignement qui
sera partout (1) à peu près uniforme ; c’est lui qui iixe la durée
de la scolarité (2), que les Facultés n’auront plus le droit d’abré
ger ; c’esL lui enfin qui édicte les obligations (3) de nature
diverse, imposées désormais aussi bien aux professeurs dans
leurs chaires qu’aux écoliers qui veulent, après examen, obtenir
tel ou tel degré. Le choix des professeurs, d’autre part, lui appar
tiendra en réalité et sans conteste ; car, s’il détermine les condi
tions du concours, obligatoire (4) lorsqu'une chaire se trouve
vacante dans une Faculté, il se réserve toujours le droit, dont il
sait user du reste, de nomination directe, quitte à affirmer que,
pour celte fois seulement, il déroge à la règle qu’il a lui-même
établie. C’est lui que les Universités consultent, quand il y adésacécolier, île professeur à professeur et de suppost à suppost, comme aussi des
actions qui ne comporteront pas de peine afflictive et infamante, même de la
prison pour quelques jours à l’égard des écoliers ; et, dans les dits cas. les
jugements seront exécutés, sauf lorsqu’il s’agira de prison hors de la ville et
d’exécutions réelles sur les biens, au sujet desquels on sera obligé de prendre
Parcatis au Parlement ».
(1) Voir les Règlements approuvés par le Roi pour les Universités de Paris,
d’Orléans, de Bourges, d’Angers, de Reims et de Poitiers. (Recueil des Édits,
Déclarations, Arrest, etc., imprimé par l’ordre de Monseigneur le Chancelier,
Paris 1712, p. 33-57).
« Sa Majesté aurait jugé qu’il était important de terminer ces différents et
d’établir en même temps les précautions nécessaires, telles qu’elles ont été
apportées dans les autres /acuités du droit civil et canonique pour faire fleurir
dans celle d’Aix l'élude de la jurisprudence ». (Lettres patentes sur Arrêt
concernant les docteurs en droitagrégés de l’Université d’Aix, données àVersailles le 30 Janvier 170*1 et enregistrées au Parlement le 20 juin suivant).
(2) Édit île 1679, article vi.
(3) Déclaration du Roy du 6 aoust 1682.
(4) Même Déclaration, article xix.
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cord (1) sur l’interprétation ou l'exécution de ses Déclarations ;
et, s’il apprend qu’on trangresse quelque part l’une de scs pres
criptions, c’est lui qui se charge de rappeler (2) à l’obéissance les
professeurs qui s’en sont écartés. Il devient delà sorte, mais sans
le proclamer, le maître absolu des hommes et des choses dans
(1) Le Comte de Pontcharlrain à Causse, professeur de droit cl recteur de
Wnivcrsité de Montpellier, à Versailles le 13 janvier 1701 : « Vous me deman
dés ma décision sur trois difficultés que vous me proposés. Sur la première
qui regarde l’augmentation d’émoluments accordée aux aggrégés;... sur la
seconde question qui regarde les inscriptions.......La troisième question dépend
de scavoir (etc.) » (Correspondance administrative sous le règne de Louis XIV,
recueillie et mise en ordre par G. H. Depping, Paris, 1851-1855, t. iv, p. 021,
622 et 623).
Voir également la lettre du Chancelier Le Tellier à de Harlay, du 12 jan
vier 1683, sur « les difficulté* que proposent les docteurs régents de la Faculté
de droit d’Angers, venues en exécution de la Déclaration [d’avril 1679|, vériffiée
au Parlement ». (Correspondance administrative, t îv, p. 605).
Au sujet de « l’ouverture et de la clôture des études de droit » voici ce
qu’écrivait, à la date du 16 juin 1701, au Premier Président du Parlement
d’Aix, le Chancelier de France : c< Monsieur, ce que vous me proposez par
votre lettre du 4mc du mois sur le temps de l’ouverture et de la closture des
études de droit dans l’Université d’Aix me paraît si juste et si raisonnable
que la seule chose qui me fait peine sur cela est que vous ne m’ayez pas pro
posé dès l’année dernière de remédier à un inconvénient qui me paraît aussi
sensible qu’à vous. Cependant, comme vous ne m'envoyez point les arrêts
dont vous me parlez et qui me sont nécessaires pour dresser une déclaration
qui déroge à celle du 20 janvier 1700, il ne m’est pas possible qu’elle puisse
être donnée avant la vacation de cette année. Tout ce que vous pouvez faire
est de dire aux professeurs de ma part qu’ils peuvent, dès le premier juillet,
faire cesser les éludes de droit ». Je suis, etc. •— Enregistré par nous, secré
taire de l’Université, le 1er juillet 1701. (Délibération de l'Université du
1er jour de juillet, Registre xxrv).
(2) « J’apprends que les professeurs de l’Université de Caen continuent à
répéter les estudes de droit, quoi' que cela leur ait esté deffendu expressé
ment par un arrest du Conseil d'Estat du 28 février 1704.. .. Je suis surpris
qu’au préjudice d’un arrest aussi solennel....... ils ayent la témérité de conti
nuer à répéter. » (Le Comte de Pontcliartrain à l’oucaut de Magnv, intendant
de Caen, le 8 juillet 1707. — Correspondance administrative, t. iv, p. 641).
« J’apprends que vous abuser de votre qualité d’agrégé . .. pour faire con
férer les degrez de bachelier et de licentiez en droit à des personnes qui en
sont absolument incapables, et que vous faites mesrnes antidater des inscrip
tions....... ; si ces faits sont véritables, je ne manqueray pas de donner les
ordres convenables pour vous faire punir comme vous le méritez. » (Le
Comte de Pontcliartrain à un docteur en droit agrégé de l’Université de Bordeaux, 10 mars 1709. — Correspondance administrative, t. iv, p. 643).
Voir également une lettre que le Comte de Pontcliartrain écrit aux profes
seurs de la Faculté de Droit de Bordeaux à la date du 1“ février 1700. (Corres
pondance administrative. I. îv, p. 618),
�l’Enseignement supérieur ; c’est à lui seul qu’on a recours ; cl
c’est vers lui que toujours se tournent les regards, car il est le
dispensateur de tontes laveurs, aussi bien pour les maîtres que
pour leurs écoliers (1).
(1) « Je veux bien accorder à celuy pour qui vous m’escrivez la dispense
d’estude dont il a besoin....... 11 ne lui fallait pas moins que votre crédit, pour
obtenir une grâce aussi singulière. » (Le Comte de Pontcliartrain à l’Évêque
de Soissons, 1er mai 1701. — Correspondance administrative, t. iv, p. (1211).
« L’Acteur a dit qu’il a reçu une lettre de Mgr le Chancelier adressée à
MM. les docteurs et professeurs du droit de l’Université en date du 22e du
courant, portant qu’attendu que MM. de la Roque et de la lîcyiiarde ont
étudié le temps porté par les règlements pour les Universités du droit, et
qu’ils se trouvent prêts de rendre leur loy le lendemain qu’elle leur aura été
donnée, ils peuvent par ce moyen être admis à soutenir leurs thèses pour la
licence, sans s’arrêter à l’usage qui est introduit dans notre Université, à
cause que cela les empêcherait de se faire recevoir avocats jusques à la ren
trée du Parlement, qui est au mois d’octobre prochain ; requérant le d. s1'
Acteur que la dlc lettre soit lue....... sur quoy, lecture faite de la d. lettre don
née à Versailles le (1° du courant et signé Boucherat, a été unanimement déli
béré que la d. lettre sera enregistrée après la dle licence des s,s de la Roque
et de la Rcynarde, auxquels il sera, suivant l’ordre de Mgr le Chancelier, donné
des points dans la chapelle du Collège, en suite de la messe qui sera célé
brée à cet effet tout présentement, pour les rendre après-demain jour de
dimanche, après l'of/ice des vêpres, » (Délibération de la Faculté de Droit du 29
mai 1099. — Registre de l’Université, xxiv).
Ënregistration de dispense d'Estude pour Monsieur le Chanoine du Chaffaut : « Louis, par la grâce de Dieu, roy de France et de Navarre, comte de
Provence, Forcalquier et terres adjacentes, à nos amés et féaux Conseillers les
Gens tenant notre cour de Parlement de Provence salut. Notre cher et bien
amé Joseph de Maurel du Chaffaut naguère chanoine en l’église métropoli
taine de S'-Sauveur de la ville d’Aix, bachelier en théologie et en droit, âgé
d ’environ iO ans, nous a très-humblement fait remontrer qu’il désirait nous
rendre ses services à l’exemple du s1' André de Maurel son père, qui est con
seiller honoraire au d. Parlement, et se faire pourvoir de la charge de notre
conseiller clerc en notre Cour de Parlement de Provence, vacante depuis cinq
iiiois par le décès de M. René de Barrême, dernier titulaire : mais il n’en peut
obtenir les provisions, attendu qu’il est seulement bachelier en droit depuis le
27 mars dernier, pourquoy il a recours à nous et nous a très-humblement fait
supplier de U13' vouloir accorder nos lettres de dispense sur ce nécessaires. A
ces causes, voulant favorablement traiter l’aspirant, et reconnaître en sa per
sonne les services qui nous ont été rendus par notre amé et féal eonscr en
notre dite Cour de Parlement, le sr André de Morel du Chaffaut son père,
depuis 48 ans qu’il exerce le d. office avec toute l’intégrité possible, et ceux
de ses frères capitaines dans les régiments de Champagne et des Touches, qui
ont donné des marques de leur valeur dans toutes les occasions, dont il nous
reste une entière satisfaction, espérant que le d. Joseph de Maurel aura le
même désir et attachement pour notre service, Nous lui avons permis et
accordé, permettons et accordons, par ces présentes signées de notre main,
d’obtenir son degré delicencié en droit, pour ensuite être reçu au serment d’avo-
�Ce « rétablissement », comme l’appelle (1) Louis XIV, des étu
des de droit dans tout le Royaume, ou, pour parler plus exacte
ment, celte réglementation uniforme et minutieuse imposée aux
Facultés de droit, qui, avec les Facultés de médecine, dans la
plupart des Universités provinciales, comptaient seules des
étudiants et seules ou à peu près, délivraient des lettres de
bachelier, de licencié ou de docteur, ne tarda pas à amener des
conséquences qu’il n’était pas malaisé de prévoir, mais dont on
semble ne s’êlre ni préoccupé ni soucié. Aussitôt que les Décla
rations royales eurent permis de constater que le pouvoir cen
tral revendiquait pour lui seul le droit d’organiser l’enseigne
ment juridique et médical (2), les pouvoirs locaux le lui
abandonnèrent sans réserve, lui laissant le soin de l’étendre ou
de le fortifier désormais à son gré. On avait vu autrefois, dans le
midi de la France, les villes de Valence (3) et de Montpellier, la
ville d’Aix (4) elle-même, offrir à des maîtres illustres, pour les
cat, encore qu’il n’aijt fait le temps (l'élude prescrit par notre déclaration et qu’il
lui manque environ six semaines tl’clude, dont nous l’avons, de notre grâce spé
ciale, pleine puissance et authorité royale, relevé et dispensé, relevons et dis
pensons par les d. présentes. Si vous mandons que les présentes vous ayez à faire
registrer et de leur contenu, jouir et user le d. s1 Joseph de Maurel, exposant
pleinement et paisiblement, cessant et faisant cesser tous troubles et empêche
ment à ce contraires. Car tel est notre plaisir. Donné à Marly le 14e jour de
Mai de l’an de grâce 1698 et de notre règne le 56mo. Signé Louis; et plus bas,
par le Roy, comte de Provence, signé : Coi.niîivr à l’original et scellé.
Enregistré Je 22e may 1698 par nous secret™ soussigné.
Signé : Isnardy,
J’ai retiré les lettres
secret,
enregistrées
Signé : Maurel. »
(Registre iv de l’Université, p. 72).
(1) « Édit du Roy pour le Rétablissement des Études du droit canonique et
civil et du droit français dans toutes les Universitez du Royaume, donné à
Saint-Germain en Laye au mois d’avril 1679. » — Recueil des Édits, Décla
rations, etc , t. icl’, p. 26)
(2) « Edit du Roy portant règlement pour l’étude et l’exercice de la Méde
cine, donné à Marly, au mois de mars 1707 ». (Recueil des lidits, Déclarations,
etc., t. il, p. 999).
(3) Histoire de l'Université de Valence, par l’abbé Nadal, p. 39 et 48. — Ger
main, Etude historique sur l’Ecole de droit de Montpellier, p. 41. (Mélanges
d ’Histoirc et d’Archéologie, t. v).
(4) Histoire de l'ancienne Université de Provence, première période, p. 220 et
221.
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attacher à leur Université, des gages élevés et sûrs; et, dans les
traités que passaient les Communautés avec ces fameux doc
teurs, elles n’avaient jamais émis la prétention de limiter ou de
diriger un enseignement, qu’elles se contentaient de rétribuer.
Elles n’auront plus, au xvme siècle, la tentation de s’imposer,
pour le bon renom de leur Université, pareils sacrifices. Qui
d’ailleurs voudrait répondre à leur appel, quand la voie de la
dispute est la seule ouverte au docteur qui aspire à occuper une
chaire, et quand l’autorité royale peut seule en dispenser un can
didat? Et puis quel est le maître étranger de réputation déjà
acquise, qui consentirait à suivre un programme qu’on lui
aurait d’avance tracé, une méthode qu’il aurait le droit de
trouver insuffisante ou stérile ?
Ce n’est pas que dans l’Edit de 1679 il n’y ait aucune innova
tion : la Royauté avait compris, ce que n’auraient sans doute
pas admis, si on les avait consultées, les vieilles Universités,
que renseignement, traditionnellement distribué dans les
Facultés de droit, ne donnait plus satisfaction aux besoins
multiples d’une société qui se transformait depuis deux siècles ;
toutefois, liàtons-nous de le dire,ce fut dans un autre intérêt que
celui de l’enseignement juridique, ce fut pour assurer dans tout
le royaume l’unité de la jurisprudence que Louis XIV voulut
que le droit français (1) fût, publiquement et en langue fran
çaise, enseigné dans toutes les Facultés de droit civil et cano
nique. Cent ans plus tard, quand il eût été nécessaire, les
esprits s’éveillant en tous sens, d’élargir, surtout dans les
facultés de droit, le champ ouvert aux études spéculatives ou
pratiques, on attend vainement de nouvelles déclarations roya
les, pendant que les villes se désintéressent de plus en plus de
la fortune de leur Université, que rien ne distingue plus, d’ail
leurs, de l’Université voisine ; et pendant que les professeurs
trouvent qu’il est pour eux plus avantageux et plus sur d’ins(1)
« Et afin de ne rien obmettre de ce qui peut servira la parfaite instruc
tion de ceux qui entreront dans les charges de judicaturc, nous voulons que
le droit français, contenu dans nos ordonnances et dans les coutumes, soit
publiquement enseigné. » (Article xiv de l’Edit du mois d’avril 1679).
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truire, dans les limites qu’ont tracées les Édits royaux, et sans
les franchir jamais, les écoliers qui se destinent au barreau ou
à la pratique de la médecine.
A partir de 1707, si l’on n’accorde pas au décor, ou à quelque
pratique particulière, une importance exagérée, on constate que
runiformité s’est étendue et lègue en maîtresse dans toutes les
Universités provinciales ; qui en connaît une par le détail peut
être assuré de ne se point tromper, s’il veut par elle juger des
autres : elles ont été toutes, et peu à peu, reconstituées sur le
même modèle.
Il ne faut pas juger de l’Édit de 1679 sur son titre : préparé
par une enquête ordonnée et méthodique sur la situation de
toutes les Universités du Royaume (1), il vise plus haut et plus
loin qu’une simple réforme de l’enseignement du droit ; il veut
atteindre le mode de recrutement en usage jusque-là au barreau,
comme dans la judicature ; il est la conséquence et, pour ainsi
dire le prolongement, depuis longtemps prévu (2), de la réforme
des codes, commencée 13 ans auparavant. Pour assurer le
succès de ce qu’il appelle « la réformation de la justice » ; pour
qu’il n’y ait pas seulement unité dans la jurisprudence, mais
encore unité d’esprit chez ceux qui sont chargés d’appliquer ses
ordonnances, le Roi tient à ce que futurs avocats et futurs
magistrats soient astreints aux mêmes études, suivent les mêmes
programmes et soient instruits par des maîtres offrant à son
gouvernement les mêmes garanties. Il interdit donc partout l'en(1) Cette enquête fut ordonnée en 1687. — Voir l’article que j’ai publié sur
ce sujet dans la Renne internationale cte l'Enseignement supérieur, n° du
15 mai 1898.
(2) Préambule de l’Edit du mois d’avril 1679. «Le publicq ne doute pas que
Votre Majesté, dans le progrez de son application pour la Réformation de la
justice, ne considère le restablissement de la profession publique du droit
romain dans les Universilez de son royaume... comme un moyen très-utile
et très-nécessaires pour achever son ouvrage et donner à toute la France des
juges babilles et csclairés....... L’on oze assurer V. M. qu’elle ne peut rien
faire de plus utile ni de plus effectif pour la réformalion de la justice ».
(Mémoire sans date ni nom d’auteur, mais placé entre un « Mémoire pour la
Réformation de la justice » du 19 juin 1665 et le « Titre dixième des Procé
dures siu' la Possession des Bénéfices et sur les Régales » du 21e mars 1666. —
Mélanges Clairambanlt, «Réformation de Injustice », vol. 613).
�— 10 seignement libre du droit ; les « si Meurs » (1), comme on les
appelait dans l’Université de Paris, ne seront plus que des répé
titeurs à domicile ; et, à côté de l’enseignement de l’État, ne
pourra plus s’élever un enseignement individuel et indépendant,
où il y aurait place pour l’esprit de critique et d’examen.
Louis XIV ne veut point faire des Facultés de Droit de véritables
écoles d’études juridiques, où les régents seraient libres de dis
serter devant leurs élèves sur les origines du droit, ou bien
encore sur les imperfections et les lacunes de la législation nou
velle ; les régents sont uniquement chargés d’expliquer et de
commenter des textes, dont les prescriptions ne (2) souffrent
point d’exceptions ; on ne leur demande, comme le dit en termes
exprès le préambule, que de former des magistrats « instruits
des principes de la jurisprudence ». Si les Ordonnances royales
ont besoin d’être ou complétées ou modifiées, ce n’est point à la
science des Régents en droit que le Roi fera' appel ; il consultera
ses Ministres et ses Conseillers d’Etat, quelques conseillers de
ses Parlements (3), ou bien encore les avocats les plus renom
més du barreau de Paris ; ce qu’il se propose avant tout, c’est
d’enfermer étroitement dans les obligations d’un enseignement
purement professionnel les maîtres des Facultés de droit : le
temps de la puissance des légistes est passé.
(1) « Je vous fuis cette lettre, pour vous dire que vous devez contenir les
sifleurs, ou docteurs particuliers dans les termes du dit Édit (Édit d’avril l(i79),
au désir duquel ils doivent simplement faire des répétitions, comme il se pra
tique en théologie et en philosophie, sans faire aucunes assemblées chez eux
ny donner aucuns escrits. Il serait mesme bon de les obliger à ne faire aucu
nes répétitions qu’aux écoliers qui prendroient des leçons publiques, ou qui
aufoient satisfait aux trois années requises par la déclaration et fait leurs
actes. » (Le chancelier Le Tellier au Lieutenant Civil, à Saint-Germain, ce
30 déc. 1679. — Correspondance administrative, t. iv, p. 599).
(2) Voir la « Déclaration du Hoy du 2 may 1683 », qui ordonne que l'Ordon
nance royale de 1667 sera exécutée en Roussillon ; et 1’ « arrest du Conseil du
21 juillet 1683 », qui établit une chaire de droit français en l’Université de
Perpignan, pour enseigner l’ordonnance de 1667.
(3) Domat, que Boileau appelle « le restaurateur de la Raison dans la Juris
prudence », et dont d’Aguesseau, dans les « Instructions à son tils », fait un si
grand éloge, ne fut point appelé, comme d’autres, à exposer scs idées sur la
« Réformation » des études juridiques. Dans la section n du titre XVII de ses
(, Lois civiles dans leur Ordre Naturel » il se contente de constater qu’il y a
souvent « abus » dans la façon dont les « degrés » sont conférés dans les
Universités.
�— 11 —
Eu même temps qu’il rend plus régulières et plus uniformes
dans toutes les Universités les études juridiques, toujours dans
le même but, le Roi en allonge la durée et prend des mesures
pour que l’assiduité des écoliers soit sérieusement contrôlée. Il
est frappé, comme Colbert, du nombre excessif des officiers de
justice; et, ^’il n’ose point, comme on le (1) lui propose, trans
former en établissements d’enseignement technique tant de
petits « Collèges de latin », qui ne sont que la « pépinière » des
«chicaneurs », en retour, et en vue de détourner «les fils de mar
chands, ou de laboureurs enrichis», de l’inclination déjà inquié
tante qu’ils manifestent pour les charges publiques, il oblige les
étudiants en droit à s’inscrire tous les trimestres, de leur propre
main, sur des registres dont il a soin de contrôler l’exactitude ;
il les contraint à présenter à leurs professeurs, au jour de
l’examen, leurs cahiers de notes écrits de leurs propres mains ;
et bientôt on devra s’assurer que tous les écoliers résident au
clief-lieu (2) même de la Faculté. Ce n’est pas tout : l’indulgence
des Facultés de droit était devenue si abusive que, plus d’une
fois, avant même d’avoir achevé sa deuxième année (11) d’étu
des, un écolier obtenait ses lettres de docteur; désormais nul ne
pourra être admis au degré de doctorat qu'après quatre années
(1) Voir mes « Recherches sur l’Enquête relative aux Universités et Collèges
du Iloyaume, ordonnée en 1667 par Louis XIV ». (/ternie Internationale de
l'Enseignement supérieur, n °du l5 mai 1898).
(2) « Aucun étudiant ne pourra être admis à s’inscrire, n’v à commencer ou
continuer ses études dans une Faculté, s’il ne demeure et ne fait sa résidence
actuelle dans la Ville où la dite Faculté est établie, à peine d’être déclaré
déchu du temps d’étude et des degré/ qu’il pourrait y avoir acquis, s’il est
prouvé dans la suite qu’il faisait sa résidence ailleurs, dans le temps qu’il pré
tend avoir étudié en la dite Faculté ». (Arrest de la Cour de Parlement de
Paris du 9 août 1700. V. Recueil des Edits, Déclarations, Arrests cl Règlements
concernant. . les Esludes de d ro it... imprimé par ordre de Monseigneur le
Chancelier », Paris, 1712, tome premier, p. 569). — L’article 10 de l’Edit de
1707 portant Règlement pour les Facultés de Médecine est, sur ce point, for
mel : « Les étudiants seront tenus de marquer précisément... le lieu de leur
demeure, qu’ils ne pourront faire ailleurs que dans la ville où la Faculté,
dans laquelle ils estudieront, sera établie, le tout sous peine d’être déchus »,
etc.
(3) Histoire de l’Ancienne Université de Provence, première partie, p. 520 et
p. 526, note 4.
«
�—
12
—
passées près d’une Faculté ; et, si l’on ne doit plus imposer aux
futurs avocats, comme aux futurs juges (1), que la possession
de la licence en droit, les lettres de licence ne seront délivrées
qu’à ceux qui auront, par des attestations authentiques, prouvé
qu’ils ont effectivement, pendant trois années consécutives (2),
suivi les cours d’une Faculté de droit, avec le risque, « en cas
d’incapacité », d’être « renvoyés pour étudier (3), pendant six
mois on un an ». Ce que le Gouvernement du Roi veut au fond,
c’est éloigner des études juridiques, et des emplois auxquels
préparent ces études, les jeunes gens qui rendraient à l’Etat
plus de services, soit en continuant le métier de leurs pères,
soit en s’adonnant au négoce ; et ce n’est point le chancelier Le
Tellier, qui contresigne l’édit de 1679, c’est Colbert, dont on
connaît (4), sur cette matière, les sentiments et les desseins
depuis longtemps arrêtés.
Il n’est point surprenant, dès lors, qu’il y ait, dans cet Édit,
en dépit de son litre, deux parties absolument distinctes. Dans
les quinze premiers articles, le Roi « règle le temps de l’Estude
dans les principes de la Jurisprudence » et « la manière » dont
on sera « admis après les dites Esludes aux degrez de licence et
de doctorat »; les quatre articles suivants, au contraire, visent
uniquement ceux des gradués en droit, qui veulent se présenter
au serment d’avocat ou entrer dans les charges de judicature ;
et c’est l'application de ces quatre articles, qui, insensiblement,
par l'effet seul du temps, va diminuer, puis à peu près ruiner
l’influence prépondérante, que s’étaient, depuis plus d’un siècle,
dans la Corporation universitaire, arrogée les docteurs agrégés
de la Faculté de droit d’Aix.
Avant 1679 nul ne pouvait être avocat postulant, juge ou
(1) « [Les] juges des seigneurs, qui ressortissent immédiatement au Parle
ment, [sont] tenus d’être licenciés ». (Recueil de Consultations sur diverses
m atières... par M. François de Cormis, avocat consultant au Parlement de
Provence, à Paris. . 1735).
(2) Édit du mois d’avril 1679, article VU.
(3) Même Edit, article X.
(4) Voir mes « Recherches sur l’Enquête relative aux Universités et Collèges
du Royaume » de 1667, déjà citée.
�— 13 —
conseiller dans le ressort du Parlement de Provence, s’il n’était
pourvu du grade de docteur en droit ; on ne s’inquiétait guère
de savoir si le candidat avait fait auprès d'une Université des
études juridiques régulières et complètes ; il montrait ses lettres
de docteur, et elles tenaient lieu de tout.Désormais,je le répète,
on exigera de quiconque voudra obtenir le grade de docteur en
droit quatre années (1) réelles d’étude, sinon de présence sur les
bancs de la Faculté ; mais, comme cette scolarité risque de rebu
ter par sa longueur, l’Ecolier, qui voudra être reçu par la Cour
en qualité d’avocat, ou bien encore acheter une charge de robe,
pourra se contenter du diplôme de licencié en droit, qu’il
obtiendra après trois années d’étude. Les conséquences de celle
règlementation nouvelle ne vont point tarder à apparaître, à la
grande tristesse des docteurs agrégés de la Faculté de droit
d’Aix. Autrefois, tout docteur en droit, à moins, et c’était chose
rare, qu’il ne trouvât suffisant le « doctorat à la petite manche »,
entrait, aussitôt après sa réception, dans la Corporation univer
sitaire ; et la Corporation était justement Hère de compter parmi
ses membres presque tous les conseillers et avocats du Parle
ment. Il n'en sera plus de même à l’avenir; avocats et magistrats
estimeront à peu près inutile, pour le but qu’ils poursuivent, la
possession du doctorat ; le doctorat, qui était le diplôme de
règle, deviendra le diplôme d’exception (2); dès lors, le recrute
ment des docteurs agrégés se fera chaque année avec plus de
peine ; on ne remplacera guère ceux qui fatalement disparaî
tront; et l’on ne verra plus entrer dans la Corporation univer
sitaire que les docteurs en droit, dont l'ambition avouée sera
(1) Edit du mois d’avril 1679, article VIII.
(2) Voir, première et deuxième partie, la statistique des Gradués. « Il est
nécessairement à remarquer que c’est l’Edit de 1679 qui a ralenti cet empres
sement [pour le doctorat] ; avant ce même édit, on était promu au docto
rat per sullmn, mais, du depuis, les degrés de baccalauréat et de licence
étant devenus indispensables, et le dernier suffisant pour remplir toutes les
charges de robe, on a négligé le doctorat, soit à cause qu’on ne peut l’obtenir
qu’à grands frais, soit parce qu’on est obligé de garder une année d’interstice,
pendant laquelle la plupart des licenciés perdent l’Université de vue ». (Archi
ves départementales des ISouches-du-lthône. Archives ecclésiastiques, série 1,
G, Archevêché d’Aix, G, n" 31 ; liasse 182, n°25).
�d’obicnir prochainement, par la voie du concours ou par la
faveur royale, une chaire de régent dans la Faculté. Ces nou
veaux docteurs ne seront point une force pour l’ancienne Corpo
ration, car ils y apporteront, avec un esprit nouveau, la
résolution arrêtée d’être, à leur tour, les maîtres de l’Université.
Comme le disent les mémoires locaux, ils travailleront à rendre
professorale (1) l’Université d'Aix, qui, jusque-là, était doctorale;
et la lutte, que dans ce but ils vont entreprendre et poursuivre
sans relâche, lutte qui se terminera à leur avantage, durera plus
de trente ans.
(1) Huitze, Histoire manuscrite de la ville d ’Aix, t. iv, p, 997 et s. q.
�L A
PREMIÈRE RESTAURATION A MARSEILLE
Peur P a u l G A F F A R E L
La Chute de l'Empire
Nous connaissons Ions, pour les avoir subis, les pénibles
moments d’angoisse qui nous étreignent quand nous sommes
dans l’attente de quelque catastrophe. Il semble que le cours
ordinaire de la vie est suspendu et que le danger que l'on
redoute va éclater formidable et irrévocable. Celle inquiétude,
ce malaise, ce pressentiment d’un malheur prochain la France
entière les éprouvait aux premiers jours de 1814. Jamais année
ne commença sous d’aussi fâcheux auspices. Le territoire
national était de toutes parts envahi ou menacé par des nuées
d’ennemis, d’autant plus impatients de vengeance que leur
humiliation avait été prolongée. Les alliés étaient déjà entrés
en Hollande, en Alsace, en Franche-Comté. Ils avaient franchi
les Pyrénées. Toutes nos côtes étaient bloquées, et à cette
marée humaine qui battait nos frontières nous ne pouvions
opposer que des débris d’armées. Les meilleurs de nos légion
naires étaient encore ou prisonniers en Russie, ou retenus en
Espagne, ou assiégés dans les places fortes allemandes, que
Napoléon, dans son fatal aveuglement, s’était obstiné à con
server. Il est Vrai que des masses de conscrits avaient été levés,
�-
16 —
mais on était las de ces appels répétés, et même, sur certains
points, on commençait à se révolter. Dans les premiers jours
de janvier, près de 250.000 conscrits manquaient à l’appel.
63.000 seulement avaient rejoint leurs dépôts, et encore ne
pouvait-on utiliser leurs services, car ils n’étaient ni instruits,
ni habillés, ni armés. Ces jeunes recrues se sont pourtant fait
un nom dans l’histoire. Les Marie-Louise, ainsi qu’on les
appela par allusion à leur jeunesse et à leur air naïf, reçurent
bravement le baptême du feu dans la terrible campagne de
France, et se montrèrent les égaux en vaillance de leurs aînés
de la Grande Armée.
A Marseille, malgré le voisinage et les attaques incessantes
de la flotte anglaise, on paraissait, tout au moins dans le monde
officiel, ne pas douter de 1issue de la lutte engagée. Les
fonctionnaires, depuis le préfet Thibaudeau, si redouté pour
son inflexibilité qu’on l’avait surnommé Barre de Fer, jusqu’à
l’amiral Ganteaume, commissaire extraordinaire de la 8me divi
sion militaire, et au maréchal Masséna, commandant supérieur
de la division, affectaient la tranquillité la plus absolue, cl
rivalisaient entre eux de zèle et de compliments emphatiques à
l’adresse de Sa Majesté l’Empereur et Roi. Le maire lui-même,
marquis de Montgrand, bien que bonapartiste fort tiède,
entassait circulaires laudatives sur affiches ultra dynastiques.
La grande préoccupation du conseil municipal semblait être de
trouver des rues ou des places auxquelles on pourrait attribuer
le nom des deux généraux résidants à Marseille, du Muy et
Dejean (1), ou bien d’imaginer des moyens de persuasion pour
engager les gardes nationaux retardataires à rejoindre leurs
corps,mais la durée ou plutôt la perpétuité de l’Empire n’étaient
même pas mises en question.C’était bien un gouvernement natio
nal, et librement accepté que celui à la tête duquel se trouvait
Napoléon. Les documents de l’époque sont unanimes à cet
égard. « La masse de la population ne connaît que l’Empereur
et l’Empire, » lisons-nous dans les mémoires de Mollien.
« L’Empereur peut compter sur la classe ouvrière », écrivait
(1) Délibération du Conseil municipal du 15 et du 21 janvier 1814.
�—
il
—
•
Savary. « La confiance dans le génie de l'Empereur est sans
bornes», ajoutait Pasquier. «Je suis forcé de dire, avouait
François de Neufchâteau, un ennemi caché, que la majeure
partie des citoyens, surtout les négociants, tiennent à Bonaparte.
On aura peine à le croire, quand on pense que, sous lui, toutes
les opérations commerciales ont été anéanties, mais l’amour de
l’égalité l’emporte. Us craignent de voir revenir les privilèges. »
Les rapports de police ne varient pas dans l’expression de ces
sentiments. Certes, si l’Empereur, bien inspiré, s’était confié à
ce peuple qui l’aimait, qui était fier de lui, s’il s’était mieux
souvenu de son origine, si en un mot il eût pensé à la France,
et non à sa dysnatie, il aurait pu disposer à son gré des forces
de la nation, et qui sait les surprises que lui aurait ménagées
l’avenir!
Il est vrai que les ennemis de l’Empire commençaient à s’agiter
et même à s’organiser. Ils n’étaient pas nombreux mais influents.
C’étaient de riches bourgeois, froissés dans leurs affections de
famille par les exigences de la conscription, ou lésés dans leurs
intérêts par la guerre commerciale soutenue avec tant d’àpreté
par l’Empereur. lisse groupaient volontiers autour de quelques
nobles, émigrés rayés de la liste ou hobereaux de province, qui
avaient gardé une attitude non pas précisément hostile, mais,
à tout le moins indifférente, et n’avaient ni accepté, ni même
recherché les faveurs de l’Empire. Quelques-uns d’entre eux
avaient même eu le courage d’entrer en relations avec les Anglais
qui bloquaient la côte, et avaient esquissé un semblant de cons
piration, mais ils avaient été dénoncés et impitoyablement
fusillés. Ceux qui n’avaient pas encore perdu tout espoir d’une
prochaine restauration entretenaient avec soin une sorte de
clientèle dans le peuple, ouvriers attachés à leurs maisons, jar
diniers ou vignerons cultivant leurs propriétés de père en fils,
portefaix ou pêcheurs que la surveillance anglaise empêchait de
gagner leur vie ; mais tous ces royalistes en expectative
n’osaient manifester trop haut leur opinion. Us se défiaient non
sans raison des sévérités de l’administration impériale à leur
endroit. Us n’ignoraient pas qu’au moindre soupçon le terrible
2
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Thibaudeau n’hésiterait pas à dépêcher leurs Jils dans quelque
régiment de gardes d’honneur, ou à les précipiter eux-mêmes
dans un cachot plus que discret. Les murailles du Chàteau-d’If
ne se dressaient-elles pas à l’horizon, et les sombres cachots
de la forteresse redoutée étaient-ils tous remplis 1 Si donc les
adversaires de l’Empire souhaitaient sa chute, ils n’osaient pas
l’avouer. Ils se contentaient de colporter de salon en salon quel
ques plaisanteries d’un goût plns ou moins douteux sur les
princes et les princesses de la famille régnante, ou des allusions,
qu’ils s’efforçaient de croire spirituelles, aux évènements contem
porains. Peut-être se passaient-ils, de main en main, dans de
mystérieux conciliabules, la fameuse circulaire écrite par le pré
tendant, le comte de Provence, le futur Louis XVIII, et datée
d’Hartweel, en Angleterre, le 1er janvier 1814. Voici les passages
essentiels de celle circulaire, alors manuscrite, et qu’on ne se
communiquait qu’en tremblant, car, du moment où le territoire
était envahi, tous ceux qui en auraient été trouvés porteurs,
auraient été traduits devant un conseil de guerre, qui ue les aurait
pas épargnés :
« Le moment est enfin arrivé où la divine Providence semble
prête à briser l’instrument de sa colère. L’usurpateur du trône
de saint Louis, le dévastateur de l’Europe éprouve à son tour
des revers. Ne feront-ils qu’aggraver les maux de la France, et
n’osera-t-elle renverser un pouvoir odieux que ne protègent plus
les prestiges de la victoire? Quelles préventions ou quelles
craintes pourraient aujourd’hui l’empêcher de se jeter dans les
bras de son roi et de reconnaître, dans le rétablissement de sa
légitime autorité, le seul gage de l’union, de la paix et du
bonheur que ses promesses ont tant de fois garanti à ses sujets
opprimés? » Suivent les promesses : « Le Roi réitère l’assurance
que les corps administratifs et judiciaires seront maintenus
dans la plénitude de leurs attributions, qu’il conservera leur
place à ceux qui en sont pourvus et qui lui prêteront serment
de fidélité ; que les tribunaux dépositaires des lois interdiront
toute poursuite relative à ces temps malheureux ; qu’enfin le
Gode, souillé du nom de Napoléon, mais qui ne renferme en
�— 19 —
1
grande partie que les anciennes ordonnances et coutumes du
royaume, restera en vigueur, si l’on en excepte les dispositions
contraires aux dogmes religieux... etc. »
Malgré ces attaques, l’Empire restait toujours debout, et, tant
que la question militaire ne serait pas tranchée, il était au moins
inutile de discuter la forme du gouvernement. 11 est vrai que la
situation empirait de jour en jour. Les alliés continuaient leur
marche envahissante. Ils étaient battus, mais ils ne se lassaient
pas et, peu à peu, se resserrait autour de Paris le cercle d’inves
tissement. Sans doute les bulletins de victoire se succédaient,
mais les alliés n’avaient pas encore éprouvé une de ces défaites
retentissantes, qui, jadis, terminaient les campagnes, et il n’était
que trop visible que les ressources nationales s’épuisaient, et
que le découragement commençait à paralyser la défense natio
nale. Dès la fin de mars cessèrent brusquement les nouvelles.
C’était un silence de mauvais augure. Les bruits les plus sinis
tres commencèrent à circuler. Les autorités cachaient-elles la
vérité, ou bien la correspondance officielle était-elle brusque
ment interrompue ? Celte pénible incertitude se prolongea plu
sieurs semaines. On savait bien que Lyon était tombé au pouvoir
des Autrichiens, que Wellington était entré à Toulouse, et que
les Bourbons avaient été proclamés à Bordeaux, mais ce
n’étaient que des rumeurs que rien n’avait confirmé. D’ailleurs,
Thibaudeau, Masséna, Ganteaume continuaient à affecter la
sécurité la plus profonde, et, comme ils avaient la force en
main, et qu’on les savait parfaitement capables d’en user, nul
encore n’osait se déclarer, mais plus d’un drapeau blanc était
déjà préparé, et on n’attendait plus qu’une occasion pour les
déployer au grand jour.
Le 13 avril seulement fut affichée sur tous les murs de Mar
seille une proclamation de la régente Marie-Louise. Elle était
datée de Blois. Elle annonçait l’évacuation de Paris. C’était
l’aveu de la chute définitive et fatale de l’Empire ! Les Marseillais
ne s’y trompèrent pas, mais, comme les autorités impériales
étaient toujours en place, et que de nombreuses patrouilles
�—
20
Circulaient dans les rues, ils n’osèrent pas se prononcer encore
et attendirent les évènements : Ils allaient se précipiter (1).
Dans l’espoir de réchauffer l’enthousiasme de la population,
le préfet Thibaudeau avait ordonné, pour le 14 avril, une grande
revue à la plaine Saint-Michel. Les troupes de ligne s’y rendi
rent sous le commandement des généraux du Muy et Dejean.
Leur attitude fut correcte mais froide. Les soldats n’ignoraient
plus la catastrophe, et, songeant à leurs camarades si glorieu
sement tombés dans les plaines de Champagne, ils ne pouvaient
s’empêcher de penser à ce qui les attendait, si la guerre
continuait. Quant aux deux cohortes de la garde nationale,
commandées par le comte de Panisse et par Gavotly, elles ne
surent pas contenir l’expression de leur mécontentement, et,
quand il passa devant elles, Thibaudeau fut accueilli par des
murmures significatifs. Il n’était pas habitué à de semblables
manifestations, aussi rentra-t-il très ému à la Préfecture, se
demandant s’il fallait user de rigueur ou céder aux circons
tances.
Sur les quatre heures de l’après-midi, alors que les rues eL les
places étaienl couvertes de promeneurs et d’oisifs guettant les
nouvelles, on signale tout à coup sur la route d’Aix, et bientôt
sur le cours Saint-Louis, des cavaliers qui agitent des drapeaux
blancs et poussent le cri de Vive le Roi! Ce sont des jeunes
gens, Albert d’Albertas, LageL du Podio, c’est l’avocat Caire,
l’agent secret des Bourbons, qui sont allés au-devant du
courrier, ont appris la capitulation de Paris et la proclamation
de Louis XVIII, et, tout heureux de la nouvelle, se sont empres
sés de l’apporter à Marseille, n’hésitant pas à arborer la cocarde
blanche et à pousser le cri encore séditieux de Vive le Roi ! mais
(1) La plupart de ces détails sont empruntés au « Procès-verbal de ce qui
s’csl passé à Marseille les 14, là, 16 cl 17 avril 1814, à l’occasion de la recon
naissance el de Ut proclamation de Louis XVIII, roi des Français (sic) ». Voir
à la Bibliothèque de Marseille (V a. d. 50, in-80) un recueil factice intitulé :
Pièces diverses imprimées en Provence à l’occasion de la première Restauration
cl des Cent Jours. — Id. (I'. a. d. t° 1 Recueil d’affiches. — L ardiek, Histoire
populaire de la Révolution en Provence. Peragallo, Malheurs et espérances
de Marseille.
�—
21
—
les postes militaires, interdits, les laissent passer, et tout autour
d’eux, comme une traînée de poudre, éclate un enthousiasme
communicatif. Dans tous les quartiers a la fois se répand la
nouvelle. Les ouvriers quittent leurs ateliers, les portefaix
laissent leur besogne, et de toutes les ruelles de la haute ville se
précipite une populace enfiévrée, poussant déjà des cris de
vengeance et roulant scs Ilots confus dans la direction de la
Préfecture.
Thibaudeau était, à Marseille, le représentant direct du
gouvernement. Par sa raideur, par son empressement à exécuter
les ordres les plus sévères de son maître, il avait accumulé
contre lui bien des haines ; aussi était-il, en quelque sorte, la
victime désignée aux rancunes populaires. Voici le terrible
sonnet, composé par un certain M. A. d’Aix, qui circulait, déjà
depuis quelques jours, dans Marseille.
Assassin de ton roi, du meilleur des monarques,
Vénal républicain, suppôt de la Terreur,
Dont le visage affreux porte les noires marques
D’un brigand qu’a vomi le Tartarc en fureur,
Toi qui disais jadis : J’adore la Montagne!
Toi d’un usurpateur aujourd’hui courtisan,
Cœur de sang altéré que l’horreur accompagne,
Des murs des Phocéens exécrable tyran !
Monstre d’ambition, qui, grâce à ta souillure
T’élevas tout sanglant à notre Préfecture
Pour nous faire endurer mille tourments divers,
Tremble ! Le monde entier te déteste, t’abhorre,
Et l’équité du ciel va soudain faire éclore
Le jour où Tbibcaudcau doit rentrer aux enfers.
Ce n’était pas là de vaines menaces. Bientôt se forme un
rassemblement tumultueux qui, poussant des cris de mort,
arrive à la Prélecture. La guérite du factionnaire est renversée
et la sentinelle bousculée. Déjà gémit la porte cochère sous les
coups redoublés des assaillants. Déjà se montrent ces brigands
�qui ne sortent de leurs repaires qu’aux jours de massacre et
à leurs côtés tourbillonnent les mégères, qui ne sont que leurs
trop dignes compagnes. Un crime est imminent. Quelques
minutes encore et Thibaudeau va être assassiné. Par bonheur
se rencontra un homme de cœur, un garde national, le notaire
Barthélemy, qui parlementa avec la foule, et réussit à gagner
quelques minutes. Il permit ainsi d’organiser la résistance.
Pendant cetemps, à l’Hôtel de Ville, le maire Montgrand et
l’un de ses adjoints du Demaine, apprenaient la nouvelle. Une
toide menaçante se pressait aussitôt autour de l’édifice muni
cipal, demandant à grands cris la proclamation du Roi et le
drapeau blanc. Le maire et l’adjoint n’avaient encore reçu
aucun avis officiel. Ils se décidèrent à aller à la Préfecture et
de là chez l’amiral Ganteame. Comme les rues principales
étaient obstruées par la foule, ils essayèrent de passer par des
ruelles détournées, mais ils furent aussitôt reconnus, entourés
et acclamés. C’est à la tête d’un véritable cortège hurlant et
vociférant qu’ils parvinrent jusqu’à la rue Mazade, non loin de
la Préfecture.
Ace moment le notaire Barthélemy essayait de contenir les
énergumènes qui voulaient assassiner Thibaudeau. Montgrand
et du Demaine se rendent compte de l’imminence du danger,
et, avec une décision qui les honore, se jettent au plus épais
de la foule, et essayent de la calmer. Quelques citoyens
dévoués, surtout des gardes nationaux, se joignent à eux, et
s’efforcent de retenir les assaillants. Us n’auraient point réussi
si l'heureuse inspiration de l’un d’eux n’eut détourné leur
colère. « C’est à la colline Bonaparte qu’il faut courir, s’écriet-i!. Avant Thibaudeau, il faut renverser le tyran dont la statue
se dresse comme une menace au dessus de la ville. » En effet,
un nouveau cortège se forme, qui, par le cours Bonaparte, se
rue à l’assaut de la colline. Les jardins sont saccagés, mais la
colonne surmontée du buste impérial résiste à toutes les
secousses, et c’est seulement le lendemain que des hommes du
métier réussirent à enlever l’effigie détestée, mais le socle
restera debout.
�Montgrand avait profité de la diversion pour s’esquiver. Du
Demaine l’avait rejoint dans son hôtel. Ils rédigèrent de concert
une proclamation, qu’ils envoyèrent à la Mairie. L’adjoint
Raymond, qui était resté en permanence, en lit aussitôt la
lecture du haut du balcon, et, précédé par les agents de ville,
suivi par les gardes nationaux qui avaient arboré la cocarde
blanche, la lut de nouveau, à la lueur des torches, dans tous les
carrefours de la ville : « Marseillais, l’acte constitutionnel que
nous proclamons rend à la France et à l’Europe le bonheur et
la paix. En ce jour mémorable tout bon Français sera pénétré
des sentiments de respect, d’amour et d'inviolable fidélité, dus
à l’auguste monarque (pie la France entière replace au trône de
scs ancêtres. Ces sentiments sont le garant le plus sûr du calme,
de l’ordre et de la tranquillité que tous les bons citoyens sont
intéressés à maintenir, et qui sont aujourd’hui le premier
devoir que nous impose notre dévouement à Louis XVIII, notre
souverain. » Cette proclamation, pourtant bien anodine, fut
accueillie par des cris d’enthousiasme. Comme par un coup de
baguette magique de joyeuses illuminations furent improvisées,
et des chœurs s’organisèrent pour chanter l’air, devenu subite
ment populaire, de l’opéra de Richard Cœur de Lion, et qui
avait été accommodé aux circonstances, O Richard, o mon Roi,
l’univers te couronne.
Pendant ce temps, que devenaient les autorité impériales ?
Les plus déterminés ou plutôt les plus fanatiques des Ro3ralistes de fraîche date, après avoir saccagé les jardins de la colline
Bonaparte, étaient revenus à la Préfecture pour en finir avecThibaudeau (1). Le général Dejean, qui avait avec le Préfet quelque
vague ressemblance, fut pris pour lui, et on allait lui faire subir
un mauvais parti, quand il fui reconnu el dégagé. Quant à Thibaudeau il fut assez heureux pour s’esquiver. Il se cacha d’abord
dans une remise, qui dépendait de l’hôtel du général du Muy,
(1) Lire dans le Recueil factice de la Bibliothèque de Marseille (r. b. g. 17 n.
Un mol sur Thibaudcan, ex-préfet île Marseille. Il est singulièrement maltraité,
et même calomnié. Cf. Anecdote et quatrain sur Thibandeau (dans le même
recueil).
�— 24 —
puis trouva un refuge auprès de l’amiral Ganteaume. C’est là
que, sur les dix heures du soir, vinrent le trouver Montgrand et
du Demaine, pour l’engager à fuir. Thibaudeau ne voulait pas
les écouter. Il avait encore conservé tonies ses illusions. « Si je
nie déclarais pour le nouveau gouvernement, disait-il, si je
jetais mon bonnet par dessus les moulins, je pourrais rester en
place. » Montgrand le conduisit alors sur un des balcons de l’hô
tel, et le fonctionnaire récalcitrant put entendre les cris de mort
poussés contre lui par les enragés qui le cherchaient encore à la
Préfecture. II tenait bon néanmoins, et voulait jusqu’au bout
remplir son devoir. L’amiral Ganteaume trancha la situation :
En vertu des pouvoirs discrétionnaires dont il était investi, il
donna l’ordre à Thibaudeau de sortir sur le champ de Marseille.
C’était l’envoyer à la mort, tant était grande la surexcitation
populaire, mais on prit soin de lui donner un déguisement. On
le fit accompagner par Goupil et par l’ingénieur Penchaud, et
tous les'trois, prenant des chemins détournés et à pied, réussi
rent à sortir de Marseille par la porte d’Aix. Au point du jour les
fugitifs arrivèrent à Marignane. De là ils se jetèrent dans la Crau
où ils errèrent pendant trois jours, trouvant à grand peineun abri
et de la nourriture. Ils finirent par arriver à Tarascon, s’y firent
reconnaître, et purent enfin gagner l’intérieur.
Thibaudeau fut aussitôt remplacé, à titre intérimaire il est vrai,
par le conseiller de préfecture Gras-Salicis : C’était un ancien
avocat, très conciliant, très modéré, travailleur énergique, mais
qui n’avait pas l’esprit de décision et l’autorité qui convenaient
aux circonstances. Aussi bien il n’accepta ces fonctions que par
dévouement, car il était souffrant et aspirait au repos. Recon
naissons, à son honneur, qu’il ne recula pas devant la terrible
responsabilité qu’on lui imposait, et qu’il réussit à maintenir
l’ordre dans ces moments troublés.
Quant à Ganteaume et à Masséna, bien que déconcertés par
l’imprévu des événements, et, à la première heure, fort hésitants,
ils comprirent rapidement qu’il était inutile de résister à la
volonté nationale. Ils envoyèrent donc leur adhésion au nouveau
gouvernement. Bientôt même, par l’exagération de leur zèle, ils
�— 25 —
chercheront à faire oublier leurs premières hésitations, mais ils
ne parviendront pas à inspirer confiance. Ils seront toujoursconsidérés comme suspects, et, au lieu d’utiliser leurs services, on
les confinera dans des positions secondaires.
Le lendemain, 15 avril, la joie populaire se donna toute car
rière. On avait enfin reçu des nouvelles officielles de Paris. Un
gouvernement provisoire y avait été installé, et le ministre inté
rimaire de l’intérieur et des cultes, Bcnoît(l), annonçait la chute
de l’Empereur : Après une vive critique du régime déchu, « où la
religion n’avait obtenu qu’une protection illusoire, où l’indus
trie avait été sacrifiée à de vains systèmes, où nos relations avec
les peuples voisins avaient fait place à la funeste manie des con
quêtes, où un petit nombre de braves et une multitude d’enfants
sans vêtements et sans armes ont eu à combattre l’Europe
entière, irritée par mille outrages dont nous n’étions pas moins
révoltés que ceux auxquels ils s’adressaient », le ministre décla
rait que la paix allait être bientôt signée, que les soldats prison
niers commençaient à rentrer dans leurs foyers, et que partout
on déposait les armes. Il ne parlait qu’au nom du gouvernement
provisoire, et ne prononçait même pas le nom de Louis XVIII,
mais on connaissait les dispositions des souverains alliés, on
savait que les princes de la maison de Bourbon, déjà rentrés en
France, avaient été accueillis par une immense acclamation. 11
était facile de prévoir la prochaine restauration de la Légitimité.
Aussi l’amiral Ganteaume crut-il pouvoir prendre sur lui d’or
donner d’arborer le pavillon blanc sur tous les édifices publics
et jusque sur les vaisseaux en rade. A ce signal (2) toutes les
fenêtres se garnirent de blanclies parures, sur lesquelles on dis
posa, en guise de trophées et de guirlandes, les verdures nais
santes que l’on alla couper sur les bords de l’Huveaune, et dans
tous les jardins publics ou privés. Il y eut même à ce propos de
singuliers abus. On eut soin de s’approvisionner surtout aux
dépens de ceux qui passaient pour Bonapartistes ; si bien, que
(1) Circulaire du 5 avril 1814.
(2) Cf. Ilermile de Saint-Jean on tableau des mœurs et fêtes marseillaises
depuis le rétablissement des Bourbons, n° 1, p. 2.
�— 26 —
quelques jours plus tard, le 7 mai 1<S14, Gras-Salicis fut obligé
de prendre l’arrêté suivant : « Considérant qu’un grand nombre
d’habitants, à l’occasion de l’heureux changement qui rend à la
France son roi légitime, manifestent le désir d’élever des arcs de
triomphe en feuillage surdivers points de la voie publique.......
Considérant d’un autre côté, qu’il nous est parvenu beaucoup de
plaintes sur les dégâts que plusieurs particuliers, par l’effet d’un
zèle peu réfléchi, ont commis dans les campagnes pour s'y procu
rer la verdure et le branchage destinés à ces arcs de triomphe,
sans en avoir demandé la permission aux propriétaires, et même
quelquefois malgré leur refus », défense de vendre des feuilles et
des branchages sans le «consentementpar écrit du propriétaire».
Ces rustiques décorations furent alors remplacées par des porti
ques en toile, ornés d’emblèmes, de ligures allégoriques, et aussi
de vers aussi insipides que le sont en général les poésies de cir
constance. De ces palais improvisés les plus remarqués furent
l’arc de la rue des Pucelles, et celui que construisit dans la rue
Paradis le marchand de papiers peints Philippon.
Dès la première heure de cette seconde journée de la Restau
ration la Mairie avait ordonné de saluer par 101 coups de canon
l’heureux avènement de Louis XVIII. Le général commandant
d’annes, de son côté, avait prescrit la même mesure à l’arsenal.
C’est au bruit de ces détonations répétées que le Conseil munici
pal se réunit à l’Hôtel de Ville. Il commença par transmettre à
Talleyrand, chef du gouvernement provisoire, l’expression de
scs remercîments, puis rédigea la déclaration suivante : « Consi
dérant que les actes arbitraires et despotiques de Napoléon
préparaient depuis longtemps sa chute ; que les entreprises les
plus téméraires et les plus désastreuses n’ont fait, à cet égard,
que devancer l’ouvrage du temps ; que l’on doit à la réunion de
ces causes l'accomplissement des désirs de toute la France et
son heureuse régénération ; pénétré de tous les sentiments que
le rétablissement du roi légitime inspire à tous les Français, le
corps et le Conseil municipal, quoiqu’ils aient déjà manifesté
leur vœu par l’adresse transmise à Son Altesse le prince de
Bénévent, déclarent la renouveler avec joie en adhérant à la
�déchéance de Napoléon Bonaparte, au rétablissement de
Louis XVIII, roi de France, ainsi qu’aux droits héréditaires de
son auguste famille. » Au même moment et sur un autre point
de la ville, dans le cabinet du nouveau commissaire général de
police, Pavie de Vandœuvre, se réunissaient les principaux
fonctionnaires et les commandants de la garde nationale. L’un
d’entre eux, le notaire Barthélemy, celui qui la veille s’était si
courageusement opposé à l’assassinat de Thibeaudeau, demanda
qu’on chantât un Te Deum et qu’on fit une procession à NotreDame de la Garde. L’amiral Ganteaume ne cacha pas sa surprise,
a Me prend-on pour un capucin? », demanda-t-il avec amer
tume. « Non, lui répondit-on, mais vous êtes Provençal, marin
et catholique. Vous ne pouvez hésiter.» L’amiral finit par accor
der son consentement, mais de mauvaise grâce, et on s’empressa
d’informer la Mairie de la décision prise.
Les conseillers municipaux étaient encore en séance. Ils déci
dèrent aussitôt qu’ils prendraient part à la manifestation, que
le Te Deum sei'ait chanté à l’église Saint-Martin et qu’ils assiste
raient à la procession. En outre, des quêtes étaient prescrites
pour les pauvres et pour les prisonniers de guerre. Une affiche
spéciale serait rédigée pour inviter la population à ces diverses
cérémonies.
Les Marseillais n’avaient pas attendu l’invitation de la Mairie
pour se livrer à la joie. De très nombreux conscrits réfractaires,
assurés de l’impunité, étaient descendus de toutes les collines
voisines, avec drapeaux blancs et rameaux d’olivier. Ils remplis
saient les rues de leur tumulte joyeux, brisant partout les
insignes impériaux, détruisant les aigles qui décoraient les
édifices publics, et exigeant le retrait des drapeaux tricolores
qui étaient encore arborés. Us promenaient en triomphe quel
ques bustes de la famille royale, retrouvés ou improvisés pour
la circonstance, et parfois, quand ils rencontraient de jeunes
filles, les entraînaient dans d’interminables farandoles.
Quelques-uns d’entre eux, sans doute ceux qui avaient eu
directement à souffrir, pour eux ou pour leurs parents, de la
tyrannie impériale, songèrent alors à délivrer les prisonniers.
�— 28 —
Il y en avait beaucoup dans l’intérieur de la ville, surtout des
jeunes gens qui avaient cherché à esquiver le service militaire.
Il y en avait aussi au Château d’If, mais beaucoup moins qu’on
ne pensait, car l’imagination populaire avait toujours exagéré le
nombre des botes de celte Bastille Provençale. Des groupes
menaçants se formèrent sur la place du Palais de justice qui
réclamaient l’élargissement immédiat des prisonniers. Ganteaume n'en était plus à compter ses actes de faiblesse. Il se
laissa arracher l’ordre de mise en liberté. Aussitôt se vidèrent
les cachots, et les ex-détenus grossirent les groupes tumultueux
qui parcouraient la ville en manifestant leur joie par des chants
de triomphe et aussi par de fréquentes stations à tous les caba
rets. Quant aux prisonniers du Château d'If, il n’y en avait que
onze : l’abbé Desmazures, un exalté dont le grand crime était
d’être allé à Savone baiser les pieds du pape Pie VII, et de ne pas
avoir assez caché ses opinions royalistes, Alexandre Ricord,
ancien accusateur public à Perpignan, enfermé comme com
plice de Mallet ; trois des compagnons de Polignac qui depuis
longues années expiaient la maladresse qu’ils avaient commise,
en se laissant surprendre par la police napoléonienne. Ils se
nommaient d’Hozier, de Rocbcllc et Roussillon. Ce dernier était
un officier de nationalité suisse. Les six autres prisonniers
étaient également des étrangers, deux officiers napolitains qui
n’avaient pas voulu servir Joseph Bonaparte, ou des annexés
malgré eux, quatre gardes d’honneur belges accusés de conspiration. Ils furent portés en triomphe dans les rues de Marseille,
cl, pour leur faire oublier leur mésaventure, on leur promit soit
des indemnités, soit de belles situations.
Comme les victimes de l’Empire et leurs libérateurs ne se
contentaient pas, dans l’ardeur de leur zèle, de détruire les
emblèmes impériaux, et commençaient à attaquer les propriétés
privées, Gras-Salicis, qui était encore pénétré des traditions
administratives du gouvernement tombé, crut devoir mettre un
terme à ces manifestations qui choquaient ses habitudes d’or
dre et de régularité. Dès le soir du 15 avril, s’armant d’un arrêté
du gouvernement provisoire qu’on venait de lui transmettre, il
�— 29 —
Ordonna « que tous les emblèmes, chiffres et armoiries, qui ont
caractérisé le gouvernement de Bonaparte, soient supprimées
et effacées partout où ils peuvent exister ; que celle suppression
soit exclusivement opérée par autorité de police ou municipale,
sans que le zèle individuel d’aucun particulier puisse y con
courir ou les prévenir; qu’aucune adresse, proclamation,
feuille publique ou écril particulier ne contiendra d’injures
ou d’expressions outrageantes contre le gouvernement ren
versé, la cause delà patrie étant trop noble pour adopter aucun
des moyens dont il s’est servi. » C’était peut-être beaucoup
demander à une populace tout enfiévrée par une longue patience,
mais cet acte de sage modération rallia les suffrages de tous
ceux qui répugnaient aux mesures violentes. Il donna plus de
partisans à la Restauration que ne l’auraient fait de sanglan
tes exécutions.
Le samedi, 16 avril, fut marqué par un évènement important :
l’entrée des Anglais à Marseille. Les Anglais croisaient depuis
longtemps dans le golfe. Ils étaient au courant par leurs espions
de tout ce qui se passait dans la grande ville ; mais, bien que le
drapeau blanc flottât sur les forts, ils n’osaient pas s’aventurera
portée des canons, car la cessation des hostilités n’était pas
encore officiellement dénoncée, et ils redoutaient quelque coup
de tête de l’amiral Ganteaume. En effet, ce dernier se souciait
fort peu de livrer à l’ennemi héréditaire le premier port du
royaume. Sous prétexte de faire observer les règlements sani
taires, il rappelait, avec une certaine brutalité de formes, que,
même aux pires époques de la Révolution, on avait toujours obéi
à ces sages prescriptions : « Et, ajoutait-il, lorsque tout nous
présage le retour de l’ordre et du bonheur, lorsque chacun de
nous doit signaler son amour pour la patrie, son dévouement au
Roi, par une obéissance scrupuleuse aux lois, nous avons sous
les yeux le scandale d’une violation manifeste de celles qui assu
rent la salubrité publique. Sur plusieurs points de la côte, il y a
eu des communications avec les bâtiments insurgés. De pareilles
infractions ne peuvent être tolérées, sous quelque prétexte que
ce soit. »
�— 30
Il esl des circonstances, nul ne l’ignore, où les règlements sont
violés en quelque sorte par nécessité. Ganteaume ne les avait-il
pas violés le premier lorsque, en 1799, il avait ramené d’Egypte
et débarqué sur les côtes françaises, sans seulement se soucier
des lois sanitaires, le brillant général, qui pourtant abandonnait
son armée pour aller renverser le gouvernement ? Aussi bien les
Marseillais ne tinrent aucun compte de la circulaire de l’Amiral.
Entre la Hotte anglaise et la côte provençale des communications
s’établirent, presque régulières età titre officiel. La municipalité
lit davantage : elle invita expressément les Anglais, en qualité
d’alliés et de défenseurs de la royauté, à entrer dans le port et à
prendre part aux fêtes de la délivrance. L’amiral Pelham, le
futur lord Exmouth, accepta l’invitation, et détacha de la Hotte
deux frégates qui pénétrèrent dans la rade, jetèrent l’ancre tout
près du port, et saluèrent les forts d’une salve de vingt-et-un
coups de canon, à laquelle il fut immédiatement répondu.
Un canot parlementaire descendit alors à terre les comman
dants des deux frégates et leur état-major. Tous portaient la
cocarde blanche. « Le peuple de Marseille, lisons-nous dans la
Note détaillée, les a accueillis avec les transports de la joie la
plus vive, envisageant dans ce premier rapprochement le réta
blissement des relations amicales qui, après une interruption si
longue et si désastreuse, rendront à cette ville la liberté du com
merce et de la navigation, indispensable à son existence et à sa
prospérité. » Les officiers (1) anglais furent aussitôt conduits à
l’IIôlcl de Ville, où ils arrivèrent au moment précis où le Conseil
en sortait pour assister au Te Deum et à la procession. On leur
proposa de rentrer en séance, mais ils eurent le bon goût de
refuser et se joignirent au cortège. Ils assistèrent à la double
cérémonie, mêlés à l’élat-major du général du Muy, et ce fut
ainsique, pour la première fois depuis de longues années, frater(1) Le Journal des Débats du 28 avril 1814 rend compte en ces termes de
l'arrivée des Anglais : « Le peuple conduit comme en triomphe dans la ville
les commandants anglais. .. Ces braves assistèrent au Te Deum et à la proces
sion de la Vierge-de-la-Garde, protectrice de Marseille. Ils concoururent par
leur aumône, ainsi que la masse des habitants, à former une somme assez
considérable pour le soulagement des prisonniers de guerre. »
�— 31
nisèrent des officiers qui, jusqu’alors, 11e s’élaient renconlrés
que sur des champs de bataille.
Invités par legéuéral duMuy à un banquet auquel assistaient les
principales autorités, les officiers anglais furent, ensuite conduits
au théâtre, où l’on jouait Richard Cœur-de-Lion. Les fameux
couplets de circonstance furent applaudis avec frénésie, surtout
par les dames qui, agitant leurs mouchoirs blancs, jetèrent aux
officiers étrangers les bouquets qu’elles tenaient en main, et leur
prodiguèrent les compliments. A la sortie du théâtre, des faran
doles s’organisent dans les rues, et tous y prennent part, même
de graves francs-maçons, qui portaient en triomphe le buste de
Louis XV1I1 pour en faire l’inauguration dans leur loge.
Les fêtes et réjouissances ne pouvaient se prolonger indéfini
ment, car les vivres commençaient à manquer, les paysans des
environs étant tous descendus en ville. Il fallut se remettre au
travail et reprendre le cours des occupations habituelles. Sans
doute il y eut encore, les journées suivantes, des processions
dans les rues, des banquets et des congratulations, des feux de
joie et des danses, mais la vie normale recommença : il 11’y eut
qu’un gouvernement de changé. Aussi bien celle révolution
s’accomplit sans secousse. Il est même singulier, tant les
esprits étaient montés, qu’il y ail eu si peu d’excès commis.
Quelques devantures de magasin endommagées, des vitres bri
sées, des arbres hâtivement dépouillés de leur parure, quelques
gourmades et beaucoup de cris, tout se borna là. Il n’y eut pas
de sang versé. Il faut savoir gré de cette modération à nos ancê
tres. Combien est-il fâcheux qu’ils n’aient pas toujours suivi la
même tradition, et comme il eût été à désirer que les révolutions
qui suivirent ressemblassent à cette première chute du Bona
partisme !
C’est à l’excellente attitude de la garde nationale, ou comme
on le disait alors, des gardes urbaines qu’il faut reporter le
principal honneur de cette absence d’excès. Les gardes natio
naux avaient fait tout leur devoir et plus que leur devoir. Ils
11’avaient cessé de circuler en ville, dispersant les attroupements
trop bruyants, et empêchant toute manifestation compromet-
�tante. Ainsi que l’écrit l’auteur de la Note détaillée, « leur noble
dévouement prenait sa source dans un attachement aussi sin
cère que profond pour l’auguste souverain qui vient d’être rendu
à la France, et trouvait sa récompense dans la paix et le
bonheur que cet événement présage à toute la nation. » Nous
n’avons certes pas le droit de suspecter la sincérité de ces senti
ments, mais beaucoup de ces gardes nationaux étaient des
royalistes de bien fraîche date, et, s’ils n’hésitèrent pas à se
mettre ainsi en avant, c’est qu’ils n’étaient nullement assurés
des dispositions de la troupe de ligne, et prenaient leurs pré
cautions contre un retour offensif.
Les soldats, en effet, n’avaient pas appris sans douleur la
chute du général qui les avait si souvent conduits à la victoire.
Ils croyaient à la trahison. Ils souffraient dans leur amour
propre en pensant aux égards et aux compliments que l’on pro
diguait aux Alliés, tandis qu’on semblait se délier d’eux. Sans
doute on leur avait bien promis de respecter toutes les situations
acquises et de conserver tous les grades, mais ils n’étaient pas
satisfaits et se réservaient. Leurs chefs, Masséna et Ganteaume,
avaient bien envoyé leur adhésion au nouveau gouvernement,
mais en termes assez froids. Une proclamation en date du
18 avril, et signée par eux, avait simplement annoncé la cons
titution d’un gouvernement provisoire et la déchéance de Napo
léon : « Ayez confiance, ajoutaient-ils. Nous espérons que vous
verrez bientôt régner sur la France le souverain qui fera cesser
toutes les calamités qui la désolent depuis longtemps, mais en
attendant que chaque citoyen continue à vaquer à ses affaires ».
Certes, ce n’était pas là faire preuve d’un enthousiasme bien vif
pour le nouveau gouvernement. L’attitude était correcte, mais
le zèle paraissait bien peu ardent.
Une circulaire du ministre intérimaire de l’intérieur, Benoît,
en date du 20 avril, augmenta le mécontentement de la troupe.
Benoît affectait de la laisser de côté et ne se préoccupait que de
la garde nationale : «Je vous recommande, écrivait-il aux pré
fets, d’arrêter le départ des gardes nationaux de toute dénomi
nation, mis en activité soit par des décrets impériaux, soit par
�d’autres actes de l’ancien gouvernement, et de prendre toutes
les mesures nécessaires pour rappeler ceux qui ont été dirigés
sur l’armée ». Il s’étendait ensuite sur les devoirs des gardes
nationaux « destinés principalement à préserver la commune du
pillage et des excès que pouvaient commettre des détachements
isolés, et à arrêter les fuyards français qu’elles conduiront à la
Mairie », ce qui était en quelque sorte faire des milices urbaines
les surveillants et au besoin les adversaires des troupes régu
lières. La circulaire de Benoît fut très mal accueillie par l’ar
mée, et, certainement, si un chef énergique et justement popu
laire se fût alors constitué le défenseur des soldats injustement
mis en suspicion, il aurait du jour au lendemain acquis le droit
de dicter ses conditions, mais ni Masséna, ni Ganteaumc
n’étaient de taille ou d’humeur à jouer ce rôle. Les autres maré
chaux non seulement ne protestaient pas, mais encore se
ralliaient ouvertement à Louis XVIII. L’un d’entre eux, et non
le moins connu, Augereau, venait même de rédiger une procla
mation (1) retentissante où il affirmait, avec l’ardeur d’un néo
phyte, ses sentiments royalistes : « Soldats, vous êtes déliés de
vos serments. Vous l’êtes par la nation en qui réside la souve
raineté, vous l’êtes encore, s’il était nécessaire, par l’abdication
d’un homme qui, après avoir immolé des millions de victimes
à sa cruelle ambition, n’a pas su mourir en soldat. La nation
appelle Louis XVIII sur le trône. Jurons donc fidélité à
Loids XVIII et à la Constitution qui nous le présente. Arborons
la couleur vraiment française, qui fait disparaître tout emblème
de la Révolution, etc. »
Malgré ces pressantes adjurations, l’armée, si elle ne restait
pas hésitante, demeurait froide : mais les évènements se
succédaient. Coup sur coup on apprenait l’arrivée à Marseille,
le 19 avril, du lieutenant-colonel Mollot, qui exhibait les pou
voirs à lui conférés par Armand de Polignac, et de Sémallé,
commissaire extraordinaire du comte d’Artois. Louis XVIII
(1) Valence, 16 avril 1814.
�— 34 —
était alors officiellement proclamé à l’hôtel de ville (1). Quel
ques jours plus tard, le 10 mai 181-4, on recevait la déclaration
de Saint-Ouen, du 2 mai, par laquelle le nouveau souverain
affirmait sa résolution de régner conformément à la Constitution
qu’il octroyait à ses sujets. Peu à peu le calme se faisait dans
les esprits. L’armée se résigna donc, surtout quand elle apprit
que son ancien chef, renonçant définitivement à la lutte,
acceptait la souveraineté dérisoire qu’on lui avait jetée en
en aumône et s’acheminait vers son nouveau royaume.
Si les soldats de Napoléon conservèrent jusqu’au bout pour
leur général l’attitude et les égards qui convenaient aux cir
constances, il n’en fut pas de même pour les Provençaux, qui
profitèrent du passage de l’ex-empereur à travers le pays pour
assouvir de vieilles rancunes et se venger misérablement.
Napoléon, escorté par des officiers étrangers, avait quitté Fon
tainebleau le 20 avril. Il arriva à Avignon le 26 du même mois.
Les Royalistes du Comtat voulurent arrêter sa voiture. Il fallut,
pour la dégager, recourir à l’intervention de la force armée.
Ce fut surtout le lendemain, dans la petite ville d’Orgon (2)
que la manifestation faillit devenir tragique. Les habitants
donnèrent à Napoléon le spectacle de le pendre et de le fusiller
en effigie. Un Italien, l’abbé Ferrugini, secrétaire du cardinal
Gabrielli, était présent et voici son témoignage: « Bonaparte
devait déjeuner à Orgon. Il ne le peut, tous criant : mort au
tyran ! vive le Roi ! On brûle en sa présence son effigie. On lui
en présente d’autres qui ont le sein couvert de coups et qui
sont teintes de sang. Quelques uns montent à sa voiture, lui
présentant le poing en lui disant : meurs, tyran ! Des femmes
armées de pierres crient : rends-moi mon fils ! D’autres crient :
Tyran, crie Vive le Roi ! et il le crie pendant qu’une partie de
ses gens s’y refuse. Ce spectacle m’a déplu. Il m’a paru peu
conforme à l’honneur, à l’humanité, à la religion. Il est tombé,
cela doit suffire. »
(1) Le procès-verbal est signé par le maire Montgrand, et par les adjoints
Raymond, de Gaillard, tle Cibon, Mossy, Millot et du Domaine.
(2) Itinéraire de Buonaparie depuis son départ de Doulevant jusqu'il son
embarquement à Fréjus. 1 vol. in-8°, 1814, p. 33.
�— 35 —
Voici comment un de ces poètes de circonstance, comme il
s’en trouve toujours pour flatter les passions du moment, a
raconté ces scènes tragiques.
En arrivant dans le Comtat,
Il sent qu’il change de climat ;
Brusquement on le remercie
De ses bontés pour le grand Pic.
Arrivé chez le Provençal,
Cela n’est pas bien égal.
Partout on lui fait la chamade,
On veut lui faire la bravade.
Des arcs de triomphe nouveaux
Sont dressés par les Provençaux.
Ils suspendent sur son passage
Son horrible et vilaine image.
Elle est dégoûtante de sang,
Et teint sa voiture en passant,
Pour lui rafraîchir la mémoire
Des traits sanglants de son histoire.
Comme le danger devenait pressant, Napoléon se résigna à
revêtir un uniforme autrichien, et, laissant à sa place en voilure
un domestique nommé Vernet, courut plusieurs postes à franc
étrier. Arrivé à l’auberge de la Calade, à deux lieues d’Aix.
« Je suis un officier de l’escorte, dit-il, qu’on prépare le dîner de
l’Empereur » — « Je serais bien fâché, riposta l’aubergiste, de
préparer le dîner d’un tel monstre ! Je voudrais le voir écorché
vif pour tout le sang qu’il a versé. » Cet outrage acheva de
décourager Napoléon. La tradition rapporte qu’il cacha sa tête
entre ses mains et pleura. Il ne voulut pas se mettre à table et
se lit porter à manger dans sa voiture. Son escorte le rejoignit à
grand peine; les paysans l’avaient lapidée à Lambesc et à SainlCannat. Les vitres de la voilure, où l’on croyait que se trouvait
l’Empereur, avaient toutes élé brisées.
Arrivé à Aix seulement à deux heures après minuit, Napoléon
dut encore subir la curiosité de certains Royalistes qui eurent
l’indiscrétion de diriger leurs lanternes sur lui, et, l’ayant
reconnu, l’insultèrent grossièrement. Celle fois l’Empereur ne
�— 3(5 —
sul pas contenir son indignation ; il ne cacha pas au sous-préfet
qui était venu assurer sa sécurité combien il était mécontent
des Provençaux. Entre Tourves et Brignoles on crut au
renouvellement du scandale d’Orgon, mais un détachement
de soldats avait été envoyé au devant de l’escorte, qui dissipa
l’émeute. Brignoles fut traversé ventre à terre, et on arriva
enfin au château du Luc. La princesse Pauline Borglièse y
attendait son frère. Son premier soin fut de lui faire quitter
l’uniforme autrichien qui le déshonorait. Elle essaya de le
réconforter par de bonnes paroles, mais le coup était porté, et
l’exaspération, d’ailleurs légitime, de Napoléon était à son
comble. De fait l’expiation était rude, et la chute lamentable.
Aussi bien ce fut la dernière station de ce calvaire. Cent fan
tassins et cinq cents cavaliers avaient été envoyés au Luc par
Masséna. Ils protégèrent rembarquement de Napoléon à Fréjus,
le 28 avril, sur la frégate anglaise 1’Ündaunted, qui le conduisit
à Porto Ferrajo le 4 mai.
Napoléon n’est donc plus en France. L’armée a fait sa soumis
sion, tous les fonctionnaires ont envoyé leur adhésion, la grande
masse de la nation semble ralliée au nouveau régime. La Res
tauration est un fait accompli. Il n’y a plus qu’à réparer les fau
tes et faire oublier les malheurs passés.
Nous n’avons pas ici à raconter l’histoire de la première Res
tauration et nous ne voulons en retenir que les épisodes qui
intéressent plus particulièrement nos annales provinciales. Le
premier soin de tout gouvernement qui se respecte est d’assurer
son fonctionnement en se préparant des ressources II était natu
rel (|ue le représentant direct de l’Administration, le préfet inté
rimaire Gras-Salicis, se préoccupât tout d’abord des voies et
moyens pour faire rentrer les impôts. Dès le 18 avril 1814, il invi
tait, par voie d’affiche, tous les citoyens à payer par avance
leurs contributions, et se disait autorisé par le ministre intéri
maire des finances, baron Louis, « à prendre les mesures néces
saires pour seconder le zèle des contribuables, et procurer au
trésor, le plus promptement possible, les fonds qu’exige le ser
vice ». Un commissaire extraordinaire du Roi, envoyé à Mar-
�seille pour la circonstance, le marquis de(l) Boisgelin, renouve
lait ces injonctions, mais avec un ton d’autorité qui déplut fort,
quelques semaines plus tard. C’étaient surtout les contributions
indirectes, les droits réunis, comme on disait alors, dont le
recouvrement était pénible, car les princes de la maison de
Bourbon, en rentrant en France, avaient, un peu légèrement,
annoncé la suppression de ces droits réunis, et, sur la foi de ces
promesses aventurées, on ne voulait plus les payer. Gras-Salicis
fut obligé de rappeler à la réalité les contrevenants. « Il est des
sacrifices nécessaires, leur disait-il (affiche du 23 juin). Le nom
de droits réunis vous était devenu odieux par les abus auxquels
on avait pu se livrer, mais il est aujourd’hui sanctifié, puisque
Louis XVIII l’a prononcé. D’ailleurs des adoucissements déjà
prononcés le rendront moins rigoureux ». Il n’y avait pas à se
dissimuler que des engagements avaient été pris, et qu’on n’en
tenait pas compte. Comme l’administration disposait de moyens
coercitifs, il fallut bien se résigner à payer, mais la déception fut
grande, et, du jour au lendemain, la Restauration se lit ainsi
beaucoup d’ennemis.
On avait également promis à la chute de Napoléon de consi
dérer comme irrévocable la vente des biens du clergé et des
émigrés. Une masse de petits propriétaires était directement
intéressée à celle sage, et politique mesure, mais les partisans
de l'ancien régime, émigrés ou prêtres, se prétendaient frustrés,
et annonçaient à grand bruit qu’ils allaient rentrer en possession
de leurs domaines. Ce n’étaient là que des rumeurs sans fonde
ment, mais qui jetaient l’inquiétude dans les esprits. Dès le
30 avril 1814 (2), Gras-Salicis adressait aux maires des départe
ments une circulaire confidentielle : « Je ne vous ai pas laissé
ignorer que des agitateurs connus par les désordres qu’ils ont
excités à toutes les périodes de nos discussions, cherchaient
(1) Circulaire de Gras-Salicis, en date du 12 niai 1814, relative à la réception
du marquis de Boisgelin, que l’on traitera « comme les Sénateurs, quand ils
arrivent dans leurs Sénatoreries, d’après l’article 15 du titre IX du décret de
messidor an xii . »
(2) Voir affiche analogue du 5 mai 1814.
�— ,38
}!
encore à s’emparer aujourd’hui du mouvement spontané qui
s’est manifesté partout et qu’ils profitaient même du calme qui l’a
suivi pour égarer le peuple par des insinuations perfides ». Il les
engageait à se mettre en garde contre les propagateurs de fausses
nouvelles et particulièrement contre ceux qui annonçaient la
prochaine éviction des acheteurs de biens nationaux. Il était
certainement d’une bonne politique d’accuser de ces bruits ten
dancieux les adversaires de la Légitimité, mais les paysans et les
bourgeois, qui étaient les principaux acheteurs de ces propriétés,
ne s’y trompèrent pas. Troublés dans leur quiétude, ils gardè
rent à la Restauration une rancune d’autant plus tenace qu’elle
était cachée, et deviendront ses ennemis résolus.
Aussi bien le Préfet intérimaire avait si bien conscience de la
mauvaise impression produite qu’il se croyait obligé de revenir
sur ses déclarations. Le 14 mai, à propos d’un Te Deiun ordonné
pour célébrer l’entrée de Louis XVIII à Paris et surtout à propos
de la publication de la fameuse déclaration de Saint-Ouen, par
laquelle Louis XVIII, roi de France et de Navarre depuis dixneuf ans, daignait octroyer une Constitution à ses sujets, il
adressait aux maires la circulaire suivante : « La malveillance,
toujours en opposition avec le bien général, ne cesse de s’agiter;
elle profile des moindres circonstances pour égarer le peuple,
pour le tromper sur ses véritables intérêts, pour lui inspirer des
craintes, pour faire naître la défiance, pour dénaturer les inten
tions, etc. C’est toujours la même marche, la même tactique.
Ainsi, lorsque la France entière applaudit avec enthousiasme au
retour de ses légitimes souverains, lorsque nous jouissons
d’avance du bonheur que nous préparent les changements qui
viennent d’avoir lieu, des hommes inquiets, sans consistance,
ennemis de leurs concitoyens et fraudeurs par habitude, ont osé
répondre que Sa Majesté refusait d’accepter la Constitution et
d’en reconnaître les principes. Sa déclaration suffit pour détruire
ces vaines insinuations, Louis XVIII parle en père à ses sujets,
il ne veut que les rendre heureux. La Constitution proposée par
le Sénat portait l’empreinte de la précipitation. Sa Majesté désire
,
�qu’une matière de cette importance soit méditée avec soin. Des
commissions prises parmi les représentants de la Nation et dans
le Sénat sont appelées à coopérer à sa perfection. Que celle
déclaration, monument éternel de l’amour le plus vrai, de la
sollicitude paternelle, soit connue le plus promptement possible
dans toutes les parties de votre commune ; que vos administrés
en connaissent les principes et soient pénétrés des sentiments
qui l’ont dictée. C’est par des actes de celle nature qu’ils appren
dront à apprécier les vertus de celui que le ciel appelle pour
présider à leurs destinées. »
Malgré cet optimisme de commande, il n’en était pas moins
avéré que le Roi substituait à la Constitution votée par le Sénat
une Constitution consentie, ou, comme il le disait, octroyée par
lui, c’est-à-dire qu’il n’acceptait pas le dogme de la souveraineté
nationale et se considérait toujours comme souverain par la
grâce de Dieu. Ce fut une désillusion nouvelle pour tous les
citoyens, et ils étaient nombreux en France, qui s’étaient imaginé
que le frère de Louis XVII s’accommodait aux nécessités des
temps nouveaux et n’était pas le souverain de ceux qui n’avaient
rien appris et rien oublié.
On avait encore espéré que, rompant auec les détestables tra
ditions de l’Empire, on laisserait à la presse une liberté relative.
Sur ce point les engagements étaient formels, mais ils furent
rompus avec une désinvolture sans pareille. Dès le 24 avril
1814 paraissait une ordonnance où il était dit que « la liberté de
la presse, qui doit être la sauvegarde des citoj'ens, ne doit pas
devenir un moyen d’insulte et de diffamation. Dans les circons
tances présentes, un pareil abus, et surtout celui qu’on pourrait
faire des pamphlets et des affiches publiques deviendrait facile
ment une arme perfide dans les mains de ceux qui pourraient
chercher encore à semer le trouble parmi les citoyens ». En
conséquence, pour composer un placard ou une affiche, une
autorisation de la préfecture de police sera nécessaire et il sera
défendu « aux colporteurs de crier et de vendre quoi que ce
soit qui ne serait pas revêtu de celte autorisation. »
De tout ceci résulte que, dès les premi ers jours de la Restaura-
�— 4» —
tion, il y avait malentendu entre le Gouvernement et la popula
tion. On avait promis une Constitution et, par un habile
subterfuge, on l'octroyait au lieu de l’accepter. On avait promis
l’abolition des Droits réunis, et ils étaient maintenus ; promis
de respecter les biens nationaux cl on les menaçait ; promis de
respecter la liberté de la presse, et elle était déjà entravée. Sans
doute le changement était de trop récente date pour qu’on osât
publiquement manifester sa déception, mais plus d’un, en son
for intérieur, regrettait déjà la chute de l’Empire. Si, quelques
mois plus tard, le trône des Bourbons fut renversé sans résis
tance, ne faut-il pas faire remonter la cause de celte chute
sans exemple dans l’histoire à la profonde désaffection et aux
rancunes inspirées par ces fautes multiples?
Pourtant, à ne considérer que les apparences, tout était à la
joie. Compliments, congratulations, promesses mirifiques, rien
n ’était épargné. Le Moniteur (1) enregistrait avec soin les com
pliments emphatiques adressés au Roi par la ville de Marseille :
« Marseille s’est toujours distinguée par son amour et son res
pect pour ses Souverains Légitimes et surtout pour l’auguste
Maison de Bourbon. Lorsque Sa Majesté vint honorer cette ville
de sa présence, elle a pu juger des sentiments de ses habitants.
La destinée de Marseille a été de voir fondre sur elle tous les
fléaux, dès le moment où l’autorité tutélaire et légitime des
Bourbons n’a plus été à même de la protéger». Le Roi avait
répondu en ces termes : « Je suis sensible aux sentiments que
vous m’exprimez au nom de ma bonne ville de Marseille. Je me
ressouviens toujours avec plaisir de l’accueil que j ’ai reçu dans
ses murs. Elle peut compter surina protection. » C’était le tour
de la Chambre de Commerce qui, le 21 juin 1814, présentait au
Roi une adresse de compliments et de protestations, mais sans
négliger pour autant ses intérêts, car elle lui demandait le réta
blissement de l’édit de 1(309, qui accordait la franchise au port :
et le Roi, trop habile pour s’engager à fond, faisait cette réponse
(1) Extrait du Moniteur Officiel (»» mai 1814).
�— 41 —
ambiguë, mais qui ouvrait la porte à toutes les espérances :
a Je reçois avec plaisir les sentiments que vous m’exprimez au
nom de la Chambre de Commerce de Marseille. Je ferai toujours
tout ce qui dépendra de moi pour rétablir la prospérité d'une
ville aussi intéressante. »
Ces promesses étaient-elles sincères, l’avenir l’apprendrait;
mais on voulut croire à leur réalité, et ce fut dans tout le
Midi comme une explosion de reconnaissance. Dès le 5 mai
1814, le Conseil municipal avait acheté et fait restaurer un
portrait de Louis XVIII qui se trouvait entre les mains d’un
particulier. Il ordonna que le buste du Souverain serait rétabli
sur la façade de l’Hôtel de Ville, mais seulement « quand on
aurait de l’argent. » Il est vrai qu’on trouva tout de suite
l’argent nécessaire « pour faire poser à l’Hôtel de la Préfecture
une glace à l’endroit où se trouvait précédemment placé le
portrait de Bonaparte. » La dépense s’éleva même à 1071 l’r. 50.
On décida encore « de faire le changement de décoration
convenable dans la salle du Conseil de Préfecture, ou autres
appartenant à l’Hôtel, qui renferment des devises ou allégories
relatives au gouvernement aboli. » On trouva même des fonds
pour contribuer au rétablissement à Paris de la statue de
Henri IV. A cet elfet fut votée, dans la séance du 1er juin ( 1),
une somme de mille francs, et on regretta « que la situation
fâcheuse des linances communales ne permit pas d’offrir une
somme plus forte et plus analogue aux sentiments de respect et
d’amour pour la mémoire du meilleur des Rois. »
Il
est curieux de rechercher la preuve de ces sentiments ultraroyalistes dans les poésies de circonstance qui furent alors
composées. On sait ce que valent en général ces élucubrations.
Le vide des idées le dispute à la vulgarité de l’expression. Qu’on
nous permette d’en reproduire quelques-unes, à titre de docu
ment historique. Voici d’abord le Baume Souverain pour toutes
les blessures révolutionnaires, fleurs île lis à l’eau-de-vie.
(1) Délibération du Conseil municipal, en date du 9 mai.
�- 42 —
I
Approchez-vous, grands et petits,
Nobles, bourgeois et militaires.
Voici la perle des onguens,
Le plus puissant des vulnéraires.
Pour vous en servir au besoin,
Dans un bocal de Moscovie
Faites infuser avec soin
Des fleurs de lis à l’eau-de-vie.
II
Une dame, dont vous cl moi
Déplorions l’état pitoyable,
Allait périr en désarroi
Sans ce remède incomparable.
Trois grands docteurs venus du Nord
Ont, pour guérir sa maladie,
Ordonné d’un commun accord
Des fleurs de lis à l’eau-de-vie.
III
De nos modernes charlatans,
L’impuissante et grande fabrique
L’avait, après de longs tourments,
Livrée au soin d’un empirique.
C’était fait d’elle pour toujours,
Et dans une affreuse agonie
Elle aurait terminé ses jours
Sans quelques lis à l’eau-de-vie,
IV
Plein d’audace et d’avidité
Cet impudent et fier bravache
La disait en pleine santé,
Quand il la saignait sans relâche.
Ainsi soignée outre raison
Et par la diète anéantie
Elle n’a dû sa guérison
Qu’aux fleurs de lis à l’eau-de-vie.
�— 43 —
V
Grâce à ces trois savants docteurs
Que le Ciel a conduits en France,
La dame vit et sans douleurs
Est en pleine convalescence.
L’empirique disgracié
A déguerpi notre patrie,
Honteux d’être mystifié
Par quelques lis à l’cau-de-vie.
VI
De tous vos anciens commettans,
Français, ne craignez plus la ruse.
Uu seul lis pour ces charlatans
Est une tête de Méduse.
Sans autre cérémonial,
Pour les frapper de léthargie
Présentez-leur votre bocal
Des Heurs de lis à l’eau-de-vie.
Celle chanson 11’esL pas dénuée de sens, et la forme en est
même parfois heureuse, mais que dire de VEpithalame allégori
que, destiné à célébrer le mariage de la France et de l’âge d'or !
Tous les Dieux de l’Olympe sont convoqués, avec leurs attri
buts, leurs titres et dignités. Ils assistent à l ’hymen, el même à
la naissance du premier lils issu de cet hymen, qui n’est autre
que d’Albertas, le préfet qui venait de remplacer Gras-Salicis !
Nous ne pouvons que citer : tout commentaire serait superflu.
D’Albertas, digne fruit du divin mariage,
Que ma lyre vient de chanter,
Reçois de tes foyers un naturel hommage
Que tu sus toujours mériter.
Ainsi que le soleil succède à la nuit sombre,
Tu viens, par tes vertus, égayer nos coteaux.
Puisses-tu, d’Albertas, couler des jours sans nombre
Dans le sein de la joie el des bons Provençaux.
�- 44 —
C’est avec la même réserve ou plutôt avec le même étonne
ment que nous citerons encore le premier des sept couplets
chantés au Grand-Tliéàtre par un M. Gubiant :
Amis, enfin voici le jour
Où notre joie éclate et brille.
Répétons-le ce cri d’amour,
Ce cri d’une même famille.
Ventre saint-gris, au nom du fils d’Henri,
Français, du fond de l’âme,
Des anciens preux redis le cri chéri :
Mon Dieu ! mon Roi ! ma Dame !
Un poète anonyme de Château-Gombert, dans la banlieue de
Marseille, trouva l’occasion favorable et donna libre carrière à
sa verve en publiant ce qu’il intitule pompeusement le Chant
Royal :
I
Vive le Roi !
Digne objet de noire tendresse.
Vive le Roi,
Louis dix-huit de bon aloi !
Ah ! que tout Français s’empresse
De crier avec allégresse :
Vive le Roi !
II
Vive le souverain Pontife !
Le fds aîné de notre foi,
II l’a délivré de la griffe
De l’àigle et d’un nouveau calife.
III
Vive aussi le duc d’Angoulêmc
Du martyr roi,
Gendre et neveu tout à la fois.
Un jour sa main, du diadème,
Parera 1 épouse qu’il aime.
Vive le Roi !
�— 45 —
rv
Vivent les rois
Alexandre, Guillaume et Georges !
Réunissons-les tous à la l’ois.
Que d’eux l’Europe se rengorge
Et chante en chœur à pleine gorge,
Vive le Roi !
V
Que ce cri partout retentisse:
Vive aussi l’empereur François !
Il a fait le grand sacrifice
De sa fille et de sa milice.
VI
La conscription est abolie
On laissera chacun chez soi.
On n’ira plus perdre la vie
Dans les déserts de Moscovie.
VII
La Révolution est finie,
Vive le Roi !
Soyons à lui de bonne foi.
Qu’il nous pardonne et qu’il oublie
Tous nos torts et notre folie.
Nous ne parlons que pour mémoire des satires et des épigrammes lancées contre le souverain tombé. Leur médiocrité
dépasse tout ce qu’on peut imaginer. Qu’il nous suffise de
citer (1) l’Origine des Bonaparte, l’Ode composée par « G***, chef
de fabrication à la manufacture royale des tabacs à Marseille », la
Recette pour la piqûre des bulletins, l’Histoire politique, bizarre
et véritable de Nicolas Buonapcirte, sur un faux air de Gaspard de
il) Toutes ces pièces sont réunies dans un recueil factice de la Bibliothèque
de Marseille. (T b. g. 17 n.).
�— 46 —
Busse ; La nouvelle et dernière Confession générale de Nicolas
Buonaparte dans sa prison ; La Lanterne magique de la rue Impé
riale ; Le a mea culpa » de Nicolas Buonaparte ; Lettre de Buona
parte à Pluton, dieu des enfers, et réponse de Platon à Buona
parte ; Le Cri de la Provence fidèle à son Roi contre l'usurpateur
corse détrôné (en vers) ; Conversation du Diable avec Nicolas ;
YArrivée de Nicolas à l’Isle d’Elbe et réception des habitants, etc.
Aussi bien veut-on un spécimen de ces lamentables élucubra
tions. Voici comment se termine le dernier poème que nous
venons de citer :
Nicolas, dans cette île, occupe tout son tems
A de très grands projets, attendant le printems.
Sa santé, nous dit-on, paraît être assez bonne,
Un nombreux domestique a soin de sa personne.
Il a trois médecins qui sont tous occupés
A conserver scs jours utiles et sacrés.
Qu’on se rassure donc si l’on a quelques craintes,
Son cœur n’est point à bas, ni ses Ibrccs éteintes,
On nous lait espérer qu’avant moins de trois mois
Il sera devenu le plus épais des rois.
Les auteurs de ces rhapsodies sont prudemment restés ano
nymes. N’oublions pas que, dans le cortège des Neuf Muses, ne
figura jamais la Muse de la poésie politique !
�Les Fêtes royalistes de la première Restauration
àM
arseille
I
En France, et surtout dans le Midi, on perd rarement l’occa.
sion de célébrer par des fêles, soit des anniversaires, soit des
événements politiques. Après les malheurs de la campagne de
France en 1814, alors que tant de familles étaient en deuil et que
les armées étrangères n’avaient pas encore quitté le sol de la
patrie, il peut sembler étrange que nos pères aient eu la pensée
de se livrer à des réjouissances. Ils le firent pourtant, et, rien
que dans les derniers mois de l’année 1814, ils célébrèrent, sous
prétexte de manifester leurs sentiments royalistes, de nom
breuses fêles dont le récit est relaté tout au long dans les écrits
du temps.
C’est tout d’abord l’avènement de Louis XVIII qui est commé
moré à grands fracas le 15 avril 1815 (1), et d’après un pro
gramme qui sera souvent renouvelé, salves de canons, pavoise
ment et illumination des édifices publics, Te Deum et bals popu
laires. Les dépenses pour celle première fête ne s’élevèrent pas
très haut, seulement à la somme de 8.140 fr. 40, et elles furent
approuvées par délibération du Conseil municipal en date du
11 mai 1814. Au 15 mai (2), grande fêle destinée à célébrer l’en
trée solennelle à Paris de Louis XVIII, avec musique enragée
dans les rues, danses en plein air et illuminations. Au
(1) Archives municipales de Marseille. A. 101-103, 35 pièces. Cf. Hcrmitc de
Sainl-Jean, n° 1.
(2) Hermite de Sainl-Jean, n" 2.
�— 48 —
16 juin (1), distribution solennelle des lis accordés par le Roi à
la garde urbaine, remise et bénédiction des drapeaux qui lui
ont été offerts par les dames marseillaises. Au 15 juillet (2)
nouvelle effusion de joie officielle, actions de grâces et réjouis
sances publiques à l’occasion de la paix. Le maire avait faiL
appel à la bonne volonté de scs concitoyens : « Quoique la
reconnaissance empressée des Marseillais ait, dès les premiers
moments de l’heureuse Restauration, réuni ces deux événe
ments dans l’objet des actions de grâce et des réjouissances
qui ont été antérieurement célébrées dans celte ville, ils join
dront encore, dans la circonstance actuelle, leurs vœux et leurs
transports d’allégresse au concert général des bénédictions qui
s’élèvent en ce moment dans toute l’étendue du Royaume pour
remercier Dieu des bienfaits d’une paix si désirée». Les Mar
seillais, en effet, étaient partisans déclarés de la paix. Rs en
saluèrent l’annonce avec une joie sincère. On remarqua qu'à la
cathédrale le Te Deum fut entonné par toute l’assistance, et,
jusque dans la rue, les passants ne s’abordaient qu’en se
serrant la main et la gaieté sur le visage.
La cérémonie du 25 juin (8), un service funèbre à la mémoire
des membres de la famille royale frappés par la Révolution,
avait eu un caractère plus austère. Le préfet provisoire, GrasSalicis (4), l’avait préparée longtemps à l’avance. Le maire
Montgrand avait, de son côté, prié le prédicateur en renom,
l’abbé Denans, de se charger du panégyrique qui serait pro
noncé à la messe solennelle. Denans avait accepté cette tâche
délicate. « Il est bien honorable pour moi, avait-il écrit (5) au
(1) Hermite de Saint-Jean, n" 7.
(2) Ici., A. 101-103, 12 pièces.
(3) Archives de Marseille, A. 101-102, 24 pièces. Hermite de Saint-Jean, n” 8.
(4) Circulaire de Gras-Salicis. « Toutes les autorités sont invitées à y assis
ter en costume avec le crêpe au bras, à l’épée et au chapeau, ou telle autre
marque de deuil que leur costume comportera. MM. les curés sont invités à
prononcer un discours qui retrace les vertus des illustres personnages cpii
sont l’objet de cette cérémonie funèbre. »
(5) L’oraison funèbre prononcée par l’abbé Denans a été analysée et repro
duite en partie par l'Hermite de Saint-Jean, n° 9. C’est une amplification de
rhétorique, froide et solennelle. On ne comprend pas, à distance, l’admiration
dont elle fut l’objet de la part des contemporains.
�- 49 —
maire, le 21 juin, d’être destiné à faire l’éloge funèbre des
augustes victimes pour lesquelles le Conseil municipal de la
ville de Marseille a volé un service religieux et solennel. Je ne
me dissimule pas qu’il me sera impossible de justifier votre
choix et de répondre à l'attente des auditeurs, mais je pense
qu’en faveur du sujet on sera moins exigeant et c’est ce qui me
rassure en donnant mon acquiescement à la proposition que
vous avez bien voulu me faire ». Montgrand (1) avait, en outre,
ordonné de suspendre tous les jeux et d’interdire la circulation
des voitures au jour lixé pour la cérémonie jusqu’à deux heures
après midi. Il avait même pris (2) la précaution d’enjoindre aux
propriétaires et locataires des maisons sises sur le Cours, la
la rue d’Aix, la rue Dauphine, etc., de tenir leurs portes et fenê
tres ouvertes à cause des décharges de l’artillerie pendant la
cérémonie. C’est à Saint-Martin que le service fut célébré en
grande pompe, car la cathédrale de la Major était trop petite
pour contenir l’assistance. Les fabriciens de Saint-Martin
avaient tenu à faire seuls les frais de la décoration funèbre. Dès
le «SI mai, avant même que le jour de la messe solennelle fût
définitivement fixé, ils avaient fait part à la Mairie de leurs
intentions. Ils ne poussèrent pourtant pas la générosité jusqu’à
payer les musiciens qui jouèrent pendant la messe de Requiem,
car on a conservé la note des frais et celle note fut réglée seule
ment le 30 janvier 1822. Elle s’élevait à 336 francs, dont 174 francs
pour les vingt-neuf artistes qui se joignirent à l’orchestre des ama
teurs, 15 francs pour le chef d’orchestre, ce qui était vraiment
bien peu, 12 francs pour le maître des chœurs, 78 francs pour
les treize chantres, 6 francs pour le louage d’une contrebasse,
5 pour les chandelles usées pendant les répétitions et 22 aux
domestiques chargés du transport des instruments. La musique,
à ce moment, pouvait bien être déjà, suivant une définition
(1) Arrêté du 20 juin.
(2) Arrêté du 2ii juin. Cf. lettre de Pascalis, commandant la place par
intérim, à Montgrand, pour le prier d’ordonner que cent hommes soient
emploj'és à la police intérieure de l’église et quinze à l’escorte du cortège.
4
�- 50 fameuse, le plus désagréable de tous les bruits, mais ce n’en
était pas le plus cher.
Nous ne parlons que pour mémoire des l'êtes religieuses qui
lurent célébrées avec un éclat extraordinaire, la Fête-Dieu (1)
eu juin 1814, la Saint-Louis (2) le 25 août, et les processions qui,
suivant l’antique usage, déroulèrent un pompeux cortège à tra
vers les rues de la vieille cité. Ces fêles se répétaient chaque
année, et elles ne présentèrent rien de particulier. Les Marseillais
réservèrent leur enthousiasme et ne se mirent réellement en
frais que pour la réception des membres de la famille Royale.
La duchesse douairière d’Orléans, la veuve de PhilippeÉgalité, la mère du futur roi des Français, Louis-Philippe, fut la
première accueillie avec ces honneurs extraordinaires. Elle
vivait depuis longues années en Espagne, à Minorque, très à
l'écart, mais respectée par tous les partis. Elle avait manifesté le
désir de revoir la France. Le maire Montgrand, informé de ce
désir, s’empressa de lui adresser au nom du Conseil Municipal
une invitation pour la prier de débarquer et de séjourner à Mar
seille. La princesse accepta et répondit une lettre fort digne,
que nous reproduisons à titre de document historique intéres
sant (26 mai 1814).
« Je suis dans un pays très sain. Voilà bientôt dix-sept ans
que j’ai été envoyée dans celui qui a donné l’exemple d’une
résistance efficace à l’invasion. J’ai à remercier la Providence
de m’avoir donné la force de résister à mon tour à tout ce que
j’ai éprouvé. Celte même Providence m’accorde la consolation
de rentrer dans ma patrie, rendue à ses anciennes habitudes, à
ses anciennes affections pour la famille de ses souverains légiti
mes. Pendant tout le temps que j’ai été privée d’habiter celle
chère patrie je n’ai négligé aucune occasion d’exprimer à mes
compatriotes ma sensibilité aux sentiments qu’ils m’ont toujours
témoignés. Je crains, sur mes organes affaiblis par tant d’épreu(1) Archives de Marseille, A. 101-103, 7 pièces.
(2) kl , 2 pièces, Hcrmite de Saint-Jean, n° 21. Cf. lettre de la Supérieure
de la Visitation, Agathe Leblanc, au maire, pour l’inviter à la fête, l°rjuin 1814.
Hcrmite de Saint-Jean, n° 5.
�A'es l’effet de celle sensibilité, et cependant je suis impatiente
de l’éprouver. Je pourrais en accélérer le moment en débarquant
là où on ne soumet pas à des épreuves les vaisseaux venant de
Malion, mais, mon empressement à faire connaître aux Mar
seillais ce que leur intérêt pour moi me fait éprouver, l’empor
tant sur d’autres considérations, je me garderai bien, malgré
cela, de donner le mauvais exemple, de chercher à éluder les
sages lois qu’ils ont adoptées pour préserver leur pays du fléau
qui l’a trop souvent afiligé. So}'ez mon bon interprète auprès de
ces intéressants Marseillais, en attendant que je leur exprime
moi-même, ainsi qu’à vous, les sentiments de voire affectionnée
à atous servir. Louise-Marie-Adélaïde de Bourbon-Peulhièvre,
duchesse d’Orléans.
La duchesse d’Orléans débarqua,en eliet, à Marseille, dans les
derniers jours de juin 1814 (1). Les règlements sanitaires étaient
alors inflexibles. Même les princes de sang étaient tenus de les
observer. Elle entra donc au Lazaret afin d’y purger sa quaran
taine comme venant d’un pays contaminé par l’épidémie, mais
il était convenu que les délais seraient abrégés, et que, pendant
son séjour dans celte triste résidence, on lui accorderait à elle
et aux gens de sa suite toutes les libertés et toutes les distrac
tions compatibles avec les règlements. Pendant ce temps la
la Municipalité se préparait à la réception solennelle.
A la séance du Conseil Municipal du 4 juillet 1814 il était décidé
que la porte d’Aix serait réparée et ornée d’un arc de triomphe,
que le cortège passerait par les rues d’Aix, Saint-Martin, du
Mont-de-Piété, le Cours, la Cannchièrc, les rues Saint-Fcrréol
et Mazade jusqu’à la Préfecture. La garde nationale prendrait
les armes. Les habitants seraient invités à arroser les rues et à
tendre leurs maisons. A la sortie du Lazaret des salves seraient
tirées, ainsi qu’à la porte d’Aix et à l’hôtel de la Préfecture. Le
maire et les autorités attendraient la duchesse à la sortie du
Lazaret, ainsi que vingt-quatre jeunes filles, habillées de blanc
qui lui présenteraient des fleurs et des compliments. Un Te
(1) Cf. J1ermile de Saint-Jean, nos 10, 11, 12,
�Deuin serait célébré à Saint-Martin. Le soir illumination géné
rale, et toutes les dépenses resteraient à la charge de la ville.
Le lendemain 5 juillet la Mairie faisait atlicher le programme
des fêtes, et invitait les citoyens à manifester leurs sentiments
en tapissant et en illuminant leurs maisons. Quant au préfet
d’Albertas, qui entrait alors en fonction, et dont c'était le
premier acte officiel, il s’adressait en ces termes à la_ popula
tion: « Appelé à des fondions dont, jusqu’à présent, mes senti
ments autant que les circonstances m’éloignaient, j ’aurais
aujourd’hui manqué à mes devoirs, si je ne m’étais efforcé de
donner à ce bon roi, pour le léger sacrifice de mes goûts et de
mes habitudes, une preuve de mon amour. S’il m’en eût coûté
quelque chose, j ’en serais déjà bien récompensé par le témoi
gnage que votre conduite lui donne du vôtre, et il est doux à
votre compatriote de vous en marquer ici sa reconnaissance. »
Le 7 juillet la duchesse d’Orléans sortit du Lazaret. Les
hauteurs depuis le rivage jusqu’à la porte d’Aix étaient occu
pées par les rangs pressés d’une foule bruyante. Les maisons
étaient tendues de draps blancs, et à toutes les fenêtres étaient
suspendus des drapeaux blanc. Le maire, accompagné de ses
adjoints, et en compagnie du général Dejean et de quelques offi
ciers anglais en grand costume, présenta tout d’abord ses
hommages. A peine la duchesse était-elle montée dans sa calè
che, au bruit des décharges de l’artillerie, que vingt-quatre
capitaines marins (1) se présentèrent: c’étaient d’anciens pri
sonniers de guerre, internés à Mahon, et qui devaient leur déli
vrance aux bons soins de la duchesse. Ils dételèrent les chevaux
et traînèrent eux-mêmes le carosse. Arrivée à la porte d’Aix, la
duchesse fut une seconde fois haranguée par le préfet Albertas,
entouré de tout le monde officiel. Elle se rendit ensuite à l’église
Saint-Martin, se frayant à peine un passage à travers les rangs
(1) On a conservé les noms de ces capitaines: Roux, Rouquet, P. Ayraud,
.1. Ayraud, Rupon, Foucard, Borrély, Carence, Durbec, Jobert, Bertrand,
Pitalugue, Aprosv, Merle, Honoraty, Griffon, Julien. Couturaud, Blain, Terras,
Varsv, Nicolas, Coron.
�épais d’un populaire qui se grisait de ses propres acclama
tions (1).
Après le Ta Deum la voiture s’engagea sur le Cours. Les
bouquetières offrirent à la duchesse des Heurs splendides et lui
adressèrent un gracieux compliment. Dans la rue Saint-Ferréol
de jolis enfants, costumés en anges ou en amours, lui présen
tèrent une couronne de (leurs de lis. A la Préfecture elle fut
reçue par la députation des jeunes fil les désignées par la Muni
cipalité.L’honneur de faire partie de ce groupe virginal avait été
chaudement disputé (2). Elles 11’élaient plus vingt-quatre, mais
trente-cinq, et elles auraient été trente-neuf si trois d’entre elles,
Ml|c Séjourné et les soeurs Guérin n’eussent été malades et une
absente, M"c de Flotte. Voici le nom des jeunes tilles qui figu
raient à la cérémonie. Il ne sera pas sans intérêt de retrouver
dans celte liste des noms bien connus à Marseille, Ml|Cs Montréjan 11, Pastré, Place, Michel, Beaussier, Bouge, Bernadac,
Boulier, Durand, Allard, Blancard, Martin, Jourdan, Fine,
Girard-Romagnac, Beaumont-Lemaître, Blancherry, Toscan du
Terail, Folsch, Laugier-Coulomb, Dejean, Latour du Pin, de
Gampou, Boissier, deux Reboul, deux Lasalle, trois Bleschamp
et trois Bernard. Mlio Montréjault avait été chargée d’adresser le
compliment au nom de ses compagnes, et, parait-il, elle s’ac
quitta fort bien, sans gaucherie et sans trop de hardiesse, de sa
délicate mission.
On remarqua que la Duchesse n’avait écoulé les jeunes filles
que d’une oreille distraite. Elle semblait chercher quelqu’un et
regardait de côté et d’autre. On sut bientôt qu’elle avait perdu
un épagneul favori, dont elle avait eu l’imprudence de ne pas
vouloir se séparer, et qui s’était égaré dans la foule, mais on
retrouva promptement ce compagnon des mauvais jours, et on
s’empressa de le lui rendre.
Le lendemain 8 juillet arriva à Marseille le duc d’Orléans qui
se rendait de Paris à Palerme pour y retrouver sa femme et ses
(1) Archives municipales. Rapport du commissaire Malvilan (8 juillet).
(2) Sauf par Mllc de Pontevès, qui refusa, et par M11» Demandols qui ne se
présenta pas.
�— 54 —
enfants. Bien qu’il eût grand hâte de revoir sa mère qu’il avait
quittée depuis vingt ans, et avec laquelle il ne s’était jamais
retrouvé depuis celle époque, il ne pouvait que traverser
Marseille sans y prolonger son séjour. Reçu à son arrivée par
Montgrand et Alberlas, qui lui adressèrent leurs compliments
officiels de bienvenue, il se rendit tout de suite à la Préfecture,
et, dans son empressement à se jeter dans les bras de la
Duchesse, descendit à pied la rue d’Aix pour arriver plus vile.
La foule était encore très nombreuse, mais la réception fut
plus froide. On eût dit qu’il portait la peine des égarements
paternels et que les Royalistes de Marseille se défiaient du
fils de Philippe-Egalité, de l’ancien lieutenant de Dumouriez.
Aussi le Duc ne resta-t-il auprès de sa mère que le temps néces
saire pour les préparatifs de son voyage à Païenne.
La Duchesse, charmée de la bonne réception qui lui était
faite, prolongea son séjour. Elle reçut les unes après les autres
les députations de tous les corps constitués. On remarqua le
bon accueil qu’elle fit à la Société Académique de médecine,
qui lui fut présentée par le docteur Robert, et surtout aux
professeurs et aux élèves du Lycée. Il est vrai que ces derniers
avaient emprunté, pour lui adresser leurs hommages, le langage
des Dieux. « Madame, avaient-ils dit :
Avant de vous connaître, instruits à vous aimer
Par Florian et par Dclille,
Que n’avons-nous comme eux cette grâce facile
Qu’ils savaient mettre à s’exprimer.
Nous aurions célébré votre auguste présence
En vers touchants et pompeux ;
Mais pardonnez à notre insuffisance,
Comme la crainte aussi l’amour a son silence.
Le mortel interdit se tait devant les Dieux.
Le lj'cée de Marseille avait alors pour proviseur un partisan
déterminé des Bourbon, Dubruel. Il avait obtenu, dès les pre
miers jours de la Restauration, le droit de donner à rétablisse
ment qu’il dirigeait le nom de Lycée du Comte de Provence (1) ;
(1)
H e r m ilc
de
S a in t-J e a n .
n° 12.
�— 55 —
et, comme le remarqué un contemporain, « il était digne à tous
égards d'obtenir celte faveur, car il a résisté, dans ces derniers
temps d’orage, à toutes les causes qui semblaient destinées à le
détruire ». Le 11 juillet la Duchesse rendit aux Lycéens la visite
qu’ils lui avaient faite. Le jeune Basset, doué d’une fort belle
voix, eut l’honneur de chanter devant elle quelques couplets de
circonstance :
Princesse auguste, sur nos bords
Nous vous voyons enfin paraître.
Jugez à nos joyeux transports
Si nos cœurs savent vous connaître.
En contemplant ces traits chéris
Ce doux refrain vient sur nos lèvres :
Vive la paix ! Vive Louis !
Et les Bourbons et les Penthièvres.
'WÊÊ»mÊimtÊÊiÿSÊÊÊà
* On (1) ne saurait exprimer l’air de bonté et de satisfaction
avec lequel la princesse a accueilli ce tendre hommage de l’en
fance, et de jeunes coeurs qui croissent pour la religion, le roi et
la patrie, à l’ombre des vertus et de la paix. »
La Duchesse ne voulut pas quitter Marseille sans prier les
autorités marseillaises de transmettre à leurs concitoyens l'ex
pression de son contentement (14 juillet). C’est ce que s’mpressa
défaire le préfet d’Alberlas : « La Duchesse a tout vu et je lui
obéis en vous disant que tout ce qu’elle a pu vous exprimer par
ses yeux, par scs paroles, par loute sa contenance, n’est pas, ne
peut pas être ce qu’elle ressent cl ce qui reste dans son cœur.
Marseillais, bénissez le jour qui efface l’odieuse célébrité que
des brigands, qui nous étaient étrangers, avaient donnée à votre
nom en vous le dérobant. C’est hier que vous étiez les Marseil
lais 1(2) »
Deux mois plus tard, le duc d’Orléans (3), accompagné de sa
femme Marie-Amélie, de son fils aîné le duc de Chartres, et de sa
sœur, la princesse Adélaïde, débarquait à Marseille, et, confor(t) Hcrmilc de Saint-Jean, n° 12.
(2) Proclamation du S juillet,
(3) Hennite de Saint-Jean, n° 16.
�— 56 —
mément à la promesse qu’il avait faite au Maire, annonçait son
intention d’y séjourner quatre jours pour visiter la ville et pren
dre part aux fêles données en son honneur. Montgrand était
alors absent. Ce fut l’adjoint Raymond qui le remplaça. Tout se
passa d’après le programme de la précédente réception, c’est-àdire qu’il y eut force harangues à la sortie du Lazaret, prome
nade triomphale à travers la ville, Te Daim à Saint-Martin et
visite des corps constitués à la Préfecture. Nous n’avons pas à
décrire de nouveau celte cérémonie. Quel que soit le régime,
quelles que soient les circonstances, c’est toujours le même
déploiement d’uniformes, les mêmes protestations plus ou moins
sincères, le même abaissement des échines et des caractères. Ce
qui peut-être paraîtra plus intéressant à nos lecteurs, c’est ce
qu’on pourrait appeler les dessous de la fête. Nous avons
retrouvé le mémoire des frais de réception du Duc d’Orléans, et
certains détails ne manquent pas de piquant. Les dépenses de
l'entrée s’élevèrent à 3.242 fr. 12, y compris 120 francs de fleurs,
565 francs de parfums, et 623 fr. 50 de confitures, vins et bougies
offerts au prince suivant un antique usage. La réparation du
chemin du Lazaret avait coûté 80 francs, et l’arrosage du dit
chemin 36 francs. L’ar de triomphe de la porte d’Aix avait été
estimé comme charpente 34! fr. 83, comme menuiserie et cou
verture d’un égoût 266 fr. 33, scellement des poteaux 70 fr. 30,
peinture 77 francs, tentures et tapisseries 750 francs. Les salves
d’artillerie et la location d’un tapis pour le Te Deum à SaintMartin n’avaient coûté que 48 francs, mais le concours des tam
bourins avait été évalué plus haut, 120 francs, pins 64 fr. 16
d’écharpes et de rubans. Total égal 3242 fr. 12. A la Préfecture
on n’avait rien épargné : 700 francs pour location de meubles,
550 francs pour l’éclairage, 136 francs pour le nettoyage, 55 francs
de fleurs, 44 fr. 20 de pour boire aux palefreniers, et, ce qui sem
blerait bien extraordinaire s’il s’agissait d’un pays moins bureau
cratique que la France, 50 francs de papier, de plumes et
d’encre !
Le 19, grande revue à la plaine Saint-Michel. Le duc d’Orléans
avait revêtu pour la circonstance l’uniforme de garde national,
�-
57 -
et portait un shako orné d’un panache hlanc à la Henri IV. Il
commanda diverses manœuvres, qui furent bien exécutées. Les
spectateurs applaudissaient avec frénésie. « Pour moi, écrit un
contemporain dans un accès d’enthousiasme, je me crus un
instant transporté à la plaine d’Ivrv, et voir reparaître le grand
Prince, sous la moderne armure, et la dignité chevaleresque du
jeune Héros qui, à la tôle des troupes, semblait être tout animé
de son ardeur guerrière, et de son véritable esprit français. » Les
princesses assistaient à la revue dans une calèche découverte.
Elles furent saluées par les acclamations de la foule, mais ce fut
le (Ils aîné de Louis-Philippe, le jeune duc de Chartres, qui
obtint le succès le plus écrasant. Tous les gamins de la ville,
juchés sur les arbres, lui firent une véritable ovation et l’accom
pagnèrent jusqu’à la résidence.
Un grand bal et une représentation de gala au Grand-Théâtre
avaient été offerts aux Princes. Le bal fut donné au Gymnase le
19 août. Le Duc y parut avec son costume blanc et or de colonel
général des hussards. La Duchesse, enceinte de l’enfant qui
s’appellera plus tard le duc de Nemours, se fit excuser à cause de
son état. La princesse Adélaïde, sa belle-sœur, lit les honneurs
à sa place. Elle était en habit de gala, mais les Marseillais
remarquèrent, non sans malice, que la régularité de ses traits
était singulièrement compromise par « les boutons hérédi
taires », qui, malgré le fard, n’étaient que trop visibles. A ce
bal assistaient les jeunes filles qui formaient aux princesses
comme une escorte d’honneur. C’étaient les mêmes qui avaient
déjà figuré à la réception de la Duchesse douairière, sauf deux
malades, Mllcs Girard-Romagnac et Vidal, et deux absentes,
Mll,s Bernard et Guérin. Les frais s’élevèrent à 4087 fr. 07 c. dont
69 francs de menuiserie, 48 francs de machines, 229 fr. 17 c. de
décoration, 102 francs de bouquets, 234 francs pour l’orchestre,
300 francs pour l’éclairage, 130 francs de nettoyage et 2915 francs
de rafraîchissements. Il parait que, sous ce dernier rapport,
rien n'avait été épargné, et les chroniques du temps rappellent
que les invités, sans doute échauffés par leur loyalisme, ne
démontrèrent que trop par leurs visites répétées aux buffets que
les glaces et les liqueurs étaient de bonne qualité.
�— 58 —
Nous ne voudrions pas insister davantage. Qu’on nous per
mette d’indiquer comment furent répartis les 2000 billets d’invi
tation lancés par la Mairie. Raymond en garda pour lui 200 et
en donna 50 à Madame de Montgrand, 20 aux commissaires de
police, 76 aux conseillers municipaux et 288 aux 18 commis
saires du bal. Le préfet en reçut 50 pour sa part, le sous-préfet
10 et les conseillers de préfecture 20. Quant aux fonctionnaires
on délivra 7 billets au secrétaire de la Mairie, 4 au receveur
municipal, 20 aux employés des contributions, 50 aux magis
trats, 30 à la Chambre de Commerce, 30 au Tribunal de Com
merce, 25 aux Prudhommes, 40 aux consuls, 70 au général du
Muy et à son état-major, 25 à la marine, 30 au corps de santé, 25
à l’enregistrement, 40 aux douanes, 30 aux droits réunis et à
l’octroi, 10 à la monnaie, 10 aux hospices, 35 au Bureau de bien
faisance, 6 au Mont-de-Piété, 6 à la Régie, 6 à la Poste, 240 à la
garde nationale, 30 aux lanciers de la garde, 30 à l’artillerie, (i
au receveur général, 30 au contre-amiral Hermitte, 70 aux
demoiselles de l’escorte, 2 à l’Observatoire, 48 aux quadrilles
d’honneur, 6 aux juges de paix et pas un aux membres de l’Uni
versité !
Le lendemain 20 août soirée au Grand-Théâtre (1), pour
laquelle les frais s’élevèrent seulement à 416 fr. 24 dont 279 fr. 85
pour la décoration de la loge et 136 fr. 50 pour les rafraî
chissements. Si à ces dépenses spéciales on ajoute 336 francs
pour le Te Deum, 102 francs pour divers transports, 54 francs
de voitures et 659 francs d’illumination, on arrive à un total
général de 10.432 fr. 33 c., ce qui, certes, était beaucoup pour
une ville, dont les finances étaient obérées, et seulement pour
quatre jours de fêtes.
Nous n’avons point parlé de la signature du contrat de M1|G
Bleschamp, la jeune fille qui avait été chargée de débiter aux
princes le compliment de bienvenue, ni de la visite des profes
seurs et élèves du Lycée. Signalons, à ce propos, que le duc crut
devoir rccorder la décoration du Lvs à un élève de cet établisse(1)
H c r m ite d e S a in t- J e a n ,
n° 7. On jouait
J e a n de P a r is
et le R e t o u r
d es L is.
�— 59 ment, le jeune Eugène Martin, qui lui avait été présenté (1)
« comme le sujet le plus distingué du lycée, et qui donne les
plus grandes espérances dans la carrière parcourue avec tant
de gloire par les Lagrange et les Leilnilz ». C’élail vraiment une
récompense prématurée, mais quel est le gouvernement qui a
résisté au plaisir d’augmenter le nombre de ses partisans en
distribuant ainsi ces hochets de la vanité !
La famille d’Orléans quitta Marseille le 22 août, non sans
avoir subi de nouveaux discours et de nouvelles protestations.
La grossesse avancée de la duchesse lui faisant craindre d’être
incommodée par le cahotement de la voilure, elle se décida à
s’embarquer aux bouches du Rhône pour remonter ce fleuve
jusqu’à Lyon et continuer sa roule par eau jusqu’à Paris,
recueillant partout, sur son passage, les hommages officiels et
obligée de ne voyager qu’à petites journées pour satisfaire la
curiosité et l’empressement des populations.
Il
La réception du comte d’Artois (2), qui suivit de près celle de
la famille d’Orléans, fut un véritable évènement historique. Le
comte d’Arloisjouissait alors d’une populariléque ne justifiaient
pourtant ni les services rendu à la cause royale, ni la capacilé
du prince ; mais il avait payé de sa personne ; il était l’héritier
présomptif du trône. 11 avait deux lils, Angoulême et Berry, et
une belle-lille, la fille de Louis XVI, autour de laquelle des
malheurs immérités avaient créé une légende. Il était donc
attendu comme une sorte de Messie réparateur, et l’attente avait
exaspéré l’enthousiasme populaire. Sa visite, depuis longtemps
promise, n’eut lieu qu’aux premiers jours d’octobre, mais elle
(1) Hermite de Saint-Jean, n° 19.
(2) X. Procès-verbal de ce qui s’est passé à l'arrrivée et pendant le séjour à
Marseille de son Altesse Royale, Mohsieur, Comte d'Artois, colonel général des
gardes nationales de France, 1 1. in-4°, 88 pages. Marseille, Mossy, 1814, Hcrmile de Saint-Jean, nos 21, 22, 28, 2t, 25, 26, 27,28, 29, 80,81, 31,33, 34, 35, 36
37. — Archives de Marseille. Dossier Fêtes et Cérémonial.
�— C,0
fut l’occasion d’une série de fêles, dont le souvenir s’cst perpétué
à Marseille, et dont nous allons essayer de tracer le résumé.
L’entrée du comte d’Artois avait été Jixée au l 01' octobre.
Le maire de Marseille, longtemps à l’avance, avait pris ses pré
cautions pour que la réception fût splendide. Craignant que les
appartements réservés au prince et à sa suite ne fussent pas
meublés assez somptueusement, il avait fait appel à la complai
sance des citoyens, et bon nombre d’entre eux, soit par zcle
monarchique, soit par désir d’attirer sur eux les faveurs gouver
nementales, s’étaient prêtés à ses désirs. C’est ainsi que l’on
emprunta à Roger Dupré, au receveur André et au banquier
Vidal trois tapis, qualifiés de très beaux par l’inventaire.
Mendret en met quatre, Lagano deux, et Rigord, Dunan, Pascal,
de Bonneval et le payeur de la Marine, chacun un à la disposi
tion de la Municipalité On recourut même à la bonne volonté
des Eglises. Ainsi, la paroisse de Saint-Victor prêta un très
grand tapis, et celle de Saint-Martin un autre portant les armes
royales. C’est surtout pour l’éclairage que l'on se mit en frais.
On conserva aux archives de la Ville diverses lettres, fort curieu
ses à cause de leur ton de servilité, et relatives au prêt de
lustres ou de girandoles : ainsi, Cliiappaz envoie à la mairie
deux girandoles et quatre chandeliers en argent; Baccuct, père,
un quinquet à cinq branches « au dernier goût » et six chande
liers dorés ; Baccuet, fils aîné, quatre chandeliers dorés, deux
girandoles et deux quinquels à bras; Double, un globe à trois
bougies et deux candélabres ; Guillon (ils, un lustre en cristal à
six branches; David Marini, une « hollandaise à quatre bran
ches, garnie de cristal », quatre quinquels et deux candélabres
dorés. Le grand-rabbin Mardochée Roqucmartine est tout dis
posé à décrocher « le grand lustre du lemple » ; Antoine Hesse
et le Directeur général des contributions indirectes seront très
heureux si on veut prendre dans leurs maisons tel objet du mobi
lier qui conviendra. Voici, du reste, comment s’exprime un de ces
obligeants prêteurs, le courtier royal Fraissinet (t): « Je viens
(1) Lettre du 20 septembre 181t.
�61
—
d’apprendre que la ville a besoin de lustres, candélabres cl quinquels à plateaux pour les têtes qui doivent être données à
S. A. R. Monsieur. Désirant contribuer avec tous mes conci
toyens à ce devoir, je viens vous offrir deux quinquets ou lampes
à la Girard que j’ai chez moi, et divers lustres à quinquets et
plateaux qui sont à la campagne de S. M. le roi Charles IV, au
quartier Sainte-Marguerite. Si ces objets pouvaient être utiles
pour les l'èles que la ville prépare, je considérerai comme une
faveur de les prêter à la ville, ainsi que tout ce que je puis pos
séder chez moi, heureux si je pouvais témoigner par là mon
excessif dévouement à la famille auguste des Bourbons. »
Le maire de Marseille avait également songé h organiser
à l’avance les quadrilles d’honneur qui figureraient au grand bal
donné par la Ville. Il avait dressé avec un soin minutieux non
seulement la liste des danseurs, mais aussi celle des commis
saires. « Votre attachement au Roi et à son auguste famille, leur
avait-il écrit, me persuade que cette honorable désignation ne
peut que vous être agréable et qu’elle sera acceptée avec empres
sement. » En effet, la plupart des élus acceptèrent l’invitation.
Quelques-uns même avaient remercié avec des effusions lyri
ques: Bernardon fils, Tournadre, Dudemaine, Grosson de Montmirail, Boissicr, Verdillon, Rouflio, vicomte de Sainl-Gervais,
F. Anthoine, Eslier, Jules de Gaillard, de Flotte, Defogue,
Finette, Reynaud, marquise de Dedons, etc. Il s’en trouva pour
tant quelques-uns qui déclinèrent l’offre du maire : les uns,
Barbarin, Crozel César et de Marin, sans donner d’excuse ; les
autres, Salavy fils, Olivier, née Spitalier, Arnaud, Couturier,
Larache, de Magallon, Roux-Giraud et Baux, parce qu’ils sont
malades. Caille vient de se fouler le pied, Reboul a une blessure
à la jambe, Lombardon a lait une chute de cheval, Lemée est en
deuil ; Bonnet, Baron, Beaussier, Bonneville, Lieutierde Marin,
Chaix, sont en voyage ou à la campagne ; Mesdames Valbelle
d’Albertas et Ruffo de Bonneval, nourrissent de petits enfants ;
Madame de Roccofort trouve que sa tille est trop jeune : « sa
timidité naturelle et son goût particulier lui font une loi de s’abs
tenir de toute démarche qui tendrait à la faire remarquer. »
�—
62
Rigordy et Dcssolliers avouent ingénuement qu’ils ne savent
pas danser, et l’enseigne de vaisseau Gantés qu’il n’a pas d’uni
forme convenable. Quant à Archias Olive, il se contente d’allé
guer « plusieurs raisons impérieuses », mais sans les énumérer.
Malgré ces refus ou ces excuses, le maire réussit à organiser faci
lement les quadrilles d’honneur, car il n’avait vraiment que
l’embarras du choix parmi les Marseillais, qui aspiraient à l’hon
neur de figurer au bal devant une Altesse Royale.
Aussi bien le Maire de Marseille avait si bien prévu les moin
dres détails (1) de la réception princière, qu’il s’élait enquis des
goûts du comte d’Artois en matière culinaire, et le chevalier de
Castellane-Majaslre lui avait adressé le billet suivant, qui sans
doute révoltera les amateurs de nos mets nationaux. «Je suis
chargé de vous prévenir que la cuisine à l’huile incommode
S. A. R., et (jue, par conséquent, vous devez soigneusement évi
ter de lui faire servir aucun ragoût dans lequel il pourrait y en
entrer ».
Tout est donc prêt, les tapis sont tendus, les girandoles prépa
rées, les danseurs avertis, les cuisiniers ont reçu de formelles
instructions. Il n’y a plus qu’à recevoir le prince.
Il se trouvait alors à Aix. Montgrand et Raymond, le comte de
Panisse, commandant de la garde nationale, et les capitaines
Barthélemy, Slrafibrello et Alexis Roslan allèrent au devant de
lui jusqu’à celte ville. Soixante cavaliers de la garde nationale
se portèrent à sa rencontre jusqu’aux hauteurs de la Viste et
l'escortèrent jusqu’à Marseille. Arrivé à Saint-Louis, il fut reçu
par quatre-vingts marins, ceints de l’écharpe ver le à ses
couleurs, qui dételèrent les chevaux de sa voiture, et le traî
nèrent jusqu’à Arène. A Saint-Lazare il entendit les premiers
compliments du Maire et des principales notabilités, et monta
dans une calèche découverte, aux armes de Marseille, en com(1) Il avait fait demander à chacun des curés de Saiut-Cannat, de Saint-Ferréot, de Saint-Laurent, de Saint-Victor et de Saint-Martin 400 chaises, et aux
recteurs de Saint-Théodore, de Notre-Dame-dU-Mont-Carmel, de Saint-Vin
cent-de-Paul et de Saint-Lazare toutes celles dont il pourrait disposer. (Let
tres du 20 septembre 1814). Il avait également demandé au colonel du 83' régi
ment d’infanterie de prêter sa musique pour le grand dîner de gala. (Lettres
du 20 septembre, conservées aux archives de Marseille.
�— 63 —
pagnie des ducs de Maillé et d’Escars. Il était précédé par deux
piqueurs, par deux héraults qu’on avait affublés pour la cir
constance d’un costume moyen âge, et par un cavalier bardé
de fer, dont la présence symbolique ne rappelait que trop que
le prince, qu'on recevait en si grand apparat, n’était qu’un
chevalier du temps jadis. Autour de la voiture étaient groupés
les gentils hommes de la suite, Puységur, capitaine des gardes
Filz James, et Bruges aides de camp, marquis de Pressac et
d’Hautpoul. A la porte d’Aix, Masséna en grand costume, le
préfet d’Albertas, les généraux et les fonctionnaires saluèrent
le prince, et lui adressèrent les compliments officiels de bien
venue. Le comte d’Artois monta alors à cheval, entouré de
Masséna, des généraux du Muy, Dejean, Grenier, Sivray, et d’un
nombreux état major. Les troupes et la garde nationale for
maient la haie, on leur avait donné le pas sur la gendarmerie,
et les troupes de ligne (1). Des masses de populaire, contenues
à grand peine par les soldats, se pressaient sur le passage du
prince, en poussant des cris furieux qui ne laissaient pas que
de l’étonner, car il était encore peu habitué à ces démonstra
tions enthousiastes. Avant d’arriver à la Préfecture, où des
appartements lui avaient été préparés, il eut à subir les compli
ments des jeunes gens de la ville qui l’arrêtèrent au Cours, et
à accepter un bouquet des bouquetières, de beaux fruits des
dames de la halle et du poisson des poissonnières.
Les unes et les autres lui adressèrent des compliments en pro
vençal, spirituellement tournés, et qui sortaient de la banalité
courante. Voici le compliment des bouquetières.
L’abeyo (2) de race marrido
Toutei Ici tlours voulié suça ;
Mai l’ieri, qu’es la plus poulido,
L’avian dans nostre couar, la pousqué pas touca.
Aro l’ieri flouris et l’abeyo es fugido.
Ei Bourbon per toujours juran fidelila.
(1) Lettre à ce sujet du chevalier de Cas tellanc-Maj astre, secrétaire général
de la Préfecture, au Maire (30 septembre 1814). — Archives de Marseille.
(2) Une abeille de la race maudite voulait sucer toutes les fleurs, mais le
lis, la plus belle de toutes, elle ne put la toucher, car nous le portons dans
notre cœur. Maintenant le lis a fleuri et l’abeille est en fuite. Aux Bourbons
pour toujours jurons fidélité.
�— 64 —
Les fruitières s’exprimèrent en ces termes :
Naoutré ( 1) conncissen pas l’intrigo,
Mai vou diren senso façon a
Qu’à Nicolas fnren la llgo.
Et dounaren la poumo à Bourbon.
Le comte d’Artois, auquel on avait tait la leçon, lit semblant
de comprendre ces piquantes allusions, et leur répondit : « Vous
remereiéu ben ! t On ne s’attendait pas à celle réplique, aussi
les applaudissements éclatèrent-ils avec frénésie.
Lorsque le prinee arriva enfin, par la rue de Rome, à la Pré
fecture, trente jeunes Marseillaises, « que Flore elle-même sem
blait avoir parées », ainsi que l’écrit galamment le rédacteur
anonyme de la Relation des fêles, groupées avec art à l’entrée
des salons, le reçurent avec de gracieux sourires et des applau
dissements passionnés. L’une d’entre elles, Ml|c de Flotte, prit
la parole en leur nom. « La réponse (2) du prince fut celle d’un
véritable chevalier français. L’esprit cl le cœur n’ont eu qu’un
langage. »
Une des questions auxquelles les Marseillais attachaient alors
le plus d’importance était la création d’un port franc à Mar
seille. Ils s’imaginaient que la franchise leur rendrait la prospé
rité d’autrefois, et ils espéraient bien que, comme don de joyeux
avènement, les Bourbons s’empresseraient de rétablir cette ins
titution de l’ancien régime. Le comte d’Artois se trouvait à
l’heure fortunée oi'i les promesses ne coulent rien. Il était
d’ailleurs d’une ignorance absolue des questions économiques,
et personne dans son entourage n’était capable de le renseigner.
Entendant tout le monde autour de lui parler de franchise, et
trouvant sans doute à ce mot je ne sais quelle saveur de circons
tance, il laissa entendre qu’il était partisan de celle mesure. Le
bruit s’en répandit aussitôt, et lorsque, dans la soirée, le prince
(1) Nous, nous ne connaissons pas l’intrigue. Et nous vous dirons sans
façon qu'à Nicolas (Napoléon) nous ferons la figue, et que nous donnerons
la pomme aux Bourbons.
(2) Hermite de Saint-Jean, n° 26.
�- 65 se montra au Grand-Théâtre, il fut salué par d’unanimes accla
mations. On jouait la Partie de chasse d’Henri IV et les Héritiers
Michonet. Un vieil acteur très réputé, Richard-Marlelli, avait
reparu sur la scène et repris son ancien rôle. Il le joua si bien
et avec tant de conviction que les assistants, ravis, ne laissèrent
échapper aucune des allusions politiques dont la pièce est rem
plie, et manifestèrent leur satisfaction par des applaudissements
frénétiques. L’enthousiasme se convertit en délire lorsque, pen
dant l’entr’acte, un acteur vint chanter ces couplets (1) impro
visés par Sabin Peragallo :
I
Par la franchise
Nous réussissons toujours bien.
C’est par là qu’on nous prise,
El le commerce ne vaut rien
Sans la franchise.
II
Sur la franchise
Nous pouvons compter aujourd’hui,
Si nous obtenons l’entremise
Du prince, l’exemple et l’appui
De la franchise.
Le comte d’Artois, saisi et emporté par le tourbillon, se pen
che alors au balcon de la loge, et, sans trop savoir ce dont il
était question, promet qu’il portera devant le Roi la cause des
Marseillais, et assure qu’ils peuvent compter sur lui pour obte
nir la franchise. C’est au bruit de battements de mains ou plutôt
de cris formidables que le prince peut enfin regagner ses
appartements.
Le dimanche 2 octobre la pluie tombait par torrents. La foule
circulait néanmoins dans les rues, commentant la bonne nou
velle que venait d’annoncer une proclamation du maire. Le
(1) D’autres couplets, tout aussi médiocres, composés par llourgoing de
Saint-Hippolyte, avaient été auparavant chantés sur la scène. Voir Hermite
de Saint-Jean, u“ 36.
�— 60 —
Conseil municipal se réunissait aussitôt en séance extraordi
naire et décidait l’envoi à Paris de députés pour remercier de la
laveur accordée et eu hâté)' Fexécution.
A onze heures du matin, une messe suivie de Te Deiim (1) Tut
célébrée à Saint-Martin. Le comte d’Artois qui y avait assisté
lit ensuite sa visite à l’Hotel-Dieu et à la Charité. C’est le
moment pour les princes de trouver dans leur cœur d’heuréuses
inspirations ou de répéter tes mots préparés par leurs ministres.
Le comte d’Artois possédait l’art delà représentation. Il prodigua
aux malades les encouragements, aux médecins et aux sœurs
les compliments, daigna trouver mauvais qu’on eût supprimé
le vin des rations, et lit espérer dans les revenus de prochaines
améliorations. Autant de promesses qu’il était aisé de faire,
mais moins facile de tenir.
Tous les corps de fonctionnaires, toutes les sociétés n’avaienl
pu assister à la réception de la veille. Un grand nombre d’étran
gers avaient également demandé à être présentés. Le prince
rentra à la Préfecture, et donna audience à tous ceux qui
n’avaient pas encore obtenu celte faveur.
A six heures, grand banquet de quarante-huit couverts,
préparé dans la salle de la Bourse (2). Celte salle avait été
tendue de draperies blanches et ornée de fleurs à profusion. Ue
loin en loin se détachaient en lettres d’or des inscriptions com
posées pour la circonstance par Paschalis (3). Elles brillaient
plutôt par l’intention que par l’exécution.
1) Voir aux archives de Marseille (Dossier Cérémonies) une lettre datée
d’Aix le 30 septembre 1814, et envoyée au maire par le chevalier de CastellancMajastre, secrétaire général de la Préfecture, pour le prévenir que le Te Deum
ne sera pas chanté à l’entrée du prince à Marseille, mais seulement le dimanche
à l isstie de la grand’messc.
(2) Les négociants, auxquels on avait enlevé la Bourse en ne les prévenant
que très peu de jours à l’avance, étaient fort mécontents. Voir lettre de protes
tation adressée au maire par la Chambre de Commerce, en date du 23 sep
tembre. (Archives de Marseille, dossier cité).
(3) L’Académie de Marseille avait, de son côté, envoyé d’autres inscriptions.
Voir lettre du président Croze-Magnan au maire (19 septembre 18141. —
Archives de Marseille. (Dossier du cérémonial.)
�— f>7 —
L’aigle se perd dans les tempêtes,
Dont son aile orgueilleuse excitait les fureurs,
Et les lys sans combat refleurissent vainqueurs.
Grâce en soit aux Bourbons ! De toutes les conquêtes
La plus sûre est celle des cœurs.
Lu table avait été dressée au milieu de la salle. Comme pièce
de milieu figurait un vaisseau en sucre surmonté d’un pavillon
blanc. Tout autour, à hauteur du premier étage, une galerie
avait été dressée pour permettre à la foule de circuler. A l’arrivée
du comte d’Artois, le maire se porta à sa rencontre : « Le jour
où Votre Altesse Royale honore de sa présence le siège principal
de l’administration, lui dit-il, sera consigné dans nos annales
comme un des plus beaux qui aient brillé pour la ville de Mar
seille, mais la mémoire en sera bien plus profondément gravée
dans nos cœurs. » Parmi les quarante cinq convives figuraient
Masséna, Gauleaume, de Muy, Dejean, ainsi que Mesdames de
Monlgrand, d’Albertas, Raymond, Millot, Gauleaume, de
Simiane, Dejean, du Domaine. Le maire avait voulu, suivant
l’usage, servir lui-même le prince, mais ce dernier l’avait forcé
de prendre place à table, laissant l’honneur de ces services
domestiques aux deux adjoints Raymond et Millot. Pendant
tout le dîner alternèrent une musique militaire et des fanfares.
Les invités se rendirent ensuite dans la grande salle de l’Hôlelde-Ville, qui avait été décorée de tentures blanches, parsemées
de lis d’or. Dans la salle du Conseil, on avait placé les portraits
de Louis XIV et de Louis XVIII. Ce dernier avait été peint en
1777, alors que le comte de Provence était encore bien jeune,
mais il avait le mérite de l’authenticité. Un concert fut
donné (1), suivi d’un feu d’artifice. Suivant le vieil usage mar
seillais, des tonneaux de goudron (2) enflammé avaient été
disposés sur la colline de Notre-Dame-de-la-Garde, en face du
balcon de l’Hôtel de Ville, qui roulaient le long de la pente en
(1) Le morceau te plus applaudi fut une Cantate de Iïerton, chantée par les
élèves du Bureau de Bienfaisance, dirigée par Albrand.
(I) On avait craint un instant de ne pas avoir assez de tonneaux gou
dronnés. I.c maire en avait demandé à Toulon. Le préfet maritime, amiral
Lhermite) avait été obligé de refuser. (Lettre du 17 septembre.) Il avait égale*
�68
-
projetant de vives lueurs. Le comte d’Artois parut goûter ce
divertissement, car il se montra à diverses reprises au balcon,
salué par la foule qui débordait sur les quais et qui, pendant
toute la nuit, témoigna sa joie par des danses en plein air et
de gigantesques farandoles, auxquelles prirent part tous les
assistants. Les employés de la mairie avaient demandé et
obtenu pour eux et leurs familles l’autorisation de monter sur
les toits de l’édifice pour assister à la fête et mêlèrent leurs
acclamations à celles de la foule qui garnissait les quais (1).
Le lundi 3 octobre, le temps s’était remis au beau. Les
Marseillais, que les ondées de la veille avaient gênés dans
l’étalage de leur ferveur monarchique, prirent leur revanche en
encombrant les rues dès la première heure. Il est vrai que le
programme de la journée était bien chargé. A neuf heures, messe
solennelle dans l’église de la Trinité, puis grande revue (2) à la
Plaine Saint-Michel. Près de cinq mille soldats y assistaient.
Le comte d’Artois distribua une vingtaine de décorations de
Saint-Louis, entre autres au général Dejeanet au commandant
Paschalis. 11 eut soin de le faire d’après l’antique cérémonial et
sans oublier aucune des formules de la réception. Masséna qui
commandait le défilé, et qui pourtant avait assisté à des fêtes
autrement importantes, a(fecta un enthousiasme de com
mande. « Vaqui un véritablé princé ! » s’écriait-il en montrant
le comle d’Artois de son épée, et la foule d’applaudir avec rage.
Après la revue, visite à la fabrique de savon Lombardon et
Paye n, une de ces solides maisons qui jadis avaient fait la gloire
et la fortune de Marseille. Toujours ingénieux dans leurs à-propos, les ouvriers avaient fabriqué en sa von un buste de Louis XVIII,
ment exprimé tous ses regrets de ne pouvoir envoyer en rade de Marseille un
vaisseau de guerre pour saluer le prince, mais il avait équipé et expédié un
canot d’honneur, et permis à douze officiers d’assister aux fêtes de Marseille.
(Lettres des 18 et 20 septembre). Archives de Marseille. Dossier du cérémonial.
(1) Lettre du 17 septembre conservée aux archives de Marseille.
(2) Les 58"“ et 83"“ régiments formaient la garnison. Le 83rao, autrefois le
102"'°, avait déjà donné des gages de ses sentiments royalistes. Le duc d’Artois,
pour le récompenser, autorisa tous les officiers et soldats à porter la décoration
du lis.
�— (59 —
avec celle spirituelle inscription : « Il efface toutes les taches ».
Pendant ce temps, avaient commencé dans le port, au milieu
d’un énorme concours de population, les joutes et les jeux de
bigue. Le comte d’Artois arriva pour distribuer les prix, non
sans témoigner sa satisfaction aux prud’hommes des patrons
pêcheurs, qui, suivant la tradition, avaient rempli l'office de
juges. Cédant aux prières de quelques-uns d’entre eux, il s’em
barqua sur un canot, et fit le tour du port, envoyant des baisers
aux Marseillaises parées de leurs plus beaux atours, et ne ména
geant ni les saluls, ni les poignées de mains aux rudes pêcheurs
qui l’entouraient.
A neuf heures, bal de gala donné par la ville au Grand-Théâ
tre. On avait eu le tort de distribuer plus de billets que la salle
ne pouvait contenir de spectateurs, aussi les retardataires furentils refoulés, et bien des toilettes chiffonnées. On prétend même
que des dames, qui se trouvaient dans une position intéressante,
n’eurent que le temps de rentrer chez elles. N’auraient-elles pas
aussi bien fait de ne pas en sortir ! Lorsque à son tour le comte
d’Artois entra dans la salle, les six quadrilles d’honneur qui
avaient été organisés à l’avance commencèrent leurs gracieuses
évolutions, et le prince prit un tel plaisir à circuler dans la foule
et débiter des compliments aux dames qui l’entouraient qu’il
prolongea fort tard sa veillée et ne rentra à la Préfecture que
très avant dans la nuit.
Le mardi 4 octobre, était la dernière journée que le comte
d’Artois avait promis aux Marseillais de passer dans leur ville.
Aucun programme spécial de fête n’avait été préparé à l’avance,
mais tout le monde était en mouvement, et jamais il n’y eut
(1) Les invitations avaient été ardemment disputées. On a conservé aux
archives de Marseille (Dossier du cérémonial) diverses lettres, les unes pla
tes, les autres aigre-douces, au sujet de ces invitations. Voir les demandes de
Chaptal, négociant, du professeur de l’école royale de navigation de Jarry de
Mancy, officier supérieur, de Simone Cacchia, consul des deux Siciles, qui
réclame quinze billets d’entrée pour les officiers d’une corvette napolitaine,
et dont, paraît-il, on se défiait, car on lui demande les noms et qualités de
ces officiers. — Voir également la demande du commissaire général de la
marine pour douze officiers, venant de Toulon, (Lettres du 22, 23, 27, 29 sep
tembre 1814).
�70 —
autant d’animation dans les rues. La garde nationale avait ima
giné de recevoir au Pharo son colonel général. Le comte d’Artois
s’y rendit, non sans avoir visité auparavant l’Hôtel des Monnaies,
où l’on frappa, en sa présence, une médaille en or ornée d’une
inscription relative à sa visite, et une soixantaine de médailles
en argent, avec inscription identique, qui furent distribuées à
son entourage. La garde nationale était rangée en ordre parfait
sur le plateau du Pharo. Une corvette sicilienne et une frégate
anglaise qui se trouvaient en rade saluèrent le prince de leurs
canons, quand il pénétra sur le champ de manœuvre. Le comte
de Punisse lui présenta les compliments de la garde, et, sur
sa demande, ordonna divers exercices militaires. Le prince
lui témoigna sa satisfaction en lui conférant la croix de SaintLouis, et en l’invitant à répéter après lui la formule du serment
de fidélité.
Au centre du Pharo avait été préparée, sous une tente élé
gante, un table de quinze couverts. Aux quatre coins de celte
tente, quatre lentes semblables avaient été dressées pour les
invités. Tout autour de vastes tables s’allongeaient où prirent
place les gardes nationaux, Au delà de l’enceinte, à laquelle on
accédait par des arcs de triomphe, s’étageaient sur les pentes de
la colline près de 80.001) spectateurs, qui prenaient part à la fêle
par leurs vivats répétés et leurs pittoresques acclamations. La
scène était grandiose. C’était bien là une démonstration popu
laire, et, bien que l'unanimité des sentiments soit difficile à
obtenir dans une semblable foule, tous les cœurs semblaient
alors vibrer à l’unisson. Le comte d’Artois était visiblement
ému. Il se montra fort gracieux, pria, malgré l’étiquette, les con
vives de se couvrir à cause du vent, et, ce qui fut très remarqué,
fit honneur aux plats et se comporta à table en vrai Bourbon
Deux Marseillais, Berteaux et Peironet, avaient composé et ils
chantèrent des couplets de circonstance, qui, vraiment, sont
lamentables et que nous ne reproduisons que parce qu’ils
donnent la note de l’époque.
�— 71 —
I
Soldat, descends de tes créneaux.
Mets aux genoux de ta maîtresse
Vieille gloire et jeune héros,
Mais choisis la paix sans faiblesse.
II
Du champ d’amour au champ d’honneur
Que Mars ait toujours ton hommage.
La paix est fille du courage
Comme elle est mère du bonheur.
Le Comte d’Artois fut mieux inspiré quand il se leva et, d’une
voix forte, porta la santé de la Garde nationale et de l’Armée
française, Il y eut un moment d’enthousiasme indescriptible.
Tous les assistants lui répondirent, aux cris répétés par l’écho
des collines voisines, de : Vive le comte d’Artois! Les musiques
militaires entonnèrent l’air, alors national, de : Vive Henri IV!
et les vaisseaux Sicilien et Anglais mêlèrent de nouveau la voix
grandiose de leurs canons à ce concert unanime de joie popu
laire. Ce n’est pas tout, et ce dernier détail donne à la fêle un
caractère tout méridional, une gigantesque farandole s’organise
à laquelle prennent part officiers et soldais, femmes et entants,
fonctionnaires même, et les danses se prolongent jusqu’à l’Hôtel
de Ville, tout illuminé, et que colorent de feux divers les pièces
d’artifice disposées autour d’une statue équestre de Henri IV. Le
comte d’Artois avait certes le droit de se déclarer satisfait et les
Marseillais étaient d’autant plus heureux qu’aucun accident
n’avait troublé ces quatre jours de fête.
Quelques Marseillais furent particulièrement heureux du
séjour du coude d’Artois : ceux auxquels il accorda la Légion
d’honneur. Ils étaient, certes, nombreux, tellement nombreux
que le secrétaire général de la Préfecture, deCastellaneMajastre,
était obligé d’adresser, le 28 octobre, au maire de Marseille, la
lettre suivante : « Il m’est impossible de vous transmettre la
liste que vous me demandez des personnes qui ont obtenu des
�-
72 —
décorations de Saint-Louis et de la Légion d’Honneur... Le
travail de S. A. R. n’ayant pas été arrêté conformément aux états
que j ’ai eu l’honneur de lui soumettre. Quelques-unes des per
sonnes qui figuraient sur ces états en ont été rayées ; d’autres,
qui ne s’y trouvaient pas, y furent portées par S. A. R. et la liste
que je pourrais vous adresser aujourd’hui serait très infidèle. »
Celte liste, nous pouvons la dresser. Elle compte cinquante-cinq
noms: ceux de Montgrand, promu officier, et, à titre de cheva
lier, ceux de Rigordy, de Fabry-Borelli, Guion, Boissier, Gravier,
Martin-Gompian, Renaud, Boissier, Bouge, Desmoulins, Lautard, Joyeuse, Goulet, Raymond, de Gaillard, du Demaine,
de Scibon, Millet, Gravier cadet, Borelly, Raymond de Trets,
Roux, Chaix, de Village, Sarret, Court, Bernard, de Paul, de Pontevès, de Montblanc, Bérard, Roccoforl, de Cbomel, Artaud,
Heurlault-Lamerville, Spitalier, Riquier, Devoulxainé, Laurens,
Chaudon,Royer-Dupré, Martin, Goujon, Gras-Salicis, deCampou,
Pellissier de Pierefeu, Ganleaume, Lombardon, Lepeintre, LagetLorieux, Laforêt, de Malijaï, Caire.
Quant aux chevaliers du Lys, on les décora par fournées.
Ainsi (I), tous les capitaines au long cours et officiers de la
marine marchande, qui sollicitèrent l’honneur de servir de bate
liers et de rameurs au prince pendant son séjour, reçurent tous
le brevet de l’ordre du Lys et l’autorisation de joindre au ruban
blanc une rosette verte, aux couleurs du comte d’Artois (4 octo
bre 1814). Les divers gouvernements qui se sont succédé en
France ont, parfois abusé des décorations, mais ce n’est vraiment
qu’en 1814 que l’on a imaginé de distribuer des marques de dis
tinction non plus à des individus mais à des corporations. Ce
n’est certes pas le moyen de les faire apprécier.
Le départ du Prince pour Toulon avait été fixé au mercredi,
à octobre. Toutes les autorités de la ville l’attendaient pour lui
(1) Archives de la mairie. (Fêtes et cérémonies'. Ils se nommaient Pitahigue, Foucanl, Roustan, L'ibani, Eyraud, tous capitaines, et Rouquet,
Guion, Teruse, Coulomb, Rouden, Gaubert, Brillant, Laugier, Carême,
Durbec, Roustan, Griffon, Richard, Ulain, Terras, Varsy, tous officiers
marchands.
�-
73
- -
adresser leurs adieux, sur la place Castellane. Déjà se dressait
sur celte place l’obélisque, qui, dans l’origine, avait été dédié
au roi de Rome. Le maire venait de provoquer une délibération
du Conseil municipal en vertu de laquelle cet honneur était
déféré au comte d’Artois. Il en avertit le Prince, qui accepta ce
dernier hommage du loyalisme marseillais, et annonça qu’à son
retour de Toulon il passerait encore quelques heures à Marseille.
La garde nationale à cheval l’escorta jusqu’à Aubagne.
Le jeudi 6 arriva à Marseille une lettre du comte de Maillé,
écrite de Toulon par ordre du comte d’Artois, pour annoncer
qu’il avait été enchanté de la réception de Marseille, et confirmer
la bonne nouvelle que le Roi accordait à la ville la franchise de
son port comme avant la Révolution. La joie est alors débor
dante et l’on décide, pour le retour du prince, d’improviser un
arc de triomphe sur la roule de Toulon.
Le samedi 8 octobre le prince revint, en effet, de Toulon. La
garde nationale à cheval s’était portée à sa rencontre jusqu’à
Aubagne, et, tout le long de la.roule, les gardes nationaux à
pied s’étaient groupés et saluaient le cortège de leurs acclama
tions répétées. Le maire, le préfet, les généraux le haranguèrent
à la place Castellaue et le suivirent à la Préfecture, où les atten
dait un grand dîner. Le soir il parut au Théâtre où l’on jouait
le Calife de Bagdad, et où furent encore chantés quelques cou
plets de circonstance.
Un contemporain, l’Hermile(l) de Saint-Jean, remarque à ce
propos que « si tous ces couplets étaient remarquables par les
sentiments qu’ils exprimaient, la plupart annonçaient plutôt de
bons Français que de bons poètes, mais il était permis dans
cette mémorable soirée de suivre plutôt l’impulsion de son cœur
que les élans de son esprit. » Il a conservé, comme moins
médiocres que les autres, deux de ces pièces de circonstance,
signées Aug. A. et V. Nous avouons que nous ne partageons pas
son admiration. Voici, d’ailleurs, la seconde de ces prétendues
poésies :
(1) [Iermitc de Sainl-Jcan, n° 34.
�71
Fille de l’antique Pliocée,
Marseille, cesse de gémir ;
Jouis de la gloire passée,
Jouis du plus bel avenir.
Ah ! pour toi, comme pour la France,
Plus de malheurs, plus de soucis.
Louis paraît, et l'espérance
Marche à grand pas devant les Lis.
Accueille, prince magnanime,
Les vœux que fait à cet instant
Un peuple que l’amour anime,
Un peuple soumis et constant.
Oui, si le Marseillais fidèle
A l’honneur, aux dames, au Roi,
Pouvait désirer un modèle,
Prince, il le trouverait en toi.
Honneur à la fleur adorée !
Gloire au drapeau de nos aïeux !
Sa couleur pure et désirée
Brille avec éclat en ces lieux.
Il nous annonce ta présence,
Et ramène ce cri chéri :
Vive le Roi ! Vive la France !
Vive d’Artois ! Vive Henri !
Le dimanche 9 octobre,après avoir entendu la messe à l’église
Saint-Martin, messe pendant laquelle les spectateurs entonnè
rent le Domine salvnm fac Regem, le comte d’Artois visita la
manufacture de corail Magi, Garambois et Angiennne. La fabri
cation des bijoux en corail était une des plus anciennes et des
plus prospères industries marseillaises. On avait raison de l’en
courager, et on a eu grand tort, depuis celte époque, de la négli
ger ; mais les ouvriers n’étaient pas dans leurs ateliers à cause
�du dimanche, et le prince ne put qu’admirer les produits de
leur travail. Il visita ensuite le cabinet Constantin Stamali, où
étaient reproduites en liège les ruines des principaux monu
ments de l’antiquité. Ces visites le conduisirent à l’heure du
départ. On l’accompagna jusqu’à la porte d’Aix, où il subit une
dernière harangue de Montgrand, et eut le loisir de contempler,
mais non d’admirer, l’inscription placée par l’adjudant-commandanl Paschalis sur l’arc-de-triomphe dressé par Penchaud.
Celle inscription, dans laquelle Marseillais rimait avec regrets,
se terminait par ces vers de mirliton :
Dis au meilleur des rois que leur sang, leurs richesses
Sont l’appui de son trône, et prêt à nous quitter,
Songe que mon tribut ne pourrait acquitter
Les souvenirs que tu nous laisses.
Ce souvenir s’est, en effet, perpétué. Si Marseille, pendant
toute la Restauration, fut une des citadelles du royalisme, si,
à Marseille, se sont longtemps maintenues les traditions et les
espérances royalistes, ne faut-il pas faire remonter la cause de
ces sentiments au séjour du comte d'Artois et aux fêles qui le
signalèrent ?
�— 7fi
III.
Les derniers m
ois de la première Restauration
Après les fêtes, les affaires. Après les démonstrations popu
laires, les actes de l’administration. C’est ici que le tableau s’as
sombrit, et qu’aux espérances, ou, si l'on préfère, aux illusions
de la première heure succèdent les déceptions et les déconve
nues de la réalité.
Dès la fin du mois de juin 1814, le préfet intérimaire GrasSalicis avait été remercié de ses services et remplacé à la Préfec
ture par le marquis d’Albertas. C’était un royaliste (1) de bon
aloi, très suspect au gouvernement impérial, mais qui, tout en
gardant son indépendance, avait su se faire respecter. Profondé
ment et sincèrement dévoué à la Légitimité, il se rendait compte
de la situation et était disposé à tous les ménagements. En des
temps moins troublés, il aurait passé pour un administrateur
modèle. Au moins faut-il lui savoir gré de n’avoir jamais abusé
de scs pouvoirs, et d’avoir maintenu Marseille et le département
dans une tranquillité relative.
La grosse affaire était toujours d’assurer le recouvrement de
l’impôt. Or, le paiement des contributions directes était fort
arriéré, car, dès le 28 juillet (2), Albertas était forcé de rappeler
les contrevenants à l’ordre. Quant aux contributions indirectes,
ou droits réunis, comme le gouvernement n’avait pas encore osé
se prononcer en déclarant le mal fondé de la promesse d’abo
lition faite inconsidérément par le comte d’Artois, on se refusait
(1) Lettres d’Albertas au maire de Marseille(23 juin 1814) pour lui demander
de nouveaux sceaux, ainsique le timbre et les cachets nécessaires.
(2) Cf. circulaire du 9 septembre, relative à la vérification de la gestion des
percepteurs.
�à payer les droits réclamés parles employés de celle administra
tion. Albertas lut obligé d’intervenir. Le 8 août 1814, il publiait
l’ordonnance suivante : « Je vois avec la plus vive douleur la
coupable opiniâtreté des contribuables pour solder les imposi
tions indispensables au maintien de la sûreté et du crédit public.
J’avais espéré (pie les redevables, qui, par crainte, allaient au de
vant des demandes du gouvernement passé, s’empresseraient de
concourir par leur exactitude aux vues paternelles d’un roi juste,
et hâteraient, par cette rentrée devenue nécessaire, l’époque où
Sa Majesté pourra faire ressentir à ses peuples les bienfaits de
l’ordre et de l’économie qu’il désire mettre dans toutes les par
ties de l’administration... Si, dans quinze jours, la perception
des impôts indirects n’est pas en toute activité, des garnisaires
obtiendront ce qu’il m’eût été plus doux de devoir à l’obéissance
des contribuables et à la connaissance de leurs véritables inté
rêts. » Cette mise en demeure ne réussit qu’à exaspérer les récal
citrants. Ils n’obéirent pas davantage. Le 3 septembre 1814,
Albertas était obligé de renouveler scs injonctions, mais il se
heurta contre une mauvaise volonté invincible. La question ne
fut jamais nettement tranchée. D’autres révolutions étaient
encore nécessaires pour rétablir l’ordre dans nos linances.
Les partisans de l’abolition des droits réunis éprouvèrent une
autre déception. Ils avaient espéré (pie la culture du tabac cesse
rait d’être un monopole entre les mains de l’Etat. Plusieurs
d’entre eux avaient même déjà commencé des plantations sur
divers points du département. Une circulaire préfectorale en date
du 1eraoût 181-1 les rappela brusquement à la réalité. Rien n’était
changé. L’Etat seul, comme parle passé, autorisait la culture du
tabac, et se réservait l’achat des récoltes.
Les Marseillais qui avaient sollicité et obtenu le rétablissement
du port franc, en avaient profité, un peu prématurément, pour
ne plus payer les droits d’entrée. Albertas leur lit compren
dre (1) assez brutalement qu’il y avait loin d’une promesse à
l’exécution de celte promesse. « Informé, disait-il, que, depuis le
(1) Circulaire du 8 octobre 1814.
�moment où Sa Majesté a daigné faire connaître que la franchise
du port serait accordée à Marseille, plusieurs individus ont
voulu se refuser à l’acquittement des droits d’entrée, droits qui
ont toujours été étrangers à la franchise du port, je rappelle au
public que, jusqu’à ce que Sa Majesté ait fait connaître l’époque
et le mode de la franchise, les règlements existants seront main
tenus. Ce serait se rendre indigne de la faveur que le Roi annonce
et assure à Marseille que d’opposer le moindre obstacle ou délai
à la stricte exécution des dits règlements. » Certes, le marquis
d’Albertas avait tous les droits de son côté, mais ce rappel à
l’ordre choquait bien des intérêts et dissipait bien des illusions.
Le nombre des mécontents augmenta.
Il est un seul point sur lequel les réclamants obtinrent gain
dé cause. Le bruit s’était répandu que, dans cette restauration
de l’ancien régime, on abolirait les poids et mesures décrétés
par la Convention pour revenir à l’ancien système. La mesure
était grave, car on s’était habitué à la nouvelle institution, et ce
n’est jamais impunément que le commerce renonce à des usages
établis. De vives réclamations s’élevèrent. Alberlas demanda les
intentions du gouvernement, et il eut la satisfaction de pouvoir,
le 6 août 1814, adresser à ses administrés la proclamation sui
vante: « L’établissement de l’uniformité des poids et mesures
en France est une institution trop d’accord avec les grandes vues
d’utilité publique qui règlent toutes les déterminations de Sa
Majesté pour qu’on ait pu croire que cette institution ne serait
pas maintenue.... Le Roi a décidé que l’établissement du système
métrique serait continué sur le plan qui a été suivi jusqu’à
présent. »
Après avoir assuré, dans la mesure du possible, la bonne ges
tion des finances, il était nécessaire de réorganiser la police. II
n’y avait sur ce point qu’à conserver les traditions impériales.
Suivant l’expression de Napoléon, Alberlas n’avait qu’à changer
les draps du lit de Thibaudeau et qu’à s’v coucher. C’est ce qu’il
s’empressa de faire. Il trouva même la besogne si bien préparée
qu’il conserva presque tous les anciens agents de son prédéces
seur, notamment les commissaires de police. En effet l’ordre,
�—- 79 —
qui n’avait jamais été sérieusement troublé, lut promptement
rétabli. On commença (1) par régulariser la situation des mili
taires en congé limité ou illimité, des soldats de l’ancienne garde
et des officiers en non activité. La plupart d’entre eux rentrèrent
dans leurs anciens corps. Quant aux déserteurs (2) ou plutôt
aux réfractaires, dont le nombre était considérable, des revues
d’appel en tirent revenir sous les drapeaux un grand nombre.
Très rapidement l’armée se trouva reconstituée, ce qui était une
consolation pour le passé et une garantie pour l’avenir.
Le préfet s’occupa également de faire rentrer les armes, les
objets d’habillement ou d’équipement, qui, dans les derniers
temps de l’Empire, avaient été distribués un peu à la légère, et
dont les détenteurs faisaient un scandaleux trafic. Une première
fois déjà, le 8 juin 1814, Gras-Salicis avait adressé une circulaire
aux maires pour interdire les achats d’armes ou d’équipements
militaires appartenant à des déserteurs ou à des soldats en non
activité. Le 28 juillet, Albertas renouvelait cette interdiction, et
l’adjoint Raymond, sur sa prière, lançait une circulaire relative à
la restitution des armes et des effets militaires. « Eli invitant
pour la dernière fois nos administrés à restituer les armes et
et effets militaires qu’ils auraient pu conserver par négligence,
nous croyons devoir les prévenir qu’un plus long délai les ren
drait coupables, et les exposerait à des perquisitions fâcheuses,
et à être poursuivis selon la rigueur des lois. »
Nous ne pouvons qu’approuver la circulaire préfectorale du
10 août 1814, relative à la délivrance et au visa des passeports,
ainsi qu’à la surveillance des étrangers ; celle du 20 juillet qui
invitait les aubergistes, maîtres d’hôtels ou de maisons garnies,
ci logeurs quelconques, à tenir un registre exact de tous les
voyageurs de passage ; celle du 15 décembre contre les jeux de
hasard ; celle du 20 février 1815 sur la suspension de la chasse ;
celle du 20 janvier contre la dévastation des bois ; celle du
26 janvier sur l’éclienillage des arbres : ce sont là des mesures
(1) Circulaire du 11 juin 1814.
(2) Circulaire du 24 novembre 1814.
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purement administratives, et nul ne sera fondé à les trouver
déplacées.
Peut-être, habitués comme nous le sommes à ne pas ménager
le tabac, trouverons-nous légèrement vcxatoire l’arrêté du
5 août 1814, par lequel, sous prétexte d’éviter les incendies, et
sur la demande du capitaine du port et du commissaire de police
Mazoiller, il était interdit de fumer sur les quais. Le préfet
allait même jusqu’à ordonner que des patrouilles circuleraient
incessamment pour arrêter les délinquants, ou tout au moins
pour leur dresser procès-verbal. Le général Dejean mettait
en outre à la disposition des surveillants les soldats du poste.
Quelques jours plus tard, le 10 août, l’adjoint Gaillard, remplis
sant par intérim les fonctions de maire, étendait encore l'ex
clusion : « Nous rappelons aux habitants les prohibitions faites
par les anciens règlements de fumer sur le port, dans l’intérieur
du port, sur tous les quais et dans les promenades publiques,
et les invitons à s’y conformer sous peine de... etc. » 11 en fut de
cet arrêté comme de toutes les mesures que ne justifie pas l’in
térêt public. Malgré les patrouilles et malgré les amendes, on
continua de fumer à l’intérieur du port, et il n’y eut pas plus
d’incendies que par le passé. Tant il est vrai que l’exagération
est toujours inutile.
Voici, par contre, d’autres mesures, imposées peut-être par
les circonstances, mais qui prêtaient le flanc à la critique.
Quelle était la nécessité d’exiger des rouliers et charretiers, par
la circulaire du 20 août 1814, qu’ils fissent inscrire sur une
plaque de métal, leurs nom, prénom et domicile ? Pourquoi les
forcer à se tenir constamment en tête de leurs chevaux, et à
laisser la chaussée libre de moitié, sous peine de procès-verbal ?
11 est vrai que d’Albertas ajoutait : « Il est douloureux d’avoir à
renouveler, sous des formes coercitives, des règlements qui inté
ressent la vie des imprudents qui refusent de s’y conformer » ;
mais, au fond, si on prenait contre les rouliers ces précautions
minutieuses, c’est qu’ils passaient pour animés d'un mauvais
esprit, et partisans secrets de l’Empire.
Nous n’approuverons pas non plus l’ordonnance du 18novem-
�—
81
bre 1814 relative aux contres (les charrues, aux pinces et aux
leviers des carriers. Il était enjoint de les marquer au nom du
propriétaire, et de les transporter chaque soir à son domicile.
On craignait apparemment qu’ils ne fussent transformés en
instruments de guerre civile. Cette singulière défiance ne donnet-elle pas comme la note de l’époque ?
Nous condamnerons également l’ordonnance du 25 octobre 1814,
par laquelle les citoyens étaient invités à se présenter devant
leurs commissaires respectifs, et à se faire inscrire sur des
registres spéciaux. N’était-ce pas le renouvellement de celle
fameuse carte civique, qu’on n’avait exigée qu’aux jours les plus
sombres de la Révolution ?
Que dire de la fameuse loi du 18 novembre 1814, relative à la
célébration des fêtes et dimanches, loi Draconienne, impossible
à exécuter, et qui fit tant d’ennemis à la Restauration! Dans leur
zèle réactionnaire, et espérant se concilier les bonnes grâces du
clergé, quelques magistrats municipaux avaient déjà pris les
devants, et interdit les bals cl autres réjouissances pendanl la
célébration des offices du dimanche. L’adjoint Raymond, maire
intérimaire de Marseille, considérant que « ces divertissements
réunissent des vagabonds, des nervis, des filles publiques dont
l’assemblée présente l'aspect le plus hideux et donne fréquem
ment lieu à des scènes scandaleuses qui troublent la tranquillité
publique » avait prié le Préfet de prendre un arrêté interdisant
toute réunion de ce genre sans autorisation préalable. Albertas (1 )
avait donné son consentement : mais le préfet de l’intérieur,
Beugnot, allait dépasser toute mesure par sa fameuse loi. Doré
navant il serait défendu, les dimanches et jours de fête, aux mar
chands d’étaler et de vendre, les ais et volets des boutiques
ouvertes, aux colporteurs et étalagistes de colporter et d’exposer
en vente leurs marchandises dans les rues et places publiques,
aux artisans et ouvriers de travailler extérieurement et d’ouvrir
leurs ateliers, aux charretiers et voituriers employés à des
services locaux, de faire des chargements dans les lieux publics
(1) Circulaire du 25 avril 1814.
(i
�— 82 —
de leur domicile. Ce n’est rien encore ! Défense aux cabaretiers,
traiteurs, limonadiers, maîtres de paume ou billards de donner
à boire et à jouer pendant le temps de l’office dans toute ville au
dessous de cinq mille âmes. Toute infraction serait punie d’une
amenda minime de cinq francs, toute récidive serait passible des
peines de police les plus sévères ! Et pour que nul n’en ignorât,
le Roi, qui signait cette ordonnance, ajoutait : « car tel est notre
plaisir, et afin que ce soit chose ferme et stable à toujours, nous
y avons fait mettre notre scel».
Nous respectons toutes les croyances, mais quand une religion
appelle ainsi à son aide, et pour de minutieuses observances, le
bras séculier, ne se condamne-t-elle point par avance à quelque
terrible réaction ! On ne saurait croire les passions et les haines
que souleva celle loi Beugnot. De toutes parts s’élevèrent des
protestations indignées ; mais l’ordonnance fut rigoureusement
exécutée. On conserve à la préfecture des Bouches-du-Rliône de
nombreux dossiers relatifs à la stricte exécution de la loi. Il fallut
courber la tète et se résigner, mais dans tous les rangs de la
société, aussi bien de la part des bourgeois que de celle des
paysans, la réprobation- fut générale. La Restauration aurait
cherché à se faire des ennemis qu’elle n’aurait pas mieux réussi.
On se demande par quelle singulière contradiction la Préfec
ture autorisa les fêtes du Carnaval et l’usage des masques
pendant les jours gras. Peut-être par opposition à certaines
mesures d’ordre prises par le gouvernement impérial? Voici
l’ordonnance municipale du 19 janvier 1815, approuvée par
Albertas, relative à ces l'êtes : « Les divertissements d’usage
pendant le Carnaval avaient été interdits pendant plusieurs
années en France. Cette mesure prise par un gouvernement
oppressif et toujours soupçonneux ne peut être employée sous le
règne des Bourbons. Louis XVIII, père et ami de son peuple,
n’exige pas de sacrifices inutiles. Les masques sont donc permis
jusqu’au mercredi 8 février prochain », mais à la condition
expresse que les personnes déguisées n’auront ni bâtons, ni
épées, ni armes d’aucune sorte, et qu’elles ne s’introduiront
point par force dans les magasins ou les maisons.
�— 83 —
Aussi bien on se préoccupait à la Préfecture des amusements
publics. A diverses reprises se retrouve dans les dossiers le nom
de Verteuil, directeur du Grand-Théâtre. On se déliait de lui. Il
était suspect de bonapartisme. Albertas demanda un rapport
détaillé sur son compte, et voici la réponse que lui adressa4 le
5 août 1814, le maire de Marseille: « Je n’ai jamais eu direc
tement connaissance que le sieur Verteuil ail nourri des opinions
contraires au bon ordre et différentes de celles qui doivent
animer tout bon Français, et qu’il ait tenu une conduite répré
hensible sous ce rapport. Je sais cependant qu’on l’accusait dans
le public d’être partisan de Bonaparte. Le spectacle fut même
une fois interrompit par la demande que firent les spectateurs
de lire des billets jetés sur la scène et dirigés contre le sieur
Verteuil. L’autorité supérieure s’opposa à cette lecture, sur
laquelle il ne fut nullement insisté. Depuis lors rien. On pour
rait croire que l’opinion du public était plutôt l’ouvrage de
la méchanceté d’ennemis secrets qu’une accusation fondée
sur des motifs légitimes. » Verteuil s’il avait des ennemis avait
aussi des partisans. Averti des griefs qu’on lui imputait et
désireux de conserver sa place, il s’efforça de donner toute
satisfaction au parti dominant. En toute circonstance se produi
sirent sur la scène des manifestations royalistes. Pas une fête ne
fut célébrée sans que des couplets de circonstances ne fussent
chantés qui exaltaient les vertus de la famille Royale. Il est vrai
que Verteuil se dédommagea pendant les Cent Jours, et ne cacha
plus ses véritables sentiments ; mais, pour le moment, on croyait
pouvoir compter sur lui.
Pour bien connaître l’histoire de la première Restauration à
Marseille et dans les Bouches-du-Rliône, il faudrait suivre au
jour le jour les délibérations des conseils municipaux et lire les
feuilles publiques du temps ; mais les registres des délibérations
sont en général remplis de détails oiseux, nomination ou rempla
cement de fonctionnaires, règlements de pensions, etc. Quant
aux journaux, ils sont d’une insignifiance extrême, et se conten
tent la plupart du temps de reproduire les actes officiels. Veuton savoir comment s’est opérée la Restauration dans presque
�— 84 —
tonies les commîmes du département : il suffira de parcourir un
des dossiers conservés aux archives préfectorales. Ce qui s’esl
passé dans une commune, s’est reproduit dans toutes les autres.
Afin de ne pas mériter le reproche de monotonie, nous nous con
tenterons d’analyser le dossier relatif à la petite ville de SaintRémy (1).
Le maire de Saint-Rémy se nommait Blanc. Il était de la race
de ces magistrats, nombreux en tous pays, cpii sont toujours dis
posés à servir le gouvernement en place. Ainsi qu’il l’écrivait, le
9 mai 1814, au préfet intérimaire Gras-Salicis, après avoir été
successivement royaliste constitutionnel, puis girondin, il avait
été forcé d’émigrer. Revenu après le neuf thermidor, il avait
accepté, toujours par nécessité, les fonctions de président du tri
bunal de district. Thibaudeau, en 1805, l’avait nommé d’office
maire de la commune, et il avait conservé ce poste pendant toute
la durée de l’Empire. « Enfin, le gouvernement oppresseur fut
renversé par un coup de providence et nous voilà dans la jubi
lation. Chacun se répand en actions de grâces sur le retour de
notre légitime Roi. » Mais le nouveau converti rencontra parmi
ses concitoyens des royalistes qui le trouvèrent trop tiède et lui
firent une sourde opposition. « Une poignée d’hommes qui, la
plupart, ont moins souffert que bien d’antres, cherchent à s’em
parer presque exclusivement des circonstances actuelles ; ils
veulent devancer en tout l’autorité locale, il s’en isolent et for
ment comme un peuple à part qui ne reconnaît plus l’autorité. »
Menacé par ces énergiunènes qui n’existaient que trop réellement,
c’étaient déjà les voltigeurs de 1814, Blanc s’imagina qu’une pro
clamation suffirait pour ramener à l’ordre ces partisans compro
mettants de la légitimité. Il engagea ses concitoyens « à se défier
des perfides insinuations de ces hommes, bien peu nombreux
sans doute, mais très actifs, qui, dans tous les temps et à toutes
les époques d’une révolution qui vient de finir, enthousiastes
outrés de toutes les révolutions, se sont signalés dans tous les
mouvements pour et contre notre dernier roi Louis XVI, pour et
(1) Archives de la Préfecture de Marseille, Police, n° 3869.
*
�85 contre l’affreux système anarchique, e tc ... Il en csl parmi vous
qui ont eu de longues erreurs et de grands torts : que ceux-là ne
les oublient jamais, afin de pouvoir les faire oublier aux autres,
el qu'ils se tiennent dans une prudente réserve; mais que ceux
qui ont souffert et qui sont assez heureux pour être placés dans
celle position avantageuse de n’avoir qu’à pardonner, se livrent
tout entier à ces généreux sentiments ». Il concluait par cet appel
à l’obéissance absolue : « Payez toutes vos contributions avec
exactitude, aimez-vous, soulagez-vous les uns el les autres,
vacquez à vos travaux domestiques, mais parlez peu et surtout
ne discutez jamais sur les actes du gouvernement. Si vous en
parlez, que ce soit pour y applaudir, pour en assurer l’exécution,
el jamais dans un esprit de critique et moins encore de contra
diction ». Certes, il était difficile de se montrer plus gouverne
mental, et le maire espérait que ses administrés, rendant justice
à ses intentions, renonceraient à toute opposition. Afin de donner
à ses idées la consécration de l’autorité supérieure, il adressa au
préfet intérimaire copie de sa proclamation et lui demanda son
avis. Gras-Salicis ne pouvait que se féliciter d’avoir à faire à un
fonctionnaire aussi dévoué. Il s’empressa d’envoyer ses compli
ments (1). « Je ne peux qu’applaudir aux sentiments que vous
avez exprimés. Ils sont bien ceux qui, dans cet heureux
moment, animent lous les fonctionnaires publics, et ceux que
le Roi réclame de tous ses sujets. » Blanc, malheureusement
pour lui, avait trop présumé de la bonne volonté de scs conci
toyens. Non seulement les intransigeants de la royauté per
sistaient à le considérer comme un intrus, mais les bonapar
tistes et lous les partisans de la Révolution ne lui pardonnaient
pas ses palinodies, et continuaient à répandre et sur lui et
sur le gouvernement les bruits les plus sinistres. Il était visible
que sous l’influence de ces bruits la commune se désaffectionnait, et que la masse des habitants ne cachait plus ses
regrets. Afin de couper court à ces défaillances de l’opinion,
Blanc résolut de recourir au moyen qui lui avait déjà réussi,
(1) Lettre de Gras-Salicis du 30 mai 1814.
�- 80 —
et lança une seconde proclamation. Ce document (1) est curieux
à connaître. Il nous donnera comme l’état d’âme des habitants
d’une petite ville provençale deux mois seulement après la chute
de Napoléon, et il nous édifiera en même temps sur les procédés
administratifs de l’époque.
« Instruit que certaines personnes se permettent de calomnier
les souverains alliés de la France en supposant à certains d’entre
eux des intentions contraires au dernier traité de paix et des
projets hostiles contre Sa Majesté le roi de France et de Navarre ;
qu’ils affectent par ce moyen de semer des inquiétudes parmi
le peuple, ce qui tend à altérer la confiance (pie tout bon Français
doit avoir au gouvernement paternel de Sa Majesté, et à répan
dre des doutes sur sa stabilité ; considérant qu’il importe essen
tiellement au maintien de l’ordre public de prévenir les suites
lâcheuses que pareil propos pourrait avoir, et qu’il est de notre
devoir d’empêcher la propagation de ces nouvelles conlrouvées,
etc... nous avons ordonné et ordonnons ce qui suit : 1° Il est
défendu à tous nos administrés de répandre sur le gouvernement
de Sa Majesté et sur les vues et les projets qui peuvent l’intéresser
de la part des puissances étrangères aucune nouvelle qui ne soit
point consignée dans les journaux approuvés par le gouverne
ment. 2° Il est pareillement défendu de se permettre d’improuver
publiquement les actes de Sa Majesté, et de parler contre ses
agents et les dépositaires de son autorité, sauf à un chacun, en
l'état de libellé de la presse, d’écrire et de signer son opinion
et ses vues, parce que alors la responsabilité qui pèse sur l’écri
vain donne à l’autorité publique les moyens, avoués par la Cons
titution, d’une défense légitime et d’une répression légale. 3° La
surveillance la plus active sera exercée à cet égard, et tous ceux
qui contreviendront aux dispositions de la dite ordonnance
seront dénoncés, poursuivis et punis selon la rigueur des lois.
4° Tous les bons citoyens sont invités à nous instruire conliden(1) Extrait du registre des actes du maire de la ville de Saint-Rémi, l*1'juillet
1814. La pièce est signée, avec un cachet très bizarre, l’aigle impérial barré
parun Vive le Roi, tracé à la main. Blanc avait sans doute utilisé les papiers
officiels de l’administration tombée.
�87 —
tiellement de tout ce qu’ils pourront apprendre de contraire au
gouvernement de Sa Majesté. Ils doivent compter sur la discré
tion la plus sage de notre part, dans le cas où ils seraient bien
aises de rester inconnus. »
Défense de parler, presque de penser, encouragement à la déla
tion, menaces de répression énergique, tel était le gouvernement
idéal que rêvait pour ses concitoyens un maire de Fan 1814 ! Le
plus singulier c’est qu’il était de bonne foi. Il croyait agir dans
l’intérêt commun. 11 espérait que l’administration supérieure
approuverait une seconde fois ses faits et gestes. Comme GrasSalicis venait d’être remplacé à la Préfecture par le marquis
d’Albertas, Blanc s’empressa d’envoyer sa proclamation au nou
veau représentant de l’autorité, et lui demanda son avis. La lettre
d’envoi figure au dossier. Elle est datée du 2 juillet. Après avoir
accablé le préfet de compliments emphatiques, et s’être déclaré le
plus dévoué de ses serviteurs, Blanc énumère avec complaisance
les mesures qu’il a prises. « J’ai cru, ajoute-t-il avec naïveté, qu’il
était bon de couper court à certains propos, et je crois même qu’il
ne serait point mal de généraliser ces défenses dans le départe
ment. LTn peuple parleur est presque toujours un peuple indocile,
et il est temps enfin que, dans un respectueux silence sur les
opérations du gouvernement, on prenne l’habitude d’obéir en
perdant celle de raisonner sur des matières, presque toujours
hors de la portée des raisonneurs. »
Albertas avait trop de tact pour apprécier et ces compliments
exagérés et cet excès de zèle. D’un autre côté, il lui était difficile
de paraître éprouver plus de tiédeur dans les sentiments que son
subordonné. Il se contenta d’un accusé de réception (1), conçu en
termes plus que froids, et le termina par un coup de patte admi
nistratif : « J’ai reçu, Monsieur, jointe à la lettre que vous m’avez
fait l’honneur de m’écrire le 2 courant, l’ordonnance de police
que vous avez prise pour arrêter et défendre les bruits et nou
velles qu’on répand dans votre commune. Je ne puis qu’approuver
cette ordonnance et vous inviter, pour l’avenir, à adresser directe(1) Lettre d’Albertas, lfl juillet 1814.
�88
—
ment les actes de votre administration à M. le sous-préfet de
l’arrondissement. » Blanc s’attendait sans doute à de plus chauds
compliments. Ce rappel au règlement semble avoir refroidi son
ardeur, car le dossier de Saint-Rémy ne contient plus aucune
pièce relative à son administration. Il est probable qu’il comprit
l’impossibilité de régenter plus longtemps ses concitoyens. Peut
être même, prévoyant quelque révolution prochaine, se préparaitil, d’ores et déjà, à quelque nouvelle transformation politique.
Si les fantaisies administratives d’un tyranneau local pouvaient
troubler la tranquillité des habitants d’une petite ville, à Marseille,
emportés par le mouvement des grandes affaires, ni le maire, ni
les conseillers municipaux ue pouvaient se permettre de sembla
bles vexations. Tout au plus pourra-t-on s’étonner que quelques
uns d’entre eux, à la séance du ü septembre 1814, aient demandé
qu’on enlevât le nom de l’ancien préfet, Charles Delacroix, à la
halle qu’il avait fait construire, « attendu que ce nom compro
mettrait la sécurité publique. » Ce n’était là sans doute qu’une
vengeance rétrospective, et, en tout cas, bien mesquine, mais, en
général, les questions traitées avaient un caractère d’utilité qu’il
est impossible de méconnaître. Aussi la question de la franchise
du port fut longtemps agitée, avant d’être résolue par la déclara
tion du comte d’Artois. Les arguments furent soigneusement
étudiés, et c’est en connaissance de cause (1) qu’une Commission
chargée de rédiger un rapport spécial, et composée des citoyens
Lepeintre, Cresp, Martin, Compian et Bernadac, conclut à la
nécessité de faire un appel à la bienveillance royale, et de se
concerter avec la Chambre de Commerce (2) pour envoyer à Paris
une députation chargée de demander au Roi cette marque de
faveur. Nous signalerons encore comme une mesure de bonne
administration l’acte en vertu dqqiiel, l’amiral Cosmao Dumanoir
(1) Séances du 5 niai, du 9 mai et du 20 juillet 1814.
(2) Les envoyés de la Chambre de Commerce étaient Pierre Perron, Pierre Fi
lasse et Pierrc-Honoré de Roux. Ils arrivèrent à Paris en juin 1814, et soumirent
au gouvernement l’objet de leur mission. L’ordonnance du 20 février 1815 leur
donna satisfaction, mais avec tant de restrictions et d’entraves qu’on fut
obligé de reculer la mise en vigueur.
�89 —
ayant débarqué à Marseille 4.000 vieux soldats, provenant de la
garnison des îles Ioniennes, qu’il était allé rapatrier avec l’escadre
de Toulon, et ces soldats étant sans ressources, car ils n’avaient
pas reçu leur solde depuis de longs mois, le Conseil municipal,
afin de ne pas s’exposer à quelque émeute regrettable, résolut,
par délibération du 80 juillet, de leur faire une avance de 20.000
francs. Cette sage mesure fut approuvée par la Préfecture et
l’ordre public ne fut même pas compromis. C’était le général
Donzelot qui commandait la garnison de Corfou. Il avait réussi à
se maintenir dans l’archipel malgré les attaques réitérées des
Russes, des Autrichiens et des Anglais. Il s’était même concilié
les sympathies des insulaires, grâce à la fermeté de son adminis
tration. Quand ses soldats débarquèrent à Marseille, ils y furent
très bien accueillis, car ils avaient fait tout leur devoir. Le 31
juillet les généraux du Muy et Dejean les passèrent en revue aux
Allées de Meilhan, au milieu d’une énorme affluence, et les
soldats, exilés par les cris d’enthousiasme poussés par la foule,
se mirent à l’unisson, et crièrent à leur tour Vive le Roi ! Vive les
Bourbons !
Signalons encore la délibération du 16 août 1814, relative
à une demande de rétablissement du siège épiscopal à Marseille.
Lors du Concordai, en effet, Marseille n’avait pas été désignée
parmi les villes qui seraient dotées d’un évêque : cet honneur
avait été réservé à Aix. Pendant toute la durée de l’Empire,
aucune réclamation ne s’était produite sur ce sujet, mais, comme
on commençait à parler ouvertement d’un prochain rema
niement des diocèses, le Maire de Marseille se crut autorisé à
prendre les devants. « Parmi les déplorables et nombreuses
innovations produites par la Révolution, dit-il, l’une de celles
que Marseille doit le plus regretter est l’anéantissement de son
siège épiscopal, siège antique qui remonte aux premiers âges du
christianisme et qui en a été en quelque sorte le berceau dans la
Gaule.... Il est difficile de ne pas reconnaître qu’un seul évêque
ne peut suffire à l’administration de sept diocèses aujourd’hui
(1) Hcrmitc de Saint-Jean, u«» 14 et 15.
�90
réunis à l’archevêché d’Aix, savoir Aix, Arles, Marseille, Toulon,
Fréjus, Grasse, Vence, auxquels il faut ajouter plusieurs démem
brements des diocèses de Riez et de Glandevès. » Aussi les récla
mations sont-elles incessantes. D’ailleurs, il est nécessaire que
toutes les autorités soient réunies à Marseille : « Ne serait-ce pas
créer pour elle seule une exception aussi préjudiciable que
fâcheuse, puisque une ville qui est en quelque sorte la seconde
du royaume reste assimilée par son régime spirituel au plus petit
village. » Le Roi sera donc respectueusement supplié de faire
disparaître cette anomalie, et de rétablir le siège où se sont assis
les Belzunce et les de Eelloy. La demande était justifiée : elle
sera favorablement accueillie, et, en 1818, sera installé le nouvel
évêque de Marseille.
Tout donc paraissait rentré dans l’ordre, et les rouages de la
machine administrative fonctionnaient régulièrement. Les appa
rences étaient pourtant trompeuses. La joie officielle n’existait
qu’à la surface, et, si le nouveau gouvernement paraissait
accepté par tous, c’était par lassitude plutôt que par conviction,
par indifférence plutôt (pie par reconnaissance. En réalité la
Restauration avait des ennemis, d’autant plus sérieux qu’ils
s’appuyaient sur les masses profondes de la population. Les
soldats, par exemple, ne cachaient pas leurs regrets. Ils avaient
bien arboré la cocarde blanche, et ils obéissaient aux ordres
qu’on leur donnait. Ils prenaient même part aux manifestations
extérieures, processions, messes solennelles, revues, pour les
quelles on demandait leur concours, mais ce n’est pas impu
nément que des militaires, plusieurs années de suite, se sont
habitués à se considérer comme les camarades et les amis d’un
grand général. Depuis que Napoléon leur avait versé le vin géné
reux de la victoire, et les avait en quelque sorte grisés de sa
propre gloire, ils s’étaient dévoués à sa fortune. Jamais chef
n’exerça sur ses hommes pareil ascendant. Aussi, quand il
tomba du trône après des catastrophes dramatiques, dont le
souvenir hantait encore les imaginations, non seulement il ne
fut pas oublié, mais encore on le regretta. Les généraux, il est
vrai, se rallièrent au nouveau régime. Plusieurs d’entre eux
�91
—
affectèrent même un zèle trop bruyant pour être sincère. Nous
connaissons déjà les palinodies de Masséna! mais les soldats
restaient partisans de la Dynastie déchue. Plus d’un conservait
dans son havresac la glorieuse cocarde qui, depuis vingt-cinq
ans, conduisait les Français à la victoire. Quelques uns d’entre
eux même, plus hardis ou plus impatients, exprimaient tout
haut leurs sentiments et s’exposaient à de graves punitions. Ce
n’était jamais pendant le service qu'ils manifestaient ainsi leurs
regrets, mais souvent, très souvent même, assis à la table des
cabarets tenus en général par d’anciens camarades, ils disaient
tout haut leurs espérances et les exprimaient en chansons
grossières, que les circonstances rendaient séditieuses. C’était là
un premier symptôme de désaffection, d’autant plus grave qu’il
n’était pas isolé. Non pas précisément à Marseille, mais dans
la banlieue, et dans quelques petites villes voisines, à Cuges
par exemple, à Roquevaire, surtout à Châteaurenard, des
vignerons, des ouvriers, parfois de petits bourgeois provo
quaient les assistants à la révolte en entonnant des chansons
grivoises contre le Roi. C’étaient surtout les soldats licenciés
sous prétexte d’économie et réduits aux expédients pour trouver
du jour au lendemain des moyens d’existence qui exhalaient
ainsi leur dépit ou leur fureur, et qui bientôt, ne se contentant
plus de propos inconsidérés, déblatérèrent en public contre les
Bourbons et leurs adhérents.
Il n’y avait pas que les soldats de mécontents. Le peuple
commençait à s’agiter, car les Bourbons ne tenaient aucune des
promesses dont ils s’étaient montrés si prodigues à leur rentrée
en France. L’annonce de la suppression du plus impopulaire
et du plus vexatoire des impôts, celui des droits réunis, autre
ment dit de la régie, avait été bien accueillie. Or, cet impôt
constituait une des sources les plus importantes de la fortune
publique. Y renoncer c’était se priver de ressources indispen
sables. Le gouvernement l’avait si bien compris qu’il avait
ordonné de continuer à percevoir les mêmes droits que par le
passé, mais les cabareliers et leurs habitués, les débitants et les
consommateurs, prenant à la lettre les engagements de la
�— 92 —
Royauté, ne voulaient plus payer ces droits réunis. De là, entre
eux et les agents du lise, des tiraillements et des querelles. Il y
eut même des coups échangés, sans parler des procès-verbaux
dressés et des amendes exigées. Sans doute force resta à la loi,
mais les Provençaux apprirent une lois de plus à leurs dépens
(pie les révolutions ont lieu souvent en laveur des individus,
mais presque jamais en faveur des institutions.
L’ordonnance du 18 novembre 1814 sur l’observation des
dimanches et fêtes augmenta le mécontentement. Elle jetait un
soudain désarroi dans les habitudes. Non seulement elle violait
la liberté de conscience, mais encore elle gênait des intérêts
multiples. En outre, par cet audacieux retour vers le passé, elle
défiait en quelque sorte l’opinion publique. Beugnot avait cru
faire un acte d’habile politique en la proposant à la signature de
Louis XVIII ; on ne saurait croire combien cette loi enleva de
partisans à la légitimité. Quant à l’Eglise, qui avait sans doute
espéré que ce coup d’autorité affermirait son pouvoir, il l’ébranla.
Une autre maladresse commise par le gouvernement fut de
réveiller les souvenirs les plus douloureux de la Révolution, et
d’exciter des rancunes ou des regrets en ordonnant des céré
monies expiatoires en l’honneur de certains anniversoires. Du
moment où le Roi, rentrant en France, avait accepté la situation,
il avait par cela même jeté l’oubli sur le passé. Il n’aurait pas
dû écouter quelques conseillers mal avisés qui le persuadèrent
de la nécessité d’affirmer la foi monarchique de la France par
des services funèbres, célébrés dans le pays entier, au jour
anniversaire de la mort de Louis XVI (1). Les Royalistes furent
peut-être heureux de trouver cette occasion d’étaler au grand
jour leurs sentiments réactionnaires, mais les fonctionnaires
qui devaient leur situation à la Révolution furent peu flattés
d’avoir à faire amende honorable en figurant à une cérémonie
qui était la condamnation de leur conduite. Quant aux soldats
et surtout aux officiers qui avaient versé leur sang sur tous les
(1) Voir l’ordonnance des vicaires-généraux capitulaires pour la célébration
de cet anniversaire, 12 janvier 1815. Hennite de Saini-Jean n* 39.
�— 93
champs de bataille de l’Europe pour maintenir, avec tontes ses
conséquences, l’évènement du 21 janvier, il est probable (pie
leur irritation fut plus grande encore que celle des fonction
naires. Le pire est que les Royalistes, excités et mis en goût par
cette première démonstration, songèrent à célébrer d’autres
services en l'honneur des autres victimes de la famille royale.
On ne sait où se seraient arrêtés ces hommages posthumes, et
assurément intempestifs, si d’autres évènements n’avaient brus
quement interrompu cette résurrection malheureuse du passé.
Si donc la Restauration avait été bien accueillie au début,
tant de fautes avaient été commises, tant (le maladresses accu
mulées qu’une réaction devenait inévitable. Or les ennemis du
gouvernement se tenaient aux aguets. Le souverain de l’ile
d’Elbe n’attendait qu’une occasion pour profiler de ces fautes.
En effet, on apprenait tout à coup, en mars 1815, qu’il venait de
débarquer en France et précipitait sa marche sur Paris. La
première Restauration était terminée.
Marseille — Typ et Lith. B arlatier , rue Venture, 19.
���UNIVERSITÉ D’AIX-MARSEILUE
PU B L IC A T IO N S
SU B V E N T IO N N É E S
PAR
Le Conseil Municipal de Marseille
Le Conseil Général des Bouclies-du-Iihône
Le Conseil de l'Université
Annales de la Faculté des Sciences
Annales des Facultés de Droit
et des Lettres
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Annales de l’Ecole de Médecine
et de Pharmacie
Marseille. — Typ- et Lith. B arlatier , rue Venture,
19
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https://odyssee.univ-amu.fr/files/original/2/147/RES-50038_Annales-Droit-Lettres_1905_T1-2.pdf
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NALES
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d. Delpech et A. Marcaggi.
Manuel de pratique parlementaire
de Thomas Jefferson.
ABONNEMENTS
10 francs
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Un fascicule séparé . . ..................... ~ .
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EDITION
FHANÇAISE
Avec Hnc Il/trodllctioll el des 'Sotcs de ré/ërellccs :
EL, en Appendice, les Règlements des Chambres américaiIles,
PAR
Joseph DELPECH
et
Antoine MARCAGGI
Avocat à la Cour d'appel d'Aix
Professeur agrégé de droit public
à l'Université ({'Aix-MOl'seille
Les règles de pratique parlementaire conte~
nues dans le Manuel de Jefferson auront auto"
l'Hé de loi en cette Chambre dans tous les cag
où elles ne sont pas incompatibles avec leg
règles, les Ordres permanents de la Chambre;
ct les règle s conjointes du Sénat el de la Cl1al11"
hre d es H(,pl'C~seJllnnts,
[1I<'u1c sul' cie /« C/Hf/llbj'c c/C'~ J:"jJn':sclllallls,
uc/oJll<'rJ
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Dans ses merveilleuses Études de droit constitutionnel [2 e éd.,
1885, p. 88, 93, 94J, qui risquent fort de n'être jamais « un livre
daté et dépassé », M. Boutmy relève de singulières erreui's d'interprétation en des ouvrages de droit public jadis réputés; sur
quoi, il recommande aux personnes curieuses de connaître les
institutions étrangères « de ne se fier à aucune traduction, cette traduction eût-elle l'autorité d'un nom COlllme celui de
Tocqueville, - et de remonter aux originaux» : car, sans un
texte authentique et correct, dont les expressions peuvent être
étudiées et pesées dans la langue nlême de leur auteur, on n'est
sûr d'aucun de ses pas (1). Il en est de cette idée, comme de ces
deux autres affinnatiol1s, par exemple, que la science vériiable,
en particulier la science du droit public, ennen1Ïe des idées préconçues, vivant de faits et de critique scrupuleuse, ne peut se
passer de documents originaux et fidèles, ou encore que l'ensei~
gnement du droit, pour être « donné de grande manière (2) », doit
développer la production et que l'enthousiasme de l'amphithéâtre, suiYHnt le mot de Vangerow, doit unir les efforts, nécessairemen t divisés, des disciples et des maîtres en un faisceau convergeant, sous une mêllle discipline, à la mise en commun des résul(1) Cpr. Aucoc, De l'élude des législations étrangères, dans la Rev. cJ'iliq . de
législ. et de jUl'isp., t. XXI, anll. 1892, p. 25 et sv. ; - LYON-CAEN, dans le . Bull.
de la Soc . de législ. comp. , t. XXY J, 1897, p. 126.
(2) Discours du juge Olivier Vlendcll Bolmes, l'eproduil dans l'Americall
Law Review, décembre 1886.
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tats. Toutes sont indiscutables; nul plus que moi n:est convaincu
de leur yérité; cependant c'est par une traduction du Jefferson's
llfazuzal ol parliamentary practice que j'inaugure la série des
publications de notre Faculté.
Je la liyre sans illusions sur ses mériLes intrinsèques, sinon
Blême sur son utilité; en pleine conscience de ses faiblesses
mais ayec le dessein fort énergique d'attirer sur l'essai qu'elle
représente les critiques sévères et fécondes de ceux qui, sans
arrière-pensée et avec une bienveillance ,:raie, n'hésitent jamais
à s'inLéresser m~me à des œuvres conçues en dehors des COIn-entions, réalisées avec une droiture absolue, uniquement inspirées
par l'ardeur du prosélytisme eL la volonté de poursuivre un but
impersonnel qui doivent être l'àme de l'enseignement et la fin
de toule existence. Les esprits accoutumés aux travaux si parfaits de la Sociéte de legislation cOIrlparée eL aux publications très
importantes de la Bibliothèque internationale de droit public
[Boucard et Jèze] auraient, j'en ai quelques craintes, des motifs
pour nlépriser cette nl0deste édition; je leur demande, tout au
contraire, de lui faire crédit: la fortune de l'œuvre originale,
quand je l'aurai rappelée, et le mode nouyeau eluployé pour
sa traduction française, quand je l'aurai expliqué aussi en toute
liberté de pensée et de langage, constitueront peut-être des
raisons suffisantes pour les y décider .
.
Il exisle, il eu croire l'un des plus chanrianLs morceaux qui
cOIuposent Les plaisirs de la vie de Sir John Lubbock (1), une
lutte pour l'exislence et une survivance des plus aptes panni les
livres aussi bien que parmi les animaux et les plantes. Celte
réflexion est pleinemenl justifiée pour le Manuel composé par
Jefferson alors que, yice-président des États-Unis, il dirigeait
les délibérations du Sénat.
(1) The ju/'idical Review, Edimbourg, t. III, 1891, jan\'ier, E, NYs , Etudes de droit intcJ'/laliollal, HW1, p, ilOï.
rappelé par
�AYANT-PROPOS
5
A vrai dire, il n'esffait aucune nlention de cel ouvrage dans
la toute récente (1899) Cyclopœdia of political science de John
J. LABOR, VO Jefferson, t. II, p. 639, ni dans la plus ancienne et
d'ordinaire assez complète Biographie générale de DIDOT, eod.
O
U [J. Chanul] , t. XXVI, p. 611-631. Il n'en est point question non
plus dans les monographies consacrées à Jefferson, comme celle
de M. Cornelis de \Vitt (1), gl'aYe lacune ·qui fonderait un important grief contre cet ouvrage, dégagé presque pour son sujet de
loute sympathie, s'il n'était plus gravement encore vicié par la
sévérité de quelques jllgenlents qll1il énonce ou même la
passion anti-démocratique avec laquelle il est parfois écrit.
D'une manière générale, au reste, - Bryce excepté, qui se
contente, en une note (trad. fr., t. r, Ch . Du Sénat) de reproduire,
sinon même de résumer la Règle adoptée, le 15 .s~ptembre 1837,
(1) Le jugement, que le texte cf-dessus formule surtout eu égard an livre de
M. Cornelis DE WITT [1 re éd., Paris, Didier, 1861. in-8 o ; - 2e éd., Paris, 1871,
in-16. - Collection de quatre articles parus dans la Revlle des Dell.t:-Mondes ,
livraisons des 1er avril 1857, 15 mai 1858,15 juillet185.9 et 1er septembre 1860J doit
être entendu d'une manière tonte relati"e : il est toute une série d'ouvrages
publiés en Amérique sur Jefferson , que je n'ai pu consulter, et dont voici les
principaux d'après leur cote à la Bibliothèque Nationale:
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.John T. MonsE. - Thomas Jefferson. - Boston , 1883, in-lG. - Pz. 513 .
.John Robert InELAND. - l1istOl'!1 of.. . Thomas .Jeflèrson . - Chicago, 188(),
in-8 o • - Pb. 3059.
Henry ADAMS. - Hisfory of tlle CniLed Stafes of' America , dllring the first
administra/ion of Thomas .Jefferson. - ~ew- York , 1889, 2 "01. in-Boo - Ph.
,'1282 .
S. E. FORMAN. - The lire and writillgs of Thomas Jefferson , including all 01
/zis important llttewnces on pllblic qI/estions , compiled (rom State papcrs , and
from llis pril'ate correspondance . - Indianopolis , Bowen-Merrill, 1900) in-8°.Pz . 961.
[Rpr. CALEB CUSHING. - A Elzlogy on John Adams and Thomas Jefferson,
[pronounced iu Newhuryport , July, 15: 1826J ... - Cambridge, Hilliard and
~leteale , 1826, in-16. - Ph. 349 .
M. le Recteur de l'Université d 'Aix-Marseille ayant bien voulu , avec sa très
grande affabilité, appuyer la demande de communication que je fis de ces
ouvrages , j'espérais, un instant, une dérogation aux règlements de la B. N.
prohibant le prêt d 'ouvrages à unique exemplaire. Il lil'a fallu expérimenter
[Dépêche de M. h~ Ministre de l'Instruction publique à M. le Recteur, en date
du 24 mars 1905] que le reproche d'insuffisante documentation est souvent
injuste à l'encontre de ceux qui travaillent en province, ct ne peuvent, à certains moments , se distraire, même pOUl· voyages d'étude::;, de leurs occupation s
professionnelles .
�JOSEPH DELPECH
par la Chambre des Représentants, et reproduite en exergue de
cette publication, - les auteurs, français, anglais ou américains,
qui ont écrit sur l'histoire et la vie politiques des États-Unis,
auxquels je demande mon éducation générale, ou que j'ai spécialement consultés àceUe occasion, n'en parlent point ;je ne conn~tis
guère, en effet, pour l'avoir indiqué, que M. Ramon, en une
note, peut-être discutable, de sa thèse de doctorat en droit (1),
où il fait la description du Bal'clay's Digest (2), et M. Jozon, disant,
en une communication, des plus sèches, sur Les Règlements des
deux Chambres des États-Unis de l'Amérique : « La connaissance de la pratique parlementaire, comme disent les Américains, constitue une véritable science de l'ordre le plus relevé,
qu'il est aussi rare que méritoire de posséder. On cite ceux qui
y sont arrivés :·ce sont, en général, des jurisconsultes ou des
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(1) La préparation et le vote du budget en ' Angleterre el allx États- Unis ,
Paris, 1891 , p. 256, note 1. - Etant dOllné le silence des auteurs sur l'ouvrage,
et des recueils officiels (qui , tous, en reproduisent le texte), sur l'époque de
son apparition , il est assez délicat de préciser l'année au cours de laquelle fut
édité le Manuel. M. Hamon donne la date de 1801 comme celle de la viceprésidence de Jefferson et de la publication de son livre C'est apparemment
la reculer trop, jusqu'aux limites extrêmes: cette année est justement celle
où, John Adams ayant été attaqué, en riposte, pal' un très sévère pamphlet
d 'Hamiltoll, le colonel Burr, dont les républicains voulaient faire le viceprésident de l'Union, fut, pour la présidence même, en hallottage avec Jefferson,
et où celui-ci fut, le 17 février, nommé président au 36e tour d 'un scrutin de
ballottage commencé, selon la Constitution, à la Chambre des Représentants,
le 11 février [V. le 4e tableau, Electoral Yotes for president and vice-president ,
dans le volume, Senate Manual, 57 t h Congress, .2d. Session, edit. of february
5, 1903, - Washington, Government printing office -, p . 511]. - C'est de
1797 à 1801 que se place la vice-présidence de Jefferson, préféré, à la première de ces dates , par 68 voix contre 59, à Thomas C. Pinckney, de la
Caroline du Sud.
(2) M. BARCLAY, qui fut longtemps l'un des Clerks du Congrès, a laissé, sons
le titre de Digest of the mIes and practice of tlle Rouse of l'epl'esentatives,
une codification classant, par ordre alphabétique, toutes les matières comprises dans la Constitution of tlle U. S , le Jefferson's Manual, et les Rules and
Ol'del's of tlle H. of Repr. L'édition que je consulte est de Washington, 1875.
- Ce recueil, dont l'intérêt persiste, me paraît, toutefois, devoir être présentement complété et combiné avec l'ouvrage, de même nature, de Thomas
MAC KE E, Constitution of the United States. Jefferson's Manual. The rules of
the House of l'epl'esentatives of the fifty-foul'th (5ft) Congl'ess, and À digest and
manual of the El. of l'ep . of the U. S . - Washington, 1898, - dont la précieuse
bibliothèque de la Société de législation comparée possède un exemplaire .
�AVANT-PROPOS
7
hOlumes d'État énlinents. Les présidents des deux Chambres
sont fréquemment obligés d'avoir recours à leurs lumières, et se
trouvent en partie placés sous leur dépendance. Ce que les
Américains appellent la pratique parlementaire comprend certaines règles de fond, mais elle comprend surtout des règles de
forme. Plusieurs ouvrages ont été publiés sur la . matière. Le
premier et le plus connu, celui qui a servi de modèle aux suivants,
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est dû à Jefferson (1). »
L'éloge est fondé, mais il est trop bref : pour l'œuvre à
laquelle il s'applique, il faudrait, comme pour toutes d'ailleurs,
suivant les avertissements classiques en pareille matière,
dégager et liquider en quelque sorte ce que le temps lui a enlevé
et ce qu'il lui laisse, puis, déduction faite de la somme des
insuffisances et des défauts, estimer par différence la haute
valeur de l'excédent. A certains égards, les développements y
sont incomplets, les faits trop discrètement utilisés, les propositions légèrement flottantes ou peu catégoriques, et -les prévisions retenues. A d 'autres, cette sécheresse et cette circonspection n'ont rien d'extraordinaire, étant donnés la date ancienne
qui est celle du Manuel, et le milieu tout nouveau pour lequel il
fut composé.
L 'Union était alors h peine établie, et le mode fédéral essayé
aux États-Unis, tandis qu'au sein de l'Europe constituée en
luonarchies cOlupactes ou ahsolues, les nations les plus avancées
dans la yoie de la liberté politique, l'Angleterre et la France,
. avaient organisé ou travaillaient à adapter le gouvernement
représentatif, suivant les besoins de la conscience nouvelle. Ici
et là, on s'en souvient, la préoccupation commune avait été de
ménager pal' le suffrage populaire le sentiment national devenu
plus consistant, et par le régime politique le règne de l'opinion;
luais, on le sait égaleluent, le mode constitutionnel d'organisation des pouvoirs y était demeuré abs'o )unlent al~tinonlique.
Aussi bien, et pour ne prendre que le seul exemple intéressant à
(1 ) Bull. de la Soc, de législ. comp., t. v, 1876, p.388.
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JOSEPH DELPECH
relever ici, le Sénat, organisé par les constituants de P.hiladelphie ,
loin d'incorporer, conllne les chambres hautes du continent, un
prestige immémorial, une tradition· respectée, ou . bien des
intérêts collégiaux et de classe, était, en réalité, destiné, tel un
congrès de diplomates, à représenter les souverainetés antérieures au pacte de 1787, et receyoir périodiquen1ent son manda t
des législatures élues au sein desquelles prennent corps les
intérêts généraux de chaque État (1). Dans de pareilles conditions, cette assemblée, accréditée et soutenue par la majorité
des citoyens, avait, dès le principe, une autorité de même
nature et au n10ins équivalente à celle de la Chambre des représentants qu'elle devait, dans la suite, réduire et dépasser; toute
manifestation, extérieure ou intérieure, de son activité devait,
de la sorte, arrêter l'attention, et les mesures estÎlnées par ce
corps législatif utiles et .opportunes ne point rencontrer d'obstacles ou de retards. Or, les articles constitutiollnels (2) avaient
inscrit, au nombre de ses prérogatives, le droit de rédiger et
modifier soi-même l'un de· ces Hèglen1ents, qui sont, à l'Ol'dinai·re des choses, une nécessité et, en moyenne, lU1 bien pour
les asselnblées délibérantes (3) ; et il en avait usé, en arrêtant ce
corps de résolutions qui, plusieurs fois remanié ou complété,
constitue le Règlement actuel dù Sénat, cité par fragments dans
le texte du l\lanllel et reproduit, pour le surplus, à la fin de cette
hrochure.
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(1) BOUTMY, ÉlémenLs d 'llne psychologie politique dll pellple amel'lcain ,
Paris, 1902. p. 163 lCpr. Étlldes de droit consLitllt. , 2" éd . , 1885, p. 126 à 131.1:
«... Le Sénat reçoit une investiture qui est, en un sens, tout aussi nationale;
le pays se reconnaît en lui autremcnt, mais avec un sentiment aussi sûr et
aussi plein, que dans la Chambre des représentants. . .. . Les citoyens de la
m.ajorité des États, d'abord des plus petits et des moins peuplés, puis de ceux
qui se sentent en minorité éventuelle sur une question vitale, le considèrent
comme leur sauvegarde contre le despotisme du reste. Il est animé, soutenu ,
accrédité de toute la force de leur esprit public ... »
(2) Art. 1, sect. 4, n. 2 : Each HOllse may determine the Rllles of ils
Proceedings ... .
(3) V. sur cette idée ce que j'ai dit dans la 5e des Études de droit parlementaire que, sous le titre de ( Chronique constitutionnelle de France », imprimc ,
chaque trimestre,' la ReUlle dll droit pllblic et de la science politique , t. XXI' ,
1905, Il " 1 (,ianv.-fév.-mars), p. 187, 19j, sq .
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Mais les dispositions prises en un pays pour fixer la -procédure
parlementaire ou législative ne peuvent que gagner à une
explication, - Blême peu synthétique, - qui porte sur elles une
ample information pour ajouter judicieusement à chacune un
degré de détennination; qui vivifie l'ensemble, trop pauvre et.
sans reliefs, des règles abstraites par des exemples utilisés
comme des corrections ou des nuances; et qui, serrant la réalité
de près, par l'abondance et la précision des détails, constitue le
précieux répertoire du développement ou des déformations
survenues à un instrument constitutionnel ou règlementaire.
Tel est le mérite, quant à la mesure fort divers, mai~ partout
sensible, de livres comme ceux d'Erskine May, de Pierre, de
Cushing ou de Mancini (1). Dans cette catégorie, le iYlal1llel de
Jefferson, s'il ne sort point de pair, tient au moins la place d'une
œuvre considérable par la netteté générale de l'exposition et des
remarques accidentelles de haute politique, la recherche
curieuse des précédents à rapporter et la parfaite mesure des
observations fournies.
Etude assez serrée et méthodique, le llfanllel contraste, soit
avec les polémiques d 'une époque où de regrettables errements
ou excès s'étaient, depuis l'avènement de John Adams, glissés
dans l'administration publique el les chmnbres du Congrès, soit
même arec le ton assez familier à Jefferson, que ses historiographes, en souvenir des luttes par lui dirigées il ]a même
époque contre Hamilton, accusent d'avoir ignoré souvent les
conditions des luLtes courtoises et introduit l'usage des mauvais
procédés dans la vie publique. - Esquisse ordonnée selon un
plan tout au l1loins facile, il avait, en outre, le mérite d'une
forme neuve, et l'allure d ' un ouvrage dogmatique. Ce n'est point
à dire qu'antérieurement à lui, il n 'existât aucun recueil de pré(1) EnsKINE MAY, A trealise OH tlIe laiv , pl'ivilegcs, pl'oceedings andllsage of
Parliament. 10c éd. , 1893, Londrcs ,- Eugène PIERR E, Tl'. de dl'. polit., électiJl'. eL
parlem. , 2c éd. , 1\302, Paris.- Luther Stcarns C USHING , Elements of the lawand
praciice of legislative Assemblies in the U. S. of America .ne éd. , 189n. Boston .MA ;\' CINI et G .U _EOTTI , Sonn e e IIsi deI Parlamenio. BOlllC , 1891.
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JOSEPH DELPECH
cédents OU collection d'Acts et d'Ordonnances (1) ;. au surplus,
son auteur, fûurnissant lui-même la preuve de l'étendue de ses
connaissances et de l'exactitude de ses dires, prit fréquemment
le soin de couper le texte de références, que j'ai, dans des conditions à indiquer ci-après, reproduites, réfonnées ou complétées.
Mais, il faut le faire relnarquer, le caractère était singulier de
ces ouvrages spéciaux à la Grande-Bretagne, et composés du
XVIe au XVIIIe siècle: ceux de Sir Simonds d'Ewes (2), d'Henry
Elsinge (3) ou de Grey (4), par exemple, sont des compilations
limitées au règne d'un souverain, des descripLions de procédure
ou des cQllections chronologiques de faits parlementaires ; le
plus important de tous nlênle, celui d'HatseU (5), ~omposé pour
une grande fraction avec les notes de lord On slow, qui fut,
de 1727 et pendant trente-trois ans, Speaker de la Chambre des
Comnlunes, est, à mon gré, trop limité dans son but comme
dans son titre: Precedents of proceedings in the HOllse of Commons ; sans doute , des Observations accompagnent la nomenclature des résolutions ou incidents copieusement rapportés
en tête de chaque division; l'œuvre tout entière n'en demeure
pas moins fragmentaire, peu synthétique, et de lecture pénible,
(1) V. notamment HENRY SCOHELL, A collection of Acts and Ordinal1ces made
in the Parliament 1640-1656. - London, Henry Hills, ]658, 2 vol. in-fo•
(2) The Journals of all the Parliamenis during tlle Reign of Queen Eli:::abcth 1
both of the HOllse of Lords and HOllse of Commolls. - Heyis. a. pub!. by P .
BOWES. - London. Sterkey, 1682, in-fa.
t3) The manner of holding Pal'liamenls in England. - London , Richardson,
1768, in-12.
(4) Debates of the HOllse of Commons , from ... 1667 lo .. . 1704·, Collected by the
Hon. Anchitell GREY. - London, 1769, 10 vol., in-8°.
(5) Au moins da us la 2c édition, en 4 volumes, in-qO [1. Privilege of Pal'liament; II. Membel's , Speaker, etc. ; III. Lords and Sllpply " IV. Conference
and impeachment ], London, Luke Hansard, 1818. - Cette édition, assez rare,
existe à la Bibliothèque de l'Université d'Aix-Marseille que, tour à tour, avec
la plus érudite décision, et une persévérance éclairée, M~I. Edouard Joul'dan
et Félix Moreau ont assez richement dotée d 'ouvrages de droit public. J 'ai pris
prétexte du dépouillement que j'en a.i fait pour compléter régulièrement de
références à ses dherses parties le texte de Jefferson qui citait seulement, et
encore d'une manière accidentelle, la 1 re édition ; ces références· sont de la
catégorie des notes sur lesquelles je m'expliquerai infra p. 33 et que, pOlU'
la fidélité de l'édition , je donne entre [].
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quoiqu'à un degré moindre que celle des livres tout à l'heure
rappelés.
En vérité, il est possible que la forme énumérative ou chronologique de ces publications dérive pour partie de l'absence en
Angleterre de véritables règlements (1), au sens où la technique
parlementaire entend cOl11munément ce terme; celui-ci évoque,
en effet, pour des théoriciens, la notion (qu'il serait intéressant
de creuser) de loi unilatérale, et, pour les exégètes, l'idée de
recueils coordonnés, plus ou llloins brefs, de maniement rapide,
aux dispositions conçues en forme impérative pour établir le
principe et régler l'activité d'une collecLion fortement articulée
d'autorités méthodiquement échelonnées, dont les attributions
sont ramifiées pour ménager au mieux l'expression de ce que le
peuple veut ou paraît vouloir, dont les plus hautes ont pouvoir
génél:al ou accidentel de direction ou de contrainte sur les autres,
et dont le rôle, au cas de conflit, est de rétablir, sans préjudiciable retard, le jeu harmonique du mécanisme. -- En tout cas,
la supériorité paraît devoir être reconnue, mênle à mérite égal,
aux œuvres descriptives, à celles qui, destinées au rôle de
Manuels ou construites en la manière de Commentaires, prétendent, par leur caractère, à une autorité sur les groupes
délibérants, et prennent, de l'ordonnancement même des
matières, une consistance singulière .
(1) On ne saurait, en effet, appliquer cctte dénomination et reconnaître ce
caractère au groupement très peu méthodique des quelques Ordres, qui,
déclaratifs d'une loi générale ou d'un usage du Parlement, et dénommés
Standing Orders par opposition aux Sessional Orders d'autorité limitée à la
session ou à la législature durant laquelle ils sont faits, ont force égale dans
tous les Parlements successifs jusqu'à annulation ou approbation par la
Chambre qui les établit. La conviction sera sur ce point aisée pour quiconque
lira la traduction que mon collègue, M. Moreau, et moi, avons d'après des
r.ompilations officielles lSlanding Orders of lhe HOllse ol Lords, excepl as to
local and personal bills and judicial business, Hl02, 78 p., pet. in-16], ou
puisées aux sources officielles et d'usage courant 1The Standing Orders of the
House of Lords and Commons relative 10 privale bills for session 1905, also
Oll pllblic bllsiness in the House ofCommolls, Vacher, 1905, Westminster House,
pet. in-1G], donnée, dans notre édition des Règlements des Assemblée~ législative.<;, t. I, p. 93 à 1~8 et 260 à 291, des textes intéressant les bills publics dans
les deux Chambres du Parlement Anglais. - Cpr. CUSHING, op. cil., Il. 785,
p. 309.
�12
A plus forte raison en est-il ainsi lorsqu'elles émanent d 'un
esprit net et délié, fécond en arguments et habile dans la discussion, mais naturellement contenu et sobre de développements
verbeux; tel était précisément le tempérament de Jefferson,
auquel le dépit de John Adams imputait de n'avoir jamais pu
« dire deux mots de suite ») , n~ais dont l' histoire plus équitable
fait, suivant le mot du président Roosevelt, un grand honllne du
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JOSEPH DELPECH
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second rang, et, en tous cas, rapporte le dédain légitime pour
les « orateurs restés avocats dans la vie politique ») et les « gens
dont le métier est de tout mettre en question, de ne rien céder,
et de parler à l'heure ». Par ces seules raisons, abstraction faite
même du contraste si plein et si curieux qui existe entre les
chambres anglaises on françaises, d'une part, et le congrès
américain, d'autre part, au point de vue de l'œuvre parlementaire, l'on s'expliquerait suffisamment le succès du AfanlZel. On le
comprend mieux encore, quand, l'ayant Ill, on a retrouvé chez
son auteur maintes traces d'un sens affiné des choses politiques,
. et spécialement de l'autorité nécessaire des prescriptions règlelnentaires ou constitutionnelles; aussi bien, l'une des prenlières'
utilités d'un ouvrage de droit parlell1entaire est-elle d'établir et
de balancer, entre autres idées, celles-ci, que, s'il y a toujours '
quelque solution de continuité dans les institutions humaines
non susceptibles de perfection, de symétrie cL d'absolu, il y aurait
grave danger à laisser libre carrière ~l l'absolutisme collectif, au
despotislne sans responsabilité et sans recours des majorités
passagères; les Règlements, et les Traités qui ont ou auraient
pour but d'expliquer lesdits règlements à divers point de vue,
documentaire ou doctrinal, historique ou juridique, ont, en
effet, la bienfaisante 111ission d'apprendre aux curieux et aux
agents politiques que la force, conseillère parfois de versa~iIes
désirs et de folie tyrannique, n'est
sabilité et dégagée de dangers (1).
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exempte de respon-
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(1) C'est l'idée que, pour la tyrannie des assemblées, ROY E R-C0l4 LARD, glosant ce mot de Gouverneur MORRIS: « Si je choisissais un maître, je prendrais un tyran unique ; car j'aimerais cent fois mieux être dévoré par un
tigre qùe ron gé par la vermine )1, - trndui sait ain si, d'après une version de
�AVANT-PROPOS
:'
13
Jefferson, tenant le fauteuil au Sénat,. eut de ces l!tiles vérités
un sentiment aussi vif qu'une intelligence avisée du rôle, en
bien des circonstances difficile à réduire à une sagesse empirique, qui, en tous pays, incombe aux présidents d'assemblées,
quelles que soient les différences nlises entre ceux-ci par l'origine de leur foncLion (1). Il traduisit l'une et montra l'autre
dans son l1fanzzal ol parliamental'y pl'actice, auquel les Américains, toujours hardis et énergiques à fixer les conditions de
leur vie, firent cet honneur d'accorder azztorité de loi, dans tous
les cas où les idées, enfennécs dans ses pages, pourraient
trouver application et ne contrediraient point aux Ordres
permanents spéciaux des Représentants et aux règles conjointes
des deux Chambres américaines. Ils en décidèrent ainsi, le
.
15 septembre 1837, en une résolution qui est devenue la 54c du
Règlement actuel de la Chambre des Représentants.
Le fait est curieux enLre tous, et tel qu'il ne peut Inanquer de
saisir tout esprit qui en est pré"enu. Je le connus, avec surprise,
lorsque je traduisis ledit rè"glement, pour l'insérer au deuxième
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~I. DE NOAILLES, DCC D'.AYE~ [Les publicistes alltcncaills cL la Cow;LiLLlLion des
Etals-Cllis, dans Le Correspondant, n u du 10 février 18ï7, p. -!lI, noteJ : It is
nothing hut a sovereignty of brute force , and a most absolute form of
absolute power. Before this sovereigllty, without rule, without limit, without
cluty and without conscience, there is neither constitution, nor law, lleither
good nor avil, nor past, nor future. The will of to day Hnnuls that of
yesterday, without ellgagillg that of to morrow. The pretentions ofthe most
capricious and the most extraYagant tyranny do Ilot "go so far , because they
are llOt in the same degrec diseng:lged from aIl rcspollsability . - V., au
surplus, SUl' ces crises d'emportement sans frein , et les raisons déterminantes
de ces puissants mouvements , une page, profonde et admirahlement venue .
d'une étude de ?IL G. Dt.::IlEs:-:u" sur Le spiriLualisme, dans les AlI1Ia[es de
l'l.'nivcrsiLé de Grenoble , t. xn, H.104, p. 5GG.
(1) J'ai eu l'occasion de montrer [Reu. du droit public el de la sc. poLil. ,
t. XXII, 1905, p. 198J, que l'institution de la présidence, comme tout organe
politique, s'adapte aux conditions de la yie nationale, s'organise selon l'état
social des peuples et suit la loi de leur histoire, le président ayant été tour ù
tour, ou pouvant être, soit un personnage installé auprès de la Chambre par
un pouvoir étranger, dont il ne songe qu'à être le délégué ou hien est accidentellement le successeur éventuel, soit l'élu de l'assemblée, auqnel cas il
est, suivant les temps et les pays, ou bien l'homme de tous délibél:'ément
cantonné dans un rôle impartial, on bien l'homme de quelques-uns , gardant
par suite les allures d'un chef de parti, et guidé , il l'occasion , par de tous
�14
JOSEPH DELPECH
volullie des Règlements des Assemblées législatives ~nh'epris en
collaboration avec n10n collègue M. Félix Moreau, professeur
de droit administratif à l'Université d'Aix-Marseille. Il fait
songer, comme la moderne reproduction de vieilles choses,
à cette antique Constitution de 426, aux détails encore assez
in1précis, par laquelle Théodose II et Valentinien III (C. T., l, 4,
De resp . prud., 3) établirent entre les écrits des jurisconsultes le
système de la majorité des voix avec préférence pour Papinien (1)
- et, de luanière moins immédiate, à des œuvres privées, Le
gl'and Coutumier de Normandie, la Très ancienne Coutume de Bretagne et la Practica forensis de Masuer, qui furent, on le sait (2),
dans l'ancien droit, finalement considérées comme des coutumes
officielles. La similitude de procédés à plusieurs siècles de
distance fut vraisemblablement insoupçonnée, tout comme est
vicieux peut-être un rapprocheluent, sur l'admissibilité duquel
j'ai seulement le témoignage oral de M. le professeur Duguit, de
l'Université de Bordeaux, toujours curieux des travaux d'autrui
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autres soucis que celui d'être le protecteur né des droits de la minorité. Dans
la réalité des choses, le vice-président des Etats-Unis, celui que les humoristes
américains ont parfois appelé c( Son Excellence superflue » (WOODROW
WILSON, Le gouvernement congressionnel, collect. Boucard et Jèze, 1899,
p.260J a une physionomie moins accentuée, en tant qu'étranger à l'assemblée
qu'il dirige , il n'est pas plus fonctionnaire de l'exécutif que membre ou partie
de la législature , et ne tire quelque dignité que de sa vocation éventuelle à la
présidence de l' Union. En tout état de cause, pour tous, quels que soient leur
caractère et leur rôle constitutionnels, les difficultés dans la direction des
débats, par exemple, ou encore quant au maintien de l'ordre et à la représentation extérieure de l'assemblée, risquent de se présenter, et elles sont
telles que Sir Reginald F . D. PALGRAVE, dans son Introduction à la 10e édition
d'ERSKINE MAY. peut très justement, p. x et XI, dire avec Sir Matthew White
Ridley : c( The occasions are frequent , and they occur most unexpectedly,
when the Speaker is called upou , unaided and alone, and at once, to decide
upon difficult points which may have supreme consequences - points
which reqllire not only accurate Imowledge of the fOl'ms and procedure of
the house, hut which demand the greatest courage and firmness to apply
those precedents to the exigencics of the moment )). Le secours est, dès
lors, manifeste que présente pour leur solution un livTe de consultation aisée,
de référen ces précises et d e doctrine claire, comme le Manuel de Jefferson .
(1) V. Paul-Frédéric GIRARD, Manuel élément. de dr. rom., 3e éd., 1901 , p.
72 . - Cf. Paul KRUEGER, Hist. des sources du dl'. romain , Collect .•Mommsell
et Marquardt, trad. Brissaud , 1894, p. 352.
(2) ESMEIN,
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{ran ç . , 3e édit. ) p. 730,733, 73i.
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AVANT-PROPOS
15
comnle le sont généralelnent ceux qui sèment en ab9ndance les
idées neuves et savent, comme théoriciens et comme hommes,
s'acquérir des élèves et des amis.
Toujours est-il, suivant une remarque faite tout au début de
cette Introduction, que le Manuel, officiellenlent consacré conlnlC
source de droit parlementaire, et peut-être sans pareil commc
lumineuse description de la procédure législative américaine, n'a
pas été utilisé (1), étant adnlis, avec quelque invraisemblance,
qu'il soit connu de beaucoup; ceux qui le lurent n'en ayant,
en tous cas, ni fait lnention, ni résumé la substance, la curiosité
vint de le consulter. Et la traduction en fut faite dans des conditions sur lesquelles doivent être fournies maintenant quelques
explications, tout conlme sur les raisons finalement décisives
de sa publication.
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Celui qui fut le lneilleur de mes premiers élèves en doctorat
politique à l'Université d'Aix, et aussi le plus décidé, avec une
belle énergie et par son effort intelligent, à faciliter le succès
d'une « Salle de travail ») aux débuts difficiles et tâtonnants,
M. Antoine Marcaggi, en avait, avec moi, cet hiver, presque
complètement, établi une version française. L'œuvre originale
nous avait, en effet, selnblé, sauf les réserves précédemnlellt
indiquées, Inériter l'hommage que lui prête son pays d'origine,
et nous cherchions, avec une impatiente satisfaction, le recueil
de France qui en voudrait donner l'édition; notre doyen,
M. Georges Bry, qui fut, dès la première heure, porté de sympathie et prêt aux encouragements pour une organisation de travaux quelque peu inusitée dans les Facültés de droit, mais éven(l) Il ne l'a point été même, à proprement parler, dans les ( Mélanges
politiques et philosophiques, extraits des Mémoires ct de la Correspondance
de Thomas Jefferson, précédés d'un essai sur les principes de l'école américaine et d'une traduction de la Constitution des Etats-Unis, avec un commen~
taire tiré, pour la plus grande partie , de l'ouvrage publié sui- cette
Constitution, par 'Vïlliam Raville, L. L. D., par L. L. CONSEIL » (Paris, Paulin,
1833, 2 vol. in~ 8o, cotés à la Bibliothèque Nationale Zmo. 50980).
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JOSEPH DELPECH
tuellement utile au milieu où elle réussira, avait llégocié avec
la rédaction des Annales, en voie d'établissement aussi, des
Facultés de droit et des leUres d'Aix. Et l'achèvenlent du manuscrit eût été précipité, si je n'avais éprouvé, cene fois pour
en concevoir sur l'heure quelque tristesse, la vaste science
bibliographique de Illon nlaître, l\tf. Ferdinand Lm'naude : le
professeur de droit public général à l'Université de Paris,
jugeant l'essai aixois de travail collectif, et rappelant ses propres vues sur Les formes de l'enseignement dans les facultés de
droit et des sciences politiques (1), me signala d'abord, puis et sur
demande lue communiqua de sa très riche bibliothèque, une
publication faite, en 1814, chez Nicolle, du Manuel de Jefferson,
par le baron Louis-André PICHON (2).
En fait , il est des ouvrages, dont une réédition en forme
nouvelle fut la bien accueillie, telle la traduction du Federalisl
donnée en 1902 par la Bibliothèque internationale de droit public,
alors que les impression et réimpression de 1792 et de 1795
sont, à l'heure actuelle, d'une excessive rareté. Néannloins}
M. Marcaggi eùt délibéreluent tenu son travail pour inutile, et
j'aurais, avec les plus grands regrets, nlais sans hésitation aussi,
sacrifié la première œuvre de la ( Salle de travail », si les plus
minutieuses recherches (3) n'avaient donné pleine raison à cette
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(1) Communication faite au Congrès de l'enseignement supérieur ell 1900,
dans le volume publié sur les travaux de ce Congrès (Chevalier-Marescq,
1900j , p. 382 et sv. , - et dans la Revlle internationale de l'enseignement,
t. LXI, 15 mars 1901 , p . 229 et sv.
(2 ) V. sur la yie extrêmement agitéc dudit baron Pichon, qui fut le père
du fameux collectionneur., les détails quc donnent la France littéraire , de
,T. -i\I. GUÉHAUD, t. 1\' (Didot , 1830: , p. 223, et ln GnA~DE E~cYCLoPÉDIE , t. XXYI ,
V o Pichon: p. 859.- Il est assez curieux en tous cas dc remarquer que 1'éditioll
de Jefferson n'est point mentiollnée à la liste des écrits du baron d~l1s la
XOllvelle biographie générale, publiée par Didot frères , t. XL, p. 81.
(3) Elles ont été singulièrement facilitées,- à moins même qu'ils n'en aient
tout le mérite,- par tous ceux auxquels je me suis adressé, et que nous tenons
à remercier d'une façon toute spéciale: Mi\I. les professeurs Duguit (Bol'deaux),
Timbal (Toulouse), Carré de l\Ialberg (Nancy), Le Fur ~Caell), Lameire \Lyon),
Gheusi \Toulouse), - Mi\!. les agrégés Politis (Poitiers) , Hémard (DijOiJ"
Demogue (Lille: , Bernard 'Grenoble ); Basdeyant (Rennes:' Holland ..(Alger); mon ami Georges Fourgassié, docteur en droit, adjoint à la Bibliothèque du
Sénat, et mon camarade Gaston de i\Jorelli, aYOcat à la Cour d'appel de
Paris .
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affirmation de M. Moreau, instruit de l'existence du livre, qu'il
n'y avait point eu lieu de m'en parler, parce que, d'expérience,
il le savait introuvable.
Les libraires-antiquaires avertis ne purent le fournir; il n'est
pas dans les grands dépôts parisiens, tels que Sainte-Geneviève,
l'Arsenal, la Mazarine ou le Luxembourg; nulle bibliothèque
universitaire ne le possède, pas plus d'ailleurs qu'un texte américain quelconque de Jefferson; il n'est qu'ü la Chambre des
députés, sous la rubrique BD in-So, 167, et à la Bibliothèque
Nationale, coté Ng. 543, bl:oché, et non découpé encore. Sorti de
l'imprimerie Mame et frères, il a pour titre « ft/anuel du droit parlementaire, ou Précis des règles suivies dans le Parlement d'Angleterre et dans le Congrès des États-Unis, pOilr l'introduction, la
discussion el la décision des affaires, compilé à l'llsage du Sénat
des États-Unis, par THO~lAS JEFFERSON, ancien président des
États-Unis. - Traduit de l'anglais par L.-A. PICHON, ancien
agent diplOll1atique, ancien conseiller d'État, etc ... »
Dire C01l11uent cet ouvrage est plus souvent une glose qu'une
traduction, maintes, fois coupé d'erreurs ou déprécié par des
lacunes, et accidentellement, de l'aveu 111ême de ses notes,
imprécis et peu assuré d'avoir pénétré Je sens ou suivi l'argun1entation de l'original, serait commettre une chose 111alséante,
succomber à une jalousie dégradante COll1me 111esquine, oublier
quant à une œuvre d'Amérique cette règle que les nationaux de
ce pays ne doivent point avoir exprimée seulement pour le
foot-baIl Hit the line hard,. clon't fOlll and don't shiJ'k, but hit the
line lIard, enfin et surLou t dépasser le but qu'avec nlon collaboraLeur l\farcaggi j'ai recherché par la"présente traduction et qui
eut cette forLune, indispensable en ce monde au succès de toute
initiative, d'êLre compris~ et aussi accepté, par deux générations
d'élèves s'agrégeant d'eux-mèmes à la « Salle de travail ».
L'histoire de cette traduction (ce n10t de bonne foi ne doit
prêter à aucune interprétation maligne) est la définition de ee
hut, la description de cette initiatiye en voie de progrès. Une
raison de l'exposer résulterait, au hesoin, de ce fait que le pro2
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18
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fesseur Cézar-Bru (dont la très indépendante et loyale amitié,
au vu de l'expérience faite dans le domaine du droit constitutionnel, voulut une consécration officielle de ma Salle de travail),
a, pour cette année, projeté, avec notre distingué collègue Morin,
l'essai de pareil mécanislne pour le droit privé; ce qui appelle
naturellement l'attention sur le principe et les raisons de pareil
rouage. Mais la plus sÎlre excuse est peut-être qu'étant l'h~stoire
d'une création de la Faculté de droit d'Aix, elle peut paraître
ici, en un organe régional, dont ce sera sans nul doute la
meilleure utilité de répondre à quelques esprits assez chagrins
ou trop pressés, il y a quelques mois encore (1), pour reprocher à l'Université d'Aix-Marseille de ne point jouer le rôle
d'excitatrice et d'initiatrice fanlilier à la plupart des autres
Universités.
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Il n'est pas rare d'entendre que les Facultés de droit, même
après que leurs cadres ont été élargis et que les programnlcs
en firent de véritables « écoles de sciences morales et politiques )) ayant Inission de rendre aussi claire et aussi cOlnplète
que possible la conscience des idées cachées au fond des institutions, ne sauraient rêver autre chose que la préparation aux
grades, et point du tout d'enseignement supérieur proprement
dit, de science, et de recherches savantes : avec la même foi
sereine dans les anciennes affirmations qu'on leur impute à
satiété et sans contrôle, on les représente toujours fidèles a"v ec
exclusivisme au procédé interprétatif et géométrique, immobilisées dans des études et des 111éthodes surannées, dépourvues
d'esprit philosophique; M. Liard, avec une compétence, pour
(1) Il Y n, au reste, dans bien des revues , comme un parti-pris, dérivant de
l'état d'esprit dont il sera tout à l'heure question au texte, de méconnaître ce
que, dans certains domaines indéfinis , comme l'histoire et la sociologie ,
pourrait donner la coordination des efforts entre Facultés de droit et des
lettres; ce sont de singulières préoccupations, au nombre desquelles on ne peut
certainement mettre le souci de conserver une trop minime clientèle d'étudiants ,
qui inspirent certaines demandes toutes récentes, par exemple celle.[Boissonade,
dans la Rev. de synthèse histoI'. , t. IX, 1904, p. 165J de faire passer tout l'enseignement de l'histoire aux Facultés de lettres, par suppression des chaires des
Facultés de droit.
�AV ANT- PROPOS
19
bien des raisons sans égale encore, a pu constater que· « sous la
double influence des sciences historiques et d'un régiule de
liberté où tout probl~nle se pose et se discute , peu à peu les
Facultés de droit se sont ouyertes à d'autres objels et il d'autres
méthodes, .... et n 'enseignent plus seulement pour le prétoire et
pour la barre, mais aussi pour la science et la vie sociale (1 ) ));
des esprits, entre tous éminents, tel M. Gabriel Monod, n 'en
persistent pas moins à écrire que « la Faculté de droit est essentiellement un institut professionnel, une école de droit, où l'étude
historique et philosophique du droit est étouffée par la préparation aux examens (2) ». -- Par ailleurs, il est aussi commun
de donner comme « spé~ÎIl1en des travaux qu'il ne faut pas
faire » les thèses de doctorat auxquelles « la Faculté de droit a
le tort de donner comme une consécration officielle », et de
rall1ener ces lùêmes écrits au « type des imprimés qui, tout en
valant à leur auteur un titre encore relativement considéré, sont
d'une radicale inutilité pour le travailleur sérieux (~ » .
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(1) L'Enseignement supérieur en France, 1789·1893, t. II (1894 ): p. 398. L'ancien directeur de l'enseignement supérieur au ministère de l'Instruction
publique avait, opposant l'ancien et le nouvel état de choses, écrit déjà daus
son livre "Cniversités et Facultés, 1890, p. 81, 84 [V. le même texte, dans la
Revue des Deux~Jlondes, 15 février 1890, p. 868-9J : (C C'étaient des écoles, mais
des écoles qui tenaient un peu du sanctuaire. " C'était toujours la façon des
géomètres, qui partent de principes immuables et en déduisent les conséquences, et non celle des historiens pOUl' qui la loi sort des faits, s'explique
pal' un ensemble donné de faits et se modifie avec les faits. La critique historique, avec ses investigations et ses inductions, ses hardiesses, ses incartades, ses hypothèses, son mouvement et sa vie n 'y pénétrait pas. La faute
n'en était pas aux Facultés, mais à leur origine . Elles étaient restées ce que
le Consulat avait fait d'elles, (les écoles pratiques de jurisp1'lldence ... Elles
s'acquittaient admirablement de cette tâche ... , mais l'esprit était demeuré le
même, el avec l'esprit les méthodes , l'allure et les résultats de l'enseignement. ..
- [Depuis que des ferments nouveaux furent pour les facultés de droit un
principe de renouvellement et de vie] , les Facultés y ont gagné de n'être plus
considérées comme l'antichambre des prétoires, mais comme des institutions
ayant leur fin en elles-mêmes, et, sans rien négli ger de leurs devoirs professionnels, elles on t pris une conscience chaque jour plus nette et plus agissante
de leurs devoirs envers la sciellce. . . »
(2) La réforme de l'École normale , dans la Revue historique , t. LX~XI\' ,
janvier-février 1904, p. 86 .
(3) G. BN. [G. BourginJ, dans la Rcv. (['hisl. modcme cl ronlemp . , 13 janvier 1903, p. 395.
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Par combien d'injustice, sans nul doute inconscienle, el par
quelle triste 111éconnaissance de l'esprit actif, et de progrès
parfois éclatant, qui règne dans les Facultés de droit, est viciée
la première allégation, ce n'est point ce que j'ai le dessein de
démontrer; je n'aurais, d'ailleurs, qu'un titre à parler, l'expérience prise auprès de certains de n1es maîtres que ceux-ci
avaient, à n"en pouvoir douter, le secret des meilleurs moyens
d'enseigner, et la conviction puisée dans l'étude de leurs livres,
comparés à certaines œuvres très réputées, issues de disciplines
différentes, que plusieurs de ces livres étaient, à un titre tout au
l110ins égal à celtli de ces œuvres, admirablemen t appropriés
aux deux fonctions de l'enseignelnent supérieur, le progrès et ]a
diffusion de la science; mais cette expérience est ancienne et
définitive, cette conviclion très nette et assurée, en présence
surtout de certaines initiatives ou organisations; et j'attends la
preuve, impossible à faire, que nous travaillons moins que
d'autres d~ns un but désintéressé ct de manière scientifique. Pourquoi le deuxième jugement est, à certains égards, exagéré,
erroné comme le sont souvent ]es formules brèves dont la clarté
impressionnante est trop de fois acquise par le sacrifice des retours d'idée et des notations précises, je le lllOntrerais aisélnent
par l'exemple des quelques monographies, qui, chaque année,
assez régulièremenL en province et très cOlnmunément à Paris,
témoignent, de probante manière, tout ensel11ble de la valeur de
l'enseignemenL reçu de la chaire, et des qualités propres à ces
docteurs, sérieuse érudition, remarquable vigueur d'esprit,
habileté consomluée de dialecLique, connaissance approfondie
des littéraLures élrangères, pleine possession des 111éthodes historique et erilique. Commenl, par ailleurs el pour le plus grand
nombre, il est cependant fondé, je n'hésite pas plus ü le reconnaître, qu'à essayer, le cas échéant, une critique, âpre et peut-êlre
redoutée, des vices de méthode et défauts de documentation,
erreurs on inhabiletés dont se rendent coupables des étudiants
négligents on mal préparés; mais le relnède serait, peut-être ,
pour les thèses, comme il a élé fait pour les examens, par une
sévérité hardie, « de meltre dans le grade plus de science que
�A Y ANT-PROPOS
21
par le passé ». La Salle de LI'uvail am'ail finalem enl cette utilitl\
(et ce serait déjà un réel serYice rendu par elle), si elle n'avait
surtout une fin plus avouable, un principe d 'ordre plus élevé, un
plan à plus large portée .
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Aussi bien, celte fin réside-t-elle toule dans le dessein de [aire
sentir ü l'esprit et de laisser au souvenir des étudiants ceHe
vérité que ce qui est la force, ou pourrait être la raison d'impuissance, de l'enseignement comme de toute fonction sociale,
c'est la pratique, ou le dédain, entre individus de la coopération,
tant celle-ci est une loi de la vie en toutes choses et éternellement (1). Le temps n'est plus, au reste, Inême dans le monde du
travail, où chacun pouvait aller sans s'inquiéter de l'œuvre des
autres, et les bien inspirés ont été ceux qui vantent et pratiquèrent le « collectivisme de bon aloi », où la personnalité de
chacun n'est en rien diminuée, parce que nulle sOlunission n'est
exigée, mais où chacun , sans rien abdiquer de l'indépendance
de sa pensée, a, par le travail diversifié et diYisé, le hénéfic('
d 'une précieuse solidarité intellectuelle (2).
C'est là l'une des leçons apprises de mes lnaitres, que j'emportai à Aix , impatient de la faire fructifier, assuré qu'à suivre
de loin les traces de ceux auxquels, il des titres divers, je dois
tout, je ne saurais risquer de m'égarer, cOllyaincu aussi que la
meilleure manière d'honorer ceux qui ont été ou veulent
demeurer nos guides, c'est de continuer leur œuvre tout au
moins avec le mêlne esprit de dévoûnlent. Le désir de rendre
aux autres un peu de la bienveillance vraie et du concours éner(1) Maurice BLONDEL , L 'Aclion, Essai d' une critique de la "ie et d'une
science de la pratique, Th. doct. lettres, 1893, p. 24~ : « .•• Ainsi le maîtr~ et
le disciple s'unissent l'un il l'autre sous l'ascendant ct dans un réciproque
amour d'une même et commune vérité . C'est parce que la science est indigène
en chacun et impersonnelle en tous qu'elle peut lever et fructifier sous l'excitation de la parole enseignante .. . . Ce serait amoindrir le rôle du maître que
de voir en lui un stérile aceouchcUl' des intelligences; il apporte la vie et
l'amour ; et la communication des pensées est une image de l'union. qui
féconde les corps ~ ptùç. »)
(2) Jean BmssA UD, Discours à la Fête de Cujas , dan s Je Rccueil de l'Académie
de législation de Toulouse, t, L, 1901-1902, fi. 8,
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JOSEPH
DELPECH
gique, qui In'avaient été à moi-même prodigués-, fut aInSI le
principe de cette Salle de travail, dont l'accès est ouvert aux
étudiants de doctorat politique, pour laquelle l'abondance des
concours était la condition même du bien qu'un jour peut-être
elle aura réalisé, et qui, à titre gratuit de par l'idée nlême de son
institution, pourrait bien être pour notre Faculté de droit l'un
de ces « instituts spéciaux» visés par ~1. Gabriel Monod, à
l'occasion de la réforme de l'École normale, « où ceux qui en
auront le désir et la vocation consacreront une autre partie
de leur activité et où ils seront payés en proportion de leur
travail ».
Cependant la manière de l'organiser et le programme à lui
assigner demeurèrent, plusieurs mois, imprécis en ma tête, et
furent, aussi longtemps, la cause de tâtonnelnents que souffrirent
sans critique les pren1Ïers témoins et coopérants de l'œ~vre; mais
ces jeunes gens, avec la généreuse sympathie de leur àge, avaient
de suite senti l'éventuel avantage et les obligations immédiates
résultant pour eux de cette promesse, ferme dès la prenlière
heure, que, hors l'amphithéâtre où ils sont trop souvent les
ayants-droit et les victimes réelles d'une « méthode des semailles
sans culture» (Hauriou), ils seraient traités, non plus comme
auditeurs, Inais en élèves associés dans un laboratoire de
recherches à une œuvre d'information, et tous aidés par chacun
dans l'aboutissement de travaux apparemment distincts, mais
dont la condition serait d'avoir des points de repère comlnllllS
et de procéder de l11èmes vues d'ensemble; avec le président
Roosevelt (1), ils doutaient (( qu'il soit possible de surestimer
(1) La vie intense (trad. de Faucigny-Lusinge et Izoulet, 1904), p. 265. - Les
contes de fées déjà le disaient, tel celui que M. Rodolphe DAR ESTE rappelait,
il y a quelques années, à la Société de législation comparée, - qui traduirait
fort bien l'utilité pratique de ma Salle de travail quant à l'œuvre qui y a été
instaurée, - et suivant lequel, « un jeune prince étant condamné à trier des
grains d'espèces différentes qui remplissaient un grenier, la seule vue de ces
grains le mit au désespoir lorsqu'arriva une armée de fourmis }l laquelle il
avait rendu quelques services, et qui firent sa besogne en peu d'instants.
Voilà ce que peut l'association quand elle est bien ordonnée et disciplinée.
quand chacun sait ce qu'il doit faire et s'en acquitte fidèlement». (Bullet. de
la Soc. de législ. comp., t. XIV, 1885, p.201).
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23
le bien accompli par le simple fait de l'association avec un but
commun», et ils pensaient que, « quand l'intérêt commun est
élevé, et le but commun particulièrement digne, le bien accompli
est naturellement bien des fois accru »; or, ils m'avaient, de leur
propre expérience, garanti cette ancienne constatation que le
manque d'organisation de travail est, pour la masse des
étudiants, dans l'enseignement de nos Facultés, un écueil
auquel remédie assez mal l'institution des Conférences facultatives réduites bien souvent, par la force des choses, la pratique
de certains groupes ou les exigences de quelques milieux, à une
préparation peu distinguée et finalement assez stérile de
l'examen; et deux générations déjà se sont, par adhésions distancées (ce qui est une preuve de leur indépendance) accordées
sur l'utilité, prônée par moi, de l'exécution d'une œuvre, qui
impliquerait chez les auteurs la pratique de mêmes méthodes
sous l'action d'une inspiration commune, et dont toutes les
parties, bien découpées et sans excessive ampleur pour leur plus
sûre étude, constitueraient, sinon autant de chapitres définitifs,
du moins de très importantes contributions au développement,
d'un sujet vraiment un et de grand intérêt .
C'était, en somnle, rêver d'adapter dans une petite Faculté de
droit le principe des Séminaires allelnands, qui fut chez nous, à
l'occasion, celui de l'École normale ~t des conférences dans les
Facultés des sciençes, et d'après lequel « jamais l'enseignement
n'a été le monologue du professeur en face d'auditeurs passifs;
c'est le colloquÏlzm actif du maître et des élèves, le maître apportant sa méthode et sa science; les élèves, leurs ébauches et leurs
essais de parole et de plume (1).» - Décider la chose et l'exécuter
était et demeure périlleux; car pareille initiative est de celles à
qui il est réservé d'éveiller les résistances ou du moins les défiances, dont les courtes patiences se lasseraient tôt, pour lesquelles
il faut entre autres conditions un tenlpérament fougueux et la
détermination de ne point se tenir à l'écart de la luite, et qui par
(1) LIARD, UniveJ'siiés ei facultés, p. 54: et dans la Revue des Deux-Mondes,
l5 décembre 1889, p. 916.
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�24
là-n1ème forcent leurs auteurs à èl voir deux fois raison. Avoir
persisté dans le dessein est, pour partie (je me hâte de le dire,
pour pouvoir exprimer à ces collègues rna gratitude et mon
amitié), le résultat des encouragelnents qui me furent, dès la
première heure ou constamment, donnés, avec la plus compréhensÏYe et pénétrante intelligence, par le professeur de rare
intellectualité et de relations exquises qu'est M. Edouard
Jourdan, et tour à tour par les agrégés Rémard et Robert
Caille mer, Schatz et Morin, avec lesquels de fréquentes conversations, sîues, libres et variées, m'ont fait utilelllent éprouver
combien peu les spécialités si nécessaires de concours impliquent séparation, dès lors que chacun, se souvenant de l'idée
exprimée par M. Liard que « la science est intelligence et l'intelligence lien », est prêt ~l faire pénétrer dans ses travaux le
résultat des efforts d'autrui. En arrêter le détail fnt toutefois
chose lente et malaisée.
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Il était impossible de songer pour Aix à ce que la Faculté de
droit de Toulouse a YU établir par l'initiative hardie et heureuse
de M. le professeur Randou.
A Toulouse, « pour les étudianLs, disait M. Rauriou, da ils
le rapport fait au Conseil de l'Université le 22 décembre 1903 (1),
la Faculté de droit essaie maintenant d'organiser des travaux
pratiques scientifiques ... Le pivot de la combinaison est une
salle de travail pour chaque conférence avec les livres appropriés, particulièrement des recueils de jurisprudence et des
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(1) Rapport concernant l'année 1902-1903, p. 10, 11. -- Rpr. le rapport de
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le doyen DELOUl\IE, au même Conseil de rUniyersité , le 9 décembre 1904,
p. 31 : « Aucune modification dans l~ mode d'aménagement primitif n'est plus
utile à la vie et au trayail de nos étudiants, et c'est pOUl' cela que nous portons
de ce côté notre particulière attenlion. Il n'y a chez nous ni travaux pratiques ,
ni laboratoires pour attirel' vers le centre d 'études ceux qui nous quittent
chaque jour, pour le reste de la journée, en sortant des cours du matin .
Nous n'avons que la grande bibliothèque pour offrir, contre les importuns et
leurs redoutables impulsions à domicile, un refuge au travail des mieux intentionnés ; mais là ils sont habituellement très nombreux, et · surtout ils n'ont
pas la disposition facile des livres usuels et des collections de textes qu'ils ne
peuvent pas non pIns aisément se procurer chez eux. C'est justement ce qu'ils
devraient trom'cr auprès de nous ct c'est ce que nous voulons établir ... »
�A. VA.~T-PROPOS
25
recueils de textes où puissent être faites des recherches. L'exercice le pIns fécond paraît deyoir être une recherche en COl11mun
entreprise par le professeur sous les yeux des étudiants, avec
les instruments de travail de la salle. Rien ne se rapproche plus,
en effet, de l'expérience de laboratoire instituée sous la direction
d'un chef de travaux. Cette recherche en conlmun d'un point
d'histoire ou d'une solution de jurisprudence est l'axe -des
trayaux ; elle suscite, chemin faisant, des recherches accessoires
confiées à chacun des étudiants et qui leur constituent un travail
personnel intéressant. » Des salles de travail, avec bibliothèques
spéciales, telle est, en effet, la création dont la Faculté de droit
n'a p' us aujourd'hui qu'à poursuivre la généralisation à tous les
enseignements; mais enlre loutes, l'une, la prell1ière établie,
celle qui a l'œuvre avancée, et partant le mécanisme le pIns
compliqué, m'avait frappé; M. Rauriou qui l'institua et la
dirige, y a transporté son cours de droit adminislratif pour le
doctorat: convaincu , ft juste titre, que les enseignements de
doctorat souffrent tont ensemble de la raréfaction de l'auditoire
et du caractère approfondi qui est celui de toute monographie
ardue sur un sujet spécial, il a renoncé ü l'allure didactique,
dogmatique et déductive du cours pour associer les élèves à la
rrcherche des matériaux et à l'échafaudage, et par cet apprentissage, leur donner, durant leurs dernières années d'études et
en yue de l'avenir, l1lie mélhode de travail (1) .
(1) L'institution , - dont la pensée fut ainsi d'éviter le eours ressemblant « à
une répétition aux quinquets sur la scène vide d'un théàtre , avant une représentation publique qui n'arr he jamais )J ,et le but est de procéder en commun à
des analyses minutieuses et d'aboutir par des inductions provisoires il une synthèse, - est assez curieuse pour qu'il ne soit point déplacé de reproduire ici
la partie essentielle de la description que M. HAt:nIO U lui-même en a donnée ,
dans un article: Création de salles de lravail po Ill' conférences et COUl'S de
doctoral ù la FaclllLé de droit de ITniveJ'sité de Toulollse, inséré par la Rev.
internat. de l'enseignemC1lt , 15 juin 1901, t. LXI , p. 547-558: ( Je suis assis à
la même table que mes auditeurs et sans costume officiel ; un vieil appariteur.
qui a le sellS de l'esthétique spéciale aux facultés de droit, m'a conseillé de
ne pas mettre la robe dans ce c:l.dre trop simple. J'ai suivi ce bon ayi~. Nous
trayaillons ensemble, c'est moi qui parle , mais on me fait passer les volume s
dont j'ai besoin, on me cherche un arrêt, quelquefoi s on le lit ft ma place. A
l'usage les institutions sc perfectionnent. Ayçc cett ç méthode dç reçherches ,
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A Aix, den de semblable ne pouvait être fait, étant présupposé,
ce qui est fort douteux, que le droit constitutionnel se puisse
prêter à des manipulations de documents aussi aisées que les
,d isciplines pour lesquelles il existe en abondance des textes à
lire et des décisions de jurisprudence à commenter. La raison
en est double, la première d'ordre intérieur, la deuxième de
caractère personnel. - Notre bibliothèque universitaire a le
très grand souci de rendre le travail individuel aisé, et même de
souffrir un prêt tolérant; mais, comme les règlements, de date
ancienne, n'ont pas prévu le détachenlent de livres ou de collections au profit de groupes, je n'ai pu obtenir (1), après un vœu
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avec ce cours dépourvu de l'ossature nette des divisions déductives aunoncées
à l'avance, avec ces leçons pleines de longues analyses et de digressions, avec
ces lectures d'arrêts, il était à redouter que relève ne vît plus nettement le
texte du cours, que celui-ci ne s'évanouît en une sorte de causerie dont on ne
saurait plus fixer en des notes les contours ...... Une fois dans notre salle de
travail, rapproché de mes étudiants, le remède m'est apparu très simple , Le
texte de chaque leçon devait être établi après coup d'une façon officielle et en
collaboration. Pour chaque leçon, à tour de rôle, un des auditeurs, comme
sténographe ou greffier, prend les notes in-e:l:lenso et après coup rédige ces
notes sur un cahier officiel, je corrige cette rédaclion ct ainsi se trouve constitué le corrigé officiel du cours qui demeurera dans la salle de travail à la
disposition de tous et, à la fin de l'année, prendra place aux archives. . . . .. »
(p. 556-7). - Ma Salle de travail ne ressemble à celle de M. Hauriou que
par le défaut de tout appareil.
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(1) Il en est allé tout autrement à Toulouse. V. HAURIOU) op. ei loe. dit., p . 551:
« Pour garnir la bibliothèque des livres indispensables , nous ayons eu recours
à un procédé simple quand on trouve partout de bienveillants concours, mais
qui, évidemment, ne saurait être que provisoire. La bibliothèque universitaire
a bien voulu consentir à détacher dans notre local trois collections très spé. ciales, le Recueil des Arrêts du Conseil d'Étai depuis l'année 1870, la Revue
générale d'administration, la Revue du Droit public, plus un exemplaire du
Traité de la juridiction administrative de M. Laferrière, et un bon Code. Le
. procès-verbal de prise en charge de ces volumes a été signé par le professeur
et par tous les membres de la conférence, qui se trouvent ainsi être solidairement responsables. Ils ont accepté cette solidarité gaiement, se connaissant
tous déjà depuis plusieurs années puisqu'ils sont étudiants en doctorat de la
même promolÏon. Nous procédons d'ailleurs à un récolement très rapide tous
les quinze jours. La communication aux 1ecteurs de la EiLl:othèque universitaire a été organisée par l'intermédiaire du professeur )). - Je ne cesserai,
pour ma part, de souhaiter et réclamer, sans beaucoup l'espérer, le détachement de collections, comme les Archives parlementaires ou le Moniteur universel, et à défaut de cette faveur, et pour remédier par achat à ce refus de
prêt, quelques généreuses s\lbVentiolls.
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provoqué de la Faculté et même après demande au Ministère
fortement appuyée par mon cher maître M. Berthélemy, l'ÏIIStallation, désirée pour quelques nl0is~ de certaines histoires
politiques, en une pièce autre que celles occupées dans l'immeuble de la Faculté de droit par la Bibliothèque universitaire. Par ailleurs et surtout, je sentais, quoiqu'issu d'un concours
spécial de droit public, combien, le cas échéant, eùt valu contre
ma ténlérité cette remarque de M. Hauriou sur son procédé
« qu'avec l'ancienne agrégation universelle, avant le régime des
spécialités, (il n'aurait) pas conseillé à un agrégé frais émoulu
d'employer cette méthode qui demande un certain acquis )) ;
j'avais, en effet, la pleine et prudente conscience que l'entreprise
rêvée pannoi est de celles qui conduisentles associés «jusqu'au
nu-fond de roc)) du caractère et de la capacité, et n'autorisent
sur nul de ces deux points les défaillances.
Aussi, je limitai les essais, de février à juin 1904, de telle
manière que M. le doyen Bry, faisant rapport, le 22 novembre
suivant, au Conseil de l'Université d'U~l mécanisme rudimentaire
qui lui avait été expliqué seulement par bribes, pouvait dire: « Ce
qui distingue les Séminaires ou Salles de travail, c'est la collaboraLion plus complète du travail de l'élève avec celui du nlaÎtre.
Les élèves en doctorat, dont la culture est plus avancée, sont
plus aptes à profiter d'exercices de cette nature. M. Delpech a
voulu en faire l'essai, cette année, avec les six étudiants qui
suivaient les cours destinés à la préparation du premier
examen de doctorat politique. Hésitants tout d'abord, les élèves
se sont fait inscrire l'un après l'autre à ces conférences pureluent facultatives. Ils ont vite compris tout l'intérêt qui s'attachait à cette comnlunauté de vie scientifique, à cette direction
donnée en vue des connaissances bibliographiques, des recherches de (ous les documents nécessaires à l'étude approfondie
d'un sujet. On trouve dans ce « laboratoire juridique » le moyen
de préparer des nlonographies et des thèses, et je sais que, cette
année, les élèyes, réunis dans la Salle de travail, ont, en collaboration, traduit un ouvrage de droit constitutionnel américain,
[C. MASON, Veto power, Boston, 18901 qui sera utile à certains
�28
.JOSEPH DELPECH
d'entre eux pour leur thèse de doctoral» (1). - .L a Salle de
travail avait ainsi, dès son origine, affecté une utilité, sinon
imprévue, du 1110ins inessayée: elle était un laboratoire, non
d'enseignenlent, mais seulement de recherches, où je tàche, par
une préparation toujours lnéditée à l'avance, sauf certaines
inspiration') imprévues, de nlultiplier les moyens d'information et d'éviter les fouiJJes désorientées et stériles aux étudiants
occupés à la préparation des thèses de droit constitutionnel dont
ils ont accepté de moi le sujet.
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Toutefois, ilmanquaiL encore à l'œuvre un caractère d'unité:
le choix des monographies, - s'il eÎlt été capricieux et si la
pensée lui fût demeurée étrangère de se limiter à un sujet,
d'ailleurs vaste, pour en extraire, par morceaux, de nlanière
successive ou concomittante, touLe la substance inexploitée, eût risqué de cOlllpromettre, par la dispersion des e.t forts, les
chances de succès d'une ~oJlaboration, qui demeurera peut-être
obscure, mais qui, achevée, aura été, je l'espère, utile, parce
qu'a toujours été nécessaire et fécond le labeur patient et obstiné
,des metteurs en œuvre et des travailleurs de second rang. La
voie ln'eût été, le cas échéant, indiquée par les souvenirs gardés
de la composition d'un livre, dans l'histoire duquel j'ai eu une
certaine part, celui que, sous la direction d'un inoubliable maître
de conférences, M. Pillet, professeur d'histoire des traités à
l'Université de Paris, firent sur Les Fondatellrs du droit iniernatiOJlal, la plupart des candidats de 1903 à l'agrégation de droit
public (2). Une antre circonstance surtont devait y aider: sur
(1) Rapport a1lnuel ail Conseil de l' Cniversilé, 1903-1904, p. 33.
(2) Ce vol., in-8 o , 1904, Paris, Giard et Brière, 691 p. contient des mono. graphies sur l'itoria [par BarthélemyJ , Gentilis [Nézard], Szzarez lRollandl,
Grotius [Basdevant], Zozzch [Scelle] Puffendorf [Avril], BynkersllOek [Delpech],
Wolf [Oliye], l'atiel [Mallarmé], G.-F. de Martens rBailhy]. - « Il me serait
très agréable, dit M. PILLET, en sa Préface, p. v, YI, XXIX, de raconter comment, très frappé de l'insuffisance de la littérature juridique en- matière
d'histoire du droit des gens) j'aurais engagé nos candidats à l'agrégation du
droit puhliç à réunir leurs forçes et à comhler cette laculle. Ce début n'aurait
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ce même Cours Mirabeau, qui, sous sa voûte luagnifique, abrite,
durant certaines heures du jeur, la vie de la cité, et dont
J.-J. Weiss, qui fut professeur à Aix, rappelle le charme dans
la préface des Essais Sllr l'histoire de la littérature française,
j'avais confié à l'esprit, vif et curieux, délié et fineluent cultivé,
de mon collègue M. Moreau, l'intérêt qu'il y aurait éventuelleIuent à trouver dans le texte, l'histoire ou l'application des
Règleluents des Assemblées législatives une voie non encore
abordée pour de sérieuses et neuves études de droit constitutionnel ; nous étions convenus tous deux que, dans ce domaine
où quelques œuvres à peine se détachent géniales ou excellentes,
la lumière pourrait peut-être, non sans profit, être portée sur
d 'autres points qu'un exposé plein de dogmatisIlle ou la critique
extraordinairement puissante dcs « principes» ; le projet naquit
ainsi de publier, en français, les textes, à tout le nloi11s bien peu
connus, des Règlements des assemblées législatives ; nous l'avons,
à cette heure, après bien des difficulLés, réalisé, si bien que les
deux gros volumes des traducLions sont sous presse. Mais voici
que, tous les projeLs et les travaux s'unissant con1lne les parties
d'uIl même enseInble, les éludiants en doclorat politique, chaque
selnaine réunis plusieurs heures en une salle de la Faculté ou
dans ma nlaison comme en un laboratoire, avec mon aide (ou,
pour parler une langue plus académique, sous ma direction),
utilisant ces textes lraduils, demandant des ressources à nlon
fichier, el opérant des fouilles dans les collections parlementaires possédées ou empruntées par la Bibliothèquc uniyersitaire, travaillent, depuis décembre 190-l-, à une série d'études
qu ' uu défaut , il serait tolalement inexact. L'idée première de cc lra\'ailll 'est .
pas de moi, mais de l'un de nos jeunes docteurs , M. Delpeeh, actuellement
chargé de cours à la Faculté de droit d'Aix-en"Provence . . .. , C'est bien une
histoire des doctrines de :ces jurisconsultes que nous possédons-là, histoire
écrite par des hommes qui ont lu leurs ouvrages (il n 'est pas inutile de le
dire), et qui possèdent du reste des connaissances étendues en droit international. Gn pareil livre n 'existait l)as; il existe maintenant .. , . . En l'écrivant,
il s ont rendu un réel service il la science », - C'est un pareil éloge que, toutes
proportions gardées an besoin , je rê"erais pour les monogl'aphies qui sortiront
de la Salle de travail.
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JOSEPH DELPECH
sur La vie intérieure des Parlements, les différentes formations et
la pratique des assemblées représentatives modernes (1).
De la sorte, ici encore, comme tout à l'heure, pOlU l'œuvre
conlme pour le caractère de la Salle de travail aixoise, la force
des choses et l'évolution de - Ines études personnelles nous ont,
mes élèves et moi, en dehors de tout vain souci d'originalité,
fait dépasser l'habile organisation de M. Hauriou; au surplus,
nous croyons désirable et vraie pour nous l'appréciation donnée
par celui-ci sur le rouage nouveau dans les Facultés qu'il a
imaginé et porté, à Toulouse, à un haut degré de perfection:
« Il faut (dit-il, op. et loc. citt., p. 558) que la loi soit lue en son
entier, qu'il en soit fait quelque part le conunentaire perpétuel;
c'est un rite social nécessaire. En même temps, le cours magistral doit être le balancier régulateur du fonclionnement des
Facultés de droit, mais il ne doit pas être seul: à côté de lui il
y a place pour des rouages plus nlodestes produisant un travail
plus direct. Il en est à ce point de vue des Facultés de droit
comme des assemblées parlementaires, toutes proportions gardées; il Y faut de grandes séances publiques qui soient conlnle
des crises de comnlunion en la loi, mais à côté il faut aussi
le travail continu, à la [ois préparatoire et complémentaire, des conlmissions. ))
(1) Voici une liste des différentes monographies cu progrès, qui donnera
vraisemblablement une idée de leur nouveauté et de leur intérêt comme écrits
universitaires:
1. Présidents et bureau des assemblées législatives.
2. Les communications du gouvernement avec les Chambres.
3 .. La représentation du gouyernement dans les Chambres .'
-1. La séance publique.
5. La liberté -de la tribune dans le débat puhlic.
6. L'indemnité parlementaire.
7. La clôture de la session.
8. Les comités des assemblées législatives.
9. Conditions d'exercice du droit d 'amendement.
10. Le droit d'interpellation en France de 1789 à 1830.
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»
de 1830 à 1852.
12.
»
de 1852 à 1875.
13. Le pouvoir disciplinaire des assemblées sur leurs membres.
14. De la disposition de la force armée par les autorités parlementaires.
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Il devait cependant nous être donné de la dépasser plus
encore, par la publication de « travaux désintéres's és », dont
l'espoir avait été, par l'éminent professeur, déclaré ;( impossible
tout de suite, surtout avec les exigences de la loi militaire»,
Je le déclare avec d'autant plus de simplicité, et d'énergie aussi,
que l'idée preIuièren'en vient pas de nloi, Iuais d'un collègue ,
à ~ l'amitié franche et dévouée , M. A. Bouvier-Bangillon: à
ses yeux, la Salle de travail, dont il ne me dissimula jamais
certains écueils ou quelques risques, devait, par amour-propre
ou prudence, étendre son activité au-delà de la préparation des
thèses de doctorat, à certains égards peu conforme aux traditions et aux convenances académiques, et d 'attrait un peu
inquiétant comme l'est toujours la nouveauté. Quelle que fût
ma conviction que des critiques, le cas échéant aisées à réduire
par une invitation à inliter ou une discussion sans merci, ne se
produiront point, je cherchai vite avec lequel de mes élèves et à
quelle œuvre en relation très étroite avec l'ensemble de nos
études je pourrais travailler. J'ai déjà dit, au cours de cette Introduction, quelle aide résolue la Salle de travail avait, dès sa naissance, trouvée dans 'M. Marcaggi, et aussi par quel accident et
pour quelles raisons le Manuel de Jeff~rson m 'avait été signalé
et nous avait frappés.
Je n'ai plus rien à ajouter à l'histoire que je viens de donner,
et de la Salle de travail, et de cette première traduction. Certains, et ils n'auraient pas tort, la trouveront trop longue. Si je
n'ai pas cédé à la tentation qui Iu'est, plusieurs fois ; venue, en
écrivant cette Introduction, d 'y renoncer, ou de la beaucoup
réduire, c'est par espoir que dans quelques années la Salle de
travail aura donné sa lnesure, et aussi par plaisir de sentir la
force de synlpathie qui y unit toute notre équipe; or, j'ai lu,
d'une part, que « les associations, qu'aucun intérêt matériel n 'a
créées, qui se sont fornlées pour le service d'une idée, et se
développent par le concours incessant de volontés libres et
spontanées, attachent avec raison le plus grand prix à- leurs
souvenirs, et sentent le besoin de se reLreluper sans cesse dans
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32
JOSEPH DELPECH
leur origine, de se relier à l'œuvre accomplie dans le passé, afin
de ne jamais s'écarter de l'esprit qui a présidé ~ leur naissance (1) », - et, d'autre part, qu'« il faut bâtir ..... des telnples
qui ne soient pas faits avec la Inaill, mais rivés avec des cœurs;
car, cette sorte de lual'bre, veinée de rouge, est, seule, en vérité,
éternelle (2) ).
Mazères-Lezon s, 18 septembre 1903 .
Joseph DELPECH,
Professeur agrégé de droit public
à l' Université d'Aix-Marseille .
.\
, (1) Dt;
p.66.
\2)
B UlT , Discourti .. . . , Bllll. d e la Soc. de léyisl. comp. , 1.
Rr.;SIUi' ,
BRU!\HE S,
XXI,
18U2,
The erowll of ·W old Uliv e, Sect. 2, § 84, cité par Henriette-Jean
Rllskill cl la Bible , 1901, p. 135.
�A_VIS SUR LES NOTES ET ABRÉVIATIONS
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Le texte du l"Ianual of parliamenlary pracJ ice a été, je l'ai dit au déblü
de l'Introduction ci-dessus, maintes fois réimprimé; il figure notamment, à côté des Articles de confédération, de la Constitution et du
Règlement de chaque Chambre, dans les compilations officielles faites
pour les membres du Congrès. Il y est accompagné des références que
Jefferson avait jointes à son exposé de la pratique établie ou au développement de son opinion propre. A l'heure présente, c'est, à mon
avis, le tort de ces références, telles qu'elles persistent dans les plus
récentes éditions, en particulier dans celle employée par 1\L Marcaggi
et moi comme base de notre publication [57th. Congl'ess, 2d. Session,
Docllment no 227. - SE~ATE MANUAL .•. , edit. of febl'lUll'Y, 5, 1903. ·W ashington , Governmenl prinling Office] d'être plus incommodes
encore qu'incomplètes : ainsi celles qui sont données à l'œuvre
d'Hatsell, le plus précieux des recueils de vieux faits et usages
parlementaires que je connaisse, sont trop rares et faites d'après
l'édition de 1776, laquelle fut bien amplifiée par celle de 1818. Il m'a
donc paru intéressant, quand je le pouvais, d'en réformer et compléter un certain nombre. D'où, une double catégorie de notes:
les unes, reproduites en la forme abrégée qui est la leur aux volumes
américains, à ceci près que, ci-dessous, dans l'Index des abréyiations, j'ajoute, d'après le catalogue du British Museum, ce qui n'exisle
point auxdits volumes, le titre de l'ouvrage auquel elles furent
empruntées; - les autres, tirées des Debales de Grey ei' des Precedents
of ]Jl'oceedings d'Hatsell, multipliées et remaniées, et distinguées des
précédentes par une insertion entre ri.
CHANDL.
COKE.
=--=
l1w history wld }Jroceedings of lhe HOllse of
Commons from the Resloratioll to the present lime ...
collected from the besl authorilies. - London, R. Chandler, 1742-44. 14 vol. in-8°.
CHANDLEH. -
The finit part of the lnstitliles of [he lawes
England. - 1628, in-fo.
The second (- (ollrlh) pa1'l . . . London, 1797.
COKE.
3
0/
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ELS.
A V ANT- PROPOS
= ELSINGE. -
The manner ol holding Parliamenl.s in England.
London, 176S ; in-So.
- The mellwd of passing bills in Parliamenl. -- 5 vol.,
London, 1744, in-4°
d'EwEs. = d'EwEs. -
The severall voles and resolulfons agreed upon
by both Houses ol Parliamenls ... - 1641, in-4 o.
HAKEw. = HAKEWILL. - Modus tenendi Parliamentum, etc ... - Lon.
~..
don, 1671-79, in-12 .
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HALE.
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The jurisdiction of the Lords House, or Parliament
considered accol'ding to antient records. - London, 1796,
HALE. -
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in-4° .
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LEX PARL. '
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Lex Parliamentaria, or a l'realise of the Law and custom
ol the Parliaments of England, by G[eorge) P.[etyt),
"Vith an appendix of a case in Parliament between sir
F. Goodwyn and sir J. Fortescue, for the Knight's place
for the county of Bucks. - London, 1690, in-Se.
NALS.
RAP.
=:
NALsoN. - A true copy of the Journal ol the High Courl ol
Justice, for the tryal of K. Charles 1. - London, 16S4.
= RAPIN. "-
The hislory ol England. - 2c éd., J.-J. and P.
Knapton, London, 1732-1751, in-fo.
RUSHW. = RUSHWORTH. - Historical collections ol Privale Passages ol
"
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.'
State weighly malters in Law remarkable proceedings in
Parliamenls. - G. Thomason, London, 1659.
SCOB. = SCOBELL. - Collection of Acts and Ol'dinances of general use
made in the Parliament begun and held at Wetsminster
.
,
.'''."
the third day of Nov. 1640. - London, 165S, 2 vol. in-fo.
- Memorial ol the melhod and manner of proceedings in
Parliament in passing Bills. - 1657, in-12.
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.
.
'",
-
The power ollhe Lords and Commons in Parliameni
- London, 16S0, in-4 o.
SELD. = SELDEN. - A briefe discourse concerning the power of the
Peeres and Commons of Parliament. - 1640, in-4°.
Sl\IOL. = Sl\IOLETT . - The history ol England from the Revolution lo
the end ol the american wa!' ... - New edit., Cadell,
üi point of Judicalure.
5 voL, London, 1793, in-So.
TOWN. = TOWNSEND. -
WOODD.
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1
Hislory ol the House ol Commons, fi'om the
Convention Parliament of 1688-9, to the passing of the
Reform Bill in 1832. - 2 vol. London, lS43, in-Su.
WOODDESON. ~ A syslematical view of the laws of
England. - 3 vol. London, 1792, in-So .
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PRÉFACE DE JEFFERSON
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La Constitution des États-Unis, établissant une législature
pour l'Union d 'après certaines formes, autorise chacune des
branches de cette législature à « déterminer les Règles de ses
délibérations 1). Le Sénat a donc édité quelques règles pour son
fonctionnement; mais, comme celles-ci ne s'appliquent qu'à U~l
nombre de cas restreint, il s'en est renlis à la décision de son
président, sans débat et sans appel, pour toutes les questions
d'ordre qui se présentent au sujet ou au défaut desdites règles.
De la sorte, le pouvoir du président a un champ très étendu;
abusivement exercé, il pourrait avoir une grande influence sur
les délibérations et les résolutions de l'assemblée. Il faut donc
que le président sente sérieusenlent le poids du crédit fait à son
pouvoir discrétionnaire) et aussi la nécessité de recourir, pour
se guider, à quelque système de règles connu, à telle fin qu'il
ne soit pas libre de se laisser aller au caprice ou à la passion et
que nul ne soit ~utorisé à l'en accuser. Mais à quel système de
règles doit-il recourir, conlme complémentaires de celJes du
Sénat? A cette question, il ne peut être fait qu'une seule réponse.
Force lui sera de se référer au systènle de règles adopté pour
le gouvernement de quelques-uns des corps législatifs de ces
États ou de celui qui a servi de prototype à la plupart d'entr'eux.
Ce dernier est le nlodèle que nous avons tous étudié, alors que
nous connaissîons malles variantes· qui y avaient été apportées
dans nos différents États. Sa substance est consignée en des
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THOMAS JEFFERSON
publications qui sont en la possession de beaucoup bu à la portee
de tous. Ses principes sont sans nul doute, en tant qu'il s'agit de
diriger les débats d'une assemblée d-élibérante et de dégager de
celle-ci le sentiment exact, combinés aussi sagement que n'Îll1porte quel autre règlement qui pourrait parvenir à notre connaissance. Enfin, l'acquiescement que, jusqu'ici, lui a prêté le
Sénat, dans les occasions où il s'y est référé, lui a donné une
sanction approbative.
Par suite, considérant la loi des délibéraLions du Sénat COlllll1e
composée des préceptes de la Constitution, de la procédure
établie par le Sénat, et, à leur défaut, des règles du ParlemenL
Langlais l, j'ai essayé de compiler et ranger ci-après toutes celles
qui reçoivent application dans la pratique ordinaire, en comparant les règles du Parlement et celles du Sénat lorsqu'elles se
ressenlblent tout comme lorsqu'elles diffèrent. Je l'ai fait aussi
bien pour avoir ce recueil sous la main comme guide que pour
faire connaître au Sénat l'étalon d'après lequel je juge et désire
ê·t re jugé. Je ne puis douter de la nécessité de citer les sources
de mes renseignenlents; l'excellent livre de M. Halsell est la
principale; cependan t, comme il n'a traité que quelques points
généraux, j'ai dù avoir recours à d'mitres autorités pour appuyer
un certain nombre d'autres règles de procédure commune, qui
ne rentraient pas d~lllS son plan. Dans quelques cas l'autoriLé
est citée à l'a ppui du passage tout entier; en certains elle porle
sur le texte pris dans son ensemble; pour d'autres, elle ne
s'applique qU'~l une partie du texie, dont le surplus est déduit
de règles et de principes connus. QuanL ~l quelques-unes des
formes les plus usuelles, aucune autorité écrite n'est, et ne peut
être, indiquée, aucun écrivain n'ayanL jugé ilécessaire de répéter
ce que tout le lnonde était présumé savoir: leur exposé repose
donc sur leur notoriété.
Je suis conyaincu que d'autres auLorités pourronL souyent
être prodnites . contre les règles que je donne comme principes
parlementaires. L'examen des dates leur enlèvera généralement
toute importance: la procédure des assemblées fut, dans les
temps anciens et pendant longtemps, imparfaite; peu arrêtée et
�;\IANCEL DE PRATIQt:E PARLEMENTAIRE
embarrassanle; elle a cependant luarché consbllnmenl vers
l'uniformité et la précision, et atteint, il l'heure actuelle, une telle
aptitude ~l remplir sa fin qu'on ne peut guère désirer ou espérer
un nouveau progrès.
Je suis cependant loin d'ayoir la présomption et la croyance
de ne m'être mépris snI' aucun cas de la pratique parlementaire,
spécialement sur ces formes inférieures, qui, parce qu'elles sont
pratiquées quotidiennement, sont supposées connues de chacun
et, par suite, n'ont pas été l'objet d'nne rédaction. Les moyens
dont nous disposons, dans cette partie du globe, pour avoir des
renseigneillents à cet égard, ne sont point parfaits; lnais voici
que j'ai commencé une esquisse, que, tour à tour, corrigeront et
complèteront ceux qui -viendront après nloi, jusqu'à ce qu'ils
aient constitué, à l'usage du Sénat, un code de règles propre ' à
lui assurer la précision dans les affaires, l'économie du temps,
l'ordre, l'uniformité, et l'impartialih~.
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SOMMAIRE
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Section 1. II. III. IV. V. VI. VII. VIII. IX. X. XI. XII. XIII. XIV. XV. XVI.
XVII.
XVIII.
XIX. XX. XXI. XXII.
XXIII.
XXIV.
XXV.
XXVI.
XXVII.
XXVIII.
XXIX.
XXX.
XXXI.
XXXII. -
Importance des Règles. Nécessité d'adhérer aux
Règles.
Législature.
Privilège.
Elections.
Qualifications.
Quorum.
Appel de la Chambre.
Absence.
Speaker.
Adresse.
Comités.
Comité de la Chambre entière.
Audition des témoins.
Distribution des affaires.
Ordre.
Ordre relatif aux documents.
Ordre des débats.
Ordres de la Chambre.
Pétition.
Motions.
Résolutions.
Bills.
Bills: - Autorisation de les présenter.
» : - Première lecture.
» : - Deuxième lecture.
» : - Renvoi à un comité.
: - Rapports des comités.
» : - Deuxième renvoi à un comité.
» : - Examen des rapports.
» : - Quasi-comité.
» : - Deuxième lecture à la Chambre.
»
: - Lecture de documents.
�40
THOMAS
Sect. XXXIII.
XXXIV.
XL~V.
--.
XXXVI.
XXXVII.
XXXVIII.
XXXIX.
XL.
XLI.
XLII.
XLIII.
XLIV.
XLV.
XLVI.
XLVII.
XLVIII.
XLIX.
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.JEFFERSO~
Bills: - Questions privilégiées .
» : - Question préalable.
» : - Amendements.
» : - Diyision de la question.
» : - Questions concurrentes.
» : - Questions équivalentes.
» : - La question.
: - Troisième lecture.
» : - Division de la Chambre.
» : - Titres.
» : - Nouvel examen.
Bills envoyés à l'autre Chambre.
Amendements entre les deux Chambres
Conférences.
Messages.
Sanction.
- Procès-verbaux.
Ajournement.
La session.
Traités.
- Impeachment.
�RULES AND PRACTICE
of
THE UNITED STATES SENA TE AND HOUSE OF REPRESENTA T/VES
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MANUEL DE PRArrlQUE PARLENIENTAIRE
Les règles <le pralique parlementaire contenues dans le Manuel de Jefferson auront autorité de loi en cette Chambre dans tous les cas
où elles ne sont pas incompatibles avec les
règles, les Ordrcs permanents dc la Chambre,
<,t les règles conjointes du Sénat et d e la Cham]wc des Heprésentants.
[ R ègle .YLll' de (a ChamlJ/'e des Reprtfselllwl/;: .
WIO/'/" C rnnllI/(' R"gle r.XY/ff, le 1.i septembre 18.i ï. 1
Importance des Règles
SECT.
1. -
NÉCESSITÉ D ' ADHl~ RER
Arx
Rj.~GLES.
1\1. Onslow, le plus autorisé des Speakers de la Chambre des
Communes, avait coutume de dire : (( que, dans sa jeunesse, il
avait souvent entendu [onnuler par des gens àgés et expérimentés, ce principe « qu e rien ne tend pIns à livrer le pouvoir
:'t l'exécutif cL à ceux qui agissent avec la majorité de la Chambre des Communes, qu' un abandon ou nne violation des règles de
�42
THOMAS JEFFERSON
procédure; que ces formalités, lorsqu'elles furent instituées par
nos ancêtres, servaient à refréner et à contrôler les actes de la
majorité, et qu'elles étaient, danS bien des cas, une sauvegarde
et une protection pour la minorité contre les entreprises du
pouvoir ». Le principe est certainement encore aussi vrai et
aussi fondé en raison: il est toujours loisible à la majorité
d'arrêter, grâce à son importance numérique, les mesures
impropres proposées par l'opposition; aussi, les seules armes
par lesquelles la minorité puisse se défendre contre les entreprises du gouvernement sont les formalités et les règles de procédure, qui furent adoptées de temps en temps, lorsqu'on l.es
jugeait nécessaires, et qui sont devenues la loi de la Chambre;
c'est donc uniquement par leur stricte observation que la minorité pourra être protégée contre les irrégularités et les abus que
ces fonnalités ont eu pour but d'éviter et que la folie du pouvoir
n'est que trop souvent capable de suggérer aux majorités fortes
et heureuses (1).
Que ces dispositions règlementaires soient ou ne soient point
les plus rationnelles, la chose n'est réellement pas d'un bien
grand intérêt. L'existence de la règle importe plus que la règle
elle-nlême; il est nécessaire que, dans la discussion des affaires,
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soit assurée une unité de procédure, qui ne dépende, ni du
caprice du Speaker, ni de l'humeur tracassière des membres de
la Chambre. Il est très essentiel de maintenir l'ordre, la bienséance et la régularité dans un corps public digne (2).
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SECT.
II. -
LÉGISLATURE
Tous les pouvoirs législatifs délégués dans cette Constitution
sont conférés à un Congrès des États-Unis, qui se composera
d 'un Sénat et d'une r.hambre des Représentants (3).
En compensation de leurs services, les Sénateurs et les Repré(1) [II. HATS., 236-238J.
(2) [II. HATS., 208J .
(3) [Constit. des f::tats-l nis , art. 1; sect . 1,
I12, 350J.
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DARE STE ,
Les COllstil. mode1'11es ,
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~IANUEL
DE PRATIQUE PARLEMENTAIRE
43
sentants recevront une indemnité qui sera fixée par une loi et
payée sur les fonds du Trésor des États-Unis (1).
SECT.
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III. -
PRIVILÈGE
Le privilège des luembres du Parlement, parti de débuts
nlodestes et obscurs, a progressé, pendant des siècles, d'une
façon ferme et constante. Des réclamations à son sujet paraissent
avoir été élevées de temps en telups et renouvelées jusqu'à ce
qu'elles aient été accueillies dans un nombre de cas suffisant
pour servir de fondement à un droit commun (2). Nous ne pouyons donc qu'indiquer l'étal de développement auquel ce privilège est maintenant parvenu.
Il est reconnu, à l'heure actuelle : loQue les luembres du
Parlement ne peuvent, jamais et en aucun Jieu, être recherchés
~l raison des discours prononcés dans la Chambre à laquelle ils
appartiennent; - 2° Que, pendant la durée de ce privilège, ils
ne peuvent, ni eux-nlêmes, ni leur femme, ni les gens de leur
maison (familiares suz), pour aucune matière les concernant, être
arrêtés ni tenus de suivre un procès civil; - 3° Ni être détenus
s'ils sont rassemblés avant le telnps de leur privilège (3); - 4° Ni
poursuivis, ni cités, ni assignés durant une juridiction quelconque ; --,., 5° Ni convoqués comme témoins ou jurés; - 6° Que
leurs terres et leurs biens ne peuvent pas non plus être saisis;
- 7° Que leur personne ne peut être violentée, ni leur honneur
diffamé. Or, par un effet de la pratique des courtes « prorogations i) établie avec la connivence de la Couronne, le temps
pendant lequel l'immunité les couvre, aboutit, en fait, à les
soustraire d'une manière constante à l'action de la justice. Dans
un cas, toutefois, ce privilège a été relâché , par l'Act 10 ,
Geo. III, c. 50 (4), qui permet aux procédures judiciaires de
suivre leur cours contre eux.- De ce fait que toute définition de
l'immunité a été toujours repoussée , il résulte que le privilège
(1) [Ibid., art. 1, sect. 6, ibid . , 353].
(2) [1. HATS., 205J.
(3) ELS. 217. - [1. GREY, 1;l3J .
(4) [1. BLACKST . , 290J.
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THOMAS .JEFFERSON
doit, sans cesse, se déyelopper; la doctrjne est aussi bien que
« la dignité et l'indépendance des membres du Parlement sont
sauvegardées par le caractère indéfini de leur privilège» et que
« les principes d'après lesquels ils agissent, ainsi que la manière
de procéder, dépendent entièrement de leur conscience, et ne
sont ni déterminés ni constatés par des lois spéciales à cet
effet (1) ».
Ce fut probablenlent par réaction contre cette tendance du
privilège à toujours augmenter que, dans leur soüci de veilJer à
ce que la loi oblige tout le Blonde d'égale nlanière, et en particulier à ce que ceux dont elle émane ne se soustraient point euxmêmes à son action, les auteurs de notre Constitution n'ont
accordé qu'aux Sénateurs et aux Représentants ut singuli le privilège de ne pouvoir jamais être arrêtés, hors le cas de trahison,
de félonie, ou d'atteinte à la paix, pendant leur présence il la
session de leurs Chambres respectives, ou le temps nécessaire
pour y alJer ou en revenir, et de ne pouvoir, nulle part ailleurs,
être recherchés pour les discours prononcés ou les opinions
émises dans l'une ou l'autre Chambre (2).
Par suite du droit général qu'ils ont « de faire toutes les lois
nécessaires et utiles à hi mise à exécution des 'pou voirs qui leur
sont conférés (3) )), ils peuvent pourvoir, par une loi, à la règle- .
Inentation nécessaire pour la jouissance efficace de ce privilège.
Cette loi n'ayant pas encore été faite, leur privilège paraît être
ainsi déterminé actuellement: 1 L'acte d'arrestation est nul ab
initia (4) ; - 2° Le membre arrêté peut être n1Ïs en liberté, sur
1110tion, ou ~l suite d'un habeas corpus de l'autorité fédérale ou de
l'État, suivant les cas (5), ou par un ÙJl'it de privilège énlané de
la chancellerie (6), pour ceux des États qui ont adopté cette
partie des lois de l'Angleterre (Ordres de la Chambre des
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''''~.,
(1) [1. BLACKST., 285-287J.
(2) [Constit. des Ét.-Ull. , art. 1, sect. flJ.
(3) [Ibid., art. 2, sect. 8J.
(4-) II. STRA., 983. - [1. BLACKST. , 29] ].
:;') ) II. STlu. 989. - [1. BL\CI{ST. 292. - I.
(fi: [1. HA TS. , 67J.
HATS .,
167] .
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�~IANUEL
DE PHATIQUE
PARLE~IENTAIHE
45
Communes~
20 février 1550 (1); - 30 L'arrestation étant illégale,
le fait d'y avoir procédé constitue un délit, pour raison duquel
le fonctionnaire coupable et ceux qui l'ont aidé sont passibles
d'une action ou d'une accusation par devant les cours ordinaires
de justice (2), comme dans les autres cas d'arrestation arbi(raire; - 4° La cour chargée de connaître de l'affaire est tenue
d 'agir conllUC dans les autres cas de procédure arbitraire et peut
aussi, comme dans les hypothèses de ce genre, voir ses décisions
confirmées ou réformées par les cours supérieures.
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Le temps nécessaire pour se rendre au Congrès el pour en
reyenir n'étant pas déterminé, sera naturellement apprécié dans
chaque cas particulier par c~ux qui auront sur lui II statuer.
Tant qu'en Angleterre, l'on comprenait, con1lue on le comprend
ici, que le pri vilègc concernait seulement l'immunité d'arrestalion eundo, l11orando et redeLlndo, la Chambre des Con1luunes (3)
décida èlle-même, « qu'il fallait entendre par là un temps convenable (1580). - La loi nc limite pas non plus la durée assez
strictement pour qu'il faille exiger de l'intéressé que, dès.la
session close, il se mette immédiatement en route pour retourner
en son État; elle lui laisse, au contraire, le temps de régler ses
all'aires privées et de préparer son voyage -; elle ne lui fixe même
pas très exactement un itinéraire, et ne lui relire pas sa protec-
.....
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(1 ) [ Aucune r ègle semblable ne figurc , à l'hcure actuelle, dans le recueil des
Standing Orders of the HOllse of C011lmOllS as amendcd of to the close of session
1905, [Vacher and sons , éd ., V/estminster House, 1905, pet. in-16J, dont j'ai
cu un exemplaire par l\1. Ft'ancis Seymour Stevenson, membre du Parlement,
et que nous avons traduit, 1\1. Félix Moreau et moi, dans notre pnblication des
Règlements des assemblées législatives. - Il est: à la vérité, question du privilège
dans la 8c division [Privilèges et Comité des privilèges] des Standing Orders
oftlle HOllse of Lords (1902 , 78 p.), n. LXIV il LXXXIII, dans notre édition , p. 114 à
119; mais rien de semhlable au texte ci-dessus n 'y est dit ; le S. O. LXXIX , qui
parle d'habeas corplls, est ainsi conçu : Défallt dll privilège contre 1lI1 wril
d'habeas corplls (8 juin 1757). - Aucun Pair ou Lord du Parlement n 'a de
privilège de pairie ou parlementaire , s'il est contraint par procédure des
Cours de "T estminster-Hall pour ohéir à un writ d'haheat; corpus dirigé contre
lui »] ,
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tion, s'il s'écarte légèrement du plus direct, atlendu qu'il y a
peut-être été contraint par quelque nécessité (1).
L'immunité d'arrestation protège, naturellement, contre touLe
sommation dont la non- observation est sanctionnée par une
arrestation de la personne, telle une citation en défense ou en
témoignage, ou encore une assignation de jury (2) ; la chose est
juste: un membre de la Chambre a, en effet, à renlplir dans un
autre lieu des devoirs supérieurs à ceux qui viennent d 'être
indiqués. Lorsqu'un représentant est retenu loin de son siège
par l'effet d'une citation, les 40.000 personnes qu'il représente
perdent leur voi~ dans la discussion et dans le vote, tout conlme
si leur représentant s'était volontairement absenté; lorsqu'un
sénateur est retenu loin de son siège par une assignation, l'État
qu'il représente perd la moitié de sa voix dans la discussion e l
dans le vote, comme au cas d'absence volontaire (3). L'énornle
disproportion des maux ne soutient pas la conlparaison. Dans ces IÎlnites, il n'y aura vraisemblablement aucune divergence d'opinions quanl au privilège des deux Chambres du
Congrès; il en est autrement dans les cas suivants. En décelnbre
1795, la Chambre des Représentants fit emprisonner deux individus, nommés Randall et Whitney, pour avoir tenté de corrompre la probité de certains de ses membres; elle considéra
qu'il y avait dans pareille manœuvre injure et violation des privilèges de la Chambre; les faits ayant été prouvés, Whitney fut
retenu en prison quinze jours, Randall trois selnaines, et ils
furent tous deux blâmés par le Speaker. - En mars 1796, la
Chambre des Représentants décida qu'un cartel adressé à un de
ses nlembres constituait une violation des privilèges de la
Chambre; toulefois, des explications et des excuses suffisantes
.
(1) II. S'rUA ., 986.
(2) [1. HATS., 112, 118, 119. 123, 172, 175. J
(3) [CrR. une disposition absolument originale, ct, à ma connaissance,
unique, touchant cet ordre d'idées , qui fignre au RÈGLEM E NT D U R E ICHSTAG ,
art. 60, alin. 3: (l. • • Si , pendant la durée de l'exclusion, un vote a lieu sur
une question autre que celle relative au règlement. et dan s l equ~l la voix
du membre exclu pourrait avoir la m ajorité, le vote doit être recommencé à
la séance suivante». (MOUEAU et DELPECH , op. cit. , t. l , p. 37.)].
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i.
47
furent fournies et la poursuite n'alla pas plus loin. - L réditeur
de ( L'Aurore », ayant inséré dans son journal, le 19 février 1800,
quelques passages diffalnatoires pour le Sénat et ayant fait
défaut à comparaître, ordre fut donné de l'emprisonner. Dans le
débat élevé sur la légalité de cet ordre, ceux qui en étaient partisans insistèrent sur ces idées que la loi naturelle donne à tout
individu et à toute réunion d'individus, le droit de se défendre
soi-même; que tous les fonctionnaires publics sont essentiellement investis du droit d'assurer leur propre conservation'; qu'ils
ont le pouvoir imprescriptible de faire tout ce qui est nécessaire
au plein accomplissenlent des charges qui leur sont conférées;
que, toutes les fois où des prérogatives sont concédées, les
moyens de les mettre à exécution s'ensuivent nécessairelllent et
implicitement ; que nous voyons, par exenlple, le Parlenlent
anglais exercer le droit de punir les injures qui lui sont faites ;
que les législateurs de tous les États exercent le même pouvoir,
et que toutes les cours ont la même compétence; que, si nous ne
possédions pas ce droit, nous serions à la merci d'un intrus qui
pourrait franchir nos pertes et rendre impossible, par du bruit
et du tumulte, l'examen des affaires ; que, si notre paix doit être
perpétue.Ilement troublée par la diffamation des journaux, il ne
nous sera pas loisible d'exercer nos fonctions avec le calme et la
sagesse nécessaires; et qu.-nous devons, par conséquent, avoir
le pouvoir de punir ces perturbateurs de notre tranquillité et de
nos délib~rations. A quoi l'on répondait que les lois accordent
expressément au Parlement et aux cours d'Angleterre la connaissance des injures; que les législatures des États ont le l11ême
. pouvoir parce que leur souveraineté est absolue , pour autant
qu'elles représentent leurs commettants et ont tous les droits,
sauf celix que les Constitutions respectives leur ont expressé11lent refusés; que les cours des divers États possèdent la même
prérogative par l'effet des lois de leur État, ct celles du Gouvernement fédéral par celui d'une loi du Congrès consacrant le principe adopté dans chaque Étal ; que, par conséquent, aUCUR de
ces corps ne tire sa cOll1pétence d'un droit naturel ou nécessaire,
mais seulement d 'une loi expresse; que le Congrès, à aucun titre,
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ne possède, ni un pareil pouvoir de droit naturel ou nécessaire,
ni d'autres pouvoirs que ceux formellement accordés par la
Constitution; que celle-ci a donné expressément aux membres
des assemblées l'avantage de ne pas être arrêtés, le privilège de
n 'être recherchés en aucun lieu pour les discours prononcés
dans leur Chambre respective, et à l'Assemblée elle-mênle
pouvoir disciplinaire à l'égard de ses membres et au sujet de
ses délibérations; que, pour ces cas, aucune autre règleluentation n 'est nécessaire, la Constitution servant de loi; que, de
plus, conformément à l'article de la Constitution qui autorise
les membres du Congrès à faire toutes les lois n-écessaires' à la
n1Ïse à exécution des pouvoirs dont ils sont investis par le statut
fondamental, les membres peuvent assurer, par sanction
légale, l'exercice paisible de leurs fonctions, c'est-à-dire la
punition des injures , des émeutes ou du huuulte fait en
leur présence, etc.; 111ais que, jusqu'à ce qu'elle soit faite,
cette loi n'existe pas, et que, si elle n'existe pas, c'est par
suite de la négligence personnelle des intéressés; que, toutefois, en attendant, ceux-ci ne sont pas sans protection,
attendu que les magistrats ordinaires et les cours de justice ont
cOlupétence pour punir les désordres inexcusables et les diffamations, et que même leur propre Sergent d'armes, lequel peut
désigner discrétionnair~ment des dé~gués pour l'aider (1) dans
l'exercice de ses fonctions , a pouvoir d'agir contre les désordres
de peu d'importance ; qu'en exigeant pour la répression une loi
préalable, la Constitution a eu le souci tant de l'inviolahilité du
- citoyen que de celle du représentant; que, si une Chambre, statuant dans la forme régulière d 'un bill , prétendait à des privilèges trop étendus, elle pourrait, quant à cette décision, être
tenue en échec par l'autre, et toutes les deux par le Président;
que 111ê1Ue, si pareille loi était pro111ulguée, le citoyen saurait y
échapper. En réalité, si une J:>ranche de la législature peut
définir son propre privilège sans contrôle, si elle peut n'y pro(1) [Ill. (iRBY , 59, 147, 255. J - V. sur le rôle et l'autorité du Sergent
d'armes , une loi du 1er octohre 1890 (i\IoHEA u et DELPECH, op . cil. ).
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céder que suivant l'occasion, si elle peut garder la loi ~ecrète, et,
après l'accomplissement du délit, faire de sa sentence à la fois la
loi et le jugement dudit fait, si les cas d'injures doiyent rester
indéterminés, et n 'être qualifiés qu'après coup suivant les passions du nl Oln en t, enfin s'il n 'y a de limitation ni dans le mode
ni dans la mesure de la répression, la situation du citoyen sera
yraiment précaire. - Le temps décidera laquelle de ces opinions
doit préyaloir. Là où il n'y a pas de loi établie, le jugement d 'un
cas particulier ne peul régir que ce cas et perd avec lui son
autorité. Quand un cas nouveau, ou mème un cas selublable se
présente, le jugement à intervenir doit tout à la fois établir et
appliquer la loi, par quoi il fait naître les Blêmes questions et
les luêmes discussions que toute loi nouvelle. Peut-être, en
attendant, le Congrès, soucieux de la sécurité des citoyens aussi
bien que de sa propre protection, déclarera-t-il législativement
ce qui est nécessaire et propre à le IneUre en mesure d'exécuter
les pouvoirs dont il est investi, et, en conséquence, édictera-t-il
une règle dans l'intérêt général, qui servira de norme à la conduite des citoyens ct en même temps inspirera les jugements
qu'il sera lui même appelé à prononcer dans sa propre cause.
L'immunité d'arrestation existe par le seul fait de l'élection;
avant qu'une nomination ne soit définitive, un représentant élu
peut être désigné pour faire partie d'un comité et est à tous
égards comme un luembre d'assemblée Ipgislaliye, si ce n 'est
qu'il ne peut voter avant d'avoir prêté serment (1).
Chacun doit, à ses risques et périls, savoir quels sont les
luembres de chaque Chambre dont l'élection a fait l'objet d'un
rapport fayorable (reilll'iWd of record).
Sur une plainte en vÎolation de privilège, le coupable peut, ou
être assigné, ou être remis en la garde du Sergent d'armes (2).
Le privilège d'un membre est le privilège de la Chambre. Si
donc un nlembre y renonce sans autorisation~ cet abandon est
(11 D 'EwES, 642 col. 2; 643, col. 1. c. 23. - [1. HATS. , 133, 166. J
(2) [I.
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un motif suffisant de peine à prononcer contre lui, mais ne
saurait entraîner renonciation au privilège de la Chalubre (1).
Les luembres des assemblées ne peuvent être reche)'chés en
aucun autre lieu à raison des discours prononcés ou des opinions éluises par eux dans l'une ou l'autre Chambre (2).
Au surplus, il faut restreindre l'application de cette règle aux
actes faits en la Chambre en conformité dé la pratique parleluentaire (3) ; car, un membre ne doit pas bénéficier d'un pri vilège contra m,Ol'em pal'liamental'ium, pour dépasser les limites
imposées par son rang et son devoir .
Si la Chambre est instruite d'une faute commise par un de ses
lnembres., nulle personne, ni nulle cour ne peut, sans violer les
droits de la Chambre, connaître du fait, jusqu'à ce que celle-ci
ait puni le coupable ou l'ait renvoyé devant la juridiction
cOlupétente (4).
Le privilège appartient à la Chambre, et a pour but de
restreindre la compétence des cours inférieures, Inais non celle
de la Chambre elle-même (5); en effet, tout ce que l'on dit dans
la Chambre est soumis à sa censure; aussi des délits de cette
sorte ont été sévèrement punis, par des rétractations imposées
à la barre, l'emprisonnement décidé dans la tour, l'expulsion
ordonnée de la Chambre, etc ... (6).
~ Le Speaker viole l'ordre, s'il refuse de poser une question qui
es't à l'ordre (7).
Dans les cas nlêmes de trahison, de félonie, d'atLeinte à la
paix, pour lesquels le privilège ne couvre pas le crÎlne en soi (8),
le membre du Parlement bénéficie d'une procédure extraordinaire. L'affaire doit d'abord être portée devant la Chambre,
(1 ) [III
GREY,
140, 222. ]
(2) Const. des Ét.-Un., art. 1er , sect. 6. -Pl'otest ofCommons io James! .
54, p. 211.
663.
(4) LEX PARL., 63.
(5) II. NALSON. 450.- [II. GREY, 399.J
(6) SCOE., 72. - LEX PARL., 6, 2. - [1. HATS., 93, 94.J
(7) [V. GREY, 133. - II. HATS., 112.J
(8) [1. HATS. , 18,20, 31, 89, 144, 154, et IV. 359-383J.
1621. (l) 1.
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MANUEL DE PRATIQUE PARLEMENTAIRE
pour que celle-ci puisse apprécier le fait, et le fondelnent de
l'accusation, et voir jusqu'à quel point cette sorte de procès peut
affecter son privilège. S'il en était autrement, il serait possible à
l'une des autres branches du gouvernement, et mênle à un
particulier quelconque, par une accusation de trahison, de
distraire un membre de son service dans la Chambre, et de faire
ainsi de toute la Chambre, en distrayant ses membres les uns
après les autres, aussi souvent qu'il lui plairait (1). Aussi, il est
admis qu'un luembre mis en jugement pour cause de félonie
doit demeurer à la Chambre jusqu'après sa condamnatioll; car
il peut arriver à quiconque d'être accusé et jugé pour félonie,
ou tout 'autre crime du mênle genre, alors qu'il n'est pas
coupable (2).
Quand l'intérêt public exige la nlise' en état d'arrestation d'un
membre, ou bien lorsqu'à la suite d'une enquête publique
l'affaire semble nécessiter qu'on s'assure de ]a personne d 'un
nlembre, ]a pratique est que la Chambre soit avisée imnlédiatement, afin qu'elle examine les raisons déterminantes de
pareilles procédures et prenne la décision à son sentiment convenable (3). Toutefois, la comnlunication est postérieure à
l'arrestation (4).
Il est nécessaire, dit Hatsel1, à la bonne conservation des privilèges de chacune des branches de la législaLure, qu'aucune ne
puisse empiéter sur l'autre, ni s'immiscer dans les affaires qui
y sont en cours, de manière à détruire, ou simplement à
influencer cette indépendance dans la discussion qui est essentielle à un conseil libre. Aucune d'elles ne doit, par conséquent, s'occuper, ni des bills ou autres affaires en cours, ni des
yoLes intervenus, ni des discours prononcés par les différents
membres dans l'autre branche de la législature, jusqu'à ce
que communication lui ait été donnée en la forme parle-
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(1) Decl. of the Comm. on the l(ing ~s declaring Sir John Hot1w11l a iJ'aiter ,
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(2) D'EwES, 283, col. 1. (3) [II. BATS., 363, 364. J
(4) [1. BLACKST., 292.J
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luentaire accoutumée (1). Ainsi, le fait pour le' Roi d 'avoir pris
connaissance du bill pour la suppression des soldats en discussion devant la Chalnbre, d 'avoir proposé une clause proyisionnelle pour un bill avant que celui-ci ne lui ait été présenté
par les deux Chambres, d'avoir exprimé son lnécontentement
à l'égard de certaines personnes, et au sujet de propositions
l'ailes au Parlement pendant la discussion et]a préparation d 'un
bill, sont des violations de privilèges (2) ; de même, le
1ï décelubre 1783, fut censuré, comme une \'iolalion des pri yilèges fondamentaux, le fait de rapporLer l'opinion, ou ]a prétendue opinion, du Roi sur un bill ou une délibération en cours
devant l 'une des deux Chambres du Parlement, dans le hut
d'influencer le vote de ses luembres (3).
SECT.
IV. -
ÉLECTIO:\'S.
Lc Lemps, le lieu et le mode d 'élecLion des Sénateurs et des
Représentants seronL réglés par la législal ure de chaque État;
toutefois, le Congrès pourra , à toule époque, par une loi, faire
oU nlo.d ifier ces règleluenls, sauf ce qui a Lrai t au lieu de l'élection des Sénateurs (4).
Chaque Chambre sera juge des éleclions, des résullats des
élections et de la capacité de ses membres.
SECT.
V. -
QCALIFICATIO NS .
Le Sénat des ÉtaLs-Unis sera composé de deux sénaLeurs pour
chaque État, choisis, pour six ans, par la législature de chaque
I~tat ; chaquc sénateur aura une voix.
Dès leur réunion, ~l la suite de la première élecLion, les sénateurs seront répartis en trois groupes aussi également que
possible. Les sièges des sénateurs du prenlier groupe seront
vacants au bout de deux ans, ceux du deuxième au bout de
quatre, et ceux du troisième au bout de six, de telle façon qu'un
,1) SELO. JUST. 53. - [II. BATS. ) 355J.
(2) II . NALS. , 743. - [II. H.~TS. : Appendice n O 7,
\3) [II. HATS. , 354J .
(4-) [CollsliL . des Étals-'Cuis , art. 1er , sect. -!J.
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tiers du Sénal soit élu tous les deux ans. Si des yacanccs se
produisent par démission ou autrement pendant que la législature d'un État n'est point en session, le pouvoir exécutif de cet
État pourra faire des nominations provisoires jusqu'à la prochaine réunion de la législature, laquelle pourvoira alors auxdites
vacances (1).
Nul ne pourra être sénaLeur, s'il n'a atteint l'àge de 30 ~ns,
s'il n'est citoyen des Etats-Unis depuis neuf ans, et s'il ne réside
pas, lors de son élection , dans l'Etat qui Je nomme .
La Chambre des Représeutants sera composée de membres
choisis, tous les deux ans, par le peuple des diyers Etats; les
électeurs de chaque Etat devront posséder les qualifications
requises des électeurs de la branche la plus nombreuse de la
législature de l'Etat (2).
Nul ne peut être Représentant s'il n'a atteint l'âge de 25 ans,
s'il n'est citoyen des Etats- Unis depuis sept ans, et s'il ne réside
pas, lors de son élection, dans l'Etat qui le lùnume.
Les Représentants et les taxes directes seront répartis entre
les divers Etats compris dans l'Union proportionnellement à
leur population respectiYe [laquelle sera déterminée en ajoutant au nombre total des personnes libres, y cOll1pris celles
engagées ~l service pour une durée lÎlnitée, et à l'exclusion des
Indiens ne payant pas l'inlpôt, les trois cinquièmes de toutes les
autres personnes (3)J. Le recensement pour l'époque présente
sera fait dans les trois ans de la première réunion du Congri's
des Etats-Unis, et les suiyants tous les dix ans après le prenlier,
de la manière qui sera législativement prescrite. Le nombre desReprésentants ne pourra pas être supérieur à un par 30.000 habitants; mais chaque Etat devra avoir au nloins un Représentant.
Les répartitions des Représentants faites dans la Constitution
de 1787, et dans la suite par le Congrès, furent les suivantes (4) .
(1 ) [Constit ., art.1 cr , sect.3J.
(2) [Constil., art. 1er , sect. 2J .
(3) [La partie de la clause entre crochets a été modifiée par le Xlye Amendement § 2J.
(4) [Les dates placées ail dessolls et cl droite du trait plein sont postérieures
à la première édition du Manue1l.
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Texas (1) ....... .... - fj 11 13 16
2
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Wisconsin (2) ....... - - - - - 3
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7
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Oregon (5) ........... - - 1
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1
2
2
Kansas (6) .......... - - - - - - 1 3 7 8 8
Virginie de l'Ouest (7) - - - - 3
4
3
4
5
Nevada (8) ........... 1
1
1
1
1
Nebraska (9). ... ... - - - - ~ 1 1 3 6 6
Colorado (10) .. ...... - - - 1
1
2
3
Dakota du Nord (11) . - - - - - - - - - 2
2
Dakota du Sud (12) .. - - - -- - - - - - - l 2
Montana (13) ... . .... - - - - 1
1
..
Washington (14) , ... - - - - - - - 2 3
Idaho (15) ........... - - - - - 1
1
Wyoming (16 ....... - - - - - 1
1
Utah (17) .......... . • - - - - - - - 1
1
- - - - - - - - - - - 1TOTAL .........• 63 105 141 181 212 240 223 234 241 293 325 357 386
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�MANUEL DE PRATIQUE PARLEMENTAIRE
( a)
55
D'après la Constitution.
(b) D'après un Act du 11: avril 1792, un Représentant par 33 .000 habitants. -
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Premier recensement.
(c) D'après un Act dn 14 janvier 1802, un Représentant par 33.000 habitants.Deuxiéme recensement.
(d) D'après un Act du 21 décembre 1811, un Représentant par 35.000 habitants. - Troisième recensement.
(e) D'après un Act du 7 mars 1822, un Représentant par 40.000 habitants. Quatrième recensement.
Ct) D'après un Act du 22 mai 1832, un Représentant par 47.700 habitants. Cinquième recensement.
(g) D'après un Act du 25 juin 1842, un Représentant par 70.680 habitants. Sixième recensement.
(h) D'après les Acts du 23 mai 1850 et du 30 juillet 1852, un Représentant
par 93.423 habitants. - Septième recensement.
(i) D'après un Act du 4 mars 1862, un Représentant par 127 . ~ 81 habitants. Huitième recensement.
(j) D'après les Acts du 2 février et du 30 mai 1872, un Représentant par
131.425 habitants. - Neuvième recensement.
(k) D'après un Act du 25 février 188~ , un Représentant par 151.911 habitants.- Dixième recensement.
(1) D'après un Act du 7 février 1891 , un Représentant par 173 901 habitants. - Onzième recensement. '
~m) D'après un Act du 16 janvier 1901, un Représentant par 194.182 habitants. - Douzième recensement,
(n) Avant le 3 mars 1820, le Maine était une partie du Massachusetts, et
s'appelait le District dll Maine .. ses représentants étaient mis au nombre de
ceux du Massachusetts. A la suite d'uu accord entre le Maine et le Massachusetts , le Maine devint un État distinct et indépendant, et il fut incorporé
comme tel dans l'Union , par Act du Congrès du 3 mars 1820, - l'incorporation devant avoir lieu le 1er du même mois. Le 7 avril 1820 on accorda au
Maine 7 représentants, qui devaient être enlevés an Massachusetts.
(0) Incorporé par Act d\.l Congrès du 1er juin 1796, avec un Représentant.
(p )
30 avril 1802,
(q)
8 avril 1812,
(r )
11 décembre 1816,
(s )
10 décembre 1817,
\ t)
3 décembre 1818,
(nI
14 décembre 1819,
(u)
2 mars 1821,
(w)
15 juin 1836,
(x )
26 janvier 1837,
(y )
3 mars 1845,
(z)
3 mars 1843,
(1 )
29 décembre 1845,avec deux Représent'
29 mai 1848, avec trois Heprésentants.
(2)
(3)
9 septembre 1850, avec deux Représent s
(4)
11 mai 1858,
(5)
14 fénier 1859, avec un Représentant.
(6)
29 janvier 1861 ,
(7 )
20 juin 1663, avec trois Représentants.
(8)
31 octobre 1864, avec un Représentant.
(9)
,1er mars 1867,
(10)
1er août 1876,
(11)
22 février 1889.
(12)
22 février 1889.
(13)
22 février 1889.
\14)
22 février 1889.
3 juillet 1890.
(15)
(16)
10 juillet 1890.
(17)
16 juillet 1894.
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SECT.
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Lorsque des vacances se produiront dans la représenLation
d'un Etat, le pouvoir exécutif de cet Etat, émettra des writg
d'élection pour combler ces vacances (1).
Nul Sénateur ou Représentan L ne pourra, pendant le temps
pour lequel il aura été élu, êlre nommé à un emploi civil sous
l'autorité des Etats-Unis, qui aurait été créé, et dont les énloluments auront été augmentés pendant cette même période;
et nulle personne occupant un enlploi dépendant des Etats-Unis
ne pourra être membre de l'une des deux Chambres tant qu'elle
conservera cet emploi (2) .
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VI. -
QUORUM
La 111ajorité de chaque ChaInbre constituera ]e quorum
nécessaire à la validité des délibérations; mais un nombre
nloins élevé peut s'ajourner de jour en jour et être autorisé ü
exiger par contraintc ]a présence des mell1bres absents, de ]a
Inanière et sous les pénalités que chaque Chambre pourra
fixer (3).
En généra], le fauteuil (chail') n'est point occupé tant que ]e
qZZOl'lzm requis pour l'expédition des affaires n'est pas atteint,
à moins qu'après une attente suffisante il n'y ait plus espoir de
le réunir; le fau teuil est alors occupé et la Chambre s'ajournc.
Chaque fois où, au cours d'une délibération, un nlembre s'aperçoit que le quorum n'est pas réuni, il peut demander le comptage
de ]a Chambre; si celle-ci n'est pas en nombre, la délibération
est suspendue (4).
rAu Sénat.]
Regle III
1. Apres qLZe le président a pris le fautellil, si le qLZorum
est atteint, le procès-verbal de la précédente séance est lu, et
toutc crrellr de rédaction corrigée. Cette leclzzre ne doit pas
(1) Constit., art. 1, sect. 2.
(2) Constit., art. 1, sect. 6.
(3) Constil . , art. 1, sect. 5.
(-1) [II. RATS. , 173-178J.
�~IANUEL
DE PHATIQUE PAHLEl\IENTAIHE
57
55
être suspendlle, hors le cas de consentement ll11ânime; touie
proposition d'amender ou de corriger le procès-verbal sera
considérée éomme llne question privilégiée et solutionnée
sans désemparer.
2. Le qllorllm est formé de la majorité des sénateurs
régulièrement élus et assermentés.
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VII. -
ApPEL DE LA CHA~1BHE.
Pour l'appel de la Chambre, chacun se lève, à l'appel de son
nom, et répond; les absents ne sont alors que notés, et aucune
excuse ne peut être présentée jusqu'à ce que la Chambre ait été
complètement appelée. Les absents sont alors appelés une
seconde fois, et, s'ils sont encore absents, leurs excuses sont
entendues. Ordo de la Chambre des Commllnes, 92 (1).
Les lnembres se lèvent pOUl' se [aire reconnaître, la voix étant,
dans une telle foule, un indice insuffisant de leur présence.
Toutefois, dans un corps aussi peu nOIn1)reux que le Sénat des
États-Unis, la peine de se lever peut être inutile.
Des ordres d'appel pour des jours différents pellvent exister
en même temps (2).
1
Règle F,
Au Sénal·l
~
2.
Si, à. W1 moment qllelconqlle des séances qllotidiennes, llll
sénatellr met en dOllie la présence du quorum, le président
donnera aussitôt au secrétaire l'ordre de faire l'appel. et il
en annoncera le résultat: le tOlll azzra liell sans débat.
1 ) [Ici, comme supra, p. -15, note 1, il est impossible de retrOllYer trace
de cette règle dans la dernière édition des Standing Orders de la Chambre
des Communes. La seule disposition Oll il soit parlé d 'un appel est le S. O.
25 : (( Comptage de la Chambre allx séances du soir . - A une séance quelconque
dll soir, la Chambre ne sera pas comptée ayant dix heures; mais si, sur une
di\'ision au sujet d'une question quelconque dans une séance du soir, a vaut
dix heures. quarante membres Ile sont certainement pas présents , l'âfIaire
sera suspenduc jUScrlÙ\ la prochaine sénllcc .... . , ctc. » (:\fOTIE .-\(.: ct DELPECH
op. cit. , t. J , p . 2ï3).
', 21 [II.
HATS.,
g6.]
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THOMAS JEFFERSON
SECT.
[Au Sénat.]
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VIn. -
ABSENCE.
Règle V.
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1. Auclln sénateur ne peut abandonner le service du Sénat
sans congé.
2. Ci-dessus reproduit
3. Si l'appel révèle le défaut de quorum, la majorité des
sénateurs présents pourra ordonner au Sergent d'armes de
solliciter, et au besoin d'exiger, la présence des sénateurs
absents; cette mesure sera prise sans débat.. en atlendan t
son exécution, et jusqu'à la réunion du quorllm , nul débat ,
ni motion, sanf celle d'ajournement, ne sera admissible.
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SECT.
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IX. -
SPEAKER.
Le Vice-Président des États-Unis sera président du Sénat,
mais n'aura droit de vote qu'en cas de partage des voix (1).
Le Sénat choisira ses officiers, ainsi qu'un président pro tempore pour renlplacer le Vice-Président lorsque ce dernier est
absent ou bien renlplit les fonctions de Président des États-Unis.
La Chanlbre des Représentants choisira son Speaker et ses
autres officiers.
Lorsqu'un seul candidat est proposé, et qu'aucune opposition
n'est faite, il n'est pas d'usage au Parlenlent de poser une question à la Chambre; Inais, sans question, les membres qui
proposent cette personne, la conduisent au fauteuil. Cependant,
s'il y a opposition, ou bien si une autre personne est proposée,
une question est posée à la Chambre par le Clerk (2). - La
Inênle procédure a lieu quant aux questions d'ajournement (3). Ainsi la Chalnbre, sans Speaker, discuta et échangea des
nlessages et réponses avec le Roi pendant huit jours, jusqu'à ce
qu'elle fut prorogée (4). On la vit aussi s'ajournant de jour en
jour pendant quatorze jours.
(1)
(2)
(3)
(4)
lConstit., art. 1, sect. 3. J
[II. BATS., 218.J
[VI. GREY , 406.J
1. CHAND. ) 33J , 335.
�;\lANUEL DE PRATIQUE PARLEMENTAIRE
59
Au S~nat, un président pro tempore pour remplacer le VicePrésident absent est proposé et élu au scrutin. On considère sa
mission conuue tenninée lorsque le Vice-Président vient prendre
le fauteuil, ou lorsque le Sénat se réunit de nouveau après les
vacances.
[Au Sénat]
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Règle 1
1. A défal.lt dl.l Vice-Président, le Sénat cboisira un président pro tempore .
2. A défaut du Vice-Président, et 'en attendant l'élection
du président pro telnpore, le Secrétaire du Sénat, ou en son
absence le Chief-Clerk, l'emplira les fonctions de président.
3. Le président pro tempore aura le droit de désigner en
séance publique,' OU, s'il est absent, pal' écrit, un sénateur pour
l'emplir les fonctions présidentielles j cette substitution ne
devra pas dépasser un ajournement, à moins de consentement llnanime.
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Dans des cas où le Speaker était Inalade, d'autres Speakers pro
tempore furent désignés. Ainsi, il arriva 1, H., 4., pour Sir John
Cheyney, et Sir William Sturton et 15, H., 6, pour John Tyn'el,
le 27 janvier 1656; le 9 mars 1658; le 13 janvier 1659.
Sir Job Charlton étant Inalade, Seynlour
fut élu le 18 février 1673.
et non point
Seymour étant nlalade, Sir Robert Sawyer
sünplement
fut élu le 15 avril 1678.
pro tempore (1) .
Sawyer étant malade, Seymour fut élu .
Thorpe ayant été exécuté, un nouveau Speaker fut élu
31, H., VI, et, le 14 Inars 1694, Sir John Treyor désigné. Il n 'y a
pas d'exelnples plus récents (2),
La Chambre peut, à son gré (3), éloigner un Speaker et ins- .
tituer un Speaker pro iempore (4).
(1) 1. CRAN D. 169, 276, 277.
\2) [III. GREY , 11. - II. HATS., 215.J - 4. INsT., 8. - LEX PARL " 263.
(3) [II . GREY, 186, et V. id., 534.J
(4) [La durée des fouctions d 'un président pro tempore est nettement définie
par les résolutions suivantes, que le Sénat adopta les 10 et 12 janvier 1876
. (1'" Session, 44e Congrés, 1875-76 ) :
1 La fon e t ion de président pro tempore n'expire pas lors de la réunion
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X. -
ADRESSE.
Le président donnera de temps en temps au Congrès des renseignements sur l'état de l'Union, et attirera son attention sur
les 111esures qu'il croira nécessaires et utiles (1) .
Une adresse conjointe des deux Chambres du Parlenlent est
lue par le Speaker de la Chanlbre des Lords; elle peut être
présentée par les deux Challlbres en corps, ou par un COlllité de
chacune d'elles, ou par les deux Speakers seulement. Une
adresse de la seule Challlbre des COnll11UneS peut être présentée
par la Chanlbre tout entière ou par le Speaker (2), ou par ceux
de ses lllell1bres qui font partie du Conseil privé (3).
SECT.
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XI. -
COMITÉS.
Les conlités penllanents (Standing commitfees), tels ceux des
privilèges et élections, etc . . . , sont ordinairenlent nommés à la
première réunion, et restent en fonctions jusqu'à la fin de la
session. Le premier nonlnlé est généralement autorisé à renlplir
les fonctions de président (Chairman) ; néaIlll10ins c'est là une
question de courtoisie, chaque comité ayant le droit strict d'élire
un cJwirman, pour le présider, poser les questions et rapporter
les délibérations du comité (4) .
IAu Sénat.l
Règle XXIV.
1. Pour la nomination des comités permanents, le Sénat ,
il moins qu'il n'en soit alltrement ordonné, procèdera pal'
scrutin pour nommer séparément le chairman de chaque
du Congrès qui suit la première session (artel' tllc fil'st l'ccess ), si le Vic(' ~
Président ne se présente pas pour prendre le fauteuil;
20 La mort du Vice-Président n 'a pas pour effet de rendre vacante la charge
de président pro tempore ;
30 La fonction de président pro tempore dure scIon le gré du SénatJ .
(1\ Constit. , art. 2, sect. 3.
,2) L CHA;'W. , 298, 301. - [IX . Gnu, 4ïi~J .
(3) [II. HATS . , 388. J
(4) 4 INsT. , 11 , 12. -Scon., 9. - [ I. GREY, 122.1
�~IÂNUEL
DE PRATIQUE
PARLE~IENTAIRE
61
59
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comité, ensuite pal' lm seul scrutin p0l!l' les autres
membres de ce comité. La majorité absolue (majority of
the whole number of yotes) sera nécessaire pOllr l'élection
dil Chairman des comités permanents; pOllr l'élection des
alltres membres, la majorité relative (plurality of yotes)
suffira. Les autres comités seront nommés par un scrlltin
uniql.le, il moins qll'il n'en soit autrement ordonné et la
majorité relative suffira.
2. Lorsquc le Chairl1lan d'un comité reslgnera ses fonctions, ou cessera de servir dans llll comité, et que le Sénat
aura au/orisé son président à pourvoir il la vacance, cela
s'entendra simplement, il nwins qu'il n'en soit autrement
ordonné, de compléter le nombre des membrcs du com.ité.
Dans ces conlÏtés, les lnell1brcs doivent parler debout, et non
pas assis, bien qu'il y ait lieu de croire qu'il en était autrelnent
autrefois (1).
Leurs délibérations ne doiyent pas être publiées, car elles
n'ont aucunc valeur Lant qu'elles ne sont point confirmées par la
Chambre (2).
Ces comités ne peuvent non plus recevoir une pétition quc par
l'intennédiaire de la Chml1bre (a).
Quand un conlité est chargé d e procéder à une enquête, si l'un
de ses nlelnbres établit qu'il est impliqué dans ladite enquête, le
èomité ne peut agir contre le membre, lnais doit faire un rapport
spécial pour enquêter sur ce nlcmbre (4).
Dès que la Chmubre est en séance, et qu'un cOluité en est
prévenu, le Chail'man a le devoir strict d'intelTOlUpre sur le
ChaIl1p la réunion du conüté, et les ll1embres celui d'aller prendre
leur service à la Chambre (5).
Il paraît que, pour les conütés joints de la Chambre des Lords
eL de la Chambre des COll1111UneS, chaque comité agissait illtégra-
(1) D'EwES, 630, col. 1. - -1 PAUL. HIST., 4-10. - [II. HATS. , 107, note *.J
(2) RUSHW., 3e part., II. H. - SCOB. , 39. - [III. GltEY, 401. J
(3) [IX. GREY, 412.J
(-1) [IX. GREY, 523. 1
(:5 ) II. NEJ.s., 319.
�62
THO~IAS
JEFFERSON
lement dans certains cas (1). Dans d'autres, on n'aperçoit point,
s'ils ont, ou non, agi de la sorte (2).
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XII. -
CO~lITÉ DE LA CHA~IBRE ENTIÈRE.
Les discours [royaux], Inessages et autres affaires de grande
Îlnportance sont ordinairelnent renvoyés au Comité de la
Chambre entière (3), où les principes généraux sont rédigés en la
forme de résolutions préalablenlent discutées et amendées jusqu'à ce qu'élles affectent une Inanière qui réunisse l'approbation
de la majorité. Ces résolutions, rapportées et approuvées par la
Chmnbre, sont alors renvoyées à un ou plusieurs comités choisis
(select committees), suivant que le sujet se divise lui-mème en un
ou plusieurs bills (4). Les propositions tendant à établir une
charge sur le peuple doivent particulièrement être faites en
premier lieu dans le Comité de la Chambre entière: le sentiment
de toute la Chalnbre est mieux recueilli dans le comité, parce
que dans celui-ci, chacun parIe aussi souvent qu'il lui plaît (5).
Le Chail'man désigné par le Speaker est comnlunélnent accepté;
toutefois, ce comité, comme tous les autres, a le droit d'en élire
un, si l'un de ses membres fait, avec l'agrélllent du cOluité poser,
quant à ce, la question (6) .
La Chambre se transfornle en COlllité de la façon sui vante :
sur motion, le Speaker pose la question « Que la Chambre se
transforme maintenant en Comité de la Chmnbre entière pour
exan1Ïner telle affaire», qu'il indique. Si à cette question il est
répondu affinnativenlent, il quitte le fauteuil, et va prendre une
place ailleurs, comme un nlenlbre quelconque; et le nlembre
désigné comme ChaÎl'man s'assied à la table du Clerk (7).
Le quorum nécessaire dans le Comité est le mênle que dans la
(1) I. CHANDL., 357,462. - [VII. GREY, 261,278,285, 338.1
(2) [VI. GREY, 129, et VII, 213, 229, 321. J
(3) [VI. GREY, 311.J
(4) SCOB., 36, 44.
(5) SCOB., 49.
(6) Scon., 36. (7) [SCOB., 36.J
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Chanlbre ; si, par hasard, il fait défaut, le Chairman, sur une
nlotion ou une question, arrête la réunion; le Speakér reprend
le fauteuil, et le Chairman ne fait d'autre rapport à la Chainbre
qu'une relation des motifs pour lesquels le Comité s'est dissous.
Lorsque l'envoi d'un Inessage est annoncé pendant que se tient
le Comité, le Speaker prend le ,fauteuil et reçoit le message, le
Comité ne le pouvant (1).
Dans le COlnité de la Chambre entière, une fois, les compteurs
d'une division n'étaient pas d'ac:cord sur le nonlbre des voix;
une chaude et confuse discussion s'éleya, et il y eut danger
qu'on ne la solutionnât par la violence. Le Speaker prit le
fauteuil; la Inasse fut 'placée de force sur la table; là-dessus les
membres reprirent leurs places, et le Speaker dit à la Chambre
« qu'il avait pris le fauteuil sans ordre, pour ranlener la paix
dans la Chambre ». Quelques Inembres protestèrent contre cette
façon d'agir ; mais elle fut généralenlent approuvée conllne
ayant été le seul nloyen de dOlnpter le désordre. Chaque membre
fut requis ensuite de, se tenant debout à sa place, s'engager à ne
pas aller plus ayant dans la voie qui avait été ouverte au sein du
grand comité; ce qui fut promis (2).
En une autre occasion, un COlnité de la Chainbre entière
s'étant dispersé en désordre, et le Speaker ayant repris le fauteuil
sans ordre, la Chambre fut ajournée. Le lendemain, le Comité
fut, de ce fait, considéré comnle dissous, et le sujet en discussion
COlnme de nouveau sounlis à la Chambre, qui le solutionna sans
se reformer en comité (3) .
Nulle question préalable (pl'evious question) ne peut être
posée en Comité; le COlnité ne peut non plus, conllne les autres,
s'ajourner (4). Toutefois, si ses délibérations ne sont pas terminées, il arrête sa réunion, sur une question; la séance de la
Chambre est reprise, et le Chairnlan fait rapport que « Selon
l'ordre qui lui a été donné, le Comité de la Chainbre entière a
(1) [11. RATS" 176.J
(2) [III. GREY, 128.- II.
(3) [HI. GREY, 130.J
(4) [11. HATS., 118,]
HATS.,
201, note ;.]
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procédé à l'examen de telle matière, que cette discussion esL
avancée; Inais que le tenlps a manqué pour épuiser le sujet, et
qu'il a reçu l'ordre de denwnder l'aulorisation de siéger encore»).
Sur quoi la question est posée de savoir si l'autorisation est
accordée, et pour combien de tenlps la Chalnhre se transformera encore en comité (1). - Si, au contraire, le Comité a
épuisé la Inatière à lui renvoyée, un membre propose « Que le
Comité mette fin à sa réunion et que le Chainnan fasse rapport
des délibérations à la Chambre». Lorsque cette décision est
prise, le Chairmall clôt sa réunion, le Speaker reprend le fauteuil ; le Chairnlan l'infornle que le Comité a épuisé la matière
dont il avait été saisi, et que lui-lnènl~ est prêt à faire son
rapport lorsque la Chalnbre jugera convenable de recevoir
celui-ci (2). Si la Chambre en a le loisir, ses Inembres crient
généralement: ( Tout de suite, tout de suite», et le Chainnan
fait alors son rapport; à l'inyerse, s'il est tard, ils crient
« denlain, denlain» ou « lundi», etc ... , ou bien encore une
1110tion est faite dans ce but, et la question est posée de savoir
« Si le rapport doit ê~re entendu denlain ... , etc ... »
En ce qui concerne les autres points, les règles de procédure
sont les nlêmes que celles de la Chambre (3) .
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XIII. -
AUDITION DES TÉMOINS.
La conllnune renonllnée est une base suffisanLe pour que la
Chalnbre procède à une enquête, et décide mênle une accusation (Résolution de la Ch. des Communes, l, Car. l, 1625) (4).
Des témoins ne peuvent être produits qu'après que la Challlbre
a préalablelnent ordonné une enquête (5), auquel cas les ordres
de cOlnparution ne doivent pas être émis en blanc (6).
(1) et (2) Scon., 38.
(3) Scon.,39. -- [Les dispot:iitions qui figurent, ~l l'heure actuelle, au Règlement de la Chambre des Communes, S. O. 51 à 53 (MOHEAU et DELPECH, op.
cil., t.
l, p. 280, 281), n'ajoutent rien au texte du Manuel ci-dessus traduit.]
(4) [1. GREY, 16-22, 92, et VIII, 21 , 23,27, 45.J
(5) [Il. HA TS ., 137. ]
(6) [III. GURY , 51. J
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l\IANUEL DE .PRATIQUE PARLEMENTAIRE
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personne est interrogée devant un C01llité ou à
la barre de la Chambre, si un nlelnbre désire lui poser une
question, il doit s'adresser au Speaker ou au Chairman q.u i
répète la question à ladite personne; 011 lui dit: «Vous entendez
la question? - Répondez-y.» Mais, si l'utilîté de la question est
contestée, le Speaker ordonne au témoin, au conseil et aux
parties de se retirer; car aucune questioIi ne peut ètre proposée, posée on discutée deyant eux (1). Les questions sont
parfois rédigées déjà par écrit ayant l'introduction du ténl0in (2).
Les questions posées doi yent être relatées dans les procèsverbaux (3). Mais le témoignage donné en réponse deyant la
Chanlbre n'est jamais noté par écrit; il doit l'être, au contraire,
s'il est donné devant un con1Ïté, à telle fin qu'il soit connu de la
Chambre qui n'était point Ù Inème de l'entendre (4) .
Si l'une des deux Chambres a hesoin de la présence d'une
personne qui est en la garde de l'autre, elle delnande à cette
dernière de pouvoir la faire placer sous sa garde (5).
Les ll1elnbres font connaître à la Chmnbre, de leur place, ce
qu'ils savent de toute affaire, sur laquelle il est enql1èté à la
barre (6).
L'une des deux Chambres peut demander, mais non exiger, la
c01nparution d'un melnbre de l'autre. Elle doit exprimer sa
requête dans un message à l'autre Chanlbre, indiquer clairement
le but de la comparution, afin que l'individu yisé ne soit interrogé sur aucun sujet inutile. La Chambre sollicitée donne alors
à son ll1elnbre l'autorisation de comparaître, s'il le Yeut; elle
attend de savoir de ce 11lelnhre lui-lnêlue s'il consent à c01llparaître, et, jusqu'à ce q n'elle le sache, elle n'exmnine pas le llles~
sage. Cependant, lorsque les pairs siègent connue cour de justice
crÎluinelle, ils peuvent ordonner la comparution, à nloins qu'il
(1) lU. HATS. ) U!.l
(2) [II. HATS., 142 ; - V. GREY, 64 .]
(3) [III. GREY , 81. J
(4) [VII. GREY, 52,334. J
(5) [III. HATS. , 51, 63, 74 .J
(6) JOlLl'11 . li. ole ., 22jUllY. 174-1--1:5 .
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66
THOMAS JEFFERSON
ne s'agisse d'un cas de mise en accusation (impeachment) par les
COlnmunes; en ce cas, il doit y avoir une requête (1).
Des conseils ne doivent être entendus que sur .les bills privés,
point sur les bills publics, et ils ne doivent jamais l'être que sur
les difficultés de droit que la Chambre indiquera (2).
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XIV. -
DISTRIBUTION DES AFFAIRES.
Le Speaker n'est pas lié par des règles strictes quant aux bills
ou aux autres matières dont la Chambre doit, de préférence à
d'autres, s'occuper; ce point est laissé à son appréciation, à
lnoins que, sur cette question, la Chambre ne décide de donner
la priorité à un sujet déterminé (3).
Il est cependant nécessaire d'établir un ordre pour les affaires,
afin de guider le président, et d'elnpêcher que des membres,
individuellement, ne fassent venir en dehors de leur tour légitime des nlesures favorites ou par eux patronnées spécialenlent. Cet ordre est encore utile pour diriger les appré ...
ciations de la Chanlbre, lorsqu'il lui est proposé de s'occuper
d'une manière spéciale, au préjudice d'autres qui, d'après
l'ordre général des affaires, devraient préalablement retenir son
attention.
Au Sénat, les bills et les autres docunlents dont l'asseInblée
est saisie, et sur lesquels elle est en état de statuer, sont classés
tous les matins et traités dans l'ordre suivant:
1) Les bills prêts pour une deuxième lecture sont lus, afin qu'ils
puissent être renvoyés aux cOlnités; mais, si lors de leur lecture,
il n'est fait aucune motion de les renvoyer à un COll1ité, ils sont
déposés sur la table et enrôlés sur la liste générale, pour être
repris à leur ·tour.
2) Après midi, sont soull1is à l'adoption les bills prêts à cet
effet.
3) Les rapports, dont la Chambre est saisie, et qui peuvent
(1) [III. HATS., 10~21. (2) [X. GREy,61.J
(3) HAIŒW" 136.
IX. GREY, 306, 406, et X, 133.]
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servir de base à un bill, doivent être exalninés, afin que le bill
puisse être lnis à l'ordre.
4) Les bills et autres affaires pendantes devant la Chambre et
non achevées à la précédente séance doivent être repris au point
où ils avaient été laissés, et continués, qu'ils aient été entrepris à
leur tour ou sur ordre spécial.
5) Ces matières étant" expédiées, il est suiyi, pour la préparation et l'expédition des affaires, l'ordre de la liste générale des
bills et autres doculnents, et chaque article est traité suivant le
rang d'ancienneté déterminé par la date de sa première introduction à la Chambre. Les rapports sur les bills ont la date
nIême de ces bills.
[Au Sénat, la distribution des affaires était, du temps de
Jefferson, établie dans l'ordre suivant :
1) Propositions antérieurement présentées.
2) Rapports des comités antérieurement entendus.
3) Les bills .de la Chambre des Représentants, et ceux intro_
duits sur autorisation spéciale, qui ont été lus une première fois,
sont lus une deuxième; et, s'ils ne sont pas renvoyés à un
comité, examinés (considered) dans le Comité de la Chambre
entière, et traités suivant le mode accoutumé pour les autres cas.
4) Après midi, les bills grossoyés du Sénat et les bills de la
Chambre des Représentants, en troisième lecture, sont soumis à
l'adoption.
5) Si les matières ci-dessus énumérées sont terminées avant
une heure, la liste générale des bills, comprenant ceux qui sont
l'objet d'un rapport par un comité après deuxième lecture et
ceux qui sont l'objet d'un rapport par un comité sur reo.voi,
est reprise, et l'ordre est ohservé suivant lequel ces bills ont été
. rapportés au Sénat par leurs comités respectifs.
6) A une heure, si aucune affaire n'est en cours, ou bien s'il
n'est fait aucune motion de procéder sur d'autres affaires, les
ordres spéciaux, en tête desquels figurent les affaires restées
inachevées la veille, sont appelés] .
N.-B. - Le classement est présentement établi COlnme suit par
les Règles VII, VIII et IX:
Règle
VII~
1. - Apl'ès la lecture du Pl'oces-verbal, le président communiqllera au Sénat les messages dll Président, les rapports
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et communications des chefs des Déparlements. executifs, les
azztres conznu.znications adressées au Sénat, les bills, résolutions conjointes et autres messages de la Chambre des Représentants dont l'examen n'a point été achevé le jour précédent
et qui l'estent Sllr la table. Le président les appellera dans
l'ordre suivant:
Présentation des pétitions et requêles.
Rapports des comités permanents el choisis .
Introduction des bills el résolutions conjointes .
Résolutions concurrentes ou autres.
TOlltes ces affaires seront accueillies et traitées dans cel
ordre, à moins que, pal' consentement unanime, il n'en soit
cmtrem.ent adonné.
2. - Jllsqu'à ce qLle l'achèvement des affaires du matin
ait eLl liell et ail été annoncé pal' le président, ou qu'il soit
llne heure, aucune motion de procéder à l'examen d'ull bill,
d'une résolution, d'un l'apport de conlié, ou autre sujet inscrit
à l'ordl'e du jour (calendar) ne sera admise pal' le président,
à moins de consentement unanime; auquel cas~ la 111.Otion.
ne sera pas sujette à amendement, el il sera slalllé sans débal
Silr les avantages du sujet proposé.
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3 el 4-. - Clauses relali "es à la matière des pétitions,
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i'j, -- Le président, et tOllt sénatelLr, peut, li n'importe
quel l11.oment, poser oa soumettre ail Sénat, llll bill Oll une
autre aff'aire envoyée all Sénat pal' le Président des ÉtatsUnis ou la Chambre des Représentants, et toute qllestion
discutée il ce même mom.ent sera suspendae à cet effet. Une
molion de ce genre sera décidée san:; débat .
Au Sénat.]
Règle VIII.
A la conclusion des afraires du m.atin pour chaque joUI', li.
moins que, SUI' motion, à Ull moment quelconqlle, il n'en ait
autrement décidé, le Sénat procèdera à l'examen de l'ordre
du jour (calendar) des bills et resolutions, et continllera
son examen jusqu'à 2 heures [Résol . du 10 août 1888J; les
bills et résolutions non combattus seront enlrepris dans leur
ordre, et chaqlle sénatellr aura le droil de parlel une fois
pendant cinq minutes seulement SUI' chaque question; les
oppositions pellvent se prodllire il tOllt moment des débats:
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�~IANUEL
DE PRATIQUE
PAHLEMENTAIHE
69
mais, SUl' motion, le Sénat peut continller son examen,. cet
ordre COI11.mencel'a immédiatement après l'appel des résollltions conCllrrentes et alltres, et il allra la priorité sur le~
affaires non terminées ct les alltres ordres spéciaux. TOlltefois si, nonobstant les critiqlles, le Sénat poursuit l'examen
d'une matière qllelconqlle, les dispositions précédentes relatives all débat ne s'appliqueront pas.
Toutes les motions présentées avant dellx heures de procéder à l'examen d'une affaire quelconque seront décidées sans
débat,
rAu Sénat.]
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Règle IX,
Allssitôt après que l'examen des affaires inscrites à l'ordre
du jom' (calendar) allxqlZelles il n'est pas fait d'opposition
est achevé, et à deux hellres mz plus tard, s'il n'y a pour ce
moment aUClln ordre spécial, l'ordre dlljoll], des ordres généJ'aux sera repris et pOllrsuivi dans son ordre, en commençanl
pal' l'affaire qui vient dans l'ordre dlZ tableau immédiatement après le dernier sujet traité. Dans ce cas, sauf en présence
d'une motion de s'ajozzrner, de procéder à l'examen des
affaires exécutives ou des qllestions de privilège, les matières
sllivantes seront toujozzrs à l'ordre comme motions privilégiées, savoir:
1°) Une motion de procéder il l'examen d'un bill d'appropriation ou de finance;
2°) Une motion de procéder à l'examen d'un autre bill de
l'ordre du jOllr, cette motion n'étant pas susceptible d'amendement;
3°) Une motion de laisser de côté le slljet cn cours,
laquelle aura pour effet, si elle est admise, de laisser ledit
sl~jet, sans préjudice, à sa place sm' l'ordre dujoZlr;
4°) Une motion de mettre cette affaire cl la fin de l'ordre
dujour.
Chacune des Jrzotions précédentes sera résolue sans débat,
aura la priorité dans l'ordre ci-dessus indiqué, et pourra
être considérée comme étant de la natZlre et jOllissant de tous
les avantages des questions d'ordre.
De cette façon nous ne perdons pas le tenlps à discuter ce que
nous devons entreprendre. Nous faisons chaque chose en son
temps et nous poursuiyol1s un sujet du commencelllel1t à la fin;
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70
nous débarrassons la Chambre des affaires, au fur et à mesure
qu'elles lui sont souril.Ïses, et nous évitons par là, jusqu'à un
certain point, leur immense accumulation à la fin de la session.
Ce classement toutefois n'est possible que pour les affaires
dont la Chambre est saisie. Une nouvelle affaire peut être proposée à la Chambre à un lnoment où aucune question ne lui est
_soumise. Ainsi en est-il des propositions originelles et des
rapports sur les bills; de mêIne pour les bills émanant de l'autre
Chambre, desquels la réception a lieu à n'importe quel nlOlnent,
et la première lecture aussitôt que la question pendante à la
Chambre est réglée; et aussi pour les bills introduits sur
autorisation, desquels la première lecture est faite atÎ mOlnent
même de leur présentation. Ainsi encore les messages de l'autre
ChaInbre concernant les amendements aux bills sont eXaIninés
aussitôt que la ChaInbre a épuisé la question en cours, à moins
que leur impression ne soit demandée en yue d'un eXaInen plus
sérieux. Des ordres du jour peuvent être annoncés, Inême
lorsqu'une autre question est soumise à la Chambre.
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XV. -
ORDRE.
Chaque Chambre peut faire elle-même son règlement (ihe
l'l.ZZes of ifs pl'oceedings); punir ses 111embres pour conduite
désordonnée et, expulser l'un d'eux, à la 111ajorité des deux tiers
des voix (1).
D'après le Speaker On slow, au Parlelnent « les exemples font
l'ordre ») (2). Mais, d'après Prynne, on ne peut appeler coutml1e
du Parlement ce qui n'a été fait que par un Parlement (3).
SECT.
XVI. -
ORDRE RELATIF AUX DOCUMENTS.
Le Clerk ne doit laisser enlever de la table, ni soustraire de sa
garde, nul procès-verbal, registre, compte ou écrit quelconque (4) .
. (1)
(2)
(3)
(4)
[Constit., art. 1, sect. 5.J
[II. HATS. , 237 .J
[1. GREY, 52.]
[II. HATS., 265, 266 . ]
�i\IANUEL DE PRATIQUE PARLEMENTAIRE
M. Prynne fut blânlé pour avoir, dans un Comité de-la Chambre entière, corrigé sans ordre et à l'insu du Comité, une erreur
•
commise dans un bill (1).
Un bill ayant disparu, la Chambre décida que tous ses menlbres établiraient et signeraient une protestation « devant Dieu
Tout-Puissant et cette honorable Chambre que ni moi, ni
personne à Ina connaissance n'a pris ou ne cache en ce moment
un bill intitulé ... etc.» (2).
Lorsqu'un bill a été grossoyé, il est renlis entre les l11ains du
Speaker, lequel ne doit l'abandonner à quiconque pour en
prendre connaissance (3).
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ORDRE DES DÉBATS.
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[Au Sénat.]
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XVII. -
Lorsque le Speaker est installé au fauteuil, tous les lnel11bres
doh~ent être assis à leur place (4).
Lorsqu'un membre désire la parole, il se lève, à sa place, tête
nue, et s'adresse, non point à la Chal11bre elle-mênle ou à un
Inenlbre en particulier, Inais au Speaker, qui l'interpelle par son
nom, afin que la Chambre sache qui parle (5). Mais les membres qui sont indisposés peuvent être autorisés à parler assis (6).
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71
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Règle XIX.
1) Quand un sénateur désire prendre la parole, il doit
se lever et s'adresser au président ,. il ne doit pas continuer
tant qu'il n 'a pas été reconnu; le président reconnaîtra le
sénateur qui s'adressera d'abord à lui. Dans le débat,
aUClln sénateur n'en interrompra un autre sans son
consentement; pour obtenir ce consentement, il s'adressera
d'abord au président. Aucun sénateur ne parlera plus de
(1) 1. CHAND. , 77.
(2) [V. GREY, 202.J
(3) TOWN . , col. 209.
(4) SCOB., 6. - [V. GREY,403J.
(5) SCOB., 6. - d'EwES , 487, col. 1 id. 108.J
(6) [II. RATS., 104. - 1. GREY, 143.J
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[II. RATS., 107 -
IV, GREY, 66 et VII
�72
THOMAS JEFFERSON
deux fois sm' toute question en discussion sans la permission du Sénat, lequel statuera SUI' ce point sans débat.
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4) Si un sénateur, pal' ses paroles ou autrement, viole le
règlenzent du Sénat, le président ozz tout sénateur quelconque peut le l'appeler Ct l'ordre,. quand un sénateur aura été
l'appelé à l'ordre, il s'assiéra et ne continuera pas sans l'alltorisation du Sénat qui, si elle est accordée, ne le sera que
SUI' promesse pal' ledit membre de continuel' selon le règlement. Cette motion sera résoille sans débat .
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S) Si un sénateur est l'appelé à l'ordre pOZZI' des paroles
prononcées au cours de la discLlssion, Slll' la · demande de
l'offensé ou de tout autre sénateur, les paroles répréhensibles
seront notées pal' écrit et lues à la table pour l'édification du
Sénat .
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Quand un melnbre se lèye pour parler, aucune question ne
doit être posée; il doit être entendu, à nloins que la-Chan1bre ne
s'y refuse (1).
Si deux ou plusieurs men1bres se lèvent à peu près en même
ten1ps pour parler, le Speaker détermine lequel s'est levé le premier, et il l'appelle par son non1; sur quoi celui-ci continue à
parler, à llloins qu'il ne s'asseye yolontaireillent pour céder son
tour à l'autre, Mais quelquefois la Chambre n'approuve pas la
décision du Speaker, auquel cas est posée la question « Quel
men1bre s'est levé le pren1Îer '? (2) »
Au Sénat des États-Unis ]a décision du président est sans
appel.
Aucun 111elubre ne peut parler sur le Inêlne bill plus d'une fois
le lnême jour, ni n1ême un autre jour si la discussion a été
ajournée. Mais, si le bill est lu plus d'une fois dans le n1êlne jour,
il peut prendre la parole une fois à chaque lecture (3), Un
changement d'opinion lnême ne donne pas droit d'être entendu
une deuxième fois (4).
(1) [IV. GnEY. 390, etV. id. 6, 1-13. J
(2) Seos. : 7. - d'EwES , 43-i, col. 1,2. - [II. HATs. , 106. J
Cpr. supra., Règle XIX: cl. l, Sénat.
,3) HAKE\\' .• li8. - SCOB. , 58. = [II. HATS., 103, 105, note
(-i) S~[YTH'S Cmlw., L" 2, c. 3. - AnCAN, PAUL. , 17.
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DE PRATIQUE
PARLE~lENTAIRE
73
Mais il peut être pennis à un membre de prendre de nouveau
la parole (1) : pour éclaircir un point de fait (2) ; - ou sinlplelnent pour s'expliquer sur une partie lnatérielle du discours (3),
- ou sur la forme on les termes de la question, à condition de s'en tenir uniquement à cet objet et de ne pas empiéter
sur le fond (4) ; - ou sur les Ordres de la Chambre, lorsqu'ils
sont violés, en s'en tenant à ce point seul et en n'empiétant pas
sur la matière elle-même (5).
Cependant, si le Speaker se lève pour parler, le lnelllbre ~ qui
est dehout doit s'asseoir, afin que le Speaker puisse être entendu
le prenlier (6). Au surplus, bien que le Speaker puisse, de droit,
parler sur les questions d'ordre et être entendu le prelnier, il lui
est interdit de toucher à un autre sujet, sauf le cas où il est nécessaire à la Chmnbre d'être instruite des faits qui sont il la
connaissance personnelle du Speaker, auquel cas celui-ci peut,
alors, avec l'autorisation de la Chambre, exposer le point de
fait (7).
Nul ne doit parler en mots impertinents, ou, en dehors de la
question, d'une façon superflue ou démesurée (8).
Nul ne doit parler Inal et d'inconYenante luanière des délibérations de la ChaIllbre, ni rappeler une résolution antérieure, il
moins qu'il ne yellille conclure son discours par une nlotion
d 'annuler cette résolution (9) ; néalunoins, tant qu'une proposition soumise à examen denleure en voie d'aboutir (in fieri),
nlême si elle a été rapportée par un comité, les critiques dirigées
contre elles ne sauraient être tenues ponr critiques de la
Chmllbre (10).
Personne ne doit, en parlant, désigner de son nonl un
lnen~!)re
(1) [Exceptions: 1° '''hat iS)lIlrlcl'stood hy a speaking; 2' What is understood hy the same qucstion . J
(2 ) [III. GREY, 357, 416 .J
3) [II. HATS., 104-.J
(4) et (5) MEMORIALS l;>l HAIŒw , 29, rn.
(6 , TOWN ., col. 205 . - i\h:;\IOlt . 1:-; HAKEW ., 30, 31.
(7) [III . GrlEY , 33. J
(8) Scou, 31 , 33. - HALE PABL . , 133. - [II. Hus , 230, 233 note ~ .1
(U) HUSHW., p. a, v. 1, fol. J2.
(10) [IX. GREY , 508 .J
�74
THOMAS JEFFERSON
présent; sont adnlÎses seuleIllent la désignation par le sIege
[circonscription électorale dans la Chan1bre] ou l'indication qu'il
s'agit du membre qui vient de parler, qui a parlé en sens
contraire sur la question, etc. (1); - ni non plus s'écarter du
sujet pour attaquer la personne d'un Inembre détenlliné (2) par
des IllotS, injures, railleries ou incivilités (3). Les conséquences
d'une mesure peuyent être réprouYées en tern1es sévères; n1ais
c'est faire des personnalités, contrairement à l'ordre, que d'incrinlÎner les n10tifs donnés par ceux qui se font les défenseurs de
cette mesure. Le Speaker çloit retenir quiconque disgreditul' a
maleria ad peJ"sonam (4).
Personne ne peut interron1pre le discours d'autrui en sifflant,
en toussant, en crachant (5), en parlant à haute voix ou à yoix
basse à autrui (6). Personne ne peut non plus se tenir debout
pour interronlpre celui qui parle (3), ni passer entre lui et le
Speaker, ni se pron1ener à h'ayers la Chambre (8), ni prendre
des livres ou documents sur la table, ni y écrire (9).
Néanllloins, si la Chambre n'est pas du tout disposée à écouter
un de ses membres, dont elle essaie de eouvrir la voix par des
conversations ou tout autre bruit, ce membre n'a rien de mieux
à faire que d'accéder au désir de la Chambre et de s'asseoir; car
il est très rare que la Chan1bre se rende coupable sans raison
sérieuse d'un n1auvais procédé de ce genre, ou qu'elle n'écoute
pas un membre lorsqu'il dit des choses dignes de son attention (10).
Si des appels répétés n'établissent pas. l'ordre, le Speaker peut
désigner par son non1 le melllbre qui s'obtine à persévérer dans
sa conduite irrégulière (11); sur quoi la Chambre peut ordonner
MEM. IN HAKEW .} 3 ; - SMYTH'S COMW. , L. 2, c. 3 .
SeoB., 31. - HALE PARL., 133. - [II. HATS. , 231, 1'1*.J
SMYT'HS COMW., L., 2, c. 3.
[Ordo Comm., 19 avril 1604. II. HATs., 230.J
SeoB , 8. - n'EwEs, 332, col. 1 ; 640, col. 2.
[VI. GHLY , 332. J
SeoB., 6. - n'EwEs, 487, col. 1.
(7) TOWN., col. 205. - MEM. IN HAIŒW., 31.
(8) SeoB., 6. - [II. HATS. , 236.J
(9) [II. BATS., 236.J
(10) [II. HATS., 106.J
(11) [II. HATS., 231. J
(1)
(2)
(3)
(4)
(5)
(6)
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DE PRATIQUE PARLEMENTAIRE
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audit lnenlbre de se retirer. Celui-ci doit alors être entendu dans
ses défenses, puis se retirer. Le Speaker expose ensuite l'offense
commise, et la Chambre examine quelle punition elle veut
infliger (1).
Sur les cas de bagarres et de luttes dans la Chambre des
Conllnunes, et la manière de procéder dans ces cas, les auteurs
se sont expliqués et doivent être consultés (2).
Quand des paroles vives ont été échangées ou qu'une luUea
eu lieu entre lnembres, la Chambre, pour la protection de ses
lnembres, leur demande de déclarer, de leur place, qu'ils ne
donneront aucune suite à leur querelle (3), ou leur ordonne de
s'en remettre au Speaker qui règlera leur différend et fera
rapport à la Chalnbre (4); - et, s'ils refusent, ou bien jusqu'à ce qu'ils aient pris l'engagelnent dont s'agit, ils sont mis
en état d'arrestation (5).
Les paroles offensantes ne doivent pas être relevées avant que
leur auteur ait achevé son discours (6). A ce lllOInent, la personne qui proteste contre elles et qui désire les voir notées par
le Clerk à la Table doit les répéter. Le Speaker peut alors
ordonner au Clerk de les consigner dans ses minutes; mais, s'il
ne les juge pas offensantes, il diffère son ordre. Si la réclamation
devient, au sein de la Chambre, assez générale, il donne l'ordre
au Clerk de noter ces paroles, telles qu'elles sont rapportées par
celui qui proteste. - Elles fOrInent alors une partie des minutes;
lorsqu'elles sont lues à l'offenseur, celui-ci peut contester qu'elles
soient ses paroles lnêmes, et la . Chambre doit trancher ce point
par une question, Le membre peut alors les justifier, expliquer
dans quel sens il s'en est servi, ou faire des excuses. Si la
Chambre se trouve satisfaite, aucune autre procédure n'est
nécessaire. Mais, si deux membres persistent à réclamer l'avis
de la Chainbre, l'auteur desdites paroles doit se retirer avant
(1) [II. HATS. , 231, 234 note *, 238.]
(2) [III. GREY, 128 ; IV. 328 ; V, 382 ; VI, 254 ; X, 8 .1
(3) [III. GREY , 128, 293 ; V, 280.J
(4) [III. GREY, 419.J
(5) [IX. GREY, 234, 312.J
(6) [V. GREY, 356 ; VI, 60. - HATS., 268 note *, et 272 .]
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THO~JAS
JEFFERSON
que la question ne soit posée, et la Chambre est consultée (1).
Lorsqu'un Inembre a parlé, ou que la ChaInbre s'est occupée
d'autres affaires, après que les paroles offensantes ont été prononcées, celles-ci ne peuvent plus donner lieu à la censure. Cette
règle est édictée dans un but de sécurité comnlune~ et pour
éviter les confusions qui pourraient se produire si les paroles
n'étaient point notées immédiatement. Autrefois, elles pouvaient
l'être le Inênle jour, à n'inlporte quel Inoment (2).
Les paroles offensantes prononcées dans un comité doivent
être consignées par écrit, conune à la Chambre; mais, aux fins
de blânu', le comité ne l~ ent qu'en faire l'apport à la Chambre (3).
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[Au Sénat ..]
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V. infra,
SECT.
XIX, Règle XIX , d . 2 et 3.
Au Parlelnent, il est contre l'ordre de parler irrévérencieusement, ou séditieuselnent, du roi (4).
C'est violer l'ordre qu'indiquer, au cours de la discussion, ce
qui a été dit sur le même sujet dans l'autre Chambre, ou quels
y ont été les yotes particuliers ou les majorités; en effet, l'opinion de chaque ChaIl1bre doit se former en toute indépendance,
et ne doit pas être influencée par les délibérations de l'autre; or,
les indications dont il s'agit peuvent avoir pour effet de conduire
ü des malentendus entre les deux Chambres (5).
Aucune des deux ChaIllbres n'a pouvoir sur les membres ou
les fonctionnaires de l'autre; elle doit se plaindre d'eux il la
ChaInbre à laquelle ils appartiennent et laisser à celle-ci le soin
de les punir. Lorsqu'une plainte se produit au sujet de 1110tS
déplacés prononcés par un nlell1bre de l'autre Chanlbre, un châtÎlnent est difficile à obtenir, à cause des règles qui sont relathres
à la consignation inlmédiate des paroles et ont paru d'une observation nécessaire pour la sécurité des membres. C'est pourquoi
(1) [II. HATS. , 269, - IV, GREY , 170; VI, 59. J
(2) MEM. IN HAIŒW., 71. -- [II. HATS. , 265 , 269 note *.--=- III. GREY, Ml' etIX
514 .J
(3) [VI. GREY , 46 ,J
(4 ) SMYTH'S Cmnv. , L , 2, c, 3. - [II. BATS" 235, notes et ~. J'
(5) [VIII. GREY, 22. J
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�~IANUEL
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DE PRATIQUE
PARLE~IENTAIRE
77
la Chambre, et plus spécialement le Speaker, a le deyoir d'intervenir sur le champ et de ne point laisser passer sans les ~relever
les expressions susceptibles de n10tiver une plainte de l'autre
Chalnbre ou donner lieu entre les deux Chambres à des procédures ou nllüuelles accusations qui ne pourraient qu'avec peine
être tenninées sans difficultés et sans trouble (1).
Aucun lllembre ne peut assister à la discussion d'un bill ou
d'une autre affaire dans laquelle il est intéressé, et, tant qu'il ne
s'est pas retiré, nul autre n1elllbre ne peut, quant à ces objets,
prendre la parole.
Il est de règle, si du rapport d'un comité ou de l'examen des
témoins dans la Chambre, il résulte une charge contre un
Inembre, que celui-ci, COlunle il sait sur quels points il doit fair e
porter sa défense, soit entendu sur ces points avant qu'une question ne soit proposée ou décidée contre lui. Il doit donc être
entendu, et se retirer avant qu'une question quelconque ne soit
proposée. Si c'est la .question elle-mênle qui constitue le grief,
comme il arriYe dans les cas de dolation de l'ordre ou d 'affaire
née au cours de la discussion , le grief doit être exposé (c'est-àdire la question proposée), et le Inembre doit d'abord èlrc
entendu, puis se retirer (2).
Tout melnbre doit se retirer lorsqu'un bill ou une question
touche à ses intérêts pri yés. Bien Illienx, chaque fois que cet
intérêt est apparu, la voix de l'intéressé a été défalquée des votes
nlême déjà émis. Dans un cas si contraire, non seulenleilt aux
lois de · la décence, Inais encore au principe fondamental du
pacte social, qui défend à quiconque d'ètre juge dans sa propre
cause, il y ya de l'honneur de la Chmnbre d'observer strictelnent
cette règle pratiquée depuis un temps inlluélnorial (3).
Nul Inelnbre ne doit entrer dans la Chalubre la tête couvcrtc,
ni aller d'une place à une autre avec son chapeau sur la tête, ni
Inettre son chapeau en entrant ou en paI~tant" tout autant qu'il
n'est point assis à sa place (4) .
(1) [Ill. H . . TS ., 73. J
,2 [II. HATS., 167 note", nO .J
(3 ) [YI. GnEY, 328 - II. HATS., 167. J
(4)
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6.
�78
THOMAS JEFFERSON
Une question d'ordre peut être ajournée pour pernlettre la
recherche des précédents (1).
Au Parlement, toutes les décisions du Speaker peuvent être
contrôlées par la Chambre (2).
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Règle XXXV.
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ORDRES DE LA CHAMBRE.
La porte de la Chalubre doit obligatoirement rester ouverte,
nlais elle doit être gardée par les portiers ou les Sergents d'arnles
préposés à cette garde (3).
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XVIII. -
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SUI' une motion faite et appuyée de fel'mel' les portes du
Sénat pOlll' la discussion de toute affaire qui peut, à l'avis
d'un sénateur, réclamer le secret, le président ol'donnera
l'évacuation des galeries, et les pOl'tes l'esteront fermées pendant la discussion de celle motion.
Le cas où un melnbre demande l'exécution d'un Ordre permanent de la Chambre est le seul où il puisse insister sur n'inlporte
quel point. En effet, conlme il est déjà intervenu une résolution,
toute personne a le droit d'insister pour que le Speaker ou tout
autre officier chargé de son exécution la fasse exécuter, et aucune
discussion ne peut avoir lieu, ni aucun délai être accordé à ce
sujet. Ainsi, s'il existe un ordre à ce sujet, tout membre a le
droit de faire évacuer la Chalnbre ou les galeries, ou de faire
décider par la Chalnbre si le quorunl est ou non atteint (4). Pour
savoir jusqu'à quel point un ordre est obligatoire, on consultera
les auteurs (5).
Mais, lorsqu'est intervenu un ordre de s'occuper d'une affaire
spéciale à un jour déterminé, la question, lorsque cette affaire
est appelée, doit être posée de savoir « Si la Chanlbre veut l'examiner de suite ». Lorsque les ordres du jour portent sur des
(1) [11. HATS., 165.J
(2) [III. GREY, 319.J
(3) [II. HATS., 165 note
(4) [II. HATS.,187, 195.J
(5) HAKEW., 392,
+.]
�MANUEL DE PRATIQUE PARLEMENTAIRE
79
matières d'importance ou de grand intérêt, la discus,sion ne doit
pas être entamée jusqu'à l'heure où la Chambre est ordinairement au cOlllplet [c'est-à-dire midi pour le Sénat].
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Règle X.
1) Toute matière peut être transformée en ordre spécia 1
par un vote des deux tiers des sénateurs présents; lorsqu'est
arJ'Ïvé le moment ainsi fixé pour son examen,.le président
doit la soumettre au Sénat, à moins qu'il ne l'este des affaires
inachevées du jour précédent ; et si finalement elle n'est pas
terminée ce jour-là, elle prendra place Sl1r l'ordre du jour
(calendar) des ordres spéciaux, dans l'ordre du moment où
elle est devenue spéciale, à moins que, par l'effet d'un ajournement, elle ne devienne une affaire en suspens.
2) Lorsque deux ou plusieurs ordres spéciaux auront été
faits pour le même moment, ils auront la priorité suivant
l'ordre dans lequel ils auront été séparément fixés, et cet
ordre ne pourra être changé que pal' décision du Sénat,
Toute motion de l1wdifiercet ordre, ou de passel' à l'examen
d'autres affaires, sera résolue sans débat.
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[Au Sénat.]
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Les ordres du jour peuvent être l110difiés à tout llloment, et
un nouveau peut être établi pour un autre jour (1).
Lorsqu'une session touche à sa fin, et que tous les bills inlportants sont présentés, la Chambre, pour en enlpêcher l'interruption par des bills sans importance, prend quelquefois la
résolution qu'aucun nouve~u bill ne sera introduit, sauf le cas
où il lui serait renyoyé par l'autre Chambre (2) .
Tous les ordres de la Chambre cessent de produire leur effet
avec la session ; aussi toute personne arrêtée en exécution
d'ordres selublables peut, à la clôture de la session, être élargie .
par l'effet d'un habeas corpus (3).
L'autorisation de fixer les règles de ses délibérations donnée à
chaque Chambre par la Constitution n e yise que les cas (légis(1) [III. GREY, 48,313. J
(2) [III . GREY, 156. J
(3) RAUl. , 120.- Parliament, 1 Ley. 165 ., Piichal'cl's Case .
�80
latifs, exécutifs et judiciaires) qui sont soumis par la Constitution, et qui se rattachent ou sont nécessaires à -l'exécution
desdites règles. Mais quelquefois des ordres ou des résolutions
sont insérés dans les procès-verbaux, qui n'ont aucun rapport
avec les cas ci-dessus visés ; ainsi en est-il ùe l'acceptation
d'invitations à se rendre à des services religieux, de prendre part
à des processions, etc.... Il ne faut considérer ces ordres et
résolutions que comme facultatifs pour ceux qui veulent participer à la cérémonie, et, par conséquent, conlme à tort insérés
dans les comptes rendus (records) de la Chambre.
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XIX. -
PÉTITION
(1).
Une pétition delnande quelque chose. Une remontrance ne
contient aucune prière (2).
Les pétitions doivent être signées par les pétitionnaires (3), il
lllOins que les pétitiollnaires ne soient présents, ou incapables
de signer, et que les pétitions ne soient certifiées par un
nlelnbre (4). Pourtant, sur une question, le Sénat reçut
(14 nlars 1800) une pétition qui était non signée, lnais qui,
d'après l'affirmation du n1en1bre qui la présentait, avait été écrite
tout entière de la lnain du pétitionnair~, dont le nOll1 se trouvait
inscrit au commencement. Il est nécessaire, si la demande en
est faite, qu'un membre, ou une personne étrangère à la Chambre,
certifie qu'il connaît l'écriture du pétitionnaire (5). La pétition
doit être présentée par un nlelnbre, - non par le pétitionnaire,
lequel doit l'ouvrir, en la tenant à la lnain (6).
(A suivre).
\,1)
(2)
(3)
(4)
(5)
(6,
[II. HATS. , 153, 188, ct III (On matters of supply), 226-243. ]
[1. GitEY, 58. ]
Scon., 87. - [IX. GREY , 362. - II. HATS., 1û3.]
[III. GHEY, 418!]
[VI. GREY, 36.]
[X. GHEY , 57.J
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Annales de l'Ecole de Médecine
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Le Directeur-Gérant: Michel
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rue Venture,
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CLERC.
�TABLE DES MATIÈRES
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Pages
(Joseph Delpech) . .................... . .... . .
3-32
Avis sur les Notes et abréviations.. . ............... . ..... .
33,34
AVANT-PROPOS
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Manual of parliamentary practice :
Préface de Jefferson ... ................. '" " . ' ....... .
Somn1aire ........................ . .... . ........... .
Sections 1 à LIlI ....... . ............ " .............. .
Index alphabétique. . . . .. . . .. . .-. . , ................ .
35-37
39
41-158
159-173
Appendices. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .. . ..
I. Règlement du Sénat des États-Unis ............... .
II. Règles de procédure et pratique d~ Sénat siègeant
dans les procès <l'impeachment. . . . . . . . . .. . ....
175
176-189
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PDF Text
Text
50 àM
NNALES
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DES
Facultés de Droit et des Lettres
D A I X
1905 - n° 3
Lettres
Tome I
N° 3
JT
■u_illet-Seîpteixx]or'e ±905
( LETTRES)
m
PARIS
MARSEILLE
F O N T E MOIN G, É D I T E U R
4, Rue Le GofF, 4
IMPRIMERIE BARLATIER
19, Rue Veuture, 19
1905
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DES
Facultés de Droit et des Lettres
D A I X
Tome I
N° 3
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( LETTRES)
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PARIS
MARSEILLE
F O N T E MOIN G, É D I T E U R
4, Rue Le GofF, 4
IMPRIMERIE BARLATIER
19, Rue Veuture, 19
1905
�SOMMAIRE I
Michel CLERC. — Éludes critiques sur la campagne de
C. Marius en Provence .................
Hors texte. — Carte générale du théâtre des opérations.
Léopold CONSTANS. — Mistral et son œuvre........................
ABONNEMENTS
France...........................................................................
10 francs
Union p ostale.............................................................
12
Un fascicule sép aré.....................................................
—
3 —
�ÉTUDES CRITIQUES
SUR LA CAMPAGNE
DE C. MARIUS EN I»RO
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Pai’ M icliel C L E R C
l»KELIMh\A]KES
J ’en (reprends, après bien d’aulres, d’éludier une question qui
a déjà été étudiée tant de fois qu’elle peut paraître épuisée. C’est
qu’il m’a semblé, après un examen minutieux et des lextcs
anciens et de la topographie, qu'aucun presque des multiples
problèmes qu’elle pose n’a reçu encore de solution vraiment
satisfaisante. D’une pari, les auteurs d’histoires générales, outre
qu’ils ne peuvent entrer suffisamment dans le détail, ignorent
naturellement la topographie locale ; d’autre part, les érudits
provençaux, soit ceux des siècles derniers, soit même les plus
récents, ne connaissent pas toujours les textes anciens autant
qu’il le faudrait, et surtout, je n’aurai que trop l’occasion de le
montrer, leurs appréciations et leurs hypothèses sont la plupart
du temps viciées par un esprit systématique de patriotisme ou
d’amour-propre local mal placé, avec lequel le véritable esprit
scientifique n’a rien à voir. Je ne veux pas dire, loin de là, que
leurs travaux soient négligeables : il y a au contraire beaucoup
à en tirer, et je ne manquerai pas de le faire, cl d’exposer,
à propos de chaque question, leur opinion, en disant, s’il y a
lieu, pourquoi je ne la partage pas.
�96
MICHEL CLEÎIC
1. — L ’a r r i v é e i i e s B a r b a r e s .
Il esl nécessaire, tout d’abord, de rappeler, le plus brièvement
possible, les évènements des années précédentes, depuis le début
de l’invasion des bandes barbares (1).
En l’année 113 avant notre ère, les Romains, mailles et de la
Macédoine et de la Narbonnaise, et depuis lors en contact avec
les populations remuantes des Alpes à l’Est et à l’Ouest de
l'Italie, avaient entrepris contre elles une série d’opérations
pour assurer leurs nouvelles frontières. Peu à peu, ils avaient
été amenés à s’avancer jusqu’à la région du Danube, où ils
se heurtèrent à un peuple nouveau, les Cimbres et les Teutons,
tribus d’origine germanique, venues, pour des causes encore
obscures, des bords de la Baltique. Ces tribus, qui d’abord
avaient marché droit devant elles, du Nord au Sud, une fois
parvenues dans la région du Danube, avaient tourné à l’Ouest.
La première rencontre avait été néfaste pour les Romains : le
consul Papirius Carbo avait été battu et mis en déroule près de
Neumarkt en Carinlhie. Les barbares ne songèrent point
d’ailleurs à profiter de leur victoire pour envahir l’Italie, ce qui
montre bien qu’elle n’était point an début le but qu’ils se propo
saient. Ils reprirent leur marche à l’Ouest, grossis clc deux
tribus gauloises helvétiques, les Tigurins et les Toygènes, et
tous ensemble débouchèrent, quatre ans après, en Gaule, par le
passage du mont Genèvre. Le consul M. Junius Silanus, qui
essaya de les arrêter, on ne sait trop où, fut battu en 109, et
toute la Gaule fut inondée par les envahisseurs, qui se portèrent
pourtant de préférence sur les régions de l’Ouest et du Nord,
où les Belges seuls firent une belle résistance.
Le Sud demeure intact jusqu’en 107, où les Helvètes battent
et tuent le consul L. Cassius Longinus en Dauphiné. Mais, même
à ce moment, si la Province est traversée par les barbares, elle
(i) Je me borne à renvoyer aux histoires générales) Mommsen, Duruy.
�MARIUS EN PROVENCE
97
ne semble pas avoir élé occupée par eux : on voit, en cfl'et, en 106,
le consul Q. Servilius Cœpio aller jusqu’à Toulouse, à l’extré
mité de la Province, pour s’assurer de la fidélité de la région, où
l’approche des barbares avait suscité un mouvement inquiétant
pour Rome. Mais enfin les barbares, après avoir ravagé toute la
Gaule, commencent à refluer vers la Province : aussi y a-L-il là,
en 105, deux armées romaines, l’une sous les ordres de Cœpio
qui est resté comme proconsul, l’autre sous ceux de Cn. Mallius
Maximus, un des deux consuls de l’année. Ces deux armées sont
à cheval sur le Rhône, probablement à la hauteur d’Orange. Un
legatus romain , M. Aurelius Seaurus, est défait dans une
première affaire ; puis le consul et le proconsul sont battus à
leur tour ; leur défaite, due cn grande partie à la mésintelligence
qui régnait entre eux, amène la destruction presque complète
de leurs armées, le 6 octobre 105 ; 60.000 Romains au moins
périssent.
Cette fois, rien ne protège plus l’Italie, si ce n’est un nouveau
caprice de ces hordes vagabondes, Elles disparaissent en effet de
nouveau, pour ne plus reparaître sur le Rhône qu’en 102, c’està-dire trois ans plus tard. Nous ne savons rien sur ce qui s’est
passé durant ces trois années, si ce n’est que nous constatons
un nouveau changement dans la direction que vont prendre les
barbares, et une séparation qui s’opère parmi eux: les Cimbres,
après avoir dévasté le pays compris entre le Rhône et les Pyré
nées, passent en Espagne, d’où ils finissent par être expulsés par
les Celtihériens ; ils rentrent alors en Gaule, où ils rejoignent
les Teutons.
Où s’est opérée cette jonction? Depuis la bataille d’Orange, il
faut admettre forcément, quelque étrange que la chose paraisse,
que les Teutons avaient rebroussé chemin, puisque Marins à
son arrivée, et pendant plus de deux ans, ne trouva personne
devant lui. C’est donc que les Teutons avaient de nouveau
envahi la Gaule centrale et occidentale, et peut-être poussé
jusqu’à l’extrême Nord. C’est ce que semble prouver un épisode
rapporté par César (1), qui explique ainsi l’origine du peuple des
(1) B. G. II, 28, 4.
�98
MICHEL CLERC
Adualici, établi de son temps sur la Sambre: « Ce souL des
descendants des Cimbres et des Tentons, qui, lors de leur
marche sur la Province et l’Italie, laissèrent en deçà du Rhin
les bagages qu’ils ne pouvaient emporter avec eux, et en
confièrent la garde à six mille d’entre eux qu’ils laissèrent là.
Après le désastre de leurs frères, ceux-ci furent pourchassés par
leurs voisins, tantôt attaqués, tantôt attaquant, et finirent par
faire la paix, et par s’installer définitivement là, du consente
ment de tous. »
Or, ces Aduatuques étaient dans le pays des Belges, c’est-à-dire
des seuls Gaulois qui eussent opposé aux barbares une résis tance
énergique. Il est donc évident que leur établissement n’a pu se
faire et durer qu’à la suite d’une convention conclue avec ces
Belges. On peut supposer qu’à ce prix tout le reste des bandes
s’engagea à évacuer définitivement le territoire belge. Et c’est
sans doute à partir de ce moment que les barbares prirent le
parti de se diriger enfin vers l’Italie, seul pays encore intact.
Celle résolution d’abandonner tous les impedimçnla semble
indiquer une décision définitive, prise en commun, à savoir la
marche sur l’Italie. Ayant dévasté successivement l’Allemagne
du sud, la Gaule et l’Espagne, et n’ayant pu s’établir nulle part,
les barbares comprennent qu’il faut frapper en Italie un coup
décisif.
La question la plus obscure, c’est de savoir où Cimbres et
Teutons se sont réunis. Le seul texte qui s'y rapporte est un
passage de l’Epitome de Tite-Live ((37), que voici: Cimbri....
reuersiqae in Gallican bellicosis se Tentonis conjiinxerunt. Le mot
bcllicosis n’offre évidemment pas de sens satisfaisant, et doit
être une mauvaise leçon des manuscrits. On a proposé de le
remplacer, soit par Veliocassis (Rouen), soit par Baiocassis
(Bayeux), soit enfin par Bellovacis (Beauvais): dans les trois
cas, ce serait toujours dans le pays des Belges, ou tout près de
là que se serait opérée la jonction. Et en effet, César dit que les
Cimbres aussi bien que les Teutons ont participé à la fondation
de la tribu des Aduatuques. C’est-à-dire que les Cimbres, reve
nus d’Espagne, auraient de nouveau traversé toute la Gaule, du
�MARIUS EX PROVENCE
99
Sud au Nord. Si surprenante que la chose nous paraisse, il 11e
l'aul pas oublier que, pour eux, les distances 11e comptaient
guère : ils étaient habitués depuis des années déjà à la vie
nomade et, n’ayant pas de but précis, jamais pressés d’arriver.
En somme, tout cela demeure très obscur; il en est de même
pour le sort de la Province après la bataille d’Orange. Que
devinrent les établissements romains d’Aix, de Narbonne, de
Toulouse, les trois seuls existant alors? Les barbares, certaine
ment, étaient tout à fait inexpérimentés dans l’art des sièges, et
César (1) nous montre les Gaulois réfugiés, pendant la tour
mente, dans les oppida. Il est probable que les castella romains
résistèrent, au milieu des campagnes dévastées.
Un fait certain, c’est la terreur qui s’empara des Romains,
pour la première fois depuis l’explosion de cette guerre. Jusquelà, elle paraît avoir produit peu d’effet sur l’opinion publique:
on était habitué à Rome, depuis les affaires de Macédoine, aux
guerres débutant par des défaites. Mais le désastre d’Orange
avait ouvert les yeux: il n’y avait plus d’années ni dans la
Province ni en Italie. « La terreur à Rome fut grande, dit
Eu trope, aussi grande au moins qu’au temps d’Hannibal lors des
guerres puniques : on craignit une seconde prise de Rome par
les Gaulois. » Et Orose: « Ce n’est pas seulement le deuil qui fut
alors extrême à Rome, mais la crainte : 011 vo}'ait déjà les
Cimbres franchissant les Alpes et détruisant l’Italie. » En réalité,
la situation était grave, car les soldats commençaient à man
quer. Déjà après la défaite de Silanus, on avait éprouvé pour les
enrôlements de telles difficultés, que le Sénat avait provoqué
l’abrogation des lois, dues à l’initiative de C. Gracchus, qui limi
taient la durée du service militaire. D’autre part, un sénalusconsulte abrégea, comme après la bataille de Cannes, la durée
du deuil ; on fil jurer à tout Italien valide qu’il 11e quitterait pas
l’Italie, et l’on envoya dans tous les ports l’ordre d’interdire
d’embarquer les hommes au-dessous de trente-cinq ans.
Tout cela montre bien, et la grandeur du danger, et la cons(1) B. G. VII. 77, 12
�ion
MICHEL CLERC
cicnce que l’on en avait. Mais, d’autre part, ces défaites réitérées
eurent sur la politique intérieure le plus fâcheux contre-coup.
Depuis les Gracques, Rome est divisée en deux partis, les nobles
et les populares. La noblesse l'emporte depuis qu’elle a fait tuer
C. Gracchus ; mais le parti populaire, incapable encore, quoique
le plus nombreux, de ressaisir le pouvoir, guette toutes les
occasions de se venger : à chaque défaite nouvelle, il intente
une accusation aux généraux, issus de la noblesse, et qui n’ont
que trop fait preuve d’incapacité.
Successivement, Carbon, Popilius Loenas, le lieutenant de
Cassius Longinus, Junius Silanus, enfin Mallius et Cœpion,
furent décrétés d’accusation, et furent condamnés, ou bien
s’exilèrent avant le jugement.
La situation est donc très troublée, à l’extérieur et à l’intérieur.
El la guerre des Cimbres a une bien autre importance que la
guerre de Jugurtha, qui, en 105, vient de finir, et à laquelle
cependant les Romains ont porté beaucoup plus d’intérêt.
Jugurtlia, même vainqueur, n’aurait enlevé aux Romains qu’une
province ; les Cimbres menaçaient, comme Hannibal, l’Italie et
Rome même. Aussi Marius, vainqueur de Jugurtlia, ne reçut-il
que les honneurs ordinaires du triomphe, tandis que Marius,
vainqueur des Teutons et des Cimbres, fut surnommé le nou
veau Romulus, le second fondateur de Rome, et qu’on lui offrit
des libations comme à un dieu.
En fait, celte guerre fit de Marius le personnage le plus en vue
de la République. S’il avait eu les talents politiques de César, il
aurait fondé, cinquante ans avant lui, la dictature à son profit.
Comme lui, il eut à sa disposition une armée qui lui était entiè
rement dévouée, à cause des victoires qu’il avait remportées à
sa tête ; mais il n’osa pas ou 11e sut pas s’en servir.
Telle était la situation au moment où va s’ouvrir la campagne
décisive contre les barbares. Il fut heureux pour Rome que Cim
bres et Teutons, après la bataille d’Orange, eussent rebroussé
chemin ; la guerre de Jugurtlia durait encore et retenait Marius,
alors le seul homme de guerre en vue. Mais, celte année même, il
parvenait, grâce à son lieutenant Sylla, à prendre Jugurtha, ce
�iMARIÜS EN PROVENCE
101
qui mit fin à la guerre, et il put accourir en Gaule, où il fut
prorogé clans le consulat, contrairement à la loi, cinq ans de
suite, de 104 à 100 ; cela montre mieux que tout la gravité du
danger, et à quel point l’on avait besoin de lui.
�102
Mic.iircr, ci.Kiu:
2. — L es
antécédents de
M a r ie s .
La vie de Marins comprend deux parties bien distinctes : sa
carrière militaire, sa carrière politique. El il n’a joué de rôle
politique qu’à cause des succès militaires qui firent de lui un
homme en vue. Non pas, bien entendu, qu’il n’ait rempli, dans
la première partie, que des fonctions militaires ; on sait qu’à
Rome, sous la république, carrière civile et militaire ne font
qu’une : les magistrats suprêmes, les consuls, sont à la fois les
chefs de l’administration civile et les généraux en chef, et il en
est de même, dans les provinces, pour les prêteurs. MaisMarius,
même une fois arrivé aux magistratures, s’il appartint bien à
un parti, ne fit guère, comme nous dirions, de politique, et
n’aspira pas à jouer dans la République de rôle personnel et
extra légal. Il ne devint chef de parti précisément qu’après la
guerre des Cimbres, et à cause de la popularité qu’elle lui avait
value. C’est donc cette première partie de sa vie, sa carrière
militaire, qui seule nous intéresse (1).
Marins était né en 156 à Arpinum ou près d’Arpinum, dans le
Latium, de parents, non sans doute pauvres, comme on l’a dit
sans preuves, mais à coup sûr obscurs. C’était non seulement
un plébéien, dont la famille paraît avoir été cliente de la famille
noble Herennia, mais ce que l’on appelait alors un homme
nouveau, c’est-à-dire dont aucun ascendant n’était encore parvenu
aux charges de la cité. Il passa sa jeunesse à Arpinum, et n’alla
à Rome que tard ; il fut élevé dans les vieilles mœurs romaines,
en campagnard, rompu à toutes les fatigues et à tous les travaux
corporels, mais étranger à toute culture intellectuelle.
Il fit ses premières armes en Espagne, sous Seipion Emilien,
dans la seconde guerre d’Espagne, celle qui se termina p arla
prise de Numance, en 136. Ces débuts de sa carrière demeurent
d’ailleurs obscurs ; nous savons qu’il fut tribun des soldats,
charge qui était alors conférée par le peuple, et non plus par les
1) Plutarque, Vie Uc Marins, et Salluste, Jugurtha, passim.
�MARIES F,N PROVENCE
consuls. On la réservait généralement aux jeunes gens de
grandes familles, qui commençaient par là leur carrière poli
tique. A ceux qui n’appartenaient point à l’ordre sénatorial, il
conférait le rang de chevalier. Par contre, on exigeait certaines
garanties ; il fallait avoir fait un certain nombre de campagnes
en qualité d’olïicier subalterne. Il est donc certain que Marins,
homme nouveau, avait déjà servi, comme simple soldat, puis
comme centurion, sans doute en Espagne même; sa conduite
avait attiré sur lui l'attention de son général, qni le recommanda
à Rome.
S’il faut en croire Plutarque, c’est un mol de Scipion qui
aurait poussé Mai ins à entrer dans la carrière des honneurs. En
fait, il était superstitieux ; mais, de l’année 133 au moment où il
brigua sa première magistrature, il ne s’écoule pas moins de
quatorze ans, pendant lesquels nous ne savons ce qu’il devint, si
ce n’est que, d ’après l'inscription de Rimini qui relate loulé la
carrière, le cursus honorum de Marins (1), il fut membre du
collège des Augures. En 119, il fut élu tribun de la plèbe,
grâce, dit Plutarque, à l’appui de Caecilius et de Metellus, dont
la famille avait toujours protégé la sienne. Mais il avait dû for
cément commencer par exercer la questure, et, pour pouvoir
briguer cette charge, il fallait faire preuve de dix ans de service
militaire. Comme on commençait ce service à dix-sept ans, cm
ne pouvait briguer la questure avant vingt-sept, ni l’exercer qu’à
vingt-huit ans. Marins, né en 156, n’a donc pu être questeur
avant 128, mais peut-être ne l’a-l-il été que plus tard. De plus,
entre l’exercice de la questure et celui du tribunal, il devait
réglementairement s’écouler deux ans : Marins y a mis beaucoup
plus de temps ; c’est-à-dire que sa carrière a été lente, comme il
arrivait généralement pour les hommes nouveaux.
En 119, donc, il est tribun de la plèbe. Son tribunal fut
marqué par une loi, présentée par lui, et qui tendait à réprimer
la brigue dans les élections, au moyen de mesures qui visaient
à détruire l’influencé des nobles. Plutarque lui prête à ce propos
(1) CIL, P , n» xvm, p. 195.
�104
MICHEL CLERC
une attitude des plus hautaines vis-à-vis des consuls, du Sénat
et de son protecteur Melellus, chose peu explicable, étant donné
surtout que ses bonnes relations continuèrent entre lui et
Metellus, qui plus tard le prit pour lieutenant. En fait, une autre
mesure démocratique, qu’il fit échouer, nous montre en ce
mom eut en Marins un homme qu n’était nullement inféodé au
parti populaire avancé, et qui ne recherchait pas la popularité à
la façon habituelle des ambitieux de ce parti.
Il brigua ensuite l’édilité, et échoua, aussi bien pour l’édilité
plébéienne que pour l’édilité curule. Cet échec ne devait pas
d’ailleurs entraver sa carrière, l’édilité étant une magistrature
dont l’exercice n’était pas obligatoire pour arriver à la charge
supérieure, la préture.
Il put donc briguer cette nouveile magistrature, et fut élu,
mais le dernier, en 114; encore fut-il accusé d’avoir acheté les
voix. Plutarque dit que dans cette nouvelle charge (qu’il semble
avoir exercée à Rome même) il se conduisit d'une façon satis
faisante. Sorti de charge, il obtint, comme propréleur, le
gouvernement de l’Espagne ultérieure, c’est-à-dire de la région
qui comprenait le Portugal et le sud-ouest de l’Espagne, l’Estré
madure et l’Andalousie. Connaissant, par ses campagnes
antérieures, le pays et les mœurs des habitants, il rendit de
réels services. Le pays était à peine pacifié ; il parvint à y
assurer la sécurité par une répression énergique du brigan
dage. C’est vers ce temps, probablement après son retour à
Rome, qu’il entra par le mariage dans une famille patricienne,
la famille Julia, en épousant la tante du futur Jules César. C’est
une nouvelle preuve qu’à ce moment il n’avait pas encore fait
preuve d’opinions ultra démocratiques.
En somme, jusqu’ici, sa carrière a été lente et assez pénible,
et il n’a pas eu d’occasion de se mettre au premier rang. Toutes
les qualités dont il a fait preuve, et que rappelle Plutarque, la
force de caractère, la résistance à la douleur physique, la
constance infatigable dans les travaux, la simplicité et une
manière de vivre toute populaire, et aussi l’équité, nous mon
trent en lui un excellent soldat, voire un excellent officier
\
�MA1ÎIUS EN PROVENCE
subalterne ; mais rien n’indique qu’il ailles qualités du com
mandement. C’est la guerre de Jugurtha qui va enfin le mettre
en vue, et lui permettre d’arriver au consulat, charge à peu près
inaccessible aux hommes nouveaux.
En 109, Q. Caecilius Metellus, nommé consul, va faire la
guerre à Jugurtha ; c’était un aristocrate, mais d’ailleurs estimé
et respecté de tous. Il arriva en Afrique bien décidé à terminer
une guerre qui traînait depuis des années, grâce uniquement à
l’impéritie et à la vénalité de ses prédécesseurs. Il emmenait
avec lui Marins comme lcgatus. D’après Plutarque, Marius
aurait vu là l’occasion favorable qu’il guettait sans doute depuis
longtemps, et aurait résolu d’agir, non en vue des intérêts et de
la gloire de son général, mais uniquement en vue des siens.
En fait, nous sommes fort mal renseignés sur le rôle qu’il
joua là pendant deux ans, car Metellus fut prorogé dans son
commandement comme proconsul, et resta ainsi en Afrique en
109 et en 108. Salluste, par exemple, ne parle de lui qu’incidemment. Cependant on voit qu’il était, des deux lieutenants
de Metellus, celui que préférait le général. Dans une première
expédition (1), pendant la marche, Marius commande la cava
lerie, et forme l’arrière-garde ; c’est un poste de confiance, en
présence d’ennemis qui ne cherchaient qu’à surprendre les
troupes en marche. Une autre fois (2), pour le combat même,
Metellus prenant le commandement de la cavalerie, c’est Marius
qui est à la tête de l’infanterie. Ailleurs encore (3), l’armée est
divisée en deux corps, formant deux camps, l'un avec Metellus,
l’autre avec Marius. Les deux corps se réunissent pour les
opérations importantes, mais agissent séparément pour les
coups de main et les razzias. Dans une dernière occasion
enfin (4), à l’attaque de Zama, Jugurtha surprend le camp
romain : c’est Marius qu’envoie Metellus, avec des cohortes
auxiliaires, « conjurant avec larmes son lieutenant, au nom de
(1) Jugurtha, -10.
(2) Ibid., 50.
(3) Ibid., 55.
(4) Ibid., 55.
�leur amitié et de ta république, de ne pas permettre qu’une
armée victorieuse reste déshonorée par un tel affront et que
l’ennemi se retire sans avoir été châtié. »
Marins nous apparaît en somme dans la guerre d’Afrique sous
un nouveau jour : c’est, comme nous dirions, un excellent divi
sionnaire, exécutant avec zèle et intelligence les ordres de son
chef, cl capable, à l’occasion, d’initiative. Mais il n’y a rien là
encore qui puisse le mettre hors de pair; c’est à Metellus que
l’on rapporta, et avec raison, les succès de la campagne.
Comment se fait-il donc que Marius soit arrivé, et à obtenir le
consulat, et à remplacer Metellus dans le commandement en
Afrique ?
La question est des plus obscures. Nous entrevoyons seule
ment tout un travail souterrain, qui nous montre Marius sous
un aspect tout nouveau, à savoir comme fort habile dans l’art
d’ourdir des intrigues. Demeuré en Afrique en 108 comme
legatus de Metellus devenu proconsul, Marius jugea le moment
venu de préparer sa candidature au consulat, auquel il semble
qu’il songeât depuis longtemps. Il soigna d’abord sa popularité
dans l’armée, au point que cela finit par déplaire à Metellus.
Une maladresse de celui-ci envenima les choses, et brouilla
définitivement les deux personnages. D’autre part, Marius noua
aussi des relations avec les indigènes, et à Rome même, il
chercha à gagner à sa cause la classe riche des negotiatores,
appartenant à l’ordre des chevaliers, et alors si influents.
Les circonstances, enfin, le servirent : elles étaient en effet
devenues favorables pour une candidature démocratique. Un
des tribuns de la plèbe de 109, G. Mamilius, avait demandé
et obtenu que l'on fil une enquête, à la suite de laquelle les
généraux prédécesseurs de Metellus en Numidie avaient été
condamnés, comme coupables de s’être laissé acheter par
Jugurtha. C’était un coup grave porté à la noblesse, dont profi
tèrent naturellemet les démocrates.
Marius fut, en effet, élu consul pour l’année 107, et eut de plus
le commandement en chef pour la guerre de Numidie. C’est
alors, pour la première fois, qu’il prit ouvertement parti en
�MARIUS EN PROVENCE
107
politique, allant là où le poussait son intérêt personnel. Sans
doute, sa naissance, son éducation et ses goûts faisaient plutôt
de lui un démocrate; mais il était resté jusque là modéré, soit
simplement par esprit de discipline militaire, soit à cause de
ses relations personnelles avec les Metelli et les Julii, soit enfin
par prudence de l’ambitieux qui veut réserver l’avenir. Main
tenant, il va lever le masque, se déclarer l’adversaire irré
conciliable de la noblesse, et parler en successeur des Gracques,
en tribun démagogue.
En Afrique, Marins, devenu général en chef, mena la cam
pagne avec vigueur et énergie, mais ni mieux ni plus vite que
Metellus. C’était une guerre d’un genre tout particulier, faite
dans un pays accidenté, coupé de régions désertes et sans eau,
contre un ennemi toujours fuyant et insaisissable. La stratégie
de Metellus avait consisté, l’ennemi se dérobant toujours, à ne
plus chercher à livrer bataille. Il avait razzié successivement les
parties les plus riches du pays, détruisant forts et villages, ter
rorisant les habitants restés sur place, et établissant des postes
aux endroits les plus favorables. II forçait ainsi Jugurlba à
venir lui offrir lui-même le combat.
C’est exactement ce que lit Marins. Après quelques succès
sans grands résultats, sauf d’aguerrir les recrues, il se résigna à
enlever les uns après les autres les villages importants ou
gênants, de façon à dépouiller Jugurlba de tout, ou à le forcer à
combattre. Il fit preuve d’activité et de prudence, et aussi de
sang-froid lors d’une panique ; il sut donner l’exemple aux offi
ciers et aux soldats. Il acquit par là un très grand ascendant sur
ses troupes, dont il put tout exiger. En même temps, il mainte
nait parmi elles une stricte discipline, en faisant plutôt appel
au point d’honneur qu’en recourant aux châtiments, méthode
que ses ennemis lui reprochèrent, comme tendant uniquement
à assurer sur les troupes son influence personnelle.
Malgré d’incontestables succès, la guerre lira en longueur.
Comme toutes les guerres faites dans un pays d’accès difficile, et
où la résistance tient surtout à l’énergie et à l’influence person
nelle d’un homme (Abd-el-Kader, Samory, Rabali), elle ne
�108
MICHEL CLERC
pouvait se terminer que par la capture de Jugurtha. C’est au
questeur de Marins, Sylla, qu'en revint l’honneur, grâce à une
entente entre ce dernier et Bocchus, roi de Mauritanie et beaupère de Jugurtha. Néanmoins, c’est Marins qui fut considéré
comme le vainqueur, puisque c’était sous son commandement
que la guerre avait pris fin.
Il avait été prorogé deux ans dans ce commandement; la
second année, 105, comme proconsul. Il fut alors nommé consul
pour la seconde fois, en son absence; et, le jour même de son
entrée en charge, le l 1,1, janvier 104, il triompha ex Africa de
Numideis et rege Jugurtha.
Entre temps, s’était produit (après la prise de Jugurtha, sem
ble-t-il) le désastre d’Orange ; et c’est là ce qui avait amené la
seconde élection de Marins au consulat, élection illégale. Autre
fois, en effet, il fallait, entre deux élections au consulat, un
intervalle de dix ans; et, depuis 151, celte réélection était même
interdite. Mais la fin de la guerre de Numidie avait causé dans
le peuple un grand enthousiasme ; le parti populaire, redevenu
puissant, vit en Marins un des siens. Il il’}' avait, en fait de géné
raux en vue, que Metcllus, dont le peuple ne voulait pas, et lui.
Comme le dit Salluste, « à ce moment tout l’espoir et toute la
ressource de la cité étaient en lui ».
En somme, c’est plutôt grâce à l’absence de rivaux sérieux
qu’à des capacités hors ligne que Marins avait été désigné. Il était
soldat dans l’âme, et connaissait de son métier tout ce qu’on
pouvait en connaître par la pratique. Il avait une expérience
consommée, telle qu’on pouvait l’attendre d’un homme de
cinquante-deux ans ; il savait manier les soldats et en tirer tout
ce qu’ils peuvent donner. Bon tacticien, il ne semblait pas qu’il
y eût en lui l’étoffe d’un stratégiste de grande envergure ; il
n’avait rien d’un César ou même d’un Scipion. Mais, ce qui est
important, il était habitué à faire la guerre dans des pays diffi
ciles et contre des ennemis déroutant la tactique habituelle, des
barbares. Contre eux, il avait fallu surtout une prudence de tous
les instants, qui n’excluait pas, d’ailleurs, les coups d’audace, et
des conceptions stratégiques simples, sans manœuvres bien
�MAlUUS EN PROVENCE
109
compliquées ni savantes. Il avait fallu aussi une connaissance
approfondie du pays et de l’état des lieux. Toutes ces qualités
paraissent avoir manqué aux généraux envoyés jusque-là contre
les Cimbres : Marius en fera preuve aussi bien dans sa cam
pagne de Gaule que dans celle de Numidie.
Si l’on ajoute à cela des réformes tactiques d’une portée consi
dérable, dues à son initiative, réformes qui, sans enlever à
l’armée romaine sa mobilité, lui avaient donné plus de cohésion
et d’aptitude aux manœuvres d’ensemble, l’on aura eu grande
partie les causes des succès futurs de Marius.
�110
MICHEL CLERC
il. — L ’a r m é e
r o m a in e e n
102. — L ’a r m é e
barbare.
LES EEFECTIFS EN PRÉSENCE.
: Recrutement et organisation. — L’année
romaine jusqu’à Marius est un organisme en rapport avec
le système politique de Rome, système encore aristocratique,
ou, si l’on veut, timocratique. Ne doivent le service militaire
que les citoyens qui ont à la conservation de la cité quelque
intérêt, à l’exclusion des prolétaires, les capile censi. Or,
ceux-ci deviennent de plus en plus nombreux et jouent un rôle
de plus en plus important dans les assemblées du Forum.
Et c’est eux qui, après la tentative avortée de démocratie
faite par les Gracques, feront la révolution définitive et établi
ront le césarisme. Mais il a fallu pour cela qu’ils fussent d’abord
introduits dans l’armée, car c’est l’armée qui, seule, pouvait
opérer cette révolution. Ce fut précisément l’œuvre de Marius (1).
Il introduisit, en effet, dans le service militaire, deux innova
tions capitales. Il lit entrer dans les légions les prolétaires, en
supprimant toute condition de cens, et il recruta ces légions par
des enrôlements volontaires, remplaçant l'ancien système des
levées obligatoires. Dès lors, seront soldats seulement ceux qui
veulent l’être, et à ceux-là l’on ne demandera que de faire preuve
d’aptitude au service.
Quels ont été les motifs qui ont amené Marius à opérer une
réforme si opposée aux idées romaines qui avaient eu cours
jusqu’alors? II faut remarquer que c’est dans son premier
consulat qu’il a pris ces mesures : or, il n’a point alors encore de
vues politiques, et ne songe qu’à la guerre. Il avait vu à l’œuvre
l’ancienne armée, et l’avait trouvée insuffisante. D’abord, il est
très possible que les hommes aient manqué ; il y avait alors,
L ’a r m é e
r o m a in e
1) Voir les histoires générales, Mommsen, Duruy, et les Mauuels d’an ti
quités romaines, Marquardt, Bouché-Leclercq, Kraner, l’Armée romaine, et
Daremberg-Saglio, Excrcitus.
�MARIUS KN PROVENCE
T
f
111
ou Ire l’armée d’Afrique, une armée en Gaule, celle qui se lit
ballre sous Cassius Longinus; et j ’ai indiqué à quelles mesures
extraordinaires on dut recourir après la défaite d’Orange. Par
contre, les prolétaires étaient à Rome plus nombreux que jamais;
il y avait évidemment là des forces inutilisées. D’autre part, ces
armées de citoyens actifs avaient le. défaut, du moins dans ces
derniers temps, de n’être pas assez dans la main de leur général :
la cavalerie notamment, composée des plus riches, avait montré,
en Espagne, en 140, tellement d’insolence et d’insubordination,
qu’il avait fallu se passer de ses services ; c’est alors pour la der
nière fois qu’on la voit figurer en campagne.
Le service militaire, à partir de Marins, va donc devenir un
métier, et aussi un moyen de gagner sa vie, par la solde et le
butin. Peu à peu les soldats, restant toujours en campagne, se
déshabitueront de la vie civile ; César les injuriera en les appe
lant citoyens. Ils deviendront les hommes de leur général, et
auront intérêt à le rendre lonl puissant. Et c’est ainsi que César
conquerra le pouvoir ; et déjà Marins, après Vcrceil, donnera le
droit de cité à deux cohortes d’alliés, et à ceux qui l’accusent
d’avoir commis une illégalité, se bornera à répondre que le
bruit des armes l’a empêché d’entendre la voix de la loi.
Il n’en est pas moins vrai que les motifs premiers des réformes
de Marins ont été des motifs purement militaires, et que ces
réformes ont été amenées par la force des choses. Il est pro
bable que ces mesures, militairement parlant, onl sauvé l’État;
de même que, beaucoup plus tard, au temps d’Arbogast et de
Slilieon, l’introduction dans l’armée des éléments étrangers.
Ces réformes dans le recrutement et la composition de l’année
romaine amenèrent des modifications dans la formation des
unités tactiques.
D’abord, la légion voit son effectif porté de 4.200 hommes à
0.000 (ou 6.200) ; et tous ces légionnaires deviennent des fantas
sins de ligne, par la suppression des véliles ou tirailleurs qui,
jusque-là, faisaient partie de la légion, et sont maintenant
remplacés par des troupes auxiliaires. D’autre part, la vieille
division de la légion en liaslati, principes et triarii, disparait
8
�MICHEL CLERC
également, et la légion devient ainsi absolument homogène. A
tel point que les légions de César seront formées chacune de
soldats ayant le même nombre d’années de service ; elles seront
ou veteranæ, ou tironiun, ou proxime conscriptæ; plutôt que
d’introduire dans une légion des éléments nouveaux, on préfé
rera laisser baisser l'effectif des anciennes.
Enfin, et ceci est le plus important, Marius remplaça la forma
tion en manipules par la formation en cohortes. La formation en
manipules remontait, disait-on, au dictateur Camille; chaque
légion comprenait trente manipules, ou détachements, séparés
par des intervalles. Celte formation avait un avantage sur le
système primitif de la phalange, dans lequel la légion formait
un tout compact, à savoir qu’elle se prêtait mieux à évoluer sur
toute espèce de terrain, et donnait une grande mobilité à tous
les corps ; la preuve en fut faite à Pydna, en face de la phalange
grecque de l’ancien système. Marius, cependant, renonça à ce
système ; il ne supprima pas les manipules, mais ceux-ci ne
subsistèrent que comme subdivisions de la cohorte, qui remplaça
le manipule comme unité tactique. A tel point que, pour faire
connaître la force d’une armée, on donne le nombre de ses
cohortes, comme nous faisons aujourd’hui en comptant par
bataillons, cl non par régiments.
La nouvelle légion comporte dix cohortes, dont chacune com
prend dix manipules (compagnies), chaque manipule se subdi
visant en deux centuries (sections) de cinquante à soixante
hommes. Quels ont été les motifs de cette réforme tactique? C’est
que, les unités devenant plus fortes, la légion a plus de cohésion
et d’aptitude aux mouvements d’ensemble. Elle ne perd pas les
avantages de la formation fractionnaire en manipules,qui assure
sa mobilité. Et, par contre, elle acquiert une plus grande force
de résistance, en offrant moins de vides. Or, c’était là une néces
sité que l’on comprit certainement dans la guerre des Cimbres.
Les barbares, les Germains comme les Gaulois, cherchaient le
succès dans l’impétuosité de la première attaque. Déjà, en 223,
le consul Flaminius, combattant les Insubres, avait dû modifier
dans ce sens l’ordre de combat habituel. Les intervalles entre les
�MARIUS EN PROVENCE
113
manipules, trop nombreux, leur permettaient de rompre les
lignes et de désorganiser l'ordre de bataille. Là contre, le vieil
ordre de bataille romain, la triplex acies, n’avait plus de valeur;
celte formation, dans laquelle les dix cohortes de chaque
légion étaient rangées sur trois lignes, en échiquier, quatre sur
la première ligue, trois sur la seconde, trois sur la troisième,
tous les intervalles étant égaux à la longueur d’une cohorte, avait
son utilité pour soutenir un combat de longue durée, mais non
pour résister à un choc violent et brusque. Aussi voit-on sou
vent, depuis Marius, toutes les cohortes d’une légion rangées
sur une seule ligne.
C’est probablement le désastre d’Orange qui amena cette
réforme. Marius ht là preuve d’un véritable coup d’œil militaire :
il comprit la nécessité de rendre plus faciles les manœuvres en
masse, sans diminuer la facilité de l’ordre dispersé. La valeur
individuelle maintenant ne suffît plus, et l’issue de la journée
dépendra surtout des manœuvres d’ensemble.
Telle fut la nouvelle légion, réorganisée par Marius avant sa
campagne de Gaule : elle est toute formée d’éléments identiques,
et divisée en corps assez loris pour constituer de véritables
unités tactiques.
Nous sommes moins bien renseignés pour la cavalerie. Il est
certain qu’à partir de la Guerre sociale (90-88), elle n’est plus
composée de chevaliers romains ; mais il est très possible qu’il
en fût ainsi plus tôt déjà, lors des guerres de Numidie et des
Cimbres. Elle est dès lors recrutée uniquement parmi les alliés
italiens et parmi les auxiliaires.
L’armée romaine, en effet, ne comprend pas seulement les
légions, composées exclusivement de citoyens, mais deux sortes
d’autres corps, les « alliés », socii, et les anxilia. Les socii sont
les contingents fournis par les villes confédérées d’Italie et les
colonies latines. En général, leur contingent d’infanterie est le
même que celui des légions, et l’effectif de leur cavalerie est le
triple de celui de la cavalerie romaine. Les anxilia sont des
corps de troupes d’origine non latine ; ils sont recrutés dans les
provinces, ou même dans les pays où se fait la guerre, Main-
�lit
MICHEL CLERC
tenant qu’il n’y a plus de véliles, ils servent d’infanterie légère,
comme frondeurs et archers.
Enfin, de même que dans les armées modernes, il y a, en plus
des corps combattants, les corps spéciaux. C’esl d'abord le
génie, fabri, qui comprend des ingénieurs et des pionniers.
Ceux-là ne soûl pas incorporés dans les légions ; ils servent à
part sous les ordres du Præfectus fabrum, qui est chargé du
service des machines de siège et de jel, et qui dirige les
travaux des sièges. Sans les officiers de celle arme, les Fosses
Mariennes seraient inexplicables.
C’esl ensuite le train des équipages. Tout le gros bagage de
l’armée, lenles, machines, moulins, est porté par des voilures ;
chaque légion doit nécessiter au moins cinq cent vingt hèles de
somme. Les soldais portent eux-mêmes le reste, c’est-à-dire un
très lourd bagage, du blé pour quinze jours, des pieux, une scie,
une hache, une pelle, un panier, etc., sans compter, bien entendu,
les armes et l’armure. Pour arriver à marcher ainsi équipés, il
fallait un entraînement spécial, el souvent les soldats des auxilia
s’en montrèrent incapables. Là encore, Marius opéra une
réforme qui nous montre en lui un vrai soldat, connaissant
toute l’importance du détail. Il fit attacher les provisions el les
ustensiles à un pieu, que le soldat portait appuyé sur son épaule
droite ; il tenait son arme de jet de la main gauche et son
bouclier suspendu au bras gauche : de là le nom pittoresque de
mulets de Marins que l’on donna aux soldais ainsi chargés.
Une dernière innovation de détail date encore de ce temps :
c’était une nouvelle méthode d’exercice, inventée par le collègue
de Marius en Numidie, P. Rutilius Rufus, comme lui lieutenant
de Melellus. Elle était fondée, nous dit-on, sur le mode d’exer
cice des gladiateurs, et avait pour but d’accroilre la valeur
individuelle du soldat.
Telle était l’armée nouvelle, due à Marius consul. Elle a dû
fonctionner déjà en Numidie : elle a fonctionné à coup sûr
contre les Teutons. Mais il est douteux que les réformes aient
été appliquées à l’armée de Gaule avant l’arrivée de Marius.
Pendant que celui-ci réorganisait à son gré l’année de Numidie,
�MARIES F.N PROVENCE
115
les consuls qui se succédaient en Gaule devaient suivre les
anciens errements. Et il n’est pas impossible que le désastre
d’Orange, en 105, ait été la cause principale et décisive de la
réforme proprement tactique, la formation par cohortes.
Armement. — L’armement, lui aussi, subit, sous Marins, une
modification. Depuis bien longtemps déjà, tous les soldats de la
légion (sauf les vélites) portaient les mêmes armes défensives,
constituant une armure complète, cuirasse, jambières, bouclier
et casque. Mais, jusqu’à Marins, les armes offensives différaient,
les triarii portant la pique, les haslati et les principes le javelot,
pilum. Marins supprima la pique, pour donner le pilum à tous
les légionnaires. Celle arme se composait d’une hampe de
bois de plus d’un mètre de long, supportant un fer de même
longueur, mais dont la moitié était creuse et fixée au bois par
des clous. C’était, uniquement, une arme de jet, dont la portée
moyenne paraît avoir été de vingt-cinq mètres environ. Lorsque
la pointe pénétrait dans un bouclier ou une cuirasse, le fer se
courbait facilement, devenait très difficile à retirer, et gênait
ainsi considérablement les mouvements du soldat frappé.
Marius, de plus, apporta à celte arme un dernier perfectionne
ment, mais seulement dans sa dernière campagne contre les
Cimbres, celle d’Italie, qui se termina par la victoire de Verceil.
Il consistait à remplacer par une cheville en bois l’un des deux
clous qui reliaient le fer du javelot à la hampe ; sous le choc,
cette cheville se rompait, et l’arme traînait à terre, entraînant le
bouclier qu’elle avait louché. Mais, dès avant ce dernier perfec
tionnement, le pilum était devenu l’arme nationale de l’infanterie
romaine.
L’autre arme offensive de cette infanterie était l’épée espagnole,
(jladius, épée droite et courte, à deux tranchants, qui, depuis le
temps d’Hannibal, avait remplacé l’épée longue.
Cette épée longue demeurait l’arme de la cavalerie, avec la
lance. Les vélites, qui n’avaient en fait d’armure que le strict
nécessaire, le casque et le bouclier, portaient comme armes
offensives plusieurs javelots plus légers que le pilum, et garnis
�116
MICHEL CLERC
d’une courroie, ainentnm, qui imprimait au trait une fois lancé,
un mouvement de rotation analogue, toutes proportions gar
dées, à celui que produisent les rayures de nos armes à feu ;
on obtenait ainsi une portée beaucoup plus considérable,
d’environ soixante-cinq mètres.
Il n’y avait aucune différence entre l’armement des alliés et
celui des Romains. Par contre, l’armement des troupes auxi
liaires offrait beaucoup de variété, les uns étant organisés à la
romaine, les autres conservant, avec leurs chefs nationaux, leur
armement national : par exemple les frondeurs et les archers,
pour la plupart originaires des îles Baléares ou de la Crête.
Au résumé, la véritable force de l’armée romaine consistait
dans son infanterie de ligne. Les Romains n’ont jamais eu de
bonne cavalerie nationale : de là vinrent notamment leurs
défaites dans la guerre contre Pyrrhus, où celui-ci fit des
charges de cavalerie en ligne, invention d’Epaminondas. En
Afrique, Regulus, vainqueur de l’infanterie carthaginoise, fut
accablé par la cavalerie de Xanthippe. Hannibal enfin dut la
plupart de ses victoires à ses cavaliers numides et gaulois, et fut
perdu lorsqu’ils l’abandonnèrent ; c’est par eux qu’il fut battu à
Zama. A partir de ce moment, les Romains firent un plus grand
emploi de la cavalerie, mais ils la recrutèrent exclusivement
parmi les auxiliaires.
Ce qui faisait la valeur de l’armement des légionnaires, c'est
la réunion entre les mêmes mains de l’arme de jet et de l’arme
blanche. Il y avait là, toutes proportions gardées, quelque chose
d’analogue au fusil avec sa baïonnette, et la salve de javelots
avant le corps à corps produisait l’effet des feux en ligne avant
la charge.
L'ordre de marche. — Polybe et Josèphe nous renseignent
d’une façon précise sur l’ordre de marche, agmen, d’une armée
romaine. Cet ordre, naturellement, variait suivant les circons
tances ; mais il y avait des principes, que l’on suivait presque
toujours, et dont la connaissance aurait suffi pour épargner
bien des erreurs aux auteurs modernes qui ont traité de la
campagne de Marius en Gaule.
�MARIUS EM PROVENCE
117
L’ordonnance la plus ordinaire est la marche en une seule
colonne, ainsi constituée : l’avant-garde, composée de l’élite des
socii, appelés extraordinarii ; puis l’aile droite des socii ; les
bagages de ces deux corps ; puis la première légion, suivie de ses
bagages ; la seconde légion, suivie des siens ; enfin l’arrièregarde, formée de l’aile gauche des alliés. Les cavaliers sont, soit
à la suite de leur corps respectif (la cavalerie légionnaire), soit
sur les flancs (la cavalerie auxiliaire).
Celle ordonnance était évidemment simple et commode, mais
dangereuse si l’ennemi était à proximité. César blâma ses lieu
tenants Titurius et Colla de l’avoir adoplée en présence de
l’ennemi ; il en était résulté, en effet, une défaite complète de ces
généraux par Ambiorix, près de Tongres, en 54; et le récit de
César montre d’une façon saisissante les défauts du système, à
savoir le désordre qui se met dans les rangs, et le désarroi des
soldais, qui 11e sentent plus le commandement.
Aussi, dans les circonstances dangereuses, en présence de
l’ennemi, et en terrain découvert, 011 se gardait bien d’inter
rompre la colonne par les bagages. Les légions se suivaient à la
111e sans bagages, expeditæ ; puis venaient tous les bagages et
l’arrière-garde. Ou bien encore, la marche se faisait sur plusieurs
colonnes parallèles, chaque manipule non pas suivi, mais pré
cédé de ses bagages; si l’ennemi paraissait, une simple conver
sion à droite ou à gauche mettait les soldats en bataille, et en
avant de leurs bagages.
Enfin, la marche en carré, agmen qiiadmlum, dont, justement,
l’exemple que nous connaissons le mieux, est celui donné par
Marins en Numidie. Toute l’armée forme un carré, ou un rec
tangle, creux. En tête et en queue, sont les légions, sans bagages;
sur le flanc gauche, la cavalerie ; sur le flanc droit, les auxilia,
archers et frondeurs ; les bagages sont dans le creux. C’était une
ordonnance excellente pour passer] de la marche à l’ordre de
bataille défensif, comme le fit ce jour-là Marius, une véritable
combinaison de la marche en colonne et de la marche en
bataille.
�118
MICHEI. CLERC
L ’ordre de bataille. — En bataille, chaque légion a ses dix
cohortes rangées sur trois lignes, en échiquier, à savoir : quatre
en première ligne, trois en seconde et trois en troisième; entre
chaque cohorte, l'intervalle est égal à la longueur d’une cohorte
même, et le même intervalle sépare l’une de l’autre les trois
lignes de cohortes : c’est là ce qu’on appelle triplex acies. Dans
chaque cohorte, les soldats sont sur dix rangs, formant ainsi un
front de soixante hommes. Le front total de la première ligne de
la légion est par conséquent de 240 hommes, avec trois inter
valles, chacun de la longueur de 60 hommes.
Quant à l’ordre de bataille de l’armée entière, il peut, comme
l’ordre de marche, varier, mais ne comporte en somme que trois
formations. La formation la plus simple, et la plus ancienne, est
la formation en ligne droite; puis vient la formation oblique,
une des ailes se refusant, pendant que l’autre attaque. Enfin, les
deux ailes peuvent attaquer simultanément, le centre restant en
arrière, et ne s’avançant que lorsque les deux ailes ennemies ont
été tournées ou refoulées. Autrement dit, l’ordre de bataille est,
ou parallèle à l’ennemi, ou oblique, ou enfin mène l’attaque par
les deux ailes. C’est cette dernière formation qu’emploiera Marius
à Verceil, mettant au centre le corps de Calulus, et aux deux ailes
ses propres troupes, qui devront mener l’attaque.
Une fois le combat engagé, la tactique est invariable. Arrivé à
une certaine distance de l’ennemi, ou bien lorsque l’ennemi est
arrivé à celle distance, les rangs s’ébranlent ensemble, prennent
le pas de course, et lancent les javelots, l’élan de la course aug
mentant la force du jet ; puis on attaque à l’épée. Pour que cette
tactique produise tout son effet, il faut, et ceci est une remarque
sur laquelle je ne saurais trop insister, il faut un terrain parti
culier; et, en effet, les Romains se placent toujours, si possible,
sur une pente légère, aboutissant à l’ennemi; ils descendent en
courant, lancent les javelots, puis chargent à l’épée. La charge
est fournie par les premiers rangs seuls; si l’ennemi n’est pas
rompu par celle première charge, les soldats rentrent dans la
ligne parles intervalles, se reforment derrière les rangs suivants
et ceux-ci chargent à leur tour; et ainsi de suite. Si toute la
�MARIES EN PROVENCE
119
première ligne a échoué dans ses attaques, les cohortes de la
seconde ligne passent par les intervalles du front de bataille, et
recommencent la même manœuvre.
On voit qu’il s’agit d’ébranler l’ennemi par une décharge, puis
de le rompre par le choc. Le but définitif, c’est le combat corps
il corps, non pas le corps , à corps individuel, comme aux
temps homériques, mais d'ensemble, sur toute la ligne.
Au résumé, l’année romaine, réorganisée par Marins, nous
apparaît comme un organisme simple, mais achevé dans son
genre, et le produit d’une longue évolution. L’armement en est
aussi parfait que possible avant l’invention des armes à feu,
puisqu’il réunit dans les mêmes mains l’arme de jet et l’arme
blanche. Quant aux formations, du système élémentaire de la
phalange, on est passé à un ordre fractionnaire plus savant, le
manipule; on l’a même poussé trop loin, et on en a senti
l’inconvénient pendant la guerre des Cinabres, où l’on a eu affaire
à un ennemi dont le premier choc était irrésistible. Marins, en
véritable homme de guerre, trouva un moyen terme: il sut
garder l’avantage de la mobilité, tout en augmentant la force de
résistance des unités tactiques.
L ’a r m é e b a r b a r e . — En face de l’armée romaine, il faut se
représenter cet ennemi, nouveau pour elle, qu’étaient les
barbares.
Les bandes d’envahisseurs ne sont point homogènes, mais se
composent d’un mélange de Germains (Cinabres, Teutons) et de
Gaulois (Tigurins, Toygèaaes). Ensuite, ce aa’est pas mae araaiée,
ce sont des tribus en naarclae. Il n'en est pas aaaoins vaxai que ces
tribus ont ballia des arnaées a-oaaaaiaaes régulières, et eaa rase cam
pagne : il faut donc qu’elles aient eu uaae certaine organisation
îaiilitaire. Malheureusement, les auteurs anciens, naauvais obser
vateurs, sont peu explicites là dessus; nous aa’avons de rensei
gnements assez détaillés que pour la bataille de Verceil (1). Ils
suffisent d’ailleurs pour aaous aaaontier que, si les envalaisseiars
(1) Plutarque, Vie de Mcn-ius, 25-26.
�120
MICHEL CLERC
étaient (les barbares, ils n’étaient nullement des sauvages. Ils
avaient une organisation Irès simple, mais enfin une organisa
tion. Même comme armement, ils avaient l'ait des progrès
depuis les temps déjà lointains des invasions gauloises. Les
Gaulois d’autrefois combattaient tête nue, armés d'une épée ou
d’un épieu. Maintenant ils portent la cuirasse, un petit bouclier,
un casque ; ils ont le javelot, mais ont gardé la grande épée qui
ne frappe que de taille.
A Verceil, l’infanterie barbare forme une phalange carrée
(c’est l’ordre primitif de tous les peuples), qui marche au pas et
en cadence, et offre un front égal à sa profondeur ; les hommes
des premiers rangs sont liés ensemble par de longues chaînes
attachées aux baudriers. Leur cavalerie comporte 15.000 hommes
qui portent une cuirasse de fer, un bouclier, un casque, deux
javelots, et l’épée longue.
Evidemment, pour une masse pareille, il n’y avait point de
manœuvre possible : elle ne pouvait que pousser droit devant
elle, essayant d’enfoncer les rangs ennemis par la force du choc.
Quant à la cavalerie, on voit qu’à Verceil elle essaya un mou
vement tournant, pour prendre les Romains entre elle et l’infan
terie barbare.
Sur l’ordre de marche, nous n’avons aucune donnée. Nous
savons seulement qu’à Verceil les tim bres avaient un camp
avec des retranchements, derrière lesquels étaient parqués les
chariots. Il semble bien cependant qu’en marche ils devaient
prendre certaines précautions, flanquer leurs convois. Il est à
remarquer, en effet, que jamais les Romains n’ont essayé de les
surprendre en marche.
— Reste une dernière question, très importante
pour l’intelligence de la marche simultanée des barbares et de
Marins, celle des effectifs des deux armées; mais là encore,
nous ne pouvons arriver à aucun résultat certain.
Pour ce qui est des Romains, nous n’avons qu’une seule
donnée: Marius a, à la bataille de Verceil, 32.000 hommes, et
Catulus en a 20.300. Ces chiffres paraissent bien faibles, pour ce
L es
e f f e c t if s .
�MARI US EN PROVENCE
121
suprême effort de Rome. Et il n’y a plus à alléguer maintenant
les difficultés de recrutement, puisqu’on prenait les soldats
parmi les capite censi. D’autre part, il n’y a plus d’armée retenue
enNumidie ou ailleurs. Et par contre, à Orange, où il y avait
aussi deux armées, on nous dit que les pertes des Romains,
entre citoyens et socii, atteignirent 80.000 hommes! On se
demande enfin comment à Aix, où Marins évidemment devait
avoir à peu près le même effectif qu’à Verceil, les Romains ont
pu massacrer cent mille barbares? La chose semble matérielle
ment impossible. On est tenté de croire que les auteurs où
Plutarque a puisé ses renseignements ont diminué les chiffres
réels, pour rendre la victoire des Romains plus éclatante.
D’autre part, cependant, une armée consulaire ne comprend
d’habitude que deux légions, soit 12.000 fantassins et 600 cava
liers. Qu’on y ajoute un nombre égal de socii, et un nombre
triple de cavaliers, soit 1.800, on a au total, 25.800 hommes en
fait d’infanterie et de cavalerie de ligne. R ne reste donc plus, en
admettant le chiffre de Plutarque, que 6.200 hommes pour les
auxilia, qui fournissent, outre l’infanterie légère, de la cava
lerie ; au temps de César la cavalerie auxiliaire se monte au
quart de l’infanterie. Ce contingent d’auxiliaires paraît bien
faible ; il est vrai toutefois que pour eux il n’y avait pas de
règles fixes.
Peut-être les auteurs anciens n’ont-ils tenu compte que des
légions romaines ? Auquel cas Marins aurait eu cinq légions,
soit 30.000 fantassins et 1.500 cavaliers; et, au total, environ
70.000 hommes. Cela ne me paraît pas probable : à Orange, où il
y avait aussi deux armées, qui furent à peu près détruites, les
chiffres, qui paraissent plutôt exagérés, parlent de 60.000 on
de 80.000 hommes pour ces deux armées. J’estime, en somme,
qu’il faut admettre les chiffres donnés par Plutarque, d’une part,
parce qu’ils sont précis, et, d’autre part, parce que nous man
quons de tout moyen de contrôle.
En ce qui concerne l’effectif des barbares enfin, nos renseigne
ments sont encore beaucoup plus vagues. Plutarque estime le
nombre total des combattants à 300.000, avec un nombre plus
�122
MICHEL CLERC
grand encore de femmes et d’enfants. A la bataille d’Aix, les
Romains auraient tué ou pris plus de 100.000 hommes ; à la
bataille de Verceil, 120,000 auraient péri, sans compter ceux qui
se donnèrent eux-mêmes la mort, et 60.000 auraient été faits
prisonniers, ce qui fait un total de 280.000, concordant à peu de
chose près avec le premier chiffre. Mais, évidemment, ce ne sont
là que des chiffres ronds. Et les autres historiens anciens les
grossissent encore ; pour Velleius, il y aurait eu plus de 150.000
hommes tués à Aix ; pour Orose, 200.000, plus 80.000 faits pri
sonniers ; enfin l’Epitome de Tite-Live porte ces chiffres à
200.000 morts et à 90 000 prisonniers.
Si maintenant l’on entre dans le détail, Plutarque nomme
comme ayant pris part à la bataille d’Aix, 30.000 Ambrons.
A Verceil, les Cimbres ont 15.000 cavaliers, et leur infanterie
forme un carré de trente stades de côté, ce qui équivaut à 5.550
mètres, près de six kilomètres ! Le chiffre paraît pourtant précis ;
mais comment l’entendre? Il est impossible qu’il s’agisse d’un
carré plein : en ne comptant qu’un homme par mètre carré, on
arrive à un total de trente-six millions ! Il ne s’agissait donc pas
d’une seule phalange, ni de milliers d’hommes en profondeur,
ce qui serait absurde, mais d’une série d’épais bataillons dont
l’ensemble formait un carré, le centre toutefois restant vide, ne
fùt-ce que pour permettre les mouvements. La chose ainsi com
prise, une longueur de trente stades devient possible, entendue
pour le front de bataille entier des barbares, intervalles compris.
Et encore faut-il ajouter que, même ainsi interprétée, la donnée
de Plutarque offre bien des invraisemblances : comment Marius,
qui ne disposait que de 52.000 hommes, a-t-il pu prétendre
déborder sur ses deux ailes l’armée ennemie ?
Enfin, si l’on accepte le chiffre initial de Plutarque, celui de
300.000 combattants, il faut, en tout cas, le couper en deux, les
Teutons, qui combattirent à Aix, et les Cimbres, qui combatti
rent à Verceil. Ils auraient, d’ailleurs, été plus nombreux à
Verceil qu’à Aix (180.000 tués ou pris, contre 100.000 seulement).
Au premier abord ces chiffres de Plutarque paraissent concorder ;
mais ne les a-t-il pas (lui ou l’auteur qu’il a suivi) fait concorder
après coup ?
�MAKIUS EN PROVENCE
123
Quant au passage qui nous montre les Teutons défilant pen
dant six jours devant le camp de Marins, il n’y a rien à en tirer ;
l’énorme charroi que traînaient après eux les barbares, le grand
nombre des femmes cl des enfants, empêchent de comparer leur
marche à la marche normale d’une armée en campagne.
De tout cela, il n’y a à retenir que deux faits positifs. D’abord,
les barbares étaient beaucoup plus nombreux que les Romains,
certainement le double, peut-être le triple, mais certainement
aussi pas davantage. D’autre part, ils n’ont pas seulement été
vaincus : ils ont été détruits. Il faut donc que les Romains aient
compensé le défaut du nombre par une organisation plus
savante, et, surtout, par la supériorité du commandement. C’est
là que se fera sentir vraiment l’action personnelle de C. Marius.
��SOURCES ANCIENNES,
TRAVAUX MODERNES
S o u r c e s a n c ie n n e s . — Le dénombrement des sources directes,
c’est-à-dire des monuments remontant aux années 105 à 102
avant notre ère, contemporains des évènements, est vile fait : il
n’en existe aucun. Marins n’a jamais frappé de monnaies; et
s’il a existé sur notre sol des monuments architecturaux ou
sculpturaux ou des inscriptions commémorant sa victoire, ce
qui est fort douteux, il n’en reste pas trace. Je me borne pour le
moment à cette affirmation, à l’appui de laquelle j ’apporterai à
la fin de celle élude toutes les preuves désirables.
Nous sommes donc réduits aux sources écrites, que je vais
énumérer dans leur ordre chronologique, en en indiquant, aussi
brièvement que possible, la valeur.
Malheureusement pour nous, l’historien curieux et sagace
qu’est Polybe est mort vingt ans avant les évènenemenls qui
nous occupent. L’ouvrage le plus ancien, à notre connais
sance (1), où ait été racontée la campagne de Marius, le livre 68
de T i t e - L iv e (qui a vécu de 59 av. à 17 ap. J.-C.) est, jusqu’à
nouvel ordre, perdu pour nous, et nous ne le connaissons que
par le maigre résumé de I’E p it o m e . Nous en sommes donc
réduits aux autres historiens romains, de valeur bien inférieure,
et qui d’ailleurs sont de plus en plus éloignés des faits.
C’est d’abord V e l l e iu s P a t e h c u l u s , dont l’histoire romaine
en deux livres, de l’année 30 de notre ère environ, n’est
(1) Peut-être, d’après un passage de Pline l’Ancien (XI, 104), un des lieute
nants de Jules César, Oppiüs, qui avait écrit une Vie de son général, avait-il
écrit aussi une Vie de Marius; mais Pline n’en rapporte qu’une anecdote de
peu d’importance, et encore peut-elle provenir de la Vie de César;
�120
MICHEL CLERC
qu’un résumé. Velleius, qui a vécu sous Tibère, ne développe
guère que l’histoire contemporaine ; pour ce qui s’est passé
hors de l’Italie, il s’en lient aux livres les plus connus, TroguePompée, Cornélius Nepos. Ecrivain superficiel, il commet de
nombreuses erreurs matérielles. Ce qu’il y a de plus intéressant
à noter chez lui, c’est qu’il paraît accorder peu de confiance
à Tile-Live, avec lequel il est souvent en désaccord. D’ailleurs,
comme tous les Romains et Tile-Live lui-même, il est bien plus
orateur, rhéteur, qu’historien. Il ne nous fournit du reste que
quelques lignes (II, 12).
Son contemporain V a l è r e -M a x im e , dont l’ouvrage, Faits et
dits mémorables, n’est qu’un recueil d’anecdotes, nous en fournit
une (VI, I, 3), que rapportent du reste aussi Julius Obsequens
et Saint Jérôme.
Nous devons quelques renseignements, dont un d’impor
tance (II, 4), à F r o n t in (40-103 ap.). Son ouvrage, Stratagèmes,
a de la valeur, connue écrit par un professionnel.
F l o r u s , qui a vécu sous Trajan, comme Tacite,nous a
laissé un abrégé de l’histoire romaine jusqu’à Auguste. C’est
un rhéteur élégant, qui ne voit guère dans l’histoire qu’une
apologie perpétuelle de Rome. Il nous intéresse par une quin
zaine de lignes (III, 3) où il fait un récit plus que bref, mais
pourtant, nous le verrons, un récit suivi.
Puis nous tombons brusquement en plein quatrième siècle,
avec E u t r o p e , dont le Breviarium ab Urbe condita a été fait à la
demande de l’empereur Valens, vers 350; c’est une sorte de
mémento extrêmement sec (V, 1).
Vers la même époque se place A u r e l iu s V ic t o r , à qui l’on
attribue l’opuscule intitulé De viris illustribus Urbis Romæ,
compilation peu authentique. Il ne nous fournit que quelques
lignes (67), qui ne nous apprennent rien que nous ne sachions
par ailleurs.
C’est enfin, vers la fin même de l’empire, O r o s e , vers 450.
Orose est un prêtre chrétien, espagnol, qui a composé une
Histoire allant de la création à l’an 417, et visiblement inspirée de
la Cité de Dieu de saint Augustin. 11 veut démontrer qu’il y a une
�MAKI US EN PROVENCE
127
Providence, et, pour cela, il s'attache à montrer surtout les
malheurs des temps passés, dont il dresse comme le catalogue,
guerres, pestes, etc. Ce n’est donc pas un véritable historien ; il
se soucie assez peu du détail précis. Mais il a eu entre les
mains et suivi de bonnes sources, que nous n’avons plus,
notamment Tite-Live, qu’il imite eà et là d’une façon indé
niable. Et c’est lui qui nous a laissé, en somme (V, 16), le récit
le plus détaillé de la campagne, après celui de Plutarque.
En définitive, tous ces écrivains n’ont pour nous de valeur
que faute d’autres; mais tous ont lu Tite-Live, et doivent, sauf
peut-être Velleius, le reproduire plus ou moins. De là vient leur
réelle importance pour nous : leur valeur dépend en somme de
la valeur de Tite-Live lui-même. Quelle est-elle donc?
Tout d’abord, Tite-Live n’est pas contemporain des faits en
question : mais il n’en est pas non plus très éloigné, étant né
quarante-deux ans après la bataille d’Aix. De premier ordre
comme écrivain, c’est, pour nous modernes, un historien très
incomplet. Il a fait l’histoire telle que la rêvait Cicéron, nui nus
oratoris. Pour lui, l’histoire doit être le panégyrique de Rome,
dont la gloire est l’idée maîtresse de son livre ; d’autre part, il
n’écrit que pour les gens du monde, et évite les détails techni
ques : il veut avant tout faire une œuvre d’art. Enfin, il est peu
politique, et il n’entend rien à l’art de la guerre.
Il a bien eu à sa disposition et consulté de bonnes sources, à
savoir les anciens annalistes romains, surtout, à vrai dire, les
plus récents ; mais il n’a pas cherché à les contrôler, d’où résul
tent chez lui beaucoup d’inexactitudes de détail. II n’a jamais
consulté les documents originaux, comme le faisait Polybe, qui
nous a conservé la teneur des anciens traités entre Rome et
Carthage, dont Tite-Live ne parle même pas. Son critérium
historique, c’est simplement la vraisemblance : c’est-à-dire qu’il
n’a rien de l’ériulit.
D’autre part, Tite-Live n’apporte dans ses récits aucune mau
vaise volonté, aucun parti pris ; il n’altère jamais sciemment la
vériLé. Et il a lu tous les auteurs antérieurs ; s’il ne s’est pas
livré à des recherches personnelles, il a fait une compilation de
bonne foi, soumise à une certaine idée d’ensemble.
u
}
�128
MICHEL CLERC'
Par conséquent, la narration qu’il avait faite de la campagne
de Marins, narration qui est devenue à son tour la source
principale des historiens postérieurs, car l’histoire de Tite-Live
lit oublier tous ses prédécesseurs, a pour nous une valeur en
rapport avec la valeur même des sources dont il s’est servi.
Or il n’était pas très éloigné des événements, et entre eux et lui
ont vécu une série d’annalistes et de mémoiristes qu’il a à coup
sûr utilisés.
Les annalistes, c’est Q. Glaiidius Quadrigctriiis et L. Valerius
Antias, qui vivent tous les deux sous Sylla, et sont par consé
quent des contemporains de Marins. Tite-Live cite souvent le
dernier, à qui il reproche notamment d’exagérer les chiffres.
C’est encore L. Cornélius Sisenna, qui avait écrit une histoire
des guerres contemporaines, mais qui paraît avoir été plutôt un
romancier qu’un véritable historien.
Parmi les mémoiristes, trois sont d’importance capitale,
comme ayant connu Marins intimement et joué un rôle à côté
de lui : P. Rutilius Rnftts, l’ancien collègue de Marins en
Numidie ; Lntatins Catuhis, son collègue en 102 ; enfin Sylla.
C’est dire en un mol que Tite-Live a eu à sa disposition des
matériaux de premier ordre, mais des matériaux comme il
les aimait, à savoir de seconde main. Evidemment, il aurait
mieux valu pour nous qu’il dépouillât les archives, la corres
pondance de Marins et ses rapports aji Sénat ; mais on ne peut
lui demander ce qu’il n’a jamais été dans ses intentions de faire.
Reste une dernière source, de beaucoup la plus importante,
puisque nous n’avons plus le texte original de Tite-Live. C’est
un historien grec, P l u t a r q u e . (Un autre écrivain grec,
D o r o t h e o s , un des historiens d’Alexandre, nous fournit un
détail, d’ailleurs assez étrange). Outre un certain nombre de
passages concernant Marius et épars dans les biographies de
Sylla et de Sertorius, nous avons eh entier la biographie de
Marius.
Quelle eh est la valeur ? Je suis obligé, étant donnée l’impor
tance exceptionnelle pour nous de ce document, d’entrer dans
un peu plus de détails.
�MARIUS EN PROVENCE
129
Plutarque, né vers 46, mort vers 120 de notre ère, vit deux
cents ans après les événements qu’il raconte. Il se place donc,
chronologiquement, un peu avant Florus, et il n’est précédé que
par Velleius Palerculus, Valère-Maximc et Frontin, sans parler,
bien entendu, de Tite-Live. Ses biographies sont quelque chose
de très particulier (1). Il avait commencé par écrire celles des
empereurs romains, d’Auguste à Vitellius, c’est-à-dire en somme
par faire, comme nous dirions, de l’histoire contemporaine. De
tout cela, il ne reste que les vies de Galba et d’Ollion, qui se font
suite, sans interruption ; et il devait en être à peu près de même
pour les autres : il rappelle, en effet, au début, ce qu’il a dit dans
celle de Néron. C’était donc une véritable œuvre historique, un
très utile complément de Tacite. Toutefois, ce n’était point abso
lument de l’histoire, témoin l’auteur lui-même : « Ce détail des
choses qui arrivèrent alors n’appartient qu'à une histoire générale ;
il suffit donc au but que je me propose de ne point passer sons
silence les événements et les malheurs qui signalèrent l'époque de ces
empereurs ». Le récit de Plutarque, dans ces biographies (écrites
sans doute à Rome , oèi il professa la philosophie sous les
Flaviens), n’en est pas moins très documenté, et les anecdotes,
comme les réflexions morales, y tiennent assez peu de place.
Toutes différentes sont les autres biographies, qu’il n’a écrites
que plus tard, une fois de retour à Chéronée sa patrie. Elles sont
intitulées Vies parallèles, et groupent en effet deux à deux la
biographie d’un grec et celle d’un romain, suivies d’une sorte de
résumé en forme de parallèle. C’est une conception aussi factice,
aussi contraire que possible à l’esprit historique : Marins y
figurait en face de Pyrrhus 1(ce parallèle est perdu).
C’est que Plutarque se proposait un but très particulier, qu’il
a nettement défini lui-même à plusieurs reprises, notamment
dans les vies de Timoléon, d’Alexandre, et de Nicias : « Quand
je commençai à écrire ces Vies, ce fut pour faire plaisir à d’autres;
mais c’est pour l’amour de moi-même que je les continue aujour
d’hui, et avec une prédilection particulière. L'histoire m’est comme
(1) Voir H. Peter, Die Quellen Pluiarchs in tlcil Biogi'ctphieen der Riiinef.
�MICHEL CLERC
un miroir, où je porte les yeux pour tâcher, autant qu'il est en moi,
de régler ma vie et de la former sur les vertus des grands hommes.
Rien ne ressemble plus à un commerce familier que la façon dont
ïen use avec eux ; car j'exerce tour à tour, envers chacun d’eux,
une sorte d'hospitalité, en leur donnant place dans ces écrits : je
les fixe près de moi, je contemple ce qu'ils ont eu de grand, et ce
qu'ils étaient, et je choisis entre leurs belles actions celles qui
méritent le plus d’être connues... Appliqué à l’élude de l’histoire,
occupé de composer ces Vies, je m'instruis moi-même en recueillant
sans cesse dans mon âme les souvenirs des hommes les plus
vertueux et les plus illustres ; et, si je contracte, par la contagion
de la société où je suis obligé de vivre, quelques dispositions
vicieuses, dépravées et indignes d’un homme d’honneur, il me
suffit, pour la repousser et la bannir loin de moi, et pour calmer,
pour adoucir ma pensée, de me tourner vers ces parfaits modèles de
sagesse et de vertu , »
Ailleurs, il prévient qu’il n’exposera pas tous les faits connus,
ni dans tout le détail, mais en abrégé ; —qu’il n’écrit point
l’histoire, mais des biographies; —que, souvent, un fait minime
est plus important pour éclairer l’àme d’un homme, révéler ses
vertus ou ses vices, que le récit d’une bataille ou d’un siège.
Enfin, il ne prétend point rivaliser avec Thucydide pour l’expo
sition des faits, et se jeter à tort et à travers dans les batailles
terrestres et navales, et dans la politique.
Nous voilà dûment prévenus : Plutarque ne s’astreint ni à
l’ordre chronologique, ni même à faire un récit suivi ; il ne
prétend pas être complet ; ni exposer des vues politiques et le
mécanisme des institutions, comme le fait Polybe. Il fait œuvre
morale, non historique, où les anecdotes sont tout aussi impor
tantes que les faits sérieux. L’histoire n’est pour lui qu’une
trame légère, qu’il recouvre de broderies capricieuses : tout lui
est bon pour arriver à son but, qui est d’édifier et aussi de
plaire. Ajoutons à cela qu’il cet grec, et que, malgré son séjour
à Rome, il ne l’a jamais connue qu’imparfailement, notamment
pour ce qui est des institutions.
Aussi, comme valeur historique, nul écrivain ancien peut-être
�MAKIUS KN PROVENCE
131
n’a été plus discuté. En fait, il est impossible de porter sur lui
un jugement d’ensemble : ce qui est vrai d’une de ses biogra
phies ne l’est pas d’une autre ; elles nécessitent autant d’études
particulières. En effet, sa manière de concevoir une biographie
l’amène à se servir de ses sources d’une façon spéciale. Ses
sources principales ne sont nullement les grands historiens qui
ont écrit l’histoire des Etats, comme Xénoplion, Ephore, Polvbe
ou Tite-Live. Il est attiré de préférence par les écrits consacrés
spécialement à ses héros : pour les Romains, ce sera les
mémoires de Sylla, de Volumnius, de Messala, amis particuliers
de Brutus ; la vie de Caton d’Utique par Tlirasea, son partisan
politique ; la vie de Cicéron par son affranchi Tiron. Des
histoires générales, il n’utilise que celles qui ont un caractère
plus particulièrement biographique , comme les Annales de
Fabius et de Valerius Anlias, qui parlaient surtout des exploits
de leur famille. C’est seulement lorsque ce genre de documents
lui manque, que Plutarque a recours aux histoires générales.
Il résulte de là que les biographies de contemporains ont bien
plus de valeur que les autres. El de là aussi vient la nécessité
de contrôler ses sources, lorsque la chose est possible. Or, le
résultat de ces recherches est fort différent pour les vies des
Grecs et celles des Romains. Pour les Grecs, Plutarque a le coup
d’œil plus libre, une connaissance plus complète des sources,
choisies plus soigneusement ; on sent qu’il se meut dans une
littérature qui lui est familière, la sienne. Il en est autrement
pour les biographies romaines ; familiarisé assez tard avec
la littérature romaine, il n’a pas un sens très net de l’évolution
historique du peuple romain, ni l’intelligence complète des
particularités de l’esprit romain. Il est donc naturel que
souvent il ait moins bien choisi ses sources. Enfin, quoi qu’il
eût lu beaucoup d’auteurs latins, une fois de retour dans sa
petite ville de Chéronée, il dut avoir à sa disposition beau
coup plus de matériaux pour les biographies des Grecs que
pour celles des Romains; pour ces dernières, il dut générale
ment se borner aux notes prises autrefois à Rome, et à un
auteur unique.
�132
MICHEL CLERC
Dans le détail, on constate le même manque de critique que
dans le choix des sources : il lui est arrivé plusieurs lois de se
référera un écrivain qui dit tout autre chose que ce qu’il lui
fait dire. Il est probable d’ailleurs que, dans ce cas, il a tait une
citation de seconde main, et d’après un auteur inexact. Au
contraire, d’une façon générale, là où Plutarque se réfère direc
tement à ses sources, il mérite pleine confiance.
En somme, les biographies romaines sont, en général, infé
rieures, j ’entends comme valeur historique, aux biographies
grecques. Et, par malheur, la biographie de Marins est une des
moins bonnes de toutes. Elle a été composée sous l’influence des
mémoires de Sylla (qu’il cite aux paragraphes 25, 26, 35). Sans
qu’il y prenne parti aussi complètement que dans la vie de
Sylla, on voit que Plutarque est prévenu contre Marins, et tout
son récit, cl ses appréciations, s’en ressentent. Cela est surtout
vrai pour les passages où Marins et Sylla paraissent l’un à côté
de l’autre, passages pour lesquels les mémoires de Sylla ont été,
sans doute possible, la source de Plutarque. On peut le constater
notamment pour la guerre de Numidie, où Plutarque s’écarte
complètement de Sallusle. Il en est encore de même pour la
bataille de Verceil, où il diminue Marias au profil de Catulus, et
cela pour des considérations vraiment enfantines.
En dehors des mémoires de Sylla, Plutarque se réfère encore,
pour la carrière politique de Marius, à Rutilius Rufus. Quant à
sa campagne de Gaule, il ne cite personne ! sauf un certain
Alexandre de Myndos, à peu près inconnu, qui semble avoir
publié un recueil de prodiges.
On comprend combien, en pareil cas, il est difficile d’indiquer
quelles ont été les sources de Plutarque. C’est un jeu auquel on
s’est livré pourtant avec ardeur, surtout en Allemagne, et à
propos duquel M. U. de Willamowitz-Môllendorf a dit, avec
autant de bon sens que d’esprit : « Plutarque est un écrivain
infiniment instruit et d’infiniment de lecture; les jeunes auteurs
de dissertations qui charcutent une Vie d’après la formule, ont,
par contre, fort peu lu, et s’étonnent lorsque, dans les Fragmenta
hisloricorum græconim, ils rencontrent la mention d’un ancien
�MARIUS EN PROVENCE
133
ouvrage perdu dont Plutarque et Athénée ont seuls tait mention.
Il ne leur en faut pas davantage pour présenter cette Vie comme
une jolie mosaïque où chaque phrase de Plutarque est Fille d’un
père étranger. »
Dans l’espèce cependant, c’est-à-dire pour la biographie de
Marius, le problème n’est peut-être pas insoluble. Puisque
Marius n’avait pas écrit de mémoires, il n’y a guère que deux
hypothèses possibles. Au début et à la Fin de la Vie, Plutarque
cite Posidonios, un Grec contemporain de Marius, qui avait
composé une histoire, continuation de celle de Polybe, histoire
allant au moins jusqu’à l’année 86, et où nous savons qu’il y
avait beaucoup de descriptions de pays et de peuples étrangers.
Or, Posidonios avait voyagé, notamment en Gaule ; c’est à lui
que Strabon et Diodore ont emprunté ce qu’ils rapportent
des mœurs des Gaulois, Athénée ce qu’il rapporte des Ger
mains. II est donc très possible que Plutarque l’ait mis à contri
bution pour la guerre des Cimbres.
Ou bien il faut admettre que Plutarque a suivi Tite-Live, qui
d’ailleurs avait connu aussi l’ouvrage de Posidonios. En fait,
les anecdotes de Plutarque sur les mœurs des barbares sont
aussi bien dans le goût de l’un que de l’autre. Ce n’est là assu
rément qu’une hypothèse, mais en somme la plus probable: de
nombreux détails de Plutarque, notamment les §§ 3, 17, 27, 29,
concordent en elfet avec des passages de Valère-Maxime (VIII,
15, 7; I, 2, 3; V, 2, 8), et avec d’autres d’Orose (V, 16); on peut
donc en conclure que les uns et les autres se réfèrent à la même
source; or, cette source, pour le dernier, est certainement TiteLive.
Si cette hypothèse est fondée, il faut conclure que tous les
textes concernant la campagne des Cimbres qui nous sont
parvenus procèdent d’une source à peu près unique, TiteLive, lequel n’avait puisé que dans des ouvrages de seconde
main, et non dans les pièces d’archives ; seulement, ces ouvrages
étaient contemporains des faits qu’ils racontaient. De là provien
nent sans doute le vague de ces récits et le manque de précision,
aussi bien pour les détails géographiques que pour les détails
�134
MICHEL CLEIIC
stratégiques; il n’y a là rien qui sente l’homme du métier. D’où
résulte pour nous la nécessité d’étudier à fond les questions
topographiques et stratégiques que comporte celle campagne:
c’est le seul moyen de contrôle qui demeure à notre disposition.
— Je me horne, pour le moment, à une
simple indication bibliographique de ces travaux, dont l’étude
critique se placera naturellement au fur et à mesure de l’exposé
des faits. El je laisse de côté la bibliographie des nombreux tra
vaux relatifs à la question spéciale des Fosses Mal iennes, que
j ’indiquerai ultérieurement.
Tout d’abord, je mentionnerai brièvement les ouvrages anté
rieurs au dix-neuvième siècle, h savoir les anciennes histoires
locales, histoires de la Provence ou d’Aix, celles de N o s t r a d a m u s , de R a y m o n d d e S o l i e r , de B o u c h e , de P i t t o n , de d e
H a i t z e , de P a p o n . Pour les faits qui nous concernent, seuls
Pitton et de Haitze offrent quelque développement, et se livrent
à une discussion critique. D’ailleurs, tous les systèmes de ces
anciens auteurs ont été plus ou moins repris par les auteurs
modernes.
T ravaux m o d er n es.
XIXe siècle. — Parmi les histoires générales, il faut retenir
des Gaulois d ’AMÉDÉE T h i e r r y , où le dépouillement
des textes anciens est fait en général d’une façon assez complète,
mais où il prend avec ces textes des libertés souvent excessives;
il fait notamment d’Aix, avant la bataille, un tableau charmant,
qui n’a que le tort d’être de pure fantaisie.
E n s e c o n d l i e u , la Géographie de la Gaule romaine, d ’EiiNEST
P Histoire
D e s j a r d i n s , œ u v r e , c o m m e o n le s a i t , tr o p p e u m é t h o d i q u e , et
o ù il e s t fa c i le d e r e l e v e r d e s e r r e u r s ; la c o n n a i s s a n c e d e s l i e u x
y
e s t u n p e u s u p e r f i c i e l l e ; m a i s l'o n
y
trou ve des id ées in g é
n i e u s e s , et, s o m m e t o u t e , la m a r q u e d ’u n h o m m e d u m é t i e r .
La Statistique des Bouches-du-Rhône, de 1824, n’est pas très
développée pour celle partie; les auteurs y usent et abusent des
étymologies, lesquelles sont, la plupart du temps, fantaisistes. Il
ne faut s’en servir qu’avec toute espèce de précautions.
�MARIUS EN PROVENCE
13Ô
Le chanoine C a s t e l l a n , Dissertation sur les plaines d’Aix
et de 'frets où Gains défit les Ambrons et les Teutons (Mémoires
de la Société des Antiquaires de France, 1832), ne traite que
de la dernière parlie de la campagne, la bataille d’Aix.
M e l c h i o r T i r a n , Etude d’un camp retranché aux environs
d’Aix (ibid., 1840), développe, lui aussi, surtout cette partie; il
en est de même pour R o u c i i o n -G u i g u e s , Les Saliens (Mémoires
de l’Académie d’Aix, VIII).
Parmi les ouvrages plus récents, figurent toute une série de
travaux de I. Gilles, Campagne de Marins dans la Gaule (1870);
Marins et Jutes César (1871) ; Précis historique et chronologique des
monuments triomphaux dans les Gaules (1873). Ces ouvrages ont
une certaine importance à cause de la connaissance étendue et
exacte des lieux qu’avait l’auteur; mais ils témoignent d’une
connaissance tout à fait insuffisante des langues anciennes et de
l'histoire générale de l’antiquité. Surtout on y constate, nous le
verrons, un manque absolu de sens critique (1).
La Campagne de C. Marins contre les Teutons ( 1891), du c a p i
t a i n e b r e v e t é ( a u j o u r d ’h u i c o m m a n d a n t ) D e r v i e u , e s l i m p o r t a n t e
c o m m e é t u d e d e s l i e u x e t, s u r t o u t , à c a u s e d e s c o n n a i s s a n c e s
s t r a t é g i q u e s d e l ’a u t e u r .
Cette brochure a donné lieu à des Observations de M. M. d e
D u r a n t i l a C a l a d i î (1892), où l’auteur se livre à une discussion
très serrée, non seulement des théories du capitaine Dervieu,
mais de tous les auteurs antérieurs. Cette discussion est appuyée
sur une connaissance parfaite des lieux, au moins pour la der
nière partie de la campagne (2).
J e n e s i g n a l e q u e p o u r m é m o i r e la b r o c h u r e d e M. E m i l e d e
S a i n t - E u t r o p e , Observations d’un Provençal sur les écrits relatifs
à la défaite des Ambrons et des Teutons aux environs d’Aix (1892),
q u i n ’a a u c u n e v a l e u r .
(1) Gilles a répété à satiété les mêmes théories dans tous ses ouvrages, et
notamment dans les derniers, Le pays d’Arles, Le pays d’Aix, auxquels il est
inutile de renvoyer.
(2) M. de la Caladc a publié eu 1901 un second opuscule sur la question, où
il discute le système que j ’exposerai plus loin, et dont j ’avais esquissé les
grandes lignes dans un cours public (Rapport présenté à l’Académie d ’Aix,
1901).
�136
MICHEI, CLERC
L’ouvrage de M. W . H. B ullock H a l l , The Romans on the
Riniera and the Rhône (1898) est un ouvrage de vulgarisation,
d’ailleurs fort bien fait, par un homme qui connaît bien le pays ;
mais il ne traite la question qui nous intéresse que brièvement.
Le dernier travail sur la question même est celui de
M. B érenger-F éraud , La campagne de Marins en Provence (1895).
C’est, à l’encontre de tous les précédents, un gros livre de
550 pages, où la plupart des textes anciens sont traduits, et de
longs passages des auteurs modernes transcrits, ce qui en fait
une compilation assez commode.
Tels sont les sources antiques du sujet et les travaux modernes
auxquels il a donné lieu; il s’agit maintenant d’utiliser les unes,
et de faire, au fur et à mesure, une critique détaillée des autres.
�III
LE PREM IER CAMP DE MARIES
L ’a t t e n t e . —Marins,
au rapport de Sallusle (1), fut élu consul,
pour la seconde fois, pendant qu’il était encore en Numidie, et
on lui donna comme province la Gaule. Celle élection, faite
dans ces conditions inusitées (la présence du candidat était
requise, sinon par la loi, du moins par l’usage), et l’élection du
collègue qui fut donné à Marins, C. Flavius Fimbria, un homme
nouveau lui aussi, montrent bien que le pouvoir est passé alors
aux mains du parti démocratique.
Marins entra en fonctions, selon l’usage, le 1er janvier de
l’année suivante, 104. Il fut renouvelé dans ses pouvoirs quatre
fois de suite, et resta ainsi consul du 1er janvier 104 au 31 dé
cembre 100.
En dehors de ces dates, nous n’en avons qu’une seule pré
cise : c’est celle de la bataille de Verceil, 30 juillet 101 ; elle nous
permet d’affirmer que Marins était reparti de Gaule pour l’Italie
assez longtemps auparavant, puisqu’on nous dit qu’il fit venir
son armée en Italie : il l’avait donc précédée.
D’autre part, il n’a pu arriver en Gaule dès le commencement
de 104 : c’est à ce moment qu’il faut placer la célébration du
triomphe sur Jugurtha, et la réunion du Sénat où Marins, contre
les usages, parut en robe de triomphateur (2).
(1) Jugnrthci, 114.
(2) Il est possible que ce droit eût été conféré à Marius par une loi spéciale.
On l’avait déjà fait pour Paul Emile, et on le fit plus tard pour Pompée, non
pas, il est vrai, pour les séances du Sénat, mais pour les jeux du cirque
(De viris illust. 56; Velleius, II, 140); et c’est ce que donne à croire l’ins
cription de Rimini, qui mentionne cette entrée de Marius en robe triomphale
dans la Curie.
�138
MICHEL CLERC
En somme, il a résidé dans la Province des premiers mois de
104 jusqu’aux premiers mois de 101, soi! trois ans.
Pour son troisième consulat, il fut élu (avec L. Aurelius
Orestes) cette fois encore sans s’être rendu à Rome. Plutarque
explique cette faveur par l’équité dont il avait fait preuve à
l’armée,même au détriment de ses proches, et aussi à ce que l’on
attendait les barbares au printemps,et que les soldats nevoulaient
pas entendre parler d’un autre général (1). Naturellement, il
garda sa province (2). Pour son quatrième consulat, au contraire,
il n’en fut pas de même; au moment où allaient s’ouvrir les
comices, Orestes mourut, et Marins fut obligé de venir à Rome
pour les présider. De nombreux candidats étaient en présence,
appartenant au parti de la noblesse; mais le tribun de la plèbe
L. Apuleius Saturninus, gagné par Marins, travailla le peuple
pour lui. Quant à Marius lui-même, il feignit de refuser une
nouvelle élection, affecta tout an moins de ne pas s’en soucier.
Saturninus lui reprocha alors de trahir la patrie, en se dérobant
au commandement au moment du danger. On voyait bien, dit
Plutarque (3), que ce n’était qu’une feinte, et assez mal ourdie ;
mais le peuple sentait aussi qu’on avait besoin de Marius, et le
renomma, en lui donnant pour collègue Q. Lutalius Catulus,
qui était aimé des nobles, sans être mal vu du peuple. Voilà un
de ces passages de Plutarque auxquels il est bien difficile
d’ajouter foi : est-il vraisemblable que Marius ait même feint de
vouloir résigner son commandement avant d’avoir combattu?
Ce récit, puisé sans doute dans les mémoires de Syila, ne prouve
en réalité qu’une chose, à savoir que le parti aristocratique
essaya cette année de reprendre le dessus, et que, s’il fut assez
fort pour faire passer Catulus, candidat malheureux depuis 10(5,
il ne le fut pas assez pour renverser Marius.
Pour la Province, c’est une situation toute nouvelle. Aupa
ravant, lorsque c’était un des consuls qui y exerçait le eomman(1) Vie de Marins, 14
(2) Cicéron, De proninciis consiilaribiis. 8, 10,
(3) Ibid.
�MAIIIU S UN PROVENCE
139
demeni, s’il venait à être prorogé, il l’était comme proconsul;
et si l’un des nouveaux consuls venait dans la province, il se
subordonnait le proconsul, d’où surgissaient des difficultés et
des conflits incessants. C’est ce qui était arrivé avec Q. Fabius
consul et Domilius proconsul, avec Malliûs consul et Cœpion
proconsul. Maintenant, au contraire, l’imperium, tout en restant
toujours annuel en théorie, et renouvelé chaque année, sera
en fait pendant trois ans dans les mêmes mains, de façon
ininterrompue : il y a, en un mot, unité de commandement. On
peut penser que l’on avait fini par sentir les inconvénients de
l’ancien système. Et, sans doute, l’on n’avait pu prévoir les
inconvénients non moins graves qu’allaient entraîner ces grands
commandements prolongés, dont se serviront Pompée et César.
Il va de soi que, sous Marins consul, il n’y a point, comme
nous dirions, de gouverneur de la province. Marins commande
seul, et l’armée, et la province. Lorsqu’il s’absente pour aller à
Rome, il est remplacé par un de ses legali. En d’autres termes,
il a été pendant trois ans le maître absolu de la Province.
La tâche à résoudre par Marins peut se résumer en deux
mots. Il s’agissait d’attendre d’abord l’ennemi, et de l'attendre
patiemment. Cet ennemi, en effet, on savait qu’il était parti,
mais on savait aussi qu'il reviendrait un jour ou l’autre. Il
s’agissait ensuite, non de remporter sur cet ennemi une victoire
plus ou moins brillante, mais de le détruire, ou, tout au moins,
de le rejeter pour jamais en dehors et de l’Italie et de la Pro
vince, qui n’était dans la circonstance qu’un avant-poste de
l’Italie.
Quant aux conditions dans lesquelles se trouve placé le
général romain, elles ne sont pas moins nettes. Marins sait
qu’une attaque immédiate n’est pas à craindre : c’est ce que
prouve le travail considérable des Fosses Mariennes, qu’il put
faire entreprendre. Il a donc eu tout le temps nécessaire pour
choisir à loisir un posle d’observation, et un poste de combat,
deux choses, nous le verrons, absolument distinctes. Il eut le
temps aussi de parcourir et de reconnaître tout son terrain ; en
un mot, de diriger la campagne, au lieu d’accepter simplement
�140
MICHEL CLERC
le combat lorsqu’arriverait l’ennemi, comme paraissent l’avoir
fait ses prédécesseurs.
Le premier soin du général romain devait être de choisir un
emplacement pour y établir son camp. Certains érudits
modernes supposent qu’il a eu, avant l’arrivée des barbares,
plusieurs camps successifs : c’est une hypothèse non seulement
inutile, mais en contradiction avec tout ce que nous savons du
reste de la campagne. Aussitôt les premières reconnaissances
opérées, Marins a dû choisir l’endroit le plus favorable, et s’y
tenir. De ce centre unique ont rayonné, nous le verrons, de
petits corps d’opérations, qui agirent sur les tribus gauloises
suspectes, et assurèrent la sécurité du pays.
Encore moins faut-il supposer, comme on l’a fait aussi, qu’il
y eut plusieurs camps romains simultanés. Outre que c’était
contraire aux habitudes romaines, lorsqu’il n’y avait qu’un
consul présent, Marins n’avait pas assez de monde pour l’épar
piller ainsi. Il devait, au contraire, tenir ses troupes massées, à
cause et de leur petit nombre, et du grand nombre et de la
manière d’attaquer en masse de l’ennemi qu’il attendait.
�MAIllUS EN PROVENCE
141
L ’e m p l a c e m e n t du c a m p . — Où fut situé cet unique camp de
Marius ? La question est de grande importance : l’emplacement
de ce camp est en effet le point de départ d’une marche dont
tout le monde à peu près admet (pour des raisons assez diffé
rentes, il est vrai) le point d’arrivée, la plaine qui s’étend entre
Trels, Ponrrières et Pourcieux.
Or, pour cette recherche, j’estime qu’il faut d’abord écarter
résolument deux sortes d’arguments dont certains modernes ont
usé et abusé, aussi bien pour. Marius que pour Hannibal et
César, à savoir les vestiges de monuments antiques, et les
étymologies.
Pour ce qui est des étymologies d’abord, on a trop souvent
oublié que la science des étymologies est une science précise,
reposant sur la connaissance approfondie des divers idiomes,
anciens et modernes, parlés successivement dans un pays. Et
entre toutes les étymologies, celles des noms de lieux sont par
ticulièrement délicates, surtout celles de ce que l’on appelle
les lieux-dits. Ces noms sont ordinairement fort anciens, et
en Provence, contiennent certainement beaucoup de voca
bles ligures, mais qui nous sont parvenus sous une forme
romanisée. Il faut avant tout éviter de bâtir un système sur les
étymologies seules ; elles ne doivent venir qu’à l’appui d'autres
considérations, et, surtout, elle doivent être déduites scientifi
quement, suivant les lois, positives et connues, de la dérivation
du latin en français.
Or voici les étymologies que l’on trouve dans la plupart des
ouvrages que j ’ai énumérés, et sur lesquelles s’appuient les
auteurs pour affirmer que le camp ou les camps de Marius se
trouvaient à tel ou tel endroit ; la Camargue, C. Marii Ager ; —
Meyreuil, Mariolam ; — Marmet, Meta Marii; — Fontmarin (près
de Rognes), Fons Marii ; — Meyrargues, Marii agger ; — Mérindol, Marii dolium (!) ; — Maries, Marii statio, etc. — Bien
�MICHEL CLERC
entendu, tous ces noms anciens sont purement supposés, et ne
se trouvent dans aucun document, romain ou du moyen âge.
De même, Marignane, le Mariset, coteau entre les étangs de
l'Estomac et de l’Engrenier, ont été rapportés à Marius. Mais on
est allé plus loin : Malosse, près d'Aix, est devenu un témoi
gnage de la bataille : mata ossn (Rouchon-Guigues) ; les Mourtissoun, près d’Eyragucs, devient morlui sont (Gilles). Enfin
M. Bérenger-Féraud n’est pas éloigné de croire que l’expression
populaire provençale, chère notamment aux charretiers, fai tira,
Marins, pourrait venir des soldats de Marius, impatients de
combattre, et demandant à leur chef de les mener au combat !
Qui ne voit qu’avec un pareil système on peut placer un camp
de Marius dans tous les endroits dont le nom commence par G
ou par M ? Il n’est pas, je pense, besoin d’insister davantage sur
le peu de sérieux de pareilles assertions. En fait, deux étymo
logies seulement, pour toute cette question, paraissent certaines :
celles des noms de la ville de Fos et de l’étang de l’Estomac.
Tout d’abord parce que les noms anciens, Fossæ et Stomalimné, ne sont point des noms supposés, mais des noms réels;
ensuite, parce que les noms actuels sont régulièrement dérivés
de ces noms anciens ; et, enfin, parce qu’à l’appui de ces étymo
logies viennent, nous le verrons, toute une série de considé
rations d’ordre différent.
Les ruines de monuments prétendus romains que l'on a
signalées à l’appui des mêmes hypothèses ne sont pas plus
significatives. La Provence entière est remplie de débris antiques,
les uns romains, les autres pré-romains. Or, pour ce qui est de
débris incontestablement romains, il ne suffit pas de découvrir
un champ couvert de débris de poteries pour affirmer qu’on se
trouve en présence d’un camp. On est trop porté à voir partout
des vestiges d’un étal de guerre, et à oublier qu’il y avait, alors
comme aujourd’hui, des villes, des bourgs, des hameaux, des
fermes et des cimetières. Et l’occupation romaine ayant duré des
siècles, jusqu’au moyen âge, il est généralement impossible de
dater les objets comme les débris de poteries, d’ustensiles ou
d’armes, qui ont persisté, toujours semblables, pendant des
siècles.
���MARIUS EN PROVENCE
143
En fait, tous les débris d’époque romaine que nous possédons
sont bien postérieurs au temps de Marins. El, pour ce qui est
d’affirmer que tel emplacement a été celui d’un camp romain, il
faudrait y avoir trouvé des objets significatifs, comme ceux que
l’on a découverts à Mirebeau (Côte-d’Or) ou à Néris-les-Bains, à
savoir des briques portant la marque de la légion ou du corps
auxiliaire qui les a fabriquées. Or, nulle découverte de ce genre
n’a été encore faite en Provence.
Quant à l’enceinte fortifiée du camp, il est bien inutile d’en
rechercher les traces, étant donnée la manière très spéciale dont
se faisait ce genre de fortification. Si l’on a pu retrouver quel
ques traces de camps romains, à Jublains, Limes, Montargis,
c’est qu’il s’agit de camps permanents, véritables camps retran
chés, faits pour durer : ce qui n’est pas le cas du camp de Marins,
qui devait pouvoir être évacué du jour au lendemain. Enfin, il
faut absolument exclure de nos recherches toutes les fortifica
tions en pierres que l’on a attribuées à Marius : le Pain-deMunilion, Enlremont, Caronle, Constantine, n’ont rien à voir,
ni avec Marius, ni avec les Romains : ce sont des stations pré
romaines, des villages indigènes fortifiés.
On se serait épargné beaucoup d’erreurs et de tâtonnements si
l’on s’était souvenu qu’un camp romain était quelque chose
de très précis et d’à peu près invariable dans sa construction et
sa forme.
Un camp romain, à l’époque qui nous intéresse (1), a la forme
d’un carré, parfois d’un rectangle. On l’installe, autant que
possible, sur le penchant d’une colline. Il est divisé intérieure
ment en quatre parties à peu près égales par deux grandes
avenues se coupant à angle droit. La partie antérieure, celle qui
fait face à l’ennemi, est occupée par les légions, l’autre, par les
alliés, derrière lesquels se plaçait l’état-major. Tout cet espace
occupé parles troupes (qui sont logées sous la tente, ou, en cas
de séjour prolongé et d’intempéries à craindre, dans des bara
quements) est séparé par un espace libre, de deux cents pieds de
(1) Daremberg-Saglio, Castra.
10
�144
MICHEL CLERC
large, du retranchement qui enveloppe le tout. Ce retranchement
consiste toujours en un fossé, derrière lequel se dresse un
remblai en terre surmonté lui-même d’une palissade. Quelque
fois des tours en bois s’élèvent sur ce rempart. Naturellement,
lorsqu’on sait que le camp doit être occupé pendant plus d’une
nuit, on le fortifie plus soigneusement ; les remparts sont alors
munis de castella, redoutes placées en saillie sur la ligne
d’enceinte.
Ces quelques indications suffisent pour montrer dans le camp
romain quelque chose d’absolument différent des camps
modernes. La faiblesse des armes de jet le rend presque inatta
quable ; c’est une petite ville fortifiée, et dans laquelle on peut
rester presque indéfiniment, en refusant de livrer bataille. Pour
l’établir, il n’est pas besoin d’une position forte : le camp se
suffit à lui-même ; il est plus commode de l’établir sur une
colline, parce que de là on voit plus loin ; mais cela 11e rend
guère le camp plus fort.
Que l’on se rappelle enfin qu’une troupe en marche campe
tous les soirs : c’est là la première occupation, au bout de l’étape.
Si les troupes ont à faire un arrêt qui peut se prolonger, comme
c’est le cas pour Marins, le camp, pour être mieux et plus soigneu
sement fortifié, n’en demeure pas moins semblable aux camps
ordinaires, pour la forme et le système de défenses.
Etant donnée l’absence de tous vestiges antiques significatifs,
nous sommes réduits, pour déterminer l’emplacement du
premier camp de Marins, de son camp d’attente, aux renseigne
ments fournis par les textes anciens, et aux considérations
d’ordre topographique et stratégique.
Les textes anciens sont au nombre lie deux seulement. Plu
tarque (1) : « II établit son camp près du Rhône » ; de là, on voit
les barbares, qui essaient de le forcer, puis qui défilent devant.
Orose (2) : « Il plaça son camp près de l'endroit on le Rhône et
l'Isère se reniassent. »
(1) 15 : ...itapà xqi Pooavtj).
(2) V, 16, 328 : cum ju x ta Isarœ Rhodantque fliiinind, hbi in sese ùonflimnt;
castra posuissei.
�MARIUS EN PROVENCE
145
De ces deux textes, le second seul paraît très précis, et mérite
d’être vu de très près. Quoi qu’il en soit, sur ces deux textes les
érudits modernes ont échafaudé toute une série d’hypothèses,
que nous allons examiner.
Raymond de Solier se borne à indiquer comme emplacement
« à l'embouchure du Rhône »; Bouche et de Hailze, au milieu
de l’ile de la Camargue; Papon, auprès d’Arles; Desjardins
(Aperçu historique sur les embouchures du Rhône, 1866) à Champtercier, à quatorze kilomètres au-dessous d’Arles, un peu audessus de Mas-Thihert. Puis le même Desjardins (Rhône et
Danube, 1870) le place à Arles même. Il a d’ailleurs renoncé
plus tard à ce second système.
Je me dispenserai de faire une critique détaillée du système
qui place le camp de Marins en Camargue, parce que personne
aujourd’hui ne l’admet plus ; il n’y a plus là qu’un simple
renseignement à titre de curiosité. Le système, dans toutes ses
variétés, peut se réfuter d’un mot : toutes les hypothèses faites
dans ce cas supposent que l’ennemi venait de l’Ouest, et avait à
traverser le Rhône. Or, quelle apparence qu’il l’ait traversé en
Camargue, pour être obligé d’en passer successivement tous les
bras, sans parler des étangs et des marais situés entre ces bras?
Et, sans parler de l’insalubrité d’un établissement là, le camp
n’aurait commandé aucune route, et Marins n’aurait eu de là
aucun moyen d’empêcher les barbares de marcher sur l’Italie ;
enfin, en supposant que les barbares aient débouché là, le
général romain courait le risque de se voir jeté à la mer ou dans
les étangs.
Le choix d’Arles même n’est guère plus heureux. Il est à peu
près hors de doute qu’Arles alors était entouré de plus de marais
ou d’étangs qu’aujourd’hui ; de plus, Arles ne constituait pas
une position stratégique, n’étant point sur la route de l’Italie. Il
n’y avait aucune raison pour que les barbares débouchassent là.
Pitton a un système encore plus bizarre. Pour lui, la Fosse
Maricnne est un canal qui joint l’étang de Garonte à la mer ; et
le camp de Marius est à Marignane « nom qu’on peut tirer de
Marins » ; là, il est jrrotégé à dos par les montagnes et par
�Marseille, et par devant, par les marais de la plaine de Berre et
de La Fare. Outre que loules ces hypothèses ne reposent sur
rien, on se heurte toujours à la même impossibilité : Pitton
suppose que les barbares arrivent par la Camargue, et l’empla
cement est tout à fait en dehors de la route naturelle qui, du
Rhône, mène en Italie.
Enfin, la S la tis ti que,Ti ra n, Sa u reI (Les Fusses Mal iennes, 1865),
deRevel (Congrès archéologique d’Arles, 1876), placent le camp de
Marins entre les étangs d’Engrenier et de l’Estomac, ou à Fos
même. Saurel veut même qu’il y ait eu trois camps : l’un à Fos,
le second entre les étangs d’Engrenier et de l’Estomac, le
troisième entre l’étang d’Engrenier et celui du Poura ! Il n’y a
évidemment pas de raison pour ne pas continuer. Inutile de
dire que, pour Saurel, tous les débris romains, si nombreux dans
cette région, proviennent de Marins. Je me bornerai à faire à ce
système une seule objection, dont l’évidence s’impose. Si Marins
a campé au bord de la mer, quel besoin avait-il de faire creuser
un canal ? Il est vrai que Saurel y a répondu : c’était pour faire
plaisir aux Marseillais!
Si l’on a pu si longtemps se contenter de systèmes aussi insou
tenables au premier examen, c’est que l'on avait étudié trop peu
attentivement les textes, et pas compris ni ce que voulaient les
barbares, ni ce que voulait Marins.
C’est là le grand service qu’ont rendu Gilles (Les Fosses
Mariennes, 1869), et Aurès (Nouvelles recherches sur le tracé des
Fosses Mariennes, 1873) : ils ont compris que la région de la
Camargue n’avait jamais pu être utilisée par Marins, et qu’il
avait fallu, pour établir son camp, une région montagneuse,
propre à servir de poste d’observation ; une région d’où il put
dominer le Rhône, sans être englobé dans ses embouchures ;
enfin une région qui commandât les routes conduisant en Italie.
Gilles a indiqué comme emplacement la chaîne des Alpines, et ce
système a été généralement accepté : Desjardins même s’y est
rallié. Il subsiste seulement des divergences sur le point précis
des Alpines où se serait établi Marius : Gilles a choisi d’abord
Saint-Gabriel, qu’ont accepté Aurès et Desjardins. Puis il a
�MA1UUS EN PROVENCE
147
changé d’idée (Campagne de Marins dans la Gaule, 1870), et
remplacé Saint-Gabriel par Sainl-Remy, adopté également par
Salles (Congrès archéologique d’Arles, 1870). Enfin M. BérengerFéraud désigne, pour remplacement du camp romain, le massif
des Alpines lont entier ! En réalité, il n’a fait qu’adopter le
dernier système de Gilles, qui, dans son ouvrage des plus
confus, parle à la fois de Saint-Gabriel, qui aurait été le port du
camp, de Sainl-Remy où aurait été le camp même, et des Baux,
qui auraient été la forteresse du camp ! C’est assez dire combien
tout ce système manque de clarté et de précision.
A elles seules, ces incertitudes sont de nature à nous mettre
en défiance. Et le point de départ de tout le système est mauvais.
Gilles est parti de la question des Fosses Mariennes, et c’est de
la solution qu’il a donnée à cette question qu’a dépendu le choix
de l’emplacement du camp. Il y a là un défaut de méthode
évident : ce n’est assurément pas le canal qui a déterminé rem
placement du camp, puisque le canal, au contraire, n’a été
creusé que pour alimenter le camp.
Ajoutez à cela que Gilles a été amené à choisir Saint-Remy et
les Baux par d’autres considérations, à savoir la présence, aux
Baux, de deux bas-reliefs, dits les Trémaïè et les Gaie, doirl il a
tiré des conclusions absolument inadmissibles. L’hypothèse des
Alpines mérite d’ètre examinée en détail ; mais, d’ores et déjà,
il est absolument impossible d’admettre, comme emplacement
du camp de Marins, les Alpines en gros. Il faut se décider pour
un lieu précis : il est absurde de faire occuper par une armée de
32.000 hommes une chaîne montagneuse de plus de trente kilo
mètres de longueur et de sept à huit de largeur, et de la lui faire
occuper sur les deux versants. C’est contraire aux principes les
plus élémentaires de l’art militaire, et complètement opposé aux
habitudes constantes des Romains en matière de campement.
Il nous faut donc, ou trouver dans les Alpines un point parti
culier convenant aux intentions de Marins, ou renoncer aux
Alpines,et chercher ailleurs, toujours en nous appuyant sur les
deux textes anciens, sur la topographie, et, surtout, sur
l’idée maîtresse de toute la campagne dirigée par Marius.
�148
MICHEL CLERC
Tous les érudits modernes sans exception admettent sans dis
cussion que les Teutons venaient de l’Ouest, et, plus ou moins
explicitement, qu’ils venaient d’Espagne. Dans ce cas, ils
avaient forcément à passer le Rhône, et ils avaient intérêt à le
passer le plus bas possible, aussitôt après avoir, toutefois,
dépassé la Camargue, où cette opération, nous l’avons vu, eût
été à peu près impraticable.
Or, les Cinabres seuls étaient passés en Espagne, et ce n’est
pas eux, mais les Teutons, qui ont combattu à Aix. Cinabres et
Teutons se sont d’abord rejoints, nous ne savons où, mais très
probablement dans la région du nord de la Gaule, d’où ils ont
repris leur marche eaa commun, celle fois avec un but également
commun et pi-écis, à savoir, l’Italie. Les Cinabres devaient y
entrer par le Nord, à travers la Suisse et le Tyrol, et, très pro
bablement, par le col du Breiaaaer (cette dernière partie de la
guerre souffre aussi beaucoup de difficultés ; aaiais il est certaiia
que la bataille décisive s’est livrée sur l’Adige, dans la régioia de
Verceil-Vérone). Il faaat eaa conclui'e qaae les Teuloaas, eux aussi,
venaient du Nord ou du Nord-Ouest. Plutarque dit bien (1) :
« Les Teutons et les Ambrons marchèrent à travers le pays des
Ligurbs, contre Marius, dia côté de la aaaer » ; aaaais il oppose là
la direction de la mer à celle des grandes Alpes de Suisse ; il ne
veut pas dire que Marius a longé la côte (2). Autrement dit : les
Teutons voulaient prendre, pour aller en Italie, la route la plus
aaaéridionale, doaac. la plus rapprochée de la îaaer.
Qu’en conclure, sinoai qu’ils aae venaient nullement du
Languedoc et de la région à l’ouest du Rhône ? Ils descendaient,
d’ores et déjà, la vallée du Rhône, avec les Gimbres, qui, eux,
avaient quitté celte vallée sans doute à la hauteur de Lyon.
Maintenant, sur quelle rive du Rhône marchaient les Teutons ?
c’est ce que nous aurons à exaiaainer plus loiu. Et il va de soi
que, s’ils sont sur la rive gauche, ils n’auront point à le franchir,
(1) 15 : TeiLoVEç S I xcù Ajiêpcovsç S ià Atyiio)v im Mâpiov mscpà OâXatrav.
(2) Uapx avec l’accusatif a deux sens : le long de, mais aussi vers, dans la
direction de.
�MARIÜS EN PROVENCE
149
et que, s’ils sont sut* la rive droite, ils devront le franchir, mais
en ayant à leur disposition beaucoup plus de lieux de passage
que s’ils venaient d’Espagne.
Mais, pour le moment, c’est-à-dire pour nous aider à déter
miner l’emplacement du camp romain, il ne nous suffit pas de
savoir d’où venaient réellement les barbares et quels étaient
leurs projets : il faut encore nous rendre compte de ce que
pouvait en savoir Marins.
Or, lorsque Marius arrive, il ne trouve devant lui personne.
Il sait bien que les barbares sont partis, et aussi où ils sont
allés ; là-dessus il fut sans doute renseigné suffisamment par les
indigènes et par ses espions. Mais, ce qu’il ne pouvait savoir,
c’est quand reviendraient les barbares, ni lesquels reviendraient;
serait-ce les Cimbres, arrivant d’Espagne, ou les Teutons, arri
vant de la Gaule du Nord ? ou enfin, tous les deux réunis ? et
par où arriveraient-ils ?
Marins, dans celle incertitude, était donc obligé, jusqu’au
dernier moment, de surveiller à la fois la route de l’Ouest cl la
route du Nord. Comme il ne pouvait disloquer son armée trop
faible, il lui fallait trouver un poste unique lui permettant de
surveiller à la fois des deux côtés, et de se porter rapidement là
où besoin serait. Enfin, il lui fallait couvrir également les routes
menant en Italie.
Ces routes, alors comme aujourd’hui, étaient nombreuses :
le Grand-Saint-Bernard, le Petit-Saint-Bernard, le Genèvre,
le Viso, enfin les cols de l’Argenlière, de Tende et de Cadibone.
Evidemment, Marius ne pouvait les couvrir toutes ; il lui aurait
fallu pour cela se porter sur le Rhône, beaucoup trop loin au
nord ; il se serait alors trouvé trop éloigné de sa base d’opéra
tions, trop en l’air. Et, d'ailleurs, il était bien invraisemblable
qu’une cohue comme l’armée des barbares passât par les grandes
Alpes, dans la région du Grand ou du Petit-Saint-Bernard. A
priori, le plus probable était qu’ils prendraient la roule de la
Corniche, c’est-à-dire le col de Tende ou celui de Cadibone, et
c’est, en effet, ce qu’ils voulurent faire. Mais enfin, ils auraient
pu, à toute force, essayer de refaire le chemin d’Hannibal ; et, en
�150
MICHEL CLERC
fait, les Cimbres oui pris par le Brenner. Dans ce cas, si Marius
ne pouvait arriver à temps pour les arrêter an début, il était
obligé, on de se jeter à leur suite dans les montagnes, manœuvre
des plus dangereuses ; ou, comme autrefois P. Scipion, de
rentrer en Italie pour attendre l’ennemi au débouché des monta
gnes, perdant ainsi tout le bénéfice de la campagne commencée,
c’est-à-dire de la lutte hors de l’Italie. Il fallait donc que Marius
surveillât au moins celle de ces roules qui parait avoir été relativement la plus facile et la plus fréquentée, celle du Genèvre.
C’était déjà celle qu’avaient prise, en sens inverse, les barbares,
pour envahir la Gaule en 109.
Or, la véritable route du Genèvre, c’est la vallée de la Durance.
Il est vrai que si Hannibal a, comme je le crois, emprunté cette
roule, il l’avait fait d’une façon très particulière, remontant
d’abord la haute Isère, puis le Drac, pour ne rejoindre la
Durance que dans la partie supérieure de son cours. Mais il
l’avait fait mû par des considérations très spéciales : enlever à
Scipion tout espoir de l’atteindre ; éviter les populations gau
loises trop proches de Marseille, qui devaient lui être hostiles ;
enfin gagner un territoire où il savait trouver des alliés. Si les
Teutons passaient par là, ils n’avaient aucune de ces raisons
pour agir de même, et ils avaient tout intérêt à suivre constam
ment la vallée de la Durance.
En un mot, Marius n’avait véritablement à surveiller que deux
routes : la vallée de la Durance et la route de la Corniche,
celle-ci étant, d’ailleurs, la plus connue, comme la plus ancienne,
la plus facile et la plus fréquentée. Les étapes obligatoires en
sont Aix, Saint-Maximin, les Arcs, Fréjus, puis la Corniche pro
prement dite.
Enfin,il fallait encore que Marius guettât l’arrivée de l’ennemi
de deux côtés, au nord et à l’ouest, autrement dit, sur le Rhône
et sur la Durance ; selon la direction d’où ils viendraient, les
barbares devraient forcément passer l’un ou l’autre de ces cours
d’eau.
Voilà, si je 11e me trompe, quelles sont les données topogra
phiques et stratégiques du problème.
�MÀRIUS EN PROVENCE
Revoyons mainlenant, à la lumière de ces explications, et de
plus près, les deux textes déjà cités.
Plutarque : Marins mit son camp auprès du Rhône, irapà -m
'PoSavà). La préposition uapâ signifie près de ; le camp n’est pas
sur le Rhône : ce serait km nô Pooavoj ; mais ce mot près a un sens
précis, et non vague : c’est être vraiment près. Ainsi, dans
Xénophon (Analmse, V, 2, 2), ôpuîÇeuOai irapà -ÿ Xsppovijor.tj) veut dire
« être mouillé près de la Chersonèse », à coup sûr, en vue de la
terre.
Plutarque ajoute que les barbares, une fois arrivés et campés;
provoquèrent les Romains au combat ; ils avaient donc, pour
camper en vue du camp romain, une place suffisante. Enfin, les
Teutons, n’ayant pu forcer le camp romain, défilent tout le long
de ce camp, pour aller prendre la route des Alpes, par Aix.
Je rappelle maintenant le texte d’Orose : Juxta Isarae Rhodanique flumina ubi in .sr.se confhiunl. Là-dessus, E. Desjardins,
suivi par tous les autres, déclare qu’il « faut écarter d'abord la
phrase de Paul Orose, qui établit le camp de Marins au confluent
de l'Isère, et du Rhône, ce qui est en désaccord avec tous les autres
témoignages. » Or, tous ces autres témoignages se réduisent à un
seul ! J ’avoue que, pour mon compte, je ne me résigne pas facile
ment à rejeter, à priori, un texte aussi précis de fauteur le plus
important pour nous après Plutarque, et qui avait sous les yeux
l’ouvrage de Tite-Live.
Th. Mommsen, lui, admet au contraire ce texte sans discus
sion : « Marins, dit-il, attendait l’ennemi, bien approvisionné et
fortement posté au confluent de l’Isère; il gardait ainsi les deux
uniques roules militaires de l’Italie, celle du Petit-Saint-Bernard
(par où Mommsen croit qu’a passé Hannibal), et la voie longeant
la mer. »
Le système de Mommsen est bien difficile à admettre. Le
confluent de l’Isère et du Rhône est entre Tain et Valence. Or,
là (je parle uniquement d’après la carte, ne connaissant pas
personnellement le pays), on ne voit pas d’emplacement indiqué
pour un camp retranché, un camp d’observation. C’est une
région de plaine, sauf une simple butte où est le village de
�MICHEL CLERC
Cliàteauneuf, sur la rive gauche de l’Isère, à cinq kilomètres de
l’embouchure. Celle distance conviendrait bien pour la distance
du camp romain au Rhône ; mais, par contre, les dernières
pentes du Vercors sont à quinze kilomètres, à vol d’oiseau, du
Rhône, ce qui est beaucoup trop. Et surtout, c’est beaucoup trop
loin de la base d’opérations des Romains, à savoir la partie de
la Province réellement soumise, la région d’Aix-Marseille.
Mais ce n’est pas tout, et l’on va voir que cette position ne
pouvait servir qu’au cas où les barbares viendraient du Nord,
ce que, nous l’avons vu, Marius ne pouvait savoir encore. Si au
contraire ils débouchaient par l’Ouest, et passaient le Rhône peu
au-dessus d’Arles, Marius était coupé de ses communications;
malgré la supériorité de sa marche, il lui était impossible de
revenir à temps : il y a en effet 170 kilomètres de Valence à
Arles. Il ne pouvait plus atteindre les barbares là où il le
voulait, et était dès lors obligé de les suivre. Battu, il n’avait
plus de ligne de retraite ouverte sur Marseille, et était obligé de
se jeter en pleine Gaule, au milieu de populations mal sou
mises, et sans doute rendues hostiles par sa défaite.
Et pourtant, il me semble impossible qu’Orose ait pu inventer
ce détail d’un confluent du Rhône et d’une rivière. Il est plus
croyable qu’il s’est trompé sur le nom de cet affluent. J ’avoue
d’ailleurs qu’une correction paléographique au texte ne paraît
pas possible : Isara n’offre évidemment aucune similitude
ni avec le nom de la Drôme (Druna), ni avec celui de la
Durance ('JDmentia). Mais il n’est pas impossible qu’Orose ait
fait une confusion, et se soit rappelé mal à propos la bataille de
l’Isara, gagnée par le consul Fabius sur les Allobroges en 121.
Dans tous les cas, j’estime que, s’il faut résolument écarter la
mention de l’Isère, il faut retenir celle d’un confluent. Or, il ne
peut pas plus s’agir de la Drôme que de l’Isère, pour les mêmes
raisons, l’éloignement de la mer : il faut donc admettre qu’il
s’agit de la Durance.
Représentons-nous, en effet, Marius campé au confluent de
cette rivière : il commande à la fois la route des Alpes par la
vallée de la Durance, et la route de l’Italie par Aix. Si les bar-
i
�MARIUS EN PROVENCE
153
baies arrivent par l’Ouest, en franchissant le Rhône, il n’y a,
entre le confluent de la Durance et Arles, que 26 kilomètres. Il
peut donc être prévenu et arriver à temps pour les précéder ou
les suivre, à sa guise, sur la route qu’ils choisiront, aussi bien
celle des Alpes que celle de la Corniche.
Avant d’aller plus loin, il faut répondre à une question qui se
pose tout d’abord. Pourquoi Marius n’a-t-il pas mis son camp à
Aix, où les Romains avaient établi, depuis dix-liuit ans déjà, un
castellum, et qui était situé sur la roule d’Italie? Parce que Aix
était trop éloigné du Rhône et de la Durance, pour que de là
Marius pût voir arriver les barbares. Et surtout, parce que,
placé là, il aurait été à cheval sur la route même que suivirent
les barbares, ce qu’il ne fallait pas. Il ne s’agit point, en effet,
pour Marius, de leur barrer la route à un endroit quelconque,
mais bien de les arrêter là où la topographie lui permettra de
les cerner et de les détruire. Or, Aix est précisément l’entrée
d’un défilé aboutissant à un endroit de ce genre. Si Marius se
postait là, il s’exposait, en cas de combat, à ne pas remporter
une victoire décisive, ou à voir les barbares prendre un autre
chemin, cl lui échapper.
Au résumé, le camp des Romains devait être assez près du
Rhône pour avoir vue sur le fleuve; — il devait, aussi, être près
de la Durance, par conséquent près du confluent de ces cours
d’eau ; — il devait être situé près d’une plaine capable de recevoir
toute l’armée des barbares; — enfin il devait se trouver sur la
route qu’ils suivirent pour aller à Aix, sans toutefois la barrer.
Y a-t-il, dans les Alpines, à Saint Gabriel ou à Saint-Remy,
ou ailleurs, une position satisfaisant à toutes ces conditions?
En premier lieu, je me dispenserai de discuter l’hypothèse qui
met le camp de Marins aux Baux. Si l’on fait des Baux une
simple forteresse, un réduit appuyant le camp, qui aurait été à
Saint-Remy, on suppose un fractionnement de l’armée romaine
contraire et à toutes les traditions et à tous les besoins du
moment. Si l’on en fait le camp unique de Marius, ce camp
aurait tourné le dos à l’ennemi au cas où il serait venu par la
Durance; enfin, même l’ennemi venant par le Rhône, le camp
en est à quatorze kilomètres, ce qui est beaucoup trop.
�154
MICHEL CLERC
Mais ici interviennent les considérations archéologiques invo
quées par Gilles; j ’estime qu'il me suffira de les rappeler pour
en faire justice.
Le premier des bas-reliefs sculptés dans le roc que Gilles veut
rapporter à Marins est connu dans le pays sous le nom de
Trémaïé, que l’on traduit généralement par les Trois-Maries; il
semble, en effet, que la superstition populaire ail vu là une
représentation de la légende célèbre des Saintes-Maries de Pro
vence. En voici la description, que j ’emprunte à M. Héron de
Villefosse (1), après l’avoir, d’ailleurs, vérifiée sur place. Sous
une arcade surmontée de palmetles et soutenue par deux co
lonnes, sont trois personnages debout, de face, de grandeur natu
relle. Le premier à gauche est un homme drapé; il a les pieds
nus, les cheveux courts; il esL légèrement tourné vers la figure
du milieu. Celle-ci, plus grande que les autres, doit être une
divinité (Diane?); son bras droit est nu; sa coiffure, élevée,
était ornée d’un diadème... Son vêtement, serré, est attaché sur
l'épaule droite; de la main droite elle paraît tenir un arc. La
figure de droite est une femme voilée, la tête légèrement inclinée
vers la figure du milieu. Au-dessous est gravée une inscription,
très fruste aujourd’hui, où l’on lit F. CALDUS, et, probablement,
PRO SALUTE.
Voici maintenant l’explication donnée par Gilles de ce monu
ment incontestablement romain. Il représente la propliétesse
Marthe entre Marins et sa femme. Plutarque raconte, en effet,
que, « lorsque celte propliétesse allait sacrifier, elle portait une robe
de la plus belle pourpre, attachée avec des agrafes, et une pique
entourée de bandelettes et de guirlandes. » Mais la principale source
à laquelle se réfère Gilles est Raban Maur, archevêque de
Mayence au neuvième siècle, et dont la vie de sainte Marthe,
« quoique très certainement apocryphe (!), remonte cependant à l'ori
gine de la tradition. » Or, on y voit, paraît-il, que « sainte Marthe
était Syrienne et coiffée d'une tiare blanche en poils de chameau, en
usage chez les Orientaux. » « C’est surtout à cela qu’on la recon
id) CIL.,
XII, 979.
�MARIUS EN PROVENCE
loo
naît sur la stèle des Baux », et aussi à ce « qu'elle est grande
comme nous la trouvons dans la légende (Plutarque ne dit rien de sa
taille, mais nous devons la croire élevée, puisque toutes les statues de
sainte Marthe la représentent grande comme dans la stèle des
Baux), maigre et sèche comme une prophétesse, comme une femme
sur le retour de l'àge. » Quant à Marins, il a « le cou fort et musclé
qui annonce la vigoureuse constitution de l’homme des champs, et
ses traits, quoique défigurés par le temps, permettent d'g rcconnaitre celte austérité de nature et de mœurs mentionnée par Plu
tarque d’après la statue de Kavenne. » Enfin, le troisième person
nage « ne peut être que Julie, femme de Marins... A l'opposé de la
Syrienne, elle est grasse et potelée. »
On trouvera peut-être superflu l’expose de ces rêveries, qui
confluent au burlesque; mais, pour qui a pu constater avec
quelle facilité de pareils racontars s’introduisent dans les his
toires locales et deviennent, pour les érudits locaux, un article
de foi, c’est une sorte de devoir de tâcher de les détruire. En
fait, les Trémaïé représentent une scène extrêmement répandue:
c’est une dédicace à une divinité, laquelle est figurée elle-même
entre les dédicanls. Ici, il s’agit probablement d’une divinité
locale des montagnes, assimilée à la Diane chasseresse romaine.
Quant à l’autre monument invoqué par (filles, et que l’on
désigne dans le pays sous le nom assez énigmatique de « les
Gaïé », où naturellement Gilles voit un souvenir du nom de
Gaius Marins, il consiste en deux bustes en bas-relief, avec une
inscription absolument fruste aujourd’hui, où l’on ne voit plus
que SERVI FILIA (1). Le tout est placé dans une niche ornée de
moulures, taillée dans la paroi même du rocher, qui là est en
pente. Gilles y voit un autel destiné aux sacrifices humains ! Et
il reconnaît encore, pour les personnages, Marthe et Marins :
« le bas de la figure de Marthe a quelque chose d’étrange ;
on dirait, de prime abord, qu’elle est terminée par une grande
barbe » (et, en effet, il s’agit bien d’un personnage barbu). G’esl
tout simplement un bas-relief funéraire, probablement du mari
( 1) CIL., XII, «J80.
�MICHEL CLERC
et de la femme. Il serait d’ailleurs naïf de s’étonner de la pré
sence de ces monuments en cet endroit, toute la région étant
remplie de débris gallo-romains de toutes les périodes.
Les Baux écartés, restent les deux localités indiquées succes
sivement par Gilles dans les Alpines, Saint-Remy et SaintGabriel.
Saint-Remy, l’ancien Glanum, renferme une quantité d’ins
criptions romaines et de débris de toutes sortes, remontant tous
à l’époque impériale. En fait de constructions, l'on y vrnit, outre
le célèbre tombeau des Julii et l’are de triomphe, le reste d’un
mur qui doit avoir été le mur d’enceinte. Gilles n’a pas hésité à
reconnaître dans ce mur le mur d’enceinte du camp de Marius,
comme si un camp romain avait jamais été ceint d’un mur de
pierres.
Au dessus de la ville, s’élève le plateau dit des Antiques, ainsi
nommé à cause du tombeau des Jules et de l’arc de triomphe
qui y sont situés. Ce plateau s’élève en pente douce à partir de
la ville actuelle, qui est en plaine, jusqu’au sommet, où sont les
monuments, et cela sur une longueur d’environ 1.200 mètres.
De ce sommet, l’on découvre toute la plaine, mais l’on ne voit
pas la Durance, qui coule à treize kilomètres de là ; encore
moins voit-on le Rhône, qui est à quinze kilomètres en droite
ligne à l’Ouest ; quant au point même du confluent, il est
masqué par la Montagnette. Avec les armes modernes, cette
position pourrait suffire, pour commander les routes du Rhône
et de la Durance ; mais il n’en pouvait être de même dans l’anti
quité. Et une distance de quinze ldomètres ne concorde pas avec
le mot mpi dont se sert Plutarque, qui veut évidemment dire
que Marius de son camp voyait le fleuve.
Il y a d’ailleurs d’autres difficultés. A Saint-Remy, les barbares
n’auraient nullement été obligés de défiler devant le camp
romain ; la plaine qui s’étend entre Châteaurenard et SaintRemy est assez large pour qu’ils aient pu passer à une bonne
distance du camp. Enfin, si le plateau des Antiques Constituait
Une excellente position pour un Camp ordinaire, un camp d’où
l’on peut livrer bataille, avec celte longue pente douce comme
�l’aimaient les Romains, si commode pour attaquer, c’était au
contraire une mauvaise position pour une armée qui voulait
rester sur la défensive (nous verrons que Marins était décidé à
refuser le combat en cet endroit), étant d'un accès trop facile
pour résister sûrement au choc furieux des barbares.
L’emplacement de Saint-Gabriel est à coup sûr préférable. A
quatre kilomètres seulement du Rhône, Saint-Gabriel commande
aussi bien le sud que le nord des Alpines. De là, l’on peut voir
venir d’Arles ou de Tarascon ; le plateau est plus élevé et d’accès
plus difficile que celui de Saint-Remy. Mais, non seulement on
ne voit pas la Durance, mais elle est masquée par la Montagnette. C’est-à-dire que ce poste d’observation, utile si les bar
bares venaient par le Rhône, ne servait à rien s’ils venaient par
la Durance,
Toutes ces difficultés m’ont décidé à renoncer au massif des
Alpines, et à chercher ailleurs. Le texte d ’Orose me paraît,
malgré l’erreur de nom, d’une importance capitale. Rappelonsnous que les barbares connaissaient déjà la région ; qu’ils
étaient venus en 105 jusqu’à Orange, et sans doute plus loin
encore au Sud. Pourquoi ne reprendraient-ils pas la même
route ? Pour une masse en marche, la rive gauche du Rhône est
singulièrement plus commode que la rive droite ; les collines y
sont bien plus éloignées du fleuve, et la région de plaine y est
bien plus large. 11 n’y a aucune raison pour que les barbares
soient venus de l’Ouest ; il y en a au contraire de bonnes pour
qu’ils soient venus du Nord, qu’ils aient longé le Rhône, sur sa
rive gauche, et traversé par conséquent, non ce fleuve, mais la
Durance.
O r, pour surveiller ce confluent, je ne vois qu’une seule
position possible, à savoir, non pas les Alpines, mais la Montagnette, à laquelle personne, à ma connaissance, n’a songé. La
Montagnette est un massif d’onze kilomètres de long, et de cinq
et demi sur sa plus grande largeur ; la hauteur maxima en est
de 162 mètres. C’est un massif très net, une sorte d’île entre le
Rhône et, probablement, un ancien bras de la Durance, qui
s’élève immédiatement au dessus de la plainej en pente rapide.
�Iô8
MICHEL CLERC
Là aussi, l’on a découvert de nombreux vestiges d’antiquité.
Près de Boulbon notamment, au lieu dit Pied de Bouquet, la
partie qui regarde le Rhône est une falaise à pic supportant un
plateau en pente douce. On y a trouvé (1), outre quelques traces
de murs, d’innombrables tessons de poteries gallo-romaines. Il
va de soi d’ailleurs que ces vestiges dénotent l’existence là d’un
village, et nullement d’un camp. D’ailleurs, si l’on a de ce
plateau une vue étendue sur le Rhône, on ne voit pas la
Durance.
C’est évidemment à l’extrémité nord du massif qu'il faut
chercher. Or il y a là, à l’est de Barbentane, un plateau, appelé
plateau de Beauregard, que je ne crois pas que l’on ail encore
signalé. C’est un plateau de vastes dimensions, tombant presque
à pic sur la plaine, et d’où la vue s’étend sur un horizon
immense, jusqu’au delà d’Avignon. Il est situé juste en face du
continent de la Durance, que l’on voit aussi nettement que
possible. Il y a là," en un mol, toutes les conditions qui nous ont
paru nécessaires : place suffisante pour y asseoir un camp;
situation très forte et dominant les deux cours d’eau ; vaste
plaine dans laquelle se répandront les barbares; de là, Marius
surveille également la roule de la Durance et la roule d’Aix.
Si les barbares, qui suivent la rive gauche du Rhône,
traversent la Durance près de son embouchure, ils passeront
devant le camp, qui est à deux kilomètres seulement de la
rivière. Remarquons que, en tout état de cause, les barbares ne
pouvaient traverser la Durance qu’entre la Monlagnelle et le
Lubéron. Marius ne pouvait évidemment se poster au Lubéron,
c’est-à-dire au delà de la Durance, ni à l’extrémité orientale des
Alpines, où il eût été trop loin du Rhône. Mais, même en admet
tant que le passage s’effectuât dans la région du Lubéron, vers
Orgon, Marius avait tout le temps de les rattraper, par une
marche plus rapide à travers un pays de plaine.
Que si au contraire les barbares arrivaient par l’Ouest, et fran(1) Fouilles de MM. M artinet Bout de Charlemont ; ef Bulletin Archéo
logique, 1900.
�159
MA1UUS EN PROVKXCK
chissaient le Rhône, a Aramon par exemple, on même plus bas,
entre Arles el Tarascon, eL de là prenaient la plaine de Maillane,
Marins se trouvait immédiatement sur leur flanc. Enfin, même
s’ils passaient au sud des Alpines, Marius n’avait qu’à longer la
Montagnette, et à gagner de là les Alpines ; c’élait en tout
vingt kilomètres, dont six seulement en plaine, c’est-à-dire à
découvert.
Je ne vois pas d’autre emplacement possible que celui-là,
si l'on veut tenir à la fois le Rhône et la Durance, garder la
roule des hautes Alpes et celle d’Aix. Le plateau de Beauregard
est excellent comme poste d’observation, non pas comme poste
de combat ; il ne barre nullement la route, il la surveille
seulement.
Evidemment, ce n’est là qu’une hypothèse ; mais tous les
autres emplacements ne sont pas moins hypothétiques, puisque
nulle part l’on n’a trouvé de débris significatifs. Et celle hypo
thèse a l’avantage de concorder mieux avec les deux textes
anciens, et de s’accorder mieux avec les éventualités dont la
prévision s’imposait à Marins. Au dire de Sylla lui-même (1 ),
Marius n’avait pas de rivaux dans l’art de la castramétation ;
par quoi il faut entendre sans doute non seulement Part de
disposer et de fortifier un camp, mais surtout, celui de choisir
un emplacement favorable ; ce qui est faire œuvre, non plus
d’ingénieur, mais de slralégiste. C’est donc à la Montagnette,
comme étant le point le plus favorable, la sentinelle avancée de
la Provence, que nous mettrons le point de départ de toute la
campagne, dont la plaine de Trels est le point d’arrivée. Ces
deux points extrêmes donnés, la détermination de la roule
suivie par les deux armées leur sera évidemment subordonnée ;
et même la question obscure du tracé des Fosses Mariennes
sera, on le verra, singulièrement facilitée, si l’on éloigne ainsi le
camp de Marius de la région des embouchures du Rhône.
(/I suivre).
(1) Pline l’Ancien, XVI11, 7,
11
��MISTRAL ET SON ŒUVRE®
P ar Léopoltl CONSTANS
M e s d a m e s, Me s s ie u r s ,
Mes premières paroles doivent être et seront pour remercier
M. le Ministre de l’Instruction publique de France, qui a bien
voulu me déléguer pour représenter ici, non seulement l’Univer
sité d’Aix-Marseille, ou mieux l’Université de Provence, — permetlez-moi de lui donner ce nom, bien qu’il n’ait rien
d’officiel, — mais encore les études provençales. Je dois remer
cier aussi bien sincèrement M. le Commissaire général qui m’a
désigné au choix du Ministre et qui a approuvé avec le plus
bienveillant empressement le sujet de conférence que je lui
proposais.
Si d’autres que moi, plus érudits ou plus éloquents, eussent
été mieux qualifiés pour vous parler de la littérature d’Oc au
moyen âge, peut-être a-t-on pensé que, du moment qu’il s’agis
sait de la Renaissance littéraire provençale, le professeur qui,
depuis dix-sept ans, est chargé, à Aix et.à Marseille, d’un cours
d'Histoire de la langue el littérature provençales, où les œuvres
des Félibres reçoivent leur part légitime, et qui habite d’ailleurs
la Provence depuis un quart de siècle, avait, à défaut de talent
suffisant, quelque compétence en la matière.
Dans ces conditions, je n’ai pas besoin de justifier devant vous
le choix d’un sujet qui s’imposait. En attribuant, en effet, le prix
(1) Conférence faite à l’Exposition universelle de Liège, le 17 juillet 1905.
�>I::01*0LI) C O N STATS
Nobel au plus illustre représentant de la Renaissance provençale,
au génial poète de Maillane, l’Académie suédoise atout récemment
consacré la célébrité mondiale de Mistral, et une assemblée
comme celle-ci ne trouvera certainement pas un pareil sujet
trop particulier et indigne de sa bienveillante attention.
Frédéric Mistral est né dans la commune de Maillane (Bou
ches-du-Rhône) le 8 septembre 1830, le beau jour de NotreDame de Septembre, comme il le dit dans la courte autobiogra
phie qu’il a placée en tète de la première édition de ses Ilesd’Or.
Son père était un propriétaire aisé qui dirigeait lui-même
l’exploitation de ses terres, « un grand et beau vieillard, digne
dans ses propos, terme dans son commandement, bienveillant
au pauvre monde, rude pour lui seul »; sa mère était une simple
« fille de la terre » qui entendait à peine le français. L’un et
l’autre étaient fortement attachés à la vie simple, active des
anciens ; ils donnaient à leurs gens l’exemple du travail et les
considéraient comme faisant partie de la famille.
L’enfance de Frédéric s’écoula dans la paix et dans la pleine
liberté des champs. Le jour, il accompagnait les ouvriers de la
ferme, dont il suivait avec intérêt les travaux, ou bien il s’en
allait seul à travers la campagne, laissant ses regards errer sur
l'horizon lumineux de son pays et sur cette ligne des Alpilles qui
rappelle les collines de la Grèce, emplissant à la fois ses yeux et
son âme des nobles et douces impressions de cette belle nature
provençale, qui fait les gars robustes et les filles belles et
gracieuses ; ou bien encore, étendu dans l’herbe à l’ombre d’un
mûrier ou d’un olivier, il rêvait sans souci de l’heure, observant
les mœurs des insectes ou celles des oiseaux. Le soir, il écoulait
avec ravissement sa mère qui, tout en filant son rouet, lui disait
quelques veilles légendes du pays, quelques contes facétieux, ou
lui chantait une de ces chansons de chemineau mendiant qui
sont comme un écho lointain de l’àme populaire. Ainsi se déve
loppait librement chez l’enfant prédestiné l’imagination spon
tanée et l’amour de la nature. Il fallait cependant songer à lui
apprendre quelque chose. L’école primaire du village, dont on
�M ISTRAL KT SON (LUVUE
163
essaya, ne réussit pas à retenir ce jeune sauvage épris de
liberté, et sou père, fatigué de lui voir faire l’école buissonnière
et ne voulant pas laisser en friche sa vive intelligence, l’envoya
comme interne dans un pensionnat libre d’Avignon.
Ce fut, comme on pense, un grand changement dans la vie de
Frédéric. Subitement transporté,à dix ans, entre les quatre murs
d’une espèce de prison, d’où il ne pouvait apercevoir qu’un coin
du vaste ciel qu’il avait l’habitude de contempler dans son
immensité, soumis, sans transition, à des occupations stricte
ment régulières, ceeffarouché surtout de se voir incompris ou
raillé s’il parlait la langue qui était l’expression ordinaire de ce
qu’il pensait et sentait » (1), il y eut pour lui une période pénible
d’acclimatation. Mais bientôt il se mit à l’œuvre et ne tarda pas à
se laisser prendre au charme de l’antiquité classique. Homère
et Virgile l'enchantèrent par leur poésie voisine de la nature,
surtout lorsqu’il crut y retrouver, comme il le dit naïvement,
« les idées, les mœurs et les coutumes du pays maillanais. »
En 1845, l’heureuse étoile de Mistral amenait, comme profes
seur, au pensionnai où le jeune écolier s’essayait à traduire en
vers français Théocrile et Virgile, Joseph Roumanille, fils d’un
jardinier de Saint-Rémy (non loin de Maillane), qui depuis
quelque temps déjà avait conçu l’ambition de relever son parler
maternel, presque exclusivement employé à des récits burles
ques ou à de fades bergeries. Roumanille venait de terminer son
recueil des « Pâquerettes » (// Margaridéto), où il s’était essayé à
exprimer avec naturel et simplicité des émotions vraies et des
impressions poétiques. Reconnaissant en Mistral des qualités
sérieuses, mais frappé de la gêne qui se laissait voir dans ces
essais d’un tout jeune homme dont les élans naturels étaient
comprimés par l’imitation de Chénier et de Lamartine, il
l’engagea à écrire en provençal, et pour l’y décider, lui montra
quelques uns de ses propres essais. « A peine m’eùt-il montré »
écrivait Mistral trente ans plus tard, « à peine m’eût-il montré,
dans leur nouveauté printanière, ces gentil-les fleurs de pré,
(1) G . P a ris,
Revue de Paris,
t. v , p . 483.
�J(54
LÉOPOLD CONSTANS
qu’un beau tressaillement s’empara de mon èlre, et je m’écriai :
« Voilà l’aube que mon àme attendait pour s’éveiller à la
lumière ! » J’avais bien, jusque-là, lu quelque peu de provençal,
mais ce qui me rebutait, c’est que notre langue était toujours
employée en manière de dérision... Roumanille, le premier sur
la rive du Rhône, chantait dignement, dans une forme simple et
fraîche, tous les sentiments du cœur. Nous nous embrassâmes,
et nous liâmes amitié sous une étoile si heureuse que, depuis
trente ans, nous marchons de compagnie pour la même œuvre,
sans que notre affection ou notre zèle se soient ralentis jamais.
Embrasés tous les deux du désir de relever le parler de nos
mères, nous étudiâmes ensemble les vieux livres provençaux,
et nous nous proposâmes de restaurer la langue selon ses tradi
tions et caractères nationaux : ce qui s’est accompli depuis, avec
l’aide et le vouloir de nos frères les fëlibres. »
Ce ne fut cependant qu’après l’achèvement de ses études
classiques que leva pleinement la bonne semence jetée par
Roumanille dans l’âme de son élève. Revenu à Maillane, il
ébaucha un poème en quatre chants, li Meissounié, espèce de
Géorgiques provençales qu’il hésita à publier. Son père, qui
sentait que Frédéric n’avait peut-être pas l’étoffe d’un agriculteur
pratique, voulut, en homme prudent, l’acheminer vers une
carrière qui lui permît d’utiliser l’instruction acquise et l’envoya
étudier le droit à Aix. Là, une active correspondance avec
Roumanille, qui avait bien vile deviné « dans cet enfant un
enfant sublime », comme il l’écrivait plus tard à V. Duret (1), le
confirma dans sa résolution de renoncer définitivement à la
versification française, et il envoya à son maître de gracieuses
poésies, que celui-ci inséra dans le recueil des Provençales, où il
réunissait pour la première fois les vers des poètes proven
çaux qui reconnaissaient sa direction.
De retour au mas paternel près de Maillane, en 1851, et ayant
obtenu de son père la liberté de se choisir une carrière, il préféra
(1) Lettre du 16 mai 1859, publiée, avec un certain nombre d’autres, par
M. b. Ritter, dans Le centenaire de Diez, Genève, 1894.
�MISTRAL ET SON GÏUVRE
165
n’en prendre aucune, la modeste aisance qui lui était assurée
lui permettant de se livrer, sans préoccupation de la vie maté
rielle, à ses goûts désormais immuables, le culte de la poésie et,
comme il le dit lui-même, « la contemplation de ce que j’aimais
tant, la splendeur de ma Provence. » Quatre ans plus tard, à la
mort de son père, à la suite d’un partage de famille, il se retirait
à Maillane, en compagnie de sa mère adorée, et il n’a plus quitté
cet humble village, « où je souhaite », dit-il, « quand le bon Dieu
voudra, de mourir et d’avoir ma tombe, en face de ces collines
qui ont réjoui ma vue, asséréné mes vers et reposé mon âme. »
En 1858, Mistral arrivait à Paris avec le manuscrit de Mireille,
et, présenté à Lamartine, lui eu lisait quelques passages qui
l’intéressèrent vivement. L’année suivante, il lui en envoyait
une copie définitive, et l’on sait avec quel enthousiasme, dans un
Entretien littéraire justement célèbre, Lamartine présenta au
monde surpris le jeune et glorieux poète qu’il appelait un
« Homère champêtre. »
L’année suivante, Mistral, revenu à Paris en triomphateur, eut
à lutter contre les attraits dangereux de la Capitale, où l’on cher
chait à le retenir et à le fixer. Mais il eut le bon sens de résister
aux séductions de la flatterie qui eussent pu tromper un esprit
moins délié et moins pondéré, et il revint définitivement se fixer
à Maillane. Son mariage, en 1877, avec une belle et intelligente
jeune fille de Dijon, Mllc Marie Rivière, qui comprenait merveil
leusement l’âme du poète et partageait ses goûts, ne contribua
pas peu à le confirmer dans la résolution prise, résolution qu’il
a strictement maintenue.
C’est aujourd’hui un beau et robuste vieillard de 75 ans, en qui
il est facile de reconnaître le fier jeune homme à l’allure un peu
théâtrale du portrait dessiné par Héhert en 1864. L’œil s’est
adouci et un peu voilé, la chevelure toujours abondante a blanchi,
ainsi que la moustache et la royale ; mais la voix est toujours
expressive et musicale, le geste harmonieux, la simplicité et la
cordialité toujours les mêmes, avec une nuance de majesté douce
et sereine qui décèle la bonté naturelle et la noblesse de l’âme.
Nous n ’avons rien à changer à ce que disait en 1894 notre regretté
�1()()
LK O P O LI) CO N STAN S
maître Gaston Paris : « Tous ceux qui, dans ces dernières
années, ont visité ou rencontré Mistral en ont gardé la même
impression, celle de la grandeur dans la simplicité, de la force
calme jointe à la bonhomie. » Il reste le type de l’homme pro
fondément attaché au sol, en qui s’incarnent les qualités de son
pays et de sa race. Lamartine disait, en 1858 (2), après avoir lu
Mireille, que « la Provence avait passé tout entière dans l’àme
de son poète. » S’il vivait encore, il ne pourrait que répéter avec
plus de force encore son affirmation, dont toute la vie et toute
l’œuvre de Mistral ont confirmé la vérité prophétique.
Nous avons dit en quelques mots ce qu’a été la vie de Mistral :
voyons maintenant ce qu’a été son œuvre.
Je ne vous ferai pas, Messieurs, l’injure de vous raconter
Mireille. Vous connaissez tous celte idylle merveilleuse qui
rappelle à la fois, comme on l’a dit, Daphnis et Chine, avec une
pointe de libertinage en moins, Hermann et Dorothée avec, peutêtre, un peu moins de relief, Paul et Virginie avec un sentiment
plus vrai de la nature. Je me contenterai, pour le moment, de
deux citations, qui me semblent bien caractériser ce qui est,
en somme, l’essentiel du poème, c’est-à-dire l’amour ardent de
Vincent pour Mireille et l’impression que cet amour fait sur
celle-ci.
Vincent voit venir vers lui son terrible rival Ourrias, le domp
teur de taureaux, qui le menace de son trident. Il fait bonne
contenance, mais la peur de la mort l’étreint et il songe aussitôt
à celle qu'il aime (1) :
« Traître, oserais-tu ? » dit-il à peine. — Et résolu com m e un
m artyr, — il s’arrête... Au loin, caché dans les arbres, — était le mas
de son amante. — Il se tourna vers lui avec une grande tendresse, —
com m e pour dire à la pastourelle : — « Regarde-m oi, M ireille, pour
toi je vais m ourir. »
« Traite ! ausariès ? » faguè que dire,
E voulountous couine un m artirc,
T Nous suivons, naturellement, la traduction de M istral.
�167
MISTRAL ET SON ŒUVRE
S’aplanlo... Alin, alin, clins lis aubrc csconndu,
I aviè lou mas de sa m cstresso.
Se ic viré 'me grand tendresso
Counie per dire à la pastresso :
* Mirèio, espincho me, que vau m ouri per tu ! »
(Mireille,
cl). V ) .'
Voyons maintenant la scène de la déclaration :
Cachés dans l’om bre pie, — leurs m ains, petit à petit, se m êlaient
ensem ble.
Escoundu dins l’oum bro caieto,
Si man d’à p a u à pau se m esclavon ensèn.
Ensuite, ils se taisaient de longs intervalles, — et leurs pieds heur
taient les caillou x; — et tantôt, ne sachant se dire autre c h o s e ,—
l ’amant n ovice — contait en riant les m ésaventures qui lui arrivaient
d’ordinaire : — et les nuits qu’il dorm ait sous le firmament,
P iei se teisavon de long rode,
E si pèd turtavon li code;
Et tantost, noun sachent que se dire autram en,
Lou calignaire nouvelàri
Countavo en risènt lis auvàri
Que i’arribavon d’o u rd in à r i,
E li niuc que dourm iè soulo lou fiermamen,
Et les dentées des chiens de ferme — dont sa cu isse portait encore
les cicatrices ; — tantôt Mireille, de la veille et du jour, — lui racontait
ses petits travaux, — et les propos de sa m ère avec son père, et la
chèvre — qui avait d ép ouillé de sa verdure (ravagé) toute une treille
en Ileur.
E d i cliin de m a sli clentado
Conlro sa cu eisso enca cretado.
E Mirèio, tantost, de la vuèio c dou jour
lé racountavo sis oubreto,
E li prepaus de sa m aircto
Em é soun paire, c la cahreto
Qu’aviè desverdega touto uno triho en (tour.
Une fois Vincent ne fut plus maître [de lui) : — sur l’herbe rude
la lande - couché, tel qu’un chat sauvage, il vint en rampant
ju sq u ’aux pieds de la jo u v e n c e lle ... — M a is p a r l o n s b a s , m e s l è v r e s ,
c a r le s b u is s o n s o n t d e s o r e i ll e s ! . . . — «M ireille! accorde-m oi de
faire un baiser !
de
—
—
te
�LEOPOLD CONSTANS
Un cop, Vincèn fnguè plus m èstre :
Sus l’erbo rufo dôu cam pèstre,
Coucha, com m e un cat-fer, vcnguè (le rebaloun
Toucant li pèd de la jouinetto. —
Mai p a r la i plan, o m i boiiqueto,
Que li boiiissoun an d'aurihelo ! . . .
— « Mirèio ! acordo-m e que te l'nguc un poutoun !
Mireille! » d it-il, « je ne mange ni ne b ois, — tellem ent tu me donnes
d’am our! — M ireille! je voudrais enfermer dans m on sang — ton
haleine, que le vent m e dérobe ! — A tout le m oins, de l’aurore à
l’aurore, seulem ent sur l ’ourlet de ta robe — laisse que je me roule en
la couvrant de baisers! »
Mirèio ! » dis, « mange ni beve,
De l’am our que de lu receve !
Mirèio ! voudriéu estrem a dins m oun sang
Toun alen, que lou vent m e l'aubo !
A tout lou m ens, de l’aubo à l’aubo,
Ren que sus l’orlc de ta raubo
Laisso-m e que me viéute en la poutounejant ! »
— « V incent! c’est là un péché noir ! — et les fauvettes e l le s pendulin es — von t ensuite ébruiter le secret des am ants. » — « N’aie pas
peur qu’on en parle, — car m oi dem ain, v o is-tu , je dépeuple de
fauvettes la Grau entière jusq u ’en Arles ! M ireille! je vois en t o ile
paradis pur ! »
— « V incèn! acô ’s u n p eca tn eg re!
E li bouscarlo em é li piegre
Van pièi di calignaire esbrudi lou secret. »
— « Agnes pas pou que se n’en parle,
Que iéu dem an, ve, desbouscarle
Touto la Grau enjusqu’en Arle !
Mirèio! vese en tu lou paradis cscrèt! »
Et après avoir raconté les amours, dans les eaux du Rhône,
de l’herbette aux boucles (ierbelo di frisoun), Vincent termine
par ces mots :
« Un baiser, puis ma mort, Mireille ! . . . et n ous som m es seuls! »
« Un poutoun, pièi ma mort, M ir è io !... e sian soulet! »
E lle était pâle », continue le poète, « lui, avec délices, — l’a d m ira it...
Dans son trouble, — tel qu’un chat sauvage, il se d resse alors, et
�MISTRAL ET SON ŒUVRE
169
prom ptem ent — de sa hanche arrondie — la fillette effarouchée —
veut écarter la main hardie — qui déjà lui ceint la ta ille; il la saisit
de n ou veau . .
Elo ero palo ; éu pèr delice
La m ir a v o ... D ins son hroulice,
Coumo un cat-fer s’enàrco, alor, e vitam en
De soun anqucto enredounido
La chatouneto espavourdido
Vou escarta la man ardido
Que déjà l’encenturo; éu tournam ai la p r e n ...
Mais parlons bas, ô mes lèvres, — car les baissons ont des
oreilles ! . . . — « Laisse-m oi ! » gém it-elle, et elle lutte en sc tordant. —
Mais d’une chaude caresse déjà le jeu ne hom m e l’étreint, — joue
contre joue ; la fillette — le pince, sc courbe, et s’échappe en riant.
Mai parlen plan, o mi bonquelo,
Que li bouissoun an d’auriheto ! —
F en isse ! » elo gém is, c lucho en se loursènt.
Mai d’une caudo c.aranchouno
Déjà lou drôle l ’em presouno
(lauto sus g a u to ... La chatouno
Lou pessugo, se courbo, e s’escapo en risènt.
o
Et p uis après, v ive — et m oqueuse, elle lui chantait de loin. « Lan
guette ! languette ! » — Ainsi eux deux sem aient au crépuscule — leur
blé, leur jo li blé de lune, m anne fleurie, heur fortuné — qu’aux
m anants com m e aux rois Dieu envoie en abondance.
Em'aco pièi la belugueto
De liuen, en se trufant : « Lingucto !
Lingueto! » ié cantavo. . Es ansin, eli dons,
Que sem enavon à la bruno
Soun blad, soun poulit blad de luno,
Manno flourido, ur de fourtuno,
Qu’i pacan com m e i rèi Diéu li mando aboundous.
(Mireille, ch. V).
Lamartine a toujours persisté dans celle erreur de prendre
Mistral pour un paysan de génie. Ce qui l’avait surtout frappé
dans son œuvre première, c’était la spontanéité, le naturel, et
cela l’empêclia toujours de voir combien chez lui l’art venait en
aide à la nature. La strophe suivante de l’ode que lui adressa le
�170
LÉO PO LD
CONSTANS
poète lors de la publication de Mireille, strophe qu’il plaça en
tête du poème, n’était pas pour détruire son erreur :
Je te consacre M ireille : c’est m on cœ u r et m onôm e, — c’est la fleur
(le m es ans ; — c’est un raisin de Cran, qu'avec toute sa feuille — te
présente un paysan.
Te counsacre M ir è io : es m oun cor e m oun amo,
Es la flour de m is an ;
Es un rasin de Grau, qu’em é toute sa ramo
Te porge un païsan.
(Iles (l’Or,
A L amartine ).
Et cette croyance à une espèce de génération spontanée expli
que que Lamartine ait conseillé à Mistral de s’en tenir h Mireille,
car, disait-il, on ne fait pas deux chefs-d’œuvre comme celui-là
dans une vie. La publication de Cctlendal, en 1866, trois ans
environ avant sa mort, dut, sans doute, le détromper, mais
nous n'avons pas la preuve formelle de ce changement d’opinion :
il est toujours dur pour un vieillard de se déjuger.
La vérité, c’est que Mistral est assez resté un homme de la
nature pour produire l’illusion de la naïveté épique, mais en
même temps il est trop érudit pour être tout à fait naïf ; et d’ail
leurs Lamartine, quoique élevé à la campagne et y ayant passé
la moitié de sa vie, n’était pas assez campagnard pour ne pas
être ici dupe des apparences.
Caleiulal, la première œuvre de l’àge mûr de Mistral, ne saurait
plus être séparé aujourd’hui de Mireille, qu’il complète à tous les
points de vue et qu’il dépasse, à mon sens. Je suis absolument
sur ce point (le l’avis du Maître, qui a expliqué lesuccès moindre
de son second poème par l’éducation encore incomplète du
public, même du public provençal, au regard des choses de
Provence. Je crois avec lui que plus l’usage de la langue renou
velée se répandra, plus on pénétrera dans l’intelligence de ce
poème savant, trop savant peut-être, mais qui atteste un génie
plus vigoureux, plus étendu, plus varié surtout que Mireille.
L’amour idéalisé et en partie symbolique de Calendal pour
Esterelle, à la fois princesse des Baux dans la réalité et fée dans
�MISTRAL ET SONT ŒUVRE
171
la légende, ne lut pas aussi bien compris du grand public que les
amours plus près de la nature de Mireille et de Vincent. Cette
œuvre essentiellement artistique,et dans laquelle, comme l’a dit
Mistral, « prédomine l’imagination », ne pouvait, en effet, être
aussi populaire que l’œuvre presque entièrement spontanée
produite par la jeunesse en Heur du Poète. Il y a d’ailleurs dans
Calendal un défaut grave de composition, qui devait impres
sionner fâcheusement la critique : c’est l’abus des digressions
historiques ou légendaires.
Déjà dans Mireille, tel ou tel épisode pouvait sembler rattaché
au sujet par un lil bien ténu, comme, par exemple, l’éloge
d’Arles mis dans la bouche du petit chercheur d’escargots,
Andreloun, ou la légende du Trou de la Cape, où fut englouti,
avec ses bêles et ses gens, un riche propriétaire qui faisait fouler
son blé dimanches et l'êtes, ou encore la légende de la sorcière
Taven guérissant par ses conjurations Vincenet, qu’on préfé
rerait voir guéri plus naturellement grâce aux bons soins de
Mireille. Et Mistral l’a, du reste, implicitement reconnu, puisqu’il
a rejeté parmi les notes, dès la deuxième édition, comme retar
dant l’action, la description de la fête de Noël, le souper calendal
et la cérémonie si intéressante du Cacho-fw (Bûche de Noël).
Dans Calendal, ce défaut est bien plus sensible, puisque la
plus grande partie du long récit du héros au chef de bandits
Séveran, récit qui n’occupe guère moins des deux tiers du poème,
est composé d’épisodes qui ne sont pas tous bien intimement liés
à l’action. Certes, une partie de ce récit aurait pu être transformé
en actes et la vraisemblance y aurait gagné, car il est difficile
d’admettre qu’un homme comme l’époux d’Esterelle puisse
écouter si longuement le jeune héros qui s’attache à exciter sa
jalousie, en racontant ses exploits héroïques et ses amours avec
celle qu’il a si indignement trompé. Mais, celte réserve faite, et si
l’on admet que « Mistral a voulu rappeler et consacrer, pour ses
compatriotes et pour les étrangers, toutes les gloires de la Pro
vence (1) », et que c’est là le véritable sujet de son poème, dont
(1) G. Paris, Revue de Paris (181)41, t. vi, p. 77.
�172
LÉOPOLD CONSTANS
les amours élhérées deCalendal et d’Esterelle ne sont que le pré
texte, on reconnaîtra qu’il a parfaitement réussi et que ces
tableaux successifs qu’il nous a peints « forment, pour son pays,
un incomparable musée historique et légendaire ».
Mais ce qu’on doit admirer sans réserve, c’est l’art avec lequel,
dans ces décors si beaux où se déroulent ses poèmes, Mistral fait
agir et se mouvoir les nombreux personnages qui peuplent la
scène. Je me permets de citer ici un des Français du Nord qui
ont le mieux réussi à comprendre le grand poète du Midi, j ’ai
nommé Gaston Paris :
« C’est dans la représentation de la vie provençale qu’est le
vrai triomphe de cette poésie. Rien ne manque au mouvant
tableau. La culture sous toutes ses formes, la plantation, le
labour, les récoltes diverses, depuis la fauche et la moisson
jusqu’à la cueillette des olives, les vieux usages rustiques, les
fêtes des laboureurs, leurs courses, leurs danses, leurs chansons;
et l’élevage dans les montagnes et les plaines, les longs troupeaux
dévalant des Alpes, la capture des cavales sauvages delà Camar
gue, la ferrade des taureaux ; les industries primitives, comme
celles du bûcheron, du vannier, du pêcheur ; et les repos à
l’ombre, et les festins, et les longues farandoles, et les tambou
rins, et les jeux des enfants et des jeunes filles ; et sur les rochers,
dans les forêts, sur l’herbe, dans l’air, dans l’eau des torrents, des
ruisseaux, du grand fleuve ou de la mer, parmi les arbres tous
familièrement connus et marqués d’un mot, parmi les mille
plantes indigènes que le français ne sait pas nommer, la vie
bruissante, frémissante, joyeuse des animaux qui courent,
rampent, volent ou nagent, mêlée à la vie humaine qui travaille,
qui souffre, qui aime, qui prie, qui chante. C’est un immense
tumulte de vie qui nous enveloppe de son bruit, de son cha
toiement et de son ardeur. Mistral est par excellence le poète de
la vie et du mouvement (1). »
On l’a dit bien des fois, mais il ne faut pas se lasser de le redire,
car c’est la vérité même, Mistral est un Grec égaré en plein dix(1) G. Paris, Revue de Palis (1894), t. VI, p. 77-78.
�MISTRAL ET SON ŒUVRE
173
neuvième siècle : il est Grec par sentiment profond et légè
rement panthéiste de la nature qui est en lui, Grec par sa façon
de concevoir le monde, qu’il considère à la fois « comme un spec
tacle et comme une lutte », Grec encore par la sincérité de
l’expression et son adaptation parfaite à la vérité et à la vie. Il
ne faut donc pas l’accuser d’outrecuidance pour avoir osé, dans
la première strophe de Mireille, s’intituler amble escoalan clou
grand Oumèro, et Lamartine lui donne raison, quand, annonçant
au monde la naissance d’un grand poète épique et faisant con
naître le merveilleux poème que venait de lui dédier Mistral, il
termine ainsi son célèbre Entretien littéraire : « On dirait que,
pendant la nuit, une île de l’Archipel, une flottante Délos, s’est
détachée d’un groupe d’iles grecques ou ioniennes et qu’elle est
venue sans bruit s’annexer au continent de la Provence embau
mée, apportant avec elle un de ces chantres divins de la famille
des Mélésigènes. »
Le sentiment de la nature éclate dans toute l’œuvre de Mistral,
et cependant ce serait fausser le sens des termes que de parler de
naturalisme à propos d’un poète qui ne voit dans la Nature que
grandeur et qu’harmonie. Personne plus que lui n’a le sens du
réel; mais, en vrai poète qu’il est, il relève et transfigure sans
invraisemblance les objets les plus bas et les êtres les plus
vulgaires.
Au fond Mistral, malgré son attachement inébranlable à la foi
de ses pères est, tout comme Aubanel, un payen de nature
transformé par l’atavisme chrétien. En lui se combattent le
mysticisme religieux et une foi dans la puissance de la Nature
qui Louche au panthéisme. « O superbes géants, » s’écrie
Calendal, s’adressant aux mélèzes qu’il va abattre, a à superbes
géants, qui d’une involontaire crainte me remuez le cœur, oh !
pardon! et salut. Et toi, Venlour, qui, sans effroi, as sur ton
front subi tant de tourmentes, maintenant pour toujours lu vas
perdre ta chevelure ! »
Et à propos de la chute du premier mélèze ; « Eh bien!
majestueux comme un pape, dans son manteau impérial quand
je vis enveloppé ce mélèze, qu’ainsi je précipitais de l’empire, à
�vous le dire franchement, un frisson de cimetière me passa dans
le corps, ainsi qu’aux assassins. »
Et Esterelle, après avoir blâm é cet exploit inutile, sinon
criminel, s’écrie :
Laissez-lcs vivre! car à profusion — sourd clans leurs troncs la
sève, — car ils sont les lils aînés, les nourrissons inséparables, - - la
joie, la colossale gloire — de la nourrice u n iverselle ! — Laissez-lcs
vivre et de ses ailes — vous recouvrant aussi, va glousser d’allégresse
La grande cou veu se!... Ah! la Nature, — si vous écoutiez son lan
gage, — si vous la courtisiez, au lieu de la com battre m écham m ent, de
scs m am elles — deux Ilux de lait, souverainem ent doux, — jailliraient
sans tarir, et dans les brandes — ruissellerait le m iel pour votre
n ourriture...
Leissas-lèi vièure! car a jabo
Sourgènto dins si trounc la sabo,
Car soun li nourrigat, li fièu ameirasjsi,
La gau, la glori couloussalo
De la nourriço universalo!
Leissas-lèi vièure, e de sis alo
l ’eréu vous recalant, de joio vai clussi
La grande clusso !... Ah ! la Naluro,
S’escoutavias sa parladuro,
Se la calignavias, cn -liogo malamen
De i’ ana contro, de si p ousso
D os m ousto de la, mai que douço,
ltajarien sèm pre, e dins li brousso
ltegoulariè lou mèu pèr vostc abalim en...
(Calendal, ch. Vil).
Cet amour intense qu’il a pour la Nature nourricière et bien
faisante, cette sensibilité passionnée fait qu’il ne saurait décrire
l’amour humain sans y mêler les forces naturelles et les êtres
animés ou inanimés. Les exemples abondent dans tout son
oeuvre; nous citerons au hasard quelques exemples :
Le poète cherche à faire comprendre par une série de compa
raisons l’amour de Mireille et de Vincent :
Et le clair de lune qui donne — sur les boutons de narcisse ; — cl lu
brise d’été qui frôle, au jou r tom bant, — les hautes barbes des épis,
�175
MISTRAL HT SON ŒUVRE
— quand, sous le m ol chatouillem ent, — en m ille et m ille ondula
tions — ils se trém oussent d’am our, com m e un sein qui palpite ;
E lou clar de luno que dono
Sus li bouton il de courbo-dono ;
E l’aurcto d’estiéu que frusto, à jo u r fa li,
L’auto barbeno dis espigo,
Quand, soulo la m olo coutigo,
En m ilo e m ilo rigo-m igo
Se fringouion d’am our couine un son trelbuli ;
Et la joie éperdue — qu’éprouve le cham ois, lorsq u ’à ses traces —
il a senti, tout un jour, dans les rocs du Queyras, — les chasseurs qui
le poursuivent, — cl qu’enlin, sur un pic — escarpé com m e une tour,
— il se voit seul, dans les m élèzes, au m ilieu des glaciers ;
E la joio desm em ouriado
Qu’a lou cham ous, quand à si piado
Toul un jour a senti, dins li ro dôu Queiras,
Li cassairc que lou fan courre,
E qu’à la lon go, sus un m ourc
E scalabrous coum c uno lourre,
Se vèi soûl, dins li m êle, au m itan di counglas ;
Ce n’est qu’une rosée, au prix — des courts m om ents de félicité —
que passaient alors M ireille et V in cen t.. . .
N’es qu’uno cigagno, en coum paranço
Di m oum enet de benuranço
Que passavon alor e Mirèio e tV in c è n ...
E t lo r sq u e M ireille et V in c e n t to m b e n t e n la c é s d e la b ra n ch e
du m û r ie r q u i v ie n t d e cr a q u er so u s leu r p o id s :
Frais zéphyrs, (vent) largue et (ven t) grec, — qui des bois rem uez le
dais, — sur le jeu n e couple que votre gai m urm ure — un petit m om ent
m ollisse et sc taise ! — F olles brises, respirez doucem ent ! — Donnez
le tem ps (pie l'on rêve, — le tem ps qu’à toul le m oins ils rêvent le
bonheur !
Fres ventoulet, Larg e Gregàli,
Que di bos boulcgas li pâli,
Sus lou jouine parèu que voste gai murmur
Un m oum enet m ole et se taise !
F ôlis aureto, alcnas d’aise !
D onnas lou tèm s que l ’on pantaise,
Lou tèm s qu’a tout lou m ens pantaison lou bonur !
12
�176
LÉOPOLD CONSTANS
Toi qui gazouilles dans ton lit, — va lentem ent, va lentem ent, petit
ruisseau 1 — Parmi les galets sonores ne fais pas tant de bruit ! — pas
tant de bruit, car leurs deux âm es — sont, dans le m êm e rayon de feu,
— parties com m e une ruche qui e s s a im e ... — Laisscz-les se perdre
dans les airs pleins d’étoiles !
Tu que lalcjes dins ta gorgo,
Vai plan, vai plan, pichouno sorgo !
D in treti cascagnôu m ènes pas tant de brut !
Pas tant de brut, que si dos amo
Soun, dins lou m em e rai de flamo,
Partido couine un brusc qu’c is s a m o .. . .
Leissas-lèi s’em plana dins lis èr benastru !
Si nous passons à Cctlendal, les exemples sont peut-être encore
plus nombreux.
Voyez cette invocation superbe d’Esterelle prenant la Nature
entière à témoin de son amour :
« Arbres du mont Gibal 1 bois de pins, — bois d’yeu ses, m yrtes et
genévriers ! — et toi, soleil couchant! et toi, lande tranquille ! — et
toi, mer superbe ! à l’agonie, je vous prends, m oi, pour tém oins de
mon éternel h y m é n é e ! .,, Oiseaux de la forêt, chantez le chant
de noce ! »
« Aubrc dou mount Gibau ! pincdo,
Ensiero, nerto e m ourvenedo !
E lu, soulèu tremount ! e tu, cam pèstre siau !
E tu, mar supcrbo ! à l ’angôni,
Vous prene, iéu, pèr testim ôni
De m oun eterne m atrim oni ! . . .
Aucèu de la fourest, cantas lou canl nouviau ! »
(Ch. XII.)
El ce merveilleux passage de la déclaration de Calendal à
Esterelle :
« Regarde : la Nature brille — autour de nous, et se roule — dans
les bras de l’Été, et hum e — la dévorante haleine de son liancé fauve.
« Regardo : la Naturo brulo
A n osle entour, e se barrulo
Dins li bras de l’Estiéu, e clnilo
Lou devourant alen de soun novi roussèu.
�MISTRAL KT SON ŒUVRE
1
7
7
Les pitons clairs et bleus, les c o llin e s — pâles et m olles de chaleur,
— tressaillent, remuant leurs m a m e lo n s... Vers la mer : chatoyante et
lim pide com m e verre, — aux avides rayons du grand so leil — jusques
au fond elle se laisse voir, — par le Var et le Rhône elle se laisse
caresser. »
Li serre clar e blu, li colo
Palo de la calour c m olo,
Boulegon trefouli si m o u r r e ... Ve la mar :
Courouso e lindo couine un vèire,
Dôu gran soulèu i rai bevèire
Enjusqu’au founs se laisso vèire,
Se laisso coutiga per lou Rose et lou V a r .. . »
(Ch. I.)
Ce qui fait que les descriptions de paysage dans Mireille et dans
Calendal, au lieu de nous fatiguer, nous attachent, au contraire,
et nous charment, c’est que, le plus souvent, elles servent à nous
intéresser aux acteurs du drame et ne constituent pas un vain
ornement. 11 suffit, pour s’en convaincre, de lire les pages admi
rables où le poète retrace le douloureux pèlerinage de Mireille
aux Saintes-Maries à travers la Crau et la Camargue. Dans
Calendal, ces descriptions sont peut-être un peu moins inti
mement rattachées au personnage qui en est l’occasion, mais
elles sont tout aussi exactes et peut-être encore plus brillantes.
Il semble tout d’abord que cet amour passion né de la Nature,
ce panthéisme presque inconscient, doive fatalement donner aux
tableaux amoureux du Poète une couleur fortement sensuelle,
Voyez, par exemple, cette admirable scène du bain de 1’Anglore,
dans le Poème du Rhône, que je vous demande la permission de
citer ici par anticipation :
Par une nuit brûlante l’Anglore, qui ne peut trouver le sommeil,
est descendue sur la rive du Rhône :
« A terre, la petite laissa d’un coup tom ber sa chem isette, et dans le
Rhône, ardente et tressaillie (tressaillant), lentem ent elle entra,
penchée, croisant les m ains sur le frém issem ent de ses deux seins de
vierge. Au prem ier frisson, avec un soupir elle fit halte un m om ent,
hésitante, et de côté et d’autre tourna, tout ém ue, les yeux autour
d’elle dans l’obscurité, où elle croyait toujours qu’entre les arbres
quelqu’un, dévêtue, l’épiât de loin. Puis, peu à peu, dans l’eau m oel
leuse du courant, elle s ’enfonçait encore, vivem ent éclairée par les
�178
LKOPOLD CONSTANS
rayons de la lune baisant sa nuque fine, sa jeu ne chair d’ambre, ses
bras potelés, ses reins bien râblés et scs petits seins harm onieux et
ferm es, qui se blotissaient com m e deux tourterelles dans l’éparpil
lem ent de sa chevelure. ( E l le tr e m b l e a u m o i n d r e b r u i t ) .
« Et de descendre. Mais jusq u ’à la ceinture, cl puis p lus haut, tout
aise de se sentir vêtue par le manteau fastueux du torrent, elle ne
pensa plus qu’au bonheur de son être m êlé, confondu avec le grand
Rhône. Le sable sous ses pieds était si doux ! Une im pression m oite,
une fraîcheur tiède l’enveloppait d’un charm e halitueux ( d ’u n i m o u r o u s c h a în a l ’a g o u l o u p a v d ) . A fleur de peau, à fleur de carnation,
mignardement les ondes tournoyantes lui faisaient des baisers, des
chatouillis, en murmurant de suaves paroles qui lui donnaient des
spasm es d é p la is ir ... »
Cesl (dora quelle croit noir au fond de l’eau le jeune dieu du
Rhône sous la forme d'un beau jouvenceau qui lui présentai! en
souriant une fleur dé joue.
Voilà certes un tableau qu’on ne peut guère s’empêcher de
trouver sensuel, cl cependant il esl chaste, au fond, parce qu'il
est essentiellement vrai et qu’on le sent inspiré par un sentiment
vrai de la Nature. On peut en dire autant de l’admirable scène
entre Vincent et Mireille au cinquième chant, que je vous citais
tout à l’heure. Mistral peint la vie réelle, c’est vrai, mais ce n’est
point un réaliste. S’il exalte les petits, s’il chante de préférence
les vanniers de Valabrègue et les pêcheurs de Cassis, il n’est pas
une de ces humbles figures qu’il n’éclaire d’un reflet idéal.
M. Saint-René-Taillandier lui a reproché d’avoir fait parler en
princesse les paysannes qui dépouillent les cocons ; mais, comme
on l’a dit, «dans ce milieu tout épique, le ton s’élève sans effort,
la médiocrité, la laideur même s’embellissent et se transfi
gurent sans invraisemblance (1). »
D’ailleurs, quelle est l’œuvre d’art vraiment belle où le choix
n’intervient pas et où n’entre pas une dose d’idéal Aussi les
héros de ses poèmes, partis de si bas, tendent-ils toujours à
s’élever plus haut par un effort persévérant. Voyez Vincent et
Mireille ; voyez surtout Esterelle et Calendal. Vous connaissez la
(1) Hémon, Rev. polit, cl liltér., juillet 1885.
�179
MISTRAL ET SON ŒUVRE
déclaration bridante du premier chant : « Tais toi,» dit Esterelle
— « Non ! la terre et Fonde parlent, cl de partout exaltent la
passion et le cri et le besoin d’am our... Oh ! mais rassure tou
effroi ! Viens, je te conduis à l’autel : —une vie, si longue qu’elle
soil, —jamais n’apaisera les ardeurs de ma faim. » Admirable
cri de passion, dont il convient de rapprocher les strophes non
moins enflammées, mais d’un idéal si pur, dans lesquelles
Calendal peint à Séveran ses sentiments à l’égard d’Esterellc :
« Le corps de mon amie est beau com m e le jour! — Mais une perle,
honneur du Gange, — peut d’aventure être m angée par un pourceau...
— Ce que j ’adore, m oi, à cette heure, c’est l ’Ange — qui incarne son
séjour dans celte perle.
Lou cors de mon amigo es bèu coum e lou jour !
Mai une pcrlo, oiinour dou Gange,
P ou arriba qu’un porc la m ange...
Vuèi, ço qu’adore, iéu, es l’Ange
Que dins aquelo perlo encarno soun séjour.
L’am our des sens, pâture abjecte, — com m e un vertige m aintenant
me passe : — de ma céleste sœ u r j ’adm ire m aintenant le beau — interne ;
et de cet intérieur où s’enivre ma vue, où j ’entre, m oi, — tant qu’il me
plaît, il n’y a pas de peintre — qui puisse seulem ent en retracer
l’en seigne...
« ... L'amour dou cors, pasturo basso,
Coume un lourdige aro me passo :
De ma eelèslo sorre amire vuèi lou bèu
Interiour; e d’aquéu dintre,
Tant que m e plais, i’a ges de pintre
Que p oscon soulam en n’en rauba lou sim bèu...
O m erveilles et joie de Pâme, — vou s êtes le vrai paradis ! O feux —
où se purifie l ’amour, où il s’em brase! — O pénétrant m élange de
deux en un! O sym phonie — harm onieuse, tendre, insinuante, — qui
dit tout! O bonheur et délicieux trouble ! ».
O m eraviho e gau de l’arno,
Sias ben lou paradis ! O flamo,
Ountc se purifico e s’abrando l’amour!
O penetranto m escladisso
De dons en un ! O cantadisso,
Tendro, acourdado, couladisso,
Que dis tout ! O bounur e delicious coum bour!... »
(Calendal, ch. X.
�180
LEOPOLD CONSTANS
Nous sommes obligé de passer rapidement sur la partie
lyrique de l’œuvre de Mistral.
Déjà dans Mireille (ch. III), il avait fort habilement introduit
dans l’action la chanson de Mngali, la belle insensible,en faisant
dire à l’amoureuse de Vincent, taquinée par ses compagnes, que,
plutôt que de se marier, elle se ferait nonne. Vous connaissez
cette belle légende, qu’on retrouve chez les peuples les plus
divers, et que cisela d’une façon si exquise le jeune poète
maillanais :
O Magali, ma tant aim ée, — mets la tête à la fenêtre ! — Ecoute un
peu cette aubade — de tam bourins et de violon s.
O Magali, ma tant amado,
Mete la tèsto au fenestroun !
Escouto un pau aquesto aubado
De tambourin et de viouloun.
C’est plein d’étoiles, là-haut ! — Le vent est tom bé, — Mais les étoiles
pâliront — En te voyant...
Ei plen d’estello, aperam ount !
L’auro es toumbado,
Mai lis estello paliran,
Quand te veiran !
Maintenant je com m ence enfin à croire — que tu ne parles pas
en riant. — Voilà mon annclet de verre — pour sou ven ir, beau
jouvenceau !
Aro coum ence enfin de crèire
Que noun me parles en risènt.
Vaqui moun aneloun de vèire
Per souvenenço, o bèu jouvent !
— O Magali, tu me fais du bien !... — Mais, dès qu’elles t’ont vu, —
O Magali, vois les étoiles, — Comme elles ont pâli!
O Magali, me fas de ben !...
Mai, tre te vèire,
Ve lis estello , o Magali,
Coumo an pâli !
�MISTRAL ET SON ŒUVRE
181
La prière de Mireille aux Saintes Maries, si pathétique dans
sa naïve simplicité, est tout à fait en situation, et la ballade, de
ton populaire, sur le bailli de Suffren ne fait pas mauvaise figure
au chant premier.
Si l’on ne trouve pas de morceaux de forme lyrique dans
Calendal, où d’ailleurs le lyrisme déborde de toutes parts, ni dans
Nerte, qui est essentiellement un conte, il n’en est pas de même
de la tragédie de Ici Reine Jeanne, composée postérieurement à la
publication des Iles cl’Or, où l’on n’en compte pas moins de cinq,
et du Poème clu Rhône, qui renferme, entre autres pièces lyri
ques, cette exquise chanson des Vénitiennes qui, à elle seule,
suffirait à assurer la renommée d’un poète ordinaire. La belle
Norine a laissé tomber dans la mer son anneau ; le pêcheur qui
le lui rapporte lui demande pour récompense un baiser sur la
bouche :
« De jour nul ne se baise, — car nous verrait quelqu’un. » — « De
nuit, sous la tonnelle, nul ne nous [re] connaîtra. » — « Mais la lune
illum ine — là-haut dans le ciel grand. » — « Dans le bocage om breux —
m es bras te cacheront. » — « De m on corset la rose — a changé de
couleur. » — «Au rosier p iqu ons-n ous, — avant que la fleur tom be.»
« De-jour noun se poutouno,
Que nous veirié quaucun. »
— « De niue, souto la louno,
Nous councira degun. »
— « Mai la luno clarejo
Amount dins lou cèu grant. »
— « D ins lou bos que som brcjo
Mi bras t’amagaran. »
— « La roso qu’ai au jougnc
Vai chanja de coulour. »
— « Au rou sié fau se pougne,
Avans que toum be flour. «
Mais les plus importantes de ses pièces lyriques ont été réunies
par Mistral, avec quelques petits poèmes, et publiés en 1875 sous
le titre de : les Iles d’Or (lis Isclo d'Or). Ce nom, qui est celui d’un
groupe d’îlots arides et rocheux que le soleil dore de ses rayons
sur la plage d’Hyères, convient bien à ce groupe brillant de
�182
LKOPOLD CONSTANS
petites pièces, très variées de ton et de forme, où le Maître a
enfermé l’expression (le ses émotions poétiques. Outre divers
poèmes isolés, dont plusieurs, comme La fin du Moissonneur et
Le Tambour d’Arcole, comptent parmi les chefs-d’œuvre du
volume, le recueil contient plusieurs parties: les chansons, les
romances, les sirvcntes, les rêves, d’autres encore, entre
lesquelles sont distribuées les diverses pièces qui le composent.
Il y a dans ce livre « des morceaux admirables, des odes, des
sirvcntes, où s’épanche, soit avec amertune, soit avec enthou
siasme, mais toujours en Ilots lumineux et sonores, la grande
passion du poète, son amour pour la Provence et pour la Cause
à laquelle il s’est voué (1). »
Nous ue dirons rien de particulier, faute de temps, sur les autres
pièces, dont certaines, comme la Mante religieuse (Prègo-Diéu),
la Rencontre, YOde à la reine Jeanne, sont d’une poésie exquise,
mais nous ferons exception pour quelques-uns des sirventes.
Les Iles cl’Or nous offrent à la fois l’histoire psychologique de
Mistral et, en quelque sorte, l’histoire de la Cause qui a toujours
été sa constante préoccupation. Il y a dans ces poésies de circons
tance un Mistral tout à fait personnel, tel que nous le faisaient
pressentir déjà Mireille et Calendal : nulle part ailleurs on ne
peut mieux saisir ses sentiments et scs idées. « Dans tous ces
vers, si variés de ton, de couleur et de mesure, court la sève d’un
même esprit. L’énergie d’une passion maîtresse leur commu
nique à tous un mouvement lyrique d’une admirable puissance :
cette passion, c’est l’amour de la Provence, c’est ce patriotisme
local, signalé et combattu, tout d’abord, connue un péril par
certains écrivains et publicistes (2), » qui l’avaient insuffisam
ment étudié, mais auquel on commence aujourd’hui à rendre
pleine justice.
Qu’on lise l’ode A la Race latine, ([lie nous avons entendu
déclamer par le poète, de sa belle voix d’alors, aux fêtes latines
de Montpellier, sur la place du Peyrou, le 25 mai 1878 (Auboura
�MISTRAL ET SON ŒUVRE
183
le, raço lalino), ou même cette Comtesse, qui provoqua jadis de si
vives protestations ; qu’on lise ensuite le Tambour d’Arcole et les
admirables strophes du Psaume de la Pénitence, inspirées au
Poète par nos malheurs de l’année terrible, et l’on comprendra
que si Mistral a toujours aspiré de toute son âme au relèvement
de sa Provence, s’il a même entrevu, ce qui sera peut-être l’œuvre
du vingtième siècle, une fédération des nations latines, jamais
il n’a songé à opposer la petite patrie à la grande, et toujours il a
approuvé la devise de son fidèle disciple, le regretté « capoulié »
Félix Gras : « J ’aime.mon village plus que ton village, j’aime ma
Provence plus que ta province, j’aime la France plus que tout ».
Je ne saurais trop insister, Messieurs, sur cette idée directrice,
qui seule peut nous faire comprendre et apprécier la grande
œuvre de Mistral, à savoir qu’il a toujours été inspiré par l’amour
de sa province et qu’il n’a jamais eu d’autre but que son
relèvement.
Voyez avec quels accents il l’invoque, comme sa muse inspi
ratrice, au début de Calendal :
Ame (le m on pays !... — Par la grandeur des souvenirs, — loi qui
nous sauves l’espérance ; — toi qui, dans la jeu n esse, m algré la mort
et le fossoyeur, — fais reverdir et p lus chaud et p lus beau le sang
des pères ; — toi qui inspirant les doux Troubadours, — telle que le
m istral, fais ensuite gronder la voix de M irabeau,...
Amo de m oun pais ! . . .
Pèr la grandour di rem em branço
Tu que nous sauves l’esperanço ;
Tu que dins la jou in esso e plus caud e plus bèu,
Maugrat la mort e l ’aclapaire,
Fas regreia lou sang di paire ;
Tu qu’ispirant li dons troubaire,
Fas pièi mistraleja la voues de Mirabèu, ..
Ame éternellem ent re n a issa n te ,— âm e jo y eu se et itère et v i v e , —
qui hennis dans le bruit du Rhône et de son vent ! (vent (l’Ouest) —
âm e des bois pleins d'harmonie — et des calanques pleines de soleil,
— (le la patrie âme pieuse, — je t’appelle ! incarne-toi dans nies vers
provençaux !
�LEOPOLD CONSTANS
Ame de longo renadivo,
Amo jouiouso e flèro e vivo,
Qu’endilies dins lou brut dôu Rose c dou Rousau !
Amo di sèuvo announiouso
E di calanco souleiouso,
])e la patrio amo piouso,
T ’apelle ! encarno-te dins mi vers prouvençau !
Ici rien d’artificiel : c’est l’âme même du poète qui s’exhale en
un cri d’une sincérité absolue, dans des vers vibrants qui nous
forcent à partager son émotion.
Voyez maintenant avec quelle douce mélancolie il raconte la
décadence de la langue des vaincus obligée de se réfugier chez
les pâtres, et de quel lier accent il affirme sa résurrection
prochaine.
Et, ivre de son indépendance, — jeune, plein de santé, heureux de
vivre, — lors on vit tout un peuple aux pieds de la beauté, — et par
leurs los ou vitupères (leurs éloges ou leurs blâm es) — cent trouba
dours faisant florès, — et de son berceau, dans les vicissitu d es, —
l’Europe souriant à notre gai-savoir...
« ... E trcfouli d’èstre deliéure,
•fouine, gaiard, urous de viéure,
Se veguè tout un pople i pcd de la bèuta,
E pèr si laus o vitupèri
Cent troubadour, fasènt l’em pèri,
E de soun brès dins li tem pèri
L’Europo sourrisènto à nostc gai c a illa ...
O fleurs, vou s étiez trop p récoces ! — Nation en fleur, l’épée
trancha — ton épanouissem ent. Clair soleil du M id i, —- tu dardais
trop ! et les orages — sourdem ent se form èrent : détrônée, — m ise
n u-pieds et bâillonnée, — la langue d’Oc, Hère pourtant com m e
toujours,
O Jlour, crias trop proum eirenco !
N acioun en flour, l ’espaso Irenco
Toun espandido. Tu, clar soulèu dou Miejour,
Trop dardaiaves ! Li trounado
Se coungreièron : destrounado,
Messo à pèd nus, badaiounado,
La lcngo d'O, pam ens flèro coum c toujour,
�I
185
MISTRAL ET SON ŒUVRE
S’en alla vivre chez les pâtres — et les m a r in s... A son m alheur —
nous, gens de terre et gens de mer, som m es restés fidèles. — Brune,
aujourd'hui, elle m anie la rame et le râteau ; — m ais la Nature est son
palais, — pour couronne elle a les étoiles, — et pour m iroir les ondes,
et pour rideau les p in s...
S’enanè viéure encù di pastre
E di m arin... A soun mal-astre,
G entde terro e de mar, sian dem oura fidèu.
Bruno, au-jour-d’uei, rem o e rastello ;
Mai la Naturo l ’encastello,
A pèr courouno lis cstello,
Lis oundo a pèr mirau, li pin a pèr ridèu...
Langue d’am our, s’il y a des fats — et des bâtards, ah ! par saint
Cyr ! — tu auras à ton côté les m âles du terroir ; — et tant que le
Mistral farouche — bram era dans les roches, om brageux, nous te
défendrons à boulets rouges, — car c’est toi la patrie et toi la liberté I »
Lengo d’am our, se i’a d’arlèri
E de bastard, ah ! pèr sant Cèri !
Auras dùu terradou li m ascle â toun cousta ;
E tant que lou Mistrau ferouge
Bramara dins li roco, — aurouge,
T’apararen à boulet rouge,
Car es tu la patrio e tu la liberta ! (1) »
Mistral ne sépare jamais le maintien de la langue ancestrale
de l’exercice des droits qui appartiennent à un peuple libre :
« Et que toujours la noble langue d’Arles — en pays provençal se
m aintienne et se parle, » dit le prem ier con su l d’Arles, s’adressant
à la reine Jeanne à son entrée dans la ville. — « Je le jure, » répond
la reine.
« E que tous tèm s la noble lengo d’Arle
En pais prouvençau se m antèngue e se parle. »
— « Lou jure. »
{La rèino Jan o, iv,
10)
Le mépris dans lequel cette langue est tombée et la honte
qu’ont certains de la parler lui arrachent des cris de colère et
d’indignation :
(1) Paroles attribuées par Calendal à son père (Ch. IV).
�186
I.KOl’OI.D CONSTATS
« Croyez-vous que ce ne soit pas énervant, — quand vous dites :
« Ma mère m ’a m is au m onde », — d’entendre sans cesse cette rengaine :
« Qui t’a m is au monde, il faut l'étouffer; — il faut, bien qu’elle soit
pure et belle, — tarir la source vive ; — il faut cracher contre ton
ciel ; — il faut faire taire le zépliir qui chante — à la lucarne, et dans
ton feuillage — il faut détruire les nids d’oiseaux ! »
Eli ! b ien , non. Depuis Aubagne — ju sq u ’au V elay, ju sq u ’au
Médoc, — nous la garderons, qui qu’en grogne, — notre rebelle
langue d’Oc. — Nous la parlerons dans les bergeries, — à la m oisson,
au dépouillem ent des cocons, — entre am oureux, entre v oisin s ; —
nous la parlerons avec l'eau à la bouche, — en pressant nos olives, —
en foulant nos raisins...
Et puis, si pour l’armée il faut laisser foin et luzerne, — nous r e m
porterons iila caserne — pour nous garder de l’ennui...
Oh ! les im béciles gobes-m ouches — qui en sèvrent leurs enfants —
pour les bouffir de suffisance, de fatuité et de gloriole ! — Qu’ils se
noient dans leur bourbier ! — Mais toi, des fils qui te renient — et qui
répudient ta langue — ne t’inquiète pas, ô ma P rovence ! — Ce sont
des fils mal venus qui auront tété de m auvais lait. »
Mais les lions (ils restent inébranlablement attachés à leur
mère :
Mais les aînés naturels, — vous, les bruns gars — qui dans le parler
ancien — vous parlez avec les jeunes filles, — n’ayez crainte : vous
resterez les maîtres ! — Tels que les noyers rustiques, — robustes,
gaillards, calmes, inébranlables, — bien qu’on vous pressure et qu’on
vous maltraite, — ô paysans (comme on vous appelle), — vous resterez
maîtres du pays. »
Les vers que je viens (le citer font partie d’une pièce composée
en 1888 et insérée parmi les sirueni es dans la dernière édition des
Iles d’or. Le titre : Espouscado, « cinglement », en indique assez
bien le but. C’est, au fond, le même sujet qu’avait traité Mistral
dans la Comtesse, bien qu’ici la forme allégorique le dissimule, et
que certaines strophes violentes, où l’auteur semble avoir été
entraîné par la logique à pousser son allégorie jusqu’à ses
extrêmes limites, aient trop longtemps égaré une partie du public
sur les véritables sentiments du Poète. C’est surtout aux
suivantes que je fais allusion ;
�MISTRAL ET SON ŒUVRE
187
Ceux qui n’oublient pas, — ceux qui ont le cœ u r haut, — ceux qui
dans leur dem eure rustique — sentent le souffle du m istral, — ceux
qui aim ent la gloire, — les vaillants, les hom m es d’élite.
Ah ! si l’on savitil me comprendre !
Ah !
si io n voulait me suivre !
En criant : place! place ! - hardi ! les vieux et les jeu nes, — nous’
partirions tous en bloc, — avec la bannière au vent ; — nous parti
rions com m e une trom be — pour enfoncer les portes du grand
cou ven t !
Ah ! si, etc.
Et nous dém olirions les grilles — derrière lesqu elles pleure nuit et
jour, — derrière lesq u elles jour et nuit est claquem urée — la jeune
nonne aux beaux yeux. — Malgré la sœ uràlre, — nous bouleverserions
tout.
Ah
! si, etc.
Aquèli qu’an la mcmôri,
Aquèli qu’an lou cor aut,
Aquèli que dins sa bôri
Senton giscla lou mistrau ;
Aquèli qu’amon la glori,
Li valènt, li majourau,
A h ! se m e sa b ie n e n te n d r e !
A h ! s e m e v o u lie n s e g i ii !
En cridant : « Arrasso ! arrasso !
Zou ! » li vièi e li jouvènt,
Partirian toulis en raço
Emé la bandiero au vènt ;
Partirian coume uno aurasso
Per creba lou grand couvènt !
A h ! s e , e tc .
E demoulirian la claslro
Ounte plouro jour-e-niuc,
Ounte jour-e-niue s’encastro
La moungeto di beus iue...
Mau-despiè de la sourrastro,
Metrian tout en dès-e-vue !
A h ! s e , e tc .
Au fond, dan s tout cela, il ne s’agit que de l’ém ancipation de
la province étouffant sou s une centralisation e x cessiv e,et du droit
�188
LEOPOLD CONSTANS
(les idiomes locaux à être librement parlés et par suite enseignés.
La preuve en est dans l’œuvre entière de Mistral pendant les
quarante années qui ont suivi. Elle est aussi dans ces vers de
Victor Balaguer, l’illustre poète de VAtlantide, vers placés en
épigraphe en tête du fougueux sirventes : « Morta diuhen qu’es,
mes jo la crech viva. — On dit qu’elle est morte, mais moi, je
la crois vivante. »
Les années qui ont suivi l’apparition de Ca/enda/jusqu’en 1884,
ont été surtout consacrées par Mistral à la recherche et à la mise
en œuvre des matériaux linguistiques qui sont devenus le Trésor
du Félibrige. Ce travail d’érudition bénédictine, « qui résume
non seulement les divers dialectes de la langue d’Oc, mais
encore, dans l’infinie variété de ses noms de lieux et de famille,
de ses coutumes, de ses traditions et de ses légendes, l’histoire
entière des pays du midi de la Loire, » a été, comme on sail,
honoré du grand prix Jean Raynaud, de 10.000 francs, en 1800,
par l’Académie des Inscriptions et Belles-Lettres. Cependant, à
de longs intervalles, Mistral plantait là la science, et en com
pagnie de sa Muse toujours aimée, faisait un peu d’école buis
sonnière. « C’est ainsi que naquit Nerte, composée en marchant
— comme d’ailleurs presque tous les poèmes de Mistral — au
hasard des jours de paresse et de promenade. L’œuvre garde de
cette origine une impression de délicieuse ingénuité. On y sent
le plein air, pourrait-on dire. En voici en quelques mots le
sujet :
Nerle (ce joli diminutif du nom d’Esther signifie d’ailleurs
« myrte » en provençal), une petite châtelaine blonde, douce et
bonne aux humbles, a eu son âme vendue au diable par son
père. Après mille aventures, prise de voile, couvent forcé et
enlèvement, noces et royale chevauchée, prestiges infernaux
dressant, pour la tenter, au milieu de la lande, les mille aiguilles
d’un palais d’or, retraite au fond d’un bois mystique, où à l’heure
ardente de midi, quand, sur le roc brûlant aux parfums des
lavandes, dahsent les féeries du mirage, le solitaire voit dans
l’air bleu passer des apparitions d’anges, elle est enfin changée
en pierre à forme de nonne et sauvée de l’éternelle damnation,
�MISTRAL ET SON ŒUVRE
189
ainsi que sou bel ami Rodrigue de Luna, neveu du pape
avignonnais Benoît XIII et sacripant des plus sympathiques (1). »
Le cadre est bien restreint : Avignon, Arles et Château-Renard,
demeure du petit roi Louis II (Loiiisel) ; l’histoire bien rapetissée
et bien locale. Mais quelle grandeur simple et quelle couleur
poétique dans cette restitution de la l'orte vie d’autrefois. « C’est
le grouillant Avignon des Papes avec ses trafiquants levantins,
ses cardinaux drapés de pourpre, ses pèlerins, ses bateleurs, ses
aventurières et ses moines, ses excommuniés qui implorent, ses
gens de guerre et de marine qui se battent au cabaret, ses prédi
cateurs en plein vent, ses flagellants dont le dos saigne, ses
écoliers, ses belles dames, et ses bandes de gamins qui courent
en donnant la chasse à un juif. C’est l’humble cour chevaleresque
d’un roitelet provençal. C’est le petit Arles républicain, avec un
lion pour seid roi, un lion en chair et en os, nourri dans un
palais spécial que l’on montre encore (2). »
Que de naturel, quelle franche et saine gaieté dans ce tableau
de l’entrée en Avignon de la princesse d’Aragon, qui vient pour
épouser le roi Louis !
Le peuple dit : « La belle reine ! — Voyez quels yeu x ! Ils fondraient
le g iv r e... — Le fiancé, certes, est assez beau, m ais elle, voyez-vous,
a un charm e parfait! — Les autres dam es à côté d’elle, — que sem
b len t-elles? R ien __ Elle a tout pour elle! — On dit qu’en Arles, après
dem ain, — il doit la conduire à Saint-Trophim e, resplendissante de
diam ants. — Il faut que d’am our la terre fume — pour la princesse
d’Aragon ! — Il faut que de N ice à Tarascon —nous ne fassions qu’une
farandole! — De tout feuillage qui pend (des arbres) — il faut qu’on
fasse une jo n ch ée! — On va, dit-on, sem er les sous avec la charrue,
à p lein es raies. — Et si quelqu’un veu t chercher querelle — au grand
Saint Père Benoit, — gare au petit roi L ouis! — Dame Violande est
richissim e : — neuf galions du fond à la cim e sont chargés d’or làbas, au Grau, — où les retient le m istral......c’est la dot de la Reine. —
Qu’ils rem ontent vite, m alep este! — et qu’ils déchargent heureu
sem ent! — N euf galions, coquin de sort ! — Le Roi pourra livrer
bataille... — Et dim inuer, s’il veut, les tailles — du pauvre m onde
p roven çal... — Si l’on dim inuait au m oins le sel! » — Du tem ps qu’on
plaisante ainsi — et que la foule bavarde, — Nerte, etc.
(1) Cl'. Paul Arène, Gil Bios du ‘20 avril 1884,
(2) Cf. Paul Arène, /oc. cil,
�190
LEOPOLD CONSTATS
Lou pople dis : « La ljcllo rèino !
Vès quetis iuc ! Foundon la b r è in o ...
Lou nôvi, certo, es proun poulit,
Mai elo a’n gàubi, vès, coum pli !
Lis autri dono, contro a q u elo ,
Que sem blon? R è n ... A tout per elo !
— Dison qu’en Arle, après-dem an,
Eu, resplendento de diamant,
La dèu cou n du rreà Sant-Trefum c...
— Fau que d’am our la terro fume
Per la princesso d’Aragoun !
— Fau que de N iço à Tarascoun
Faguen rèn qu’uno farandoulo!
— l)c touto ramo que pendoulo
Fau que s’eslraic un terro-sôu !
— Van semena, dison, li sou
Emé l’araire, à plen de rego.
— E se quaucun vou cerca brego
Au grand sant paire Benezct,
Garo davans lou rci Louiset!
— Dono Viôulando es richissim o :
Non galioun, de i'ouns en cim o,
Soun carga d’or alin au Grau,
Ounte li coto lou Mistrau...
A co’s la doto de la Rèino.
— Que lèu rem ounlon, m alapeinol
E que descargon en bon port!
— Nôu galioun, couquin de sort !
Lou Rèi poudra liéura bataio...
— E dem eni, se yôu, li taio
Dou paure m ounde prouvençau...
— D em eniguèsse au-mcns la sau! »
Ansin dou tems que se galejo
E que la foulo cacalejo,
N erto, etc.
Celte simple histoire du bon vieux temps, familière et même
naïve, mais seulement en apparence, est parfois aussi douce
ment ironique et, comme les fantaisies d’Arioste, semble alors
vouloir se railler un peu elle-même. L’amour même s’y montre,
non point rustique et idyllique comme dans Mireille, mais radine
et galant, et même un peu méphistophélique du coté de
Rodrigue, et mêlé de quelque coquetterie chez Nerte. J1 faut lire
cette merveilleuse scène entre les deux jeunes gens pendant la
••
�191
MISTRAL E T SON ŒUVRE
chevauchée d’Arles : « Le papillon va au rosier, » dit Rodrigue,
en abordant la jeune fille, et il lui explique son départ d’Avignon,
après la fuite du pape à travers le souterrain de Château-Renard.
Puis il lui fait un tableau si effrayant et si charmant en même
temps, des tentations diaboliques en ce qui concerne l’amour,
que Nerte ne peut s’empêcher de s’écrier : « Oh! taisez-vous.
Je ne sais trop comment cela se fait, mais chaque fois que votre
bouche dit quelque chose, je reste interdite. Jamais personne ne
me parle ainsi. Cela ressemble à une rouge boisson, qui m'attire,
qui me délecte, qui, tout à coup ensuite, m’étourdit. Voyez, je
perds la tète, et si je vous savais moins dévoué au Saint-Père,
je vous croirais l’ami du Diable. »
Ici encore, comme dans Mireille, comme dans Calcndal, la
Nature entière s’intéresse à l’amour et lui prête ses séductions.
Ecoulons Rodrigue (1) :
« N crtc », d it-il, « vous parlez com m e une sainte. — Mais la chanson
du rossignol — vous répondra que le bonheur, — au m ois de mai,
c’est, dans l’azur, — d’être libre sur la branche — et de faire résonner
franchem ent sa jo ie... Quand on est resté cinq ans, tout seul, — entre
les m urs d’un château-fort, — dont le rem ugle vou s écœ ure, — ch !
qu’il fait bon être dehors ! — Voyez, regardez autour de nous : —
tout en gardant leurs brebis, les bergers — font devant leurs bergereltcs — des cabrioles sur l’herbe. — En suivant son sillon, — le
laboureur siffle, tout gaillard ; — dans les b lés verts, les sarcleuses
bavardent et p oussent de petits cris de joie ; — les m uletiers, dans
les sentiers, — font sonner les grelots de leurs m ulets ; — dans les
prés les faucheurs, — les p êcheurs le long des canaux, — les jeunes
Filles dans leurs m a s — et les chasseurs dans la lande, — tout cela
va, vient, bouge, — le sang en effervescence... — Ecoutez doncautour
de nous : — ce n’est qu’un bruissem ent et qu’un bourdonnem ent, — un
m urm ure confus qui m onte des touffes de roseaux et des fourrages. —
L’eau chante dans le ruisseau ; — le poisson folâtre dans le courant ;
tout est luxuriant de vie. — La sève court avec vigueur — sous
l’écorce des branches, — et dans toute fleur il y a un rayon de m iel.
— Rien ne veut périr : — tout p ousse, tout fructilie, — tout est en
joie cl tout pullule, — cl la lum ière du soleil — inonde ce vivant
tableau... — A ussi le Roi et sa brillante fiancée — sem blent conduire
en b elle h u m e u r — le grand triom phe de l ’Amour. — Et nous aussi,
J ) On no u s p a r d o n n e r a les qu e lq u e s ch an g e m e n ts que n o u s n o u s som m es
p e r m i s de faire à la t r a d u c ti o n donné e p a r Mistral.
13
�192
LEOPOLD CON'STANS
Nerte, nous sommes de la fête ! — Et vous voudriez, vous, que je
réprime, moi, l’élan de tout mon être ! — ... Vous voudriez, Nerte,
que sur la souche — j’arrache les grappes naissantes ? — Non ! Le
rouge breuvage — chez moi aussi provoque le désir : — de la
sémillante jeunesse — vive la fougue et l’humeur vagabonde ! —
Nerte, laissez là vos craintes ! — Le temps est clair, la mer est belle
— ...A vec l’ami qui vous appelle — Émbarquez-vous : sur les Ilots
calmes — nous nous laisserons aller ensemble dans l’immensité lumi
neuse ; — et nous parlerons de ce qui unit, — et nous cueillerons ce
qui est beau, — avant que l’ombre et l’oubli — jettent sur nous leur
couverture... — « Voyez les calandres », fit Nerte, — « Comme elles
s’élèvent dans le ciel ! — Ah ! si nous pouvions être oiseaux ! —
Rodrigue, voyez les hirondelles : — elles nous ont rasés de leur petite
aile... — Elles portent bonheur, n’est-ce pas ? Leur cri — dit sans
cesse : « Jésus-Christ ! »
a Nerto, parlas coum o uno santo ;
Mai, dis, lou roussignôu que canto
Vous respoundra que lou bonur,
Au m es de mai, es dins l’azur,
Es d’estre libre sus la branco
E d’esbrudi sa joio franco...
Quand sias resta cinq an, soûlas,
Dins li paret d’un castelas,
E n f un frcscun que vous acoro,
Ab ! que fai bon èstrc deforo !
Vès, espinchas à nostrc entour ;
Cardan si fedo, li pastour
Fan, davans si pastourelelo,
Sus l’erbo la cam bareleto ;
En reguejant dins li gara,
Lou bouié siblo, nlegoura ;
Dins li blad verd li sauclarcllo
Charron c quilon, riserello ;
Li m ulatié dins li draiùu
Fan cascaveleja si m iôu ;
Dins li pradello li segaire,
Long di roubino li pescaire,
Li chatouneto dins si mas,
E li cassaire sus ferm as,
Tout aco vai, vèn e boulego
Emé lou sang en petelego. .
A noste entour escoutas dounc :
l ’a qu’un zinzin e qu’un bourdoun,
l ’a qu’un murmur que m ounto arrage
Di rouseliero e di larrage.
L’oundo cascaio dins lou rièu ;
�MISTRAL ET SON ŒUVRE
193
Lou pèis foulejo clins lou briéu ;
Tout es lu sèn t de gaiardige :
La sabo cour em é drudige
Souto la rusco di ramèu,
E’n touto flour i’a ’n rai de mèu.
Rèn voù m ouri : tout sort, tout greio,
Tout es en dèstre e tout coungreio,
E la lum iero clou soulèu
Inoundo aquéu v iven t tablèu...
Peréu lou Rèi, sa novio ilustro,
Que lou soulèu noun escalustro,
Sèm blon condurre en bcllo im our
Lou grand triountle de l’Amour.
N erto, em ai nautre sian di fèsto !
E voudrias, vou s, qu’enfroum inèsse,
Iéu, l’enavans de tout m oun èsse ?
Nerto, voudrias que su la souco
D esm aienquèsse li rasin ?
Nani ! lou heure crcm csin
A iéu tambèn me fai ligueto :
De la jouvenço belugueto
Vivo la fogo e lou varai !
Nerto, quitas vôstis esfrai !
Lou tèm s es sol, la mar es b cllo...
Em é l’ami que vou s apcllo
Em barcas-vous : sus li risènl
Nous laissaren escourre ensèn
Dins l’em planado lum inouso ;
E parlaren de ço que nouso,
E culiren ço qu’es poulit,
Avaus que l’oum bro em é l’oublid
Tragon su nautre sa cuberto...
— Vès li calandro », faguè Nerto,
« Coume s’enauron dins lou cèu !
Ah ! se poudian èstre d’aucèu !
Roudrigo, vès li dindouleto !
N ous an rasa de soun aleto...
Porton bonur, parai ? Soun cricl
Fai rèn que dire : « Jèsus-C ri. »
La Reine Jeanne, tragédie en cinq actes el en vers,publiée en 1890,
est un essai de réhabilitation de Jeanne Ire, reine de Naples et
comtesse de Provence, que l'on accusait de complicité dans
�194
LÉOPOLD CONSTÀNS
l’assassinat de son premier époux, André de Hongrie, et qui vint
à Avignon se faire absoudre par le pape Clément VI, à qui elle
avait vendu celle ville.
Le thème, traité au point de vue provençal, se trouve déjà, du
reste, dans une pièce des Iles d'Or datée de 1866, où le Poète se
voit combattant pour la princesse, encore populaire en Provence,
et s’estimant assez récompensé par un de ses Sourires. C’est, de
plus, une tentative louable pour appliquer à la tragédie, c’est-àdire à la plus haute forme de l’art dramatique, la langue proven
çale, dont s’était déjà servi Aubanel dans un drame proprement
dit, le Pain du péché (louPan donpeccat). Il est fâcheux que celte
pièce n’ait pu encore être représentée sur le théâtre antique
d’Orange, où ses luxueux cortèges pourraient se développer à
l’aise et qui fournirait un cadre à souhait pour les grands et
magnifiques décors qu’elle sollicite. Elle pourrait aussi, avec ses
intermèdes lyriques, être facilement transformée en opéra, et
le bruit avait couru, il v a une dizaine d’années, que le maître
provençal Ernest Reyer y songeait : nous ignorons ce qu’est
devenu ce projet. A la lecture, malgré de très belles pages narra
tives et lyriques, la pièce peut sembler un peu froide, surtout
pour des lecteurs non-provençaux.
Et l’auteur s’en rendait bien compte, quand il écrivait dans la
préface : « Pour juger cette pièce, il faudra donc se mettre au
point de vue des Provençaux, chez lesquels telle allusion, locu
tion ou tirade, qui laissera froid le spectateur ou lecteur ordi
naire, réveillera peut-être, et c’est un peu notre espoir, une
émotion particulière. »
L’opportunité du choix de l’alexandrin a d’ailleurs été contestée,
nous ne comprenons pas bien pourquoi. Est-ce parce que ce vers
est naturellement monotone, avec son couplet traditionnel de
deux vers rimant ensemble et l’alternance régulière des rimes
masculines et féminimes ? Mistral, il est vrai, dans ses deux
grands poèmes de genre épique, Mireille et Calendal, avait fort
bien réussi à éviter celle monotonie, en inventant une strophe de
forme originale, où le vers de douze syllabes est habilement
mélangé au vers de huit syllabes et n’occupe, d’ailleurs, que deux
places, non consécutives, sur sept :
�A travès de la Cran, vers la niar, dins ii Ida,
Umblc escoulan dou grand Onmèro,
leu la vole segui. Couine èro
Rèn qu’uno chato de la terro,
En foro de la Cran se n’es gaire parla (1).
Il est vrai encore que les //esc/’Orprésentent une grande variété
de rythmes, ce qui montre la science profonde du poète cl la sou
plesse de l'artiste, et que plus tard, dans le Poème du Rhône, en
s’essayant au vers blanc dans des conditions toutes particulières,
Mistral devait prouver sa maîtrise d’une façon encore plus écla
tante. Il est donc permis de croire que, s’il l’eût voulu, il ne se
fut pas laissé arrêter par la difficulté d’imaginer, pour la Reine
Jeanne, une forme nouvelle.
Il a cédé, ici, sans doute, à l'influence de la tradition française,
pensant, ce qui est incontestable, que la vivacité du dialogue
obvierait au danger de la monotonie. Il est vrai qu’il s’est oublié
parfois dans des tirades un peu longues et qu’on pourrait consi
dérer comme des hors-d'œuvre, entraîné qu’il était soit par ses
souvenirs de l’histoire de Provence, soit par l’attrait de la
description. Mais, oserions-nous nous plaindre en lisant des
passages comme celui-ci, d’ailleurs relativement court, sur la
poésie enchanteresse des flots azurés de la Méditerranée :
J EA.XNE
S,
La m er est une enchanteresse. — D epuis que j ’ai m is le pied sur
l’onde souriante, — je me sens envahir d’un bien-être délicieux. —
Tout fuit : la rive, les m alicieux échos — de la terre, les chagrins et
les deuils de la vie. — Dans l’éblouissem ent de l’abîm e serein je m
e
délecte. — La voile blanche coupe le som bre azur du ciel. — Le
clapotis des flots danse en jets d’étin celles — diam antincs. Moitié nus,
les ram eurs balancent — à l’antique le branle de leur corps : ils se
p loien t,— se dressent tous ensem ble, et en chœ ur — ils m urmurent le
cêleusme p lain tif qui leur donne l’accord. — Bravo, m es galériens !
Sous leur épaulée vigoureuse, — le flot qui nous entoure se creuse, là
derrière, - en long sillage, im age fugitive, des joies d’ici-bas que la
1)
M ir e ille ,
début,
�LÉOPOLD CONSTANS
vague engloutit. — Au milieu des tentures, des pavois de pourpre
et d’or, je som m eille bercée. — Je voudrais, dans le clair (la clarté)
pouvoir me fondre ! — Un vague sentim ent de l’infini de Dieu —• me
fa s c in e ... La mer est belle, la m er est am oureuse, et sa gloire est
lim pide : c’est une reine heureuse !
Jano
La mar es uno encantarello.
D espièi qu’ai m es lou pèd sus l’oundo riscrello,
Iéu me sente envahi d’un soûlas d elicious.
Tout fugis : lou ribas, li resson m alicious
De la terro, li lagno e li dôu de la v i d o ...
Davans lou gourg seren me cliale esbalau vid o.
La vélo s’em blanquis dins l’encrour dôu cèu blu.
Danson, li marejou, en giscle de belu
Diamantin. Li remaire, à mita nus, boulegon
Li balans de soun cors à l’antico : se plegon,
Se drèisson tôuti ensèn, c murmuron en cor
Lou soulôm i plagnènt que ié douno l’a c o r d ...
Brave, mi galiot ! Sa vigourouso em pencho
Recavo, eila-darrié, lou (lot que nous encenclio
En longo tirassiero, image fugidis
Di joio d’eiçavau que l’crso aproufoundis.
Entre-mitan li les di rougi pavcsado,
Di pavesado d’or, iéu penèque, bressado.
Voudriéu dins lou clarun me foundre, se poudiéu !
Un vaigue sentim en de l’infini de Dieu
Mc p iv e llo . . . La mar es bello, es am ourouso,
Es lindo dins sa glori, es une rèino urouso !
Et alors reprend le chant monotone des rameurs, interrompu
par le monologue de Jeanne.
Chant des Rameurs
Le Gabier
Je vois un grand portail — qui couvre toute la route
et ses m aisons — passeraient au-dessous.
— M arseille
L a Chiourjie
Portail ou non portail, — com m e si ce l’était, allons-y tout de
m êm e, — lanière, lanière, — et vogue la galère !
�MISTRAL IÏT SON ŒUVRE
197
Soalomi
Lou G a b i é
Iéu vese un grand pourtau,
Que cuerb touto la routo .
Marsiho e sis oustau
lé passarien dessouto.
L a Chourmo
Pourtau o noun pourtau,
Fascn courae se l ’èro,
Lanlèro, lanlèro,
E vogo la galèro !
Le Poème du Rhône, publié en 1897, le dernier en date des
grands poèmes de Mistral, contient douze chants : c’est le chiffre
adopté par le Maître à l’imitation de Virgile pour ses poèmes
narratifs. Je le classe sans hésiter parmi les œuvres épiques,
malgré son ton parfois un peu familier et qui rappelle alors celui
de Nerte, et cela non à cause du merveilleux délicat qui le
traverse d’un bout à l’autre, mais parce que le véritable sujet
est, sous une forme symbolique, la glorification de la Provence
considérée dans son grand fleuve, de même que dans Calcndal
le Poète avait chanté la Provence des montagnes et de la mer, et
dans Mireille, la Provence de la plaine et des marécages, la Cran
et la Camargue. Le sujet apparent est la transformation de la
navigation à traction de chevaux par l’introduction de la
navigation à vapeur, et la destruction du vieux bâteau le Caburle
par le bateau nouveau le Crocodile, sujet auquel se mêle habile
ment, du commencement à la lin du poème, l’idylle amoureuse
de l’orpailleuse YAnglore (le lézard gris) et du prince d’Orange,
qui se fait complaisamment passer aux yeux de celle-ci pour le
Drac, génie protecteur du Rhône.
Cette légende populaire du Drac, que Mistral a développée
d’une façon si charmante dans le poème du Rhône, n’est d’ail
leurs pas encore éteinte. On montre au Museon Arlatcn un battoir
trouvé, il y a peu de temps, entre les mains d’une lavandière des
Saintes-Maries-de-la-Mer, à l’embouchure du Petit-Rhône. Ce
�LIÎOPOLI) CQNSTANS
battoir est surmonté d’une espèce de lézard, figurant le Drac. Sur
les côtés sont gravées des croix inscrites dans des cercles et
d’autres signes cabalistiques, qui oui la propriété d’empêcher les
lavandières d’être emportées par le lutin au fond des eaux,
comme il arriva, si l'on en croit Gervaise de Tilbury (1), à celle
jeune femme de Beaucaire qui y resta sept ans à allaiter un
rejeton du toujours jeune et séduisant protecteur du fleuve.
La jeune orpailleuse du confluent de l’Ardèclie et du Rhône,
YAnglore, s’est pénétrée, dès l’enfance, des légendes qui cou
raient sur le Drac : la scène du bain nous la montre comme
hypnotisée et dominée par une idée (ixe, la présence dans les
eaux du Rhône d’un lutin se présentant ordinairement sous la
forme d’un beau jeune homme qui préside aux destinées du
fleuve. Le prince d’Orange, Guilhen, chez qui l’imagination
rêveuse des hommes du Nord se trouve subitement en contact
avec la chaude poésie du Midi, se laisse aller volontiers à
l’attrait de l’inconnu, séduit par ce qu’il entend dire de cette belle
enfant, fille de la Nature. Et il n’est nullement étonné quand,
montant sur le Caburle à son passage, elle le reconnaît pour le
dieu du Rhône. Elle est tellement persuadée qu’il est le Drac
que, lorsqu’il lui dit : « Si je te disais que tu le méprends, que
tu parles au lils du roi de Hollande », elle répond sans hésiter :
« Mon Drac, je dirais que tu te tranligures en toute forme qui
t’est agréable, et que, si tu t’es mis prince d’Orange, ainsi que tu
le fais accroire à la barquée (à l’équipage), c’est pour quelque
lubie ou fantaisie folâtre qui passe ma compréhension... Mais je
te connais, moi, de longue date, et, mon beau Drac, à quoi bon le
cacher? Va, je t’ai deviné rien qu’à ton air de prince, à ta charnurejeune et fraîche comme l’eau, au bleu clair de tes yeux et à
ta bouche plus dorée et plus fine que la fleur d’iris jaune! » Il
n’y avait rien à répliquer : Guilhen lui dit en l’embrassant :
« Approche un peu ton cœur plein d’harmonie contre le mien,
que je l’entende battre ! Ne regarde pas dans l’eau, elle est trop
profonde ; ne regarde pas le ciel, il est trop vaste ; regarde
(1)
O lic i i m p e r i a l i a .
�MISTRAL HT SON (KL'VRK
RK)
dans mon âme où lu es le soleil resplendissant! » Mais elle,
écartant de sa ceinture la main aventurée du jeune prince :
« Vois, » dit-elle, « en voici là-dehors vers le rivage, de la
fleur ipic tu cherches! » El elle s’échappa, riant comme une
enfant, à l’orée du bateau. Et quand son amoureux résigné, Jean
Roche, lui apprend l’aventure nocturne de Guilhen avec les
belles Vénitiennes embarquées à Valence, elle n’a pas un instant
l’idée qu’il s’agisse ici simplement d’une trahison humaine et elle
s’écrie : « O toi, qui m’apparus si beau, deviendrais-tu si vite le
dragon que l’on prétend ? Oui, on me l’a bien dit, que, traître
comme l’eau, quand tu nous a fascinées, tu nous trompes... Mais
tu étais si mignon, si joli quand tu m’offrais la fleur des loues
que tu tenais sous les eaux dans la main, en ondoyant avec
l’onde enjôleuse qui me berçait tout doux au clair de lune! Oh !
vois-tu, si lu m’as trahie, Drac, je me noie ! »
Nous avons dit tout à l’heure que le véritable sujet du poème
était la glorification de la Provence considérée comme riveraine
du Rhône : c’est ce qui explique et justifie, en partie du moins,
les nombreuses digressions légendaires ou historiques amenées
par la vue des divers points de la vallée devant lesquels on
passe. Je dis : « justifie en partie », car quelques-uns de ces
morceaux, bien (pie supérieurement traités, sont un peu péni
blement amenés et forment placage, comme l’inondation du
Rhône racontée par Appien, ou la mort du pape Pie VI à
Valence et le passage de Pie VII allant sacrer Napoléon ; comme
aussi le récit, d’ailleurs fort émouvant, du danger couru par
l’Empereur se rendant à Pile d’Elbe de la part de l’hôtesse d’un
relais, qui, ayant perdu deux (ils à la guerre, jurait qu’elle tuerait
le tyran, si jamais elle le rencontrait, et qui se jette à scs pieds,
quand elle apprend qu’il est devant ses yeux. L’idylle qui se
déroule tout le long du poème est d’ailleurs délicieuse, et bien
qu’elle n’atteigne pas à la grâce naïve de celle de Mireille et de
Vincent, et que la main de l’artiste s’y laisse voir davantage, elle
n’en est pas moins fort intéressante comme marquant le point
extrême du développement du génie créateur du Maître.
Mais le véritable sujet, répétons-le, c’est la glorification du
�200
LÉOPOLD CONSTANS
grand lleuve et en particulier de la partie de la Provence qui le
borde. Voyez avec quel enthousiasme Mistral décrit l’arrivée du
Caburle dans le territoire provençal, après qu’il a franchi les
arches dangereuses du Pont-Saint-Esprit !
La Provence apparaît, car son entrée, c’est le Pont-Saint-Esprit, avec
ses piles et ses vingt arcs superbes qui se courbent en guise de
couronne sur le Rhône. C’est là la porte sainte, la porte triom phale de
la terre d’amour. L’arbre d’olive, le grenadier, fier de sa floraison, et
les maïs aux grandes chevelures ornent déjà les côtes et les alluvions.
La plaine s’élargit, les orées verdoient ; dans la clarté, le ciel s’emparadise; on aperçoit les Ubacs (le versant nord) du Yentour. Le princillon d’Orange et la petite glaneuse d’or croient pénétrer d’em blée
dans la b én éd ictio n .. . (1)
Et ailleurs, il appelle la Provence une Palestine (2).
La forme du Poème du Rhône est aussi curieuse que nouvelle.
Il est fait de vers blancs de dix syllabes, tous à terminaison
féminine, c’est-à-dire avec l’accent tonique sur la dixième
syllabe. Ce que cette disposition pourrait avoir de monotone est
corrigé par la précaution qu’a eue l’auteur de varier la syllabe
accentuée finale de telle sorte que la même voyelle (ou diph
tongue) ne reparaît jamais à moins de huit ou dix vers d’inter
valle. D’ailleurs, la forte accentuation du provençal fait que
l’absence du mélange des syllabes masculines aux syllabes fémi
nines à la finale a moins d’inconvénient qu’elle n’en aurait en
français. L’harmonie du vers réside ici surtout dans le rythme :
la césure est tantôt à la quatrième syllabe, tantôt à la sixième (3),
tantôt, mais plus rarement, à la cinquième ou à la septième,
et dans ce cas, la syllabe qui suit la césure est souvent
proclitique (4).
(1) Ch. VII, str. 57.
(2) Ch. V, str. 48.
(il) Van parti de Lioun — à la primo aubo...
Li veiturin — que règnon sus lou Rose.
(4) Galoio et bravo — li Coundrièulen. Sem pre...
Li dauron lou carage, — counie un brounze...
le l'as lou conte — de la Rarbo-Bluio.
�MISTRAL ET SON ŒUVRE
201
Quand on entend prononcer le nom de Mistral, on pense
aussitôt au merveilleux poète épique de Mireille et de Calendal,
au charmant conteur de Nerte ou du Poème du Rhône, au lyrique
sublime ou pénétrant des Iles-d’Or. Mais on aurait une idée
incomplète du génie si souple et si varié du Maître si l’on
ignorait l’exquis prosateur qu’il est, et surtout la finesse de son
esprit, qui a quelque chose de vraiment attique.
J ’ai peine à croire à la réalité de cette anecdote, que M. Bergerat (Figaro) attribue à Mistral dans une conversation avec
Théophile Gauthier : « Ah! cher maître, » lui aurait-il dit, « quel
dommage que vous écriviez dans un dialecte que personne
n’entend et qui n’est plus en usage que chez une centaine de
personnes savantes ! » Et comme le poète d’Emaux et Camées le
regardait sans oser comprendre : « C’est le français que je veux
dire », aurait ajouté Mistral. Cette boutade a sans doute été
inspirée à un Parisien homme d’esprit par ce qu’il savait de la
haute idée qu’a Mistral de sa langue, et de la noble fierté du
poète maillanais. Peut-être aussi son auteur a-t-il voulu montrer
sous une réalité concrète la bonhomie spirituelle du Maître, en
lui attribuant un mot qui pourrait être regardé comme une
galejado («facétie») de haut goût. En etlét, bien qu’une grande
partie du public, même dans le Midi, ignore ce point, Mistral
est un galejaire, comme tout bon provençal, c’est-à-dire qu’il
excelle à taire rire, d’un rire franc et ingénu, mais un galejaire
qui jamais ne tombe, comme il arrive à tant d’autres, surtout
parmi les patoisants, dans la grossièreté, ou la gauloiserie vul
gaire. Ses paysans — car ce sont surtout des paysans qu’il met en
scène — ont de l’esprit sans afféterie, et leurs bons mots, comme
leurs actions plaisantes, sont presque toujours relevés d’une
pointe d’idéal, de même que, nous l’avons vu, ses amoureux
tendent sans cesse à s’élever au-dessus des vulgarités de l’amour
sensuel.
C’est en 18(50, s’il faut en croire le bibliographe fort bien
renseigné Edmond Lefèvre, que Mistral dissimula pour la
première fois sa personnalité sous le pseudonyme du Cascarelet,
signature commune à Mistral et à Roumanille (accidentellement
�202
I.KOl’Or.D CONS'l'ANS
à de Berluc-Perussis, à Anselme Mathieu el à Félix Gras), pour
les galejado (petits contes, facéties et bons mots) de VArmand
pronvençau, mais qui, après la mort de Roumanille (1891), n’a
plus guère désigné que Félix Gras.
Voici, à litre d’échantillons, quelques-unes de ces facéties :
Le treizième de la cochonnée (186A).
Un fermier trouve à table, en lionne com pagnie, son propriétaire,
qui, après divers propos plaisants, lui dem ande ce qu’il y a de neuf à
la ferme. Il répond que la truie a fait treize porcs ^ t qu’elle n’a que
douze m am elons. «Ah! par exem ple, dit le bourgeois, là Dame Nature
a fait erreur ! car le treizièm e, com m ent fera-t-il ? — Bah ! » répondit
le fermier, « il fera com m e m oi, Monsieur : il regardera! »
Le maître fut penaud et invita à s’asseoir le fin com père.
L ’Ornière (1867).
Quand vous autre dises, pamens ! (Ces m ots reviennent quatre fois
en quinze lignes com m e un refrain, ce qui donne au récit un air de
naïveté). En m angeant de la m orue, une paysanne s’étrangle. Comme
on la portait en terre, le lendem ain, les porteurs buttent dans une
ornière : la bière tombe el la morte ressuscite. Un an après, elle
attrappe une bonne pleurésie et meurt en trois jours. Et son mari
dit en pleurant aux porteurs : « Cette fois, au m oins, prenez garde à
l’ornière. »
V oici m aintenant le dernier ou l’un des derniers con tes signés Lou
Cascarelct par le maître de Maillane. Il est de 1891. Dans les Arm and
des années suivantes, Mistral n’a plus rien publié sous ce pseudonym e.
L a Vie en Camargue.
(,1e passe sur la m ise en scène, place du Forum, en Arles.)
l|
I
« Quand vous battrez la Camargue ou la Cran pour chercher un
maître, » dit le vieux m aillanais Jean Barre à un groupe de jeunes
volets de ferme qui l’entourent, « avant de traiter, regardez bien les
chiens du mas et voyez s’ils sont gras ou m aigres. Si les chiens sont
gras, c’est une baraque où l’on fait m auvaise chère. S'ils sont
m aigres, au contraire, enfants, rappelez-vous que la vie y est bonne.
Comment cela se fait-il ? Je vais vou s le dire. C’est que, dans une
maison où la vie est m auvaise, les valets, écœ urés, jettent sous la
table la soupe et les lé g u m e s... Alors les chiens s’em plissent la panse
(fan ventre). Et s’il est bon, le ragoût, les valets achèvent tout,
nettoient les p la t s ... Alors les chiens souffrent. »
�MISTRAL HT SON ŒUVRE
203
Que dire de la langue et du style de Mistral ? Les quelques eitalions que j ’ai apportées ici ne peuvent vous en avoir donné
qu’une idée bien incomplète : il faut lire l’ensemble des œuvres
du maître, et il faut les lire, non pas dans la traduction fran
çaise de l’auteur, quelque bien qu’on doive en penser, mais,
si l’on peut, dans le texte provençal, dont aucune traduction ne
saurait rendre complètement la vigueur expressive, la couleur
et l’harmonie.
« Ce peuple de la Provence rhodanienne, que nous peint
Mistral, « a dit un critique célèbre, » a une âme à lui, qui s’est
façonnée pendant des siècles sous l'influence de la nature qui
l’entoure et de la vie qu’il mène ; elle s’est exprimée dans sa
langue, parfois avec brutalité, mais souvent aussi avec une force,
une originalité et une délicatesse extrêmes ; et ce que celte âme
a conçu, cette âme seule est en état de le rendre. C’est ce qui
justilie la tentative des Félibres : eût-elle poétiquement échoué,
elle nous aurait encore légué des documents d’un haut intérêt,
car on ne connaît pas une langue par des grammaires et des
dictionnaires, il faut la voir vivre. Mais, au moins, avec Mistral,
la tentative a pleinement réussi, et la langue provençale lui devra
d’être conservée pour les siècles à venir dans toute sa beauté,
toute sa grâce et toute sa lleur ; que dis-je ? elle lui devra de
s’être connue elle-même, d’avoir développé toutes les puissances
contenues en germe dans son sein, d’avoir fait vibrer toute sa
musique latente, d’avoir exhalé tous ses parfums inconnus
d’elle-même. Le génie d’une langue ne se révèle tout entier que
s’il est évoqué par un grand poète : ainsi l’amour dort dans un
cœur qui s’ignore ; si celui qui doit l’éveiller ne se présente pas,
ce cœur pourra se fermer sans avoir soupçonné les trésors qu’il
recélait ; mais vienne le prédestiné qui dira le « sésame» attendu,
et tout le printemps qui y sommeillait sans se connaître s’épa
nouira en une vie ardente et embaumée (1) ».
« Le style de Mistral, dans les passages [très nombreux] où il a
pleinement réussi, estime merveille de concision, de mouvement
eide lumière(l). » Je n’en citerai pour preuve, après G. Paris, que
(1) G. Paris, Revue de Paris, 1894, h vi,
�204
LEOPOLD CONSTANS
ce passage de Mireille (le jeune chercheur d’escargols Andreloun
parle à Mireille en la conduisant vers la lente où campe sa
famille): « Voyez-vous la toile de notre tente, mouvante à la
bise ? Voyez, sur le peuplier blanc qui l’abrite, mon frère Not
qui grimpe 1 Bien sûr, il attrappe des cigales, ou regarde peutêtre si je reviens à la lente. Ah ! il nous a vus ! Ma sœur Zclle,
qui lui prêtait l’épaule, se retourne, et la voilà qui court vers
ma mère pour lui dire que, sans retard, elle peut apprêter le
bouillabaisse. Déjà dans le bateau se courbe ma mère, et elle y
prend les poissons qui sont au frais. »
Et il ne serait pas difficile de trouver dans Mireille et ailleurs
d’autres passages de celte perfection.
Les comparaisons, le plus souvent empruntées aux specta
cles de la Nature, sont toujours justes, ingénieuses, expressives :
Sur les hauteurs de la Provence maritime, de même que le soir,
pour rassembler leurs chèvres, les chevriers sonnent du chalumeau,
de même ma trompe marine frappait les échos des gorges d’azur.
(Cal. VII, p. 269).
(A propos des nations s'affranchissant de la servitude romaine.)
Le Rhône, qu’a raidi un rigoureux hiver, craque tout d’un coup
et débâcle : les flèches de glace, aux âpres éperons des ponts de
pierre, vont à grand bruit se rompre, rebondissant contre les piles
dont elles ébranlent les flancs, et les éclats se précipitent l’un sur
l’autre, pêle-mêle, d’un terrible élan. Mais, comme une île entre les
vagues, apparaissait le pur profil de la Provence, comme une île for
tunée, pleine de danses et de chansons (1). (Cal. IV, p. 134.)
(1) Mais la traduction ne saurait rendre la merveilleuse harmonie imitative
du morceau, et reproduire ni le fracas de la première strophe, ni la douceur
apaisante de la deuxième :
Per un m arrit ivèr lou Rose enregouï
Ansin tout en-un-cop cracino
K se desclaus : li matassino
1s esperoun di pont de peiro van
A grand bru t se roumpre ; reboumhou
Contro li pielo que desloumbon,
E lis esclapo se trestoumbon
Uno sus l’autro, à bôudre, em’un terrible vanc.
Mai, eoume une isclo entre lis erso,
Apareissié la cara esterso
De la Provenço, coume une isclo de soûlas
E cantarello e baladouiro.
�M ISTIU L ET SON ŒUVRE
205
Les m élèzes, « solennels pipeaux que la b ise à plein larynx fait
chanter connue des orgues. » (Cal. VII, p. 275).
C’était (les com pagnons) une enragée cohue de jeunes hom m es fiers :
par les sentes et les rapides ravins d’une gorge, lorsqu ’il pleut à
brassées, les eaux farouches, qui avec le tonnerre ja illissen t des
nuages et qu’accélère la descente, à la mer, m oins affreuses, tom bent
des p récip ices; — m oins féroces, m oins irrités, les frelons p êle-m êle
s’agitent voletant, et dans l’air qui frém it dardent leur aiguillon en
bourdonnant avec strideur, lorsqu’aux gazons, broutilles, ronces et
chausse-trapes, qui environnaient une souche, un bûcheron a m is le
feu pour flamber leur nid. (Cal. VIII, p. 285.
(La chaîne des forçats descend le long du fleuve).
Avec des yeux torves — passèrent les forçats : tels les fantôm es —
de la barque à Caron. — Ainsi le trantran de la vie, — le bien, le
mal (la joie, la tristesse) — Vont se précipitant, vont confusém ent, —
entre le jour et la nuit, — sur le fleuve du tem ps qui se déroule et
fuit (Rhône, VIII, p. 190).
Le Crocodile (le vapeur) l’enlraine (le Caburlé) dans son courant
et, com m e un dogue (qui) se bat les babines de ce qu’il lient, — pêlem êle secoue le convoi bouleversé (Rhône, XII, p. 328 ).
Quelle grâce dans ces comparaisons de Nerle :
« Ne faites pas com m e l’am andier, » — dit la jeu n e châtelaine —
«qui, pour avoir trop tôt fleuri, se perd. »
... « Ah! pensez-y, seigneur R odrigucs! — Le raisin verd agace les
dents, — et les vains plaisirs du m onde - ne laissent, en d isparais
sant, que poussière. »
Peut-être, cependant, pourrait-on trouver celle-ci un peu
risquée (Poème du Rhône, IV, p. 105) :
Sur les bouquets de bois d’où sortent les aubes, — avec leurs troncs
épais qui blanchissent — ronds et lisses ; on dirait les cuisses — de
quelque nymphe ou déesse géante.
J ’ai essayé, Messieurs, de vous faire connaître dans ses
grandes lignes l’œuvre littéraire de Mistral, mais vous auriez
une idée très imparfaite de la personnalité du Maître, si je ne
vous disais quelques mots de l'action qu’il a exercée sur les
Provençaux d’abord, puis peu à peu sur le Midi tout entier et
sur les nations d’origine latine, depuis un demi-siècle.
Roumanille semble avoir tout d’abord limité son ambition ail
�206
LÉOPOLD CONSTANS
relèvement de sa langue maternelle, et il avait trouvé en Mistral
un confident de sa pensée et un intelligent auxiliaire de son
projet. Mais celui-ci ne tarda pas à concevoir la possibilité d’un
réveil national par la réhabilitation de l'idiome de son pays.
C’est ce (pie pressentait déjà, dès 1851, un éminent lettré, ami et
conseiller de Roumanille, Saint-René-Taillandier, comme on
peut le voir par ces lignes d’une lettre qu’il lui adressait, lettre
récemment publiée par M. Mariéton (IJ: « Je comprends que
vous soyez forcés d’admettre de braves gens qui ont plus de
bonne volonté que d’inspiration ; mais la colère de M. Mistral
me charme. Voilà un vrai poète, qui prend au sérieux comme
vous celte renaissance de la poésie provençale : il sent vivement
les tristes destinées de celle langue q u ia donné l’essor à toutes
les littératures nationales de l’Europe, et il siffle les mauvais
poètes. Voilà un digne héritier des maîtres du x i i ° siècle." »
Mistral avait sérieusement collaboré à la réforme orthogra
phique provoquée par Roumanille, réforme qui était la base de
la rénovation linguistique et littéraire qui préoccupait les deux
amis. Il allait prendre une part importante à la rédaction de
VArmanà proiwençau, l’organe officiel de l’Association fondée
au château de Fontségugne, près Gadagne (Vaucluse), le 21 mai
1854, par sept jeunes poètes, qu’unissait un ardent amour pour
la langue du berceau cl un commun désir de travailler à sa
renaissance. C’étaient : Joseph Roumanille, Frédéric Mistral,
Théodore Aubanel, Anselme Mathieu, Alphonse Tavan, Paul
Giéra et Eugène Garcin, remplacé en 1868 sur la liste officielle
par Jean Brunet, lorsqu’il eut publié son livre, désavoué depuis
par lui, Français du Nord et du Midi. Celle association prit, dès
le premier jour, le nom de Félibrige, et ses membres celui de
Fé libres.
On a dit (2) que, pour assurer le triomphe de « l’Idée » à
laquelle il a voué sa vie, Mistral « serait capable d’immoler sans
hésitation— sacrifice presque surhumain — sa renommée per(1) G r a n d e Encyclopédie, art. Frédéric M i s t r a l .
(2) G. Paris, R e v u e d e P a r i s , 1894, t. v., p. 497.
�MISTRAL ET SON ŒUVRE
207
sonnelle». Il est difficile d’affirmer quel sérail, si l’alternative
pouvait se présenter, ce qui semble impossible, le choix que
ferait le Maître ; ce qui est certain, c’est que l’on voit transpa
raître à travers toute son œuvre une idée fixe, une passion
toujours dirigée vers le même but, qui est le relèvement de la
race méridionale par le retour à la langue ancestrale. Ce but
est celui que poursuivent les Félihres.
D’où est sorti ce mot de Felibre, mot jusque là inconnu, mais
dont la forme sonore et l’originalité plut tout d’abord, dès que
Mistral l’eut proposé à ses amis ? Le Maître lu-même a pris soin
de nous apprendre, dans son Trésor, qu’il l’avait emprunté à une
poésie populaire. Cette poésie, Mistral l’a publiée dans YAioli
du 17 octobre 1894, sous le titre d’Oraison de saint Anselme. Ce
saint y est présenté comme entendant, au Paradis où il est
transporté (dans une vision), les explications (pie la Vierge
donne à son divin fils sur ses sept douleurs. Voici ce qu’elle dit
de la quatrième douleur.
La quatrièm e doulour qu’ai souferlo pèr vous,
O m oun fiéu tant precious,
Es quand vou s perdeguere,
Que de très jour, très niue, iéu noun vous rctrouvere,
Que dins lou tèm ple crias,
Que vou s disputavias
Em é li tlroun (1) de la lèi,
Emé li sèt felibre de la lèi.
[Refrain]
Me fugliè’n coutèu de doulour
Que me tranquè lou cor, me travessè m oun amoj
Emai à vous,
0 moun fiéu tant precious i
El Mistral ajoute qu’il a recueilli ce curieux document dans
les environs de Maillane, vers 1848, de la bouche d’une femme
qui s’appelait Marthe, et aussi de celle de quelques jeunes filles,
qui, travaillant dans des ateliers de lilagc de soie, répétaient
(1) Mot aussi inconnu que felibre, dit Mistral, Trésor, s. v.
�208
LEOPOLD CO.VS TAXS
celle oraison populaire pour se distraire, et que c’esl lui qui le
proposa à ses amis de Fonlségugue pour désigner les adeptes de
la Renaissance provençale.
Bien que la version catalane et la version castillane que l’on
possède de celle poésie ne contiennent pas le mol felibre, mais
seulement celui de sabnts (cat.) ou celui de doctores (castillan),
il est bien probable qu’il faut y voir, comme le veut M. Janroy,
l’espagnol féligrès, qui signifie « paroissien », ou plutôt « (ils de
l’église », filins Ecclesiæ.
Voyons maintenant ce qu'est, ou plutôt ce que fut à l’origine
le Fèlibrige.
D’après le statut de 1862, délibéré à Apt, et qui est essentiel
lement l’œuvre de Mistral, « le Fèlibrige a pour but de conserver
longtemps à la Provence sa langue, son caractère, sa liberté
d’allure, son honneur national et sa hauteur d’intelligence »
(article 1er). Et l’article 2 ajoute ces mots caractéristiques de la
doctrine mislralienne, mois absents du statut de 187(5, mais qui
ont été textuellement repris dans celui de 1905: « Le Fèlibrige
est gai, amical, fraternel, plein de simplicité et de franchise. Son
vin est la beauté, son pain est la bonté, son chemin est la vérité.
Il a le soleil pour flambeau, il tire sa science de l’amour et place
en Dieu son espérance ». Rien, comme on voit, dans cette défi
nition, ne laissait encore entrevoir les revendications d’ordre
social et politique qui devaient plus tard être formulées. Entrons
dans quelques détails.
Les cinquanlc-et-une années d’existence que compte le
Fèlibrige peuvent se diviser en trois cycles. Le premier, qui va
de la réunion de Fontségugne, le 21 mai 1854, à la publication
des Isclo d’or (1875), comprend deux périodes, dont la première
se termine à l’apparition de Mireille (1859). C’est la période de la
fixation de l’orthographe et des chansons, la période casanière,
comme on a dit, celle où la vie félibréenne se concentre dans
VArmand proiwençan, fondé par Roumanille en 1854 ( lro année
1855) et rédigé par les félibres, le plus souvent dissimulés sous
des pseudonymes : Ion felibre de Bello-Visto (ferme de Mistral),
Ion f. di Jardin (Roumanille), Ion f. de la Miôugrano (Aubanel),
�.MISTRAL ET SON ŒUVRE
etc., mais destiné uniquement à la Provence el au contint
Venaissin (tant pèr la Prouvenço que per la Countat). Mistral, à
côté de beaux poèmes, parmi lesquels lu i1le au premier rang la
Communion des Saints (la Coumunioun di Saut), y commence
« l’exposition de ces lumineux aperçus sur l’histoire et la langue
provençales dont ses œuvres ultérieures furent le magnifique
développement (1) ».
La deuxième période continue la première, mais déjà l’horizon
s’agrandit. Désormais YArmand aura pour sous-titre : Joie,
récréation et passe-temps de tout le peuple du Midi (Joio, soldas e
passo-tèms de tout Ion pople don Miéjour). Après l’apparition
triomphale de Mireille, Roumanille publie ses principaux re
cueils de vers et de prose, Aubanel sa Grenade eutr’ouverte (Miôugrano entreduberto), où il s’affirme poète lyrique de premier
ordre, Anselme Mathieu sa Farandole, Alphonse Tavan son beau
recueil Amour el pleurs (Amour e Plour), Arnavielle ses Chants
de l’aube (Cants de l'aubo), Louis Roumieux son Rappel (Rampelado) et sa gaie comedie : Qui veut prendre deux lièvres èt la fois
n’en prend pas (Quan von prene dos lèbre à la fes n'en pren ges),
qui introduit le théâtre dans la littérature nouvelle. Les femmes,
le clergé lui-même entrent dans le mouvement. Un Irlandais
(Irlandais par la naissance, mais bien Français de cœur) avait
été séduit, à son passage 11 Avignon ; il apprenait la langue de
Mistral et de Roumanille et publiait bientôt un charmant recueil
de vers : les Papillons bleus (li Parpaioun bln) (1868), que devait
suivre plus tard un second recueil : les Traces de la Princesse (li
Piado de la Princesso) (1882). L’apparition des Iles d’Or de Mistral,
venant huit ans après celle de Calendal et des Charbonniers de
Félix Gras, clôt brillamment celte glorieuse période pendant
laquelle les chansons rieuses de la première heure avaient pris
peu à peu l’allure et le ton d’hymnes patriotiques.
Ainsi peu à peu l’idée faisait son chemin. Mais ne l’oublions
pas, Messieurs, c’est Mistral qui le premier a pressenti le déve
loppement futur de l’idée félibréenne ; c’est lui qui le premier
(1) Gaston J o u r d a n n c , H i s t o i r e d u F é l i b r i g e , (Avignon, 1S07), p. 16.
�I.KOPOU) ( ONSTANS
a vu qu’il ne fallait pas borner ses efforts au relèvement de
la langue. Déjà, dans Mireille, une strophe du neuvième chant,
où il dut effacer, par la volonté de l’imprimeur, le mot de
« traîtres » appliqué aux chefs de la Croisade contre le Midi,
et aussi plusieurs notes qui parurent trop hardies, montrent
qu’il prenait peu à peu conscience de sa mission. C’est en
exaltant le sentiment de la race et en y entraînant les Félibres,
c’est en prouvant à son pays l’existence d’une race méridionale
à travers les siècles, c’est en mettant en lumière les droits
imprescriptibles de son peuple, qu’il est parvenu à faire d’une
renaissance littéraire une «Cause » patriotique,un grand intérêt
social, et qu’il a transformé le Félibrige primitif de Roumanille
en un Félibrige national, qui, s’étendant de Nice à Bayonne et
de Montpellier à Périgueux, a entraîné même dans son orbite
les Méridionaux de Paris, dont la puissante Association, quoique
administrativement indépendante du Félibrige officiel, s’y
rattache néanmoins de très près. L'Ode aux Catalans, la Chanson
de la Coupe et le véhément sirventes de la Comtesse sont les
témoignages éloquents de cette action puissante.
A la suite de Mistral, les félibres se montrent pénétrés d’un
violent amour pour la pelile patrie, et bientôt se produisent des
tentatives isolées pour tirer d’une évolution littéraire la réno
vation sociale qu’elle ne semblait pas d’abord comporter. Mais
c’est seulement dans le deuxième cycle, qui va de 1875 à 1892
environ, que ces vagues aspirations prennent corps et que l’idée
d’une union latine est soutenue et propagée par de vaillants
champions, comme Auguste Fourès, Xavier de Ricard, le baron
Charles de Tourtoulon, Roque-Ferrier et d’autres moins connus.
Le voyage à Barcelone de Mistral et d’autres félibreg d’élite
en 1868, voyage suivi la même année de celui du patriote catalan
Balaguer en Provence, avait scellé l’union cordiale de la Cata
logne et de la France méridionale, union à laquelle s’agrégea
l’Italie lors de la célébration du cinquième centenaire de
Pétrarque à Avignon et à Vaucluse, les 18, 19 et 20 juillet 1874.
Enfin en 1878, aux fêtes latines de Montpellier, provoquées par
la Société pour l'élude des langues romanes, la Roumanie étant
�211
MISTRAL E T SON ŒUVRE
venue se joindre au concert des grandes nations latines, on
put, dès ce moinenl, considérer comme constituée, du moins
sur le terrain de la littérature et des idées, la fédération des
peuples romans, présage heureux d’unions plus importantes
encore dans l’ordre politique.
Le second cycle du Félibrige (18/5-181)2), que quelques-uns
appellent période de la prose, bien que les Œuvres poétiques de
liante valeur n’y manquent pas, non seulement pour Mistral, mais
pour bien d’autres, a vu, en effet, la prose de langue d’oc s’affirmer
avec succès et montrer que les idiomes naguère encore flétris du
nom de patois étaient capables de se hausser, même en prose, à
l’expression nohle ou élégante d’idées sérieuses, ou même
d’idées élevées. Les Papalines et les Rouges du Midi, de Félix
Gras, sans compter ses discours comme Président (Capouliê)
aux fêtes annuelles de sainte Estelle, les traductions de la Genèse
de Mistral, les homélies (en partie imprimées) du Père Xavier de
Fourrières, en sont une preuve éclatante pour la langue inistralienne. Mais bien d’autres œuvres de talent en provençal non mis(Xalieii, comme le Diamant de Saint-Maime, d’Eugène Plauchud
de Forcalquier, ou les Pauvres {la Pauriho), du Marseillais Valère
Bernard ; en languedocien, comme les beaux poèmes rustiques
de Langlade et de Fourès ; en béarnais, comme la Beline de
Camélat, ont fait la même démonstration pour ceux des félibres
qui revendiquent leur indépendance linguistique et ne croient
pas devoir accepter,comme langue littéraire unique, leprovençal
régénéré par Roumanille, Mistral et leurs premiers disciples. Ce
droit, pour chacun des dialectes de la langue d’oc, de prendre
sa place légitime dans la renaissance littéraire de la France
méridionale, ne saurait, disons-le en passant, être sérieusement
contesté. Si, en effet, les productions en vers ou en prose de ces
indépendants ne peuvent prétendre à imposer comme langue
littéraire unique le dialecte dans lequel elles sont écrites, comme
les chefs-d’œuvre de Mistral l’ont fait pour la langue rhoda
nienne, on ne peut refuser à leurs auteurs le mérite non seu
lement d’avoir épuré leur langue naturelle, mais encore, et
surtout, d’avoir rendu au peuple de leur province, en les parant
u*
�212
LÉOPOLD CONSTANS
des riches couleurs de la poésie ou du relief d’une prose respec
tueuse d’elle-même, des idées qui étaient primitivement siennes
et que l’oubli des traditions ancestrales faisait depuis longtemps
sommeiller.
En 1892, une nouvelle période semble s’être ouverte pour 1eFélibrige avec la déclaration de fédéralisme qu’un petit groupe de
jeunes félibres méridionaux habitant Paris présenta à Félix Gras,
récemment nommé Ccipoulié, lors de sa première visite dans la
Capitale. On y proclamait la nécessité d’une organisation poli
tique et sociale nouvelle, comme étant la résultante naturelle de
la renaissance littéraire des quarante années précédentes. Quel
ques mois plus tard, le lauréat de jeux floraux septennaires,
Marins André, déclarait solennellement adhérer à ces revendi
cations, ce qui amenait l’insertion dans YAioli, journal officieux
du Félibrige que venait de fonder Mistral, d’une note destinée à
dégager l’Association de toute solidarité et déclarant qu’elle
« entendait rester, comme elle l’avait toujours fait, en dehors de
tout débat politique ou religieux. »
Celte déclaration de neutralité, plutôt bienveillante, montrait
que le Consistoire était divisé sur cette question, et qu’il n’osait
prendre sur lui de condamner officiellement des doctrines qui,
utopie hardie aujourd’hui, pouvaient être la vérité de demain.
D’ailleurs, la note était évidemment inspirée par Mistral, qui,
quoique n’ayant jamais dissimulé qu’il était partisan d’une large
autonomie provinciale, a cependant toujours refusé de devenir le
chef agissant d’un mouvement politique.
« Quan tèn sa lengo tèn la clan que di cadeno lou delièuro, qui
tient sa langue lient la clef qui le délivre de ses chaînes, » s’est-il
contenté de dire, et il a voulu être poète, et rien que poète, res
tant invariablement attaché depuis son adolescence à son village
natal, qu’il n’a quitté que rarement et pour de courtes absences,
refusant toute investiture élective, répondant par une fin de non
recevoir très ferme aux offres qui lui ont été faites à diverses
reprises d’un fauteuil à l’Académie, parce qu’il lui aurait fallu
quitter le coin de terre où il était né. « C’est la beauté de la vie
du poète. » a dit fort justement G. Paris, « et c’est le secret de sa
�MISTRAL HT SON ŒUVltR
213
grande poésie d’avoir, à l’âge des ardeurs inquiètes, conçu ce
plan d’existence, et de l’avoir réalisé sans défaillance. »
Quand on cherche aujourd’hui à avoir l’opinion intime du
Maître sur les aspirations des jeunes et sur des ardeurs que les
anciens peuvent regarder comme inconsidérées, on a l’impression
d’un optimisme serein et imperturbable : « Mon rôle est fini, »
dit-il, « c’est aux jeunes à remplir le leur et à apporter leur pierre
à l’édifice. » Des encouragements vagues, donnés le sourire aux
lèvres avec une noble simplicité, voilà tout ce qu’obtiennent de
lui ceux qui voudraient s’appuyer sur sa haute autorité pour se
lancer dans la voie de l’action. Plus que jamais, on le voit, il
est décidé à rester spectateur, sinon désintéressé et insensible,
du moins inactif des efforts tendant à une révolution politique ou
sociale. Il semble tout attendre de la rénovation de l’état moral
du peuple par un retour aux mœurs antiques.
11 l'au t le voir au milieu de ce Museon arlaten, qu’il a fondé en
1898, et qui est la preuve matérielle de son action féconde et de
son désir conscient de ranimer dans le peuple provençal lame
des ancêtres endormie par plusieurs siècles d’une centralisation
étouffante. Il faut l’entendre, lorsque l’occasion se présente (et
il la saisit volontiers), expliquer aux visiteurs, quels qu’ils
soient, touristes ou étrangers, bourgeois, ouvriers ou paysans,
l’origine de ces milliers d’objets qui rappellent des usages et des
mœurs plus ou moins abolis, des légendes et des croyances plus
ou moins vivantes dans les campagnes de Provence, ou décrire
les scènes naïves — habilement représentées par des personnages
divers — du Souper calendal ou de la chambre de l’accouchée
(la jasen). On sent qu’il a pour tous ces souvenirs de la vie
simple et saine d’autrefois une affection vraiment filiale; on sent
qu’il attend de cette riche exposition permanente, non pas la satis
faction d’une curiosité vaine pour les passants, ou d’une curio
sité intelligente pour les savants et les folk-loristes, mais, pour
son peuple, de salutaires leçons de choses et le développement
de cet amour instinctif que tout homme porte en soi pour la
petite patrie.
Mistral partage désormais son temps entre l’organisation de
�214
I.KOPOLD CONSTANS
son musée provençal el la révision de ses mémoires, dont il nous
faisait espérer, il y a un mois à peine, la très prochaine publi
cation. Il considère sa tâche comme accomplie.
Non qu’il se désintéresse de l’avenir de l’œuvre puissante qu’il
a créée: loin de là. Nous l’avons vu encore, à la dernière réunion
du Consistoire dans l’ile de la Barthelasse (Avignon), prendre
une part active à la discussion des nouveaux statuts que le
Capoulié Pierre Devoluy présentait à notre approbation, et tout
en laissant la plus grande liberté à l’expression de toutes les
opinions, ramener parfois à la juste mesure, par une simple
observation marquée au coin de la sagesse et du bon sens, des
exagérations qu’expliquaient la jeunesse de certains majoraux
ou l’ardeur du sang méridional.
On attend beaucoup, pour l’avenir du Félibrige, de celle
réforme des statuts, dont les traits essentiels sont l’adaptation à
la loi sur les Associations du P 1' juillet 1901, qui permettra au
Félibrige de jouir des avantages de cette loi libérale, et la simplifi
cation des rouages administratifs. Cette simplification aura,
on l’espère, pour conséquence l’extension presque indéfinie de
l’Association par le rattachement de tous les groupes qui, à un
litre quelconque, poursuivent le développement de la vie provin
ciale, non seulement par les lettres et la pratique de la langue
du berceau— ce qui était à l’origine le but essentiel poursuivi
par les Félibres, — mais encore par les arts et les manifestations
variées de l’activité humaine.
Telles semblent bien être les espérances de Mistral. Mais peutêtre, à certaines heures, tout en se félicitant du chemin parcouru,
songe-t-il à la lenteur et aux incertitudes de la marche en avant
dans la voie qu’il a ouverte. Hier encore, à la dernière fête de
Sainte-Estelle, tous ceux qui assistaient au banquet dans la salle
du Lion d’Arles ontpu être frappés, comme moi, du fait suivant.
Quand le vénéré Maître, après avoir chanté d’une voix assurée le
premier couplet de la chanson de la Coupe sainte, est arrivé à
cette strophe :
D’un ancien peuple fier et libre — nous som m es peut-être la fin ; —
et si les Félibres tombent, — tombera notre nation.
�MISTRAL ET SON ŒUVRE
215
D’un vièi poplc fier cl libre
Sian b essai la finicioim ;
E, se toum bon li F elibre,
Toumbara nosto nacioun,
sa voix s’est brisée dans un sanglot. Et il en a été de même à la
strophe suivante, qui exprime de si hautes espérances :
D ’une race qui regerme — peut-être som m es-nous les prem iers
jets ; — de la patrie nous som m es peut-être les p iliers et les chefs.
D’uno raço que regreio
Sian bessai li proum ié gréu ;
Sian bessai de la patrio
Li cepoun cmai li priéu.
Mais bientôt il a surmonté son émotion, et c’est d’une voix
ferme qu’il a achevé le chant mystique.
Comment expliquer cette défaillance momentanée du Maître?
Un doute sur l’avenir de la Cause était-il subitement entré dans
son esprit? Se demandait-il ce qu’il adviendrait après lui des
résultats obtenus après un demi-siècle d’efforts ? J’aime mieux
croire qu’il avait tout à coup eu conscience de la fragilité de
l'humaine destinée et qu’il songeait à la mort toute récente de
f avant-dernier survivant parmi les sept de Fontségugne, Alphonse
Tavan, mort qui le laissait désormais seul pour diriger et sou
tenir le grand mouvement d’émancipation provinciale. Que
dis-je : seul? N’avait-il pas autour de lui ses fidèles disciples, (pii
venaient d’acclamer le Capouliè Devoluy proclamant solennelle
ment sa foi dans l’avenir du Mistralisme ? Le Mistralisme, c’est
ainsi que semble devoir s’appeler désormais le Félibrige, dégagé
des tendances politiques et sociales où quelques esprits ardents
voulaient depuis quelque temps l’entraîner. Le Mistralisme
semble, en eftet, appelé à de brillantes destinées. Il durera sans
doute autant que la gloire du poète de génie que ce nom
rappelle, gloire qui, vous en êtes tous convaincus, Messieurs,
subsistera tant qu’il y aura dans le monde des hommes sensibles *
à la beauté pure et sereine du génie provençal, si merveilleuse
ment incarné dans le Maître de Médiane.
Marseille. — Typ. et Lltli. BARLATie r , rue Venture, 19.
���PU B LIC A TIO N S
SU B V EN TIO N N EES
Le Conseil Municipal de Marseille
Le Conseil Général des Bouches-du-Rhône
Le Conseil de l’Université
Annales de la Faculté des Sciences
Annales des Facultés de Droit
et des Lettres
Annales de l’École de Médecine
et de Pharmacie
Le Directeur-Gerant : Michel Ciæiu
Marseille. — Typ- et Lith. B a r l a t ie r , rue Venture, 19.
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https://odyssee.univ-amu.fr/files/original/2/147/RES-50038_Annales-Droit-Lettres_1905_T1-4.pdf
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4, Rue Le Goff, 4
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1905
�SOMMAIRE-
d. Delpech et A. Marcaggi. .. .
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Manuel de pratlque parlementaire
de Thomas Jefferson (Suite et fin).
ABONNEMENTS
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Un fascicule séparé. ..... .. ....... . ...... .
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�RULES AND PRAC TIGE
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THE UNITED STATES SENA TE AND HOUSE OF REPR
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MANUEL DE PRArrIQUE PARLENIEN!rAIRE
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(Suite)
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Sénat.]
Regle VII, cl. 3 et 4.
3) TOLlte pétition ou, requête sera l'envoyée sans poser la
question, à moins qu 'une opposition Ile soit faite à ce l'envoi.
Dans ce cas, toutes les propositions pour la réception ou le
l'envoi de cette pétition, requète Oll autre écrit, seront mises
en discussion dans l'ordre où elles ont été t'aites " elles ne
seront pas susceptibles d'amendement, sauf poui' y ajouter
des instructions.
4-) Chaque pétition OH requête sera signée pal' les pétitionnaires Oll autellrs du mémoire, portera all verso lin bref exposé
de son contenu , et sera présentée et l'envoyée sans débat. Mais
aucune pétition, aUCllne requète OLl autre écrit, signé de
citoyens OH de sujets d 'une puissance étrangere, ne sera l'eçu,
à moins qu'il ne soit transmis mz Sénat pal' le Président.
[Sen. JOlll'n., 4ge Congrès, 2e sess., p. 280: Quand l'ordre sera
donné d 'imprimer des pétitions ou requêtes dans le registre du
Congrès, cet ordre devra être considéré COn1l11e s'appliquant
seulement au texte de la pétition; les signatures de Jadite
pétition ou requête ne seront imprimées que sur un ordre
spécial du Sénat.]
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Régulièrement, pour l'admission d'une pétition, ~lne motion
doit être faite et appuyée, et la question posée de savoir « Si la
pétition doit être adnlise» (1). Toutefois le cri poussé dans la
ChaInbre «Admise », ou lnênle le silence de la ChaInbre, dispense
de la fornlalité de la question. La pétition doit être alors lue à la
table et recevoir une solution.
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MOTIONS.
Lorsqu'une lnotion est présentée, eIie ne doit être lU mise en
question, ni discutée, tant qu'elle n'a pas été appuyée (2).
Alors, nlais alors seulement, la Chambre en est saisie, et la
nlotion ne peut plus être retirée qu'avec son autorisation. Si la
Chambre ou le Speaker le requiert, la motion doit être rédigée par écrit, et le Speaker doit en donner lecture à la Chambre
aussi souvent que, pour son édification, un lnenlbre réclanle
cetle lecture (3).
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Règle XXI.
1) Toutes les motions seront rédigées pal' écl'Ït, SUl' la
demande dzz président ou J'un sénateur, et seront lues
avant d'ètre discutées .
2) Toute l11.otion ou résolution peut être retirée ou modifiée
pal' son allteur à n'importe quel moment, avant une décision,
un amendement ou un. ordre de passel' aux voix; toutefois
une motion. de deuxième délibération ne peut pas ètre retirée
sans autorisation.
On peut se denlander si un lnelnbre peut faire une motion
d'ajournelnent ou d'ordre du jour pendant qu'un autre parle. Il
ne le peut pas. Lorsque deux nlelnbres demandent en même
temps la parole, celui qui s'est leyé le prenlier doit être entendu,
et un autre lnelnbre violerait l'ordre s'il interronlpait celui
(1) [III. BATS., 2:12.J
(2) Scon., 21.
(3) [Il. BATS" 112. J
�MANUEL DE PRATIQUE PARLÉi\IENTAIRE
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qui parle, à nloins que ce ne fût pour le rappeler à.l'ordre (1).
Lorsque cette question d'ordre est tranchée, l'audition du
discours doit être continuée jusqu'à son achèyelnent. Une
proposition d'ajournelnent, d'ordre du jour ou de question,
faite par des luembres assis et çle leur place, n'équivaut point
à nlotion : une nlotion ne peut être faite par un melnbre qu'en
se leyant et en s'adressant au Fauteuil. Des delnandes de cette
nature sont en soi des violations de l'ordre, auxquelles le
lnembre qui s'est leyé peut pi,êter attention comnle à une
nlaI'que de l'hostilité de la Chalnbre à toute discussion ultérieure, nlais nonobstant lesquelles il a, s'il y tient, le droit de
continuer .
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XXI. -
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RÉSOLUTIONS.
Lorsque la Chanlbre conll11ande, c'est par yoix d' « Ordre )).
Mais les faits, les principes, les propres opinions ou projets
de la Chambre sont exprinlés sous fOrIne de résolutions.
Une résolution d'accorder des crédits aux Clerks ayant été
proposée, il fut objecté qu'elle n'était pas adnlissible (in arder) et
l'objection fut admise par le Fauteuil; il en fut appelé deyant le
Sénat (par le président lui-mênle, désireux de l'ayis de l'assemblée parce qu'il delneurait un doute dans son propre esprit,
touchant la portée de la Règle XX, cl. 2). La décision fut réfornIée (Journal dll Sénat, 1er juin 1796). Je pense que le point sur
lequel le doute existait, c'était la question de sayoir si un crédit
peut être alloué autrelnent que par un bill .
SECT.
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83
XXII. -
BILLS •
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[Au Sénat.]
Règle XIV, cl. 2.
2) Chaque bill ou résolution conjointe sera hl trois fois
avant d'ètre adopté. Ces lectures seront failes à trois jours
différents, à moins que le Sénat n'en ordonne autrement, à
(1) [II. HATS., 106.J
�84
THOi\IAS JEFFERSON
l'unanimité. A chaque lecture, le président indiquera si
c'est la première, la deuxième Oil la troisième.
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XXIII. -
Lorsqu'un menlbre désire présenter un bill sur nne matière
déterminée, il en expose les nlotifs à 13 Chalnbre en ternles généraux, et conclut en delnandant « l'auLorisation de présenter un
bill intitulé ... , etc. ». L'autorisation lui ayant été accordée après
une question posée sur ce point, un comité est nOlllmé pour préparer et présenter le bill. Celui qui propose et celui qui appuie
le bill sont toujours nOlllmés pour faire partie de ce con1Ïté, et,
en outre, une ou plusieurs aùtres personnes (1). Le bill doit
être présenté bien écrit, sans ratures ni interlignes; faute de
quoi, le Speaker peut le refuser (2).
[Au Sénat.]
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Règle XH1, cl. 1.
1) Chaque fois qu'un bill, OH llne résolution conjointe,
sera proposé, son introdllction, s'il y est fait opposition,
sera différée d'un jour.
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BILLS: AUTORISATION DE LES PRÉSENTER.
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XXIV. -
BILLS: PRE:\IlÈRE LECTURE.
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Quand un bill est présenté pour la preInière fois, le Clerk le
lit à la Table et le remet au Speaker qui se lèye et indique à la
Chambre quel est le titre du bill, qu'il s'agit de la pren1ière
lecture, et que la question est de sayoir si le bill doit être lu
une deuxième fois. Il s'assied alors pour permettre aux oppositions oe se Inanifestcr. S'il n'est fait aucune opposition, le
Speaker se lèye de nouyeau, et pose la question: « Le bill serat-illu une deuxième fois'? (3) ». Un bill ne peut pas être anlendé
en première lecture (4). Il n'est pas non plus d'usage de le
(1) HAJ{EW., 132.- Scon ., 40.
(2) ScoB.,.41. - [1. GlŒY, 82, 8.f. .J
(3) HAJŒW., 137, Hl.
(4) [VI. GREY, 286. ]
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~IANUEL
DE PRATIQUE
PARLE~1ENTAmE
85
combattre à ce nlonlent; la chose est pourtant possible, ct le bill
peut être là-dessus repoussé (1).
SECT.
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XXV. -
La deuxième lecture doit régulièrement ayoir lieu à un autre
jour que la première (2). - Elle est faite de la Table par le
Clerk, qui remet ensuite le bill au Speaker. Le Speaker se lève,
et indique à la Chamhre quel est le titre du bill, qu'il s'agit de
la deuxième lecture, et que la question est de sayoir si le bill
deyra être renyoyé à un comité (commilled), grossoyé (engrossed),
ou lu une troisièl11e fois. Mais si le bill vient de l'autre Chambre,
comnle il arrive toujours grossoyé, le Speaker indique que la
question ya être de sayoir « Si le bill doit être lu une troisièl11e
fois? ». Et ayant qu'il n'ait ainsi fait rapport sur l'état du bill,
personne ne doit parler sur ce bill (3).
[Au Sénat.]
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BILLS : DEUXIÈi\1E LECTURE.
Règle XIV, cl. 3.
3) Aucun bill, ou résolution conjointe, ne pqul'ra ètre
J'envoyé à lm comité, ou modifié, tant qll'il n'aura pas été
hl deux fois; après quoi, il pourra être renvoyé à lin
comité)' les bills et résolutions conjointes présentées SllI'
autorisation, et les bills et résolutions cOl~iointes de la
Chambre des Représentants seront lus Hne fois, el penvent
être lus deux fois dans le même jour, s'il n'est fait aUCllne
opposition à leur l'envoi,' mais, à moins de consentement
unanime, ils ne seront, ce jOllr-là, ni examinés comme
dans le Comité de la Chambre entière, ni discutés, sauf en
ce qui concerne leur renvoi.
.
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Au Sénat des Etats-Unis, le vrésident fait rapport du titre du
bill; dit qu'il s'agit de la deuxièlne lecture; que le bill doit être
nlaintenant examiné COl11nle dans le con1Îté de la Chambre
entière; et que la question sera alors de savoir « Si le bill doit
(1) D'EwES, 335, col. 1,
(2) HAIŒW., 143.
HAKfWi'.! 143, 146.
(3:
�86
THOMAS JEFFERSON
être lu une troisièn1e fois» ou « Si le bill doit être
comité spécial ».
SECT.
XXVI. -
BILLS: RENVOI A UN CO~HTÉ
r~nYoyé
à un
(Comnzitment).
Si, sur Inotion ou sur question, il est décidé que le bill sera
renyoyé à un con1Ïté, la proposition peut être faite de renYoyer
ledit bill, soit au COll1ité de la Chalnbre entière, soit à un COll1ité
spécial. Au cas de renyoi à ce dernier, le Speaker procède à la
nomination du cOlnité. Tout 111elnbre peut aussi proposer une
personne, que le clerk doit inscrire comn1e Inelnbre du cOlnité.
Mais la Chan1bre a un pouvoir de contrôle sur les Inell1bres et le
nOlnbre de ces Inelnbres, lorsqu'une question est posée contre
l'un d'eux, et elle peut toujours nOlnmer ou réyoquer qui elle
veut.
[Au Sénat.]
Règle XXVI, Cl. 1.
1) Quand des motions sont faites de renvoyer une affaire
à un comité spécial ou à un conzilé permanent, la question
du l'envoi à un comité pel'lnanent doit être posée la première.
Une simple motion de l'envoi ne sera pas susceptible d'amendement, si ce n'est pour y ajouter des instructions .
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Doivent faire partie du comité ceux qui s'opposent à des
parties détern1Ïnées du bill, n1ais non ceux qui prennent la parole
directement contre le fond 111ên1e du bill; car, celui qui yeut
111ettre con1plètell1ent à néant un bill ne youdra pas l'an1ender (1) ;
ou bien, con1lne l'on a dit (2), l'enfant ne doit pas être confié à
une nourrice qui ne prendrait pas soin de lui (3). C'est donc une
règle constante que « nul ne peut être employé à une affaire
contre laquelle il s'est déclaré ». Lorsqu'un 111embre opposé à un
bill se voit désigné pour faire partie du comité, il doit demander
à être excusé. Ainsi, le 7 mars 1606, sur question posée,
(1) HAKEW., 146; - TOWN. , col. 208. (2) et (3) [V. GREY. 145, et VI. 373. ]
n'EwEs , 634, col. 2. -
SCOB. , 47.
�MANUEL DE PRATIQUE PARLEMENTAIRE
87
M. Hadley, qui s'était prononcé Cl>ntre le fond même du bill,
fut dispensé de faire partie d'un comité (1).
Le Clerk. peut remettre le bill à n'Ïlnporte quel Ineinbre du
conlité (2) ; néanIl10ins il est d'usage de le relnettre à celui qui
est le prenüer désigné.
Dans plusieurs cas, la Chambre a ordonné au conlité de se
retirer Ïlnmédiatement dans la salle du cOlnité, d'examiner et de
rapporter le bill en état, au cours de la séance mêIne de la
Chambre (3). Quand la Chainbre ne lui a pas assigné le tenlps
et le lieu de sa réunion, un comité se réunit où et quand il
yeut (4) ; Inais les melnbres ne peuvent agir que réunis, et point
du tout en donnant séparément leur ayis ou leur consentement,
- car le rapport d'un comité n'est constitué quc de ce qui fut
accepté dans un comité présentement réuni.
La majorité du conlÎté constitue le quorU1n nécessaire pour
délibérer (5).
Tout nleinbre de la Chainbre peut assister aux travaux d'un
comité spécial, ll1ais il ne peut yoter ; il doit céder sa place aux
Iueinbres du comité et siéger en dessous d'eux (6).
Le comité a plein pouvoir sur le bill ou tout autre document
qui lui est renvoyé, sauf pour en changer, soit le titre, soit le
fond (7).
Les documents sOlllnis à un comité spécial ou au cOlnité
de la ChaInbre entière peuycnt être un bill, des résolutions, un
projet d'adresse, etc ... , et émaner du comité ou lui avoir été
renvoyés. Dans tous les cas, ils sont lus une première fois en
entier par le Clerk, ensuite, paragraphe par paragraphe, par le
ChaÏl'man (8), lequel, s'arrêtant ù chacun, pose, si elles sont
proposées, les questions tendant à aIl1endenlent. Dans le cas de
(1) Scon., 46.
(2) TOWN., col. 138.
(3) SCOB., 48.
(4) [VI. GREY, 370.J
(5) ELSYNGE'S MetllOd of passing bills, 11.
(6) SCOB., 49.
(7) [VIII. GREY, 228.J
(8) SCOB., 49.
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THO:\fAS .JEFFERSON
résolutions sur des sujets distincts, émanant du comité luimênle, une question est posée séparément pour chaque résolution..,qu'elle soit ou non l'objet d'amendenlent, et aucune ne l'est
finalelnent sur l'ensemble (1) ; que si, à l'inverse, ces résolutions
ont trait au même sujet, une sellle question est posée sur
l'ensemble. S'il s'agit d'un bill, d'un projet d'adresse ou de tout
autre texte élnanant du comité lui-même, le ChaÎl'man procède
par paragraphes; il pose, si elles sont [onnulées, les questions
tendant à amendement, parvoie d'additions ou de suppressions;
mais il ne pose aucune question quant à l'adoption des paragraphes séparément. Pareille chose est réservée pour la fin,
lorsqu'est posée la question de l'adoption de l'enselnble tel qu'il
est anlendé ou était avant d'être amendé. S'il s'agit d'un document qui est renvoyé au comité, les questions tendant à alnendement, s'il en est fonnulé, sont posées; lnais aucune question
finale ne l'est quant à l'ensemble; car toutes les parties du texte
ayant été déjà adoptées par la ChaInbre, elles subsistent naturellement, tant qu'elles ne sont point 1110difiées ou supprilnées par
un Yote. Mais, si le comité est hostile à l'enseluble du texte, et
s'il ne croit pas possible de l'aInéliorer par des alnendelnents, il
ne peut pas le repousser; il doit le reLourner à la Chambre sans
amendement et ft cette occasion présenter ses objections .
L'ordre naturel à observer pour examiner et amender un
document est de commencer au début et d'aller jusqu'au bout
paragraphe par paragraphe. Cette règle est si strictell1ent
observée au Parlement que, quand une partie finale a été
anlendée, il est Îll1possible de revenir sur les décisions antérieures, et ce aux fins de modifier une précédente partie. Sans
doute, ce frein est important dans des assemblées nombreuses (2). l\tIais au Sénat des États-Unis, bien qu'en général on y
eXaIl1ine et amende les paragraphes dans leur ordre naturel, il
est permis de revenir en arrière; et il semble, en fin de compte,
que cette faculté présente dans ce petit corps plus d'avantages
que d 'inconvénients.
(1 ) [II.
(2) [II.
HATS,
HAT S,
118-121. J
208. J
�)1ANUEL DE PRATIQUE
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PARLE~1ENT A IRE
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La pratique parlementaire n'offre qu'une seule ~xception à
cet ordre logique de COllll11encer par le début: Quand un bill est
entrepris dans le comité [de la Chambre entière] ou en deuxièllle
lecture, l'exanlen du préambule est différé jusqu'à l'achèvement
de toutes les autres parties du bill. La raison en est qu'en examinant le fond même du bill, on peut y apporter des nlodifications
qui nécessitent par la même occasion des modifications du
prémnbule (1).
A cet égard, le cas suivant arriva au Sénat, le 6 niars 1800 :
Une résolution conçue sans préambule avait déjà été amendée
par la Chambre, de telle manière qu'il ne re~tait que quelques
mots de la résolu tion primitive; une 1l10tion.fut faite d 'y ajouter
un préambule, dont la physionomie était toute différente de celle
de la résolution; l'auteur donna à entendre que dails la suite il
proposerait au corps même de la résolution un amendelnent
correspondant. Il lui fut objecté qu'un préanlbule ne peut pas
être examiné tant que l'examen n'a pas porté sur tout le corps
111ême de la résolution. Le préambule fut cependant adopté,
parce qu'en fait l'examen du corps de la résolution était à sa fin,
et que cette résolution avait été amendée dans toute la Inesure
possible, et, en vérité, à tel poin t qu'il ne restait presque rien
de la résolution primili ve. Tel est bien le moment d'examiner
un préambule; et c'est à la Chambre de détern1Ïner si celui qui
est proposé cadl:e avec la résolution. L'auteur de la motion cidessu~ rappelée anlÏt sans doute fait savoir qu'il présenterait
postérieurement une proposition portant sur le fond mêllle de
la résolution; 111ais la Chambre n'en était pas saisie, et la proposition restait dans l'esprit de son auteur qui pouvait l'y laisser.
Les règles de la Chambre ne peuvent s'appliquer qu 'à ce qui lui
est effectivement sou mis. La pratique du Sénat permet aussi de
revenir sur des parlies antérieures ou postérieures d 'un texte
discuté pour les amender; elle ne souffre point que les amendenlents rapportés à la partie postérieure du document enlpêchent
ceux qui le seraient à la parLie antérieure, et vice-versa.
(1) Seoa . , 50 . -
[VII. GREY, 431. J
�90
THOMAS JEFFERSON
[Au Sénat.]
Lorsqu'un bill ou une résolution est accompagné d'un
préanlbule, la question sera d'abord posée SUl' le bill ou la
résolution, pllis SHi' le préambule qui peut être retiré pal' son
auteur, avant qu'il n'ail été amendé, OH que le passage
aux voix n'ait été ordonné,. il peut aussi être déposé SUI' le
bureau, sans préjudice pour le bill ou la résolution, et ce
sera une solution définitive de ce préambule.
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Règle XXIII.
Quand un comité a tenniné la discussion de l'ensenlble, un
membre propose que le comité interrompe ses réunions, et que
le ChaÏl'man rapporte le texte à la Chambre avec ou sans amendement, sui.vant les cas (1).
Une fois qu'un vote a eu lieu dans un comité, il ne peut plus
être modifié que par la Chambre, attendu que le comité est lié
par son vote (4 juin 1607).
Le cOlnité ne peut ni raturer, ni interligner, ni surcharger le
bill; il doit noter les anlendenlents sur une feuille spéciale, en
indiquant quels nlots doivent être ajoutés ou supprÏlnés (2), et
à quels endroits ils se trouvent, par des références à la page, à
la ligne et au mot du bill.
SECT.
XXVII. -
RAPPORTS DES CO~HTÉS.
.
Le Chairman d'un conlité, se tenant debout à sa place,
informe la Chambre que le comité auquel tel bill a été renvoyé,
l'a examiné, et lui a donné à lui-même l'ordre de le rapporter
sans aucun amendement ou (suivant les cas) avec divers mnendements, et qu'il est prêt à le faire quand il plaira à la Chambre
d'entendre ce rapport. Et il peut, comme toute autre personne,
faire la motion que cette audition soit immédiate; mais le cri
poussé par la Chambre « De suite, De suite! », dispense généralement de la forlnalité de la motion et de la question. Le
(1) SCOB., 53. (2) SCOB., 50.
[II.
HATS,
205.J
�MANUEL DE PRATIQUE PARLEMENTAIRE
Chairman lit alors les amendements, et la partie du bill à laquelle
ils se rapportent; il expose successivement les modifications et
les-raisons qui ont poussé le comité à faire ces amendements, et
va ainsi jusqu'à ce qu'il arrive à la fin' du bill. Après quoi, il les
dépose sur la table du Clerk, qui liL les anlendenlents rapportés
sans lire la partie du bill à laquelle ils correspondent; ces
documents restent ensuÏLe sur la table, jusqu'à ce que la
Chambre juge bon de discuter le rapport (1) .
·'
.
91
- . ,...
.
-
[Au Sénat.]
Règle XXVI, cl. 2.
Tous les l'apports des comités, tOLltes les motions de
décharger llll cOllzilé de l'examen du sujet, et toules les
matières dont les comités seront déchargés, seront différés llll
jour avant d'être examinés, à moins que, pal' consentement
Llnanime, au Sénat, il n'en soit autrement ordonné.
Le rapport une fois fait, le comité est dissous, et ne peut plus
fonctionner sans une nouvelle délégation de pouvoirs (2).
Cependant il peut recevoir à nouveau compétence par un vote,
et la même matière peut être de nouveau confiée à son étude (3) .
. . :-
-
.'
..
. . . t: .
.....
SECT.
XXVIII. -
BILL; DEUXIÈME RENVOI
à
UN COMITÉ
(Recommitment) .
,
..
'
.
Après qu'un bill a élé renvoyé à un COlllité et a fait l'objet
d'un rapport, il ne doit pas nornlalenlellt être renvoyé une
deuxième fois à un COlllité ; né31UllOins, dans les cas inlportants
ou pour des raisons spéciales, il est quelquefois renvoyé à un
comilé, et le plus souvent au 111ême comité (4). Si un rapport
est de nouveau renvoyé à un comiLé avant d'avoir été adopté
par la Chanlbre, tout ce qui a été déjà fait en comité ne conserve
point de valeur; la question tout entière est soumise à nouveau
(1) SCOB. , .52. - HAKEW ., 148.
(2) SCOB., 51.
(3) [IV. GREY, 361.J
(4) HAKEW. , 151.
�92
THOMAS JEFFERSON
au comité, et une nouvelle résolution peut être proposée, tout
comnle si aucune n'était antérieurelnent intervenue (1).
Au Sénat, en janvier 1800, après un premier renvoi, le Sa/uage
bill fut renvoyé trois autres fois à un comité.
Il est possible de renvoyer à un comité une clause particulière d 'nn bill,
, sans lui renvoyer le bill tout entier, ou bien
encore de renvoyer une partie d'un bill à un comité et une autre
partie à un autre.
SECT.
..
.
~.
..
'
XXIX. -
BILL ; EXAM E N DE S RAPPORTS.
Lorsque la Chambre examine le rapport d'un texte émanant
du comité, elle procède exactem:::nt connne le comité lui-même.
A la Chambre, comme au comité, lorsque, sur des questions
distincLes, les paragraphes ont été adoptés seriatim (2), il n'y a
point lieu de poser une question sur l'ensenlble du rapport (3).
Lorsque la Chalnbre s'occupe d'un bill rapporté avec amendements, le Clerk ne lit que les amendeJnents. Le Speaker lit
ensuite le premier et à s)n sujd pose la question; il continue
ainsi jusqu'à ce que tous aient été adoptés ou repoussés: avant
quoi nul autre amendement ne peut être admis, ~l moins qu'il
ne s'agisse d'un anlendement à un .amendement .
• Lorsqu'il a terminé les amendements du 'comité, le Speaker
s'arrête pour donner le temps à la Chambre de proposer des
anlendements au corps mêlne du bill; il agit de même si le bill a
été rapporté sans amendements; il ne pose d'autres questions
que celles rendues nécessaires par les amendements proposés; et,
quand il a tout terminé, il pose la question de savoir « Si le bill
doit être lu une troisième fois ».
SECT.
XXX. -
QUASI-CO~IlTÉ.
Si, sur motion ou sur question, le bill n'est pas renvoye a un
comité, ou encore s'il n'est fait aucune proposition de le ren(1) [II. HATS., 120.J
(2) [V. GnEY} 366 ; VI. 368 ; VIII. 47 , 104 , 360. J
(3) [V. GnEY, 381. J
�l\LANUEL DE PRATIQUE PARLEMENTAIRE
93
voyer à un comité, le Sénat des Etats-Unis et le Parlement procèdent alors d'une façon tout à fait différente. Il faut d'abord
exposer la première.
[Au Sénat.]
Règle XV, cl. 1 et 2.
1). Tous les bills, et résolutions conjointes, qlli allront été
l'objet de dellx lectures seront d'abord examinés par le Sénat,
en comité de la Chambre entière; après quoi, ils seront l'apportés ml Sénat, et tOllt al11.endenzent fait dans le cO!fZité de la
Chambre entière sera de nouveau examiné pal' le Sénat,'
après quoi, des amendements pellvent encore être proposés.
2). Lorsqu'aura été ordonnée la troisième lecture d'un bill ou
d'une résolution, il ne sera plus possible, à moins de consel1.tement unanime, de proposer des amendements,' mais il
sera possible, ci n'importe quel moment, avant l'adoption d'un
bill Oll ~d'llne résolution, de proposer son l'envoi à lUZ comité;
lorsque le bill Oll la résolution reviendra du conzité, il sera
inscrit sul' l'ordre du jour (calendar), et, de nouveau, examiné
pal' le Sénat en comité de la Chambre entière.
Le Sénat agissant quand il est fOrIné en cOlnité de la Chambre
eutière (Committee of the Who le) ou en quasi-comité, procède
exactement de la façon accoutumée dans un véritable coinilé
de la Chambre entière, et n'admet aucune question sauf sur
.' .
. . .
~
les amendements. Quand tout est terminé, la réunion du
quasi-cOlnité est considérée conllue finie; la séance de la ChaInbre reprend sans qu'à cette fin soit nécessaire une 1110tion, une
question ou une résoluLion, et le président rapporte que « la
Chambre agissant connne un comité de la Chambre entière, a
examiné le bill intitulé ... etc ... , et y a apporté divers amendements, dont il doit maintenant faire rapport à la Chambre ».
Le bill est alors soumis à la Chambre comme il l'aurait été s'il
avait été l'apporté d'un comité, et les questions doiyent être de
nouveau régulièrement posées sur chaque anlendement; cela
fait, le président s'arrête pOUl' donner le temps à la Chambre de
proposer des amendements au corps du bill; après quoi, n pose
la question de savoir « Si le bill sera lu une troisièlne fois J). ,
�94
THOMAS JEFFERSON
Une motion tendant au renvoi d'un bill à un con~ité spécial
peut être présentée luême après que la tentative d'anieliùer ce
bill a été poun;,uivie en quasi-comité. Si elle est admise, elle
produit les mêmes effets que plusieurs votes tendant à ce que le
comité soit suspendu: la Chambre reprend sa séanc.e, décharge
le comité de la Chambre entière et renvoie le bill à lin comité
spécial. Dans c~ cas, les amendements déjà admis tombent. Si
ladite motion n'est pas admise, le quasi-comité resLe dans le
statl.l-ql.lo.
·:.1
Il y a disc~ssion sur le point de savoir jusqu'à quel point cette
quinzièlue Règle soumet la Chambre, fornlée en quasi-comité,
aux prescriptions qui régissent les délibérations du comité de
la Chambre entière.
Les points sur lesquels il y a dissemblance avec la procédure
de la Chambre sont les suivants: - 1° En comité, tout membre
peut prendre la parole aussi souvent qu'il lui plaît; - 2° La
. Chanlhre peut repousser ou nlodifier les yotes d'un conlÏté,
lorsqu'ils lui sont rapportés; - 3° Un cOlnité, lnême de la
Chambre entière, ne peut pas renvoyer une affaire à un autre
comilé ; - 4° La question préalable ne peut jamais être posée
dans un comité: le seul moyen d'y éviter une discussion inutile
est de proposer la suspension du comité, et, s'il y a quelque
crainte que la nlême discussion ne soit tentée lorsque la Chanlbre
se formera de nouveau en comité, la Chambre peut décharger
le comité de sa mission et procéder elle-même à l'examen de
l'affair~, en écartant la discussion inopportune au moyen de la
question préalable; - 5° Un comité ne peut pas réprimer une
violation de l'ordre dans la Chambre ou dans les galeries (1); il
ne peut qu'interrompre ses réunioni, et rapporter le fait à la
·Chambre qui le punira.
Le premier et le deuxième de ces points s'appliquent au quasicomité du Sénat, ainsi qu'il est établi par une pratique quotidienne ; mais il semble que ce soient les seuls auxquels la quinzième Règle ait voulu les soumettre. Le quasi-comité, en eff~t, n'en
(1) [IX.
GREY,
113.]'
�MANUEL DE PRATIQUE PARLEMENTAIRE
95
est pas n10ins une Chambre, et, par conséquent, bien qu'à certains
égards il agisse conllue un cOlnité, à certains autres il conser ï;;
son caractère de Chambre. Ainsi: 3° Il est d'usage courant qu'il
renvoie les affaires à un comité spécial; - 4° Il admet la question préalable (1): s'il n'avait poÏIJ.t celte faculLé, il n'aurait aucün
moyen d'empêcher une discussion inopportune, attendu qu'il n e
lui est pas possible, COlnme à un comité ordinaire, d'éviter cette
discussion, en se retransformant en Chambre; au moment où il
voudrait, comme Chambre, reprendre cette luatière, la vingtcinquième Règle le déclare, en effet, de nouveau quasi-comité ;5 r, En cas de violation de l'ordre, il exercerait sans aucun doute
ses pouvoirs disciplinaires comme une Chambre; - 6° COluine
la Chambre, il vote sur les questions posées par Oui et Non;7° Il reçoit des messages du Président ou de l'autre Chainbre ; 8° Au cours d'une discussion, il peut accueillir une n10tion
d'ajournement, et il s'ajourne comme une Chainbre, et non
comme un comi lé.
SECTION
: .. \,
XXXI. -
DEUXIÈME LECTURE -A LA CHA?llBRE
..
.
~ .
..
,.
Au Parlement, lorsqu'après la deuxième lecLure, un bill n'a
point été, sur motion ou question, renvoyé à un con1Ïté, ou
encore si nulle proposition n'a été faite de le renvoyer à un
comité, le Speaker cn lit le texte, paragraphe par paragraphe,
en s'arrêtant à chacun d'eux et en ne posant de question que
sur les amendements formulés; et, lorsqu'il l'a lu tout enlier, il
pose la question « Si le bill sera lu une troisième fois », lorsque
le bill vient de l'autre Chainbre, - ou, lorsque il émane de la
Chambre elle-même, « Si le bill devra être grossoyé et lu une
troisième fois ». Le Speaker reste assis pour lire, mais se lève
pour poser les que~tions. Le Clerk se tient debout pour faire leslecLures.
En fait, le Sénat des États-Unis a tellement l'habitude
d'apporter de nombreux anlendements nlatériels aux bills lors
(1) [Cpr.lI.
HATS.,
116.J
�96
.'
.'
..
'
.....
THOMAS
JEF~ERSON
de la troisième lecture, qu'il est entré dans la pratiql~e de ne pas
grossoyer un bill jusqu'à ce (IU'il ait éLé adopté. Cette pratique est
irrégulière et dangereuse; car, de cette façon, le texte que le Sénat
adopte n'est pas celui qui est envoyé à l'antre Chambré, et celui
qui est envoyé à l'autre Chambre comme l'acte du Sénat n'a
jamais été YU par ce corps. En incorporant dans le texte des
aillendeinents nombreux, délicats et illisibles, le secrétaire peut,
de bonne foi, cOlllmeltre des erreurs qui ne pourront jamais
plus être réparées.
Les partisans du bill arrivé en cet état l'ayant rendu aussi
parfait que possible, c'est le mOlllent pour ceux qui lui sont
complètement hostiles de commencer leur attaque. Tous les
efforts tentés auparavant sont désordonnés; car, beaucoup de
ceux qui ne conlptent pas se montrer au dernier moment favorables au bill désirent cependantle laisser parvenir à son état de
perfection, afin de prendre le temps de l'examiner et d'entendre
ce qui sera dit pOUl' le défendre, sachant bien qu'après tout
ils auront assez d'occasions de lui opposer leur veto. Les deux
dernières phases de l'eXalllen du bill sont donc réservées à ces
choses, - c'est-à-dire à la question de savoir si le bill doit être
grossoyé (engl'ossed) et lu une troisième fois, et finalement s'il
doit passer. La première de ces discussions est généralelnent la
plus intéressante, parce qu'alors If' sujet tout entier est nouveau
el attachant, et parce que, COlnme les opinions des membres ne
se sont pas encore manifestées par un vote décisif, l'issue
demeure la plus douteuse. C'est donc à ce moment qu'a 1ieu la
lutte principale entre les partisans et les adversaires du bill, eL il
importe que sur cette question chacun forme son sentÏlnent
d'une façon déci si ve ; fauLe de quoi, il perd la principale bataille;
et le hasard et le calcul peuvent empêcher, et empêchent souvent les opposants, de se rallier utilement, pour la dernière
question « Le bill doit-il passer? ».
Lorsque le biB est grossoyé, son titre doit être écrit au dos
(indol'sed), et non dans le hilllui-mêlne (1).
(1) HAKEW., 250.
�97
MANUEL DE PRATIQUE PARLEMENTAIRE
SECT.
XXXII. -
LECTURE DE DOCUMENTS.
Lorsque des documents (papel's) sont soumIS à la Chambre,
ou renvoyés à un comité, tout membre, avant d'être obligé de
voter sur eux, peut les faire lire unc fois à la table; maïs c'est
une erreur grave, quoique commune, de croire qu'il a le droit de
faire lire, toties quoties, nonobstant la volonté de la Chainbre, les
actes, procès-verbaux, comptes rendus ou documents déposés
sur la table. Les retards et les interruptions que cette facullé
occasionnerait prou vent l'impossibilité de son existence. Il y a
cependant une· convenance si Il1anifeste à permettre à tout
membre de s'instruire, aussi complètement que possible, d'une
question sur laquelle il doit voter que, 100;squ'il désire une
lecture, s'il est constaté que c'est réellement pour s'infonner, et
non point pour gagner du temps, le Speaker ordonne la lecture
sans poser la question, s'il n'y a pas d'opposition. Mais, si quelqu'un s'y oppose, la question doit être posée (1).
[Au Sénat.]
.'
~
Règle XI.
.
Lorsqlle la lecture d'lZn document est annoncée et qu'il y
est fait opposition, la qllestion doit être résoille, sans débat,
pal' llll vote dll Sénat.
C'est également une erreur de croire qu'un m~mbre a le droit,
sans que la qucstion soit posée, de déposer un Jiyre ou un document sur la table et de le faire lire sous prétexte qu'il contient
une infraction aux priyilèges de la Chambre.
Pour la mên1e raison, un membre quelconque n'a pas le droit,
sans y être autorisé par la Chambre, de lire de sa place un document auquel il fait des objections. Mais la Chambre n'use jamais
de celte rigueur, sauf lorsqu'il est abusé intentionnellement et
évidemment de son temps et de sa patience.
~1)
[II.
HATS.,
121.]
7
�98
THOMAS JEFFERSON
Un membre ne peut mênle pas, sans autorisat~on, lire le
propre discours qu'il aurait rédigé par écrit. Cette interdiction
a pour but d'éviter le gaspillage du temps de la Chambre, et,
par conséquent, ne s'applique qu'en présence d 'une intention de
commettre semblable abus (1).
On examinait au Sénat le rapport fait par un de ses comités
sur un bill de la Chambre des Représentants; une motion de
lire au Sénat le rapport du comité de la Chanlbre des Représentants sur ce bi!! fut rejetée (28 février 1793).
Autrefois; lorsque des documents étaient renvoyés à uli
com ité, il était d 'usage de les lire; nlais, depuis peu, les titres
seuls en sont lus, à moins qu'un 111embre n'insiste; personne
ne peut alors s'opposer à leur lecture intégrale (2).
SECT.
.
'.
:
~
XXXIII. -
QUESTIONS PRIVILÉGIÉES
La Chambre n'est pas saisie d' un bill, tant que celui-ci n'a pas
été remis au Clerk pour qu'il le lise, ou tant que le Speaker n'en
a pas lu le titre (3).
En règle générale, la preillière question posée est celle qui a
été la première formulée et appuyée (4) . Mais cette règle cède à
ce qu'on peut appeler les questions privilégiées, et les questions
privilégiées sont, par rapport les unes aux autres, d'un rang
différent.
Une nlotÎon pure et simple d'ajournement passe avant toutes
les autres (5) ; s'il en était autrement, la Chambre pourrait être
(1) [II. GIŒ Y, 227. J
(2) [II. HATS , 121, 163 à 185. J
(3) L E X PAHLI AM , 26!. - ELSYl"GE Jlem .. 85. - [II. HATS., 112.J
[Jefferson citait aussi Ordo Ch. Comm. 61/-. - Le S. O . qui porte pour l'ins~
tant ce numéro dans la compilation précitée est relatif aux « Avis des pri ères ».
Celui qui se rapproche le plus du point visé au texte est le S. O. 31, Présentation Oll introduclion, et première lecture des bills, dont la 2 me partie
[7 février 1902J dit : c( Un membre peut, s'il le juge utile, après en avoir donné
avis, présenter un hill sans un ordre de la Chambre pour cette présentation;
en ce cas, le titre du bill sera lu par le Clerk à la Table ; il sera alors considéré comme ayant été l'objet d'une première lecture , et enfin impriIné ».]
(4) SCOB., 22, 28. - [II. HATS. , III, et n. ::: .J
(5) [II. HATS ., 113, note *] .
�MANUEL DE PRATIQUE PARLEMENTAIRE
99
indéfininient maintenue en séance conLre sa volonté. Cependant
cette motion ne peut pas être accueillie lorsqu'une · autre question est déjà posée, et pendant que la Chambre est occupée à
voter.
[Au Sénat.]
Règle XXII.
Les règles ci-après déterminent les motions qui ont droit à
la priorité (precedence) de la façon suivante:
Quand une qnestioIJ est pendante, ancune motion ne peut
être accueillie, sauf celles: de s'ajourner,
de s'ajourner à une date fixe, ou lorsque le Sénat
s'ajourne,
de s'ajourner à une date fixe,
de prendre un congé,
de procéder à l'examen des affaires exécutives,
de déposer sur la table,
de remettre indéfiniment,
de remettre à un jour fixe,
de renvoyer à un comité,
d'amender.
Ces différentes 111.otions auront la priorité dans l'ordre où
elles sont énumérées .. les motions d'ajournement, de congé,
d'examen des affaires exécutives, de dépôt sur la Table seront
résolues sans débat.
Rpr. la Règle IX, déjà citée supra, p. 69.
Les ordres du jour (orders of the day) ont la priorité sur toutes
autres questions, sauf celles d'ajournement (adjournment),
c'est-à-dire que la question impliquée par un ordre de cette
nature est rendue privilégiée pro hac vice. L'ordre est une
abrogation de la règle générale en vue d'un cas particulier. C'est
pourquoi aucune autre discussion n'est permise sur la quesLion
qui était soumise à la Chambre, lorsqu'un membre demande la
lecture de l'ordre du jour ; si la discussion pouvait, en effet,
continuer, elle pourrait ocèuper touLe la séance et déj.ouer
l'ordre. -- Pour avoir droit à la priorité, cette motion [d'ordre
du jour] doit viser des ordres du jour en général, et aucun
�100
":
:.-:.~
..
-
THO~IAS
JEFFERSON
ordre en particuHer; et, si la question est adulise de savoir
« Si la Chambre yeut passer maintenant aux ordres du jour? »,
ceux-ci doivent être lus et examinés suiyant leur rang (1); car
pi'iorité d'ordre assure priorité de droit, laquelle ne peut disparaître que par l'effet d'un autre ordre spécial.
....
[Au Sénat.]
•
t"
.' ,
>'7~
\
'.Y'"(
Règle X [Textë déjà cité, supra , p. 79.]
Après les ordres du jour, viennent d'autres questions privilégiées qui demandent de longues explications.
Il est bou que, dans toute assemblée parlementaire, il y ait
certaines fonnes de questions déLenninées de façon à lui perIllettre de décider convenablement de toutes les propositions qui
peuvent lui être soulnises. Telles sont: 10 La question préalable;
- 2° la remise indéfinie; - 3° l'ajournement d'une question à
un jour fixe; - 4° le dépôt sur]a table; - 5° ]e renvoi à un
cOlnité ; - 6° l'amendement.
Il faut bien comprendre le~ circonstances particulières de
l'emploi de chacune de ces questions.
1° La qllestion préalable (the previous question) a éLé créée
pour empêcher momentanément l'expression on la discussion de
Lelle proposition qu'il est inutile ou inopportun d'examiner
inunédiatement (2).
2° Mais, COlnlne la question préalable ne débarrasse de la proposition que pour un jour, et COnlll1e cette n1ême proposition
p.e.ut~~re l'eproduite le lendemain, si la Chambre veut la rendre
impossible pour tout le teulps de la session, elle la déclare
remise (postpone) indéfiniment (3). Cette mesnre enlève valeur
Ü ]a proposition pour toute ]a session, exactement comme un
ajournement inùéfini équivaut à une dissolution, ou le report
d'une affaire sine die à son abandon.
3° .Lorsque, sur une motion qu'il convient de régler, des renseignements font ùéfaut, on bien lorsqu'une affaire plus pres1
(1) [II. HATS., 115.J
(2) [II. HATS., 115.]
(3) [Cpr. II. HATS., 209.J
�MANUEL DE pnATIQUE
101
sante doit occuper immédiatement le temps de la Chambre,
celle-ci prononce l'ajolll'nement de la qllestion Oll de la discllssion
à tel jouI' fixe de la session (adjourn a question or debate to a
definitive day) qui réponde à ses vues (1). Et, lorsque la discussion ajournée sera reprise, ceux qui ont déj~l. pris la parole ne
pourront plus la reprendre (2). Quelquefois cependant on a abusé
de cette règle, en ajournant la question à un jour au-delà de la
session, pour s'en débarrasser du Inême coup comme on l'aura i t
fait par une remise indéfinie (postponement indefil1.ilej.
4° Lorsqu'une matière réclame l'attention immédiate de la
Chambre, mais que celle-ci veut se réserver de reprendre la proposition quand il lui conviendra, elle en ordonne le dépôt Slll' la
table (lying or the table).
5° S'il est jugé nécessaire d'amender et de mûrir la proposition
plus que les formes de la Chalnbre ne le peuvent permettre, le
renvoi à un comité (comnlit) est décidé;
6° Si la proposition est bien digérée et ne nécessile que des
amendements simples et peu nombreux, - et spécialement si ces
amendements sont d'une grande importance,- la Chambre procède elle-même à l'examen et aux amendements.
La pratique du Sénat s'écarte de cette gl'udation régulière des
formalités. Comparée à celle du Parlement, ell~ est la suivante:
·
.
,,'
,
PARLE~1ENTAmE
'-
PARLE~IE~T
SÉNAT
......
Remise indéfinie.. ... .
Ajournement ........ . .... . '
,'"
Remise à un jour au-delà de la session.
Remise à un jour de la session.
Remise indéfinie.
Dépôt sur la table. , . . . . . . . . { D'
1
Il
epot sur a ta ) e.
A
Par conséquent, dans sa huitième Règle (actuellement XXII),
suivant laquelle, lorsqu'une question est soumise au Sénat, nulle
nlotion ne peut être accueillie, sauf celles tendant ü faire poser
la question préalable, remettre, renvoyer à un comité, ou amender, le 1110t « remise» (postponement) doit être interprété dans le
(1) LU. HATS., 113-115.]
(2) [Il. !fATS . ! 106J
�102
. .... .
sens large, et non point d'après son acception parlementaire. La
règle du Sénat établit donc, comnle questions prIvilégiées: la
question préalable, la remise, le renvoi à· un con1Ïté, et l'amendenlent.
Mais l'on peut se demander si ces questions sont privilégiées
les unes par rapport aux autres, ou bien si elles sont sur le même
pied, de telle manière que le principe commun « Prelnière proposée, preInière posée» leur est applicable. Ce point a besoin
d'être expliqué. Elles peuvent entrer en conflit de la façon
suivante:
~
",."
;
THOMAS JEFFERSON
1. Question préalable, et Remise,
Renvoi à un comité,
Amendement.
...... ..
,"'
l
2. Remise, et Question préalable,
Renvoi à un comité.
Amendement.
3. Renvoi cl
.
lZll
comité et Question préalable,
Remise,
Amendement.
l
Dans les premier,
deuxième et troisième
groupes, et dans le premier membre du quatrième groupe, la règle
« Première proposée,
première posée » est
.applicable.
4. Amendement et Question préalable.
Remise,
Renvoi à un comité.
.
:
..,,J'.-',
: . ~ .. ",
.'
"
Dans le premier grollpe où la question préalable est posée la
prenlière, l'effet produit est bien particulier, attendu qu'elle
empêche de poser, non seulement avant, mais même après elle,
les questions subséquentes de remise ou de renvoi à un comité;
en efIet, admettre la question préalable revient à décider que la
question principale (the main qllestion) sera posée de sllite, et ce
serait aller contre cette décision que de remettre ou de renvoyer
à un conlité; et repousser la question préalable revient à
décider que la question principale ne sera pas posée de suite; or,
de ce fait, la Chanlbre est dessaisie de ladite question et il ne lui
reste plus rien à relllettre ou à renvoyer à un COlllité. De sorte
que voter, soit pour, soit contre la question préalable n'est jamais
un procédé qui permette aux partisans de la remise ou du renvoi
à un comité d'arriver à leur fin. Le point sera· examiné plus loin
de savoir si la proposition peut être amendée.
�MANUEL nE PRATIQUE PARLEMENTAIRE
. . '..........
t
.
1
....
~ •
.
: ".
103
Deuxième groupe. - Si la remise est acceptée, la proposition
n'est plus soumise à la Chambre; en conséquence, la question
préalable, le renvoi à un comité ou un amendement n'ont plus
de raison d'être; au contraire, si la remise est repoussée, la
question principale peut alors être, ou écartée par la question
préalable, ou renvoyée à un comité, ou soumise à alnendelnents.
Le troisième groupe donne lieu aux mêmes observations que le
deuxième .
Quatrième grollpe. - S'il est proposé, d'abord d'amender la
qpestion principale, puis de lui appliquer la question préalable,
la question d'an1endement doit être prise la première.
Si amendement et remise sont en conflit, la remise est d'abord
mise aux voix, comme le serait au Parlelnent la question équivalente d'ajourner la question principale. La raison en est que la
question d'amendement n 'est pas supprimée par la remise ou
l'ajournement de la question principale, n1ais reste encore
soulnise à la Chambre, lors de la reprise de la question principale, et, si la Chan1bre n'avait pas la possibilité d'ajourner
l'affaire tout entière, il pourrait arri ver que, par la longueur du
débat qui aurait lieu sur l'amendelnent, l'occasion fùt perdue de
traiter d'autres affaires urgentes.
Amendement et renvoi à lUZ comité. - La question du renvoi à
un comité, n1ême si elle a été proposée la dernière, sera posée la
pren1Îère ; car elle vient, en réalité, à l'appui de la proposition
d'amender. Scobell (1) dit que « tout le monde peut, nonobstant la motion d'amender un bill, en demander le renvoi à tel
comité, et la question du renvoi au comité doit être posée la
première ».
Les observations ont porté jusqu'à présent sur le cas de deux
ou de plusieurs questions privilégiées en conflit, lorsqu'elles
sont, toutes, proposées sur la question originelle ou principale;
on va supposer maintenant que l'une d'elles soit proposée, non
point quant à la question principale, originelle, mais au sujet
d'une question secondaire, e. g. :
(1)
SCOB.,
46.
�104
.. '
THO~IAS
JEFFERSON
Supposez qu'une motion ayant été faite d'ajourner, de renvoyer à un comité ou d'amender la question prIncipale, la
proposition soit formulée d 'empêcher l'effet de cette motion en
posant à son sujet la question préalable. - La combinaison
n"est point permise, ~ar ce serait trop embrouiller (em.bal'l'ass)
les questions que les laisser libreluent chevaucher les unes sur
les autres; le mêlue résultat peut être obtenti d'une façon plus
simple, - en votant contre l'ajournement, le renvoi à un conlité,
ou l'mnendemcnt (1).
c
Supposez qu'une luotion ayant été faite de poser la question
préalable, de renvoyer à un comité ou d'mllender la question
principale, une autre motion soit faite, de remettre celle qui
tendait à la question préalable, le renvoi à un conlité ou l'amen. dement de la question principale. - 1° Il serait absurde de
renlettre seulement la question préalable, le renvoi à un comité
ou l'amendement, et de séparer ainsi l'accessoire du principal;
mais elle peut être reluise d'une façon distincte de la question
originelle, parce que la huitième (22 0 ) Règle du Sénat ' dit que,
lorsqu'une question principale est soumise à la Chambre, nulle
nlotiol1 ne peut être accueillie, sauf celles de renvoyer il un
comité, d'amender ou de poser la question préalable en ce qui
concerne la question originelle; c'est aussi la doctrine parlementaire. Par conséquent, la 1110tion de reluettre la nlotion secondaire au nloyen' de la qnestion préalable, de la renvoyer à un
comitÉ ou de l'amender ne peut pas être admise. - 2° C'est là un
enchevêtrement des questions les unes dans les autres qui n'est
point permis afin d'éviter la confusion. - 3° Le lllême résultat
peut être obtenu plus sinlplement en votant contre la question
préalable, le renvoi au comité, ou l'amendeluen~.
Supposez que le renvoi à un comité soit proposé d'une motion
de poser la question préalable, de remettre ou d'amender. Il est
loisible de donner contre cette proposition les première,
deuxième et troisième raisons indiquées ci-dessus,
~ 1)
[II.
H,-\TS .,
113-118. J
�MANUEL DE PRATIQUE
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PARLEMENTAIRE
105
Supposez que la proposition soit faite d'amender une motion
tendant à poser la question préalable. Il faut répondre que la
question préalable ne peut pas être amendée. L'usage parlementaire, aussi bien que la neu vième Règle du Sénat, ont ainsi
fixé la fonne de celte question: « Faut-il poser maintenant la
question principale?», c'est-à- dire à l'inslant présent; et,
comme il n'y a qu'un instant présent, il ne peut s'agir de modifications. Il est sans utilité de remplacer ces mots par « delnain »
ou ( tout autre moment », et il n'yen a point d'exeInple. - Mais
supposez une motion d'amender une nlotion de remettre, tendant par exemple à rem placer un jour par un autre, ou une date
indétern1Ïnée par une date fixe. L'utilité que présente cet amendement lui confère le privilège d'être joint à la motion secondaire et privilégiée, c'est-à-dire qu'il est permis d'amender la
motion de l'ajournement d'une question principale. Ainsi, nous
pouvons amender le renvoi à un comité d'une question principale, en ajoutant, par exemple, « avec pouvoir de procéder à un
enquête, etc ... » De même, il est permis de proposer un amendement à un aluendement; Inais la nlotion ne serait pas permise
il un autre degré, c'est-à-dire si elle tendait à amender l'amendeInent d'un amendement proposé à la question principale; cette
faculLé conduirait à une trop grande confusion; il faut tracer la
limite ~l quelque endroit, et l'usage l'a fixée après l'amendmnent
d'un amendelnent (sous·anlendmnent). Le même résultat peut
être recherché en rejetant l'amendement d'un amendement, et
en faisant ensuite une motion à l'enconLre de l'amendement
comme si l'on désirait l'amender; en cette forme, la mo1ion
n'est plus, en effet, qu'un amendement à un amendement .
. ,.
[Au Sénat.]
Règle XXVI, cl. 1.
Qlland des motions sont {'aites de l'envoyer une matière à
un comité spécial ou à un comité permanent, la question clu
l'envoi à un comité permanent doit être posée la première;
une simple motion de l'envoi ne sera pas susceptible d'amendement, si ce n'est pOUl' y ajouter des instructions.
�106
THOMAS JEFFERSON
l Lorsque est inscrite une somme dans
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un blanc, la somme la
plus forte doit être mise la première en question, d'après la
treizième Règle du Sénat (1) contrairement à la règle du ParleInent qui donne la préférence à la somme la plus faible et au
délai le plus long (2). J
Cette nlanière n'est poinL considérée COlnme constitutive d'un
amendement à une quesLion, mais comme équivalente à autant
de questions originales, alternatives ou successives. Dans toutes
les questions de délai et de nombre, nous devons examiner: si le
plus grand renferme le plus petit, ainsi qu'il en est quant aux
questions de savoir quel sera le temps d'une remise, le nombre
des menlbres d'un cOlnité, le montant d'une amende, la durée
d'un emprisonnement, le délai d'alnorlissement d'un enlprunt,
ou le terme ad quem dans tous les autres cas; la question doit
alors procéder a maximo," - ou bien, si le plus petit renferme
le plus grand, comme il en est dans les questions de limiLation
du taux de l'intérêt, de fixation du jour de clôture de la session
par ajournement. ou d'ouverture de la prochaine session, de
déternlination du temps auquel un acL sera applicable, ou
d'établisselnent du terme a quo dans tous les autres cas, où la
question doit procéder a minimo. Le but de ces combinaisons
est de ne point commencer à cette extrême limite, qui, inférieure
au désir de chacun, ne pourrait être repoussée par personne, et
qui, adoptée, rendrait impossible toute proposition d'en dépasser les termes; il est, au contraire, de commencer à l'autre
limite extrême qui ne réunirait en l'état que l'adhésion de peu
de personlles, et, dès lors, d'en augmenter ou réduire le chmnp
jusqu'à ce que puisse être réuni un nombre de voiX' suffisant à
former une majorité (3). « La bonne quesLion, en pareil cas,
n'est pas celle sur laquelle, et au-delà de laquelle, tout le nlonde
serait d'accord, mais celle de sRvoir s'il doit être fait une addition ~t la question (4) ».
(1) Cette Règle a été abrogée.
(2) [III. GREY, 382, et V, 179. -
(3) lUI. GREY, 376, 384, 385.J
(n [1. GREY, 365.]
II.
t{ATS.,
III, note
~,
et III, 166, 183-186.J
�l\lANUEL DE PRATIQUE PARLEMENTAIRE
107
Il existe une autre exception à la règle de la pri9rité dans le
cas de nlotion tendant au retranchement (strike out) ou à l'adoption (agree) d'un paragraphe. Les 1110tions d'amender doivent
être présentées ayant qu'un vote intervienne sur le retrait ou
l'adoption du paragraphe tout enlier.
Mais il y a plusieurs questions qui, étant incidentes à toules
les autres (incidental ta every one), ont la priorité, qu'elles soient
ou non privilégiées: ainsi, une question d'ordre, souleyée à
propos de toute autre question, peut être tranchée avant
celle-ci (1).
'.
[Au Sénat].
".
Règle XX.
1. Une question d'ordre pellt être soulevée à Cl11 moment
qllelconque des débats, sauf pendant ql.le le Sénat vote pal'
division; et, à moins ql.l'elle ne soit de la compétence du
Sénat, elle sera résoll.le sans débat par le président et susceptible d'appel devant le Sénat. Quand un appel est formé,
toute qllestion d'ordre sllbséquente qlli pellt s'élever avant la
décision SUI' cet appel sera résolue par le président sans débat,
et tOl.lt appel sera résolu en une fois et sans débat. Tout
appel peut être déposé sur la table sans préjlldice pour la
question en cours d'examen, et devra donc être considéré
comm.e confirmant la -décision du président.
2. Le président pellt soumettre toute question d'ordre à la
décision du Sénat.
Si une question de priYilège s'élève au sujet d'une question,
ou à la suite d'une querelle entre deux 111embres, o~ pour toute
autre raison, elle passe ayant l'exmuen de la question originelle
et doit être tranchée la première.
Lecture des documents relatifs à la question soumise à la Chambre.
- Cette question doit être posée avant la question principale.
Demande d'autorisation de retire/' une motion (to withdraw a
motion). - La règle du Parlement étant que, lorsqu'une luotion
est faite et appuyée, la Chambre en est saisie, et que cette lTIotion
(1) [II.
(2) [II.
HATS.,
HATS. ,
119.J
121.J
�108
THOMAS JEFFERSON
ne peut êLre retirée sans autorisation, il résulLe des termes
mêmes de la règle que l'autorisation peut être accordée, et, par
conséquent, qu'elle peut être demandée, et que la question peut
être posée.
SECT.
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XXXIV. -
QUESTION PRÉALABLE
(Previolls qllestion)
Lorsqu'une question est soumise à la Chambre, tout membre
peut proposer la question préalable: « Cette question (la question principale) doit-elle êlre posée maintenant?». Si elle est
adoptée, la question principale est alors posée Îll1luédiateluent,
et nul ne peut plus prendre la parole, soit pour ajouter quelque
ch03e à ladite question, soit pour la modifier (1).
Si la question préalable est proposée et appuyée, le présiden t
demandera: « La question préalable doit-elle être posée luaintenan t ? ». Si les Non l'emportent, la question préalable ne sera
pas posée (2).
D'après M. Hatsell, ce genre de question semble avoir été
introduit par Sir Henry Vane, en 1604 (3). Lorsque la question
était posée en cette forme : « La question principale doit-elle
être posée? », les votes néga~ifs ayaient cet effet d'écarter la
question pour toute la session ; mais, depuis l'emploi des
Illots : « posée luaintenant, now Pllt», le rejet n'écarte la question
que nlomentanément ; autrefois, en vérité, jusqu'à la fin du
débat (4), aujourd'hui pour le jour seulement de la discussion et
pas pour plus longtemps (5).
Avant la ·question : « La question principale doit-elle êlre
posée maintenant ?», tout luembre peut avoir déjà pds la parole
sur la question principale; s'il en était autrement, il lui serait
absolUluent impossible de la prendre (6).
(1) HAIŒW., Mem. 28. - [IV. GUEY, 27.J
(2) [II. HATS., 116.]
(3) [II. HATS., 111, notes et t. - If. GUEY, 113,114 et III, 384-. J
(4) [IV. GREY, 43.J
(5) III. GUEY, 113, 114.J
(6) H.-\KEW ••11em., 28,
*
�MANUEL DE PRATIQUE PARLEMENTAIRE
,.
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"
109
La vraie occasion d'user de la question préalable ~e rencontre
lorsqu'est mis en avant quelque sujet de caractère délicat à
l'égard de hauts personnages, etc., ou dont la discussion risque
d'amener des constatations aux suites fâcheuses. Alors la question préalable est proposée, et, suivant la pratique nloderne, la
discussion de la question principale suspendue, et le débat
limité à la question préalable. L'emploi de la question préalable
a été étendu abusivenlenl à d 'autres cas; mais elle y a constitué
une procédure gênante ; d'autres formes parlelnentaires plus
simples rempliraient tout aussi bien les mêlnes services ; par
conséquent, il n'en faut pas favoriser l'usage, mais le réduire
dans des lilnites aussi étroites que possible.
Est-il possible d'muender une question principale après qu'il
son sujet a été proposée et appuyée la question préalable ?
Hatsell (1) dit qu'on s'est demandé s'il était possible d 'admeLlre
un amendement à la question principale, après que la question
préalable fut proposée et appuyée, et posée du Fauteuil (il veut
dire par là après que le Speaker l'eut mise en discussiOli). Il
déclare que l'amendement peut être accueilli après que la ques~
tion préalable a été proposée et appuyée, luais ne peut plus
l'être après qu'elle a été posée du Fauteuil. Dans ce dernier cas,
il pense que les partisans de l'amendeluent doivent voter que la
question principale ne sera pas posée maintenant, et, là-dessus,
proposer leur question amendée, laquelle, devenue par le fail de
l'amendement une question nouvelle, n'est plus la même que
celle qui vient d'être repoussée, et par suite peut être proposée
comme une nouvelle question. En réalité cette manière de procéder compromet certainelnent la question principale en divisant
ses partisans, parmi lesquels quelques·uns peu vent, en effet,
mieux aimer l'accepler sans amendement que la yoir complètement repoussée; tandis que d'autres peuvent yoter, con1lue
l'indique Hatsell, que la question principale ne soit pas posée
maintenant, dans le but de la représenter sous une forme
amendée. Grâce il cette nlanœuvre au sujet de la question préa(1~
[II.
RATS.,
122-12·1; J
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THOMAS JEFFERSON
lable, les ad versaires de la question principale, voient se
joindre à eux, dans le premier scruLin, les adversaires de
l'amendement, et ils mettent ainsi les partisans de la question
principale dans l'elubarrassanle situation de se rallier comme
il~ peuvent. - Il indique égaleluent, à l'appui de celte opinion
que la circonstance décisive pour savoir si un amendement peut"
ou ne peut pas, être accueilli, est le fait que du Fauteuil la
question préalable a éLé posée. Toutefois, comme la règle est
que la Chambre est saisie d'une question aussitôt que celle-ci a
été proposée et appuyée, le fait que cette question a été posée
a ussi du FauLeuil ne peut faire que la Chambre en soit plus ou
moins saisie. On peut dire, en vérité, que, la question préalable
ayant pour but d 'écarter une question qu'il n'est pas opportun
de discuLer, ce but pourrait être déjoué par la proposition
d'amender, et le fait d'incorporer l'objet de la question principale dans la discussion de cette motion. Mais le but de la question préalable peut également être luanqué par l'effet de la
lnanœuvre consistant à proposer, comme l'indique M. Hatsell,
d'amender la question après que la décision a été prise au
scrutin de ne pas poser la question originelle. Il reconnaît aussi
que la pratique admet des amendeluents préalables, et il ne
cite que quelques exemples anciens en sens contraire .
Au total, je pense qu'il vaut nlieux trancher la question ab
inconvenienti, c'est-à-dire qu'il faut savoir s'il est préférable de
permettre à une partie de la Chambre de faire échouer une
proposition en posant à la hàte la question préalable, et en
obligeant ainsi à poser la quesLion principale sans l'muender, ou
bien de permettre à l'autre partie de la Chambre d'imposer, d',une
façon incidente tout au nloins, une discussion que la première
préfèrerait éviter. Ce dernier inconvénient est peut-être le
moindre, d 'autant que le Speaker peut, en restreignant rigoureusement la discussion au seul mllendement, empêcher toute
incursion vers la quesLion princ~pale, et d'autant aussi q\.l'un
gr~nd nombre des cas dans lesquels la question préalable est
demandée sont de vrais sujets de discussion publique (propel'
sllbjects of public discussion) et ne doi vent point, quant à cette
�MANUEL DE PRATIQUE PARLEMENTAIRE
111
discussion, être gênés par une règle111entation formelle_(obstrc~te:
by a fOl'malily) qui n'a été introduite que pour des questi Ol-:~
d'un caractère particulier (of a peculial' charQcter).
SECT.
.......
.
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XXXV -
A:\ŒNDE~lENTS.
Lorsqu'un amendement est proposé, tout 111ernbre qui a prÏ!':
la parole sur la question principale peut la reprendre sur
l'amendement (1).
Si un amendement incompatible ayec un antre déjà adopté
est présenté, la ChaInbre trouvera dans cette contradiction une
raison suffisante pour le repousser; toutefois, le Speaker n'est
pas compétent pour le supprÏIner, comme s'il était contre
l'ordre. Car, sïllui était pertuis de faire rentrer des questions
de concordance dans les questions d'ordre (vortex of order), il
pourrait usurper le droit de s'opposer aux modifications importantes, et anéantir la volonté législaLive au lieu de la servir.
Des amendelnents peuvent être proposés, tels nlême qu'ils
nl0difient (alter) la nature de la proposition. C'est un nloyen,
en effet, de se débarrasser d'une proposition que de lui donner
une acception tout autre que celle voulue par ses auteurs, de
façon que ceux-là mêmes votent contre elle (2). Un nouveau
bill peut être introduit (ingrafted), par voie d'amendement, sur
ces mots: « Qu'il soit ordonné ... eLc. (3) .
Si l'amendenlent proposé consiste à retrancher (by leaving out)
certains nlots, il peut être proposé, connue anlendement à cet
amendenlent, de supprinler une partie des mots de l'alnendeInent; ce qui revient à les maintenir dans le bill (4). La question
parlelnentaire à poser est toujours celle de savoir « Si les nlots
doivent faire partie du bill ».
Si l'anlel1denlent rJroposé consiste dans l'insertion d'un paragraphe ou de partie d'un paragraphe, ses partisans, avant que la
(1) Scon.; 23.
(2) [II. HATS., 109, 113, et IV, I1.J
(3) [1. GUEY; 190,192.J
(4) [II. HATS., 110, 117.J
�112
\
.
THO:\IAS JEFFERSON
question ne soit posée de savoir s'il doit être insé]~é, peuvent,
par amendements, le rendre aussi parfait qu'il leur est possihle.
S'il est admis, il ne peut plus être amendé dans la mêrne phase
de la procédure parce qu'un yote de la Chambre l'a adopté en
celte forme. De Illême, si l'amendelllen t proposé consiste à
supprimer un paragraphe, ses partisans doivent, avant que la
question de la suppression ne soit posée, le rendre, par des
amendements, aussi parfait qu'ils le peuvent. Si, après que la
question a été posée, le dernier paragraphe est l11ainlenu, il ne
peut être ultérieurement proposé de l'amender, car le vote défayorable à sa suppression éql1ÏYaut à un yote d'adoplion en la
forme où il était.
Lorsque l'amendement proposé consiste à supprimer certains
mols et à en ajouter certains autres, la manière d'exposer la
question consiste à lire d'abord, en entier et dans sa forme présenle, le passage à amender, ensuite les 1110ts dont le retrancheInent est proposé, puis ceux dont l'addition est demandée, enfin
le passage en entier, tel qu'il sera après amendement. Et la
question, si la demande en est faite, doit alors être divisée, et
posée d'abord sur la suppression. Si celle-ci est adoptée, la
question est posée alors de l'insertion des mots ' proposés. Si
celle-ci est repoussée, la proposition peut être faite d'insérer
. d'autres nlots (1).
Au cas de rejet d'un amendement proposé par moLion et
consistant à retrancher certains nlots et à en Illettre d'aulres à
leur place, une autre Illotion peut être faite de supprimer les
nlêmes mots et de les remplacer par d'autres d'une porlée entiè . .
rement différente de ceux dont l'insertion avait été proposée par
la première molion. Si celte dernière motion est repoussée, une
autre peut alors être faite de retrancher les mêmes nlots et de
n'en mettre aucun autre à leur place, et cette proposition doit
être acceptée. Pareilles combinaisons sont possibles, parce que
supprimer et substituer A est une proposition; retrancher et
insérer B. est une proposition différente, et retrancher et ne rien
(1) [II.
HATS.
110, 118. J
�,113
l\1ANVEL DE PRATIQUE PARLEMENTAIRE
Illettre en place est encore une auLre proposition; et le rejet
d'une proposition n'eillpêche pas d'en présenter unë différente.
Le cas ne changerait pas non plus si, la première lllOtion était
divisée, la question posée d'abord de la suppression, et celle-ci
repoussée; car, de luèl1le que poser la question d'un seul coup
et pour la question tout entière n'aurait point empèché une nouvelle proposition, de Blême la poser sur la 1110itié seuleillent de
la question ne saurait entraîner un autre résultat (1).
[Au Sénat]
..
,.'
Règle XVIII.
Si la question en. discussion contient plusieurs propo ..
sitions, tout sénateur peut en. demander la division, réserve
faite d'une molion de supprimer el d'inst?rer, laquelle ne
peut pas être divisée,. mais le rejet d'une motion de supprimer el d'insérer llne proposition n'empêche pas une motion
de retrancher et d'insérer une autre proposition,. elle n'empêche pas non plus une simple motion de retranche/''' le
rejet d'une motion de retrancher n'empêchera pas non plus
llne motion de retrancher et d'insérer. Alais, lorsqu'une
motion de retrancher et d'insérer est pendante, la partie à
.retrancher et celle à insérer doivent, au point de vue de
l'amendement, être considérées comme une question, et les
motions d'amender la partie à retrancher azzront la priorité.
Mais, s'il a été décidé de supprimer les mots et d'insérer à leur
place A, il n'est pas possible ensuite de supprimer A et d'insérer B. L'auteur de B aurait dû indiquer, pendant que la discu s~
sion de A avait lieu qu'il proposerait d'insérer B, auquel cas
ceux qui auraient )?référé cette ~olution se seraient réunis pout
rejeter A.
(1) Dans le cas de division de la question, et de vote contre la suppression l
j'émcts en hésitant l'opinion que j'exprime au texte. Je ne trouve aucune
autorité dans le sens indiqué, et je sais que la question peut êh'e considérée
sous un aspect différent. On peut penser qu'après décision prise, d'une façon
distincte, de ne pas supprimel' le passage, la même question de suppression ne
peut être posée de nouveau , même s'agissant d'une insertion différente.
J'estime encore plus raisonnahle et plus convenahle de considérer la suppression et l'insertion cornme ne formant qu'une seule proposition; néann1oins,
je me rendrais, sans hésiter, à toute preuve que la solution contraire est d'usage
au Parlemcnt. (JefTel'son ).
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THOMAS JEFFERSON
Cependant, après que A a été inséré, il est possible de proposer
le retranchement d'une partie du paragraphe originel qui
comprend A, pourvu que la partie à retrancher soit assez substantielle pour constituer réellement une proposition différente.
On en revient alors au cas ordinaire de suppression d 'un paragraphe antérieureluent amendé. Rien n'empêche non plus une
insertion de dispositions nouvelles au lieu de A et de ce qui s'y
rapporte .
Le 25 janvier 1798, une nlotion fut faite au Sénat de remettre
jusqu'au second mardi de février l'examen de quelques amenr-d ements proposés à la Constitution; les nlots « jusqu'au second
mardi de février» furent repoussés par voie d'amendement. On
proposa alors d 'ajouter: « jusqu'au premier jour de juin ». On
objecta que l'addition n'était pas possible, attendu que la question aurait dù être posée d'abord sur le délai le plus long et que,
par cOI~séquent, après qu'on s'était prononcé contre le délai le
plus court, on ne pouvait en mettre un plus long en question.
On répondit que cette règle ne s'appliquait qu'au cas où il s'agit
de remplir des blancs laissés pour l'indication d'un délai. Mais,
lorsqu'un laps de t emps déterminé fait partie d'une nlotion , il
peut être supprimé aussi bien que toute autre partie de la motion,
et, une fois qu'il est supprimé, la possibilité existe d'admettre
une nlotion tendant à l'insertion d 'un autre délai. En fait, ce
n'est qu'après que les nlots relatifs au délai sont retranchés, et
que, par conséquent, l'indication du temps est laissée en blanc,
que la règle peut commencer à s 'appliquer, en autorisant toutes
les propositions de délais différents et la pos~tion des questions
successives quant au délai le plus long; s'il en était autrelnent,
l'auteur de la proposition pourrait rendre impossible l'établissement des délais longs en insérant dans sa proposition un
terme court dès le début, attendu que, jusqu'au moment où ce
délai restreint serail supprimé, l'insertion d'un plus long serait
impossible, et que, si cette insertion n'est point autorisée après
la suppression du délai court, elle est toujours interdite.
Supposez que la première proposition ait été d'anlender en
supprinlant les mots « le second mardi de février », et en insé-
�115
MANUEL DE PRATIQUE PARLEMENTAIRE
,
.
rant à lelll~ place « le 1er juin» ; ·il aurait donc été r~gulier de
diviser la qtiestion, en posant d'abord la question de suppression, ensuite celle d'insertion. La manière de procéder actuelle
a précisément cet effet; Inais, au lieu d'une seule nl0tion eL de
deux questions, il y a deux motions et deux questions, - la
Inotion élant divisée aussi bien que la question.
S'il était préférable de réunir en un seul bill les matières
contenues dans deux, il n'y aurait qu'à rejeter l'un et incorporer
son dispositif dans l'autre par voie d'anlendement. De même,
s'il était préférable de distribuer en deux bills la substance
d'un seul, on pourrait en distraire une partie par voie d'aI11ende'ment, et de celte nlême partie faire l'objet d'un nouveau bill.
Lorsqu'il y a lieu de transposer une section, une question doit
d'abord être posée afin d'enlever cette section de la place où
elle est, et une autre ensuite afin de l'insérer à l'endroit désiré.
Bill adopté pal' llne Chambre avec des blancs. - Les blancs
peuvent être reI11plis par l'auLre Chambre au nl0yen d 'amendeInents, renvoyés à la preInière Chambre, et par elle adoptés. (1).
Le nUI11éro placé devant la section. d'un bill n'étant qu'une
indication marginale, et non une partie du texte nlême du bill ,
c'est le clerk qui les détermine. - La Chambre, ou le comité,
ne doit amender que le texte.
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SECTION
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-
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XXXVI. -
DIVISION DE LA QUESTION
Lorsqu'une question comprend plusieurs parties, elle peut
être divisée en deux ou plusieurs questions (2). Mais ce droit
n'appartient pas aux membres individuellel11ent; son exercice
implique le consentel11ent de la Chambre. Car, qui doit décider,
si une question est ou non complexe, - quand elle est COlTIplexe, - en conlbien de propositions elle doit être divisée? Le
fait est que la seule façon de diviser une question complexe est
d 'y proposer des amendements, et la Chambre statuera après
(1) [III.
HATS .,
115.J
(2) HAIŒW~, Mém. , 29.
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�116
"
"
.
THO~IAS
JEFFEHSON
qu'une question ·a ura été proposée, à nloins qu'elle n'ordonne la
division. Ainsi, le 2 décembre 1640, s'agissanf de -l'élection dès
Chevaliers de Worcester, la nlotion fut faile et accueillie de
diviser la question en deux, c'est-à-dire une pour chaque
Chevalier (1). De nlême, chaque fois qu'une question réunit
plusieurs noms, ceux-ci peuvent être séparés, et mis en question
un à un (2), Ainsi, le 17 avril 1729, sur observation que ]a question était. cOIuplexe, il y eut division par voie d'amendelnent (3).
Le bien-fondé de ces observations ressort avec évidence de
l'exposé des difficultés résultant de la dix-huitième Règle du
Sénat, suivant laquelle « Si la question en discussion contient
plusieurs propositions, tout sénateur peut en demander la
division »,
30 mai 1798, Bill des étrangers en quasi-comité. - Par voie
d 'amendement deux nouvelles clauses avaient été ajoutées à
une section et à une clause du bill primitif. Sur une lnotion de
retrancher la section ainsi amendée, la division de la question
fut demandée, Pour pouvoir]a faire, il fallait d'abord poser ]a
question sur ]a suppression ou bien de la première c]a use ou
bien de quelque partie distincte de la section. Mais, lorsqu'il ne
reste plus d'une section que le dernier membre et les clauses il
est ilnpossible de les séparer, de manière à ce que le dernier
inembre soit luis en question tout seul, parce que les clauses
pourraient être ainsi luaintenues COlllme exceptions à une règle
qui aurait été rejetée, - ou bien parce que les nouvelles clauses
pourraient être remises une deuxième fois en question alors
qu'elles avaient déjà été examinées une première fois à la nlême
lecture; ce qui est contraire à la règle. La question doit être
posée sur la suppression du dernier membre de la section ainsi
amandée. Les exceptions sont ainsi détruites avec la règle; ce
qui enlpêche toute inconséquence. Pour êlre divisible, une
question doit cOIuprendre des points tellelnent distincts et
tellelnent complets par eux-mêmes que, si l'un d'eux est sup(1) [11. HATS. , 118, 119, note
(2) [IX. GUEY , 44-1.J
(3) [II. HATS . , 110.J
~. J
�~IANVEL
DE PRATIQVE PARLEMENTAIRE
117
primé, les autres restent entiers. Au contraire, une clause
ou une exception, qui ne contient point un ordre distinct ne
constitue point une disposition ou une proposition complète.
31maÏ. - Le même bill fut soumis au Sénat. Il contenait une
clause d'après laquelle le bill ne serait pas étendu (1) à tout
ministre étranger; (2) à toute personne à laquelle le Président
aurait délivré un passe-port; (3) à tont nlarchand étranger qui
se confonnerait aux règlelnents que le Président devait prescrire. La division de la question fut demandée en ses éléments
les plus simples. Elle fnt effectivement divisée en quatre parties,
la quatrièm-e comlnençant anx mots « qui se confonnerait .. etc. »
L'objection fut faite que les mots « tout marchand étranger » ne
pouvaient être séparés de ceux qui les modifiaient « qui se
conformerait.. etc. », parce que ces mots, à êlre maintenus seuls,
ne renfermaient aucune idée substantielle et n'auraient pas de
sens. Mais, étant admis nlême que la division puisse être opérée
d'un paragraphe en questions distinctes, et de telle façon que
chacune d'elle ait une individualité propre, la Chambre pouvait,
après avoir adopté, sur question, les prelnières divisions,
retrancher les mots « tout lnarchand étranger », de telle sorte
que les nl0ts les nlodifiant se rattachaient aux catégories de
personnes précédelnment énumérées' et modifiaient lesdites
catégories.
Lorsqu'une question est divisée, après que la question a été
posée sur le premier nlelnbre (du bill proposé), la discussion
de l'amendement s'ouvre sur la deuxiènlc. C'est, en effet, une
règle connue que tout Inembre peut se lever et prendre la parole,
à n'importe quel moment, avant que la question n'ait été tout il
fait solutionnée, et discuter de l'affaire le pour comme le contre.
Mais la question B'est pas complètement posée lorsque le vole
n'a porté que sur le premier melnhre. Il reste encore à trancher
une moitié de la question, d'une manière à la fois positi\'e et
négative. (ExecLlf. JOLl/'Il., 25 jllin 1795). Même décisioll qq
président i\.danls!
�118
THOMAS' JEFFERSON
SECT"
XXX VIL -
QUESTIONS CONCURRENT~S
(Coexisting questions). .. :- .
•
'~ ••'t
...
La question est concevable de savoir si la Chalnbre peut -être
saisie de deux nl0tions ou de deux propositions en lnême temps,
de telle sorte que, lorsque l'une est résolue, la question soit
posée sur l'autre, sans qu'elle doive être à nouveau proposée Il
faut distinguer. Lorsque le vote d'une remise (vote ol adjoul'nment) interronlpt la discussion d'une question, la Chambre en
est, par le fait même, dessaisie; l'affaire ne lui est plus sounlise
ipso facto à la séance suivante, et doit, au contraire lui être
représentée en la forme ordinaire. Il en est de mênle lorsque la
diséussion est interrompue par un ordre du jour. De même,
çertailles autres questions privilégiées qui écartent la question
principale (question préalable, remise, renvoi à un comité) en
dessaisissent la Chambre. Mais une motion d'amender, de
reLirer, de lire des documents, de poser une question d'ordre ou
de privilège, ne fait que suspendre la question, dont la Chalnbre
demeure toujours saisie, après que ces motions ont été décidées.
Aucune questions hors les privilégiées ne peut donc être soulevée pendant qu'une autre est soumise à la Chambre, la règle
étant que, lorsqu'une motion est faite et appuyée, nulle autre ne
peut être reçue si elle n'est une question privilégiée.
SECT.
XXXVIII. -
QUESTIONS ÉQUIVALENTES
(Equivalent questions).
Si, sur une question de rejet (rejection), un bill est retenu
(retained), il passe, de droit, à la lecture suivante (1). Et, si une
question pour la deuxième lecture est repoussée, la chose équivaut à un rejet du bill, sans qu'il y ait besoin d'autre question (2).
On trouvera ailleurs l'énoncé des cas et dans quels_cas il faut
poser la question _de rejet (3).
(1) HAKEW., 141. - Scon" 42.
(2) [IV. GREY, 149.J
(3) ELSYNGE'S Memol'., 42.
�~IANUEL
"
p
'.
119
Lorsque les questions sont absolument équivalentes, de telle
sorte qu;adopter l'une 'équivaut, sans qu'il puisse y avoir le
moindre doute, à repousser l'autre, la solution de l'une tranche
nécessairement l'autre (1). Ainsi, refuser de supprimer équivaut
à vouloir maintenir; aussi bien, la même question serait enjeu
deux fois si celle d'adopter était posée après celle de suppri.
111er. Il n'en serait pas ainsi s'il s'agissait d'amendements
discutés entre les deux Chambres: le rejet d'une n10tion de se
désister (to recede) n'équivaut pas à la volonté manifestée d'insister
(to insist), attendu qu'il y a une autre alternative, laque11e est
d'adhérer (to adhere).
Au cas où un bill émanant d'une ChaIllLre est adopté par
l'autre avec un amendement, et où une motion faite dans la
Chambre dont le bill émane de se rallier à l'an1endenlent est
repoussée, la question est de savoir s'il résulte de là un yote de
rejet, ou bien si la question du rejet doit faire l'objet d'un 'vote
exprès? Les questions se rapportant aux amendements qui
émanent de l'autre Chambre sont(1) d'adopter; (2) de repoussel;;
(3) de renoncer; (4) d'insister; (5) de persister.
'
,',
"
•
DE PRATIQUE PARLEMENTAIRE
1° Adopter (agree).
l L'une d'elles tranche nécessairement
2° Repousser (desagree) \ l'autre; car le positif sur l'une est
exactement l'équivalent du négatif sur
l'autre, et aucune autre alternative n'est
possible. - Sur chacune de ces nlotions
peuvent être proposés des amendel11ents
à l'amendement; ainsi, s'il est proposé
de la repousser, les partisans de l'alnendel11ent peuvent, avant que ne soit
posée la question de rejet, le rendre,
par des amendements, aussi parfait
qu'il est loisible.
3° Renoncer (recede).
On peut alors ou insister ou persister.
4° Insister (insist).
On peut alors ou renoncer ou persister.
5° Persister (adhere).
On peut alors ou renoncer .ou insister.
l
(1) [IV.
GREY,
157'.] ;
�120
THOMAS JEFFERSON
Par conséquent, voter n~gativement
sur l'une de ces questions n'équivaut
pas à un vote affirmatif dans l'autre
sens: il n'y a pas, de l'une à l'autre,
une union intilne tellelnent nécessaire
qu'elle puisse autorisér le secrétaire à
en déduire un autre vote; car, pour
chacune, deux alternatives restent encore ' possibles, et la Chambre peut
adopter l'une ou l'autre.
SECT.
XXXIX. -
LA
QVESTIO~.
La question doit d'abord être posée en la forme affinuative,
ensuite sous l'aspect négatif.
Après que le Speaker a posé la question avec une fornulle
affirmative, tout membre qui n'a pas déjà pris la parole sur la
question peut se le\'er, et pa.rler avant que n'ait été posée la
partie négative; car, la question n 'est pas épuisée tant que la
formule négati\'e n'a pas été posée (1).
[Au Sénat].
.'
Règle XIX. [Texte déià cité, sllpra, p. 71].
Mais, dans les affaires couranles el de peu d 'importance,
com111e la réception des pétitions, les rapports, le retrait des
111otions, la lecture des documents; etc .. , et, lorsqu'aucune opposition ne se manifeste, le Speaker présuppose, le plus souvent,
le consentement de la Chambre, et ne lui donne pas la peine de
trancher formellement la question (2).
,
'.
SECT.
XL. -
BILLS: TROISIÈME LECTURE.
Pour empêcher que les bills ne passent par ~urprise; la Chambre décide, par U11 Ordre permanent, que leur adoption ne soit
pas proposée avant une heure déterminée, et elle indique une
heure à laquelle la Chambre est généralement au compl~t (3).
(1) SCOB. , 2:t. - [11.
(2) SCOB., 22. - [II.
(3) HAKEW ., 153 .
HATS.,
H ATS.,
102. J
109, 119 . -
Y. GR EY, 129, et IX, 301. J
�:\IANVEL DE PRATIQUE PARLEMENTAIRE
· '\
. 0
•
121
An Sénat, il est d'usage de ne point poser la q~estion de
l'adoption d 'un bill jusqu'à midi.
Lorsqu'un bill est rapporté et admis à la troisième lecture, il
ne peut pas être procédé, ce même jour, à la troisième lecture et
à l'adopLion du bill; car celui-ci seraiL adopLé sur deux lectures
faites le nlême jour.
Lors de la troisième lecture, le clerk lit le bill et le relnet au
Speaker qui en indique le titre et annonce qu'il s'agit de la troisième lecture du bill, et que la question sera de savoir « Si le bill
(pass) doit passer )). Âutrefois le Speaker, ou ceux qui préparaient
un bill, préparaient aussi un exposé sommaire de son contenu,
que le Speaker lisa!t, lorsqu'il indiquait l'état (state) du bill au
moment des différenles lectures. Quelquefois cependant, il
lisait le bill lui-même, en particulier au moment · de son adoption (1). Depuis peu, au lieu de suivre ces errements, au moment
de la troisième lecture, il indique le contenu intégral du bill mot
pour mot; seulement, au lieu d'en lire les parties fonnelles :
« Qu'il soit ordonné ... etc. )), il indique « Que le préambule
expose ceci et cela; - que la première section porte que ... , etc:,
- la deuxième section que ... , etc.
Mais le Sénat de l'Union est dispensé de ces deux fonnaliLés;
le résumé ne donne qu'un aperçu imparfait du bill, et est susceptible d'en donner un faux; et l'exposé intégral constitue une
perte de temps inutile, aussitôt après que le clerk a fait du bill
une lecture complète, étant donné surtout que chaque membre
a en mains une copie imprimée du bill.
Un bill en troisième lecture ne doit être renvoyé à un comité,
ni quant à son objet, ni quant à sa substance, mais seulenlellt
pour y recevoir quelque clause particulière; néanmoins, on a
toléré la chose quelquefois, mais au titre tout il fait exceptionnel (2). Ainsi (27 El. 1584), un bill fut renvoyé il un comité
lors de sa troisième lecture, après qu'il l'ayait déjà été lors de la
dernière, mais le fait fut déclaré hors d'usage (3).
(1) HAIŒW., 136, 137 , 153. - COlŒ,
(2) HAKEW., 156.
(3) D'EwES, 337, col. 2 ; 414 , col. 2,
2~ ,
115.
�122
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THO~fAS
JEFRERSON
Lorsqu'une disposition essentielle a été omise, p}utôt que de
raturer le bill et de le rendre ainsi suspect, une clause est ajoutée
sur un' papier séparé, grossoyé, appelé postillon (rider), qui est lu
et sur lequel la question est posée trois fois (1). 'T out lnembre a
le droit de produire un postillon sans demander d'autorisation(2).
Il est de règle générale que les amendements proposés à la
deuxièlne lecture doivent être lus deux fois, et ceux proposés h
la troisième trois fois; il en est de même de tous les amende
ments émanant de l'autre Chambre (3).
C'est avec une grande et presque invincible répugnance que
sont admis des amendements lors de celle lecture, parce qu'il s
occasionnent des ratures ou des interlignes. Quelques fois une
clause est retranchée d'un bill; d 'autres fois il en a été raturé (4).
Le nloment est alors bien trouvé pour remplir les blancs; il
serait particulièrelnent dangereux, en effet, que ceux-ci soient
remplis plus tôt et pour l'heure modifiés par des ratures.
Lors de cette lecture, le bill est discuté à nouveau, et, le pl us
souvent, discuté beaucoup plus à ce moment qu'à aucune des
lectures antérieures (5).
La discussion sur la question de savoir si l'on procèdera à la
troisième lecture a révélé aux partisans et aux adversaires du
·bill les arguments sur lesquels chacun s'appuie et ceux qui
paraissent influencer la Chambre; les uns et les autres ont eu le
temps d'en trouver de nouveaux et de donner une autre forme
aux anciens. Le premier vote a nlontré les forces de l'opinion
favorable au bill et donné une base pour préjuger l'issue du
débat, et la question de l'adoption du bill qui est actuellement
pendante est la dernière occasion qui sera jamais fournie à ses
partisans et à ses adversaires de l'adopter ou le repousser.
Lorsque la discussion est terminée, le Speaker, tenant le bi Il
dans ses mains, pose en ces termes la question de son adoption:
(1) ELSYNGE' S Mem., 59_ I. BLACKST_ , 183. examples of riders, III. HATS. , 388, 435. J
(2) [X. GREY, 52. J
(3) TOWN., col. 19, 23-28.
(4) [IX. GREY, 513. J
(5) HAIŒV{., 153.
[VI.
GREY,
335. -
For
�MANUEL DE PRATIQUE PARLEMENTAIRE
123
« Gentlemen, que tous ceux qui .sont d'avis que Je bill doit..
.......-. -
.~ ,
"'"
'.
,,;'
pass'er disent: Oui ».; pu-is, et après que les Oui ont été émis:
« Que tous ceux qui sont d'avis contraire disent: Non.. » (1).
Le bill une fois adopté ne peut plus être modifié sur aucun
point (2).
- ..
. r·
SECTION
.
,
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"-
.;
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\
"'. ~
......
XLI. -
DIYISION DE LA CHA.;\IBRE
~
...
',"
'-.,
- -·1
Lorsqu'ont été posées les questions pour et contre le bill, et
qu'il y a été répondu, ]e Speaker déclare d'après le hruit des
Oui et des Non, s'il se trouve par là éclairé, quel est le parti qui
l'emporte, et sa décision constitue l'opinion de ]a Chambre .
Mais, si le Speakei' hésiLe à dire quelle est la voix qui domine,
ou bien encore si; aval11 qu'aucun autre membre n'entre dans ]a
Chambre ou qu'une nouvelle proposition ne soit faite (après
cette propositio·n ' il' serait trop tard), un l11embre se lève et
déclare qu'il conteste ]a décision du Speaker, celui-ci doit faire
procéder à un vote de la Chambre par division (3).
Quand la Chambre des Communes vote par division, un des
partis sort et l'autre reste dans la Chambre. On a considéré
comme important le point de savoir lequel sortira et lequel
restera, parce que le parti qui reste s'accroit des indolents, des
in iifférents, des inattentifs. La règle générale est, par suite, que
ceux qui votent pour le maintien des décisions de la Chan1bre
restent, et qu'au contraire doivent sortir tous ceux qui sont pour
l'introduction d'une nouvelle lllesure ou d'uue modification ou
d'une manière de procéder contraire à celle qui existe déjà.
Mais cette règle' comportè'dè nombreuses exceptions et modifications (4), ainsi que le montre le tableau suivant, qui indique
quels sont ceux qui doivent sortir:
(1)
HAIŒ'V.,
154.
(2) HAKEW .. 159.
(3) SCOB. 24. - [II. HATS., 18ô, 202 note *.J
(4) RUSH., p. 3, fol. 92. - COKE, 12, 116.- SCOB., 43, 52. 29. - n'EwEs , 505, col. 1. - [II. HATS., 195-198.J
HATŒW.
Mem. , 25,
.
�124
THOMAS JEFFERSON
Pétition (1). -
Réception .. .
. 1 Les Oui.
Lecture . . . .
Dépôt sur la table.
Rejet après refus de dépôt sur la Les Non.
table. . . . . . . . . . . . .
Renvoi à un comité ou continuation de l'examen . . . .
Bill (2). - .Introduction . . . . . . . . .
Première et deuxième lectures.
Grossoiement ou troisième lecture.
Procédure à tout autre moment
Renvoi à un comité.. • . . . .
Les Non.
Au comité de la Chalubre entière
Les Non.
A un comité spécial. . . .
Rapport d'un bill tendant au dépôt
sur la table. . .
Les Oui.
Les Non.
Lecture immédiate
. . . . . . . \ Les Oui
Pour la prise en considération
P . .1. 30, 251
d'un bill dans trois mois. . . .
Deuxième lecture des amendements.
~
Les Non.
Deuxième lecture d'une clause présentée après audition du rapport fait sur un bill. . . Les Oui.
Pour l'admission d'une
P. J. 334
clause . . . . . . . . .
Grossoielnent avec les alnen395
dements • . . . . . . . 1
'.....'
Troisième lecture Îlnmédiate d'un bill. Les Non. 398
Admission d'un p0stillon.
Adoption . . . . .
Impression. . . .
, (1) [II.
HATS.,
(2) [Il,
liA.TS.,
203.J
203 ]
Les Oui. 209
�125
MANUEL DE PRATIQUE PARLEi\IENTAIRE
C omifés (1). -
Que A occupe Je fauteuil. . . . .
Adoption de l'ensemble ou d'une
partie du rapport.. . . .
TransforIuation iUllnédiatc de la
..
Chmnbre en comité . . .
Speaker (2). -- Qu'il abandonne Ïlnmédiaiement
le fauteuil après ord re de se
former en cOlnité. . . . . . .
Qu'il prenne une ordonnance ailx
fins de nouvelle élection. . . .
lIfembl'es (3). - Que nul ile s'absente sans autorisation . . . . . . . . . . . .
Témoins. - Qu'ils soient interrogés dayantage.
.
Qllestion préalable.. . . . . . . . . . . . . . .
Blancs. - Qu'ils soient remplis avec indication
de la sommc la plus forle. . . . . .
Amendemenfs(4). - Que les IUOtS ... fassent partie
de . . . . . . . . . . . . . .
Lords (5).- DeuxIème leclure de leur mnendement
}lI/essage. - Réceplion.. . . . . . . . . . . : .
Ordres dlljollr (6). - Lecturc inllnédiale. Ay. 2 h.
Apr.2h.
Ajollrnemellt (7 ). -- Jusqu'au prochain jour de
séance. Avant 4 heures. .
Après 4 heures . .
En dehors d 'un jour de
séance (à moins de résolution préalable). . . . .
Au-delà du 30janvier. . . .
Séa nces. - Pour siéger un dimanche ou un autre
j our qui n 'est pas un jour de séance
ordinaire.
(1) [II. HATS., 204. J
(2) et (3 ) [II. HATS. , 205, 206. J
(i ) [II. HATS. , 207, 208. J
(5) [II. HATS., 208. ]
(6) [II. HATS., 210 .J
(7) [II. HATS., 209.J
Les Non.
P. J. 291
i
Les Oui.
P. J. 344
Les Non.
Les Oui.
Les Non.
Les Oui.
Les Non.
Les Oui.
Les Non.
Les Oui .
Les Non.
Les Oui.
�126
THOMAS JEFFERSON
Lorsqu'un des , p~rtis est sorti, le Speaker désigne deux scrutateurs du côté des Oui et deux du côté des Non, lesquels
commencent par .cqmpter les Inembres présents dans la
Chambte et en rapportent lc nombre au Speaker. Ils se placent
ensuite en dedan.s çles portes, deux de chaque côté; ils comptent
ceux qui élaient sortis au fur et à mesure qu'ils rentrent; et ils
en indiquent le chiffre au Speaker (1).
U ne erreur .cQllll11ise par les scrutateurs peut être rectifiée
après qu'ils ont rendu comple de leurs opérations au Speaker (2).
Mais, dans lys .d~ux Chambres du Congrès, ces complications
sont évi tées. Ceux qui sont favorables à la question discutée se
lèyent d ' abord ~ et sont comptés. p~r. l~ présiden t ou le Speaker
pendant qu'ils se tienrient debout à leur place. Puis ils
s'assoient; après quoi, ceux qui sont hostiles se lèvent et sont
comptés de la même 111anière.
Au Sénat, en cas de partagè, le Vice-président fait connaître
son opinion, qui décide.
La Constitution a cependant ordonné que « Les votes pour et
contre des mem,bres des deux Chambres sur toute question
seront consignés au procès-yerbal, sur le désir expriIllé par un
cinquième desmenlbres présents (3) ), et encore que, dans ]e
cas de nouyel examen d'un bill désapprouvé par le président et
renyoyé avec ses objections, « les votes des deux ChaI11bres
seront exprimés par oui ou par non, et les n0111S des 111embres
votant pour ou contre le bill consignés, avec leur vote, au
procès-verbal de leur Chambre respective (4). )
Lorsqu'il est propo.s é de voter par Oui et par Non, le président
ou le 'Speaker ~ndigll:e : « Que ]a question est de savoir, par
excmple, si le bill doit passer, qu'il est proposé que les voix
pour et contre soient inscrites au procès-verbal ; - Que, par
conséquent, ceux qui sont de cet avis (que le bill passe), se
lèvent ». S'il estime ,e t , déclare qu'un. cinquième des membres
(ll
l2 )
(3)
(.1)
HAIŒw. Mém., 26. - [11. HATs., 198-'202.J
[II. HATS., 199 et 200, note t .J
[Art. 1) sect. 5, cl. 3. J
[Art. 1, sect. 7, cl. 2.J
�-':"
MANUEL DE PRATIQUE PARLEMENTAIRE
127
s'est leyé, il dit alors : « Que ceux qui sont d'avis d'~doptel; le
bill (that the bill shall pass) répondent Oui, et que ceux qui sont
d'un ayis contraire répondent Non »), Le clerk fait alors l'appel
des membres par ordre alphabétique, note le Oui ou le Non de
chacun, et en remet la liste au président ou au Speaker qui
proclame le résultat. Au Sénat, s'il y a partage, Je secrétaire
appelle le nOln du Vice-président et note Je vote pour ou contre,
qui est écrit par ce] ni-ci et délennine la décision de la Chambre.
[Au Sénat.]
Quand le vote pal' Qui ou pal' Non est ordonné, les noms
des sénateurs seront appelés pal' ordre alplwbétiqlle, et
chaque sénatellr, à moins qll'il ne soit excusé pal' le Sénat,
déclarera, sans débat, approuver ou désapprollver la question ," et aucun sénateur ne pourra voter après que le président allra proclamé le résllltat ," mais il pourra, pOllr des
raisons sLlffisantes, et avec le consentement unanime du
Sénat, changer ou relirer son vote. Aucllne proposition de
sllspendre ceile règle ne sera possible, et le président ne devra
acclleillir aucune requète tendant à la suspendre pal' consentement unanime .
.".
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Règle XII, cl.t.
"
.
A la Chambre des COlTIll1UneS, chaque membre peut yoter
d'une façon ou de l'autre (1); et un membre qui était présent
au lnoment où la question a été posée, ne peut pas s'en aller, et
nul ne doit participer à un vole par division, qui n'était pas
dans la Chambre lorsque la question a été posée (2).
[Au Sénat.l
Règle XII, cl. 2.
Cette dernière règle s'applique également lorsque le vote a lieu
par Oui et par Non, dans les cas où le président pose en même
(1) SCOB. , 24.
(2) [11.
HATS., 1~6". J
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128
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THOlIAS JEFFEnSON
temps les questions pour et contre, et où, pour toutes les deux,
le vote commence et se poursuit pari passll. Lorsque la question a été posée en la fOrIne ordinaire, ladite règle s'applique,
si la question contre le bill a déjà été posée; lnais, si elle n'a
pas été posée, le luembre qui arriye, et Inênle un membre
quelconque, peut prendre la parole, et même proposer des amendements dont le résultat est de faire ouyrir de nouveau la discussion et retarder considérablement la question. Et, COlllll1e les
nouveaux argl1lnents peuvent avoir modifié l'opinion de ceux
qui avaient déjà voté en faveur du bill, la question affirmative
doit être posée de nouveau. Donc, si le membre qui arrive peut
faire reprendre une queslion en prononçant simplelnent quelques paroles, il serait inutile de lui dénier ce droit au vue d 'une
sim pIe demande de sa part.
Pendant que la Chambre vote, aucun membre ne peut parler
ni quitter sa place; si l'on craint, en effet, quelque erreur, la
Chanlbre doit voter de nouveau (1).
Si, pendant le vote par divisiol1, une difficulté s'élève sur
quelque question d'ordre, le Speaker doit la trancher péremptoirement, sauf, si sa décision est irrégulière, le droiL pour la
Chainbre de la censurer ultérieurement. Le Speaker convie
quelquefois des Inembres qui ont une longue expérience à
l'assister de leurs conseils; ce qu'ils font, en demeurant assis à
leur place et la tête couverte pour éviter à leur intervention
l'apparence d 'une discussion; lnais il ne peut en être ainsi
qu'avec l'autorisation du Speaker, sans quoi le vote par division
pourrait durer plusieurs heures (2).
L'avis de la lnajorité l'emporte, car la [e x majoris partis est la
loi de tous conseils, élections ... , etc . .. , lorsqu'il n'en est pas
d'expresse manière disposé autrement (3). Mais, en cas de partage de la Chambre, semper preswnatlll' pro negante, c'est-à-dire
que la loi ancienne ne doit être 1110difiée que pnr la majorité (4).
(1) HAIŒ\V. , Mem , 26 . ...... [11.
(2) [II. HATS., I98-20~. J
(3) HAIŒ W., 93.
(4) TOWN. , col. I3·! '
HATS. ,
197. J
�:\!ANUEL DE PRATIQUE
"
PAHLEMENTAIHE
129
Mais, au Sénat des Etats- Unis, en cas de partage-1 la voix du
Vice-président est prépondérante (1).
LOI'que, dans le comptage de la Chambre pour une division,
le défaut de quorum est constaté, l'affaire demeure exactement
en l'état où elle se trouvait au moment du yote par division, et
doit être reprise à ce nIême point un autre jour (2).
Le 1er mai 1606, sur la question de savoir si un membre qui
avait voté pour pouvait s'asseoir, el modifier son vote, k Speaker
rappela le pl'écédent de 1'1. Morris, l'attorney des gardes, en
39 Eli=., qui, dans un cas analogue, avait modifié son vote (3).
SECT.
XLII. - Trnms.
Lorsqu'un bill a été adopté, et pas avant, son titre peut êlre
amendé et doit être fixé par une question; le bill est alors renvoyé ü l'autre Chambre.
Sr:CT.
XLIII. -
NOUVEL EXAMEN
(Recol1sideralion ) .
En janvier 1798, un bill ayant été amendé à la deuxièlne
le<:ture, puis repoussé lors de la question posée de savoir s'il
serait « lu une troisièlue fois », il fut sauvé par la ,'olonté
manifestée d'examiner ~l nouveau la question. En pareil cas, les
votes de rejet et de nouvel examen se détruisent l'un l'aulre
comme les quantités positive et négative d'une équation, et
doÏYent être considérés COIllme effacés des procès-verbaux. Le
bill est, de la sorte, encore susceptible d'être amendé, exactement
comme il l'était avan t la troisième lecture~ c'est-à-dire que
toutes les parties du bill sont susceptibles d'amendement, sauf
celles qu'un vote définitif avait arrêtées dans cette phase de leur
examen. De même, le bill peut aussi bien être renvoyé encore à
un comi té.
\1) [Constit. des Et. - Cnis , Art. 1, Sect. 3, cl. 4. J
(2) [II. BATS., 175. J
(3)
HAIŒW.,
Mem." 27.
�130
THOMAS JEFFERSON
[Au Sénat.]
Règle XIII.
1) Quand une question a été tranchée par le Sénat, tout
sénateur faisant partie de la majorité sur celle question
peut, le même jour ou l'Ull des deux qui suivent la présente
séance, proposer un nouvel examen; si le Sénat refuse de
délibérer à nouveau, ou si sur un nouvel examen il confirme
sa première décision, aucune autre motion de nouvel
exàmen ne sera admise., à moins de consentement unanime.
Chaque motion de nouvel examen sera trarlchée par llil
vote à la majorité ; elle peut être déposée sur la table, sans
affecter la question au sujet de laquelle elle est faite; ce sera
une solution définitive de la motion.
2) Lorsqu'un bill, une résolution, un rapport, un amendement, un ordre, ou un message, sur lequel un vote est inter-·
venu, ne sera plus. entre les mains dll Sénat et aura été
communiqué à la Chambre des représentants, la motion de
·n ouvel examen devra être accompagnée d'une motion de
requête demandant à la Chambre de retourner le projet; il
sera statué sur cette dernière motion immédiatem.ent et sans
débat; si elle est rejetée, ce sera une solution définitive de la
motion de délibérer à nouveau .
..
. -
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.. . ~.~
i' La règle sur le nouvel examen d'une question n'y apportant
ni limitation de temps ni aucune autre condiLion, il y a lieu de
se demander. s'il n'existe pas de limitation. Il ne peut pas y avoir
de nouvel exanlen d'un bill, si, après son vote, la Chambre est
dessaisie du texte sur lequel il avait été adopté, si, par exemple,
un vote ayant eu lieu pour l'adoption d'un bill, celui-ci a été
enyoyé à l'autre Chanlbre. Lorsqu'au contraire le texte demeure
en sa possession, ainsi qu'il arrive au cas de rejet du bill, quand
ou sous quelles conditions le bill cesse-t-il d'être susceptible de
nouvel examen? C'est ce qui reste à établir, à moins que la
Chambre ne soit amenée à modifier cette façon anormale de
procéder, en considérant ce droit de nouvel examen COlnme
équivalant au droit de gaspiller le temps de la Chambre en
C*) [La XIIIe Règle actuelle (au texte ci-dessus reproduit) établit précisément
la limitation dont Jefferson signalait le défaut. Nole des lraductw/'s. l
�~IANUEL
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DE PRATIQUE
PARLEMENTAIRE
131
agitations répétées sur la même question en sorle qye l'on ne
sait jan1.ais le lnoment où la question sera lnll1chée. Au Parlement, ' lorsqu'une queslion a été réglée une fois, elle
ne peut plus êlre remise en discussion au cours de la m ême session, mais doit être tenue pour la volonté de la Chmnbre (1). Et
lorsqu'un bill a été rejeté, il n'est pas possible d'en présenter un
autre de même nature durant la même session (2). Cependant;
il' ne faudrait pas élendi'e cétte règle, et défendre de poser la
même question aux différentes phases ' de l'examen d'un biIr;
car, dans chacune de ses phases, le bill est soumis à l'appré...:
ciation de la Chambre dans son ensemble et quant ü chacune de
ses parties; et il est susceptible d'amendement, par addiLion ou
i"etranchement de certaines dispositions, encoi'e que -le-nlême
amendement ait déjà' été accepté ou repoussé dans une des
phases antérieures de la procédure 'SUI; bills ,. Ainsi, pour les
rapports des con1.iLés, par exen1.ple porir le rapport fait à l'occasion d'tine adresse, c'est la n1.ême quesfion qui est soumise à la
Chambre, et qui peut être librement discutée (3). De même, les
ordres de la Chambre ou les instructions données à des comités
peuvent être détruits. Ainsi, un bill émanant d'une Chambre,
envoyé -à l'autre et rejeté par celle- ci, peut être proposé de
nouveau dans la première, adopté et renvoyé à la secOlide (4) ;
ou bien, si, au lieu d'être rejeté, il est laissé de côté, ou amendé
après une première lecture, il est permis d'en présenter un autre
dans le même but ayant le mêlue titre ou un titre différent (5).
• -
[Au Sénat].
Règle XXVI. [Texte cité supra, p. 105J.
Divers expédients sont utilisés pour atténuer les effets de cette
règle, par exemple, l'adoption d'un act interprétatif, si quelque
point a été omis ou mal exprimé, ou d'un act pour renforcer un
autre act, rendre l'exécution de celui-ci plus efficace, ou rectifi.er
(1) TOWN S., col. 67. - HAKEW., Mem., 33.
(2) HAIŒW .. 158. - [VI. GHEY,392. J
(3) TmvNs " col. 26. - [II. HATS., 191, 204.J
(4) [II. HATS , 189, 203 , et Ill , 437 ,J
(5) HAIŒW., 97, 98.
�132
.'
.'
....
.-
THOMAS JEFFERSON
des erreurs qu'il contenait (1); l'instruction peut aussi être
donnée à un comité chargé d'un bill de recevoir- une clause
rectificative des erreurs d'un autre bill. Ainsi, le 24 juin 1685,
une clause fut insérée dans un bill pour rectifier une erreur
commise par un greffier en grossoyant un bill de subside. La session peut aussi être close pour un, deux, trois jours ou
davantage, et une nouvelle être ouverte ; mais alors toutes les
affaires en cours doivent être terminées; sinon, e1les tombent et
doivent être c01l1mencées de nova (2); il est possible encore de
reprendre une partie d'un sujet déterminé dans un bill spécial
ou de le reprendre d'une façon différente (3).
Dans des cas très importants, l'observation de celte règle n'a
pas été assez stricte et assez littérale pour arrêter complètement
des délibérations indispensables. Ainsi, lorsqu'en 1762 (4)
l'adresse sur les préliminaires de paix fut repoussée à une voix
de majorité, étant données l'importance de la question, et la
faiblesse de la Inajorité, la même question fut reproduite en
substance, sauf quelques mots qui ne figuraient pas dans la
rédaction primitive et qui risquaient de nlodifier l'opinion de
quelques luembres ; elle fut adoptée. On estima que les raisons
déterminantes ü agir ainsi étaient plus fortes que les objections
tirées des formes.
Un second bill peut êLre aussi adopté comme prolongement
d 'un act de la même session, ou encore afin d'augmenter le
temps fixé pour l'exécution dudit act (5); car il n'est point, en
pareil cas, en contradiction avec le premier act.
'1) [II , HATS " 127, 128, 131. ]
(2) [II. H\TS., 133, 187.J
(3) [VI. GnEY, 304, 316.J
(4) [Le texte américain , Senaic Ma/wal , p. 131, porte « prelilllinaries of peace
in 1782 » ; on Iit, au contraire, daus II . H ATS" 1762, « On the 9th of Decemher
1762, the Commons came to a resolution to address the King in the prelimimu'ies of p ence .. . , e tc . )) - Comme il s'agit sÎlremcut des préliminaires du traité
de Paris, c'est le tcxt e de Jefferson qui fixe la vraie date du précédent. Nul
d oute n 'est possible, au reste , quand on a lu, ibid. HATS . , note Y. , le détail
de l'incident survenu aux séances du vendredi 23 , et du mercredi 27 fé vrier 1762 ;
les t ermes dans lesquels sont conçus la note d'Ha tsell et le texte de J efferson
liont, en effet, les mêmes (J. Delpecll ).J
(5) [II. HATS., 128, 131 , 132. J
�MANUEL DE PRATIQUE PARLEMENTAIRE
XLIY. -
SECT.
".
BILLS
E:\'VOYÉS
(sent)
i33
Ù L'AUTRE CILUIRRE.
Le dépôt est quelquefois ordonné sur la table d ' un hill émanant de l'autre Chambre (1).
Lorsque des bil1s adoptés dans une Chambre et envoyés ü
l'autre ont pour hase des faits spéciaux qui demandent à être
prouvés, la coutume existe de demander, par nlessage ou dans
une conférence, le fondement et la preuve de ces faits; et, si
cette preuve résuHe de documents ou de témoignages, el1e est
immédiatement communiquée (2).
[Au Sénat. ]
Règle XX".
Un comité des bills grossoyés (engrossed), composé de trois
sénatellrs, chargé d'examiner les bills, amendem.ents et résolntions conjointes, avant qLl'ils soient hors la possession dLl
Sénat, sera nommé [comme comité permanent], all commencenlent de chaqlle Congrès, avec autorisation de rapporter en
forme .de bill, Oll ailtrelllent.
SECT.
. .
.... '
.
"
...
..
XLV. -
AMENDEMENTS ENTRE LES DEUX CHA~mRES •
Quand l'une des deux Chambres, par exemple la Chambre des
Communes, envoie un bill à l'autre, celle-ci peut l'adopter avec
des amendements. Dans ce cas la procédure, ordinairement
suivie, consiste en ce que la Chalnbre des Communes désapprouve (disagree) l'amendement; que les Lords insistent (insist)
dans l'amendement; que la Chambre des Communes insiste sur
sa désapprobation; que les Lords persistent (adhere) dans leur
amendement, et que la Chambre des Communes persiste dans sa
désapprobation. Une Chambre peut insister (the term of insisting) autant de fois qu'elle le veut, pour tenir la question
ouverte . Mais, la prem ière fois qu'une Chambre déclare persister,
(1) [II .
(2) [lII.
HATS.,
HATS . ,
129.J
70,71. ]
�134
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THOMAS JEFFERSON
elle force par là-même l'autre à renoncer (]'eced~) ou à persister aussi; auquel cas la question est ordinairement abandonnée (1). Cependant, on trouve dans les derniers tenips des
cas où une deuxième fois il fut décidé de persister. Il faut
cependant qu'une solution définitive intervienne à un monlent
donné; sans quoi, les transactions entre les deux Chambres
deviendraient interminables (2). Aussi Sir John Trevor dit que
le terme « insister » a été introduit récemment (1679) par les
Lords dans l'usage parlementaire (3). Ce fut certainement une
innovation heureuse, en tant qu'elle multiplie les occasions
d 'examiner les modifications susceptibles d'amener les Cham-:bres à s'entendre. Cependant l'une des deux Chambres est libre
de négliger le terme d' « .insister » el dès le principe (in the
first instance) de « persister» (4); mais cette manière n'est
pas respectueuse pour l'autre Chal11bre. A l'ordinaire des choses,
la . pratique parlementaire exige au moins deux conférences
libres avant que ne soit émise la déclaration de « persister » (5).
Chacune des deux Chambres peut renoncer à son anlendement,
et adopter le bill; ou renoncer à désapprouver l'amendement
et adopter le bill tel qu'il est, ou avec un amendement; auquel
cas la désapprobation et la renonciation se détruisent mutuellenient, et le sujet del11eure au point où il était avant la désapprobation (6).
Mais la Chambre ne peut pas, avec un aillendement, renoncer ou
insister sur son amendement, pour la mêmeraison qui l'empêche
de saisir l'autre Chanlbre . d'un anlendement ~l un act qu'elle a
précédel11ment adopté. Elle peut l110difier un amendement émané
de l'autre Chambre en greffant sur lui un nouvel amendement,
parce qu'elle ne lui a jaIllais donné son assentiment; 111ais elle
ne peut pas anlender son propre anlendement (7), parce que, sur
(1) [X.
GREY,
148.J
(2) [III. HATS ., 450. J
(3) [VII.
GREY ,
94.1
(4) [X. GREY, 146.J
(5) [X. GREY, 147.J
(6) ELSYNG E , 23. - [IX.
(7) [IX.
GREY,
GREY ,
363, et X. 240. J
476. J
�MANUEL DE pnATIQUE PARLEMENTAIRE
135
la question posée à son sujet, elle l'a adopté en la forme qu'il
a présentement [Sénat, 29 mars 1798]. De même, lorsqu'une
Chambre a persisté dans son alnendement, et que l'autre
Chambre a adopté celui-ci avec un amendement, la pren1Ïère ne
peut pas se départir de la fornle qu'elle a imprinlée à l'amendement en y persistant.
A propos d'un bill de finances, les Lords proposèrent des
amendements qui étaient devenus, par suite du retard du bill,
incontestablement nécessaires. La Chambre des Communes les
repoussa cependant, sous prétexte qu'ils empiétaient sur les
pri vilèges qui sont les siens en matière de bills de finances;
mais elle offrit elle-même d'ajouter au bill, pour produire l'effet
voulu par les Lords, une clause qui n'aurait aucun lien avec les
anlendements de la Chambre des Lords; elle faisait valoir que ce
moyen était soutenu par des précédents et qu'il n'était pas d 'un
emploi contraire aux règles parlementaires dans un cas difficile
et auquel il ne pouvait être remédié d'aucune autre nlanière (1).
Mais les Lords refùsèrent, et le bill fut repoussé (2). Il en est
d'autres exemples (3). La Chambre des Communes déclara également contraire aux règles parlementaires de retrancher, dans
une conférence, quoi que ce tüt d'un bill qui avait été approuvé
et adopté par les deux Chambres (4).
Une motion d'amender un amendement émanant de l'autre
Chambre a la priorité sur toute Inotion d'approuver ou de
désapprouver.
Un bill émanant d'une Chambre peut être adopté par l'autre, .
avec un amendement.
Si la Chambre dont il élnane accepte l'amendement avee un
amendement, l'autre peut accepter ce dernier amendement avec
un amendenlent; car, ce n'est là que le deuxième, eL non le
troisième degré, étant donné que, pour la Chambre qui commence
à amender, le premier amendement sous le bénéfice duquel est
(1) [III.
HATS ..
437 sq., 451 sq .. ]
(2) 1.. CHANDL., 288.
(3) 1. CHANDL .. 311.
(4) 1.
CHANDL. ,
312. - [VI.
GREY,
274.J
�136
THO?lIAS JEFFERSON
adopté le bill, constitue une partie du texte, et que c'est le
seul texte qu'elle ait accepté. L'amendement apporté à ce texte
par la Chambre dont il émane n'est dOllc qu'au premier degré, et
un nouvel amendement apporté à celui-ci par la Chambre qui
amende n'est qu'au deuxième degré, c'est-à-dire n'est qu'un
sous-anlendement, et peut, par conséquent, être admis. 11 en est
exactement de même, lorsque, en deuxièlne lecture, une Chambre apporte un amendemel~t à un bill qui émane de l'autre; lors
de la troisièllle lecture, cet amendelnent est devenu partie du
texle, et, si un amendement y est proposé, un amendement à cet
amendement est encore recevable, parce qu'il est au deuxième
degré.
SECT .
.,
.
.
"
-: " .
•
1
XLVI. -
CONF~: RENCES.
C'est ordinairement à l'occasion des amendelnents entre les
deux Chambres que sont demandées des conférences; néanmoins,
il peut en être demandé dans tous les cas olt il y a di\'ergence
d'opinion entre les deux Chambres louchant les affaires qui sont
pendantes entre elles. La demande de conférence doit cependan t
toujours émaner de la Chambre qui est en possession de docunleuts (1).
Les conférences peuvent être pures et simples ou libres. S' ..lgissant d'une èonférence pure el simple, la Chambre qui en
fait la demande prépare un exposé écrit de ses raisons, lequel est
lu et remis, sans débat, aux commissaires délégués par l'autre
Chambre il la conférence; mais il n'y est fait pour l'instant
aucune réponse (2). Ensuite, l'autre Chambre, si elle est satisfaite,
vote que les raisons invoquées la satisfont, ou bien elle ne dit
rien; si elle n 'est pas satisfaite, elle déclare dans une résolution
lesdites raisons insuffisantes, et elle demande une conférence an
s'ujet de la précédente conférence, où des répliques écrites aux
raisons alléguées sont lues el remises de la même façon que
(1) [1. GRE Y, 425. - III.
(2 ) [ IY. GR EY, 144 . J
HATS.,
46, 53 et IV . 3.48. 49.J
�MANUEL
,
J.
' .
..' :
. ......
:'
DE PRATIQUE PARLEMENTAIRE
137
ci-dessus (1). Ces conférences ont surtout pour but de fournir à
la nation tout entière, et à la postérité, la justification de
chacune des Chambres, et la preu \'e que l'insuccès d'une mesure
nécessaire ne lui est pas imputable (2). Dans les conférences
libres les commissaires discutent librement de vive voix, échangent des propositions en vue des modifications qui pourront être
faites ultérieurement en la forme parleluentaire et rallier l'opinion des deux Chambres. Chaque groupe de commissaires rapporle par écrit ü sa ChaInbre respective la substance de ce qui a
été dit de part et d'autre, et la chose est consignée sur les procèsverbaux (3). Ce rapport ne peut êlre ni muendé, ni changé,
conune pourrait l'être celui d'un comité. [JOlll'lI. dll Sénat,
24 mai 1791 ] .
Une conférence peut être demandée par une Chambre ayant
que celle-ci ait pris une résolution de désapprouver, à'insister
ou de persister (4). Dans ce cas les documents ne sont pas
laissés aux 111ains des autres membres de la conférence, mais
sont repris pour seryir de base au vote à intervenir. C'est là la
façon d'agir la plus raisonnable et la plus respectueuse; car,
comme les Lords Je dirent avec insistance dans un cas particulier: « On considère connue inutile et indigne de la sagesse
du Parlement de raisonner et de discuter contre des résolutions
arrêtées et dans des conditions olt il est impossible de déter miner une cOll\'iclioll (5) »). La Chambre des Communes dit
aussi qu' « une déclaration de « persister» n'est jamais faite
dans une conférence libre, où la discussion est permise (6) ».
(1) [Ill. GU EY, 183. J
(2) [IiI. GREY, 255.J
(3) [X. GREY, 220. - IV. BAl's., 35-38.J
(4 ) [IV. BATS. , 48-50. J - Il s'est présenté au Sénat quelques cas où un e
conférence fut demandée immédiatemcnt, après que le Sénat avait ado pté un
Lill de la Chambre en y apportant des amendements, et avant que la Chambre
eiH émis un vole désapprouvant lesdits amendements. Voyez: JOUI'Il. du
Sénat, 2 mc session , 42 mc Congrès, p. 581 et 10û3 ; 3 mc session, 45 me Congrès ,
p. 433; 1"0 session , 48 mc Congrès, p. 628 et 6-13. Voyez aussi COllgressiollal
Record, t. xv, part. -1, p. 30ï5 et ·HOO (l re session , 48 me Congrès) où le principe
fut discuté.
•
(5) [Ill BATS, 411 J
(6) [X GREY , 137. J
�138
..
THOMAS JEFFERSON
.Dans un autre cas, les Lords tirèrent objection de - ce que la
Chambre des Conlmunes demandait une conférence libre après
avoir résolu de persister; la Chambre des Communes affirma
cependant que rien n'était plus dans le rôle parlementaire que
de réunir des conférences libres après une déclaration de persister (1). Et, de fait, on trouve des exemples de conférences, et
de conférences libres, demandées après une résolution de
désapprouver (2), d'insister (3), de persister (4), et même de
persister, énlise une deuxième fois ou de façon définitiye (5). Et
dans tous les cas où des conférences sont demandées après un
vote de désapprobation, les comnlissaires de la Chambre qui a
demandé la confére-n ce doivent laisser les documents aux
commissaires de l'autre Chambre, ou bien, dans le cas où
ceux-ci refuseraient de les recevoir, les laisser sur la table dans
la salle des conférences (6).
Après la réunion d'une conférence libre, il est d'usage de
continuer à agir au moyen de conférences libres, et point du
tout de revenir à une conférence pure et simple (7).
Lorsque la réunion d'une conférence pure et simple a été
refusée, il est possible de demander ceBe d'une conférence
libre (8).
Lorsqu'une conférence est demandre, il en faut indiquer le
sujet; sinon, la conférence doit être refusée (9). Les conférences
sont demandées quelquefois pour procéder à une enquête sur
un délit ou -un crime comnlÏs par un membre de l'autre
Chambre (10), ou sur le fait que l'autre Chambre n'a pas pré(1)
(2)
(3)
(4)
(5)
[III.
[III.
[Ill.
[III.
[III.
(6) [III.
(7) [III.
(8) [1.
RATS _,
RATS.,
HATS. ,
HATS.,
HATS . ,
RATS.,
HATS. ,
GREY,
448.]
431 , 43; , 439 , 463, 468,485, 489, 515, - et IV, 41,42, 44-,47 , 49 .]
458, 473, 476, 490,519, - et IV, 40, 42, 47, 49, 50 .]
448, 469, 478, - et IV. 41 , 43, 45 , 46. ]
448J.
450 - X. GREY, 146.J
448. - IX. GREY, 229.]
45. J
(9) Jefferson citait, à cet endroit, un Drd H. Comm , 89, lequel u'existe plus,
daus le dernier Recueil des St. Oret. , sur lequel nous avons, M. Moreau et moi,
établi la traductiou qui figure , t. l , p. 259-291 , dans nos Règlements dês Assemblées législatives. - Sur le point visé par Jefferson , on consultera plus utilement I. GREY, 425 et VII, 317 (J. Delpecll).
(10) 1. CHANDL. , 304. - [VI. GREY, 181.J
�MANUEL DE PRATIQUE PARLEMENTAIRE
"
"."
".
1
~ ~
.
139
senté an roi un bill adopté par les " deux Chambres J1), ou sur
une information reçue relativement à la sûreté de l'État (2). De
nlême, lorsqu'une Chambre estime que l'autre s'est écartée des
règles du Parlement, elle demande une conférence pour qu'ensemble elles s'accordent sur ce point (3). Ainsi, lorsqu'un message contraire aux usages parlementaires est envoyé, c'est, au
lieu d 'une réponse essayée, une conférence qui est demandée (4).
Autrefois les Chambres se communiquaient quelquefois dans
des conférences une adresse, des chefs d 'accusation, un bill
amendé, un vote de la Chambre, les condiLions d 'un concours
des deux Chambres à un même vote, ou un message du roi (5);
aujourd'hui il n'est plus procédé de cette façon (6).
Une conférence a été demandée après la première lecture d 'un
bill (7) ; c' e~t un cas unique.
[Au Sénat.]
Règ le XXVII.
La présentation des rapports des comités de conférences
sera toujours admissible, sauf pendant la lecture du procèsverbal, lorsqu'une question d'ordre ou d'ajournement est
pendante, ou quand le Sénat vote pal' division; après son
admission, la question de procéder à l'examen dll, l'apport,
si elle est soulevée, sera posée immédiatement "et résolue
sans débat.
SECT.
XLVII. -
MESSAGES.
Les messages entre les deux Chambre"s ne peuvent être
envoyés que lorsque toutes deux siègent (8). Ils sont reçus pen ...
dant une discussion, sans qu e célIe ci soit, ~ raison d 'eux,
ajournée (9).
(1) [VII. GREY, 302.J
(2) [X. GREY, 171.J
(3) [X. GREY, 148.J
(4) CUI. GREY, 155.J
(5) I. "TORBUCK' S Deb"., 278. - L
VII . 80 ; VIII. 210, 255; X. ::93.J
(6) [VIII. GREY, 255 .J
(7) [1. GREY, 194.J
(8) [III. HATS. , 12, 19.J
(9 ) [UI. HATS., 26.J
CHANDL .,
49, 287. - [VI.
GREY ,
128, 300, 387;
�140
,..
. ..
THOMAS JEFFERSON
Au Sénat, les porteurs de messages sont introdui!s, en tout
état des affaires, excepté pendant que 1° une question est posée;
2° un yote par Oui et par Non est ouyert ; ou 3° un dépouillement des scrutins effectué. Le premier cas est de courte durée;
le deuxième et le troisième sont de ceux dans lesquels une interruption peut amener des erreurs difficiles ü réparer. Il en a été
ainsi décidé le 15 juin 1798 .
~
"
.
[An SénaL]
.,
Règle XX l'III.
1) Les messages du Président des États-Unis ei cellX de la
Chambre des représentants pellvent être reçus à n'importe
quel moment des délibérations sanf pendant le vote en
division, la leciure du procès-verbal, la discussion d'llnc
question d'ordre Oll d'une motion d'ajol1rnement.
2) Les messages seront envoyés à la Chambre des représentants par le secrétaire, qui devra allparavant notifier la
décision du Sénat sm' tous les bills, résolutions conjointes ou
alltres résolutions qui peuvent êtrc communiqllés à la
Chambre ou pour lesqllels le concours de celle-ci est reqllis ;
le secrétaire devra aussi notifier et remettre all Président des
États-Unis tOlltes les résolutions et autres comml1nications
qui peuvent lui être adressées pal' le Sénat.
A la Chambre des représentants, comme au Parlenlcnt,
lorsque la Chambre est formée en comité, au moment où un
messager se présenle, le Speaker prend le fauteuil pour rece"oir
le message; il le quitte ensuite pour que la Chambre se reforme
cn comité, chacune de ces choses étant faite sans question ni
interruplion (1).
Les messagers ne sont pas salu~s par les nlembres, mais par
le Speaker pour le compte de la Chambre (2).
Si, en remettant leur message, les messagers commettent
quelque erreur, ils peuvent être autorisés, ou même invités, à ]a
réparer (3). Ainsi, le 13 mars 1800, le Sénat ayant apporté deux
(1 ) [IV. GREY, 226.J
(2) [II. GREY, 253, 274 .J
(3) [IV. GREY , 41.J
�MANUEL DE PRATIQUE PARLE;\IENTAIRE
,-1
•
141
amendements à un bill émanant de la Chambre d~s représentants, son secrétaire se trompa et n'en délivra qu'un, lequel,
isolé, était inadmissible; la Chambre le désapprouva et notifia
cette désapprobation au SénaL ; l'erreur fut ainsi découverte; le
secrétaire fut enyoyé à l'autre Chmnbre pour la réparer; la
correction fut admise, et il fut statué à nouveau sur les deux
am endelnen ts.
Dès que le messager qui a apporté les bills de l'autre Chambre
s'est retiré, le Speaker, tenant les bills en sa main, fait connaître
à la Chambre « que, par son messager, l'autre Chambre a envoyé
certains bills» ; il en lit ensuite les titres, et remet les bills au
secrétaire pour être gardés en lieu sùr jusqu 'à ce que leur lecture
soit appelée (1).
Il n'est pas d ' usage qu' une Chambre fasse savoir à l'autre le
nombre de voix grâce auquel un bill est passé (2). Une Chambre
a cependant quelquefois recommandé un bill, COlllll1e très
important, à l'attention de la Chambre à laquelle elle l'envoie (3).
De même lorsqu'une Chambre a rejeté un bill émanant de
l'autre, elle n'avertit point cel1e-ci, et le sujet est passé sous
silence, afin d 'éviter des discussions inutiles (4).
Au Congrès, le rejet est, au contraire, notifié par Inessage, à la
Chambre dont le bill émanait.
Une Chambre ne pose jamais à l'autre une question par voix
de message, mais seulenlent dans une conférence; questionner
n 'est point, en eITet, envoyer un message (5) .
Dne chambre peut envoyer un message à l'autre, lorsque
celle-ci, saisie par ]a première d'un bill néglige de s'en occuper (6). Mais, s'il n 'y a dans le cas que simple inattention, il est
préférable d'agir en dehors de toute forme, au moyen de communications entre les Speakers oules membres des deux Chambres.
Lorsque le sujet d'un message est de nature à pouvoir être
(1) HAK E W ., l n.
(2) [X. GUEY, 150. ]
(3) [III. HATS. , 30. J
(4) I. BLA,C '~ST ., 183.
(5) [III. GREY, 151, 181.J
(6) [III.
HATS.,
30. - V.
GREY ,
154 .J
�142
THOMAS JEFFERSON
communiqué aux deux Chambres du Parlement, on s'attend
ordinairement à ce que cette communication soit faite aux deux
Chambres le même jour. Cependant, en un cas où le messagè
était accompagné d'une déclaration originale signée par la partie
à laquelle se rapportait le message, la Chambre n'attacha aucune
importance au fait qu'il avait été ·envoyé à une seule, motif pris
de ceque, la déclaration étant originale, il n 'était évidemment point
possible de l'envoyer aux deux Chambres en nlême temps (1).
Le roi ayant envoyé des leUres originales à la Chambre des
Communes , il exprinla ensuite le désir qu'elles lui fussent
i:etournées pour les pouvoir communiquer aux Lords (2).
SECT •
•
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XLVIII . -
SANCTION
(Assent).
La Chambre qui a reçu un bill et qui l'a adopté peut le présenter. à la sanction du roi, et elle doit le faire, enc.o re que, par
un message, elle n'ait point notifié l'adoption à l'autre Chambre.
Cependant la notification par message est une formalité qui
doit être observée entre les deux Chalnbres pour des raisons de
convenance et de bonne harmonie (3). Ce serait violer les règles
du Parlenlelll q'ue de ne pas sounlettre le bill au roi (4).
Lorsque les deux Chambres du Congrès ont adopté un bill,
celle qui a statué la dernière notifie cette adoption à l'autre et
remet.le bill au Comité joint de l'enrôlement, le.quel veille à ce
que leJit bill soit réellement enrôlé sur parchemin (el1l'olled
Ùl pal'chment) : A l'enrôlelnent, le bill ne doit pas être écrit par
paragraphes, mais ·en bloc et tout d'une pièce, afin que les
blancs qui séparent les paragraphes ne puissent laisser de place
·pour des altérations (5). Il est ensuite re"mis au clerk de la
Chambre des représentants, pour être signé par le Speaker. Le
clerk le conlmunique au Sénat, par voie de message, aux fins
qu'il y soit signé par le président. Le secrétaire du Séùat le
(1) [ HATS., 36i , 368.J
(2 ) 1. CHAN DL . 303 .
(3) [II. HATS. , 3:'1 6.J
(4) [II. HATs. , 35i .]
(5) [IX. GIŒY , 143.J
�~IANÜEL
DE PRATIQUE PARLEMENTAIRE
143
renvoie au Comité de l'enrôlement, qui le soumet au président
des États-Unis. Celui-ci, s'il l'approuve, le signe, le dépose aux
rôles du département d'État, et notifie, par message, à la Chambre dont le bill émane qu'il l'a approuvé et signé. Cette Chanlbre
en informe l'autre par message. Si le Président désapprouve le
bill, il le renvoie, avec ses objections, à la Chambre dont ce bill
émane; celle ci consignera les objections in-extenso dans son
procès-verbal, et procèdera à une nouvelle délibération. Si,
après ce nouvel examen, le bill réunit les deux tiers des voix de
cette Chambre, il sera renvoyé, jointes les objections du
Président, à l'autre Chambre qui le discutera également une
deuxième fois; s'il y est approuvé également par les deux tiers
des mel11bres, il deviendra loi. Tout projet qui n'aura pas été
renvoyé par le Président dans les dix jours (dimanches non
compris) de la présentation qui lui en aura été faite, aura force
de loi, tout COl11nle s'il avait été signé, à 1110ins que l-e Congrès,
en s'ajournant, n'ait rendu le renvoi impossible, auquel cas le
bill ne deviendra pas lQi (1).
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Tous ordres, résolutions ou votes nécessitant le conéours du
Sénat et de la Chambre des représentants · (réserve faite des
questions d'ajournement) seront présentés · au Président des
États-Unis, et, avant de devenir ex·écutoires, devront être
approuvés par lui, ou, s'il les rejette, adoptés· une deuxième fois
par les deux tiers des membres du Sénat et de la Chal11bre des
représentants, suivant les, règles et les prescriptions déterIninées quant aux bills (2).
SECT.
XLIX. -
PROCÈS-VERBAUX
(Joul'nals).
Chaque Chall1bre tiendra un procès-verbal de ses délibérations' et le publiera de tenlps de temps, sauf les parties qui, à
son avis, doivent être tenues secrètes (3).
(1 ) [Constit. des États-Unis , art. 1er , ' sect. 7, cl 2 et 3.J
(2) et (3) [Ibid :' art. l Oi', sect. 5, cl. 3.]
�144
THOMAS
[Au Sénat.]
JEFFERSO~
Règle IV.
1) Les délibérations du Sénat seront brièvement et soil'apportées au procès-verbal; les messages du
président en leur entier, les titres des bills et résolutions
conjointes, toutes les Farties tOllchées pal' les amendements
proposés, chaque vote, et llll bref exposé dll contenu des
pétitions, mémoires ou doclllnents présentés alI Sénat devront
y être insérés .
[)neu~ement
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2) Les procédures législative, exécutive el législative
secrète, ainsi que les délibérations dll Sénat siègeant comme
Cour d'impeachment, seront l'apportées chacune SUI' lin
registre distinct.
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Lorsqu'une question est interrompue par le yoLe d'un ajoul'nelllent ou le passage aux ordres du jour, la question origineIJe
n'est jamais insérée au procès-verbal, aLLendu qu'eIJe n'a jamais
été, ni la matière d'un yote, ni le préliminaire d'nn vote;
lorsqu'elle est, au côntraire, écartée par la question préalable,
il est nécessaire d'indiquer la première question, afin d'introduire et de rendre intelligible la seconde (1).
De même, aussi, lorsqu'une question est différée, remise ou
déposée sur la table, la question originelle, bien qu'elle ne
motive point un voLe, doit être mentionnée dans le procèsverbal, parce qu'elle fait partie du yote de renvoi, de n'lllise ou
de dépôt sur la table.
Lorsque des amendements sont apportés ~l une question, ils
ne sont pas insérés, dans les procès-ycrLaux, séparés de la
question; 111ais seule est relatée la question que la Chambre a
finalement adoptée. La règle de ne consigner aux procès-verbaux
que ce que la Cha111bre a adopté est fondée sur une grande prudence et sur le bon sens; beaucoup de questions peuvent être
émises qu'il ne convient pas de publier dans la forme où elles
ont été faifes (2).
Dans les deux Chambres du Congrès, sont consignées aux
(1) et (2) [II.
HATS. , 115~118- J
�~IANUEL
DE PRATIQUE
145
PARLE~IENTAIHE
procès-verbaux, toules les questions pour lesquelles un cinquième des membres présents aura demandé un yote par Oui et
par Non, qu'elles aient été adoptées ou repoussées (1).
Le premier ordre donné d'imprimer les yoles de la Chamhre
des Communes date du 30 oclobre 1085 (2).
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Quelques juges ont pensé que les procès-verbaux de la
Chambre des Communes ne son t pas des registres publics
(records), 11lais seulement des aide-mémoires (remembrances).Cette
opinion n'est pas fondée en droit, JOllrl1. Ch. Comm.. , 17 mars
1592 (3). Car les Lords ont dans leur Chambre un pou voir de judicature; les melubres de la Cha mbre des Communes, dans la leur,
ont un pouvoir de j udicalure, et les deux Chambres on t, conjoin tement, un pouvoir de j udicaLure; le registre du clerk de la Chambre
des Communes est un regislre public, ainsi qu'il est affirmé par
un Act du Parlement, 6 H. VIII c. 16; 4 Inst., 23, 24; et chaque
membre de la Chambre des Communes occupe une place judiciaire,4 Inst., 15. Au tilre d'actes publics, les procès-verbaux sonl
ouyerts à tout le monde, ct il suffit qu'un yole de l'une des deux
Chambres ait élé imprimé pour que l'aulre en puisse prendre
connaissance. L'une des deux Chambres peut nommer un
comité avec mission d'examiner les procès- verbaux de l'autre
cL de faire rapport de la décision prise par celle-ci dans un cas
parLiculier (4). Tout membre a le droit de consulter les procèsverbaux, d'en extraire les yoles et de les publier: puisqu'ils sont
des acles publics, tout le monde peut les consulter el publier (5).
Si la Chambre est informée qu'une erreur ou une omission a
élé commise dans un procès-verbal, elle peut nommer un comité
avec mission d'examiner ce procès-verbal, de rectifier l'erreur et
de faire rapport à ce sujet (6).
(1 ;. [Cons/iL. des Elals- L'nis, art. 1, sect. 5, cl. 3 in fille.]
(2) I. CHANDL. 387.
(3) LEX PARLIAM.) 114-, 113. - I--IAw, P(ul. , 105.
(4) [II. HATS.) 356, et III, 33-35.J
(5) [VI. GREY, 118, 119.J
(6) [II. HATS., 266. 354.J
10
�i46
THO~IAS JEFFERSON
[Règle III, Texte cité supra, p. 56.J
[Au Sénat.]
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L. -
AJOURNEMENT.
Les deux Chambres du Parlement ont, séparément, la faculté,
non contrôlée, de s'ajourner.
Le roi n'a aueun pouvoir de les ajourner; il ne peut que
manifester un désir à cet égard, et il est laissé à la sagesse et à la
prudence de chacune des deux Chambres d'accéder, ou non, à
cette requête, suivant qu'elle le juge à propos (1).
D'après la Constitution des États-Unis, un nombre de nlembres
inférieur à la majorité peut s'ajourner de jour en jour. « Mais,
aucune des deux Cham·b res, pendant la session du Congrès, ne
devra, sans le consentement de l'autre, s'ajourner pour plus de
trois jours, ni à un autre lieu que celui dans lequel les deux
Chambres doivent siéger (2) ... Et, dans le cas de désaccord entre
elles sur la durée de leur ajournenlent, le président peut les
ajourner à tel nlonlent qu'il jugera convenable (3) ».
Une motion d'ajournement pur et simple ne peut pas être
amendée, en ajoutant, par exemple, les mots: « A un jour déterminé» ; il peut être demandé uniquement « Que cette Chamhre
s'ajourne nlaintenant »; et, si la question est adoptée, la
Chambre s'ajourne au prelnier jour de séance, à nloins qu'elle
n'ait préalablement pris la résolution « Que, lorsqu'elle arrêtera
ses travaux, elle s'ajournera à un jour particulier », auquel cas
la Chambre s'ajourne ~l cette date (4).
Lorsqu'il est utile que la Chambre suspende sa séance pendant
un temps réduit, par exemple pour tenir immédiatement une
conférence, elle s'ajourne pour la durée de son bon plaisir (5),
ou pour un quart d 'heure (6).
Lorsqu'une question tendant wl'ajournement est posée, il n 'y
(1 ) I.
(2)
(3)
(4)
(5)
BLACI<ST,
186. - [II.
HATS. ,
311 , 315, 317, 321. - V.
[COliS lit . des Éials- L'nis, art. 4, sect. 5, cl. 4. J
[Ibid., art. 2, sect. 3, in medio. J
[IL HATS. , 113. J
[II . HATS. , 209, 319. ]
(6) [V.
GREY,
331. J
GREY,
122 .J
�MANUEL DE PRATIQUE
147
PARLE~lENTAIRE.
a d'ajournement que quand le Speaker l'a prononcé ~1). Et, par
courtoisie et déférence, aucun membre ne quitte sa place avant
que le Speaker ne soit sorti.
SECT.
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LI. -
LA
SESSION.
Le Parlement a trois n1anières .de se sép~Œer, savoir: l'ajournement, la prorogation ou la dissolution par le roi, ou l'expiraLion du temps pour lequel ses luembres avaient éLé élus. La
prurogation et la dissolu Lion constituent ce que l'on appelle la
session, pourvu qu 'un act ait été adopté. Dans ce cas, toutes
les matières en cours sont interrompues, et doi ven t être reprises
de novo à la réunion sui vanLe du Parlement, si elles ne sont
point abandonnées (2) .
L'ajournement, qui est le fait du Parlement lui-même, n 'est
que la conLinuation de la session d'un jour à l'autre, ou pendant
une semaine, un mois, etc., ad libitum. Toutes les affaires pendanLes demeurent in statu quo, et, quand le Parlement se réunit
de nouyeau, quel que· soit l'éloignement des temps, elles sont
reprises au point où elles avaient éLé laissées, sans qu'il soit
besoin de les entamer à nouveau (3). La session tout entière du
Parlement est considérée, en droit, comme un seul jour, ct
ren10nte à sa première heure .
[Au Sénat.]
Règle XXXII.
A la deuxième session, ou à toute session suivante du
Congrès, les affaires législatives du Sénat, qui avaient été
laissées inachevées à la fin de la session immédiatement précédente, seront reprises et continuées comme s'il n'y avait eu
aucun ajournement; et tous les documents envoyés aux
comités, et sur lesqllels il n'aura pas été fail de rapport à la
fin de la session du Congrès, seront . retollrnés au Secrétaire
du Sénat, et conservés jusqu'à la session suivante de ce
Congrès, au coùrs de laquelle ils devront ètre l'envoyés aux
différents comités qui en avaient été antérieurement saisis.
(1) [V. GREY, 137 .J
(2) et (3) I. BLACKST., 186. -
INsT. , 7, 27, 28. -
LEX
PARLIA;\J,
C. 2.
�148
THOMAS JEFFERSON
Des comités peuvent être nomlnés pour sIeger pendant la
durée de l'ajournement, mais non pendant celle ({e la proro-
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gation (1). Aucune fraction ni de l'une ni de l'autre Chambre ne
peut être maintenue, après la fin dB la session, dans des fonctions
parlementaires, sans le consentelnent des deux autres branches
du Parleluent. En pareil cas, un bill constitue lesdits n ~ embres
commissaires pour une affaire particulière.
Le Congrès ne se sépare que de d eux façons, sa ,"oir par ajournement ou dissolution résultant de l'expiration du temps fixé à
ses pouvoirs. Qu'est-ce donc qui constitue pour le Congrès la
session'! Une dissolution clôL certainement une session, et la
réunion du nouveau Congrès en commence une autre.
La Constitution autorise le Président « à convoquer, dans les
occasions extraordinaires, les deux Chambres ou rune d'elles (2) .»
Si la convocation est faite par proclamation du Président, elle
ouvrira une nouvelle session; et il s'ensuivra que la réunion
précédente fut une session. De même, si la réunion a lieu en
exécution du paragraphe de la Constitution d'après lequel
« Le Congrès se réunira au moins une fois l'an, et cette réunion
aura lieu le premier lundi de décembre, à moins qu'un autre
jour n 'ait été fixé par une loi (3) » ; dans ce cas, une nouvelle
session s'ouyrira; car, même si la Chambre s'était ajournée pour
ce jour-là, l'acLe d'ajournement disparaîtrait devant l'autorité
plus haute de la Constitution, or la réunion du Congrès a lieu
d'après la ConstiLution, et non par l'effet de l'ajournement. Nous
avons ainsi déterminé quelles bornes délimitent la session.
Dans d 'autres cas, cette liInite est fixée par un vole conjoint de~
deux Chambres qui autorise le président du Sénat et le Speaker
à clore la session à un jour déterminé. Il est, quant à ce, procédé
ordinairement de la façon suivante: « Le Sénat el la ChaInbre
des représentants décident que le président du Sénat et le
Speaker de la Chambre des Représentants sont autorisés à clore
(1) I. CHANDI. , 50 . - [V . GREY, 374, et IX. 35{) .J
(2) [Constil. d es Eials-L'nis , art . 2, sect 2, in mcdio. ]
(3) [Ibid., al:t. 1, sect. 4, cl. 2.]
�MANUEL DE PRATIQVE PAHLEl\ŒNTAIHE
149
la présente session en ajournant leurs Chambres l:especti"es
le .. . ... jour de ...... ».
En indiquant plus haut que la fin de la session Llrrête les
affaires pendantes devant le Parlement, iln 'a point élé parlé des
affaires judiciaires pendantes devant la Chambre des Lords,
telles que inlpeachments, appels, ou lVritS of error. Ces affaires
sont, de droit, conlinuées à la session suivanle (1).
Les impeachments sont, de mê·me, continués d eyant le Sénat
des Étals-Unis.
SECT.
LII. · -
TUAITÉS.
Le Président des États-Unis pourra, sur l'ayis et du consentement du Sénat, conclure les trailés, il condition que ceux-ci
soient approuyés par les deux tiers des sénateurs pré.s ents (2).
[Au Sénal.]
Règle XXXVI, Cl. 3.
Toutes les communications confidentielles failes ail Sénat
pal' le Président des États-Unis seront tenlles secrètes pal' les
sénateurs et les employés dil Sénat,' et tOllS les traités dont le
Sénat aura été saisi, et toutes les observations , décisions et
procédures qui s'y l'apportent, seront aussi tenus secrets,
jl1Sqll'à. ce qll'une résolution du Sénat lève l'obligation dLl
secret, ou il moins que lesdits traités n'aient été examinés
ell séance exécutive publique.
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..
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Règle XXXVII, Cl. 3.
TOlls les traités conclus avec les triblls indiennes seront
examinés, et il sera staillé Sllr eux pal' le Sénat en séance
publique Oil législative, à m.oins qll'ils ne lui aienl éié transmis confidentiellement pal' le Président, allqllel cas il sera
prononcé à huis-clos.
Les trailés sont des actes législatifs. -- Un traité est la loi de
l'É1al; il ne diffère des autres lois qu'en ce qu'il doil être consenti
par une nation étrangère, i. e. par ce motif qu'il n'est, ~l l'égard de
(1)
R.-\YM. ,
120, 384.
(2 ) [COllSlit . des Etals-Cnis, art. 2, sect. 2, cl. 2.J
�150
THOMAS JEFFERSON
celle-ci qu'un contrat. - Dans tous les pays, à mon avis, sauf
en Angleterre, les traités sont conclus par le pouvoir législatif;
et, même en Angleterre, s'ils touchent aux lois de l'État, ils ont
besoin de l'approbation du Parlement. [Ware, v. Hylton. 3
Dallas's Rep., 223]. Il a été reconnu, par exemple, que le roi de
la Grande-Bretagne ne peut pas, par un traité, faire d'un
étranger un citoyen de l'État (1). Un Act du Parlement fut
nécessaire pour yalider le traité américain de 1783. On pourrait
citer de nombreux exemples de pareils Acts. Dans le cas du
traité d'Utrecht, en 1712, les clauses commerciales de ce traité
durent être approuvées par le Pal:lement; un bill présenté dans
ce but fut repoussé; en fait, la France, qui était l'autre partie
contractante, consentit à ne pas insister sur ces clauses, et
adhéta au reste du traité (2).
D'après la Constitution des États- Unis, cette partie de la législation n'est confiée qu'à deux des branches dc la législature
ordinaire, - au Président qui propose les traités, ct au Sénat
qui peut les repousser. La Constitution n'a pas déterminé
d'une façon précise à quelles matières s'étend ce pouyoir; et
nous-mêmes nous ne sommes pas tout à fuit d'accord. 10 ) On
adnlet que le traité doit toucher aux intérêts de la nation étrangère partie au contrat; sans quoi, il serait purcment et simplement nul , comme res inter alios acla. - 2 La Constitution ne
peut avoir voulu comprendre dans le pouyoir général de conclure
les traités que les matières qui sont ordinairement réglées par
traités et qui ne peuvent l'être autrement. - 3°) Elle doit avoir
voulu en excepter les droits réservés aux Etats, le Président et
le Sénat ne pouvant bien certainement faire ce que le gouvernement, toutes ses branches conlprises, ne saurait faire en
aucune façon. - 4°) Elle doit avoir voulu en excepter aussi les
matières de législation, qui nécessitent le concours de la
Chambre des représentants. Cette dernière exception est toutefois contestée p2r quelques auteurs qui se fondent sur ce que le
droit de conclure les traités ne comprendrait plus de la sorte
0
(1)
(2)
VATTEL ,
li". 1, c. 19, sect. 214.
Rist. modo Eur., 457 . -
IV . RUS S EL,
SMOLLET,
)
242 , 246.
�MANUEL DE PRATIQUE
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PARLEMENTAIRE
151
que très peu de lnatières. Moins il en comprend, mieux cela
vaut, disent d'autres. La Constitution a pensé qu'il était sage
d'empêcher le Sénat et l'exécutif de mêler et confondre nos
affaires avec celles de l'Europe. En outre, comme le pouvoir
exécutif seul dirige les négociations, il n'est pas plus déplacé de
soumettre à la ratification de la Chambre des représentants les
clauses qui nécessitent son intervention que de les soumettre à
la ratification du Sénat. Mais cette exception est rejetée comme
non-fondée. Si l'on examine, par exemple, Je traité de commerce
avec la France, on voit que, de ses trente-et-un a~·ticles, à peine
quelques minimes parties de deux ou trois d'entre eux ne
seraient pas touchées par ces exceptions, et demeureraient
matière de traités.
Les traités étant considérés, de même que les lois des ÉtatsUnis, comme la loi suprême de l'Etat, il va sallS dire qu'un act
du pouvoir législatif seul pourrait les déclarer violés et annulés.
C'est ce qui a eu lieu dans les rapports avec la France en 1798.
Il est dans l'usage de l'Exécutif, lorsqu'il soumet un traité à la
ratification du Sénat, de lui communiquer également-la correspondance des négociateurs. Cette communication fut omise lors
du traité avec la Prusse; réclamée par le Sénat, dans le vote du
12 février 1800, elle fut accordée. En décembre 1800, dépôt fut fait
devant le Sénat de la convention conclue, ]a même année, entre
les Etats-Unis et]a France, et en mêllle temps du rapport sur les
négociations fait par les envoyés; les instructions des agents
n'avaient point été communiquées, le Sénat les réclama et le
Président les transmit.
L'appel nominal est le nlode de votation employé pour les
ratifications,
[Au Sénat.]
Règle XXX VIl.
Lorsqll'lln tl'aité sera devant le Sénat allX fins de ratification, il devra être III une première fois; et nulle motion ne
pOllrra être présentée à SOlI sujet, sauf celles tendant à son
l'envoi à lzn comité, à son impression secrète pour l'llsage
dll Sénat, à la remise de l'obligation du secret, ou à l'examen
en séance exécutive publique.
�152
THO~lÂS
JEFFEHSON
Lorsqu'lln traité est J'apporté pal' un comité avec Oil sans
amendement, à moins qlle le Sénat n'en ordo1111e autrement
il l'llnanimité, il doit l'ester un jour pOlir être examiné;
après quoi, il pellt être lu llne deuxième fois, et examiné
com.me dans le comité de la Chambre entière; il sera traité
pal' articles; et les amendements l'apportés pal' le comité
seront d'abord réglés, après quoi d'antres pOlll'ront ètre proposés; et quand tous seront épllisés, la procédure sllivie pal'
le Sénat conforménzent à celle du comité de la Chambre
entière fera l'objet d'lln l'apport; si le traité est amendé, la
qlZestion sera: « Les sénateurs veLllent-ils adopter les amendements admis dans le comité de la Chambre entière?». Et
les amendements seront examinés séparément, ou en bloc si
allcun sénatellr ne s'y oppose; après quoi, de nOlweallX
amendenzents pOllrront ètre proposés. A toutes les phases de
cette procédure, le Sénat pellt lever l'obligation du secret
relative all traité, on procéder il l'exmnen dLl traité en séance
exécutive publique.
Les décisions ainsi prises seront ranzenées à la fonne d'lme
résolution de ratification avec ou sans amendements 3uivant
les cas; elles seront proposées nn antre jour, à moins qlle, pal'
consentement llnaninze, le Sénat n'en décide autrement; à ce
moment, aUCiln amendement ne sera reçLl, sallf pal' consentement Llnanime.
POUl' la qllestion finale de délibérer et de consentir cl la
ratification dans la forme adoptée, le conCOLlrs des deux
tiers des sénateurs présents sera nécessaire, mais la simple
majorité suffira ponr tOlltes les alltres motions et questions
relatives au traité, excepté pOilr llIle motion de remettre indéfininzent (postpolle indefinitely), laquelle nécessitera la
majorité des dellx tiel's.
2) Les traités transmis ail Sénat pal' le Président pOLlr élre
ratifiés seront repris à la deuxième session Oil cl la session
sllivante du mème Congrès au poini où ils avaient été laissés
Clll moment dLl dernier ajournement de la session au COllrs
de laquelle ils avaient été transmis all Sénat. llfais toutes
les procédllres Sllr les traités cesseront d'exister avec le
Congrès et seront reprises à l'ollverture du Congrès sLlivant,
comme si allCllne procédllre antériellre n'avait eu lieu.
3) Traités concllls avec les triblls indiennes.-- CL. . dessus
reproduil p. 149.
�~IÂNUEL
DE PRATIQUE PAHLEMENTAIRE
SECT.
LIlI. -
153
IMPEACHMENT.
La Chambre des représentants seule a le droit de meltre en
accusation (power of impeachment) (1).
Le Sénat seul aura le droit de juger tontes les mises en accusation. Quand il siégera à cet effet, ses membres seron t tenus à
la prestation du serment ou à l'affirmation. Quand le Président
des États-Unis sera l!lÏS Cil jugement, le Chief-Justice présidera.
Nul ne pourra être déclaré cou pable (conuicted) qu'à la majorité
des deux tiers des membres présents. Dans le cas d'impeachment,
le jugement de condamnation ne pourra prononcer plus que la
perle de la charge et la disquali fication à posséder aux Étals-Unis
une charge impliquant honneur, COnfi[\IlCe ou profit. Mais la
partie déclarée coupable n'en sera pas moins exposée et sujette
à accusation, procès, jugement et châtiment selon la loi (2).
Le président, le vice-président et tous les officiers civils des
États-Unis peuvent être révoqués de leur fonction sur impeach-
ment et condamnalion pour trahison, corruplion et autres délits
ou crimes graves (3).
Le jugement de tons les crimes} sHuf dans les cas d'impeachment, sera prononcé par un jury (4).
Telles sont les prescriptions de la ConstiLution des f:tats-Unis
quant aux impeachments. L'exposé qui suit est un aperçu des
princi pes et de la pratique de l'Angleterre sur le même sujet (i)).
Jllridiction. - Les Lords ne peuvent pas mettre un de leurs
melubres en accusation, ni s'associer à une accusaLion , parce
qu'ils sont les juges (6). Ils ne peuvenL non plus agir contre un
membre de la Chambre des COllllllunes que sur une plainte de
celle-ci. (7). Les Lords ne peuvent pas davantage, aux termes de
la loi, juger un ll1embre de la Chambre des Communes pour un
crim e crlpital sur l'information du roi ou d'un particulier,
(1 ) ct (2) [Cons fit. des ÉtaLs-L'nis, art. 1, sect . 3. cl. (j ct
(3 )
(-1-)
(5 )
(6)
7.1
[Ibid., art. '2, sect. ·1 1
[ COIlStit. d es ÉLals-Cnis , art. 3 sect. 2, cl. 3.J
[IV. HAT S ., 56-346. J
ct (ï ) SELD. J/ldie . in Parlial11 ., 12, 63 , 81 . - [IY . RATS .) 78-83.J
•
�154
. THOMAS JEFFERSON
parce que, en général, l'accusé a droit à être jugé paF ses pairs;
mais, sur une ·a ccusation émanant de la Chanlbre des Communes, ils peuvent agir contre le coupable, quelles que soient
sa qualité et la nature du crime; car ils ne s'attribuent pas euxmênles un procès de droit commun. La Chambre des Communes tient donc lieu de jur~', et le jugement qui est rendu sur
sa poursuite tient lieu de verdict. Ainsi les Lords ne font que
juger, mais ne font pas passer le coupable en jugement (1). Toutefois Wooddeson conteste qu'un luembre de la Chambre des
Communes puisse être aujourd'hui mis en jugeluent pour un
crime capital devant les Lords, même par la Chambre des Comluunes; et il cite le cas de Fitzharris, accusé de haute trahison
en 1681, dont les Lords renvoyèrent l'affaire à une cour inférieure (2).
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Accusation (3). - La Chambre des Communes, en tant que
grand jury de la nation, est chargée de mettre en mouvement la
justice pénale. La procédure généralement suivie consiste à
adopter une résolution portant accusation criminelle contre le
délinquant présllnlé et d'envoyer ensuite un membre accuser
oralement ce délinquant à la barre de la Chambre des Lords au
nom de la Chambre des Communes. Ce membre fait connaître
qu'il va produire les chefs d'accusation , et demande que le délinquant soil éloigné de son siège ou emprisonné, ou que les pairs
prenne.nt des mesures. pour sa comparution (4).
Sommation. _.. Si la partie ne comparaît pas, il est émis des
proclamations lui donnant un jour pour conlparaître. Lorsque
celles-ci reviennent, elles sont examinées attentivement; si une
erreur y est relevée , de nouvelles proclamations sont envoyées,
accordant un jour. Si l'inculpé ne comparaît pas, ses biens peuvent être saisis, et la poursuite continuée.
(1 ) Ibid ., 6, 7 .
(2) [VIII. GREY. 325-327 . J - - IV. BLACKST. , 25 . - [IV. BAT S . , 60notc *, 61 ,
84, 128 note *, 130, 158 not e *, 163 note * ; 170, 216 et note il", 259, 272 r.o1c * ,
4(8-410, et App. 423-428.J - III. SELD. , 1604, 1610, 1618, 1619, 1041 ; IX. 1656 ;
LX,\:. III , 1604-18. - II. 'VOODDESON , 576 , 601.
(3) [Cpr. IV. BATS., ch. 2, p . 104-249: From the accession of James l io the
Revolution ; - Ch. 3, p. 250-346 : From tlle Revolution to the year 1780. J
(4) [IV. BATS. , 113, note t. J
•
�MANUEL DE PRATIQUE PARLEMENTAIRE
155
Chefs d'accusation. - Les chefs' d'accusation (articles) de la
Chambre des Communes remplacent l'acte d'accusation (indictment). Ainsi, d'après l'usage du Parlement, il n'est pas nécessaire de se servir de mots spéciaux pour un impeachment basé
sur des écrits ou des paroles (1).
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Comparution. - S'il comparaît, et si son affaire est capitale,
l'accusé répond en état d'arrestation; il n 'en est toutefois pas
ainsi si l'accusation est générale. Il ne peut y avoir emprisoilnement que sur des accusations spéciales. S'il ne s'agit que d'un
délit, il répond, s'il est Lord à sa place (2), s'il est Commoner à la
barre et en liberté, à moins que les Lords ne trouvent dans sa
réponse un motif de le faire ell1prisonner, jusqu'à ce qu'il ait
trouvé à fournir caution, et de crainte qu'il ne s'enfuie (3). Une
copie des chefs d'accusation lui est remise et un jour fixé pour y
répondre (4) . Pour un délit, l'inculpé peut comparaître en personne, ou répondre, soit par écrit, soit par procureur (5). En
règle générale, celui qui est accusé d'un délit doit répondre, qu'il
soit en liberté ou arrêté, au mOll1ent où la Chambre des Com111UneS formule sa plainte conlre lui (6). Si la Chambre des Communes l'a déjà [ait ell1prisonner, il répond COlnme prisonnier.
Néanmoins on peut, en quelque sorte, appeler cetle procédure
judicium parillm SLlO/'llm. Conformément au droit commun, les
parties peu yen t se faire assister d'un conseil quand il s'agi t de
délits; elles Ile le peuvent point pour le cas d'affaires capiLales (7).
Réponse . .- Il n 'est pas nécessaire dans la réponse (al1.swer) (8)
d'observer rigoureusement certaines formes. L 'inculpé peut
s'ayouer coupable sur un point, et fournir des mqyens de défense
sur les autres; ou bien, réservant toutes exceptions, il peut nier
(1) [Sache uer. Trial, 325, IV. H ATS. , 256, 284, 302-305.J - II. \VOODD ., 602,
605, - Lords'Journ., 3juin 1701. - [VI. GR E Y, 324. J
(2) [IV. HATS., 377, 459, 468, J
(3) SELO . , 98, 99.
(4) I. RUSHW., 268. - I. CLAR , Hisi. of tlle Reb" 379.
(5) SELO , 100, 101 , 102, 105 .
(6) SELD. , 100-102, 105 .
(7) SELO. , 102, 105. - [IV. H ATS. , 111 note , 1i5, 180, 220, 225, 289 note t .J
(8) [IV. HATS, , 71 , 146, 158, 173 , 261,269 . ]
�156
THOMAS JEFFERSON
le tout ou fournir une réponse spéciale il chaque chef d'accusation séparément (1). Par contre, il ne peut, à la barre, solliciter
gràce de l'impeachment (2).
Répliques, dupliques. - Il peut y avoir des répliques (l'cplication), dupliques (l'ejoinder), elc. (3).
Témoins (-1). - La pratique est de leur faire prêter serment,
et de les' entendre en séance publique de la Chambre; un comité
peut également être nommé qui les entendra en comité, soit sur
des interrogatoires arrêtés par la Chambre, soit comme il le
jugera convenable (5).
'...
Jury. - Dans l'afl'air~ d'Alice [Pierce (6) J, il Y eut une liste de
jurés dressée pour son procès devant un comité (7). Mais l'action
était engagée sur une plainte, et non sur un impeachment de la
Chambre des Communes (8). Il ne deyait également s'agir que
d'un délit, car les Lords spirituels siégèrent dans l'affaire; or,
ils ne siègent que pour les délits (9), et non pour les a lTaires capitales (10). La sentence pronollça la confiscation de ses terres et
de ses biens (11). Sel den dit que c'est le seul cas qu'il ait trouyé
mentionné au Parlement dans lequel un jury fut constilué pour
des délits; mais il ne doute point qu'un jury doitêtre désigné si
le coupable s'en remet lui-mênle au jugement de son pays, et il
ajoute qu'il ne saurait en être ainsi ·au cas d'impeachm.ent intenté
par la Chambre des Communes, car elle est in [oco proprio, el
aucun jury ne doit être constitué (12). Lord Berkeley (6 Éd. III)
(1) I.
n- l SHW.,
2ï4 , et II. 1374. - Lords'Jol/fII., 13
110Y.
1643. -
II.
WOODO.,
607.
(2) WCOOD. , 615.~ II. Slale Trials, 735. - [IV. HATS. , ~o~, note -:', :253, note §,
299, 400, 404, 405.J
CI ) SELo., 114. -- Jal/fil. de la Cil. des Comm. , (j mars 164~-41 . - [VIlI.
GREY, 233. - IV. HATS., 282. J
(4) [IV. HATS., 288, 313.J
(5) SELO., 120, 123.
(6) SELO ., 122, 163,148, 188.
(7) [Le Senate Jfal/lwl , p. 151, dit bien: .\lice Pierce. Je pense quïl s'agithien
plutôt d'Alice Perrers, qui fut la maîtresse d'Edouard III , et dont le procès.
engagé sous le règne de Richard II , en décembre 13ï7 , est indiqué lY. HATS.,
75 (J. De1pecll ).J
(8), (10) et (11) 1. SELo. , 123, 163. 148 183.
(9) [IV. HATs. , 176 .]
(12) SELo., 124.
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;\[ANVEL DE PRATIQUE PARLEMENTAIHE
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157
fut pOlll'sui"i pour cause de meurtre de L. 2 (1), sur U).le dénonciation du roi, et non point sur une mise en accusation de la
Chambre des Communes, laquelle eÎlt été, de ce fait, patl'ia sua;
il renonça au bénéfice de ~a pairie, et fut jugé par un jury de
Gloucestershire el de Warwickshire (2). En fait, dans 1 H. VII, la
Chambre des COnlll1UneS déclare qu'elle ne doit pas être considérée comme partie à un jugement rendu, ou à rendre, en Parlement ; toutefois, on l'a généralement considérée, avec plus
d'exacLitude, ainsi qu'il a été diL plus haut, comme le grand jury;
car la conception de Selden, qu'elle est la pa/ria Slla de l'accusé
eL que les Lords jugent silnplement l'incul pé, mais ne le font pas
passer en jugement, est inexacte. Il est indéniable que ce sont
les Lords qui jugent; car ils interrogenL les témoins sur les fails,
et acquiltent ou condamnent sui vant leur intime conviction. Et
Lord Hale (3) dit: «( Les pairs sont juges du droit comme du
fait », par conséquent du fait comme du droit.
Présence de la Chambre des Communes. - La Chambre des
Communes doit assister à l'interrogatoire des témoins (4). Elle
peut, ou y assister jusqu'au hout, comme' comité de la Chambre
entière, on bien, à son gré, ilOmmer des commissaires pour
diriger l'enquête (5). Et le jugement ne doit pas être prononcé
tant qu'elle ne le demande pas (6). Mais la Chambre des COlnlllunes ne doit pas assister à J'impeachment lorsque les Lords
examinent la défense et les preuves, et arrêtent leur jugement.
Il est cependant nécessaire qu 'elle assiste à la défense et au
jugement dans les affaires capitales (7) comme non capitales (8).
Les Lords discutent entre eux leur jugemenL ; ils yotent d'abord
sur la question de culpabilité ou de non culpabilité; et, s'ils
(1) [IV. HATS., 81110te *.J
(2) SELD., 126.
(3) II. HALE P. C., 275. - [IV.
(4-) SELO., 124.
HATS.,
81-83.J
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(5) JOI/TIl. de la Cil . des Comm., 4 févr. 1709-10 .- II.
OODD . , 614.- BUSH"' . !
Tl'. of Sfran·. , 37. - [Sur ce même précédent du comte Strafford , IV. HATS .• 172,
173, 176.J
(6) SELo., 124. - - [IV. HATS . , 230, 315, 316, 319.J
(7) et (8) SELD ., 58, 158, 162. - [IV. BATS. , note t.]
�158
THOl\lAS JEFFERSON
condamnent, la question ou la sentence particulière est arrêtée
dans les tern1es et la n1esure qui semblent adoptés par le plus
grand nombre (1).
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Jugement. - Les arrêts de n10rt en Parlement ont été strictement réglés par la lex terrée, qu'ils ne peuvent pas modifier,
et point du tout par le caprice de la Chambre. Ces arrêts ne
peuvent, ni omettre une partie quelconque d 'un jugement légal,
ni y ajouter. Les sentences du Parlement doivent être seculldum,
non ultra legem (2). Bien que les procès ùe celte nature ne
ressemblent pas aux autres quant aux forn1es extérieures, ils ne
difIèren t cependant pas essentiellement des poursuites cri mi:.
nelles devant les cours inférieures. Ce sont les lnêmes règles de
preuve, les mêmes définitions légales des crimes et châtiments;
les impeachments ne sont point, en effet, créés dans le but de
modifier la loi, mais dans celui de la rendre plus effective à
l'encontre de délinquants trop puissants. Le jugement doit donc
être tel que l'exigent les principes légaux et les précédents (3).
Le Chancelier rend les jugements en matière de délits; autrefois
le Grand-Sénéchal les' prononçait dans les affaires de "ie et de
mort (4). Mais aujourd'hui l'intervention du Grand-Sénéchal
n 'est plus jugée nécessaire (5). Pour les délits, la peine corporelle la plus forte a été l'emprisonnement (6). La sanction du
roi est nécessaire pour les condamnations capitales (7), mais
non pour les délits (8) .
Continllation. - La dissolution du Parlement n'interrompt pas
un impeachment, et le nouveau Parlement peut le reprendre (9).
(1) SELD. , 167. - II. WOODD., 612.
(2) SELD. , 168, 171.
(3) II. WOODD. , 611. - VI. Staie Trials , 14.
(4 ) SELD. , 180. - [IV. HATs. , 201 .J
(5) II. '''OODD. , 613.
(6) SELD., 184.
(7) Secus II. WOODD ., 614.
(8) SELD. , 136.
(9) Journ. des Comm. , 23 déc. 1790 ; des Lords , 15 mai 1791. 618. - [IV. HATS , 121 , Ilotes::: et §, 128 note *, 196-228.]
II.
VlOODD. ,
�INDEX ALPHABÉTIQUE (1)
'
..
A
Pages
N'est pas peni.1Ïse sans autorisation.. . . , , .. , . . .
58
Prévision en cas d' - ' .. , ...... , .. . , , .. , , . . ... , . . . . . . . . . .
58
ACCUSATION. - La commune renommée est un bon fondement
à une procédure par enquête et même par- . ......... ' . . . .
64
ADRESSE. - Mode de présentation ........... . ... , . . . . . . . . . . . . .
60
AJOURNEUENT. - Règles et dispositions relatives à 1'-....... , . .
146
La motion d' - ne peut pas être amendée .... . " ..... , ....
146
Toute question est arrêtée à suite d'un-. . . . . . . . . . . . . . . . . 118
Modes et manières d'- de session, discussion. . .. ... ... 146-149
Est prononcé par le Speaker.... .... ... ............ . ....
147
A lieu, lorsqu'il est pour plus de trois jours, prononcé par
votes concurrents. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .. . . .. '.... '"
146
Prévisions en cas de désaccord quant à l' - . . . . . . . . . . . . . . 146
Effets de 1'- sur les affaires en cours. . ........ .........
146
AMENDEMENT. - Il peut changer complètement le sujet ....... .
111
Le paragraphe que la Chambre refuse de retrancher ne
peut pas être amendé. . ..................... . ............ . 112
Un "bill nouveau peut être greffé sur un autre - ........ "
111
Procédure relative aux amendements entre les deux
Chambres .... ......................... , ................ . 133
Une motion de sous-amendement faite par l'autre Chambre
a la priorité sur une motion d'approuver ou de désapprouver 135
L'amendement apporté par une Chambre à un bill de
l'autre devient texte même du bill et peut être amendé au
deuxièlne degré ............... , ........ . ..... . ........... . 135
Pour les amendements entre les deux Chambres la question est: 10 d'adopter; 20 de repousser; 30 de renoncer;
40 d'insister ; 5° de persister .............. ~ ........ ' .. . ..
119
Proposé dans le comité de la Chambre entière, tombe par
l'effet d'un l'envoi .. ...................... , ................ .
94
Proposé, et incompatible avec un amendement adopté,
ABSENCE, --
....
t
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.... ;:.
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(1) C'est, sauf quelques très légères modifications et additions nécessaires
celui qui se trouve dans les éditions américaines (Note des tradllcteurs).
�•
•
~1.
160
I~DEX
ALPHAB É TIQUE
Pages
peut faire l'objet d' une question. -. . . . . . . . . .. . .... , ... _. . . 111
Peut être amendé avant son adoption, mais non après....
112
Aux fins de sllppression, et rejeté: le paragraphe dont la
suppression est proposée ne peut pas être amendé. .. .....
112
Aucun amendement identiqlle ou équivalent à un amendement rejeté ne peut être proposé.. . . . . . . . . . . .. ............
112
Aux fins d'insertion de choses nOllvelles : jusqu'à quand il
est susceptible d'amendement ultérieur. . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
111
A~IENDEME~TS AUX BILLS. - (Voir aussi Bills) o. • ••..• . . • • _ • . • •
92
Procédures relatives aux-, et ordrc de proposition des -.
87
Comment ils doivent être rapPol'Iés .......... . .. . ....... ,
90
Tombent à la suite de nouveau l'envoi à 1lI1 comité.. . . . . . .
93
Leclllre des - . . .............
92
Ne sont pas recevables au ll'oisieme degré. . . . . . . . . . . . . . . . 105
Discussion de la nature, et concordance des - . . . ... ... 111-115
La Chambre ne peut pas revenir, ou insister, sur son propre amendement au moyen d'un amendement..... . ........ 134
Le Speaker ne peut refuser de les recevoir, sous prétexte
de contradiction . ..... _. .. ............. . ............... . ..
111
ApPEL DE LA CHAMBllE. - Procédure en cas d'- .. .. . '" ... . . .
57
ApPROPRIATION. - Peut être réalisée par "oie de résollltion . ... ,
83
A-RRESTATION. - Discussion du privilegc relatif à 1'- . . . . . . . . . . .
44
Prend (Le privilège) fin avec la session. . . .. .. .....
79
."
o' •••••• .
••••••
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• ••• •.• •••
B
"
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BILLS. - Grossoyés, ne doivent pas être examinés. .. . . . . ..... .
71
Les errellrs ne doivent pas être corrigées à l'insu du
conlité ....... . .... . . . . . . . . . .. ...... . . .............. . .. .
71
Ne doivent pas être enlevés ou cachés . . .. . ...... " ... '"
70
Doivent être bien écrits, sans quoi le Speaker peut les
refuser. " .................. . ... . . . ................ . ... '.
8-1
Introduction, lecture et renvoi à un comi! é ......... . .. " 83-86
Les amendements tombent s'ils sont renvoyés à un
dellxieme comité.... . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
94
Une clause particulière peut être renvoyée à un deuxième
conlité . . .. . ............ . ........ ' ... o ' . •• " • • ••• • ••••• • •• •
92
Ne peuvent pas être amendés en pl'emiere leclLlre. . . . . . . . .
8-1
Amendements, manière de les traiter ... . ............ o. 111-115
Procédure lors de la deuxieme lectllre.. . . . . . . . . . . . . . . . . .
85
Rejetés, si la deuxième lecture est refusée.. . . . . . . . . . . . . . . 118
Moment de les attaquer ou combattre .... ' . . . . . . . . . . . .. 93-122
Un bill peut être greffé sur un autre. . . . . . . . . . . . . . . . . .• . . . 111
Une Chambre peut adopter avec des blancs qui seront
remplis par l'autre ..... . ........ . ....... . ..... . . .......
115
�161
MANUEL PE PRATIQUE PARLEMENTAIHE
Pagel;
' ..
-
..
Formes suivies lors de la troisième lecture . .... . .... ;...
120
Peuvent être renvoyés à un comité ...... " ......... . ...
121
Sont amendés par postillons.. . .. ........................
122
Les blancs sont remplis.. ... . ........... . ...............
122
Le préambule doit être examiné en dernier lieu. . . . . . . . . .
89
Ne peuvent pas être modifiés après adoption... . . . . . . . . . . .
123
.A la fin de la session, aucun bill nouveau ne peut être introduit, ù moins qu'il ne soit envoyé par l'autre Chambre..
79
Doivent recevoir trois lectures, etc.. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
84
Comment ils sont introduits sur avis et autorisation. . . . .
84
Formes de leur introdllction. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .. ..
84
Procédure lors de la deuxième lecture. . . . . . . . . . . . . . . . . . .
85
Comment et à quel comité ils sont renvoyés.. . . . . . . . . . . . .
86
Doivent être lus deux fois avant d'être renvoyés fi Lln comité.
85
Ne doivent pas être renvoyés à des adversaires avérés. . . .
86
Renyoyés, peuvent être remis à tout membre du comité.
87
Amendements entre les deux Chambres, façon de procéder.
133
Par qui ils doivent être portés d'une Chambre à l'autre. . .
HO
Peuvent être spécialement recommandés à l'attention de
l'autre Chambre......... . . .. . . . . . . . . . . .. . . . . . . . . . . . . . . . . . . 141
Si une Çhambre néglige ' de s'occuper d'un bil1, l'autre
Chambre peut en faire un rappel.. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
141
Comment ils sont enrôlés, signés et présentés au président. 142
Ne doivent pas être enrôlés par paragraphes, mais en bloc.
142
Amendements aux - : La Chambre qui amende ne peut
pas les retirer ou insister au moyen d'un amendement ultérieur ......................................... . ...... ' .... ' .
134
Dangereuse pratique d'adopter les bills avant qu'ils ne
soient grossoyés. . . . . . . . . . . . . . . . .. ...... .. ...... ........
95
Amendements aLlX amendements entre les Chambres :
Quand ils sont recevables. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
135
L'amendement à un amendement de l'autre Chambre a
la priorité sur une motion d'adopter ou de repousser.. . . . .
135
Procédure sur les - dans le comité de la Chambre entière .. 87-91
Titres: moment auquel ils sont rédigés. . . . . . . . . . . . . . . . . .
129
Nouvel examen: Quand et comment la question peut être
proposée.. .. . . . . .. .......................................
129
Nouvel examen: A quel moment il doit être proposé. . . . . 130
»
: Effet d'un yote de - . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
130
Chaque Cbambre peut retirer son amendement et adopter
le bill.. . . . . . . . . . . . . . . . .. . .. . . . . . . . . . . . . . . . . . .. .. . . . . . . . . . .
134
. Emanant d'une Chambre, rejetés par l'autre, peuvent
être présentés de nouveau à la Chambre qui les a rejetés.. . . 131
Moyens pour réparer les omissions dans les - ........... • 131
Manière de procéder, lorsqu'ils sont basés sur des faits
qui réclament éclaircissement. ... , . . . . . . . . . . . . . . . . . .
131
11
�162
INDEX ALPHABÉTIQUE
Pages
'.....
"
Effet d'un vote d'insister ou de persister .. .......... '. ' ... .
Les conférences doivent être demandées par la Chambre
qui est en possession des documents ............. . .•......
Les documents relatifs aux - doivent être laissés aux
commissaires de la Chambre qui a accordé la conférence. .
Le l'apport doit être fait d'abord à la Chambre qui a
accordé la conférence.. ................... . ..............
Le rapport ne peut pas être modifié ou amendé comme
peut l'être le rapport d'un comité ............ ............
A une conférence, il est impossible de retrancher d'un bill
quoique ce soit qui ait été adopté par les deux Chambres. . .
Procédure quand les bils sont repoussés. . . .. . . . . . . . .. ..
Non renvoyés dans les dix jours, deviennent loi, à moins
qu'un ajournement n'intervienne... . .................... '. .
BLANCS. - La première proposition doit avoir pour objet le
délai le plus long ou la somme la plus forte.... . . . . . . . . .. 106,
Des bills peuvent être adoptés avec des - qui seront
remplis par l'autre Chambre ....... . ........ _ ." ........
Formation de la règle pour remplir les - ..... , ...... ..
..
133
136
138
136
137
135
143
143
114
115
114
c
-.
.'
.
'",
r'.
. ;
CHAIRMAN des comités: est ordinairement le premier membre
désigné ... ' ............................................. .
60
- du comité de la Chambre entiere : peut être élu ........ .
62
CHAMBRE. - Division de la Chambre, comment elle est vérifiée. 123, 126
CHAMBRE DES REPRÉSENTANTS. - (Voir Représentants). . . . . . . . . .
54
CHAPEAUX. - Moment auquel il faut les ôter.. . . . . . . . . . . . . . . . . .
77
CLERK. - Pose les questions avant l'élection du Speaker. . . . .. . .
53
Fait les lectures debout. . . . . . . . . . . . . . . . . . . .. . . . . . . . . . . . . .
95
Numérote les sections. . . . . • . . . . . . . . . .. ............ . ....
115
Peut corriger les erreurs qu'il commet dans la communication des messages. .................................... 140
COMITÉS. - Ne peuvent pas faire d'enquête sur leurs propres
lnembres. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
61
Ne doivent pas être en séance en même temps que la
Chalnbre.. . . .............................................
61
Le premier membre nommé peut agir comme président ;
mais ils peuvent élirè leur président. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
60
Manière d'en nommer les membres, et contrôle exercé sur
ceux-ci par les Chambres .. , . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
86
Procédure en comités.. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .. .
87
Ne peuvent raturer, interligner ou surcharger des bills . .: .
90
~e peuvent pas procéder à nOllvel examen, et faire une
modification de leur propre vote. . . . . . • . . . . . . .. . . . . . . . . . . . .
90
�,-
163
MANUEL DE PRATIQUE PARLEMENTAIRE
Pages
'
. -..
~
..
.
.'
"
'
..
...... :.
Comment ils rapportent les amendements .......... ; .... .
Peuvent être nommés pour siéger pendant un ajournement.
Ne peuvent pas recevoir de pétiLiollS, si ce n'est par l'intermédiaire de la Chambre ......... . " . ..... . .............. .
Un membre élu, et dont l'élection n'a pas fait l'objet d'un
rapport (retul'ned), peut être nommé dans un - . . . . . . . .. ..
Comités permanents ... ..................... '" . " ..... , ..
Formes et procédures usitées dans les - , .. , ..... . ..... .
Comités joints: comment ils agissent. .... ' ............. .
Avertis que la Chambre siége, ils sont obligés de surseoir.
Composition et mode de nomination. ' ................. "
Temps et lieu de leur réunion, quand et où il leur pl<lÎt ... .
Ne doivent pas être hostiles à un sujet qui leur est renvoyé.
Tout membre d'un comité hostile à une mesure renvoyée
à ce comité doit demander à être excusé . ...... . .. . ........ .
Majorité et constitution d'un quorllm . ............ . ..... ' .
Doivent agir de concert, et non par consultations 'séparées.
Les membres de la Chambre peuvent assister à leurs
séances . ......... " . .... , ............ ' ...................
Leurs pouvoirs à l'égard des bills, ................... ' ...
Mode d'établissement des l'apports. , . .......... . ..... ,.
Ont le contrôle absolu d'un rapport renvoyé à un comité.
Leur dissollltion subséquente au rapport fait... . . . . . . . . . .
Peuvent être remis en vigueur par un vote .............. ,
Peuvent être déchargés des instructions ...... , . . . . . . . . . .
Quand ils peuvent siéger pendant un congé ..... ' " .... ..
Effet d'un renvoi au comité, lorsqu'un bill a été amendé
dans le comité de la Chambre entière. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
90
148
61
49
60
60~61
61
61
60
87
86
86
87
87
87
87
90
91
91
91
131
148
93
COl\IlTB DE LA CHAMBRE ENTIÈRE. - Grandes affaires ordinairement renvoyées au -..... . . . . .. . .. , ....... . .. ' ....... .
62
62
Peut élire son président. . . . . . . . . . . . . . . . .. . . .... . ....... .
Le Speaker peut reprendre le fauteuil s'il s'y produit un
grand désordre ... .... ........... . ... . ................ .
63
Procédure et manière d'y traiter les affaires du Sénat. ... . 93-94
63
Dispersigll en désordre . .... . . . ...... " ............. , .. .
63
Ne peut pas remettre .. ' ................... . .......... .
63
Rapport sur les procédures ....... " ...... '. " ........... ,
Un bill amendé en quasi-comité de la Chambre entière peut
94
être renvoyé à un comité spécial.. . . . . ., ............ , .... .
Cas dans lesquels les amendements qui y sont présentés
94
disparaissent. . .. ..,.,........ , .... .. ......... . ...... .
Particularités au -, ........... , .. , ...... , .............. . 93-95
COl\:lMUKICATIONS. - Confidentielles, doivent être tenues secrètes;. 149
COMMUNE RENO;\IMÉE, - Base d'action .. , .... , , ....... , .. ,.....
COMPTAGE DE LA CliAMBRE. - (Voir Division de la Chambre).
64
123-128
�16-1
INDEX
ALPHABÉTiQUE
Pages
CO~FÉREXCES.
- Possibilité d'en tenir deux avant un vote de
persister .. ... " ........... ,.. ..,.'..... ..,..............
Doivent être demandées par la Chambre qui est en possession des documents . .... , . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
Ne peuvent apporter aucune modification à ce que les
Chambres ont adopté. ......... .... .............. . .....
Discussions sur la natllre et circonstances de la tenlie desRapports des - : Ne peuvent pas être amendés ou modifiés.
Les docllllzenis sont laissés aux commissaires de la Chambre accordant la -.... . .. ..... . ...... .... . . . ... . .. ....... .
Quand, par quelle Chambre et à quel moment, la demande en doit être faite. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
COXSEIL. - Peut être entendu sur les bills privés et les points de
droit .. .. ' .................. . ........ ....................
CORRUPTIOX. - Cas de Randall et de 'Vlütney, violation de
privilège ................ , ...... . ......................... .
13!
136
135
136
137
137
137
66
-l6
D
Personne ne doit parler d'une façon impertinente,
longue, ni superflue.. . . . . . . . .. .................... .... . .
73
Nulle interrllption n'est possible tant que les deux aspects
de la question n'ont pas été posés. ..... . ....... .........
130
Formes et convenances à observer dans les -. . . . . . . . . . .. 71-78
Le Speaker n'est jamais autorisé à s'engager dans le -, sauf
pour les questions d'ordre ........ . ..................... .
73
73
S'il se lève pour parler, il doit être entendu le premier ... .
Il peut appeler un membre par son nom en cas de
7-1
violation persistante de l'ordre dans les - .................. .
Un langage inconvenant n'est point admis pour qualifier
73
les délibérations de la Chambre ............................ .
Des injLlres, plaisanteries ou termes déplacés à l'égard des
membres de la Chambre ne doivent pas être employés dans
7-1
les- ................................ . ................... .
Un membre peut prendre la parole à chaque lecture d'un
72
bill ........ . .......
Des membres qui échangent des gros mots ou des coups
peuvent être requis de promettre, de leur place, de ne point
pousser plus loin leur querelle. . . . . . . . .. ................
75
La critiqzze des délibérations de la Chambre est impossible.
73
Un membre ne doit pas être appelé par son nom dans le73
Les personnalilés sont défendues ......... ' ..............
73
Les motifs ne doivent pas être accusé~ . .. .. . . . . . . . . . .. ..
74
Toute violation d'ordre dans le - doit être réprimée
par le Speaker.
7-1
DÉBATS. -
ç
i
••
•
••••••••
•••.••
,
.
"
•••
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,
•••••
,
•
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•••••••••••••••••
• • • • • • • • • • • • , • •• •
• •
�~lANUEL
16;)
DE PRATIQUE PARLEMENTAIHE
Pages
Les fermes déplacés d'un discours ne doivent pas être
relevés tant qu'il n'est point achevé, mais doivent être notés
i nllnédiatcll1Cnt. . , , , ... , ... . .............. . ..... . ......... .
Les discours, délibérations Oll voles de l'autre Chambre ne
doivent pas être mentionnées dans le - ...... '. .. . ..... .
Le Speaker doit intervenir de suite pour réprimer un
écarl de langage envers l'autre Chambre. . . . . . . .. . . ..... . .
Un membre dont les intérêts privés sont engagés dans une
question doit se retirer... . . . . . .. .......... . ... . .. .... ..
DECORUM. DÉFI. -
(Voir Débats) . ... " ........ ' "
Violation de privilège .. "
75
76
77
.77
.... . ............ . 71-78
46
..
DJ~LAI
LE PLUS LONG. - Question à poser la première, en remplissant des blancs ................ , . . . .. . . ... .. ......•....
114
DÉPÔT SUR LA TABLE. - Matières qui peuvent être reprises Ù
tout nlonlent..............................................
101
DÉSORDHE DANS LE COMITÉ DE LA CHAMBRE ENTIÈRE. - Le
Speaker doit reprendre le fauteuil s'il y a grand -.........
Procédure en cas de - . . .... . . . ............... , . . . . . . . . •
63
73
DIFFA~IATION.
- Violation de privilège .......... . '. ......... . .
47
DISCOURS. -
Ne peut pas, de droit, être lll, s'il est écrit. . . . . . . .
98
DISTRIBUTION DES AFFAIRES. - (V. Ordre des al/aires).
DIVISION DE LA CHAMBRE. -- Mode de comptage des voix. . .
123-128
DIVISION DE LA QUESTION .. . .. . ..... ~: ........ . ..... . .... '.
115-117
DOCmlENTS ET JOUHNAVX. - Ne doivent pas être enlevés de la
table du Clerk. . . . . . . . . . ... .... . ... '" . . . . . . . . . . . . . . . . .
·"
DOCUMENTS. - Règles relatives à leur conservation. . . . . . . . . . . . .
Une motion tendanl à lectllre des - doit être posée avant
la question préalable ... . ........ . ................... . ....
Des '- renvoyés le titre seul est ordinairement lu . .. .. . . .
Sont laissés aux commissaires de la Chambre qui a accordé
la conférence . ......... ' . . . . ..... . ........... . ... .. . .. . .
Se rapportant aux bills Oll amendements envoyés ù l'autre
Chall1bre. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
70
71
107
98
137
133
E
ELECTIOXS. - Temps, lieu et mode.. . .. ............... . . . ."
Leur vérification a lieu dans chaque Chambre. . . . . . . . . . . .
52
52
ENQuÎnEs. - La commune renommée suffit ù les motiver... . ..
64
ERREURS. - Dans un bill ne peuvent être corrigées en comité
de la Chambre entière sans ordre du comité. . . . . . . . . . . . . . . .
Peuvent être corrigées par une disposition d'un aulre bill
ou par un nouveau bill... . ...... . . ..... .................
71
132
�166
INDEX ALPHABÉTIQUE
Pages
Le Clerk peut corriger une erreur qu'il commet en communiquant un message. . . .. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
EXÉCUTION D'ORDRES PERMANENTS. - Aucun débat ni délai n'est
admis........................ . ... . ........................
Tout membre a le droit d'insister pour l' - . . . . . . . . . . . . . .
...
,
.
140
78
78
F
:
FÉLONIE. - Manière de procéder en cas de trahison, violation
de la paix ou - .............. . .. . ....... . ..... . ........ " 49-51
G
GALERIES. - (Voir Tribunes ).
..
~
h1PEACH~IENT.
- Esquisse de la loi du Parlement quantà 1'-. 153, 158
INCOMPATIBILITÉ DES AMENDEMINTS. - N'entraîne point leur
suppression. . . . .. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . ... . . . . . . . . . . . . . . . . .
111
INSISTER (Motion, vote ou résolution d'). - Question discutée
sur les amendements entre les deux Chambres ...... " .. 133-134
Effet d'un vote d' - " . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
133
Sur l'exécution d'un Ordre permanent. . . . . . . . . . . . . . . . . . .
78
INTÉRÊTS ENGAGÉS. - Nul membre ne doit assister à la discussion d'un bill dans lequel il a des - . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
77
J
JOURNAL. - Doit être tenu par chaque Chambre.. . . ....... . .. .
14~
Le - de chaque Chambre doit être publié ......... . ..... .
143
Doit mentionner tous les votes . ...... '. . ............... .
144
Doit contenir un exposé sommaire des pétitions, documents, etc.. . . . . . . . . . . . . . .. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
144
Les titres des bills et les parties touchées par des amendements doivent être insérées dans le - ....... ' _.. " ....... , 144
Soumis à l'examen éventuel de l'autre Chambre ........
145
Règles directrices pour sa rédaction, et la correction
de certaines errellrs .. ......... , ........................ 144-145
L
LECTURE DE DOCUMENTS. - Question sur la - .................
D'UN DISCOURS. - N'est pas de droit sans autorisation.
107
98
�MANUEL DE PRATIQUE PARLEMENTAIRE
167
Pages
LECTURE DU RAPPORT D'UNE CHAMBRE. - N'est pas de droit
dans l'autre Chambre.. . . . . . . .. . . . . . .. ............... ....
LUTTES ET TUMULTE DANS LA CHAMBRE. - Comment il y est
mis fin........ . ....... . ............................
98
75
M
.....
~
"
. ..-..
"..
"#
~
..
..
\. . . . . . .
~
MAJORITÉ. - Décide dans les questions générales.. . . . . . . . . . . . . .
128
MEMBRES ET OFFICIERS D'UNE CHAMBRE. - Ne dépendent pas de
l'autre .. , .... . ... , ...................................... '.
76
Doivent voter lorsque la question est posée, mais ne le
peuvent s'ils étaient absents au moment où la question a
été posée: .... " ... . ......... . ... . ........ . . . .............
127
Doivent se retirer, mais peuvent être entendus, lorsqu'est discutée une question, les concernant eux-mêmes ou
leurs intérêts particuliers. . . . . . .. ........ . ..... ..........
77
MÉMORIAL. (Voir Pétitions).
MÉPRISES. (Voir Erreurs).
MESSAGES. - Ne peuvent pas être reçus dans le comité de la
Chanlbre entière...... . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
63
Entre les Chambres: Sujet, discussion des - ....... ' . . . . 139
MESSAGES. - Ceux de l'Exéclltif' doivent être adressés aux deux
Chambres en même temps. . . . . . . . . . . . . . . . . .. .. .........
141
Temps et Formes de leur réception. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 140
Les erreurs commises en les communiquant peuvent être
corrigées . . . ........................ " ....................
140
Servent au J'appel par l'une des Chambres à l'autre des
bills non traités ................ ' .......... . ' ............
141
MINORITÉ. - Protégée par l'adhésion aux règles. . . . . . . . . . .. ...
42
MODIFICATION DE VOTES . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
129
MOTS DÉPLACÉS. - Comment et quand ils sont nolés .. .. ... .
75
MOTION. - Ne doit pas être posée ou débattue tant qu'elle n'est
pas appuyée. . . . . . .. ...... ......................... .....
82
Peut être rédigée par écrit.......... ... . .. . ......... . ..
82
Doit être lue pour l'édification d'un membre aussi souvent
qu'il le désire. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
82
Celle de remettre n 'est pas à l'ordre lorsqu'un membre a la
parole (the 11001') ......... ............ ' ... . ...............
82
Privilégiée: ce qui doit être discuté ................... ' 98-108
Retirée de la Chambre par remise, etc . . (Voir Questions). 118
N
NOUYEL EXAMEN. - Pour les bills, ordres, instructions, etc. .. .
129
�168
INDEX
AI.PHABÉTIQUE
o
Pages
OFFICIERS DE CHAQUE CHAMBRE. - Modes de nomination ou
d'élection. Leur indépendance ü l'égard de l'autre
ChaLnbre ........ " . ................................ 58, 59, 76
O~SLOW.
-
Son opinion sur l'importance des règles .. , ......
OPPOSITION AUX BILLS. -
Moment convenable.. . . . . . . . . . . . ..
41
89, 122
ORDRE ET QUESTION D'ORDRE.- Violé par le Speaker en ne posant
pas la qLlestion . .......................................... .
Au Parlement « les exemples font l'ordre »........ -.. .
Documents relatifs à!' - (Voir DocLllnenls).
Dans le débat (Voir Débats).
Les termes déplacés prononcés dans un comité doivent
être notés et rapportés à la Chambre. .. . ......... _..... . . .
Le Speaker peut appeler par son nom le membre qui
trouble l'ordre .................... ' .. , ..... , .. . .......... .
Questions cl' -. Peuvent être remises........ ...........
La décision dLl Speaker sur les questions d' - peut être
contrôlée ............... , ........... - . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
Le comité de la Chambre entière ne peut pas punir une
violation d' - . . ................ " ................. ......
Si une difficLllté se présente lors de la position de la question, le Speaker doit la trancher péremptoirement. . .. ....
128
ORDRE DES AFFAIRES. - Nécessité d'adhérer aux règles. . . . . . . .
Au Sénat. .. '.' .......... .. . ...........................
ORDRE DU JOUR. - Comment et quand il doit être appelé., ....
Peut être modifié à tout moment .......... . ........ .
Ne peut pas être.proposé pendant qu'un membre a la parole.
A la priorité sur toutes les questions. ......... . ....... .
66
67
73
79
82
99
ORDRE DE LA CHA~IBRE. - Prend fin avec la session . .. ......
Un membre de la Chambre peut insister sur l'exéclltion
d'un Ordre permanent. .. .......................... . ......
79
ORDRE et RÉSOLUTION. -
83
ORDRE SPÉCIAL. -
Distinction ... _. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
50
70
76
74
78
78
76
78
Règles relatives à un - ................... " 79, 89
p
PAPIERS. - (Voir Documents et
.Jolll·nall ~L).
PARLEMENT. - Chaque Chambre du - peut s'ajourner indél
pendamment de l'autre: . . . .. . ..... :......................
146
PERSISTER (Motion, vote ou résolution de).- Discussion et objet
de la question. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
Effet d'un vote de - . ................ . .. . . ............
119
119
�~lANUEL DE PRATIQUE PARLEMENTAIHE
169
Pages
La Chambre qui persiste ne peut pas s'écarter de la forme
qui a été fixée par le yote de - . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .. "
Deux conférences doivent précéder le yote de -.. .. . . . ...
PÉTITION ct RE:\fONTRANCE. - Distinction .......... " ..... . ..
PÉTITION. - Doit être présentée par un membre ............... .
Doit être signée ou écrite par le pétitionnaire ..... " .... .
Doit parvenir au Comité par l'intermédiaire de la Chambre
PORTES. - Règles relatives à leur fermelure et ù leur garde. . . .
POSTILLONS. - Les bills grossoyés peuvent être amendés par - .
134
134
80
80
80
80
78
122
PRÉAMBULE. - Doit être examiné en dernier lieu.. . . . . . . . . . . . . .
89
PRÉSIDENT DU SÉNAT. - Désigné par la Constitution. . . . . . . . . . .
58
PRÉSIDENT pro tempore. - Doit être choisi en l'absence du
yice- président. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . ...
59
A quel moment sa fonction prend fin. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
59
PRÉSIDENT DES ÉTATS-UNIS. - Formes suivies pour la présentation et signature des bills par le - ............. ' ...... . . ..
142
PRIORITÉ DES MOTIONS. - Discussion ........ . ............... . 98-108
PRlYILÈGE (du Parlement) ... '. .... .................... . .. . 43-52
A progressivement augmenté ....................... " "
43
Des Sénateurs et des Représentants. . . . . . .. . ........... . 43·-49
Des Sénateurs: son interprétation ......... . .......... ' .
44
Des deux Chambres: cas de violation .. ................ . .
46
D'une Chambre, par rapport à l'autre, ou il une branche
coordonnée de la législature.. . . . . . . . . . . . . .. ..... ........
51
De chaque membre: résulte de son élection, et est privilège de la Chambre.. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
49
Peut être vérifié aux risques de la partie qui le yiole. . . . .
49
Toute renonciation est impossible .................. , . . . .
49
Il Y a violation du - par le Speaker si celui-ci ne pose
pas une question qui est à l'ordre .... ' . ...................
50
En cas de violation du -, la partie qui en est coupable est
citée ou requise. . . . . . . . . . . . . . . . .. ............. ..........
49
La violation du - par les membres est punissable seulement par la Chambre. . . . . . . . . . . . . . . . . . . • . . . . . .. . . . . . . . . . .
50
Violation du - par le roi ou par le pOllvoil' exécutif. . , ...
52
Les lpembres d'une Chambre ne peuvent pas être cités
par l'autre. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .. '"
65
Aucune des deux Chambres ne peut exercer d'autorité
sur les membres ou les officiers de l'autre. ...............
76
Toute question de - a 13 priorité sur la q.llestion originelle.
107
Q
QUALIFICATION
DES
SÉNATEURS ............ . ............. ' .
52
�170
INDEX ALPHABÉTIQUE
Pages
QUERELLE. - Dans un comité, doit être réglée par la Chambre.
Déclaration des membres qu'ils ne la pousseront pas plus
avant ................................................. .
Une question de privilège qui en résulterait doit d'abord
être réglée. . . . . . . . . . . . . . .. .... '" .... . ............... .
QUESTION (Division de la). - Comment elle est faite ... . .. '" ..
Quelles questions sont divisibles... . . . . .. . . . . . . . . . . . .. .•
La - doit être telle que chaque partie ait une existence
propre. ............ .... . ...... ...........................
.'.
."-:
.
..... ..
75
107
115
116
116
107
QUESTION PRÉALABLE - Son but et son effet........ . . . . . . . . . . . .
108
Ne peut pas être amendée . .. , ....... , ". '.. ...........
104
Un amendement à une question principale peut-il être proposé après que la question préalable a été proposée et
appuyée ... " .......... ". . .... .........................
109
Ne peut pas être posée dans le comité de la Chambre entière.
63
Peut être posée dans un quasi-comité. ........ . ........
94
Discussion.. .. ...................................... 108,109
,\
"
QUESTION D'ORDRE (accidentel). - Jusqu'à quel point elle passe
avant toute autre... . ...................... , ... ..........
63
0'1.
. -
~.
.
. .
,
.
QUESTIONS. - Règle générale sur leur position . .. '. ...... .... 98-99
Considérations sur la pri.orité de certaines- . . . . . . . . . . . . .
99
Enlevée à la connaissance de la Chambre par l'effet d'une
relnise ..................................... , ............. . 118
Les membres ne peuvent, ni parler, ni circuler, pendant
128
que la question est posée ................ '. . ............ .
Doivent être tranchées péremptoirement si une difficulté
128
est soulevée ....... . ............................... ' .. . .. .
Une Chambre ne peut poser aucune question à l'autre,
141
si ce' n'est dans une conférence . ... " ..................... .
QUESTIONS CONCURRENTES. - Causes qui suspendent et écartent
de la Chambre une question existante .................... .
118
QUESTIONS ÉQUIVALENTES. - Ce qui est considéré comme-. . . .
118
Comment elles sont tranchées par olli ou par nOll.. • . • . . • .
127
Leur reprise a lieu in statu quo lorsqu'elles ont été
suspendues à raison du défaut de quorum . . ' . . . . . . . . . .. .. 56-129
QUESTIONS PRIVILÉGIÉES. - Quelles elles sont.. . . . . .. . ... ' .. 98-108
En remplissant les blancs .. ... , ..... ............. . .. 106, 114
En ordonnant le renvoi à lm comité. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
103
L'amendment à lm amendement de l'autre Chambre a la
priorité sur une question d'approuver ou de repousser.. . . .
135
Une motion d'amendement a la priorité sur une moti{)n
de suppression d'un paragraphe. ........ ................
107
QUORUM. - Sa nécessité, et sa détermination. . . . . . . . . . . . . .
56
�MANUEL DE PRATIQUE PARLEMENAITRE
171
Pages
Tout membre peut demander un comptage de la Chambre
dans le but de vérifier l'existence du - .................... 56,78
Non atteint suspend la question.. .....................•
56
R
.~
,.
RANDALL et WITHNEY. - Cas de violation de privilège.. . . . . . . . .
46
RAPPORTS D'UN COMITÉ. - Commeut il est à leur égard procédé
dans la Chalnbre .. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
92
RAPPORTS 'D'UNE CHA~fBRE.-Ne doivent pas être lus dans l'autre,
s'il y est fait opposition. . . . . . . .. . . . . . . . . . . . . . . . . . . .. ......
98
RÊGLES. - Leur importance; nécessité d'y adhérer. . . . . . . . . . . .
41
RÈGLES ET ORDRES DE CHAQUE CHAMBRE. - A quels cas ils
s'appliquent. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .. 78-80
Résolution ou motion d'insister sur l'exécution d'un Ordre
existant .............. , . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . • . . . . . . . .
80
Tous les ordres prennent fin avec la session . . , . . . . . . . . . . •
79
REMONTRANCE ET PÉTITION. - Distinction ... '. ........ .... ..
80
RENONCIATION (Vote de). - Discussion......... .. .............
119
Touchant des amendements entre les deux Chambres, la
question sera: 1° d'approuver; 2° de repousser; 3° de renoncer ; 4° d'insister; 50 de persister. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
119
Lorsqu'une Chambre persiste, l'autre doit renoncer, ou
persister aussi. ................... .......... ...........
135
La Chambre ne peut pas renoncer à ses propres amendements par voie d'amendement.. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
134
RENVOI AU-DELA DE LA SESSION ....... " . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
100
RENVOI INDÉFI TJ , - Fait disparaître la question pour la session.
100
RÉPARTITION DES REPRÉSENTANTS (Tableau de) de 1787 à 1893...
54
REPRÉSENTANTS (Chambre des). - Composition .............. .
53
Doit choisir son Speaker et ses autres officiers. . . . . . . . .. .
58
Pouvoirs de la - relativement à ses règles et à la conduite de ses membres. . . . . .. . ................... '.. . ... .
70
RÉSOLUTIONS. - Les faits, principes et opinions peuvent être
exprimés dans des -. . . . . . . . . .. • ........................ .
83
Quand elles doivent être présentées pour être approuvées
RETRAIT DES MOTIONS. - Règle du Parlement ........ '" . ' .' . ...
107
RETRANCHEMENT. - Un paragraphe peut être achevé avant la
question de -.. . . . . . ..... .......... .....................
112
RETRANCHEMENT et INSERTION. - Discussion ...... . .. " .... . 111, 112
s
SANcnoN. -
Donnée à un,bill par l'Exécutif. .. , ... ' .... ,...
142
�172
I~DEX
ALPHABÉTIQUE
Pages
'. ' .. .
_ ••.. ,!
'
SCHUTATIWRS. - Leur mission de compter sur une division de la
Cllambre ..... ' . ....................... ............. . .....
SECTIONS DES BILLS. - Sont numérotées par le Clerk.. ... . ...
SÉXAT. - Composition et division en classes.. . . . .. . . . . . . . . . . . . . .
Choisira ses officiers, etc.... . . .. .... . ................ Pouvoir du - relativement à ses règles ct à la conduite
de ses 111elUbres ..... " ......................... .........
En cas de pariage des voix, le yote du vice-président
décidera ....... '. . ................ .......... . ..........
Ajourne/nenf ............... ~ . . . . . . . . . . . . . . . .. ..... ....
Se~sioll . ................ .'. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
SESSION. - Définition des éléments constitutifs de la - . . . . . . . .
SOMME PLUS FOHTE. - Question posée la première, en remplissant les blancs.... .. ........ ....... . .......................
SPEAKER. - Election, procédure de l'élection, et l'évocation du par la Chmubre ..........' .... . ............. . ... ' . •.......
Absence du - en cas de nlaladie. . . . . . . . . . . . . . .. .......
Yi ole l'ordre en ne posant pas la question. . . . . . . .. . . . . . .
Ne doit pas prendre la parole, si ce n'est sur les questions
d'ordre, et doit être entendu le premier ...... . ...... " . . . ..
Fait les lectures assis, et se lève pour poser les questions. .
Ne peut pas refuser un amendement sous prétexte d'incompatibilité. .........•.................................
Doit trancher péremptoirement les questions d'ordre qui
se présentent lorsqu 'il pose ]a question, et peut demander
l'avis (les membres âgés. . . . . . . . . . . . . . . . ..... . ........... ,
126
115
52
58
70
126
146
148
147
106
58
59
50
73
95
111
128
T
.,
.....
TÉMOINS. - Comment ils sont cités, interrogés, etc .......... .
64
9'6
TITRE. - Doit être au dos des bills grossoyés ................ .
Quand il doit être rédigé ou amendé ...... '. . ........ .
129
THAHIsox. - Manière de procéder en cas de - ... " ...........
50
TRAITÉS. - Doivent être conclus par le Président et le Sénat. . .
149
Doivent être tenus secrets jusqu'à ce que l'obligation du
secret soit levée ......... ' '" ... . .. . .............. .. .....
149
Sont des ac/es législalifs . .............. '. ..........• ...
149
Peuvent être an11lz1és par un act de la législature.. . . . . . . . .
151
Les docllments doivent être communiqués avec le texte
des - ....................................................
151
Procédure pour la lectllre et la ratification (par appel
nominal) des -" . . . . . . . .. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .. 151-152
THANSPOSITION DES SECTIONS .......... : . .. .... ..............
115
TRIBUNES. - Evacuation des - . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
78
�l\aNUEL DE PHATIQUE
PARLEl\IENTAIHE
173
Pages
Le COl1lit(~ de la Chambre ellliere ne peut pas punir pour
désordre dans les -.. ....... . ............... . ...... . ... 76, 94
v
•••. , . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
49
Un membre ne peut pas voter tant qu'il n'a pas prêté
serlnent... .. . .. .... .... . ............... . .................
Tout membre doit -, et ne doit voter que s'il est présent.
11Jodificalioll des votes. . . . . . . . . .. ..... ..... ...........
49
127
129
VlOL.\TIOX DE PIUVILÈGE ••••....•••. '
VOTE. -
VOTE PAR
our
ET PAR NON:
Doit être demandé par le cinquiéme des membres .. .. .
Doit avoir lieu par ordre alphabétique... . .. . .......... . .
Tout membre présent doit voter, à moins qu'il n'ait une
eXCllse . ......... . .... " ... '. . . .......................... .
Après qUe la décision est annoncée, aucun membre ne
peut plus voter. . . . . . . . . . . . .
. . . . . . .. . .. . ..... . ... .
..
126
127
127
127
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\VHIDŒY ET RANDALL. -
~
.
Cas de corruption. . . . . . . . . . . . .. ....
46
�.
'.
"
. '.
! -.
�APPENDICES
, .
..
'..
.......
Nous avons, l\1. Marcaggi et moi, respecté et suivi dans l'édition française l'habitude américaine d'intercaler dans le texte du Manuel
certaines clau3es des Règles ou les Règles mêmes du Sénat des
États-Unis. Celles-ci se trouvent, de la sorte, à peu près reproduites;
néanmoins celui qui lira l'explication, demeurée importante et à
certains égards sans pareille, donnée par Jefferson de la procédure
législative, sera peut-être curieux d'avoir à sa disposition le Règlement
tout entier; c'est pourquoi je reproduis ci-après la traduction des
Standing Rules for conducling bllsiness in the Senate ·of the United
States, telle que nous l'avons donnée, mon collègue M. Moreau et moi,
dans le tome II de nos Règlements des Assemblées législatives. - J'y
ajoute, à titre de curiosité, celle des Rules of procedllre and practice in
the Senate when sitting on impeachment trials, qui sont reproduites
dans le Senate Manual, p. 171-180.
.
�lï6
APPENDI CE
l
Règlenlent du Sénat
SO~nI.A IHE
Désignation d'un sénateur pour la présidence.
Serments.
Début des séances quotidiennes.
Procès-verbaux.
Quorum. Réquisition des sénateurs absents.
Présentation des leUres de créance.
Affaires du matin.
Ordre des affaires.
(Suite).
Ordres spéciaux.
Oppositions à la lecture d' un document.
Votes.
Nouvel examen.
Bills : Résolutions conjointes et résolutions.
Bills: Comité de la Chambre entière.
Amendements aux bills d'appropriation.
Un amendement peut être déposé sur la table, sans préjudice pour le bill.
Amendements. - Division d' une question.
Débat.
Questions d'ordre.
Motions.
Priorité des motions.
- Préambules.
- Nomination des comités.
- Comités permanents.
Renvoi aux comités; motions de décharger un comité
de l'examen d'une affaire, ct rapports des comités
pour différer.
- - Rapports des comités de conférence .
- Messages.
- Impression de documents.
- Retrait de documents.
1. II. -III. IV. Y. VI. VII. VIII. IX. X. Xl. XII. XIII. XIV. XV. XVI. -
xvn.
.
:
XVIII.
XIX.
XX.
XXI.
XXII.
XXIII.
XXIV.
XXV.
XXVI.
XXVII.
XXVIII.
XXIX.
XXX.
�177
RtGLEMENT DU StNAT
XXXI. -
"
Renvoi des pétitions sur lesquelles le _rapport est
défavorable.
XXXII. - Affaires continuées d'une session .ù l'autre.
XXXIII. -- Privilège du parquet.
XXXIV. - Règlement de l'aile du Sénat au Capitole.
XXXV.
Séances ù huis clos.
XXXVI.
Séances exécutiyes.
XXXVII .
»)
: Procédure des traités.
XXXVIII.
»
: Procédure des présentations.
XXXIX.
Le Président reçoit copie des registres des séances
exécutives.
XL. - Suspension et modification des règles.
-
Serments requis par la Constitution et la loi (Hègle 22).
RÈGLE
1. -
Désignation d'lin sénateur pOlll' la presidence.
1, 2, 3. - V. suprfl, Section IX, p. 59.
..
'
.. ..
..
.
...... .
~
.'"
'.
.. .
....... .
':
4. - Dans les cas de 1110rt dn vice-président ou de transmission
des attributions et des pouvoirs du président et du vice-président, le
président pro [empore aura le droit de désigner par écrit un sénateur,
pour remplir, en son absence, les fonctions présidentielle~; le sénateur
ainsi indiqué aura lui-même le droit de désigner el'l séance publique
ou par écrit, s'il est absent, un sénateur pour remplir les fonctions
de président; mais cette substitution ne devra pas dépasser un
ajournement, à moins de consenlement unanime .
~
",
RÈGLE
II. -
Serments, eLc .
Les sermenls ou affirmations requis par la Constitution et prescrits
par la loi devront être prêtés et signés, avant l'entrée en fonctions,
par chaque sénateur, en séance publique du Sénat.
.
Rf~GLE
III. -
Début des séances quotidiennes.
1 et 2. - V. supra, Section VI, p. 56.
Rt~GLE
VI. - Procès-verballx (Journal).
1 et 2. - V. supra, Section XLIX, p. 144.
RÈGLE
V: - Quorllm. - Réquisition des sénateZlr absents.
1,2 et 3. - V. supra, Sections VII et VIII, p. 57 et 58.
1~
..... . ,
�i7s
APPENDlCE
RÈGLE
<: •
.. "
.
~
t"
~
Présentation des lettres de créance . .
1. - La présentation des lettres de créance des sénateurs élus et
toute autre question de prérogative seront toujours admissibles, sauf
pendant la lecture ou la correction du procès-verbal, la discussion
d'une proposition d'ajournement ou le vote du Sénat; toutes les questions soulevées ou faites à propos de la présentation de ces lettres de
créance seront poursuivies jusqu'à leur épuisement.
.
~ ~.
':104
VI. -
...
'
••
,
2. - Le secrétaire mentionnera les certificats d'élection des sénateurs en enregistrant, sur un livre bien relié et à ce destiné, la date de
l'élection, le nom de l'élu, le chiffre des votants, la date du certificat,
avec le nom du gouverneur et du secrétaire d'État qui l'ont déjà signé
et contresigné, et l'État qui a élu le sénateur .
1>.
.~
....
-
.
RÈGLe
1, 2, 3, 4, 5. -
VII. -
Affaires du matin.
V. supra, Section XIV, p. 67 et 68.
RÈGLE
VIII. -
Ordre des affaires.
V. supra, Section XIV, p. 68.
RÈGLE
...
'
....,
.
..
. ..
~
'.:
','
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-,
'.,..,.
.'
•
oÔ"
•
:
'..
., ',-
. .' ~ ..
".
'
(Suite).
V. supra, Section XIV et XXXIII, p. 69 et 99.
.'~
~.",.''''
RÈGLE
X. -
Ordres spéciallx.
-t·-..
...
1. et 2. - V. supra, Section XVllI, p. 79 .
. . :...
.'
Ordre des affaires
•
. :., .. :.r.
.........:
~~
IX. -
.
. ~:
.'
...
'!....o'
..
RÈGLE
.. '
XI. -
Opposition à la lecture d'ull document .
V. supra, Section XXXII, p. 97 .
.......
RÈGLE
XII. -
Votes, etc.
1. - V. supra, Section XLI, p. 127.
2. - Quand un sénateur refuse de voter à l'appel de son nom, il est
requis de faire connaître les raisons de son refus, et, après qu'il les a
données, le président doit soumettre au Sénat la question: « Pour les
motifs qu'il a indiqués, le sénateur peut-il être excusé de voler? », et
la question sera résolue sans débat. Ces formalités seront acco,lllplies
après l'appel et avant l'annonce du résultat du vote; aucun acte s'y
rapportant ne devra être fait après cette proclamation .
.
l,.
�.~
.
..
...~
RtGLEMENT DU
RÈGLE
XIII. -
st NAT
179
Nouvel examen.
1 et 2. - V. supra, Section XLIII, p 130.
RtGLE
."
•
.; -,:-.
\
Bills: Résollltions conjointes el résolutions.
1. - V. supra, Section XLI, p. 127.
2. - V. supra, Section XXII, p. 83.
3. - V. supra.
4. - Tout bill ou résolution conjointe, qui reviendra d'un comité
et n'aura pas été lu auparavant, sera lu une fois, et, s'il n'y est pas fait
d'objection, deux fois dans le même jour, et mis à l'ordre du jour
(calendar) au rang déterminé par la date de son retour. Et tout bill ou
résolution conjointe, introduit sur permission spéciale, ainsi que tout
bill, ou résolution conjointe de la Chmnbre des représentants, dont il
aura été fait une première et une deuxième lectures sans renvoi à un
comité, sera placé sur l'ordre du jour, s'il est fait une opposition à ce
que l'examen en soit poursuivi.
.'
'1,
XIV. -
.
5 . - Toutes les résolutions seront différées pendant un jour, à fin
d'examen, à moins que, par consentement unanime, le Sénat n'en
décide autrement.
RÈGLE
XV. -
Bills: Comité de la Chambre entière.
1 et 2. - V. supra, Section XXX, p. 93.
.,
"
3. - Lorsqu'un bill privé est en examen, il est permis de proposer,
pour le remplacer, une résolution du Sénat renvoyant le cas à la
Court of daims, dans les conditions prévues à l'Act approuvé le
3 mars 1883 .
-:
~.
. , .....
RÈGLE
XVI. -
Amendements allX bills d'appropriation.
Tous bills généraux d'appropriation seront renvoyés au comité
d'appropriation, sauf les bills suivants qui seront renvoyés privativement comme il est indiqué ci-dessous, savoir :
Les bills faisant des appropriations pour les rivières et les ports,
au comité du commerce ;
Les bills d'agriculture, au comité de l'Hgriculture et des forêts;
Les bills relatifs à l'armée et à l 'Académie militaire, au comité des
affaires militaires;
Les bills indiens, au comité des affaires indiennes;
Les bills de la marine, au comité dcs affaires navales;
Les bills de pensions, au comité des retraites;
Les bills des postes, au comité des Post-Offices et des Post-roads.
Et il ne sera rc'çu aucun amendement à un bill général d'appropria-
J
�180
.0;
APPENDICE
tion, dont l'efI'et serait d'augmenter une appropriation d(~jà contenue
dans le bill, ou d'y ajouter un nouvel article d'appropriatioÎl, à moins
qu'il ne tende à abroger les dispositions d'une loi existante, d'un
contrat, d'un Act, ou d'une résolution antérieurement adoptées par le
Sénat au cours de la session, ou qu'il ne soit proposé par un comiLé
permanent ou choisi du Sénat, et en conséquence de l'avis donné sur
le crédit par le chef d'lm département exécutif.
2. - Tout amendement aux bills généraux d'appropriation proposé
par ordre d'uu comité permanent ou choisi du Sénat, et tendant à
augmenter une appropriation déjà contenue dans un bill, ou il y
ajouter de nQuveaux articles d'appropriation, devra, au moins un jour
avant son examen, êlre renvoyé au comité d'appropriation, et, quand
il sera proposé comme bill, aucun amendement tendant ù augmenter
les sommes indiquées dans ledit amendement ne sera accueilli; de
même, les amendements proposant de nouveaux articles d'appropriation aux bills concernant les rivières et les ports, seron', <1\'ant
d'être examinés, renvoyés au comité du commerce; et les amendements aux bills établissant des routes de postes, et ceux proposant
de nouvelles routes de postes, seront, avant d'être examinés, renvoyés
au comité des postes ct routes de postes.
3. - Relativement à un bill général d 'appropriation, ne seront
admis, ni les amendements proposant une législation générale, ni non
plus un amendement qui n'est pas analogue ou ne se rapporte pas à
la matière contenue dans le bill; de même, tout amendement à un
article ou à une clause de ce bill ne sera point admis s'il ne s'y
rapporte directement; et toutes les questions de pertinence des
amendements selon la présente règle, si elles sont soulevées, seront
soumises au Sénat, et tranchées sans débat. Tout amendement à un
bill général d'appropriation peut être déposé sur la table sans préjudice pour le bill.
4. - Il ne doit être admis ù nn bill général d'appropriation aucun
amendement dont l'objet est de pourvoir à une réclamation particulière, à moins que ce ne soit pour abroger les dispositions d'une
loi existante ou d'un contrat, lesquelles seront citées en face de
l'amendement.
HÈGLE
XVII. -- Un amendement pellt èLl'c déposé
sans préjudice pOlll' le bill.
Slll'
la table
Lorsqu'ull amendement proposé ù une mesure pendante est déposé
sur la table, iln'entraÎncra pas avec lui cette mesure et ne lui préjudiciera pas.
RÈGLE
XVIII. -
Amendements. -
V. stIpi'O; Section XXXV, p. 113.
Division d'Ulle question.
�R~GLEMENT DU S~NAT
nl~ GLE
181
XIX. - Débat.
1, 4 et 5. - Y. supra, Section XVII. p. 71.
2. - Aucun sénateur, pendant le rl~bat, ne devra directement, ni
indirectement, sous quelque forme que ce soit, imputer à un O;u
plusieurs autres sénateurs une conduite ou un mobile indigne et
malséant.
3. - Aucun sénaleur, dans le déhat, ne parlera d'une manière
offensante pour un Etat de l'Union.
RÈGLE
1 et 2. -
XX. -. Qllestions d'ordre.
V. supr::l, Section XXXIII, p. 107.
IH:GLE
1 et 2. -
XXI. -
l\fotions.
Y. su pra, Sec lion XX, p. 82.
RÈGLE
XXII. -
Priorité des motions.
V. supra, Section XXXIII, p. DD .
Ih~GLE
XXIII. -
Préambllies.
V. supra, Section XX"I, p. 86.
Rf:GLE
XXIV. -
Nomination des comités.
1 et 2. - Y. supra, Section XI, p. 60.
RÈGLE
XXV. - Comités permanents.
1. - Les comités permanents ci-après seront nommés au commencement de chaque Congrès, avec autorisation de rapporter en forme
rle bill ou autrement:
Un comité d'agriculture et des forêts, composé de 11 sénateurs;
d'appropriation, composé de 13 sénateurs;
pour examiner et contrôler les dépenses intéressant le
Sénat (contingent expenses), composé de 5 sénateurs; Toutes les résolu lions relatives aux paiements en argent
sur le fonds intéressant le Sénat ou créant une charge
sur ce fonds lui seront renvoyées.
du cens, composé de l1sénateurs ;
du service civil et des éconoI lies (Retl'Gnchmenl), composé
de 9 sénateurs;
�-182
'.j
1
~
..,.
'~
....
~
;-."
.
APPENDICE
Un comité des pétitions, composé de 14 sénateurs;
de surveillance des côtes et des îles, composé de 9 sénateurs;
de défense des côtes, composé de 11 sénateurs;
du commerce, composé de 17 sénateurs;
des corporations organisées dans le district de Colombie,
composé de 5 sénateurs;
du district de Colombie, composé de 13 sénateurs;
d'éducation et du travail, composé de 9 sénateurs;
des bills grossoyés (engrossed), composé de 3 sénateurs, qui
examinera les bills, amendements et résolutions conjointes avant qu'ils ne soient hors la possession dtl
Sénat;
des bills enrôlés (enrolled), composé de 3 sénateurs, qui
aura le pouvoir d'agir conjointement avec le même
comité de la Chambre des représentants. Tous deux, ou
l'un d'eux, examinera les bills ou résolutions conjointes,
qui auront été adoptés par les deux Chambres, pour voir
s'ils sont régulièrement enrôlés; et après que lesdits bills
auront été signés par le speaker de la Chambre et par le
président du - Sénat, ledit comité, quand ils auront pris
naissance au Sénat, les présentera immédiatement, au
président des Etats-Unis d'Amérique en personne, et
indiquera au Sénat le fait et la date de cette présentation ;
d'établissement et de perfectionnement de l'Université des
Etats-Unis, composé de 11 sénateurs;
.
pour examiner les différentes branches du service civil,
composé de 7 sénateurs ;
des finances, composé de 13 sénateurs;
des pêcheries, composé de 9 sénateurs, auquel seront
envoyées toutes les affaires relatives à la pêche et aux
pêcheries;
des relations extérieures, composé de 13 sénateurs
de conservation des forêts et de protection du gibier, composé de 11 sénateurs ;
d'inspection géologique (geological survey), composé de 7
sénateurs;
d'immigration, composé de 11 sénateurs;
d'amélioration du Mississipi et de ses affluents, composé
de 7 sénateurs;
des affaires indiennes, composé de 15 sénateurs;
des déprédations indiennes, composé de 11 sénateurs;
du canal interocéanique, composé de 11 sénateurs;
du commerce international, composé de 13 sénateurs;
d'irrigation et d'amélioration des terres arides, compo~é de
13 sénateurs ;
�RÈGLEMENT DU SÉNAT
..... ... "", ..:. ~
,
.'
183
Un comité de justice, composé de 13 sénateurs
de bibliothèque, composé de 3 sénateurs, lequel aura le
pouvoir d'agir conjointement avec le même comité de la
Chambre des représentants;
des manufactures, composé de 7 sénateurs;
des affaires militaires, composé de 11 sénateurs;
des mines et du travail dans les mines, composé de
9 sénateurs;
des affaires navales, composé de 11 sénateurs;
d'organisation, de direction et de dépenses des départements exécutifs, composé de 9 sénateurs;
des îles du Pacifique et de POI'to-Rico, composé de
11 sénateurs;
du chemin de fer du Pacifique, composé de 9 sénateurs;
des brevets, composé de 7 sénateurs;
des pensions, composé de 13 sénateurs ;
des Philippines, composé de 13 sénateurs;
des postes et routes de postes (post-J'oad), composé de
14 sénateurs;
des impressions, composé de 3 sénateurs, lequel aura le
pouvoir d'agir conjointement avec le même comité de la
Chambre des représentants;
des réclamations de terrains privés (Priva te land claims),
composé de 7 sénateurs ;
des privilèges et élections, composé de 13 sénateurs ;
des bâtiments et terrains publics, composé de 12 sénateurs,
lequel aura le pouvoir d'agir conjointement avec le
même comité de la Chambre des représentants ;
d'hygiène et de quarantaine nationale, composé de
9 sénateurs ;
des terres publiques, composé de 13 sénateurs;
des chemins de fer, composé de 11 sénateurs;
des relations avec le Canada, composé de 9 sénateurs;
des relations avec Cuba, composé de 11 sénateurs;
de révision des lois des Etats-Unis, composé de 9 sénateurs;
des pétitions révolutionnaires (revolutionnary claims) ,
composé de 5 sénateurs;
des Règlements, composé de 7 sénateurs ;
des territoires, composé de 11 sénateurs;
des chemins de transport au bord de la mer, composé de
9 sénateurs .
7 . - Les comités d'examen et de contrôle des dépenses éventuepes du
Sénat, d'impressions et de bibliothèque, dureront et
pourront agir jusqu'à la nomination de leurs .succ·~~seurs.
�APPENDICE
CO~IlTÉS CHOISIS.
..
"
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.",
Pour rechercher la condition du Potomac l'iuC/' {l'ant, à vVashingtoll,
composé de 7 sénateurs;
Pour le vote des femmes, composé de 5 sénateurs;
Pour des at~lénagements supplémentaires à la bibliothèque du
Congrès, composé de 5 sénateurs;
Pour le transport et la vente des produits alimentaires, composé de
5 sénateurs ;
Pour les expositions inùustrielles, composé de 13 sénateurs;
Pour les cinq tribus civilisées des Indiens, composé de 5 sénateurs;
Pour la banque nationale, composé de 5 sénateurs;
Pour rechercher les criminels sur les territoires indiens, composé
ùe 3 sénateurs;
Pour les étalons, poids et mesures, composé de 5 sénateurs.
XX VI. - Renvoi allX comités; motions de décharger Ull
comité de l'examen d'une affaire et l'apports des comités pour
différer.
RÈGLE
t. - V, supra, Sections XXVI, XXXIII, et XLIII, p. 86, 105 et 131.
2. - V. supra, Sections XXVII et XLIII, p. 91 et 131.
RÈGLE
XXVII. - Rapports des comBés de conférences.
Y. supra, Section XLVI, p. 139 .
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RÈGLE
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XXVIII. - Messages .
1 et 2. - V. supra, Section XLVII, p. 140.
RÈGLE
XXIX. - Impression
de"~docLlments.
1. - Toutes motions d'imprimer des documents, rapports et autres
matières transmises par chacun des départements ~exécutifs, ou d'Îlnprimer des mémoires, requêtes, documents annexés ou tous autres
écrits, à l'exception des bills du Sénat ou de la Chambre des représentflnts, résolutions soumises par un sénateur, communications
émanant des législatures ou conventions légalement nommées des
États respectifs, et les motions d'imprimer par ordre des comités
permanents ou choisis du Sénat, seront, à moins que le Sénat n'en
ordonne autrement, renvoyées au comité des impressions. Et si un"e
motion est faite de renvoyer à un comité avec instructions, il sera
. toujours admissible d'y fljouter une motion d'imprimer.
2. - Les motions d'imprimer des numéros supplémentaires seront
aussi renvo.yées au comité desîmpressions; et, lorsque le comité fera
.r
�R~GLEMENT DU S~NAT
18:')
un rapport favorable, le rapport sera accompagné d'une estimation de
dépense y relathre; et, quand le prix de l'impression de -ces numéros
supplémentaires dépassera la somme de cinq cents dollars, le concours
de la Chambre des représentants sera nécessaire pour en ordonner
l'iLnpression.
3. - Toüs les bills et résolutions conjointes introduits, sur permission, ou rapportés d'un comité, tous les bills et résolutions conjointes
reçus de la Chambre des représentants, et tous les rapports des comités
seront imprimés, à moins que, pour l'expédition des affaires (lu Sénat,
ils ne soient dispensés de cette impression.
RÈGLE
XXX. -
Retrait de docllments.
1. - Aucune requête ou document présenté au Sénat, à l'exception
des traités originaux sur lesquels il a été définitivement statué, ne peut
être retiré des archives si ce n'est par ordre du Sénat. Mais si un Act
est voté pOlIr donner satisfaction il une réclamation privée, le secrétaire est autorisé à transmettre à l'agent chargé de donner cette
satisfaction le dossier relatif à la pétition.
,2 . - Aucune requête ou autre document sur lequel aura été fait un
rapport défavorable ne pourra être retiré des archives du Sénat, il
moins que copies n'en aient été refusées au bureau du secrétaire.
RÈGLE
.. ". .
Renvoi des pétitions
est défavorable.
XXXI. -
Slll'
lesqllelles le l'apport
Toutes les fois qu'un comité du Sénat auquel une pétition a été
renvoyée fait un rapport défavorable, et que ce rapport est accepté, la
motion ne pourra être admise de retirer des documents des archives
du Sénat dans le but de les renvoyer ù une autre session, à moins que
le demandenr ne présente une pétition établissant qu'une nouvelle
prenve a été découverte depuis le rapport, et exposant la substançe
de cette nouvelle preuve; mais, quand il n'y aura pas cu de rapport
défavorable, le secrétaire devra renvoyer tous les documents au
comité devant lequel ces pétitions sont pendantes.
RÈGLE
XXXII. -
Affaires continllées d'une session il l'ailtre,.
Y. supra, Section LI, p, 1-17,
R'::GLE
XXXIII. - Pl'ivilége dll parqllet (floor)
Aucune personne Ile sera admise au parquet du Sénat, pendant
qu'il siège, sauf:
Le Président des États-Unis et SOI1 secrétnire particulier;
Le Président élu ct ]e Yice-président élu des États-Unis;
�186
...-
'\
.
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APPENDICE
Les anciens Présidents et Vice-Présidents des États-Unis;
Les juges de la Cour suprême;
Les anciens sénateurs et les sénateurs élus;
Les officiers et employés du Sénat, dans l'accomplissement de leur
mission officielle;
Les anciens secrétaires et sergents d'armes du Sénat;
Les membres de la Chambre des représentants et les membres élus;
Les anciens speakers de la Chambre des représentants;
Le sergent d'armes de la Chambre et son principal lieutenant, et le
clerk des deux Chambres et son suppléant;
Les chefs des départements exécutifs;
Les ambassadeurs et ministres des États-Unis;
Les gouverneurs des États et des Territoires;
Le général en chef de l'armée;
Le premier amiral de la marine sur la liste d'activité;
Les membres des législatures nationales dcs États étrangers;
Les juges de la Court of claims ;
Les commissaires du district de Colombie;
Le bibliothécaire du Congrès, et le bibliothécaire adjoint chargé c:e
la bibliothèque de droit;
_ L'architecte dn Capitole;
Le secrétaire de la SmiLhsonian Institution;
Les secrétaires des comités du Sénat, et les secrétaires des sénateurs
dans l'accomplissemcnt de leurs fonctions. Les secrétaires des sénateurs, pour être admis au parquet, doivent être régulièrement désignés et portés comme tels sur les listes du secrétaire du Sénat.
RÈGLE
. .~
XXXIV. - Règlement de l'aile dll Sénat all Capitole.
1.. - La salle du Sénat ne peut être employée à un autre usage que
la tenue des séances.
2. - Le comité des règlements devra établir toutes les règles
et règlements relalifs à ces parties du Capitole, à ses passages et
galeries, y compris le restaurant, qui sont ou peuvent être réservées
à l'usage du Sénat et de ses officiers, pour être mis en application
sur l'ordre du président. A l'ouverture de chaque session, des règlements devront être établis, au sujet de la galerie des reporters du
Sénat, qui remettront son occupation à la bonne foi des reporters des
journaux quotidiens, en indiquant de ne pas dépasser une place par
journal.
RÈGLE
XXX V. - Séances à hllis-clos.
V. supra, Section XVIII, p. 78.
�R~GLEMENT
R~GLE
".-
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R~GLE
XXXVII. -
f, 2 et 3. -
..
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-
Séances exécutives: Procédure des traités.
V. supra, Section LU, p. 149 et 151.
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(Nominations) .
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......: .....
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;.
f. -, Quand des présentations seront faites au Sénat par)e Président
des États- Unis, et s'il n'en est pas autrement ordonné, elles seront
renvoyées aux comités compétents, et la question finale sur chaque
présentation sera: (.\ Le Sénat veut-il donner son avis et consentir à
.'
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XXXVI. - Séances exécutives.
RÈGLE XXXVIII. - Séances exécutives: Procédure des présentations
..
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.
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187
f , - Quand le Président des États-Unis se rendra au Sénat, dans la
salle du Sénat, pour l'examen des affaires exécutives, il siègera à la
droite du président. Quand le Sénat sera conyoqué à un autre lieu
par le Président des États-Unis, le président du Sénat et les sénateurs
se rendront au lieu indiqué, avec les officiers du Sénat dont la présence sera nécessaire ,
2. - Quand 'il s'agira d'une affaire confidentielle ou exécutive, à
moins qu'elle ne soit examinée en séance exécutive publique, la salle
du Sénat sera évacuée par tout le monde, sauf par le secrétaire, le
chief-clerk, le principal clerk législatif, le clerk exécutif, le clerk des
minutes et procès-verbaux, le sergent d'armes, l'assistant huissier, et
tous autres officiers dont le présidentjuget:'a la présence nécessaire; et
tous ces officiers jureront de g~rder le secret.
3. - V. supra, Section LII, p. 150, et la note (1) au bas de la page.
4. - Tout sénateur ou officier du Sénat qui divulguera les affaires
ou procédures secrètes ou confidentielles du Sénat sera passible, s'il
est sénateur, de l'expulsion de ce corps, et, s'il est officier, du renvoi
du service du Sénat, et d'une peine infàmante (pzznishment for
contempt).
"
,
DU StNAT
"
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'
(1) Dans la séance exécutive du 21 mai 1883,
Ordonné que l'obligatiou du secret serait levée quant au rapport suivant du
comité des règlements , savoir:
Le comité des règlements auquel était renvoyé une question d 'ordre soulevée par un sénateur du Maine (M. Frye), au sujet d e la clause 3,
Règle XXXVI, conclut que cette règle étend le secret à chaque phase de
l'examen des traités, y compris le fait de la ratification; qu'il ne doit être fait
aucune modification à cette clause des règle m ents ; que le secret, quant au
fait de la ratification des traités, peut être de l~ plus grande importâ'nce, et
qu'il ne doit pas être levé, si ce n 'est par ordre ,du Sénat, ou jusqu'à ce que
e traité ait été rendu public par une proclamation du Président,
.
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APPE:\'DICE
cette présentation'? » Cette qucstion nc sera posée, ni lc jour où la
présentation est faite, ni celui où elle est rapportée par un comité,
sauf en cas de consentement unanime.
2. .. - Toute information communiquée, ct toutes les remarques
faites par un sénateur, lorsqu'il est statué sur une présentation, nu
sujet du cara<:tère ou de la qualification de la personne proposée,
ainsi que tous les votes sur cette présentation, seront tenues secrètes.
Si cependant des charges sont apportées contre une personne présentée, le comité peut, à son gré, les notifier à l'intéressé, mais le
nom de la personne qui a apporté ces charges ne sera pas divulgué.
Le faiL qu'unc présentation a été faite, ou celui qu'elle a été acceptée
ou rejetée, ne sera pas considéré comme un secret.
3. - Quand une présentation est nccepléc ou rejetée, tout sénnteur
votant avec la mnjorité peut demander un nouvel examen, le jour
même où le vote a eu lieu, ou l'un des deux jours qui suivent la séance
exécutive actuelle du Sénnt. Si une notification de l'agrément ou du
rejet de la présentation a été envoyée au Président avant l'expiration
du délai pendant lequel une motion de nouvel exntnen peut être faite,
cette motion sera accompagnée d'une autre demandant au Président
de retourner ladite notification an Sénnt. Toute motion de nouvel
examen sur une présentation peut -être déposée sur la lable sans
préjudice pour la présentation, et scra une solution définitive de la
motion.
4. -- Les présentations agreees ou rejetées par le Sénat ne seront
pas renvoyées par le s ecrétaire au Président jusqu'à l'expiration du
délai accordé pour faire une motion de nouvel examen, ou tant que la
motion de nouvel examcn est pendante, à moins qu'il n'en soit ordonné
autrement par le Sénat.
5 . .- Quand le Sénat doit s'ajourner ou prendre un congé de plus
de trente jours, toutes les motions de nouvel examen sur une présentation agréée et rejetée par le Sénat, qui seront pendant~s au moment
de l'njourncment ou du congé, tomberont, ct le secrétaire renverra
toutes ces présentations au Président, commc ngréées ou rejetées ]lnr
le Sénnt, suivant le cas.
6. - Les présentations, qui ne sont ni agréées ni rcjetées pendant
la session au cours de laquelle elles ont été faites, ne seront plus
examinées à une session postérieure, si elles ne sont faites de nouveau
au Sénat; ct, si le Sénat s'ajourne ou prend un congé de pIns de trente
'jours, toutes les présenta Lions pendnntes et sur lesquelles il n'aura
pas été définitivement statué au moment de l'ajournement ou du
congé, seront renvoyées par le secrétaire au Président, ct ne seront
plus examinées que si elles sont de nouveau faites au Sénat par le
Président.
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�R~GLEME~T
R~GLE
DU S~NAT
189
XXXIX. - Le Pl'ésidenll'eçoil copie des l'c,qistl'es
des séances exéczztives.
Le Président des États- Unis recevra, de temps eIl temps, une copie
authentique des registres exécutifs du Sénat; mais aucun autre extrait
des procès-verbaux exécutifs ne sera délivré par le secrétaire, si ce
n'est sur ordre spécial du Sénat; et aucun document, sauf les traités
originaux transmis au Sénat par le Président des États-Unis, et sur
lesquels il a été définitivement statué, ne seront délivrés par le bureau
du secrétaire sans un ordre exprès du Sénat.
RÈGLE XL. -
Sllspension el modification des Règles.
Aucune motion de suspendre, modifier ou amender une règle ou
partie d 'icelle ne sera admissible, si ce n'est sur un avis de jour, donné
par écrit, indiquant la règle ou partie <le règle dont la suspension,
la modification ou l'amendement est proposé, et le motif de cette proposition. Toute règle peut être suspendue sans avis, par consentement
unanime du Sénat, sauf ce qui est dit à la clause 1, Règle XII.
Serments reqllis pal' la Constitution et la loi,
à prêler d'après la Règle II,
PAU LES SÉNATEURS: Je ... jure (ou affirme) solennellement que je
soutiendrai et défendrai la Constitution des États-Unis contre tout
ennemi étranger ou intérieur; que je lui prêterai sincère fidélité et
obéissance; que je prends cet engagement librement, sans aucune
réserve, ni dessein de m'y soustraire; que je remplirai bien et fidèlement les devoirs de la charge dans laquelle je vais entrer; que Dieu
me prête aide.
11 juillet 1868 , 15 Stat., 85.
PAH LE SECHÉTAIHE: Je . .. jure (ou affirme) solennellement que je
soutiendrai la Constitution des États-Unis.
Et, comme complément du précédent .:
Je ... , secrétaire du Sénat des États-Unis d'Amérique,jure (ou affirme)
solennellement que je remplirai loyalement et fidèlement les devoirs
de ma charge, au mieux de mes connaissances ct de mes capacités.
l el'juill 1ï89, 1 Stat. , 23.
�190
APPENDICE
II
Règles de Procédure et Pratique du Sénat
siègeant dans les procès d'impeachment.
1. - Quand le Sénat sera aVIse par la Chambre des représentants
qu'elle a nommé des commissaires pour diriger une accusation contre
quelqu'un, et qu'elle leur a ordonné de porter les chefs d'accusation
au Sénat, le secrétaire du Sénat informera immédiatement la Chambre
des représentants que le Sénat est prêt à recevoir lesdits commissaires, pour qu'ils exposent ces chefs d'accusation, conformément à
l'avis donné.
lI. - Quand les commissaires nommés pour soutenir une accusation seront introduits à la barre du Sénat et indiqueront qu'ils sont
prêts à exposer les chefs d'accusation contre une personne, le président ordonnera au sergent d'armes de faire une proclamation. Ayant
fait la proclamation, le sergent-d'armes répètera les paroles suivantes: « A tous il est enjoint de garder le silence sous peine d'emprisonnement, pendant que la Chambre des représentants expose au
Sénat des États-Unis les chefs d'accusation contre ... . . » ; après quoi
les chefs d'accusation seront exposés, et le président informera les
commissaires que le Sénat prendra, au sujet de l'accusation, la décision
qu'il convient et dont il sera donné avis à la Chambre des représentants .
Ill. -- Ces chefs d'accusation présentés au Sénat, à une heure de
l'après-midi du jour qui suit cette présentation (le dimanche excepté),
ou plus tôt si la chose est ordonnée par le Sénat, celui-ci procèdera à
l'examen desdits chefs d'accusation et continuera à siéger de jour en
jour (excepté les dimanches) après le commencement du procès
(à moins que le Sénat n'en ordonne autrement), jusqu'à ce qu'un jugement définitif soit rendu, et aussi longtemps qu'il le jugera nécessaire.
Avant de procéder à l'examen des chefs d'accusation, le président
défèrera le serment ci-après prévu aux sénateurs présents et aux
autres membres du Sénat lorsqu'ils se présenteront, et il sera du devoir
de ces personnes de le prêter.
IV. - Quand le Président des États-Unis, ou le Vice-président des
États-Unis auquel seront passés les p9uvoirs et les devoirs de la
�PROCÉnURE n'IMPEACHMENT
191
fonction de Président, sera accusé, le Chief-Justice de la Cour Suprême
des États-Unis présidera; dans les cas qui requièrent hi présidence
du Chief-Justice, le président du Sénat lui donnera avis de la datc et
du lieu fixés pour l'examen des chefs d'accusation, comme il a été
déjà dit, avec requête de se présenter; et le Chief-Justice présidera le
Sénat pendant l'examen des chefs d'accusation et le procès de la
personne qui y est accusée.
...
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V. - Le président aura le pouvoir de fa i.re , oufaire faire, par lui-même
ou par le secrétaire du Sénat, tous ordres, mandats, citations et commandements autorisés par les présentes Règles ou par le Sénat, et de
faire exécuter par la force tels autres règles et ordres in the premises
que le Sénat peut autoriser ou établir .
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VI. -- Le Sénat aura le pouvoir d'exiger la présence des témoins;
dé forcer l'obéissance à ses ordres, mandats, citations, commandements, jugements; de maintenir l'ordre; de punir d'une manièrc
sommaire le mépris de son autorité et la désobéissance il ses ordres,
mandats, citations, commandements, jugements, et de faire des ordres
légaux, d'établir les règles et règlements qu'il jugera nécessaires ou
avantageux aux fins de justice. Et le sergent-d'armes, sous la direction
du Sénat, peut employer telle aide et assistance qu'il juge nécessaire
pour contraindre, exécuter ou ramener à effet les ordres légaux,
mandats, citations et commandements du Sénat.
VII. - Le président ordonnera tous les aménagements nécessaires
dans la salle du Sénat, et celui qui dirige le procès ordonnera toutes
les formalités de procédure pendant que le Sénat siègera aux fins de
décider sur une accusation, et toutes les autres formalités du jugement,
pour lesquelles il n'est pas fait d'autres prévisions, et il règle ra toutes
les questions de preuve et toutes les questions incidentes, et ce règlement sera tenu comme jugement du Sénat, à moins qu'un membre du
Sénat ne demande un vote formel du Sénat à ce sujet, car ce règlement
sera soumis au Sénat pour la décision. - Il peut aussi, à son choix,
du premier coup, soumettre cette question à un vote des membres de
l'assemblée. Le vote sur toutes les questions de (~ette nature aura lieu
sans division, à moins que celle-ci ne soit demandée par un cinquième
des membres présents, auquel cas elle sera accordée.
VIII. - Après la présentation des chefs d'accusation et l'organisation du Sénat, ainsi qu'il vient d'être dit, une citation à comparaître
sera remise à l'accusé, elle exposera lesdits griefs et lui enjoindra de
se présenter devant le Sénat aux jour et lieu fixés par le Sénat et
indiqués dans cette citation, de produire sa répouse ù ces chefs
d'accusation, et de s'en tenir et de se conformer aux ordres et jugements du Sénat. Cette citation sera signifiée par tel fonctionnaire ou
telle personne qui sera indiquée dans le commandement, tel nOlllbre
de jours avant celui fixé pour la comparution qui sera fixé dans ce
commandement, soit par la délivrânce d'une copie certifiée à la
�192
-• • 1;
APPENDICE
personne accusée, soit, si celle-ci ne peut pas être aisément trouvée,
par copie laissée à la dernière résidence connue de l'accusé, soit au
lieu ordinaire de ses affaires dans un endroit en évidence; et si, de
l'avis du Sénat, cette signification est impossible, avis de comparaître
sera donné ù l'accusé de toute autre manière, par publication ou
autrement, comme il paraîtra utile; et si la citation ne peut pas être
signifiée dans la mani ère ci-dessus indiquée, les procédures ne seront
pas arrêtées, et une autre signification sera faite dans une forme
ordonnée par le Sénat. Si l'accusé, après signification, ne comparait
pas en personne ou par avoué, au jour ainsi fixé comme il est dit
ci-dessus, ou si, comparaissant, il ne produit pas sa réponse aux
chefs d'accusation, le procès continuera comme s'il plaidait non
coupable. Si l'accusé plaide coupable, le jugement peut être rendu
sans autres procédures.
IX. - A 1~ h. 30 de l'après-midi du jour fixé pour le relour des
assignations dirigées conlre la personne accusée, les affaires législatives et exécutives du Sénat sont suspendues; le secrétaire du
Sénat déférera à celui qui les retourne le serment suivant: « Je .....
jure solennellement que le l'cloUI' des assignations fail pal' moi SUl' le
procès commencé le ..... jOlll' de ..... pal' le Sénat des Elals-Unis
conll'e . . . .. est sincèrement fail, et que j'ai exécuté celle citation
COlllme il est ci-dedans spécifié; que Dieu me vienlle en aide. »
Ce serment sera inséré en entier sur les registres
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X. - La personne accusée sera alors appelée ù comparaître et ù
répondre aux chefs d'accusation dirigés contre elle. Si elle comparaît,
ou si quelqu'un comparaît pour elle, celte comparution sera mentionnée, ct indication spéciale sera faite de la circonstance que l'accusé a comparu par lui-même ou par agent ou attorney, étant nommée
la personne qui comparaît et la qualité en laquelle elle comparaît.
Si elle ne comparaît pas soit en personne, soit par agent ou attorney,
"le fait sera aussi mentionné .
XI. -- A 12 h. 30 de l'après-midi du jour désigné pour le procès
d'impeachment, les affaires législatives et exécutives du Sénat seront
suspendues, et le Secrétaire donnera avis c\ la Chambre des représentants que le Sénat est prêt à procéder sur l'accusation de ....... .
dans la salle du Sénat, et qUç cette salle a été préparée pour recevoir
la Chambre des représentants.
xn. - L'heure .à laquelle le Sénat siègera sur les procès d'impeachment, sera 12 heures (à moins qu'il n'en soit autrement ordonné) ;
quand cette heure sera arrivée, le président du Sénat l'annoncera;
après quoi, celui qui dirige le procès ordonnera de faire la proclamation et le cours du procès continuera. L'ajournement du Sénat
siégeant dans un tel procès n'opèrera pas comme un ajourp.ement du
Sénat; et, sur cet ajournement, le Sénat reprendra l'examen de ses
affaires législatives et exécutives.
�PROCÉDURE
193
D'nIPÉACHl\lENT
XIV. - Le secrétaire du Sénat rappellera les règles de - procédure
dans les affaires d'impeachment comme dans le cas de procédures
législatives. et ces règles seront rappelées de la même manière que les
règles de procédure législative du Sénat.
XIV. - Le conseil des parties pourra se présenter et être entendu
sur l'impeachment.
XV. - Toutes motions faites par les parties ou leur conseil seront
adressées au président, et, si celui-ci ou un sénateur le demande, elles
seront rédigées par écrit et lues à la table du secrétaire.
XVI. - Les témoins seront examinés par une personne du côté de
celui qui les a produits, et contre-examinés à nouveau par une
personne de l'autre côté.
XVII. -- Si un sénateur est appelé comme témoin, il prêtera serment, et déposera de sa place.
XVIII. - Si un sénateur désire poser une question à un témoin, ou
présenter une motion ou un ordre (réserve faite d'une motion d'ajournement), cette question sera rédigée par écrit, et posée par le
président.
XIX. - Durant tout le temps que le Sénat siège sur une affaire
d'impeachment, les portes du Sénat seront tenues ouvertes, à
moins que le Sénat n'ordonne leur fermeture pendant qu'il délibère
sur les décisions à rendre par lui.
XX. - Toutes questions préliminaires ou interlocutoires et toutes
les motions seront discutées pendant un temps qui n'excèdera pas
une heure pour chaque côté, à moins que, par un ordre, le Sénat
n'étende ce délai.
XXI. - L'affaire, de chaque côté, sera ouverte par une personne;
la discussion finale sur le fond (the merits) sera faite par deux personnes de chaque côté (à moins que, sur demande spéciale, il n'en
soit ordonné autrement par le Sénat) ; la discussion serfl ouverte et
fermée pour le compte (on the pari ) de la Chambre des représentants.
'.
XXII. - Sur la question finale de savoir si l'accusation est acceptée,
les voix seront recueillies sur chaque chef d'accusation séparément,
et, si, sur un des chefs présentés, l'accusation n'est pas acceptée par
le vote des deux tiers des membrcs présents, une sentence d'acquittement sera rendue; mais, si la personne accusée dans lesdits chefs
d'accusation est convaincue sur l'un d'eux par le vote des deux tiers
des membres présents, le Sénat prononcera un jugement, et une copie
certifiée de ce jugement sera' déposée à l'office du secrétaire d'État.
XXIII. - Tous les ordres seront donnés et les décisions prises}3ar
Oui et par Non; ces scrutins seront mentionnés sur le registre et auront
lieu sans débat; ils seront toutefois soumis à l'effet de la Règle VII, le
cas excepté où les portes seront fermées pour la délibération; auquel
13
�194
cas, aucun membre ne pourra parler plus d'une fois sur u,ne question,
ni pendant plus de dix minutes sur une question interlocutoire, ni
pendant plus de quinze minutes sur une question finale, à moins
d'un consentement général donné par le Sénat sans débat; toutefois
une motion d'ajourner peut-être décidée autrement que par Oui et Non
(yeas aàd nays), à moins que ce mode de scrutin ne soit demandé par
un cinquième des membres présents. Les quinze minutes accordées
ci-dessùs le seront pour la délibération entière sur la question finale,
et non pour la question finale sur chaque chef d'accusation.
.'...
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... .,
... ~.
;.
-
XXIY. - Les témoins prêteront serment dans la forme suivante:
« l'OllS. ' . ... jllrez Oll affirmez (suiyant les cas) qlle le témoignage qlle
VOllS allez donner dans la cause actuellement pendante entre le Sénat des
des États-Unis et ......... sera la vérité, tOllte la vérité, et rien que la
vérité; que Dit:ll VaLLS vienne en aide ii. Ce serment sera différé par le
secrétaire ou par toute autre personne dûment autorisée.
,.
• •
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• J. .
: -.
' . :~\
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APPENDICE
.
.
Formule d'une assignation délivrée SUI' la demande des commissaires, SUI' impeachment, de la partie accusée Oil de son conseil.
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A ............... Salut.
Vous et chacun de vous êtes enjoints par la présente de comparaître devant le Sénat des États-Unis le ...... jour de ...... dans la
salle du Sénat, dans la ville de Washington; et là, de témoigner sur
ce que vous connaissez dans la cause qui est devant le Sénat et dans
laquelle la Chambre des représentants a accusé ............ .
Ne manquez pas .
Témoin ...... '. et président du Sénat, dans la ville de Washington,
ce .... jour de ..... l'an ..... de Notre Seigneur et. ... , de l'indépendance des États-Unis.
Le président du Sénat.
1.
Fonrwle d'envoi pour la signification de ladite assignation.
Le Sénat des États-Unis à ........ ' .. Salut.
Vous êtes requis par la présente de signifier et retourner selon la
loi l'assignation ci-incluse.
Fait à \Yashington le ..... jour de ...... l'an .... de Notre Seigneur
et . . ..... de l'indépendance des États-Unis.
Le secrétaire du Sénat.
�PROCÉDURE
D'IMPEACHMENT
195
Formule du serment déféré aux membres du Sénat
siègeant dans les procès d' impeachmen t.
Je jure solennellement (ou affirme, suivant le cas) que, dans
toutes les choses relatives aux procès d'impeachment de. . . . . . .. . ...
actuellement pendant, je rendrai une justice impartiale selon la Constitution et les lois; que Dieu me vienne en aide.
o~ .
• ..,
6
Formule des assignations données et signifiées à la personne accusée.
LES ÉTATS-UNIS n'AMÉRIQUE,
. :.
·,.0·.1
'.'
"
.
SS. :
Le Sénat des États-Unis à ... , .. ,. Salut.
Attendu que la Chambre des représentants des États-Unis d'Amérique a exposé le .... , jour de. , ..... au Sénat les chefs d'accusation
contre vous, le dénommé, .......... , de la façon suivante:
(Ici sont insérés les griefs d'accusation)
Qu'eHe demande que vous, le dénommé .. , .' ..... soyez amene a
répondre aux accusations formulées dans ces articles, et que ces procédures, examens, procès et jugements soient faits conformément à la
loi et à la justice;
Vous, le dénommé., '" ,., .. " êtes, en conséquence, enjoint par la
présente de comparaître devant le Sénat des États-Unis d'Amérique,
dans sa salle de séance, en la ville de Washington, le. , .. jour de .... ,
à 12 heures 30 de l'après-midi; et là, de répondre auxdits chefs
d'accusation, et là aussi, de vous conformer, et d'obéir aux ordres,
commandements et jugements que le Sénat des États-Unis fera in the
premises conformément à la Constitution et aux lois des États-Unis.
N'y manquez pas.
Témoin. , .... et président dudit Sénat, dans la ville de 'Vashington,
le ... ,. jour de, . .. ,l'an
de Notre Seigneur, et ..... de l'indépendance des États-Unis.
.y.
* .y.
Formule de commandement au dos de ladite citation à comparaître.
LES ÉTATS-UNIS D'AMÉRIQUE,
SS :
Le Sénat des États-Unis d'Amérique à .... " . , , ., Salut,
Vous êtes requis par la présente de délivrer et de laisser à .. '. ,s'il
peut être aisément trouvé, et sinon à sa résidence llabituel1e, ou
au lieu ordinaire de ses affaires, dans LUi endroit en évidence, une
�196
APPENDICE
copie exacte et certifiée de la citation à comparaître ci-incluse, ains
qu'une copie de ce commandement; et, quelle que soit la façon don t
vous exécuterez la signification~ qu'elle soit faite ' a u moins', , , . , . jours
avant le jour de la comparution indiquée dans ladite citation à
com paraître.
Ne manquez pas; et retournez cette citation à comparaître et ce
commandement, avec, au dos, mention de vos procédures, le jour ou
avant le jour de la comparution mentionnée dans ladite citation à
comparaître.
Témoin .. , . , .... '. et le président du Sénat, dans la ville de
vVashington, le ..... jour de .... , l'an. , .. de Notre Seigneur et.",. de
l'indépendance des États-Unis.
Tous les exploits seront signifiés par le Sergent d'Armes des ÉtatsUnis, il moins qu'il n'en soit autrement ordonné par la Conr.
xxv. - Si, à un moment quelconque, le Sénat ne peut pas siéger
pour l'examen des chefs d'accusations au jour et il l'heure fixés, le
Sénat peut, par un ordre adopté sans débat, fixer un jour et une heure
pour reprendre cet examen.
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",
.:
.
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......
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",
,
�TABLE DES MATIÈRES
".
Pages
(Joseph Delpech) . .................... . .... . .
3-32
Avis sur les Notes et abréviations.. . ............... . ..... .
33,34
AVANT-PROPOS
....
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s.
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Manual of parliamentary practice :
Préface de Jefferson ... ................. '" " . ' ....... .
Somn1aire ........................ . .... . ........... .
Sections 1 à LIlI ....... . ............ " .............. .
Index alphabétique. . . . .. . . .. . .-. . , ................ .
35-37
39
41-158
159-173
Appendices. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .. . ..
I. Règlement du Sénat des États-Unis ............... .
II. Règles de procédure et pratique d~ Sénat siègeant
dans les procès <l'impeachment. . . . . . . . . .. . ....
175
176-189
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PDF Text
Text
1906 - n° 1
Lettres
��SOMMAIRE :
Paul GIRBAL. — La Vie et l'Œuvre de Georges Guihal.......
M ichel CLERC.
Mors texte.
—
Etudes critiques sur la Campagne de
C. Marius en Provence (suite) . . . . . .
- Cartes : Les embouchures du Rhône et le
canal de Marins.
Du Rhône à A ix .
D’Aix à Saint-Maximin ; le champ
de bataille.
E. SPENLÉ. — Henri Heine et l'Ame Contemporaine
ABO NNEM ENTS
F ra n c e ......................
.......
Union p o s ta le .........
. 12
Un fascicule séparé
3
�����SO W
L À
VIE ErlP L’Œ UVRE DE GEORGES
Par
Paul
G IR B A L
Le 24juin 1905, l’Université d’Aix-Marseille a perdu un homme
qui l’avait servie pendant dix-huit ans avec un insigne talent, un
zèle infatigable et une rare modestie. Georges Guihal, nommé,
sur sa demande, professeur d’histoire à la Faculté des Lettres
d’Aix, en 1883, n’avait abandonné qu’en 1901 une tâche dont il
s’était toujours acquitté avec autant de conscience que de
distinction. De lui-même, quand il avait compris que ses forces
physiques ne tarderaient pas à le trahir, il était descendu de sa
chaire, estimant trop haut l’enseignement vers lequel l’avait
attiré une vocation irrésistible, pour consentira lui consacrer
désormais une somme de travail et d’efforts inférieure à celle
qu’il jugeait nécessaire.
Il avait bien gagné le repos qu’il prenait après plus de
quarante ans de labeurs universitaires, mais il ne lui fut pas
donné d’en jouir longtemps. La fatigue qui l’obligeait à se séparer
d’un public toujours heureux de l’entendre, d’élèves toujours
conquis par son érudition, sa méthode, son dévouement, était
l’indice d’un mal dont il ignorait toute la gravité. Elle le guettait
depuis quelques années, l ’implacable maladie qui devait, après
de longues souffrances, l’arracher à l’affection de sa famille, de
ses amis et de sa Faculté. Elle finit par avoir le dessus, malgré
l’énergie avec laquelle son àme vaillante et douce essayait de
dominer la douleur, malgré la résistance qu’avec une constance
et un courage admirables sa digne compagne ne cessait d’opposer
aux progrès du mal, en femme dont l’intelligence et le cœur
appréciaient toute la valeur de la noble vie quelle s’efforcait
de prolonger.
Marie-Louis-Edmond-Georges Guihal était né à Gaslres (Tarn)
le () septembre 1837 ; il appartenait à une des familles les plus
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V
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PAUL GIHBAL
honorables el les plus estimées (le celle vieille ville languedo
cienne. Venus des Cévennes, il y a plusieurs siècles, les Guibal
ont développé, à Castres, l’industrie des lainages qui continue à
être une source de richesse pour tout le pays.
Au dix-huitième siècle, la branche à laquelle Georges Guibal
se rattachait, fournissait à la France de vaillants serviteurs;
Jacques Guihal, officier de dragons dans le régiment de Conti,
méritait par son courage la décoration de l’Ordre du mérite, qui
remplaçait pour les protestants la croix de Saint-Louis ; il
déploya la même bravoure dans les armées de la Révolution, et
un portrait conservé par la famille le montre portant deux épées
d’honneur en sautoir. Il avait un frère qui devint général et prit
part à l’expédition de Saint-Domingue, où il trouva la mort sur
le champ de bataille. Comme beaucoup de protestants du Midi,
les Guibal jouèrent un rôle actif dans la période révolutionnaire
el impériale ; l’un d’eux, David Guibal, l’arrière grand-père du
professeur d’Aix, lut nommé député du Tarn au Corps Législatif.
Malgré les beaux étals de service de leurs aïeux, les parents de
Georges Guibal, dont la fortune avait souffert de la crise commer
ciale provoquée par la Révolution de 1848, menaient une exis
tence simple et austère. Dans ce grave milieu, leur (ils reçut une
empreinte qui ne s’effaça jamais; héritier d’une longue tradition
de travail et d’honneur, il sentit de bonne heure qu’il était tenu
de se consacrer à quelque tâche noble et utile; en même temps
sa conscience acceptait librement les fortes convictions reli
gieuses qui se transmettaient depuis des siècles dans sa fam ille;
il en faisait les idées directrices de sa vie morale, car sa raison
les jugeait nécessaires et son cœur les trouvait efficaces; il
devait leur rester üdèle jusqu’à son dernier jour.
Il lit de brillantes études au collège de sa ville natale; élève
d’élite, il fut l'orgueil de ses maîtres, il les combla de joie en
entrant à vingt ans à peine à l’Ecole Normale. Aussi laborieux
dans les conférences que dirigeaient des maîtres comme Egger,
Hatzfeld, Caro, Cliéruel, Zeller, qu’il l’avait été dans les modestes
classes de son petit collège, il était récompensé de l’ardeur et de
la conscience qu’il apportait à l'élude de l'histoire par un
brillant succès au concours d’agrégation: il était reçu le second
en 1860.
Nommé au sortir de l’Ecole professeur d’histoire au lycée de
Versailles, il continue à déployer beaucoup d'activité; il fait
�LA VIE ET l ’ œ u v r e DE GEORGES GUIBAL
III
ses cours au lycée et prépare sa thèse de doctorat. Le 3 mars
1863, il déposait en Sorbonne un volumineux manuscrit, où il
avait mis en œuvre les documents les plus variés pour élucider
l ’épisode le plus dramatique de l ’histoire de France au moyen
âge, la croisade des Albigeois.
Il est assez probable qu’un double motil' l’attirait vers les
victimes de Simon de Montfort et d’innocent III : d’abord les
hérétiques dont il allait retracer l’histoire avaient vécu et lutté
dans la province à laquelle il appartenait par la naissance;
l’Albigeois, le Minervois, le Lauraguais, le Toulousain étaient
des pays qui lui étaient familiers ; sa ville natale avait même été
un des foyers de l’hérésie Cathare; ensuite la résistance des
populations méridionales à l’orthodoxie catholique ne pouvait
manquer de l’intéresser en l’aidant à comprendre quelques-unes
des causes du succès relatif que la Réforme protestante devait
obtenir dans la France du Midi trois siècles et demi plus tard.
Sa thèse était intitulée le Poème de la Croisade contre les A lb i
geois, ou l’Epopée nationale de la France du Sud. Elle avait un
caractère à la fois littéraire et historique.
Le jeune érudit commençait par étudier en elle-même, au
point de vue critique, la Chanson de la Croisade, dont le lexle
avait été publié par Fauriel en 1837. Il montrait avec beaucoup
de sûreté dans les déductions et de précision dans les raison
nements, quelle était l ’œuvre, non d’un poète dont les opinions
s’étaient modifiées au cours de la composition du poème, ainsi
que l’avait supposé Fauriel, mais de deux poètes bien différents
d’inspiration, de tendances et de talent. Puis il traçait un
vivant tablean de la société féodale de la France du Midi au
moment de la sanglante crise qui avait consommé sa réunion
avec la France du Nord.
Il y avait de la hardiesse de la part d’un jeune savant de vingttrois ans à choisir un pareil sujet. Il fallait toute l’ardeur
confiante de la jeunesse et une extraordinaire puissance de
travail pour entreprendre une tâche qui exigeait la mise en
œuvre d’une masse considérable de documents; il fallait surlouL
une sagacité, une pénétration peu communes et un esprit critique
très développé pour tirer de renseignements parfois obscurs ou
partiaux, toujours vagues ou incomplets, un exposé clair, équi
table, logique, des luttes qui avaient mis aux prises le Midi
hérétique et le Nord orthodoxe.
�IV
P A U L GIRBAh
Après Fauriel, Raynouard, Schmidt, Hurler, le futur doc leur
composa une œuvre originale où l'on peut admirer l’abondance
cl la précision des détails, l’ingéniosité des aperçus, la vivacité
des récits, l’élégance et la vigueur du style, eu même temps que
l’impartialité et la justesse des conclusions. L ’enquête avait été
conduite avec une telle méthode, les témoignages avaient été
comparés avec une telle sûreté, que l’on n’a plus grand’cliose à
a jouter à ce que Guihal avait cru pouvoir affirmer sur les causes,
le caractère, les conséquences de la Croisade, sur les intentions
et les responsabilités de ses promoteurs. La pitié pour les
victimes ne rendait pas l’historien injuste pour les vainqueurs ;
la perspicacité de ses jugements n’avait d’égale que leur
modération.
« Il y avait, disait-il par exemple, dans la pensée de l’Eglise,
au moment où elle se préparait à remanier, à refondre la Société
du midi, plus d’une inspiration large, bienfaisante, chrétienne,
digne de la grande Eglise du moyen âge, de celle qui avait plus
d’ une fois fait tomber les armes des mains sanguinaires des
barons, réprimé le désordre et institué la Trêve de Dieu (1) ».
Et après avoir énuméré toutes les mesures bienfaisantes dont
l’initiative revenait à la papauté et à ses agents, il ajoute : « Ces
dispositions prises évidemment sous l ’inspiration de l’Eglise, ne
la justifient pas sans doute de tout le mal qu’elle a causé au
M idi; mais l ’impartialité de l’histoire nous fait un devoir de
recueillir ces vues et ces intentions, qui appartiennent ù un
ordre d’idées bien plus élevé, bien plus rapproché de la vraie
civilisation que les brutales inspirations de la société féodale et
chevaleresque du Midi. Appréciées, jugées comme elles méritent
de l’être, elles nous préserveront de ces vulgaires eL banales
déclamations, qui ne voient dans la Croisade que le déborde
ment furieux d’un fanatisme satanique (2). »
En discernant les intentions équitables et bienfaisantes de
l'Eglise, en condamnant la brutalité et la violence des moyens
qu’elle avait employés pour triompher, Guibal avait bien démêlé
les deux aspects de cette tragique histoire : d’un côté l’élévation
incontestable de la politique qu’avait conçue la noble intelligence
du pape Innocent III, de l’autre la violence odieuse dont usèrent
(1) Le Poème de la Croisade,
(2) Ib., p. 537.538.
p.
535.
�LA VIE ET L’ ŒUVRE DE GEORGES GUIHAL
V
pour réaliser son programme ses représentants, les légats, et ses
défenseurs, les croisés.
C’esl à une conclusion analogue qu’aboutissait naguère le
savant professeur de la Sorbonne, M. Luchaire, dans son livre
si clair, si solide, si vivant, Innocent I I I et la Croisade des
Albigeois.
Après une thèse si remarquable, qui lui valut une médaille
d’or de la Société savante de Toulouse et le litre de membre
correspondant de celte Société, Guibal était tout désigné pour
occuper une place brillante dans l ’Enseignement supérieur. Il
avait achevé de s’y préparer en allant prendre contact avec la
science historique allemande aux Universités d’Heidelberg et de
Munich. A Heidelberg, il entendit les leçons du professeur
Hausser sur la Révolution française, il en fut vivement frappé et
il résuma les impressions qn’il avait éprouvées dans un article
que publia une Revue dé Toulouse.
Après avoir fait un court séjour au Lycée de Carcassonne, il
fut envoyé au Lycée de Strasbourg, et presque aussitôt, dans le
courant de l’année 1807, il était chargé de suppléer Fustel de
Coulanges que la maladie forçait d’interrompre son cours. Il
s’acquitta de celte tâche, qui lui était confiée à litre gracieux,
sans suspendre ses classes au lycée, et il fournit une tellesomme
de travail que sa santé fut un moment gravement compromise.
Il donna à la Faculté des Lettres de Strasbourg une série de
leçons sur Arnaud de Brescia et les Hohenstaufen. En les rema
niant et en les complétant, il pouvait publier l’année suivante un
volume du plus v if intérêt sur la question du pouvoir temporel
de la papauté au moyen âge.
Il avait dù prendre un congé à la suite de cet effort excessif.
Quand scs forces furent rétablies, on le nomma à la Faculté de
Strasbourg suppléant du Professeur de Littérature française.
Il avait le droit d’espérer m ieux; des promesses verbales lui
avaient été faites au sujet de la chaire d’histoire que laissait
vacante le départ de Fustel de Coulanges. Malgré l’affection et
l ’estime que lui témoignait le Recteur de l’Académie, son ancien
maître, M. Chéruel, malgré le plein succès qu’avaient obtenu ses
leçons sur Arnaud de Brescia, ces promesses ne furent pas
suivies d’effet.
Son premier cours professé devant un auditoire de faculté
avait été aussi brillant que solide ; il attestait une érudition fort
�VI
PAUL GIRBAL
étendue et prouvait le souci fort louable de jeter quelque lumière
sur les problèmes de la politique contemporaine, en élucidant les
problèmes analogues qui se sont posés dans le passé.
Dans son cours et dans son livre, Guibal a raconté les diverses
tentatives qui furent faites au xnme et au xnimc siècles par
Arnaud de Brescia d’abord, par l’empereur Frédéric II ensuite,
pour enlever aux papes leur pouvoir temporel sur la ville de
Rome, et les forcer à se contenter de leur autorité spirituelle sur
l’Église.
En 1867, une pareille étude offrait un intérêt d’actualité qui
avait séduit le libéralisme de Guibal. La question romaine, qui
élait depuis 1862 la cause d’inextricables difficultés entre les
gouvernements de France et d’Italie, ne recevait pas de solution
satisfaisante. La Convention de septembre 1864, exécutée en 1866
sans enthousiasme et sans conviction par les parties intéressées,
n’avait contenté personne, ni Pie IX, ni Victor-Emmanuel, ni
les partisans, ni les adversaires du pouvoir temporel du pape ;
l ’affaire de Menlana ne tardait pas à prouver, en 1867 même, que
la transaction imaginée par Napoléon III n’était qu’une demimesure d’une efficacité fort précaire.
Sans rien retrancher de l’impartialité qu’il pratiquait comme
la première vertu de l’historien, Guibal exposait les péripéties
d’une querelle qui était une sorte de Question Romaine au
moyen âge. Il montrait dans Arnaud de Brescia un adversaire
résolu de la réunion du pouvoir politique et du pouvoir religieux
entre les mains du chef de l ’Église catholique, dans Frédéric II,
disciple plus ou moins conscient d’Arnaud, un souverain qui
faillit arracher au pape l’autorité temporelle que celui-ci s’arro
geait et sur Rome et sur l'Italie presque tout entière ; eniin il
suivait la destinée des doctrines qui avaient fait un moment
d’Arnaud de Brescia le tribun des Romains affranchis, jusqu’à
l’époqué où Charles d’Anjou, venu en Italie pour défendre le
pouvoir pontifical, détruisit la puissance des Hohenstaufen dans
les Deux-Siciles, et du même coup lit triompher les prétentions
de la papauté sur Rome et son territoire.
Dans ses recherches, Guibal avait pris pour guide l’ouvrage
magistral de Gregorovius sur la ville de Rome au moyen âge ;
il avait confirmé par ses découvertes personnelles les vues
pénétrantes du grand savant pour qui l’histoire de la Rome des
papes n’avait pas de secrets. Il avait eu la bonne fortune de voir
�LA VIE ET l ’ œ u vre DE GEORGES GUIHAL
VII
et d’entendre parler sur la Rome occupée par Pie IX et convoitée
par Victor-Emmanuel, Gregorovius lui-même, pendant un séjour
qu’il avait fait deux ans auparavant à Reichenliall, dans la haute
Bavière, et il avait emporté une impression très forte des raisons
par lesquelles Gregorovius, « étranger et supérieur à tout pré
jugé étroitement gibelin et germanique », avait défendu la poli
tique de l’Italie et « justifié ses espérances ».
L ’étude des faits, conduite avec l’unique désir d’arriver à la
vérité, soigneusement préservée de toute pensée de polémique,
l’amenait à se ranger au nombre des amis de l’Italie « une e^
affranchie «.D ansles théories d’Arnaud de Brescia il voyait une
doctrine « riche d’idées fécondes qui devaient s’épanouir dans
l’avenir;..... elle fondait la légitimité et l’indépendance du pou
voir laïque ; elle rappelait l’Eglise dans ces limites du domaine
spirituel, où les progrès de la civilisation tendent de plus eu
plus à la renfermer. C’étail le point de départ de la grande
théorie, qui, remaniée et travaillée par le génie politique de
l ’Italie, aboutit à la fameuse formule: l’Église libre dans l’État
libre. » (1).
S’il constatait que la Papauté au xmc siècle avait fini par
remporter la victoire sur ceux qui voulaient arracher le chef de
l’Église à la politique et aux préoccupations temporelles, il
concluait en disant que « la victoire qu’elle avait remportée ne
lui avait pas été bonne », qu’en défendant son pouvoir temporel
avec tant de violence, « elle avait porté à l’Empire un coup
mortel, à elle-même de profondes atteintes. » (2).
En tenant un pareil langage, le jeune professeur donnait la
preuve de son profond et sincère libéralisme. Ennemi de toute
solution extrême, repoussant à la fois les prétentions ultramon
taines et les fantaisies garibaldiennes, il souhaitait comme
règlement définitif à « l’implacable conflit entre le pouvoir
spirituel et le pouvoir temporel » le respect réciproque de leurs
droits « sous la double sauvegarde de la justice cl de la liberté. »
Après avoir fourni cette brillante contribution à l’histoire de
la Querelle du Sacerdoce et de l’Empire, il délaissa pendant
trois ans ses études préférées pour s’occuper de belles-lettres.
On l ’avait maintenu dans la chaire de littérature française
comme professeur-suppléant. Il eut ainsi le douloureux honneur
(1) Arnaud de Brescia, p. 129-130.
(2) Ibid. p. 290.
�<
V III
l’Al’L C.I1U1AL
d’être le dernier professeur chargé de cet enseignement dans la
capitale de l ’Alsace.
Il était à son poste quand éclata la guerre entre la France et
et la Prusse. L ’érudit, que passionnaient les grands événements
historiques, allait devenir témoin et acteur dans un drame réel
de l’issue duquel dépendaient l’intégrité et l’honneur de la Patrie.
Comme ses compatriotes d’adoption, il sentait que l'Alsace
était l’enjeu que les Français risquaient dans la lutte ; mieux
renseigné qu’à Paris, il comprenait qu’au premier revers de nos
armées, l ’Alsace connaîtrait les souffrances de l’invasion. Sa
famille alarmée le pressait de revenir à Castres, mais il voyait
trop clairement son devoir de citoyen et de professeur pour
hésiter une minute à l’accomplir : « Vous savez si je vous aime,
écrivit-il aux siens, mais il est une chose que j ’aime encore plus,
c’est mon devoir. » Il reste à Strasbourg pendant toute la durée
du siège pour s’associer dans la mesure de ses forces à l’œuvre
de défense. Il prit sa part des souffrances physiques et morales
que le bombardement de la ville et la capitulation firent endurer
aux malheureux habitants de Strasbourg. Sa conduite fut celle
d’ un homme de cœur, indifférent à son sort, uniquement
préoccupé du sort de la France, trouvant que le sifflement des
obus au-dessus des maisons était moins déchirant que celui des
fifres prussiens sur la place Kléber et sur le Broglie.
Si périlleux que fût le devoir (1 ),il le remplit noblement parce
qu’il lui était doux de le remplir, d’abord parce qu’il obéissait
au vœu de la patrie, ensuite parce que c’était Strasbourg qu’il
défendait, Strasbourg que l’ennemi entendait bien arracher
pour toujours à la France. II avait suffi à Guihal de quatre ans
de séjour dans celle ville pour devenir Strasbourgeois de cœur.
Il s’était épris de la plus profonde affection pour la reine des cités
alsaciennes, dont le charme séduit quiconque est sensible à la
poésie pénétrante des souvenirs. Strasbourg, avec sa physio
nomie originale que deux siècles de vie commune avec la France
n’avaient en rien modifié, lui apparaissait non pas comme une
forteresse d'où tes canons français menaçaient le pays allemand,
niais comme un lover où deux civilisations concentraient leurs
(1) La chambre qu'il occupait fut ravagée pendant son absence par l'explosion
d'un obus, et il dut accepter l’hospitalité dans une maison amie, celle du
savant professeur de la Faculté de Théologie protestante, R. Reuss
�LA VIH ET l ' œ u vre DH GEORGES GUIHAL
IX
rayons bienfaisants, où deux génies, qui avaient tout profit à se
comprendre, le génie allemand, le génie français, entraient en
contact, échangeaient quelques-unes de leurs qualités et se
pénétraient harmonieusement. Il aimait la Aille qui avait
francisé l’Alsace, tout en restant germanique à bien des égards,
la ville où il retrouvait le souvenir de Gœthe à côté de celui de
Kléber, où il entendait chanter en français le choral de Luther
et, avec un accent allemand, la Marseillaise, où il pouvait, le
même jour admirer la cathédrale, ce miracle d’élégance et de
solidité de maître Erwin de Slcinbach, et dans le temple SaintThomas, le tombeau de Maurice de Saxe, ce chef-d’œuvre de
majesté et de grâce du sculpteur parisien Pigalle.
Il ne quitta Strasbourg que lorsque les Prussiens en furent
les maîtres; il emportait des souvenirs qui ne devaient jamais
s’effacer de sa mémoire, les souffrances endurées pour la patrie
avaient trempé son patriotisme. Comme il le dit lui-même dans
une conférence d’une éloquente simplicité et d’une émotion
contenue qu’il fit à Castres et à Montauban sur le siège auquel
il avait assisté, il voyait désormais la France sous les traits
d’une jeune femme qu’il avait aperçue portée mourante sur une
civière le jour où les Allemands faisaient leur entrée à Strasbourg.
Cette patrie agonisante, il voulait qu’ un miracle lui rendît la vie
et la force; ce miracle, il l’espérait du dévouement de tous les
Français pour leur mère, et, donnant l’exemple, il fit des
démarches pour s’engager comme volontaire dans l’armée de la
Loire, espérant que sa connaissance de l’allemand lui permet
trait de rendre des services. Mais au moment où ces démarches
allaient aboutir, l’armistice fut conclu.
11 ne crut pas avoir payé suffisamment sa dette à son pays
par une si noble conduite. La France vaincue avait besoin d’un
gouvernement réparateur ; aux yeux de Guibal aucun gouver
nement ne pouvait mieux jouer ce rôle qu’un régime à la fois
républicain et libéral. Il estima qu’il devait son concours aux
hommes politiques qui donnaient leur adhésion raisonnée et
réfléchie à la République, parce que c’était elle qui divisait le
moins les Français, et il accepta d’être le rédacteur en chef d’un
journal fondé à Toulouse et dont le titre le Progrès libéral était
à lui seul un programme.
Malgré le succès qu’obtenaient les articles politiques qu’ il
publiait dans ce journal, il se sentait attiré de nouveau vers les
�X
PAUL GIRBAL
éludes désintéressées et calmes, vers l’enseignement de l’histoire
où il savait qu’il trouverait de nouvelles raisons pour justifier
l’amour de la liberté et de nombreux exemples pour susciter le
dévouement de tous à la patrie.
Nommé en 1871 professeur d’histoire à la Faculté des Lettres
de Poitiers, il choisit pour sujet de ses premiers cours la
Tradition liberale en France, d’abord de 1802 à 1789, puis pen
dant la Révolution française. Après avoir montré que l’attache
ment à la liberté n’avait jamais été complètement banni de
France, même pendant le siècle où avait lriompbé la monarchie
absolue, il entreprenait de suivre à travers la Révolution la
destinée des principes libéraux qu’avaient exprimés avec éclat
les Cahiers des Etals-Généraux de 1789 ; il racontait les efforts
tentés pour les faire triompher, il exposait les causes de l’échec
qu’ils avaient subi. Il estimait dans la leçon d'ouverture de son
cours de 1872 qu’il abordait un sujet d’études assez triste,
« l’histoire d’une série de défaites, d’une magnifique espérance
douloureusement déçue, d’une généreuse aspiration trompée » ;
mais il croyait l ’heure opportune « pour étudier les erreurs et
les défaillances, les égarements et les malheurs du passé », et il
invitait son auditoire à « puiser dans cette étude des avertisse
ments et des leçons. »
L ’intérêt de la patrie réclamait de l’histoire impartiale qu’elle
travaillât aussi pour elle tout en travaillant pour la vérité ;
Guihal voulait se servir de l’histoire comme d’une grande force
morale capable de contribuer au relèvement de son pays.
C’est pour cela qu’il écrivit un peu plus tard un ouvrage
remarquable par la composition et le style où, laissant momen
tanément de côté les recherches originales, il résumait pour le
grand public les travaux des érudils les plus compétents sur la
longue et lamentable période de notre histoire qui va de
Philippe V I de Valois à la fin du règne de Charles VII. Il mettait
en lumière tous les faits qui attestaient la formation et les pro
grès du Sentiment national en France pendant la guerre de Cent
Ans. Tel était du reste le titre du livre où il montrait d’abord le
patriotisme se manifestant après le désastre de Poitiers et le
traité de Brétigny, inspirant les efforts violents et infructueux
d’Etienne Marcel, mettant d’accord Charles V, Du Guesclin et le
peuple de France ; ensuite il décrivait la crise démocratique et
sociale du début du xve siècle, crise désastreuse qui avait aboli
�LA VIE ET L’ŒUVRE DE GEORGES GUIBAL
XI
un moment, chez la plupart des sujets de Charles VI, le senti
ment de l’indépendance nationale, qui avait fait de Paris la
proie du bourreau Capeluche, puis le butin offert par le duc de
Bourgogne, pour prix de son alliance, au roi d’Angleterre,
Henri V. Enfin il retraçait l’œuvre de Jeanne d’Arc, en qui il
voyait, avec Quiclierat, Michelet, Simeon Luce, s’incarner
l’amour de la France. Dans ce beau livre, qui est en même
temps une belle action, Guibal avait mis tout son talent et tout
son cœur.
En 1883 il quitta la Faculté de Poitiers, sur sa demande, et
alla occuper la chaire d’histoire que la mort d’Hermile Reynald
laissait vacante à la Facultéd’Aix. Quelques années auparavant,
il avait contracté avec la capitale de la Provence le lien le plus
doux et le plus tort ; il avait trouvé à Aix la compagne qui
réjouissait sa vie, qui était si digne de son affection, si heureuse
de s’associer, à ses travaux, si hère de faciliter sa tâche en
l’entourant de ces soins attentifs et délicats qu’un cœur aimant
est seul capable d ’imaginer. A Aix il allait trouver une seconde
famille, celle de sa femme, où chacun éprouvait la sympathie la
plus vive pour ses qualités de cœur et d’esprit, où il a eu la joie
de se sentir entouré d’une estime cl d’une affection qui croissaient
avec les années.
Aix allait être la dernière étape de sa carrière, et la plus
brillante ; il était fixé dans le milieu intellectuel et moral qui lui
convenait le mieux.
Il fut tout de suile conquis par les charmes intimes et les
attraits austères de la vieille cité provençale, il comprit et
partagea son pieux attachement à tous les souvenirs de son
glorieux passé, il s’associa aux craintes quelle manifestait avec
vivacité toutes les fois qu’elle se croyait menacée de perdre ses
prérogatives universitaires. Il aima Aix, comme il avait aimé
Strasbourg ; sa carrière avait trouvé son cadre naturel, elle allait
se dérouler désormais paisible et laborieuse au milieu d’une
société où se perpétuent des traditions séculaires de travail,
d’étude, d’amour désintéressé des sciences et des belles-lettres.
Il connut à Aix les joies les plus vives et les plus pures ;
entouré d’amis qu’attiraient son noble caractère, sa parfaite
urbanité, sa science qui n'avait d’égale que sa modestie, il vit
venir à lui, sans les demander, tous , les honneurs que sa ville
adoptive pouvait lui offrir. Son cours public d’histoire était une
�X II
PAUL (illUJAL
lelo pour les amateurs de beau langage et de solide érudition ;
les applaudissements d’un auditoire toujours nombreux, récom
pensaient son infatigable activité. Scs élèves lui faisaient
comprendre par leur affectueux respect tout le prix qu’ils
attachaient à son enseignement, la reconnaissance qu’ils éprou
vaient pour le soin et le dévouement avec lesquels il dirigeait
leurs études, encourageait leurs travaux. Ses collègues le choi
sissaient pour leur Doyen, et quand il renonçait à conserver la
direction de la Faculté, ils applaudissaient à la distinction tout
à fait justifiée par laquelle le Ministre conférait au Doyen démis
sionnaire l’honorariat, en récompense du zèle et de la conscience
qu’il avait apportés dans l’accomplissement de sa tâche.
L ’Académie des Sciences et Belles-Lettres d’Aix le nommait
membre en 1884, l’élisait pour la présidence en 1898 et 1899. La
municipalité d’Aix, rendant hommage à sa compétence en
matière bibliographique, lui faisait une place dans, le Comité de
surveillance et d’achat de la Méjanes, la plus belle des b iblio
thèques municipales de France, et la plus riche en documents
manuscrits et imprimés sur l’histoire de la Provence pendant
l’Ancien Régime. Enfin, le Gouvernement récompensait sen
dévouement à l’Université cl au pays en le nommant chevalier
de la Légion d’honneur.
Celle période d’années heureuses fut pour Guihal une période
de féconde activité. Il fit de fréquentes incursions dans l’histoire
locale cl consacra quelques années à l’étude de la Révolution en
Provence. Il découvrait à la Méjanes et dans les dépôts publics
d’Aix et de Marseille des documents originaux d ’une grande
valeur et dont personne n’avait encore tiré parti ; des amis lui
confiaient des lettres inédites qui permettaient de mieux
connaître la vie de l'orateur en qui la Révolution provençale et
la Révolution française s’étaient incarnées à leur début. En
puisant à ces diverses sources, Guihal composa trois ouvrages
qui font revivre la Provence pendant les premières années de la
crise révolutionnaire : seuls les deux volumes, Mirabeau et la
Provence, ont été publiés du vivant de l’auteur en 1887 et en 1891 ;
le troisième, le Mouvement fédéraliste en Provence, ne tardera pas
à être édité par les soins de Mmc Guibal et de son frère, M. Alfred
Bourguet, le disciple et, pour mieux dire, le fils intellectuel de
Georges Guibal.
L ’histoire de Mirabeau ne pouvait pas être renouvelée après
�La Vu-: et l'œuvre le geokges guibal
X III
les travaux de L. (le Loménie, de son lils Charles de Loménie et
d’Alfred Stem. Mais il restait plus d’un point obscur dans la
jeunesse de l ’orateur, et à côté du rôle retentissant qu’il avait
joué dans la Constituante, de l’activité qu’il avait déployée secrè
tement auprès de Louis XVI et de Marie-Antoinette, il y avatt
son rôle de tribun en Provence, de défenseur des amis de
l’ordre et de la liberté que la démagogie anarchiste menaçait à
Aix et à Marseille. Guibal a compris tout l’intérêt qu’offrait la
double histoire d’un Mirabeau directement mêlé aux événements
de la Révolution provençale, et d’une Provence s’engageant à la
suite de Mirabeau, et bientôt plus vile que lui, dans la voie de
la démocratie égalitaire.
Il faut lire son premier volume pour comprendre les origines
de l ’ambition de Mirabeau ; on y voit exposées avec une incom
parable précision les causes de l’interminable conllil qui mit
aux prises le terrible Am i des hommes et son indomptable lils ;
on saisit sur le v if l ’habileté sans scrupule du roué d’ancien
régime, qui sait conquérir la popularité, et le sens pratique de
l ’homme d’état, qui eut d’emblée l’instinct et le don du Gouver
nement, que les difficultés exaltèrent au lieu de le paralyser, qui
fut d’autant plus maître de lui que la situation était plus mena
çante ; on comprend les contradictions au milieu desquelles
Mirabeau semble s’être complu pendant toute sa vie, parce qu’il
se croyait capable de trouver à toutes une solution pratique et se
savait de taille à l’imposer bon gré mal gré,
Dans le second volume, il y a moins de choses originales sur
Mirabeau, car il s’agit de la partie de son existence qui se
confond avec l’hisloire de la Révolution. En revanche, Guibal y
expose, avec une sûreté d’information, un relief, une intensité
de vie qui sont tout à fait remarquables, les progrès de l’anarchie
révolutionnaire à Marseille et à Aix, la dissolution complète de
toute organisation sociale en Provence, et les prodromes de la
conquête jacobine qui va renverser en quelques émeutes les
autorités substituées par la bourgeoisie libérale aux pouvoirs
émanés de l’ancien régime.
Il est impossible de tracer un tableau plus dramatique et plus
saisissant de vérité que celui où Guibal fait revivre Aix pendant
les trois journées de décembre 1790, heures sinistres où éclate
la puissance du démagogue, l ’abbé Rive, «tribu n qui tenait à la
fois de Marat et deGoullion », et où se manifeste l’activité de son
�XIV
PAUL GIRBAI.
club exclusivement populaire, « les vénérables Frères anlipolitiques », auxquels il prêchait le partage des terres, le refus
des impôts et l’exécution sommaire des partisans de la contrerévolution. Cette première explosion de démagogie terroriste
frappe d’effarement les administrateurs qui viennent d’entrer
en fonctions ; elle coûte la vie à l’avocat Pascalis, un des pro
moteurs du mouvement révolutionnaire dès 1788, à M. de la
Rochette et à M. de Guiramand, qui sont pendus par la populace
sans autre forme de procès dès qu’elle s’est saisie de leurs per
sonnes ; elle a son épilogue à Marseille, déjà troublée par des
émeutes qui ont chassé les troupes des forts de la ville et amené
l’assassinat du major de Beausset, le seul des officiers des forts
qui avait eu le courage de faire son devoir. La victime de l’anar
chie qui se développe à Marseille est le commandant-général de
la garde nationale, Lieulaud, l’ami, le protégé de Mirabeau, cou
pable d’avoir pris au sérieux ses fondions de chef de la force
publique et d’avoir travaillé à maintenir l’ordre dans la ville, à
garantir la sûreté des personnes et des biens. Plus heureux que
Pascalis, Lieulaud est arraché à ses adversaires par un vole de
la Constituante, mais le décret qui l’élargit de prison ne peut
pas être exécuté en plein jour, c’est à la dérobée que l'exconnnandant est mis en liberté, et il est obligé de s’enfuir de
Marseille.
En exposant avec une vigoureuse simplicité les péripéties de
ce double drame local, Guibal ne laisse rien ignorer des passions,
des craintes, des fureurs, qui éclatent au moindre m otif; il fait
comprendre sur un théâtre restreint la profondeur de la
secousse qui ébranlait la France entière.
Dans le troisième volume qu’il n’a pas eu le temps de publier,
il avait coordonné les résultats de ses dernières recherches sur
une période encore fort mal connue dans le détail. La question
de la résistance tentée contre la Montagne par les départements
du Sud-Est, sous l ’inspiration de la Gironde, avait fait l’objet
des dernières leçons publiques de Guihal ; il avait vivement
intéressé son auditoire et on peut être assuré qu’un accueil aussi
favorable est réservé par le public savant au livre qui lie tar
dera pas à paraître sur le Mouvement fédéraliste en Provence.
Arrivé au terme de sa course, Guibal a vu venir la mort sans
inquiétude. Elle était la messagère du repos que sa foi lui pro
mettait, elle pouvait venir maintenant qu’il avait accompli sa
�LA VIE ET l ’ œ u v r e DE GEORGES GUIBAL
XV
tâche. Il avait le sentiment qu’il avait eu le privilège de faire de
ses dons naturels l ’usage le plus utile. Il avait pu se passionner
pour de nobles causes, la patrie, la liberté, la vérité ; il avait pra
tiqué la vertu sociale par excellence, la tolérance, et la première
des vertus chrétiennes, la charité. Il s’élait tenu à l’écart de tous
les fanatismes, même de celui qui, sous prétexte d'affranchir les
esprits, n’est que du fanatisme à rebours ; il avait tenu la balance
égale entre les droits de la tradition et les exigences de la con
science. Cet admirateur du sage et savant Peiresc savait aussi
comprendre la beauté de l’œuvre de Félicien David, car il était
ouvert à tout ce qui fait honneur à l’esprit humain dans quelque
domaine que ce soit. Quoiqu’il vécût surtout dans la compagnie
des hommes du passé, il était plein de sympathie pour ceux qui
croient de leur devoir de s’engager dans des voies nouvelles à la
poursuite d’un idéal qui s’impose à leur cœur, el il trouvait de
fortes paroles pour montrer que les secousses douloureuses qui
parfois interrompent le cours traditionnel des choses sont néces
saires et bienfaisantes. « La tradition, disait-il dans un discours
à l’Académie d’Aix, est une lumière et une force. Elle nous
éclaire, nous soutient, garantit nos pas de chute, notre pensée
de l’isolement funeste où notre esprit pourrait s’égarer et s’épuiser,
associe le passé à notre œuvre, et notre œuvre à celle du passé.
Mais elle doit aider notre faiblesse sans enchaîner notre liberté.
Il faut que la conscience se réserve le droit de la juger et au
besoin de rompre avec elle pour permettre le renouveau de
l’humanité aux époques fatidiques où, suivant le mot de l’apôtre,
les choses vieilles sont passées. »
Cette profession de foi, qui peint l’homme, permet de com
prendre la sérénité et la droiture que Guihal apportait dans tous
ses actes de citoyen el de professeur, dans tous ses jugements
de critique et d’historien. D’allure timide et réservée, ilélait très
ferme dans sa conduite et ses convictions. Avait-il à justifier ses
actes ou à défendre ses croyances, cet homme, d’ordinaire si
doux et si calme, devenait ardent et passionné; devant certaines
oppositions qu’il ne jugeait ni justes ni raisonnables, il avaitla
repartie vive ; il soutenait alors son opinion avec la fougue
bouillante de l’homme de cœur qui ne consent à s’incliner que
devant le droit et la vérité.
Sur toutes les questions essentielles, il avait eu de bonne heure
des idées claires, ces idées claires lui avaient donné une con-
�XVÎ
PAUL GIHBAL
science L'enne, cl celle conscience ferme lui avait permis d’avoir
le plus heureux des caractères, un caractère où se combinaient
harmonieusement l’affabilité, la simplicité, la franchise, la
bonne humeur.
Tous ceux qui l’ont connu d’un peu près — et je considère
comme une précieuse fortune d’avoir été de ce nombre — ont
gardé le souvenir de ce visage grave qu’illuminait un rayon de
bonté, de ces yeux qui ne demandaient qu’à sourire dès qu’ils
s’arrêtaient sur une figure amie, de celte parole vive et péné
trante qui respirait la cordialité et la distinction. Tous ceux qui
l’ont connu de la sorte, amis, collègues, élèves, n’ont pas varié
sur les sentiments d’affection, d’estime ou de respect qu’ils lui
avaient voués; ils sont unanimes à reconnaître que peu de
carrières ont été aussi bien remplies que la sienne, que sa
vie et son œuvre sont de celles qui font vraiment honneur à
l’Université.
�ETUDES CRITIQUES
SL'H
LA CAMPAGNE DE C. MAKIUS EN PROVENCE
( su ite )
��IY
LA FOSSE IMARI ENNE 0
1. — S ou rces a n c ie n n e s e t T r a v a u x m o d e r n e s .
De lous les problèmes que soulève l’histoire de la campagne
de Marius, celui du tracé du canal creusé par les Romains est le
plus difficile à résoudre ; pour parler franchement, je ne crois
même pas que l’on puisse arriver à une solution définitive, les
textes étant insuffisants, et la topographie, par suite des condi
tions toutes particulières de la région, étant loin de nous offrir
les mêmes ressources que pour l’histoire de la campagne. Mais
comme, là encore, on a émis des hypothèses de toute sorte, dont
la plupart n’ont fait qu’embrouiller la question, ce ne sera pas
un travail inutile que de la reprendre entièrement et d’essayer
de montrer au moins quelles sont les véritables données du
problème, parfois étrangement méconnues. J’espère arriver eu
tout cas à indiquer quels étaient exactement le but et la nature
du travail entrepris par Marius, et à déblayer le terrain d’un
certain nombre de théories aussi aventureuses qu’inutiles.
Le sujet a donné lieu à toute une bibliographie spéciale, que
voici :
Ail'. S a u r e l , Fossæ Marianæ, ou recherches sur les travaux de
Marius aux embouchures du Rhône, 1865.
E. D e s j a r d in s , Aperçu historique sur les embouchures du Rhône;
(1) Voir tome I (1905), fascicule 3, p. 97 et suiv.
�4
MICHEL CLERC
travaux anciens et modernes ; Fosses Maliennes ; canal du BasRhône., 186(j.
G il l e s , Les Fosses Maliennes et le canal de Saint-Louis, 1869.
E. D e s j a r d in s , Nouvelles observations sur les Fosses Maliennes
et le canal du Bas-Rhône ; le port des Fosses Maliennes : le camp de
Marins, 1870.
Emile B e r n a r d , Noie sur le canal de Marins ( Répertoire des
travaux de la Société de. Statistique de Marseille,XXXII, 1874-1879).
A urès, Nouvelles recherches sur le tracé des Fosses Maliennes et
sur remplacement du camp de Marins, 1873.
G il l e s , Encore les Fosses Maliennes, 1873.
Salles , Noie sur le canal et le camp de Marins ( Congrès archéo
logique, Arles, 1876, dans le compte rendu de 1877).
E. D e s j a r d in s , Géographie de la Gaule romaine, tom es i et
ii,
1877-1878.
B l a n c a r d , Un mot sur les Fosses Maliennes ( Congrès archéolo
gique, Arles, el Revue des Sociétés Savantes, 1877).
B l a n c a r d , Chartes de Saint-Gervais lès Fos, 1878.
B l a n c a r d , Monnaies attribuées aux Fosses Maliennes ( Mémoires
de l’Académie de Marseille, 1889).
Les
lexlcs anciens
relatifs au canal de Marius sont peu
nombreux; je vais les citer par ordre chronologique, en les
traduisant aussi exactement que possible, et en transcrivant les
passages essentiels :
1. _
S t r a h o n (d éb u t du p rem ier siècle de n otre ère), IV, 1, 8.
(( IIspl 8s twv toj 'Pooavo’j 7Xou.y.TM7 IloA’j ëw î ,usv STt'.x'.u.a. T'.uaîw,
©•(Ta; eîvai prj TTSVxâaTopov, àÀXà oiaxopov ’ApxspdSwpos.oè Tplaxopov
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xeuojjievoî. TlàvTa TOCiiîov xV y wpav y.y.l Bïj tŸ)î ’E'j.i'J'.ai ’ApxQ.'.oo;
xàvTauS»: îopuaavTO isoôv, ytooiov à coX«66vrsî o tïo'.s î v î Jtov xà crxoU.aTa TOU TTOTaULOU. 'Vrap;«sÏTat os :wv Èx6o),üv xoà l’ooavo'j ),m.vol
OàÀaxxa,, xaÀoùax B£ 2xO[J.a.).ÛAVY,V oxxpaxx o’ £'/£'. 7txp.~oX'/.a. xal
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è’jû<|/si. Ta A 7|V 0 Eviot. o-u/xaxripîÔü.Yio'av
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)iyovxs; o'jx: exeîvo' 000s T*P ï7' ’[AOà XŸjV ) a [av/|V. »
xo’j
~oxa-
« Au sujet des bouches du 1
(iv c-m e siècle au. J. C.), el dit qu’
Artéinidore (I I e siècle') lui en donne trois. Plus lard Marins, en
voyant l’embouchure obstruée par l’ensablement et devenue
d’une entrée difficile, creusa un lit nouveau, et y ayant reçu la
plus grande partie du fleuve, le donna aux Marseillais en récom
pense de leur valeur pendant la guerre contre les Ambrons et
les Toygènes. Ils en retirèrent une grande richesse, faisant payer
à la montée et à la descente.
Cependant, maintenant encore,
l’entrée demeure difficile à cause de la rapidité du courant, de
l’ensablement, et aussi du peu d’élévation du pays, qui fait qu’on
ne la voit pas même de près, par mauvais temps. C’est pourquoi
les Marseillais ont élevé des tours de signaux, eux qui ont fait
leur ce pays de toutes les façons; ils ont bâti là aussi un temple
à Artémis d’Ephèse, choisissant comme emplacement l’île que
forment les bouches du fleuve. Au-dessus des embouchures du
Rhône, se trouve un étang marin, qu’on appelle Stomalimné
(étang de. Vembouchure) ; il renferme beaucoup de coquillages et
abonde en poissons de toute espèce. Quelques-uns l’ont compté
parmi les bouches du Rhône, et notamment ceux qui disent
qu’il en a sept, et qui, en ceci comme en cela, se trompent : il y
a en effet, entre les deux, une montagne, qui sépare l’étang du
lleuve. »
2. - - P omponius M êla (m ilieu du premier siècle), De situ
orbis, 2, 5 : Inler eam (Massiliam) el Rhodamim, Maritima Avaticorum stagna assidet. Fossa Mariana pariem ejus amnis navigabili alveo efjundit. « Entre Marseille et le Rhône,
Maritima
Ifi'A
Si/® ;ï!
�MICHEL CLERC
6
Avaticorum est assise sur un étang. La Fosse Marienne déverse
dans un lit naA'igable une partie de ce fleuve. »
fl. — P l in e l ’A n c ie n (seconde moitié du premier siècle),
III, 5 ; après avoir dit que le Rhône a trois bouches, il ajoute :
Tertium idemqne amplissimnm, Massalioticum (nppellatnr). Ultra,
fossæ ex Rhodano faclæ, C. Marii opéré et nomine insignes. « La
troisième et la plus large est appelée la Massaliotique... Plus
loin sont les Fosses tirées du Rhône, célèbres par le travail et le
nom de Marins. »
4. — P l u t a r q u e (début du second siècle) : Vie de Marins,
15 ; 16 :
rtuv9xvôp.svo; 8è xoù; 7îo),£|ju' ouç 6 Maploi èyyùç slvai, St.à vayltov
’jTTîpSaXs xàç ”A) jisiç, xal TEiyia-aç <7xpaxÔ7xs8ov Txapà xw ’ Pooavÿ
Ttoxajaw, uuvrçyayev si? aùxo yop'oyiav acpOovov to; [utiSétioxe napà xov
xoù crup.ïlpovxoç AoytfffAov ÈxSiaaGely] Si svS-iav xûv àvayxanov eîç
p.âyr[V xaxatrxrjval. Trjv 8è xofÀiSrjv uv sSsi xù t7xa.xsup.axi, paxpàv
xal txoAuxsAï ) Tipôxspov oùaav repo? xà)V 9âÀaatrav, aùxôç eîpyàa’axo
paSîav xal xayeïav. Tà yàp xxopaxa xoù 'PoSavoù, TZpbç xà; àvaxouàs
xvjç OaXâxcrTiÇ, ÎAÛv xs ttoD ctiV Xauêdvovxa xal 0ïva, Txvÿ.ÿ [SaOsi
c7'jp.7ïETcO,'/]piv7;v uto xoù xiXùSoivoç, yaù.îTïôv xal Ètuttovov xal jïpayùTuopov toi; 'Tt.xayioyolç è~oUi xov sl'a-TtLouv. 'O ok, roé'paç èvxaùôa xôv
crxpdxov uyoÀâÇovxa, xacppov pieyâÀY|V èvéêaAs, xal xaux-fl xroÀù uipoç
xou Ttoxa.p.oü p.îxaaxr,Ta;, Txepw’.yayev sU stxix/iùsiov aiyiaAov, paOù
u.èv xa'. vaual pisyàXaiç STtoyov, /sïov 8s xal dxXuaxov axopia Aaëoùcrav Txpùx X7jv GaAaxaav. Aux/j p.sv oùv à-rx’ sxsîvou x/,v èuwvujaîav xxi
yuAdxxîi.
. ... ’ IîpwpsQa, Tcoxspov âX)\Ouç otvapivsi piayoupilvouî ûrcèp xrjç ’lxaAiaç, vyuïv 8s Xsixoupyoïç ypÿjTSXai Sià Tcavxôç, oxav Sevrai xdtppou;
opùa-trêiv, xal txyi),ov ÈxxaOalpsiv, xal Ttoxapioûç xivaç ixapaxpsTOiv.
« Apprenant que les ennemis étaient proches, Marins passa les
Alpes par le chemin le plus court ( après son élection au quatrième
consulat, au début de 102), et, ayant établi son camp auprès du
Rhône, il y entassa une quantité inépuisable de provisions ; il
voulait que jamais le manque du nécessaire ne le forçât à en
venir aux mains quand il n’y aurait pas intérêt. L ’arrivage par
�MARI U S EN PROVENCE
7
mer de ce dont il avait besoin pour l’année était jusque-là long
et coûteux ; il le rendit facile et rapide. En effet, les embou
chures du Rhône, à cause du refoulement opéré par la mer,
recevant quantité de limon et de sable, que la vague comprime
en boue épaisse, offraient aux navires chargés de blés une
entrée difficile, laborieuse et étroite. Marins, employant à cela
son armée qui n’avait rien à faire, creusa un grand fossé, y fil
passer une bonne partie du fleuve, et le conduisit à un endroit
commode du rivage, là où il est profond, capable de recevoir de
grands navires, et en même temps plat, et mettan t l’embouchure
à l’abri des vagues.
Depuis lors ce canal a gardé et garde
encore le nom de Marins. »
« ( Plaintes des soldats) demandons (à Marius), d’abord s’il
attend d’autres soldats qui combattent pour l’Italie, et s’il ne
nous emploiera jamais que comme manœuvres, lorsqu’il faudra
creuser des fossés, nettoyer des bourbiers, et détourner des
cours d’eau. »
5. — P tolémée (m ilieu du second siècle), 11,9,2 : énumérant
les accidents de la côte en partant des Pyrénées, il place les
Fosses Mariennes après Agde,et avant la bouche occidentale du
Rhône. Disons tout de suite que c’est une erreur, peu explicable,
mais incontestable, et qu’il n’y a pas lieu de tenir compte de ce
texte.
6. — Solin (troisième siècle), II : C. Marius bello Cimbrico
factis manu fossis invitavit mare, perniciosamque ferventis Iîhodani navigationem temperavit. « C. Marius, dans la guerre des
Cimbres, fit venir la mer dans des fosses creusées à la main,
et régla la dangereuse navigation du Rhône impétueux. »
7. — I tinéraire d’A n to n in . C’est un tableau, plus ou moins
officiel, des routes, avec l’indication des distances et des stations,
de l’empire romain au ivc siècle; c’est une œuvre impersonnelle,
dont le premier fonds peut remonter au second siècle, au temps
des Antonins, mais qui a été certainement remanié au quatrième.
Il comprend deux parties, un itinéraire terrestre et un itinéraire
maritime. Sur le premier, figure, après Marseille, sur la roule
�(le Rome ;'t Arles, Calcaria, à 14 milles de Marseille (Calcaria
paraît être les carrières de chaux de Calas, sur la route de Mar
seille en contournant l’étang de lierre); puis, Fossas Maria nas,
h ,‘14 milles de Calcaria, et à 3.1 milles d’Arles. Il ne peut évidem
ment s’agir du canal, mais d’une ville. Sur le second itinéraire,
celui des ports,
ou lit : « De Marseille à Incarus ( Carnj),
12 milles; d’Incarus à Dilis posilio (cap Couronne) 8 m illes;
de Dilis à Fossas Marianas, port, 20 milles; deFossis ad Gradum
Massilitanorum, fluvius liliodanus, 16 milles. »
8.
T able de P eutinger . Ce document, remanié à diverses
reprises, jusque sous Justinien, remonte, comme origine pre
mière, au temps d’Auguste. On y voit Fossis Marinais à 33 milles
d’Arles, et autant de Calcaria. Une vignette nous représente le
port, avec des constructions en hémicycle, très analogues à celles
qui représentent, sur la même carte, le port d’Ostie.
9. — A nonyme de R avenne . Ce document ne parait pas
antérieur à Charlemagne, mais reproduit en grande partie des
documents antérieurs, notamment la table de Peutinger. C’est
une série de noms, sans aucune indication de distances ; Fossis
Marinais, ville, y paraît deux fois.
Au résumé, et pour ne retenir pour le moment que l’essentiel
de ces renseignements, on constate ceci :
Il est question jusqu’au vic siècle au moins de Fossa Mariana
ou de Fossæ Mariante.
Ce mot désigne deux choses différentes : un canal, et dans ce
cas il est mis indifféremment au singulier ou au pluriel ; un
port de mer, et dans ce cas il est toujours employé au pluriel.
Marins a construit ce canal aiin d’approvisionner son armée
par le dehors. Au premier abord, il semble qu’il aurait pu faci
lement faire vivre celle petite armée de 30.000 hommes sur la
Province. S’il ne l ’a pas fait, c’est sans doute qu’il a voulu
ménager les habitants, qu’il tenait à avoir pour alliés, et qui
avaient eu déjà à souffrir des ravages de l’ennemi après la défaite
d’Orange. On peut se demander aussi si Marins n’a pas tenu à
favoriser les paysans et les négociants italiens, en leur permet-
�ma ni us
i :\ Provence
9
tant ainsi d'expédier facilement leur blé, principale nourriture
des soldats romains.
11 semblerait, à prendre Plutarque au pied de la lettre, que
Marins n’ait
fait
creuser le canal que pendant la dernière
année de son séjour. Cela est inadmissible : il a au contraire
certainement procédé à ce
travail dès le début, lorsqu’il
savait qu’ il n’avait pas à redouter d’attaque immédiate, et
non quand l’ennemi approchait, c’est-à-dire quand le canal
était devenu inutile.
Enfin, c’était un canal maritime, alimenté par le Rhône, et
débouchant largement dans la mer.
Ce travail, qui au premier abord parait très simple, était en
réalité très compliqué. Il s’agissait de résoudre un problème
auquel les ingénieurs
modernes ont donné deux solutions
successives et différentes : le canal d ’Arles à Bouc, le canal de
Saint-Louis. Aussi, avant de chercher à retrouver le tracé du
canal de Marins, laut-il se rendre compte de ce qu’ il a voulu
faire, connaître exactement les termes du problème, que Strabon
et Plutarque ont indiqué d ’une façon trop vague. Et il faut aussi
ne pas oublier que Marins n’était point en Narbonnaise le gou
verneur d’une province pacifiée, mais un général en campagne,
qui n’avait pas l’intention de faire une œuvre d’utilité publique
durable, mais bien un ouvrage de campagne.
�10
MICHEL CLERC
2. — N a t u r e du p r o b l è m e ; le s c a n a u x chez l e s a n c ie n s .
Le problème à résoudre était celui de la barre (1).
Il y a deux sortes d’embouchures de fleuves : les estuaires et
les deltas. L ’estuaire est une baie unique, large et profonde
(Seine, Loire, Garonne) ; le delta est un promontoire saillant en
mer, où le fleuve projette plusieurs bras (Rhône, Pô, Tibre,
Danube, Mississipi, Gange). On a cru longtemps que la forma
tion des deltas était spéciale aux mers sans marée, et qu’elle
était due aux apports du fleuve, que les mouvements contraires
du llux et du reflux ne viennent point disperser.
Cette théorie est inexacte, et les choses se passent d’une façon
plus compliquée : à preuve, l’Escaut, la Meuse, le Rhin, qui ont
un delta, alors que les fleuves voisins, l’Elbe et le Weser, se
terminent par un estuaire. A toutes les embouchures, estuaires
ou deltas, s’applique en réalité une théorie plus générale, for
mulée par Elie de Beaumont, en vertu de laquelle la mer tend
partout à s’entourer d’une ceinture complète, d’un cordon litto
ral, et cela, quelle que soit la forme apparente de l’embouchure.
« La mer, dans les endroits où elle n’a pas une grande pro
fondeur, modifie la forme de son lit, en entassant les matières
qu’elle met en mouvement, et en donnant au fond une certaine
inclinaison, qui est plus en harmonie avec ses mouvements.
Elle agile les matières qui le couvrent, et tend à en élever une
partie sur ses bords, sous la forme d’un cordon qui marque la
limite de son domaine. Les barres sont le prolongement sousmarin de ces levées de galets, de ces accumulations de sables
qui forment les dunes, qui seulement sont tracées un peu
au-dessus du niveau des hautes mers. Au moyen de ce méca
nisme, la mer se renferme, pour ainsi dire, chez elle... En
général, la mer obstrue les entrées des rivières, et celles-ci ont
(1) Voir Alfred Léger, Les
(Paris,1875),p. 858 et suiv.
tra v a u x p u b lic s ... a u x
tem ps des R om a in s
�/L
MARIUS EN PROVENCE
11
une profondeur considérable à une certaine distance de leur
embouchure. Eu ce rapprochant de la mer, il y a un endroit
moins profond : c’est cet endroit qu’on appelle la barre. En
dedans de la barre, on est en rivière ; en dehors, on est en mer.
La question difficile pour entrer en rivière n’est pas de franchir
un endroit plus étroit, mais de passer l’endroit où les matières
s’entassent et où la mer brise avec plus de force. Les matières
ainsi entassées ne laissent que le vide nécessaire pour donner
passage aux eaux de la rivière. Si elles s’entassaient plus haut,
les eaux seraient arrêtées, et il se produirait une écluse de
chasse naturelle : c’est là ce qui limite la hauteur de la barre. »
Ainsi, la barre n’est qu’un cas particulier du cordon littoral,
lequel se forme partout ; c’est une partie de ce cordon, abaissée
et immergée au passage des fleuves. Donc, la barre n’est pas due
uniquement à la précipitation des apports fluviaux: c’est un
phénomène autant maritime que fluvial, qui se produit même à
l’embouchure d’un fleuve limpide, ou d’un canal. Et dans ce
cas, ce sont les vagues elles-mêmes qui apportent les matériaux,
par exemple pour l’Adour, dont le lit, jusqu’à 25 kilomètres en
amont de Bayonne, est de vase ou de sable fin, tandis que la
barre est formée de gros sables et de graviers venant des falaises
de la côte d’Espagne. Partout, dans les estuaires ou dans les
deltas, se vérifie cette loi, que la profondeur est moindre à la
barre, et plus grande en amont : le Rhône, qui n’a que 2'" ôO à la
barre, a, d’après Surrell, jusqu’à 19 mètres à la Tour-SaintLouis ; la Neva a 4 mètres à la barre, et 20 à Pétersbourg. Les
choses étant ainsi, on doit considérer qu’un delta n’est qu’un
ancien estuaire graduellement comblé, la masse des alluvions
fluviales
se trouvant supérieure à ce que la mer peut en
emporter. Cette barre présente, pour la navigation, de graves
inconvénients, non seulement à cause du manque de profon
deur, mais, surtout, à cause de son instabilité. La barre, en
effet, n’est pas fixe ; elle se déplace, tantôt dans un sens, tantôt
dans l’autre, c’est-à-dire en avant ou en arrière, selon que
l ’influence de la mer ou celle du fleuve prédomine. Elle se
déplace aussi dans le sens latéral ; d’une façon générale, la partie
�MICHEL CLE1U'.
de la barre qui correspond au milieu du fleuve est plus basse
que les parties voisines des rives ; c’est ce qu’on appelle la
passe. Mais le vent, ou une crue du fleuve, peuvent porter cette
passe à droite ou à gauche. II peut même arriver qu’une partie
de la barre émerge : c’est ce que l’on appelle, pour le Rhône, un
lheiJ, qui divise de nouveau le fleuve en deux bras.
De là résulte, pour les grands navires, l'impossibilité de péné
trer dans l ’embouchure des fleuves à barre, qui perdent ainsi
toute leur utilité commerciale.
Quel est le remède à cet inconvénient ? Dans les océans et les
grandes mers ouvertes, il y a un remède naturel, à savoir les
courants littoraux. Ce sont des courants marins, réguliers et
constants (Gulfstream, Equatorial, Austral, du Malabar), qui
longent les côtes dans un sens toujours le même, avec une
grande rapidité, et à une grande profondeur. Ces courants, ren
contrant les embouchures des fleuves, emportent les apports
fluviaux sur les côtes voisines, et les y déposent avec une régula
rité parfaite, de sorte que la barre ne peut se former.
On a cru longtemps qu’il existait dans la Méditerranée un
courant de ce genre; partant de Ceuta, il aurait longé l’Afrique
de l'Ouest à l ’Est, et serait revenu par les côtes d’Europe, de
l’Est à l’Ouest.
Une foule de faits bien connus s’opposent à l’existence de ce
prétendu courant. S’il existait, tous les fleuves qu’il rencontre
devraient porter leurs dépôts dans le même sens, sur chaque rive
de la Méditerranée: or, l’Argens a comblé le port de Fréjus, qui
est à sa gauche, tandis que le Tibre e lle Danube déposent des
deux côtés à la fois, et que le Nil dépose à gauche (alors que,
comme l’Argens, il devrait déposer à droite).
D ’ailleurs, Reybert a procédé, de 1854 à 1860, aux bouches du
Rhône, à des expériences tout à fait probantes. Elles ont
démontré qu’il n’y a point de courant général constant, qu’il n’y
a que des courants locaux, variables suivant de très nombreuses
circonstances, et, surtout, superficiels; au-dessous de 2n,50, les
appareils les plus sensibles sont demeurés immobiles.
C’est pourquoi il a fallu avoir recours aux remèdes artificiels.
�MAIUUS EN PROVENCE
13
De lous,. le moyen le plus simple esl le dragage; mais il a le
défaut de n’èlre que provisoire, demandant à être renouvelé sans
cesse; et de plus, il déplace l’obstacle, mais il ne le supprime
pas.
Un second moyen consiste à faire emporter les troubles par
un courant, en maintenant toujours l'eau agitée. Au xvm c siècle,
la Compagnie française des Indes Occidentales le lit pour la
passe du Mississipi, en faisant traîner sur le fond du Meuve de
grandes herses de fer. Le gouvernement des Etats-Unis a repris
ce procédé en 1852. On empêche ainsi les eaux troubles de
se déposer; mais, là encore, l’effet n’est pas durable, et cesse dès
que l’on arrête les travaux.
Un troisième système consiste dans la construction de jetées
el de digues, el nous en trouvons un exemple intéressant, préci
sément pour le Rhône. Dans ce système, il s’agit de resserrer la
masse d’eau dans un canal plus étroit, et de la jeter à la mer par
une embouchure unique. On produit ainsi une chasse assez
violente pour nettoyer la passe à une grande profondeur. C’est
ainsi qu’en 1852 l’ingénieur Surrell ferma les graus par où
s’épanchait une partie du grand Rhône et prolongea les deux
rivages de la branche principale au moyen de digues conver
geant l’une vers l’autre, de façon à doubler la force du courant.
La passe fut, en effet, déblayée : mais la barre se reforma plus
loin. La profondeur de la passe qui était, avant l’opération, de
l m80, descendit à 2, puis à 4 mètres, mais finit par revenir à son
point de départ.
Même échec au Mississipi, en 1857; les ingénieurs ont déclaré
qu’il serait nécessaire, pour maintenir l ’œuvre, de prolonger les
jetées de 225 mètres par an, et, de plus, de changer l’entrée
quand ces jetées seraient devenues par trop longues !
Pour l’Adour, où les alluvions sont bien moindres, les résul
tats ont été plus satisfaisants; de même pour le Danube (bouche
de Soulina), où l’on a poussé une jetée à 100 mètres en mer el où
agit un courant local; et encore admet-on que, vers 1916, le
système ne pourra plus fonctionner.
Pourquoi Marins n’a-t-il pas employé ce système? D’abord, les
�14
MICHEL CLERC
anciens ne paraissent pas l’avoir connu ; ensuite, il aurait exigé
beaucoup plus de travail, la construction de jetées dans la mer
étant singulièrement plus difficile que le creusement d’un canal.
Marins a compris qu’il ne fallait pas essayer de combattre des
obstacles naturels invincibles ( incorrigibles, dit Vauban, en
parlant précisément des embouchures du Rhône), et qu’il fallait
les tourner; et il a employé un autre et dernier système, le
meilleur de tous, à savoir la canalisation latérale.
Les Romains (1) désignent sous le nom de fossa des canaux de
tout genre : canaux d'écoulement, comme ceux qui servent
d’émissaires à des lacs, canaux de dessèchement, comme ceux
des marais Poniins, canaux de drainage et d’irrigation, enfin
les canaux de navigation.
Ces derniers sont eux-mêmes de deux sortes. Les uns relient
entre elles des rivières appartenant à des bassins différents, de
façon à supprimer les transbordements, à la façon de nos
canaux à point de partage ; les autres ont pour objet de tourner
une embouchure de fleuve impraticable, à la façon de nos
canaux latéraux.
Parmi ceux-ci, je citerai la Fossa Claudiana, qui faisait
communiquer directement avec le Tibre
le
nouveau port
d’Ostie creusé par Claude pour remplacer l’ancien, ensablé dès
le temps de Strabon. Ce canal, curé par Trajan, a fonctionné
jusqu’au cinquième et peut-être au sixième siècle ; il est devenu
aujourd’hui le fleuve même, sa branche principale.
Sur le Pô, la Fossa Augusta parlait du port de Ravenne et
rejoignait la branche du Pô la plus voisine, celle de Primaro :
Ravenne devenait ainsi le port du fleuve. Mais Ravenne, comme
Oslie, était située dans la zone des atterrissements : aussi estelle aujourd’hui à 7 kilomètres de la mer.
Sur le Rhin, la Fossa Drusiana était un canal latéral débou
chant dans le Zuyderzée : c’est Drusus qui l ’avait l'ail creuser,
afin d’y faire passer sa flotte pour appuyer les opérations en
(1) Darsmberg-Saglio, Fossa.
�15
MARIUS EN PROVENCE
Germanie, après avoir essayé vainement de régulariser le cours
du Rhin. Ce canal est devenu aujourd’hui l’Yssel.
Sxir le Danube enfin, la Fossa Trajana, inachevée, était un
canal au sud des bouches, par le lac Kara.
On voit par ces quelques indications que le canal de Marius
t
n’était nullement, chez les Romains, un fait isolé. Mais, à notre
connaissance, il est le premier en date de tous les travaux de ce
genre. Il a été creusé exactement dans le même but, et dans les
mêmes conditions, que le fut plus tard le canal de Drusus : il
s’agissait dans les deux cas de remplacer le bas tleuve, innavi
gable à cause de la barre, par un fleuve artificiel et temporaire ;
et cela, dans un but uniquement stratégique.
Le problème, maintenant, est nettement posé : il s’agissait
uniquement, pour Marius, d’arriver dans le Rhône sans avoir à
en franchir la barre. 11 n’était nullement question, pour lui,
d’éviter la navigation du Rhône, parce que le courant en était
trop violent; au contraire, il voulait se servir du fleuve.
Ce problème, d’ailleurs, est double : où était la prise d’eau au
fleuve? où était l ’embouchure maritime du canal? Et, pour le
résoudre, nous ne devrons pas perdre de vue ce principe, que
Marius devait nécessairement chercher les moyens les plus
simples et les plus rapides. Enfin, pour arriver à une solution,
il est nécessaire de reconstituer, avec toute la prudence voulue,
l’état de la côte et de l’embouchure du fleuve, autrement dit du
delta, au temps de Marius.
C’est sur ces bases que nous allons maintenant examiner les
diverses hypothèses présentées par les érudits modernes, et, si
elles nous
paraissent
contradictoires
problème, en proposer une nouvelle.
avec
les termes du
�16
MICHEL CLERC
«î. — La T opographie.
«
La première question à résoudre, pour qui veut essayer de
retrouver le tracé du canal de Marins, c’est la reconstitution de
l’état des lieux vers la (in du second siècle avant notre ère. Le
problème est d'une dillicullé extrême, mais on ne peut l’éluder,
à moins de s’exposer au risque de faire passer le canal sur des
terres qui n’existaient pas alors.
Ce n’est pas d’ailleurs sans beaucoup d’hésitation que j ’entre
prends cette étude préalable, n’étant pas absolument convaincu
du bien-fondé des assertions des ingénieurs et des géographes
contemporains au sujet de l’accroissement du delta du Rhône.
On a fait remarquer avec beaucoup de raison (1) que, cinq
mille ans avant notre ère, le delta du Nil était à peu près aussi
étendu que de nos jours : pourquoi n'en serait-il pas de même
de celui du Rhône ? Tout le vaste triangle compris entre le
confluent de la Durance, Celle et Fos, est formé d’ une nappe
épaisse de cailloux roulés, apportés, à la fin de la période
glaciaire, par le Rhône et la Durance. Si toute la partie de
cette Crau primitive qui dépassait ou affleurait la surface de la
mer fut recouverte par les alluvions dans un temps relativement
restreint, il n’en est pas de même pour la partie sous marine,
et il serait vain d’essayer d’évaluer comment se comportent les
limons là où celle Crau descend dans la mer en talus.
Cependant, comme les chiffres de distances indiqués par les
auteurs anciens semblent bien indiquer qu’Arles était alors
moins éloignée de l’embouchure du grand Rhône qu’aujourd’hui, et comme d’ailleurs les conclusions auxquelles j ’aboutis
en fin de compte pour la Fosse Malienne subsisteraient quand
même on admettrait que le delta n’a pas changé depuis lors, je
(li .1.Colin, A n n ib a l en G au le (18U4), p. 37 et suiv. 11 est vrai que sur lit
eôte tl'Egyplc existeun courantlittoralprofondetrapide.
�MA Kl US EN PHOVEXCK
17
me décide à indiquer, à Litre d’hypollièse évidemment indémon
table, quel est le (racé de la côte et du cours du fleuve qui
me paraît résulter des données des auteurs anciens et des
calculs faits par les savants modernes.
Il faudrait, tout d’abord, être lixé sur le nombre et la direc
tion des bras du Rhône à celle époque. Or Timée, au troisième
siècle avant notre ère, donne au Rhône cinq bras ; Polybe, au
second siècle, deux seulement ; Artémidore, au premier siècle,
cinq ; Slrabon, au premier siècle de notre ère, six ; Pline, à la
lin du même siècle, trois ; Plolémée, au début du second siècle,
deux ; Feslus Avienus,
à la lin du quatrième, cinq ; enfin la
table de Peulinger, trois.
Ces divergences proviennent-elles d’erreurs ?ou de la manière
de compter les embouchures, suivant que l’on comptait ou non
comme telles les simples graus ? ou enfin y a-t-il eu réellement
des changements dans le régime de ces embouchures? II est
probable, sans que cela exclue les autres hypothèses, qu’il y a
eu en effet des changements ; c’est ce que montre l’histoire du
fleuve dans les temps modernes.
Voici en effet ce qui s’est passé, pour le grand Rhône, et
depuis le mo5'cn âge seulement (1). Le fleuve débouchait jus
qu’en 1583 au grau de Passon, près de Saint-Louis, et cela,
semble-t-il, d’après
un article des statuts de la république
d’Arles, depuis le treizième siècle. Le 24 août 1583, à la suite
d’une inondation, le fleuve se reporta plus à l’Ouest, par ce
qu’on appelle le liras de Fer on du Japon, où il se terminait par
plusieurs graus. En 1711, il se jeta dans un petit canal de dessè
chement, qu’il effondra : c’est le lit actuel. Vers 1725, le Bras de
Fer est complètement comblé. Enfin les graus de l’ouverture ont
varié ; ceux du Sud, Eugène, Roustan,. Piémançon, sont fermés
aujourd’hui.
Ces quelques détails suffisent pour montrer qu’il serait abso
lument chimérique de vouloir rechercher l’état du cours infé-
(1) E. Desjarilins, A p erçu
h is lo r iq iu u ..
�18
MICHEL CLERC
rieur du Rhône et le nombre de ses embouchures il y a deux
mille ans.
Peut-on arriver à des résultats plus satisfaisants pour l’état
de l’intérieur, de la région d’Arles ?
Un fait paraît certain : c’est que le niveau de la campagne
d’Arles était alors presque partout inférieur à celui des eaux
moyennes du Rhône. Les digues, qui aujourd’hui vont de Beaucaire et de la Montagnetle à la mer, n’existaient pas; les eaux du
Rhône se répandaient ainsi librement (1), des Alpines à la mer,
arrêtées seulement à l’Est par la Crau, plus élevée. Les étangs
actuels, du Grand Clar ou de Peluque, de Meyranne, des Cha
noines, ne sont que le reste d’anciens étangs plus vastes et plus
profonds. Comme l’ont bien montré les ingénieurs Aurès et
Lenthéric, tout ce pays a passé par une période vraiment mari
time, où il était recouvert par une série, non de marais ou
d’étangs marécageux comme aujourd’hui, mais de véritables
étangs communiquant plus ou moins librement et d’une façon
plus ou moins constante avec la mer par l’étang du Galéjon. A
cette façon de voir, déjà émise autrefois, Papon objectait qu’il
était impossible que la grande ville qu’était alors Arles eût ainsi
vécu au milieu des marais. Mais c’est que ces étangs, je viens de
le dire, n’étaient pas des marais : ils le sont devenus à cause des
apports continuels du Rhône, qui les ont peu à peu comblés, et
en ont ainsi élevé le sol. C’est alors qu’a commencé la période
paludéenne, qui sera sans doute suivie à son tour d’une période
agricole, lorsque tous les marais auront été complètement assé
chés, comme le sont déjà ceux des Baux.
Mais, de ce qu’il faut se représenter les étangs arlésiens diffé
rents autrefois de ce qu’ils sont aujourd’hui, s’ ensuit-il que l’on
puisse en délimiter le pourtour au temps de Marius ? Non, et
voici les seuls faits positifs que nous connaissions. Des actes de
940 appellent îles le village
de
Caslelet eL la montagne de
Cordes ; du Caslelet à l’étang de Peluque, s’étend l’eau, slagnum.
En 1409 encore, on allait d’Arles à Montmajour en bateau, et on
(1; Dante dit, en parlant d’Arles, # o v e ’l
Iioda.no sta g n a
» (E n fe r , ix, 112).
�MARIUS EN PROVENCE
19
a pu le l'aire jusqu’au commencement du dix-septième siècle.
A partir de ce moment, la disparition des étangs a marché beau
coup plus rapidement, parce que ce n’est plus seulement les
causes naturelles qui ont agi: en 16-12, Van Ens entreprit le des
sèchement des marais d’Arles, et en dessécha 2.860 hectares. Il
ne faisait d’ailleurs que reprendre en grand un travail commencé
depuis des siècles, puisque dès le temps du roi René on travaillait
à cet assèchement.
Si l ’on ajoute à celle superficie d’étangs desséchés ceux qui
existent encore, on arrive à reconstituer un vaste ensemble,
analogue à l’étang de Berre, entre les Alpines, la Grau et le
Rhône.
Par où s’alimentaient ces étangs? A cela Aurès répond : non
par le Rhône, mais par la Durance; à savoir par une dérivation
de cette rivière qui passait entre Rognonas el Châteaurenard,
devant Saint Gabriel, et se jetait dans les étangs. Celle Duransole
aurait duré jusqu’au douzième siècle. Ce système a été adopté
par E. Desjardins, qui pense même que c’était là le cours prin
cipal de la Durance. Tout ce bras aurait coulé des lacs d’Arles à
la mer par le Galéjon, formant ainsi un cours d’eau parallèle au
Rhône, et la Montagnette aurait été une île.
On a oublié sans doute que la carte de Peutinger met déjà le
confluent de la Durance là où nous le voyons actuellement ! A
cela Desjardins répond que l’on ne peut tirer aucune induction
du dessin des fleuves dans ce document, dessin par trop conven
tionnel. Je le concède pour le dessin en effet, j ’entends le détail
du cours des fleuves; mais il en est tout autrement pour les
embouchures : la carte mettant l’embouchure de la Durance
entre Avignon et Ernaginum, c’est qu’assurément elle ne se jetait
pas dans la mer par le Galéjon. Cet état de choses a sans doute
existé, mais aux temps géologiques, c’est-à-dire à une époque
presque aussi éloignée de Marius que de nous-mêmes (1).
(1)L’ingénieurGautier-Descottes a faitremarquer que la région d’Arles est
séparée de laDurance par toute la cran d’Eyguières, ce qui semble exclure
toute possibilité d’une dérivation de la Durance dans les étangs arlésiens.
(Le Musée, org a n e de la S ociélé A rch é o lo g iq u e d’A rle s , 1877, p.123;l'article
estun compte-rendu du premier volume de la Géographie de Desjardins).
�20
MICHEL CLERC
Il faut, d’une manière générale, se garder de déplacer sur la
carie le cours d’un fleuve sans raisons positives. Or, si nous
avons des textes pour le Rhône, toutes les théories échafaudées
sur la Duransole reposent uniquement sur des documents
empruntés à la seule Statistique des Bouches-du-Rhône, laquelle
énumère une série de faits prétendus sans en donner la preuve,
n’alléguant que des textes vagues et qui n’ont pas la portée
qu’elle lui attribue.
Il faut faire cependant exception pour un document d’authen
ticité incontestable, l’inscription de l ’église de Saint-Gabriel,
l’épitaphe de M. Fronton Eupor, d’Aix, qualifié de batelier sur
mer, ncwicularius marinas, à Arles, et patron des bateliers de la
Durance, nauiarum Dnienticorum, et des utriculaires d’Ernaginum, utriclarium corporalorum Ernaginensium (1). Si invrai
semblable que cela nous paraisse, il faut bien admettre que la
Durance, la basse Durance naturellement, était navigable (ou
llollable) au second siècle de notre ère (c ’est la date que les
caractères permettent d’assignerà l’inscription de Saint-Gabriel).
Mais cela ne prouve point, comme on l’a voulu, qu’Ernaginum
fût alors situé sur un cours d’eau, celui qui aurait alimenté les
étangs, les utriculaires n’étant point, comme on l’a cru, des
bateliers, mais de simples fabricants d’outres destinées surtout
au transport de l ’huile et du vin (2).
Reste enfin une dernière question topographique à examiner,
cl celle-là est pour nous la plus importante : c'est l’état de la
côte au premier siècle avant notre ère.
Le point capital à élucider, c’est le prolongement de la région
des embouchures. D’après les calculs de l’ingénieur Surrell, le
Rhône apporte à la mer 21 millions de mètres cubes de limons,
dont 17 passent par le bras principal.
Depuis l’année
102
jusqu’en 187(5, où Desjardins faisait ce calcul, cela donne un
total de il milliards 1517 millions de mètres cubes. Comme il
(1)CIL, XII,982 ;cf. 721.
(2)Voir sur cette question, sidébattue, la bibliographie à peu près com
plète dans leI liilh 'lin ép ig ra p h iq u e , III, 1883. p. 232 (Ç a n ta re lli ).
�Jo
makius
i:.\ l’HOVKxe.r:
21
'
n’y a point de courant littoral qui puisse disperser ces apports,
ils restent donc là où le fleuve les dépose. Mais on ne peut
arriver, par ce calcul, à estimer l’avancement de la côte, parce
que, à mesure qu’elle avance dans la mer, elle trouve une mer
plus profonde ; la couche d’alluvion ne peut se répandre hori
zontalement ; elle forme un talus, dont la surface horizontale
croît d’autant moins rapidement que la profondeur augmente,
Il est certain qu’à une époque géologique relativement récente,
l ’embouchure du Rhône était à Arles, ou plutôt à Fourques, et
que la Camargue tout entière est formée d’alluvions.
Voici maintenant quelques faits précis qui témoignent de
l ’avancement de la côte. La tour Saint-Louis a été bâtie en 1737,
sur le rivage : or elle est aujourd’hui à sept kilomètres de la mer
(grau de Pégoulier), ce qui donne une moyenne de 57 mètres
par an pour l’avancement de la terre sur la mer. A ce compte,
en 2000 ans, les alluvions du Rhône auraient allongé la terre
ferme de 114 kilomètres, ce qui reporterait bien au-dessus
d’Arles, à Pont-Saint-Esprit ! Cela suffit pour prouver (pie le
calcul est faux. El, en effet, pour ne signaler qu’un fait, les
eaux du grand Rhône sont concentrées depuis 1711 dans un bras
unique, ce qui fait que tout se dépose sur un seul point, tandis
qu’auparavant les alluvions se dispersaient de divers côtés. Et
d’autres phénomènes naturels interviennent : là où le Rhône
n’arrive pas, le rivage dans celle région tend plutôt à reculer
devant la mer : c’est ainsi que le phare de Faraman, construit
en 1836 à 700 mètres de la mer, y touche aujourd’hui. El il
semble bien qu’il en soit de même à Fos.
D'une façon générale, les terrains où passent les bras du
Rhône ont gagné, les terrains qui sont à l’est et à l'ouest de
ceux-là sont restés immobiles, ou ont plutôt perdu. A Fos, les
vestiges romains sont nombreux, et il n’est pas impossible que
l ’eau en recouvre d’autres plus importants. A l’Ouest, aux
Saintes-Maries, la célèbre inscription desJunons Augusteset une
autre encore (1) (cl de très nombreux tessons de poterie) ténioi-
(1)CIL. XII, 028 ;4101 ;cl. C.Jullian. J o u rn a l
des Savants,
ISSU,p.603.
�22
MICHEL CLERC
gnent que ce territoire existait à l’époque romaine, et qu'il n’a dû
subir depuis lors que des changements insignifiants. Il est vrai
que le petit Rhône est beaucoup moins actif que le grand.
Entre ces deux points fixes, Fos et les Saintes-Maries, quel
tracé devons-nous adopter pour la côte ?
Où coulait le Rhône oriental ? où débouchait-il ? D’après
l’Itinéraire Maritime, il y avait, de Marseille à Incarus (Carry),
12 milles (18 k il.); d’Incarus à Dilis positio(capCoH/'o/me), 8 (12);
de Dilis à Fossis Marianis, 20 (30). Ce dernier chiffre ne peut
s’entendre qu’à condition de faire le tour de l’étang de Caronte
et d’en mesurer les deux rives. Et, en effet, cet étang ne devait
pas être alors séparé de la mer, mais devait former un golfe.
On aboutit ainsi à la Pointe Saint-Gervais, au pied môme de la
colline de Fos. Enfin, de Fossis Marianis ad graduin Massilitanorum (le yrau des Marseillais), qui était, je le rappelle, le
bras le plus oriental et le plus important du lleuve, il y avait
1(5 milles, ou 24 kilomètres.
Or, en allant tout droit de Fos à l’Ouest, on arrive au lieu dit
La Pèbre. Mais comment savoir quel était le dessin de la côte
qu’on longeait? Elle pouvait offrir des saillants et des rentrants;
il faut supposer qu’elle ne formait pas une ligne droite, et
raccourcir par conséquent la distance réelle, la distance à vol
d’oiseau, entre les deux points. Mais enfin, de la Pèbre au Rhône
actuel, il y a 7 kilomètres ; il n’est pas probable que les sinuo
sités en aient absorbé autant, 7 sur 24. Il faut donc conclure que
le Rhône coulait alors plus à l’Ouest qu’à présent, de trois à
quatre kilomètres plus à l’Ouest.
Pour l’embouchure, nous la trouverons si nous
pouvons
couper cette première ligne par une autre allant du Nord au Sud.
Or, nous avons, pour celte seconde ligne, deux indications
également précises, mais en complet désaccord! L ’ une nous est
donnée par l’Itinéraire Maritime : A gradu per fluvium Rhodanuni
Arelatam, m .p . XXX, ce qui fait 44 kilomèlres. L ’autre provient
d'un historien des plus consciencieux, Am mien Marcellin (qua
trième siècle), qui s’exprime en ces termes : «L e Rhône écumeux
�23
MARIUS EN PROVENCE
s’unit à la mer de Gaule par une large baie, distante d’Arles de
dix-huit milles environ », ce qui ne fait que 25 kilomètres (1).
On voit que la différence est considérable; et, cliose remar
quable et qui donne beaucoup à penser, le chiffre de l’Itinéraire
nous amène, à très peu de chose près, à l’embouchure actuelle.
E. Desjardins, gêné par ce texte, se contente de dire qu’il n’ y a
pas à en tenir compte, parce que c’est une erreur évidente, et qu’il
est impossible que l’embouchure fût alors là où elle est actuel
lement (2). Certainement, les manuscrits peuvent contenir une
erreur sur ce point; mais comme on ne peut le démontrer, on
n’a pas le droit de l’affirmer a priori: on pourrait,en effet, aussi
bien le faire pour le texte d’Ammien Marcellin.
On pourrait songer à concilier ces deux textes en admettant
que, si l ’Itinéraire compte la distance sur le fleuve même, per
fliwium, en y comprenant les détours, Ammien parle d’une
route de terre, comme l’indique bien l’expression octavo decimo...
lapide. Mais quelle serait cette route? Il y a eu probablement
une voie romaine allant d’Arles à Fos;
mais, outre qu’elle
comptait au moins 24 milles, ce n’est pas de l’embouchure du
canal que parle Appien, mais bien de celle du fleuve. En admet
tant qu’il y ait eu, le long du fleuve, mais n’en suivant pas
toutes les sinuosités, et jusqu’à son embouchure, un chemin
plus ou moins charretier, il est impossible qu’il y ait eu 12 milles
de différence entre cette voie terrestre et la voie fluviale.
On ne voit donc pas de solution possible à cette difficulté;
il faut adopter l’un des deux
textes et rejeter l’autre, sans
pouvoir donner plus de raisons valables pour un parti que
pour l’autre. Sauf peut-être celle-ci : puisque, d’après l’Itinéraire
lui-même, il y avait une différence dans le cours du fleuve alors
et aujourd’hui dans la direction Est-Ouest, il pouvait bien y en
avoir aussi une dans celle du Sud au Nord.
Si donc l’on admet le texte d’Ammien, et que l’on mesure ces
(1) G éog ra p h ie de la G aule ro m a in e , I,p.214.
(2)XV, 11,18 : Spumeus Rliodanus Gallico mari incorporaturp e r p a h ilu m
s in u m , quem votant Ad gradus, ab Arelate oclavo decimo ferme lapide
disparatum.
�MICHEL CLERC
25 kilomètres en parlant d’Arles sur le cours actuel du fleuve,
on aboutit au Grand-Passon. Or, mettre là l’embouchure serait
inconciliable avec la première donnée de l’Itinéraire (16 milles
de l'embouchure à Fos); cela irait à peu près comme latitude,
mais non comme longitude : c’est beaucoup trop près de Fos. II
faut donc prendre la moyenne avec la donnée précédente, et
reporter l'embouchure entre le Grand-Passon et la Pèbre, soit
vers le mas des Chariots.
Et il laid en somme se représenter le cours du Rhône, à partir
d’Arles, à peu près ainsi. D’Arles, le fleuve suivait son lit actuel
jusqu’à Beaujeu; de là, il se dirigeait sur la tour duValat, et
cet ancien cours est marqué par les marais de Grenouille!, de
Saint-Seren et de Redon.
Aujourd’hui, l'embouchure du Rhône se trouve à 9 kilomètres
plus loin, si l’on compte directement du Sud au Nord, et à
22 kilomètres, si l’on prend l’embouchure principale actuelle,
celle du Sud-Est.
Enfin nous voyons qu’au temps d’Ammien l’estuaire n’était
pas encore comblé, puisqu’il désigne l’embouchure par le mot
de sinus, golfe. La côte devait décrire, non, comme aujourd’hui,
une courbe convexe, mais une courbe légèrement concave, entre
Fos et les Sainles-Maries ; et le Galéjon comme le Valcarès
devaient être plus largement ouverts sur la mer qu’aujourd’hui.
Tels sont les seuls résultats à peu près positifs auxquels on
puisse aboutir : rétablir la région des étangs arlésiens ; suppri
mer la saillie centrale du delta, gagnée par le Rhône depuis
Am m ien; admettre même que la côte, au temps de Marins,
c'est-à-dire 400 ans plus tôt, devait s’avancer encore un peu
moins au Sud qu’au temps d’Ammien. En estimant, comme je
l’ai fait, qu’elle ait gagné 9 kilomètres du Nord au Sud en
1700 ans, cela ferait 2 kilomètres en 400 ans, de Marins à
Am m ien; il faudrait alors l’arrêter à la hauteur du milieu de
file des Pilotes. Si l’on prend la moyenne dans l’espace compris
entre le Meuve actuel à l’Est, le Bras de Fer au Sud, et la Pèbre
�MAIUl'S EX PROVENCE
2Ô
il l’Ouest, on pourra placer l’ancienne embouchure vers le mas
des Marquises (1).
Mais, et j ’insiste là-dessus, il faut laisser intacte la cote et à
l'est et à l’ouest de celle région, côte qui a plutôt reculé devant
la mer. La mer en somme tend là à empiéter sur le rivage, cl y
réussit là où le fleuve ne vient pas compenser, et au delà, les
érosions.
Il est absolument certain en effet qu’il y a des vestiges de
l’époque romaine et àFos (nous y reviendrons), et aux SainlesMaries, et sur le Valcarès (2).
Le territoire sur lequel il faut chercher le tracé du canal de
Marins est ainsi délimité plus strictement : c’est un triangle
compris entre Fos, le mas des Marquises, et l’étang de Meyranne. Et la bouche orientale du Rhône était alors plus éloignée
de Fos qu’aujourd’hui.
C’est dire qu’il nous est impossible de retrouver l’emplace
ment précis de la prise d’eau du canal dans le Rhône, puisque
nous ne savons pas exactement où coulait le fleuve. Une des
solutions du problème ne pourra donc être qu’approximative ;
par contre, l’autre peut et doit être positive, puisque la côte à
l ’est du fleuve n’a pas changé.
(1) D’après M. Lenthérie (Le Rhône, II, p. -1(>(>),lerivage seseraitavancé
plus au Sud, jusqu’à Chamonc. Je me garderais bien, dans une question
aussi problématique, de discuter cette différence de deux kilomètres ou
deux kilomètres et demi, point sur lequel M. Lenthérie peut très bien avoir
raison en fait,d’autant plus qu'il ajoute que peut-être était-ecun îlotavancé
dans la région des embouchures, s'il n’apportait comme preuve, et comme
unique preuve de cette assertion, un document qui n’a aucunement lesens
nilaportéequ’illuiattribue.C’estun fragmentd’inscriptionromaine,trouvée,
non comme l’écrit M. Lenthérie, dans les marais de laCamargue, mais en
pleine ville de Nîmes (CIL, XII, 3313et a dd.). Ily estquestion de la rivedu
Rhône, et d’un port, probablement fluvial, dont le nom commençait par C’
seule lettreconservée. C’estvraiment trop peu pour en déduire qu’elle men
tionne « à la fois le rivagedu Rhône, leterritoirede Chamonc etle port qui
s’y trouvaitetqui devait êtreàla foisun port en mer etun portde rivière».
(2) Flonest, Sépultures antiques de ta Camargue ( Mémoires de l’Académie
du Gard, 1879-1880'.
�MICHEL CLERC
26
4. — L es H y p o t h è s e s .
Les données précises que nous avons essayé d’établir dans les
pages précédentes manquaient aux premiers érudits qui se sont
occupés de la question, lesquels ne connaissaient pas les lieux,
et insuffisamment les textes.
Au xvic siècle, les traducteurs et commentateurs des auteurs
anciens, Mercator, Nostradamus, etc., croient que la Fosse
Malienne est « le canal du Rhône qui passe par le Languedoc »,
c’est-à-dire, je pense, le canal d’Aigues-Mortes. Pour d’autres,
c’est le bras oriental actuel du Rhône, que Marius aurait élargi ;
pour d’autres enfin, c’est au contraire le bras occidental, ou
Petit-Rhône, aboutissant aux Saintes-Maries.
Nicolas Sanson suppose que la Fosse Malienne était un canal
allant du Rhône à Martigues, à travers la Grau.
Bouche a un système très compliqué. Marius aurait fait deux
travaux distincts, d’où le pluriel fossæ. Il aurait d’une part
ouvert ou creusé le canal de Caron te pour faciliter l’accès de
l’étang de Berre. D’autre part, il aurait creusé un canal commen
çant près de la tour de Bouc, touchant à Fos, et traversant la
Grau pour rejoindre le Rhône, en passant par le Galéjon.
Pour Papon, le canal de Marius allait du Rhône oriental au
Galéjon.
La Statistique le fait partir du Rhône à un mille au-dessus de
son embouchure et aboutir à l’étang de l’Estomac, à peu près
sur la ligne du canal d’Arles à Bouc. Je rappelle qu’elle place le
camp de Marius à Fos.
Pour Saurel enfin, le canal suivait la direction du Galéjon et
de l’étang de Ligagnau, et gagnait le Rhône en ligne droite. Le
débouché en était au Galéjon ; Marius avait trois camps, à Fos,
et entre les étangs de l’Est; une chaussée faisait communiquer
ces camps avec le canal, qu’il avait creusé, n’en ayant pas besoin
pour lui-même, « non seulement à l’instigation des Marseillais,
mais encore avec leur aide, puisqu'ils étaient les seuls intéressés à
son exécution » !
�MARIUS EN PROVENCE
27
J’estime inutile de discuter aucun de ces systèmes, qui n'ont
plus pour nous qu’un simple intérêt de curiosité, et que je n’ai
rappelés qu’à ce titre, et pour être complet. L ’étude sérieuse de
la question n’a commencé véritablement qu’avec les ouvrages de
Desjardins, Gilles, et des ingénieurs Bernard et Aurès (1), dont
je vais maintenant exposer et discuter les. systèmes, avant
d’arriver à une conclusion définitive.
D e s j a r d in s ( Aperça historique sur les embouchures du Rhône,
1866). — Le camp de Marius est au-dessous d’Arles, à Champtercier; le canal part de la branche principale du Rhône (dont
l’embouchure est alors à la hauteur du mas des Marquises) à
14 kilomètres au-dessous d’Arles; ce canal a formé un bras du
Rhône jusqu’aux temps modernes; il est encore représenté par
une série d’étangs ou marais, ceux de Capeau, de Trincanière, de
Redon, de Ligagnau. du Galéjon. De là, il passe par un chenal
bordé de digues qui subsistent encore en partie et qu’on appelle
les Codoulières, jusqu’au sud de Fos, où il a son débouché, et,
plus lard, un port. C’est là le canal primitif, celui de Marius.
Plus tard, au temps de Strabon, on lui ouvrit une seconde issue
par le Galéjon, d’où le pluriel Fossæ; c’est là qu’étaient les deux
tours, qui sont le Moulin de la Roque et Castellaz.
Dans les Nouvelles observations sur les Fosses Mariennes,
publiées en 1870, postérieurement au livre de Gilles, Desjardins
maintient son système, mais il place le camp de Marius à Arles
même.
G il l e s (Les Fosses Mariennes, 1869. — Campagne de Marius en
Gaule, 1870). — Voici le sommaire du système, d’après l’auteur
lui-même : « Les Fosses
Mariennes étaient la tranchée que
(1) La question a ététraitéeaussi, à plusieurs reprises, par M. l’ingénieur
en chef Ch. Lenthéric, mais brièvement et à peu près exclusivement d’après
lestravaux de Bernard etd’Aurès ;jeme borne à renvoyer au dernieren date
de sesouvrages :Le R h ôn e , h isto ire d 'u n penne, t.n, 1892.On regrettequedans
ces ouvrages, même dans ledernier, si remarquable àtant d’égards, l’auteur
ait fait tant decas, pourlapériodeantique, des prétendues traditions locales,
etaitacceptésanscontrôlelesdiresdelaStatistiqueou autresdu même genre,
�2,S
MICHUr, CI.KIIO
Marins /il ouvrir an sommeI de la plaine d'Arles, pour dériver
dans son thalweg la plus grande partie des eaux de la Durance.
La fosse, qu'il remplit ainsi de ses eaux, débouchait à la mer par
l ’étang du Galéjon : mais le port d’arrivée était à Ernaginum, dans
l'intérieur des terres, à 60 kilomètres de Fos, là même où Marins
avait établi son dernier campement. C'était donc une véritable
fosse marine, en ce sens que les navires g pénétraient par la mer. »
Voici ies arguments allégués par l’auteur en faveur de cette
théorie au premier abord surprenante. Il est impossible de
mettre la prise du canal au Rhône; en effet, Plutarque dit que le
transport des vivres par mer était long; c’est donc que l’embou
chure du Rhône était alors à son extrême limite, au grau
d'Orgon (1 ). Il en résulte que la distance du fleuve à la mer était
telle que le canal, faute de pente suffisante, aurait dû avoir, pour
tirer, comme dit Plutarque, la plus grande partie du fleuve, une
largeur et une profondeur excessives. Aussi, Plutarque s’esl-il
trompé, et a-t-il pris la Durance pour le Rhône.
Les barbares viennent de l’Ouest, de Nîmes à Beaucaire, pour
passerai! nord des Alpines. Marins a son camp dans les Alpines
cl son port à Ernaginum. Il ne commence à creuser le canal que
lorsqu’il apprend l ’approche de l’ennemi; ce ne peut donc avoir
été un ouvrage important.
La Fossa se divisait en deux parties : l'une, d’Ernaginum à
la Durance : c’est la Duransole, que Marins a élargie ou appro
fondie; l’autre, d’Ernaginum à la mer, n’était qu’un vaste étang
où il jeta les eaux venant d’Ernaginum; c’est alors toute la plaine
qui forma une immense fosse dont les eaux débouchaient dans
la mer par un grau situé entre Fos et le Rhône. Les tours se
dressaient des deux côtés du Galéjon. A cela, Gilles ajoute de
longs développements tout il fait inutiles et des preuves qui n’en
sont pas, notamment les passages de la Statistique auxquels j ’ai
déjà fait allusion, et où il est question de la navigation des
étangs.
Ce système étrange a eu du moins deux mérites : il a montré
que le camp de Marius ne pouvait avoir été dans la Camargue,
�MARIUS EN PROVENCE
29
et il a obligé à renoncer aux prétendues digues des Coudoulières (je reviendrai sur ce point).
Mais, pour loul le resle, il est absolument inconciliable avec
les textes anciens. Ce n ’est pas seulement Plutarque qui se serait
trompé en mentionnant le Rhône au lieu de la Durance : ce
seraient Strabon, Mêla, Pline, tous antérieurs à Plutarque. La
raison qui fait mettre à Gilles l'embouchure du Rhône au grau
d’Orgon est véritablement enfantine, et tous les itinéraires
anciens nous prouvent le contraire. D’autre part, c’est dès son
arrivée que Marins a fait travailler au canal, puisque c’est par là
qu’il comptait ravitailler son armée, et qu’il n’aurait jamais pu
exécuter cet ouvrage pendant les quelques semaines qu'a duré la
campagne proprement dite. Enfin, la plaine inondée dont parle
Gilles n’aurait pas constitué un canal. En admettant, ce que je
ne puis faire pour ma part, que toute la plaine de Saint-Gabriel
à Fos ait été à l’état de marais ou d’étang, comment aurait-on
navigué dans celte immense étendue d’eau, où les fonds n’au
raient évidemment
pas
été
partout les mêmes? Comment
aurait-on pu, là-dedans, tracer et reconnaître un chenal? Jamais
les Romains n’auraient appelé fossa un travail de ce genre; ils
appliquaient bien ce mot, nous l ’avons vu, à toute espèce de
canaux, mais à des canaux seulement.
Les travaux les plus considérables sur la question sont dus à
des ingénieurs des Ponts et Chaussées, qui connaissaient admira
blement la région, et appuyaient leurs théories de faits scientifi
quement établis.
C’est d’abord E. B e r n a r d (Note sur le canal de Marins, 1871).
Il a repris un système indiqué déjà d’ailleurs par d’Anville, à
savoir que le canal de Marins est reconnaissable dans un ancien
bras du Rhône, le Bras Mort.
Il débouchait en mer, non pas à Fos, puisque Strabon dit que
l’entrée en est difficile à cause du peu d’élévation de la côte : or
Fos est sur une colline. Bernard met donc l’embouchure au
Galéjon. Il reconnaît bien que l’Itinéraire terrestre d’Anlonin et
la Table de Peutinger placent à Fos la ville de Fossæ Marianæ ;
�MICHEL CLERC
30
mais d’autre part, il veut que l’Itinéraire maritime, qui place l'ou
verture du canal à 40 milles de Marseille, le mette au Galéjon. Il
arrive à ce résultat en refusant de compter, comme je l’ai fait,
les deux côtés de l’étang de Caronle, et il en donne pour raison
que l ’on aurait rencontré à Bouc le cordon littoral, qui aurait
empêché la navigation.
Il reconnaît que la vignette de Fos dans la Table de Peulinger
ressemble beaucoup à celle d’Oslie ; cependant, dit-il, on n’y
voit pas les jetées s’avançant dans la mer qui figurent dans la
vue d’Oslie ; Fos,la ville des Fosses, n’aurait donc pas forcément
été située près du débouché du canal, lequel était au Galéjon, à
six kilomètres de Fos.
La Fosse Malienne d'ailleurs était bien un canal artificiel,
communiquant librement avec le fleuve ; il a donc dû subir la
même loi que toutes les branches du Rhône. Or les anciens bras
du Rhône sont atterris dans la partie supérieure de leur cours;
dans la partie inférieure, ils ont des berges encore reconnais
sables ; ils sont bordés à droite et à gauche par des terrains plus
élevés, formés de limon et de sables, et cultivables ; enfin le fond
du lit est un marais. A l’endroit où un bras débouchait dans la
mer, il y a des atterrissements qui présentent tous les caractères
d’un estuaire : à savoir, des étangs, qui ne sont que le reste
d’anciens graus, et des terrains bas, constitués par du sable
couvert d’une mince couche de limon fin, qui sont les restes des
anciens theys de l’embouchure.
Le Bras Mort présente bien tous ces caractères. Il s’embranche
sur l’ancien bras de l’Escale au Pas de BouChet, et-aboulil près
de la Roque du Galéjon. Près du Pas de Bouchet, il est atterri;
c’est une simple roubine, qui sert aux mas voisins ; puis il
s’élargit à mesure qu’on s’éloigne, et les bords en sont nettement
dessinés par des talus. Les terrains qu’il traverse sont légèrement
en relief; enfin le plafond forme un marais continu. Il débouche
par deux ouvertures : l’une dans le Galéjon, l’autre plus au Sud,
par la loue de Goulevieille, où sont des atterrissements analogues
aux theys.
Le bras de l’Escale aurait existé déjà au temps de Marius, et
�MARIUS EN PROVENCE
31
aurait même été un bras important. C’est celui qui forme un
coude en face du Pas de Bouchet, puis oblique à gauche, en
allant à l’Ouest. Quant à l’estuaire, il devait être alors vers le
Mas des Chariots. Bernard admet en effet que les 16 milles que
l’on comptait de Fos au Grau des Marseillais partaient du
Galéjon; et le point qui se trouve à 16 milles du Galéjon et à
18 milles d’Arles tombe
dans l ’étang de Fangassier.
Pour
l ’auteur, l ’Escale, prolongée, se rattacherait au Bras du Japon,
qui se dirige précisément sur l’étang de Fangassier. Mais cela ne
serait vrai que pour l’époque de l’Itinéraire et d’Ammien
Marcellin. Au temps de Marius, le cours du llhùne aurait été le
même, mais le grau aurait été plus rapproché d’Arles, vers le
Mas des Chariots.
Cela donné, la prise au Rhône du canal de Marius était au
Pas de Bouchet : c’était l’emplacement le plus favorable pour
échapper aux atterrissements qui envahissent les bras à leur
origine. Au sommet de l’anse concave que dessine le Bras Mort
a dû se trouver une ile (c ’est la règle en pareil cas), et en effet,
elle est encore reconnaissable. Le Rhône était donc divisé là en
deux bras, et le canal n’a été que le prolongement de l’un des
deux. S’il avait été creusé ailleurs, ou bien l’entrée en aurait été
promptement comblée, ou bien le canal serait vile devenu le
bras unique du fleuve, au détriment de l’autre bras, comme
cela est arrivé pour le Tibre et l’Yssel.
Ce caual allait ainsi du Pas de Bouchet au Galéjon. Il n’y eut
d’abord qu’une seule Fossa ; on en creusa plus lard une seconde,
quand l’embouchure de la première fut obstruée, d’où le nom
pluriel de Fossæ. L ’une des deux passait au nord, l’autre au sud
de la Codoulière nord.
Bernard admet, enfin, que le camp de Marius était à SaintGabriel, et que le canal servait, non pas à amener les bateaux
devant le camp même, mais simplement à leur permettre
d’entrer dans le Rhône.
Celte étude, que j ’ai tenu à exposer en détail, est une œuvre
des plus sérieuses, appuyée sur une connaissance parfaite des
�32
M1CHKL CLERC
lieux. Il y a, nous le verrons, beaucoup à en garder. Mais il
m’est impossible d ’y adhérer entièrement. Je ne comprends pas
que l ’on puisse, dans un pareil sujet, faire abstraction de Fos :
Fos ne peut être (comme le veut Bernard) Marilima Avaiicorum,
et ne peut être que Fossæ Marianæ. Non seulement l’étymologie
est évidente, et d’une authenticité incontestable, mais la vignette
de la Table de Peutinger est non moins significative; et enfin
c’est là, et là seulement, qu’il y a en abondance des vestiges de
l’époque romaine. Comment veut-on que le port du canal ait
été situé ailleurs qu’à l’embouchure de ce canal ? Enfin l’expli
cation du pluriel Fossæ n’a pas davantage de valeur, et n’est
qu’une simple hypothèse, indiquée sans doute faute de mieux.
Mais le grand mérite de Bernard a été de montrer que le canal
de Marins était bien un canal s’embranchant au Rhône, et un
canal destiné uniquement à éviter les embouchures du Jleuve ;
il a de même parfaitement indiqué les conditions exigées pour
la réussite de l’œuvre. Il faut seulement faire encore des réserves
pour le tracé qu’il propose, parce qu’il s’est trompé en ce qui
concerne le Bras du Japon, qu’il a cru ancien, et qid n’a été
créé qu’entre 1583 et 1587.
A urès,Nouvelles recherches sur le tracé des Fosses Mariennes, 1873.
L ’ouvrage commence par une étude topographique et hydro
graphique sur la région qui s'étend de la mer à la Durance, sur
la rive gauche du Rhône. L ’auteur admet que les Teutons vien
nent d’Espagne, par Nîmes et Beaueaire, el que Marins est
campé à Ernaginum. Le canal débouche dans le golfe de Fos, au
grau de Galéjon, où se voit la bouche profonde dont parle
Plutarque.
De là, les vaisseaux vont, sans transbordement, jusqu’au
camp même, non pas par le Rhône, mais par les étangs el la
Duransole. Le pluriel Fossæ vient de ce qu’on a approfondi el
élargi la Duransole, d’Ernaginum aux étangs ; on a de même
élargi et approfondi les canaux naturels entre les étangs. Mais
ce n’est pas tout, et il a fallu faire un troisième ouvrage, à savoir
un canal du Rhône aux étangs. Pourquoi ? parce que les varia-
�M.VKIUS EN PROVENCE
33
lions de niveau des étangs et du Rhône faisaient que tantôt c’est
le fleuve qui se déversait dans les étangs, et tantôt les étangs
dans le fleuve. Le niveau des étangs s’élève en hiver, les torrents
des Alpines leur apportant de l ’eau ; il s’abaisse en été. Le Rhône,
au contraire, monte en été, lors de la fonte des neiges alpines,
et baisse pendant l’hiver. Or, un courrier apporta à Marins la
nouvelle de son cinquième consulat sur le champ de bataille
d’Aix : les élections consulaires ayant lieu six mois avant
l’entrée en charge des élus, et celle-ci étant lixée au premier
janvier, les élections ont eu lieu le premier juillet. Les deux
camps ont dû être levés vers la fin de juin, la campagne n'ayant
duré que quelques jours. Donc, l’ouverture du canal entre le
Rhône el les étangs a été faite en été : on a introduit l’eau du
fleuve dans les étangs et ainsi élevé leur niveau, de façon à les
rendre dans toutes leurs parties accessibles aux grands navires.
De là, Aurès conclut à l’existence à Arles de deux ports, un
sur le Rhône, l’autre sur les étangs, et il invoque à l’appui de
celle opinion le vers d’Ausone :
Ponde, duplex Arekde, tuos, blaiulci hospilo, purins.
Plus tard, les Marseillais ont élargi le canal entre les étangs
et le Rhône, partie qu’avait déjà sans doute élargie le travail des
eaux mêmes, coulant tantôt dans un sens, tantôt dans l’autre;
et c’est de ce canal qu’ils se sont servis de préférence pour aller
à Arles. La prise de ce canal était, en effet, en aval el le plus
près possible d’Arles.
Enfin, ce n’est pas Marius, c’est encore les Marseillais qui,
plus lard, ont créé un port à l’embouchure maritime du canal.
Ce port était situé entre le Galéjon el Fos, à peu près au milieu,
vers l’étang de la l’ ousse ; il n’était pas sur la mer, mais dans
l’intérieur des terres. Cet étang débouchait sur la mer par un
canal maritime à un mille de distance du grau de Galéjon. Quant
aux ruines de Fos, ce sont celles de Maritima Avaticorum.
Toute la théorie des relations entre le Rhône el les étangs
repose sur ce que l’ouverture du canal se serait faite en été ; or
�84
MICHEL CLERC
nous ignorons en réalité à quel moment de l’année se faisaient
les élections au temps de Marins, ou plutôt, nous savons que la
date en était des plus variables. Et il faudrait admettre, en ce
cas, que Marins aurait attendu le mois de juin 102 pour faire
fonctionner son canal, c’est-à-dire au moment où il n’en aurait
plus eu besoin. Et ce canal n’aurait pu fonctionner en hiver.
Duplex A relate ne veut pas dire qu’ Arles eût deux ports diffé
rents : cela désigne tout simplement, comme aujourd’hui, Arles
et Trinquetaille, quartier qui avait une grande importance à
l’époque romaine, comme le prouvent les nombreuses décou
vertes qui y ont été faites. Et Ausone ne dit pas : deux ports ; il
dit tes ports, pluriel qui désigne simplement l’ensemble des
bassins de la rive droite et de la rive gauche, comme nous
disons à Marseille les ports de la Joliette.
C’est vraiment torturer les textes à plaisir, et tout cela pour
appuyer une théorie préconçue, reposant sur une idée très
exagérée de la continuité des étangs d’Arles au Galéjon. Il y a là
une confusion constante entre des phénomènes
des
temps
géologiques et ceux d’une époque après tout relativement peu
éloignée de nous. Ces trois systèmes de
canaux sont une
conception terriblement compliquée, dont ne parle aucun auteur
ancien. On n’a jamais trouvé de débris antiques au grau du
Galéjon, et, par contre,
ceux de Fos sont par trop visibles.
Enfin Marius aurait entrepris là une série de travaux aussi
longs et pénibles qu’inutiles : Aurès n’a pas compris le véritable
objet du canal, qui n’était qu’un canal latéral d’embouchure,
destiné à permettre l’entrée facile dans le Rhône, et à amener
ainsi les bateaux au point du Rhône le plus rapproché du camp,
mais non au camp même.
Salles,Note sur le canal et le camp de Marius, 1876.
L ’auteur place le camp de Marius dans la Camargue d’abord,
puis à Saint-Remy, comme Gilles. Mais pour lui, le canal est un
canal dérivé du Rhône, et non de la Durance. Il admet le tracé
de Bernard par le Bras de l’Escale, le Bras du Japon, le Mas des
Chariots. Quant au débouché du canal, il n’était pas à Fos,
�MARIUS EN PROVENCE
35
puisque Strabon le dit invisible el que Fos est visible à cause de
sa colline : c’est le Galéjon, au nord de la Roque (système
Bernard). Enfin, il faut distinguer le port des Fosses Maricnnes,
créé à l'embouchure du canal de Marins, c’est-à-dire au Galéjon,
avec la ville des Fosses Mariennes, qui s’étendait au pied même
du village actuel de Fos, vers la pointe Saint-Gervais.
Je n’insiste pas sur ce système peu original, qui ne fait guère
que reproduire celui de Bernard, et je me borne à indiquer que
la distinction entre la ville et le port des Fosses Mariennes est
contraire à tous les textes anciens.
Postérieurement à tous ces travaux, Desjardins est revenu sur
la question, à deux reprises même, dans sa Géographie de la
Gaule romaine. Au tome premier (1876), il place le camp de
Marius à Ernaginum ; la prise
du canal au Rhône est au-
dessous d’Arles, el faite pour augmenter le canal naturel d’écou
lement des étangs alimentés par la Duransole ; c’a été un simple
travail d’approfondissement. La
Fosse
proprement
dite est
représentée par les marais de Capeau, Icard, les étangs de Trincanières, Ligagnau, Landres et Galéjon. L ’embouchure maritime
est au Galéjon, entre la Roque et Castellaz. Il renonce aux
Codoulières, après la démonstration faite par Gilles et Bernard
que ces prétendues levées ne sont que des cordons littoraux. Il
estime, toutefois, que les ingénieurs romains ont dû les utiliser,
en creusant l’espace compris entre les deux, de façon à obtenir
une seconde fosse, parce que l’accès de la première (le grau du
Galéjon) n’était pas assez profonde ni assez sûre en tout temps.
Cette deuxième fosse, creusée entièrement de main d’homme,
bifurquait, au nord de Galéjon, à l ’Est, et aboutissait au sud de
Fos et de l’étang de l’Estomac. L ’entrée en était plus facile, pdrce
qu’elle empruntait l’eau de la mer. Quant au port, il ne fut créé
que plus lard. Enfin Desjardins admet le double port d’Arles,
imaginé par Aurès.
Dans le tome second (1878), Desjardins admet que Marius
n’a fait que l’entrée de Fos, et que c’est les Marseillais qui ont
fait celle du Galéjon ; c’est près de cette dernière qu’étaient les
�MICHEL CLEHC
36
tours cl le temple dont parle Strabon. C’est pourquoi Strabon et
Mêla emploient l’expression de Fossa, Pline, Ptolémée, et les suivanls celle de Fossae.
C’est-à-dire qu’en somme il a renoncé à son système p ri
m itif: il admet à peu près les idées de Gilles cl d’Aurès pour
l’alimentation supérieure du canal des étangs par la Durance, et
les idées de Gilles, Bernard et Aurès, pour le débouché du canal
au Galéjon. Ne pouvant, avec raison, renoncer à Fos, il a eu
l'idée bizarre d’imaginer au canal deux débouchés, dont l’un, le
second en date, dû aux Marseillais : or, celte embouchure est
précisément, des deux, la plus éloignée de Marseille !
Blanc,aud, Les Charles de Saint-Gervais-Iès-Fos, 1878.
Comme point
de départ, Blancard adopte le système de
Bernard : le canal part du Rhône, là où le Bras Mort sort de
l ’Escale pour s’écouler dans le Galéjon. Le lit de l’Escale n’était
pas encore desséché à la fin du xvie siècle ; c’est en 1587 qu’il
fut délaissé pour le Bras du Japon. Quant au Bras Mort, il était
déjà appelé ainsi au xuie siècle.
Le canal débouchait en mer au sud de la montagne de Fos,
tout à côté de l’étang de l’Estomac. Quant au Galéjon, il n’existait
pas encore au xmc siècle. Une charte de 1269, relatant une
enquête faite sur la limite du territoire d’Arles, indique comme
limites la Crau, depuis les Alpines jusqu’au Rhône. Dans ce
document sont cités non seulement des localités (désignées par
leur nom seul, la Fit/airole, le Coucou, la Pissaroté), mais des
ponts, des tours, des marais, des églises, désignés comme tels,
c’est ainsi qu’on y voit « locus qui dicitur Galaion, el a dicta loco
de Galaion protenditur usque in Odor qui est in ripa maris, et sic
usque ad Rhodanum volvilur dictum territorium
Or, en allant
d’Entressen au Rhône, en passant par le Galéjon, il n’est pas
question d’étang ; Galaion est désigné sous le nom de locus, lieu
habité, tandis que, entre Barbegal et Mouriès, il est dit « includendo paludes ».
Les tours des Marseillais seraient le moulin de la Roque et la
�MARRIS EN PROVENCE
'M
tour de Bouc, laquelle, dès 1225, appartenait à Marseille « de temps
immémorial >:.
Dans ce court travail, l’auteur a le grand mérite de respecter
les lextes anciens et d’apporter quelques documents curieux.
Mais ces documents ne jettent, en somme, pas grand jour sur la
question, et celle question, Blancard ne l’a pas traitée à fond,
adoptant de prime abord un des systèmes antérieurs cl se bor
nant à y apporter une modification.
Qu’y a-t-il, maintenant, à retenir de tout cela ? l'étude des
lextes anciens bien faite par Desjardins, qu’une singulière timi
dité vis-à-vis des théories émises par les ingénieurs a malheu
reusement empêché d’en tirer tout le parti possible ; cl une
étude approfondie des lieux et des conditions dans lesquelles le
canal était possible, faite par Aurès et, surtout, par Bernard.
Mais partout nous nous trouvons en face d’idées trop systé
matiques, et nous constatons aussi que les textes ont été généra
lement traduits par à peu près. Partout enfin (sauf chez Bernard
et chez Gilles, qui, lui, exagère dans le sens contraire) l’idée que
la Fosse Malienne était un travail gigantesque, digne en un mol,
des Romains.
Aucune de ces hypothèses n’est donc complètement satisfai
sante. Les unes écartent Fos, qui est une des bases essentielles
de toute recherche ; les autres ne se rendent pas bien compte du
but de Marins. Mais en somme, avec les travaux de Desjardins,
d’Aurès, de Bernard et de Blancard, nous avons toutes les
données positives possibles pour arriver à une solution plus
satisfaisante du problème. Il s'agira d’en combiner les parties
démontrées, de chercher la solution sans idée préconçue, et,
surtout, d’éviter les systèmes compliqués : la solution la plus
simple sera sans doute la meilleure.
�38
MICHEL CLERC
5. — T r a c é du c a n a l .
Je considère d’abord comme acquis, à la suite des recherches
sur le premier camp de Marius, que celui-ci avait procédé au
creusement du canal dès qu’il cul fait choix d’un emplacement
définitif pour son camp d’attente ; — qu’il s’est servi du canal
pour ravitailler ses troupes pendant tout son séjour ; — que le
canal était un ouvrage de campagne, exécuté dans un but pure
ment militaire, et nullement une affaire commerciale; seulement
il a été fait comme tout ce que faisaient les Romains, solidement,
d’où sa longue durée après la campagne : qu’il dût s’ensabler
avec le temps, c’était non seulement possible, mais sans doute
prévu par Marius, à qui il suffisait qu’il durât quelques années
au plus ; — que ce canal ne menait pas de la mer au camp
romain, mais de la mer au Rhône navigable; ce 11’était donc pas
un canal latéral, remplaçant le fleuve, comme nos canaux laté
raux à la Loire et à la Garonne, mais un canal d’embouchure,
comparable au canal d’Arles à Bouc, et, mieux, au canal de
Saint-Louis. Plutarque ne parle en effet que de la difficulté
d’entrer dans le Rhône, et non de celle de naviguer une fois
entré dans le fleuve. Cela admis, les navires arrivaient dans le
Rhône jusqu’au confluent de la Durance, où le débarquement
s'opérait, à deux ou trois kilomètres seulement du camp de
Beauregard.
La prise du canal était au Rhône. Mais il faut se souvenir que
toutes les mesures anciennes concordent pour placer l'embou
chure orientale du fleuve à cette époque plus à l’Ouest et plus au
Nord qu'aujourd’hui, à savoir entre l’ilc des Pilotes et les étangs
qui sont au sud du Valcarès. L ’expression d’Ammien Marcellin,
paluhis sinus, prouve que le fleuve se terminait de son temps
par une large embouchure, un estuaire; le cordon littoral devait
donc être encore sous-marin, et il n’y avait que peu, ou point,
de theys.
Il faut mettre la prise du canal le plus près possible, non pas
�MARIUS EN PROVENCE
39
d’Arles, mais, au contraire, de l’embouchure du fleuve : audessus de la barre, là où est la plus grande profondeur. J’estime
d’ailleurs qu’une plus grande approximation est impossible. En
tout cas, Desjardins la place beaucoup trop haut : c’est absolu
ment inutile pour ce que se proposait Marius. D’autre part, le
tracé indiqué par lui, les marais de Capeau, de Trinquanière, de
Ligagnau, etc., n’offre pas, comme l’a montré Bernard, les carac
tères d’un ancien liras (ce que serait devenu en ce cas le canal) :
on n’y voit ni atterrissements à la partie supérieure, ni berges,
ni marais à la partie inférieure. Enfin Desjardins suppose qu’il
y avait à l’entrée une porte-écluse, fermée pendant la période
oii le Rhône charrie des limons ; c’est une pure hypothèse, dont
nous ne connaissons pas d’exemples chez les Romains ; et il y
aurait eu, pour la manœuvre de cette porte, des difficultés
techniques presque insurmontables.
Le tracé par le Bras Mort, que propose Bernard, est, au con
traire, li és acceptable, à condition toutefois qu'on le prolonge
jusqu’à l’ancien cours du Rhône tel que j ’ai essayé de le rétablir.
Le canal devait s’amorcer, je l’ai déjà dit, le plus près possible
au-dessus de l’embouchure du fleuve. Il passait ensuite près de
l’extrémité nord du Galéjon. Pour ce qui est de ce dernier étang,
les conclusions de Blancard me paraissent un peu excessives :
il pouvait y avoir à la fois un locus et un étang de ce nom ; mais
certainement cet étang n’était pas, au temps de Marius, ce qu’il
est de nos jours : il devait être plus largement ouvert sur la mer,
et former plutôt un golfe qu’un étang.
Sur les Codoulières, il n’y a pas de doute possible : ce sont
bien, comme l’ont démontré Coquand (le premier, je crois),
Bernard, Gilles et Aurès, les restes d’anciens cordons littoraux,
constitués par des cailloux emportés par la mer de la falaise
Saint-Gervais : ce qui prouve que le rivage est rongé à l’Est, et
que les débris en sont emportés à l’Ouest par le ressac. El nous
pouvons approximativement les dater.
La Codoulièrc du Nord, en effet, est remplie de tessons de pote
ries romaines ; elle ne peut donc être antérieure à celte époque,
et, a fortiori, celle du Sud non plus ; j ’ai d’ailleurs recueilli dans
�40
Micm:i, ci.hiîc.
celle dernière aussi de nombreux tessons du même genre,
j ’entends des tessons ayant été longtemps roulés par la mer et
faisant bien partie du cordon même, cl non jetés plus tard à sa
surface.
Voici l’orientation et la direction de ces Codoulières, qui ne
sont pas figurées sur la carte de l’élal-major. Celle du Sud, la
mieux conservée, part de 500 mètres environ du rocher de Saint
Gervais et va jusqu’à 500 mètres du Galéjon ; à l’origine, elle est
recouverte actuellement par des dunes de sable. Celle du Nord
est moins bien conservée et disparaît de jour en jour. Elle devait
partir du rocher même de Fos, longer le canal d’Arles à Bouc,
sur la rive Nord, pendant 1.600 mètres; puis, un kilomètre plus
loin, elle passe au sud du canal ; elle se dirige ensuite sur le
Galéjon ; on la retrouve de l’autre côté de l’étang, tout le long de
la loue de Goulevieillc, sur une longueur cie 1.500 mètres, et elle
forme la lisière du bois de Lansac. L ’écartement entre les deux
est de 875 mètres à l'Est, et de 1.050 à l’Ouest.
Il est à remarquer que la plus éloignée du rivage actuel,
donc la plus ancienne, celle du Nord, là où elle touche au
Galéjon, n’est guère qu’à deux kilomètres du rivage ; et elle
va; à l’Est, se rapprochant de plus en plus de ce rivage, où
elle se détachait de la falaise même. C’est donc que la plage a été
augmentée, depuis les temps romains, de celle largeur d’environ
deux kilomètres à l’ouest de Fos; et Fos est le point précis où
s’arrête celle augmentation : jusqu’à Fos, les alluvions ont gagné
sur la mer, et englobé peu à peu les anciens cordons littoraux ; à
Fos, au contraire, c’est plutôt la mer qui a gagné sur la terre.
Fos est donc bien le point terminus, à l’Est, de la zone des alluvions du Rhône, tandis que l’embouchure du Galéjon
est
encore comprise dans celle zone.
Quant à l’embouchure du canal, elle n’était certainement pas,
comme le veulent la plupart des érudits modernes, dans le
Galéjon (1). Etant donnée la longue durée du canal, et surtout
(1) L’étymologie, que l’on cil donne pour preuve, du nom du marais de la
Foux, fossa, est inacceptable :c’est fo n te m ;ily a en effet des sources au
bord de ce marais, et même, paraît-il,au fond.
*a
�MA1UUS EN PROVENUE
41
du port, dont il est question pendant des siècles, il est indispen
sable que cet emplacement soil marqué par des débris antiques.
Si l’on peut écarter celte condition pour le camp de Marins, qui
a duré moins de trois ans, on ne le peut pour une ville aussi
importante que celle que nous montre la Table de Peulinger. Or
l ’on n’a jamais rien trouvé sur les bords du Galéjon ; cl d’ailleurs
il est inadmissible que le port de la Fosse ail été ailleurs qu’à
l'embouchure même de celle Fosse.
Le canal allait donc, sans doute en ligne droite, ou presque, du
Rhône au nord du Galéjon (qu’il traversait peut-être) et de là à
l’anse Saint-Gervais (1). Il avait parfois une longueur d’une
trentaine de kilomètres, longueur considérable sans doute (le
canal de Saint-Louis n’en a que cinq), mais qui n'était certai
nement pas au-dessus des moyens des ingénieurs romains, étant
donné surtout le nombre d’ouvriers que Marins avait à sa dispo
sition.
La difficulté principale, en somme, gît dans ce terme pluriel
de Fossæ, qui n’apparaît, d’ailleurs, qu’avec Pline l’Ancien,
c’est-à-dire dans la seconde moitié du r 1 siècle de notre ère, soit
150 ans après Marins.
Avait-on été obligé, comme le suppose Bernard, de remplacer
par un nouveau canal l’ancien, obstrué en tout ou en partie? Ce
n’est pas impossible; mais je croirais plutôt que le canal reçut
celle dénomination parce qu’il devait rencontrer sur son par
cours quelques étangs, comme le Galéjon, qu’il réunissait après
que les seuils en eurent été approfondis. Il aurait ainsi constitué,
si l’on veut, plusieurs sections, que l’on aurait pu considérer,
surtout plus tard, comme autant de canaux différents. Remar
quons, en effet) que rien n’indique que par ce pluriel Fossæ on
(1)Acliard (■G éogra p hie de la P rove n ce, ailmot Foz-les-Martigues),prétend
que, lorsdu creusement du canalde communication entrel’étangde l’Estomac
cl lamer.quifutterminé vers 1777(Acliard écriten17cS7),on découvrit«dans
lesanciensvestigesdes fossesde Marius, une quantitéprodigieusedemédailles
romaines d’argent et de cuivre. » On sedemande àquoi l’on abienpu recon
naîtreces anciens vesliges d'un canalqui,dans tous lescas, n’apaspu scpro
longerau delàdelapointe Saint-Gervais, ni,parconséquent, être coupé parle
canal de l’Estomac.
�MICHEL CLERC
entendît seulement deux canaux, comme on le comprend géné
ralement, je ne sais pourquoi. Quelques mots de Plutarque me
paraissent faire allusion à ce genre de travaux : il parle, en effet,
de fossés à creuser et de boue à enlever (xatppoùç ôpûor<mv, Trq’/.àv
èxxy.Sa(psLv).
Peut-être aussi le développement que prit postérieurement la
ville où était le port til-il prendre l’habitude de la forme plurielle,
désignant à la fois le canal et la ville.
Quant à l'hypothèse de Blancard, qu’on aurait creusé plus
tard de nouveaux canaux pour mettre en communication la
Fosse avec l’étang de l’Estomac, et celui-ci avec la mer, elle est
assurément ingénieuse, mais elle demeure à l’état d’hypothèse
pure, qui ne s’appuie sur rien, et que rien ne justifie.
Si la longueur du canal était assez considérable, il ne faut en
exagérer ni la largeur, ni la profondeur. Gilles, sous prétexte que
Strabon fait jeter dans le canal par Marins xo txÀéov xoù icoxau.o'j,
qu’il traduit par la plus grande partie du fleuve, prétend qu’il
aurait alors fallu lui donner 1100 mètres de largeur sur cinq de
profondeur ! Je crois qu’il ne faut pas prendre à la lettre cette
expression de l’auteur grec, et que la véritable traduction est :
une bonne partie du fleuve, ou, peut-être, l 'excédent du fleuve,
c’est-à-dire une quantité suffisante pour la navigation du canal,
sans tarir le bras du fleuve (1). C’est ce que veut dire Plutarque,
qui, lui, parle non de xo
ov, mais de -oXù pipoç xoû ■rcoxap.oü.
En fait, le canal d ’Arles à Bouc n’a que 22 mètres de largeur,
sur2 de profondeur. Il est, à cause de cela, insuffisant pour les na
vires de mer modernes, et ne peut recevoir que ceux qui ne jaugent
pas plus de 110 tonneaux. Et le canal de Saint-Louis, fait pour
les nécessités de la navigation moderne, a (50 mètres de large et
7 de profondeur. Mais il ne faut pas comparer les navires des
anciens aux nôtres : ceux-là, beaucoup plus petits, calaient
beaucoup moins (2). Le canal actuel d’Arles à Bouc, un peu plus
(1) To itXÉov ne désignerait-il pas le bras principal du Rhône, par opposition
aux autres ?
(2) D’après une description de Lucien (Navire, 5), on voit qu’un des plus
grands bateaux porteurs du blé d’Egypte en Italie, au second siècle de notre
ère, avait environ 54 mètres de longueur, 14 de largeur et 13 de profondeur,
%
�MARIUS EN PROVENCE
43
profond, aurait été bien suffisant. Que l’on songe, encore une
fois, que le canal de Marius était un ouvrage de campagne, fait
en somme pour des bateaux chargés de blé, dont il était facile
d’arrêter une fois pour toutes le tonnage et le tirant d’eau.
Le creusement du canal n’a donc offert aucune impossibilité
matérielle, avec une armée d’ouvriers. Il y a eu certainement des
difficultés venant de la nature du sol : la superficie, c’est-à-dire
des terres plus ou moins vaseuses, recouvre partout un banc de
poudingues qui forme la base de la Cran ; ces poudingues
forment une couche très dure, et c’est pourquoi l’on a été obligé
de donner une si faible profondeur au canal d’Arles à Bouc, et,
aussi, afin de l ’éviter, de longer la berge du fleuve au-dessus de
Beaujeu, ce qui fait faire au canal un coude considérable.
Il faut reconnaître que le point d’embouchure, à Fos, était
admirablement bien choisi, et il est surprenant que cette consi
dération n’ait pas frappé les ingénieurs modernes, qui ont été
séduits par l ’apparence de bouche naturelle qu’offre le Galéjon.
Mais c’est à Fos, je l ’ai indiqué, que s’arrêtent les alluvions du
Rhône et, d’autre part, c’est le seul endroit qui forme sur le
rivage une légère saillie. Que les navires aient abordé là pendant
plusieurs siècles, c’est ce que prouvent surabondamment les
milliers de débris de jarres que l’on y a trouvés et que l’on y
trouve, pour ainsi dire, tous les jours.
A coup sûr, les constructions importantes que nous montre la
Table de Peulinger ne datent pas du temps de Marius; elles
auraient été inutiles, les navires alors entrant aussitôt dans le
canal, pour se rendre aussi vile que possible à leur unique desti
nation, le confinent de la Durance. Il a fallu cependant cons
truire au moins un quai pour faciliter l’accostage, et quelques
bassins pour les réparations inévitables. Quant aux construc
tions qui figurent sur la Table de Peutinger, elles datent du
quille comprise. Quant au tonnage, ces données ne suffisent pas pour permettre
de le déduire, car il faudrait connaître, outre les dimensions, les formes du
navire. Mais nous savons que les plus grands bateaux marchands ne portaient
pas plus de 10.000 talents, ce qui équivaut à 250 tonnes, ou, comme tonnage, à
175 « net » ou 400 de « déplacement ». (Cecil Ton-, in Darembërg et Saglio,
Navis.)
�MK.MKI. C.I.1ÎIU.
temps où Fos, devenu véritable port de commerce, recevait de
l’intérieur des marchandises pour l’exportation ; il a fallu alors,
non pas seulement des quais d’embarquement, mais des entre
pôts. Etant donnée la prospérité si rapide que prit la Gaule
Narbonnaise dès le règne d’Auguste, il n’est pas impossible qu’il
faille les rapporter au premier siècle de notre ère.
Ce n’est qu’après le creusement du canal que l’étang de
l’Estomac a pu prendre ce nom, et précisément à cause du canal.
Ce nom de Svôpa, la Bouche, si visiblement conservé dans
l’appellation moderne, faisait allusion, non à l’embouchure du
Rhône, beaucoup trop éloignée (c'est le Galéjon qui seul aurait
pu s’appeler ainsi), mais à l’embouchure du canal.
On a cherché où pouvaient être les tours des Marseillais dont
parle Strabon, et naturellement on les a trouvées, un peu
partout, dans toutes les tours de signaux plus ou moins
anciennes qui parsèment la côte. J’estime, pour ma part, que
c’est là une tentative inutile. Peut-être la tour de Bouc et la
Roque du Moulin sont-elles, comme on le veut, des construc
tions anciennes, plus ou moins refaites (1). Mais elles sont
chacune à cinq kilomètres de l’emboucluire du canal ! Strabon
veut évidemment parler de tours qui étaient à l’entrée même, et
celles-là, comme le canal, ont disparu. D’autre part, je m’étonne
que l'on ail pu conclure, de la nécessité où se sont vus les
Marseillais d’élever ces tours, que le canal ne débouchait pas à
Fos, sous prétexte que la colline de Fos, qui a 34 mètres de
hauteur, est facilement visible de la mer, et que des tours là
auraient été inutiles. La colline, en effet, est bien visible du
large : mais encore est-elle à deux kilomètres de l’anse où devait
déboucher le canal. Or il ne suffisait pas aux marins de voir la
colline : il fallait aussi voir l’entrée du canal, la passe. Les tours
n’étaient donc point sur la hauteur, mais sur la plage; et c’est
précisément parce qu’il ne se trouvait point là de hauteurs que
l ’on en avait construit d’artificielles.
(1) Sur les anciennes cartes, la dernière est désignée sous le nom de roque
de Dow-, ou Odour ; Blancard propose l’étymologie de oSoupo;, sentinelle,
étymologie trop ingénieuse ; la véritable est sans doule tout simplement
turrem.
�MAKl US EN PROVENCE
45
L'importance ancienne de Fos est montrée, non seulement par
les poteries dont j ’ai parlé, mais par des vestiges très reconnais
sables de citernes et d’aqueducs. Les habitants prétendent qu’il
y a plus, et que l’on distingue nettement sous l’eau, par temps
très calme, des ruines de jetées et de constructions diverses.
J'avoue ne pas avoir réussi à les voir, mais j ’ai recueilli moimême celle assertion de la bouche de personnes tout à fait
désintéressées dans la question. Et en vérité, bien que ce soillà
une tradition répandue en mains endroits, sans parler de la
célèbre ville d’Ys, il n’y a à cela rien d’impossible. 11 serait facile
d’ailleurs de s’en assurer : ce serait l’a (Taire de quelques jo u r
nées de scaphandrier.
Blancard a cru avoir trouvé des monnaies à légende grecque,
provenant de Fos (1). Ces monnaies, que l’on donnait comme
trouvées à lierre, portent au côté droit l’image du taureau cornupèle, avec la lettre (1>, qu’il explique par la transcription grecque
deFossæ. Mais on ne voit pas bien comment la ville de Fossæ
aurait pu prendre, entre Marins et César, assez d’importance
pour frapper monnaie, ni pourquoi elle aurait eu alors d’autres
monnaies que celles de Marseille, à qui Marius avait donné le
canal. Et après César, le canal, quoique nous ne le sachions par
aucun texte positif, a dû évidemment devenir la propriété de la
colonie romaine d’Arles, à qui l’on donna presque tout l’ancien
territoire de Marseille, et qui engloba complètement, à l’Est et à
l’Ouest et jusqu’à la mer, les quelques kilomètres carrés que l ’on
laissa aux Marseillais (2). En fait, tous les débris anciens trouvés
àFos sont purement romains, et les numismatisles sont d'accord
pour reconnaître dans les monnaies en question des monnaies
de Phi ion te.
Il y a encore d’autres monnaies que l’on a proposé de rapporter
à la ville des Fosses, ou plutôt une monnaie unique, trouvée
« dans le sud du département des Bouclies-du-Rhone », et qui
porte, au droit une tête d’Apollon, au revers un lion rugissant,
(1) Monnaies attribuées aux Fusses Mnriennes (Académie de Marseille,
1888-1892).
(2) V oir C. Jullian, Bulletin épigraphique. V (1885), p. 105 et suiv.
�46
MICHEL CLERC
avec la légende K AIN I-K H TO N (1). Ces Caenicenses sont un
peuple inconnu par ailleurs ; mais Ptolémée cite un fleuve
côtier appelé Kainos, dont l'embouchure se trouvait entre le
Rhône et Marseille (2). Ce fleuve ne peut donc être que la
Touloubre ou l’Arc.-Nous ne connaissons pas le nom de la
Touloubre dans l’antiquité; quant à l’ Arc, nous avons vu déjà
qu’il paraît s’être appelé Secoanos, et encore cela n’est-il rien
moins que certain. D’ailleurs, il est fort peu probable que le nom
de fleuve Kainos ait donné naissance à l’ethnique Caenicenses ;
je ne crois pas qu’il y ait d’exemple de dérivation de ce genre.
Mais voici en quoi cela louche à la question que nous traitons.
On a pensé que ce fleuve Kainos n’était autre que le canal de
Marius, que Strabon désigne, dans le passage transcrit plus
liant, sous le nom de branche nouvelle du fleuve, xa,,vrlv owpuyjx.
Celte expression, le nouveau bras, serait devenue le Nouveau,
tout court, qui aurait été pris, à torl ou à raison, par les géogra
phes postérieurs, pour un véritable fleuve, sur les bords duquel
auraient habité les Caenicenses. Il suffit, je pense, d’exposer
cette hypothèse pour montrer combien sont fragiles les bases
sur lesquelles elle s’appuie, et en faire justice. Que le Kainos soit
la Touloubre, ou qu’il soit l’Arc, qu’il ail un rapport avec les
Caenicenses ou non, il est évident qu’il n’y a qu’une similitude
fortuite entre ce nom propre et l’épithète dont s’est servi Strabon
en décrivant le canal de Marius.
Millin, enfin, a publié (3) un autre petit objet qui proviendrait
de Fossæ Marianæ et en porterait le nom. C’est une sorte de
sceau en plomb trouvé en 1808, non à Fos, comme le dit inexac
tement Millin (qui, d’ailleurs, assigne successivement comme
lieu de la trouvaille Trinquetaille, puis Fos), mais, d’après le
premier possesseur de cet objet, Jacques-Deidier Véran, d’Arles,
« à la pointe de la Camargue ». Voici comment le décrit ce
(1) E. Desjardins, Géographie de lu Gaule romaine, ir, 88.
(2) it, 10, 8.
(3) Voyage dans les départements du midi de la France, îv, p. 28, n. 1, et
Atlas, pl. LXXI, n°s2 et 3.
�47
MARIUS EN PROVENCE
dernier (1) : « II porte un Neptune en relief, tenant de la main
droite un dauphin, posant le pied gauche sur la proue d ’un
navire, lel qu’il est représenté sur le revers de plusieurs médailles
romaines, notamment sur celles d’Agrippa. La
légende est
FOSSA. Il paraît avoir servi au même usage que les plombs
des ballols expédiés par le commerce ou appliqués par la
Douane. » Millin, lui, pense que « c’élail peut-être une marque
qu’on donnait à ceux qui ont creusé le canal, ou plutôt, à ceux
qui étaient chargés de l ’enlretenir. » L ’hypothèse de Véran est
assurément plus vraisemblable que celle de Millin. Mais, ce qui
paraît beaucoup plus probable encore, c’est que l’objet, dont je
n’ai pu retrouver la trace, élait faux (2).
Combien de temps a pu continuer à fonctionner le canal,
après que Marius l’eût donné à Marseille? Desjardins parle de
cinq ou six siècles, mais aucun des documents qu’il allègue à
l’appui de cette opinion n’est concluant; il en résulte simplement
que l’on naviguait de la mer dans le Rhône jusqu'au cinquième
siècle. Or, il est bien évident qu’ on y a navigué de tout temps,
avec plus ou moins de difficultés: avant le creusement du canal,
on y naviguait déjà, puisque c’est pour remédier aux difficultés
de cette navigation que Marius avait entrepris ce travail (3).
Un diplôme du temps de Chilpéric II (715-720), publié par
Pardessus (4), et où il est dit que le monastère de Corbie est
confirmé dans la possession des douanes de Fossæ, que lui a
concédée Clotaire III (650-670), ne me paraît pas plus probant.
Il prouve bien, en effet, que Fos subsistait et était un port, mais
non que le canal subsistât. Même le canal détruit, Fos pouvait
avoir encore une certaine importance, comme le port le plus
(1) Blancard, Monnaies attribuées aux Fosses Maliennes, p. lt)t), d’après un
manuscrit de Véran.
(2) M. Férigoule, Conservateur du Musée d’Arles, veut bien m’écrire que cet
objet n’est pas au Musée, et qu’il n’en a pas connaissance.
(il) Un passage de Polybe (III, -12) montre que lors de l’arrivée d’Hannibal
sur le Rhône, les riverains entretenaient des relations régulières avec la côte,
et avaient des embarcations passant du fleuve dans la mer.
(4) Diplomala et chartœ, n, 30‘J, n" 1)1.
�48
MICHEL CLEKC
rapproché du Rhône, et la ville la plus proche d’Arles, même
par terre.
Cependant, si l’on songe à la grande prospérité d’Arles sous
le bas Empire, on est tenté de croire que le canal subsistait,
et que c’est grâce à lui que la grande ville du Rhône était
véritablement un port maritime. Mais il est surprenant que les
textes anciens n'y lassent aucune allusion
positive, et, je le
répète, les preuves écrites de ce fait nous manquent. Tout ce que
l’on peut dire, c’est qu’il n’y a aucune impossibilité matérielle à
ce que le canal ail duré fort longtemps : il était, en effet, beau
coup mieux situé qu’Ostie, que Ravenne,et même que le canal
actuel de Saint-Louis; à l’abri des alluvions du Rhône, il n’avait
à redouter que ses propres apports. Un dragage régulier devait
donc suffire
pour
le maintenir en étal.
C’est,
d’ailleurs,
exactement le cas aujourd’hui pour le canal Saint-Louis, avec
lequel la comparaison s’impose.
L ’ouvrage de Desjardins {Aperçu historique sur les embouchures
du Rhône) a été composé pour exposer et défendre le projet du
canal Saint-Louis, dû à Hippolylc Peut, et celui de Gilles (Les
FossesMariennes et le canal de Saint-Louis) pour le combattre.
Or voici le sort que prédisait Gilles à ce canal (en 1869) : « La
plage empiète tous les ans sur la mer, le fond de celle-ci s'exhausse ;
les dragues ne devront jamais cesser de fonctionner, les dignes de
s'allonger, pour entretenir le canal, cette ville qu’on rêve sm ses
bords, dans ce marais fangeux et insalubre, et qui doit détrôner
Arles, Bouc, et qui sait, peut-être même Marseille, ne sera jamais
qu'un séjour pestilentiel et inhabitable. . . Le canal de Saint-Louis,
si on l'achève, subira, quoi qu’on fasse, et dans moins de trente ans,
le sort d’Ostie, de Péluse, d'Aigues-Mortes, de Fréjus. Les taureaux
et les cavales de la Camargue y pâtureraient déjà les salicornes, s’il
avait cet Age ! »
A cela les faits répondent aujourd’hui. Le canal, commencé
dès 1868, a été achevé en 1870. En 1877, la ville n’avait encore
que 800 âmes : en 1905, elle en a 1900.
En 1881, le total du commerce était de 29.822 tonnes, dont
22.686, presque la totalité, pour le cabotage, et seulement 6.186
�49
MAKIUS EN PROVENCE
pour le commerce extérieur, importations et exportations com
prises. En 1903, il était de 384.626 tonnes, dont 153.055 pour le
cabotage (entrée et sortie),et 231.571 pour le commerce extérieur,
à savoir 115.577 pour l’importation et 115.994 pour l’exportation ;
soit, en vingt-deux ans, une augmentation de 354.804 tonnes.
Et notons que Saint-Louis a à lutter avec bien des obstacles :
la navigation du Rhône, qui aurait grandement besoin d’être
améliorée, à tel point que beaucoup de bons esprits pensent que
l’on aurait dû commencer par décider la création d’un canal
latéral au Rhône avant celle du canal de Marseille au Rhône ; et
la rivalité de Marseille. Mais enfin il est prouvé aujourd’hui que
l’œuvre était viable ; sans doute Saint-Louis n’a pas pris et ne
prendra jamais l’extension d’une de ces villes qui en Amérique
grandissent démesurément en quelques années ; mais il vit et se
développe régulièrement.
Les sondages opérés auparavant, de 1841 à 1872, avaient fait
concevoir des craintes sérieuses pour l’entretien du canal. On
avait cru constater que la profondeur du golfe diminue, que
l’eau en est moins salée; on disait que les poissons de mer se
raréfiaient, et qu’on aurait pris à Bouc des poissons du Rhône (?)
Aussi avait-on proposé de rouvrir les graus fermés, de manière
à rejeter les alluvions sur la Camargue. Tout cela, décidément,
paraît avoir été fort exagéré. Le canal se maintient; on drague
simplement chaque année dans le chenal d’accession de l ’écluse
au Rhône ; tous les trois ou quatre ans, on drague dans l’écluse
même ; chaque année enfin, après sondages, ou drague dans le
bassin et le chenal.
En somme, le canal de Saint-Louis, au bout de trente ans, a
fait ses preuves de vitalité : a fortiori le canal de Marins, qui
débouchait à Fos, en dehors de la zone d’alluvion. Cela prouve
de la part des ingénieurs romains des connaissanées fort précises
et un coup d’œil des plus sûrs. L ’œuvre, entreprise dans un but
spécial et pour les besoins du moment, a duré, parce qu’ils
l ’avaient bien étudiée et n’avaient rien laissé au hasard. Quelle
a pu être la part prise par Marius dans l’indication du tracé?
nous l’ignorons ; mais il est certain que c’est lui qui a eu l’idée
de l’œuvre, conception essentiellement militaire : cela suffit
pour qu’il ait mérité de lui laisser son nom.
4.
��V
L ES PREMI EUES 0 P E RÀT10 NS
L’ARRIVEE DES BARBARES
PREMIÈRES
OPÉRATIONS.
Nous sommes fort mal renseignés
sur la vie de l'armée
romaine pendant les longs mois d'attente, de 104 à 102 : Plu
tarque en effet ne fait point un récit suivi de la campagne ; il
ne mentionne que quelques laits isolés, et à propos d’autre
chose.
Il est certain toutefois que Marins commença par établir dans
l ’année une discipline des plus strictes, chose que ses prédéces
seurs paraissent avoir fort négligée :
« Pendant la campagne, il exerça son armée, l'habituant à des
marches de toute sorte cl à de longues étapes, obligeant les
hommes à porter eux-mêmes leur bagage, et à préparer euxmêmes leur nourriture. Aussi, longtemps après, les soldats
laborieux et exécutant sans répliquer tout ce qu’on leur ordon
nait, étaient appelés les mulets de Marius (1).
« Ce retard lui donna le temps d’exercer ses hommes, de leur
inspirer de l ’audace, et, surtout, de se faire connaître à eux. Sa
rigueur dans le commandement, son inflexibilité dans le châti
ment, une lois qu’il les eût habitués à ne pas commettre de
fautes et à ne pas désobéir, leur parurent chose juste et salutaire j
la violence de sa colère, la rudesse de sa voix et son air farou-*
Vie de M ariu s, 13i
�Ô2
MICHEL CLEHC
che, avec un peu d’habitude, leur parurent redoutables, non
pour eux, mais pour l’ennemi. » (1).
D’autre part, il lit preuve à l’occasion d’un esprit de justice
inflexible, qui ne contribua pas peu à lui assurer la confiance
des soldats. C’est ainsi qu’il n’hésita pas à acquitter avec éloges
un soldat qui, pour se défendre des violences d’un officier de la
suite de Marins, et le propre neveu de celui-ci, C. Lucius,
l’avait tué (2).
Enfin il veilla aussi au bien-être matériel des troupes, en accu
mulant dans son camp des approvisionnements tels que la
disette ne fût jamais à craindre. Mais, s’il s’occupait activement
du bien-être des soldats, il ne les laissait pas dans l’inaction :
les travaux du canal, considérables, ont dû exiger de leur part
de grands efforts, et amener de grandes fatigues ; nous en retrou
vons leclio dans le discours que leur prête Plutarque (3). Mais
ces plaintes mêmes montrent bien l’empire qu’il avait pris sur
les troupes, et la confiance qu’elles avaient en lui.
Il y eut cependant, durant ces années d’attente, quelques opé
rations militaires. Plutarque n’en mentionne qu’une
seule.
Pendant son second consulat, en 104, par conséquent dans la
première année de son séjour, Marins avait comme lieutenant
Sylla : celui-ci s’empara du roi des Tectosages, Copill (4). Nous
savons que la ville principale des Tectosages, Toulouse, avait
été soumise par les Romains à la suite d elà dissolution de la
confédération arverne, après les victoires remportées par Fabius
et Domitius en 122-121 sur les Arvernes elles Allobroges, et avait
reçu une garnison romaine. En 106, la ville s’était soulevée, et
avait emprisonné la garnison romaine, excitée, nous dit-on, par
l ’espoir de l’arrivée des Cimbres (5). C’est donc que les envahis
seurs avaient dans la ville un parti ; mais le parti contraire
introduisit les Romains dans la ville, que le consul Q. Servilius
(1
(2
(3)
(4)
(5)
17c tic Marins, 14.
Ibid., 14.
Ibid., 16.
Vie tic Sylla. 4.
Dion Cassius, frug. xc.
�MARIUS EN PROVENCE
53
Cœpio châtia cruellement. L ’expédition de Sylla, deux ans plus
tard, prouve que le pays était encore mal soumis, et qu’une
partie au moins des Gaulois était prêle à se joindre aux envahis
seurs. Le passage de Plutarque, malgré sa brièveté, est impor
tant : il nous montre Marins se tenant au courant de ce qui se
passait dans toute l’étendue de la Province et jusque sur la
Garonne, rayonnant partout de son camp, et lançant en cas de
besoin des colonnes volantes. 11 voulait évidemment,
avant
l ’arrivée des barbares, s’assurer des Gaulois, et empêcher un
soulèvement général du pays conquis.
C’est sans doute à cet évènement qu'il faut rapporter une.
anecdote de Frontin (1). Marius, voulant éprouver la fidélité des
Gaulois et des Ligures, aurait envoyé dans les différentes cités
des lettres, avec ordre de ne les décacheter qu’à un moment fixé.
Il les redemanda avant ce moment, et constata quelles avaient
été décachetées, d’où il conclut que les indigènes nourrissaient
des projets hostiles à l ’égard de Rome. L ’anecdote, il est vrai,
répétée bien des fois chez les auteurs anciens, est suspecte, tout
au moins sous celle forme précise.
A cc moment, Marius entretient encore avec Sylla de bonnes
relations. Après l’avoir eu comme questeur en Afrique, de 107 à
105, il a fait de lui, en Gaule, sou lieutenant ou l’un de ses lieu
tenants : le choix des legati dépendait en effet entièrement du
général en chef, tandis que les questeurs étaient nommés par le
Sénat. Par contre, en 103, sous le troisième consulat de Marius,
Sylla n’est plus que tribun des soldats ; et encore semble-t-il ne
plus servir en Gaule : c’est alors en effet qu’il rend un grand
service à Rome en empêchent les Marses de se soulever, au
moment où la guerre dite Sociale est imminente. Puis il passe
sous les ordres de Calulus, le collègue de Marius dans son qua
trième consulat, en 102.
En dehors de Sylla, nous connaissons deux autres lieutenants
de Marius. En 103, le consul dut quitter l’armée pour aller
�54
MICHEL CLERC
briguer son quatrième consulat, la loi exigeant la présence des
candidats. Il avait cependant été élu, pour la seconde et pour la
troisième fois, sans avoir fait acte de présence ; mais celte fois
son collègue élait mort, et il fallait qu’il présidât les comices. Il
laissa le commandement de l’armée à M’Aquileius. Ce person*
nage fut plus tard son collègue au consulat, en 101 ; c’est lui qui
mit fin à la guerre, un instant dangereuse, des esclaves; enfin
il fut pris et mis à mort par Mithridate (1).
L ’autre légat de Marins dont il est fait mention est M. Claudius
Marcellus, qui prit une part brillante à l’action décisive qui
terminera la campagne. Plutarque ne dit pas formellement qu’il
eût le litre de legatus ; mais, étant donnée la mission de
confiance dont le chargea son chef, il paraît bien difficile qu’il
ne l ’ait pas eu.
Enfin, à un rang inférieur, figure un personnage qui était
destiné à une grande célébrité, Q. Sertorius. Il avait fait ses
premières armes en Gaule en 106, sous Ccepio ; à la bataille
(l’Orange, blessé cl son cheval tué, il avait traversé le Rhône à
la nage et tout armé. Il faisait donc partie des débris de celle
armée, que Marius avait recueillis, et dont il avait su remonter
le moral (2). D’intelligence vive et facile, Sertorius avait appris
la langue gauloise (.’!); à l’approche des barbares, il s’habilla en
Gaulois, pénétra dans le camp ennemi, et vint rendre compte à
Marius de ce qu'il avait vu et entendu. Ce passage de Plutarque
est très intéressant, en ce qu’il nous montre, non pas que les
Teutons fussent Gaulois, mais qu’il y avait des Gaulois parmi
les envahisseurs, soit qu’il s’agît des Tigurins et des Toygènes,
tribus gauloises des Helvètes, ou de bandes recrutées sur leur
passage dans la Gaule propre (4). Ce service, ajoute Plutarque,
fut très apprécié de Marius ; et Sertorius dans le cours de la
campagne accomplit encore beaucoup d’autres exploits.
(1) Cf. Pauly-Wissowa, s.
i>.
(2
)V
égèce, m
.1
0
.
Plutarque, Vie de Sertorius, 2.
(4) Orosc, V, 1(> : Gallorum cl Germanornm f/entes,
�M.VRIUS EN PROVENCE
OU
Voilà les seuls renseignements que nous ayons sur la campa
gne avant l’arrivée des barbares, et sur la vie et les opérations
de l’armée de 104 à 102.
�MICHEL CLERC
L ’a r r iv é e
des r a r b a r e s .
A quel moment de celte année 102 arrivèrent les barbares ?
Là-dessus nous en sommes réduits ans conjectures. Et nous 11e
sommes guère mieux renseignés sur la question de savoir quels
étaient ces barbares. Pour l’Epitome, comme pour Plutarque, il
s’agit des Teutons et des Ambrons ; pour Strabou, des Ambrons
et des Toygènes ; pour Florus, des Teutons seuls ; pour Orose
enfin, des Teutons, des Cimbres, des Tigurins et des Ambrons.
Il y a aussi, parmi les auteurs anciens, deux versions sur la
manière dont s’étaient divisés les barbares, et sur leur plan de
marche. Pour Plutarque, ils se sont séparés avant d’arriver en
vue du camp de Marins, les Cimbres devant envahir la haute
Italie par les Alpes (le col du Brenner '?), les Teutons par la
Corniche. Pour Orose au contraire, les barbares attaquent tous
ensemble le camp de Marins, et ne se séparent qu’après celle
attaque manquée. L ’assertion d'Orosc est peu vraisemblable,
quoique, ne l’oublions pas, il place le camp plus haut que nous ne
l’avons fait, à la jonction du Rhône et de l’Isère. En ce cas, il
faudrait admettre que la jonction des barbares s’était faite non
loin de là : il serait incompréhensible en effet qu’ils fussent
descendus du nord de la Gaule jusqu’à Tarascon, ou même
jusqu’au confluent de l’Isère, pour avoir à remonter cnsuile-de
Rhône, pour pénétrer en Suisse.
D’ailleurs, sur ce point, Plutarque seul s’exprime en termes
nets, et même assez détaillés :
« Les barbares s’étant séparés en deux partis, les Cimbres
prirent par le Norique ( Bavière, Autriche, Sti/rie) pour marcher
d’en haut contre Catulus, et forcer ce passage ; les Teutons et les
Ambrons marchèrent en Ligurie contre Marins le long de la
mer ».
Il est visible, d’après ce passage, que les Teutons et les Ambrons
s’étaient déjà séparés des Cimbres avant d’arriver au contact
avec Marins.
�MARIUS EN PROVENCE
57
Enfin, à la bataille d’Aix, ne figurent, pour Plutarque, que les
Teutons et les Ambrons, et ce sont les Cimbres qui seuls se
dirigent sur l’Italie : il n’est question ni des Tigurins ni des
Toygènes. Orose n’y fait figurer que les Tigurins et les Ambrons;
Florus, les Teutons seuls. L ’Epitome parle de Teutons et d’Am
brons, comme Plutarque, et évidemment, comme Tite-Live, qui
concordent ici. C’est cette dernière version qui paraît préférable.
Nous verrons en effet que la présence des Ambrons n’est pas
douteuse, et que celle des Teutons paraît également prouvée par
le nom tout germanique du roi Teutobod. Au contraire, on ne
peut reconnaître s’il y avait aussi là des Gaulois, quoique l’anec
dote relative à Sertorius semble l ’indiquer.
Je reprends maintenant le récit. Les barbares, dit Plutarque,
campèrent, et provoquèrent au combat l’armée romaine. Il n’y
a pas lieu de révoquer en doute ce détail ; c’était là, en effet, une
habitude des
barbares du Nord,
aussi
bien
Gaulois
que
Germains, habitude dont l’histoire antérieure de Rome nous
offre maints exemples. Marius, du haut de son poste d’observa
tion, se garda bien de bouger, et défendit toute sortie :
« Marius ne tint nul compte de leurs défis ; il retint ses soldats
derrière le retranchement, réprimanda durement les téméraires
et appela traîtres à la patrie ceux qui cédaient à la colère et vou
laient combattre. Il ne s’agissait pas d’ambitionner des triom
phes et des trophées, mais de savoir comment dissiper celte nuée
d’orage et sauver l ’Italie. C’est ce qu’il disait en particulier aux
officiers et aux généraux ; pour les soldats, il les faisait placer à
tour de rôle sur le retranchement, et leur ordonnait de regarder,
pour les accoutumer à la figure des ennemis, au son de leur voix,
étrange et sauvage, à leur armure et à leurs mouvements ; avec
le temps, il leur rendit ainsi familier ce qui leur avait paru
effrayant... Non seulement cette vie journalière fit disparaître
la frayeur, mais, devant les menaces des barbares et leur jac
tance insupportable, leur courage s’échauffa et s’exaspéra ; car
non seulement les ennemis dévastaient tous les environs, mais
ils venaient attaquer le retranchement avec beaucoup d’inso-
�MICHEL CLERC
lence et (l’audace. Aussi leurs plaintes cl leurs récriminations
arrivèrent jusqu'à Marins ; « Quelle lâcheté Marins a-t-il donc
reconnue en nous, pour nous écarter du combat, comme des
femmes, gardés et sous clef?
Allons,
avec
des sentiments
d’hommes libres, demandons-lui s’il attend d’autres soldats qui
combattent pour l'Italie, et s’il ne nous emploiera jamais que
comme manœuvres, lorsqu’il faudra creuser des fossés, nettoyer
des bourbiers, et détourner des cours d’eau. Alors c’est pour cela
qu’il nous a exercés à tous ces travaux, et c’est là l’œuvre de ses
consulats qu’il va montrer aux citoyens ? Ou bien craint-il le
sort de Carbon eide Cœpion, que les ennemis ont vaincus? mais
ils étaient loin d’avoir la réputation et la valeur de Marins, et ils
avaient une armée bien inférieure. Mais encore vaudrait-il mieux
agir et essuyer comme eux un désastre, que de contempler sans
bouger les ravages que souffrent nos alliés (1) ».
Il y a à relever là, au milieu des amplifications oratoires fami
lières aux auteurs anciens, une phrase typique ; « Il ne s'agit pas
de remporter une victoire, mais de sauner l'Italie ».
Fronlin ajoute au récit de Plutarque un détail plaisant, bien
dans le goût de l’esprit romain. Un Teuton provoquant Marins
en duel, celui-ci lui aurait répondu « Que ne le pends-tu, si tu as
envie de m ourir? » Et il aurait ajouté, en lui montrant un vieux
gladiateur : « Si lu vaincs celui-ci, je me battrai avec toi. »
L ’anecdote est plus ou moins véridique, cela va de soi ; mais elle
s’accorde bien avec tout ce que nous savons par ailleurs de
Marins: il n’y avait en lui rien des héros chevaleresques de la
vieille Rome, qui combattaient les chefs gaulois en combat
singulier, comme Marcellus, qui de sa main avait tué le roi des
Gésales Virdumar. C’était un soldat très pratique et très moderne,
qui prisait l’habileté tout autant que le courage.
D’autre part, à ses propres soldats qui se plaignent de leur inac
tion et demandent à combattre, Marins, charmé de ces plaintes,
répond qu’il ne se défie nullement d’eux, mais « q u ’il attend,
d’après l’ordre de certains oracles, le moment et le lieu où il
�59
MARI US EN PROVENCE
faudra combattre et v ain cre» (1). Ce mot si caractéristique
prouve à n’en pas douter que Marins avait dès lors son plan
arrêté. Il savait maintenant où était l’ennemi, et quel en était,
approximativement, le nombre. Sachant son camp inexpugnable,
il n’avait plus qu’à attendre tranquillement que l’armée barbare
dessinât son mouvement et prit, ou la vallée de la Durance, ou
la roule du bord de la mer. Il avait certainement préparé un plan
de campagne pour ccs deux cas possibles, dont
le second,
d’ailleurs, était de beaucoup le plus probable : les Teutons, étant
au sud de la Durance, allaient prendre la route d’Aix.
Plutarque place ici toute une série de détails singuliers relati
vement à l ’état d’esprit des soldats romains. Si bizarres qu’ils
nous paraissent, il n’y a pas lien d’en révoquer en doute
l ’authenticité : Plutarque cite en effet des faits et des noms
précis, et d’autre part l’esprit supertilieux des Romains nous
est bien connu :
« Marins menait avec lui, en grand respect, et portée dans une
litière, une femme de Syrie, nommée Marthe, cloîtrait des sacri
fices sur son ordre. Le Sénat l’avait chassée, un jour qu’elle avait
voulu l’entretenir et lui prophétiser l’avenir. Elle s’était alors
tournée du côté des femmes, et les avait persuadées, surtout
la femme de Marins, parce qu’un jour, assise à ses pieds, elle
lui avait annoncé avec succès quel serait le vainqueur dans un
combat de gladiateurs ; clic l’avait envoyée à Marins, qui en fut
dans l ’admiration. Elle l’accompagnait constamment, en litière,
cl, pour les sacrifices, portait une robe de pourpre à agrafes, et
une lance décorée de bandelettes cl de couronnes. Celte comédie
fit que beaucoup de gens se demandaient si Marins y croyait
réellement, ou s’il le feignait, et jouait un rôle avec elle.
« Alexandre de Myndos (2) raconte aussi, à propos de vau
tours, une histoire surprenante. Deux deccs oiseaux paraissaient
toujours, avant une victoire, au-dessus de l'année, et l’aecom1) Vie de Marins, 17.
(2) Cet auteur avait écrit, probablement clans ta première moitié du premier
siècle de notre ère, une Histoire des animaux, qui eut beaucoup de succès, et
Vin Recueil de légendes, relatives aussi surtout à des animaux.
�GO
MICHEL CLERC
pagnaient, reconnaissables à leurs colliers de bronze. Les soldais
les leur avaient mis, après les avoir pris, puis relâchés. Depuis
ce temps les soldais, lorsqu’ils les reconnaissaient, acclamaient
les vautours ; et lorsque, dans une marche, ils apparaissaient,
ils s’en réjouissaient comme d’un heureux augure (1) ».
Parmi ces anecdotes, l’épisode de la prophétesse Marthe a
donné lieu à toutes sortes de rêveries qu’il serait oiseux de
discuter ici. C’est elle que Gilles reconnaît sur la stèle
des
Baux, tandis que d’autres l’ont identifiée avec la Marthe de la
légende chrétienne de Saint-Lazare. Ce ivest pas, d’ailleurs,
seulement à l’armée que l’on fut ému de ces prodiges : le même
état d’esprit se manifesta à Rome et dans toute l’Italie, abso
lument comme au temps de la guerre d’Hannibal :
« Beaucoup de signes apparurent... D’Amérie et de Tuderte,
villes d’Italie, on annonça qu’on avait vu la nuit, dans le ciel,
des lances de feu et des boucliers, d’abord séparés, puis allant
les uns contre les autres, et offrant les dispositions et les mouve
ments de combattants. A la fin, les uns ayant cédé, les autres
les ayant poursuivis, tous s’étaient précipités vers le couchant.
Vers le même temps aussi, arriva de Pessinonle Balabacès,
prêtre de la Grande Mère, annonçant que la déesse, du fond de
son sanctuaire, lui avait annoncé que les Romains tireraient de
celte guerre la victoire et une grande puissance. Le Sénat ayant
ajouté foi à ce rapport, et ayant décrété l’érection d’un temple à
la déesse en l’honneur de la victoire, Batabacès parut devant le
peuple et voulut l’entretenir également de cela ; mais le tribun
de la plèbe Aldus Pompeius l’en empêcha, le traitant de char
latan, et le chassa violemment de la tribune : or c'est ce qui fit
croire surtout aux paroles de cet homme. Aldus, en effet, au
sortir de l ’assemblée, à peine rentré chez lui, fut pris d’une
lièvre telle que, au vu et su de tout le monde, il mourut dans
les sept jours. »
L ’anecdote la plus surprenante en ce genre est celle qui nous
est parvenue dans un fragment de Dorotheos (2), un historien
(1) Vie de Marins, 17.
(2) Plutarque, Moralia, i, p. 382 (Diclot),
�MARIUS EN PROVENCE
61
d’Alexandre, d’époque indéterminée : peut-être, il est vrai,
a-t-elle rapport, non à la campagne contre les Teutons, mais à
celle de l’année suivante, contre les Cimbres.
« Marins, en guerre contre les Cimbres, ayant eu le dessous,
sut par un songe qu’ il vaincrait, s’il sacrifiait auparavant sa
fille ; il en avait en effet une, qui s’appelait Calpurnia ; faisant
passer ses concitoyens avant la nature, il la sacrifia et vainquit.
Et aujourd’hui encore il y a en Germanie deux autels qui, à
cette date, retentissent du son des trompettes. C’est ce que dit
Dorothéos, au livre IV de ses Italiques. »
On reconnaît en somme là un vieux mythe que l’on retrouve
dans toutes les religions anciennes, comme le prouve l’histoire
de la fille d’Agamenmon et de celle de Jephté. Quel rapport peut
avoir celle légende avec Marius, c'est ce qu’il nous est impos
sible de discerner : peut-être y a-t-il là une légende germanique,
mal comprise cl mal interprétée par l ’historien grec.
Ce qu’il y a à retenir de tout cela, c’est l’étal général des
esprits, frappés par l’imminence et la grandeur du danger;
et aussi que, dès lors, le merveilleux se mêlait déjà au réel, la
légende commençant à se former au temps même où se faisait
l’histoire.
Nous ne savons pas combien de temps durèrent les tentatives
faites par les barbares pour attirer Marius hors de son camp;
elles durèrent sans doute quelques jours, jusqu’à ce que tous
les barbares fussent réunis dans la vaste plaine qui s’étend entre
Barbenlane et Rognonas.
Une fois réunis, et voyant leurs tentatives pour livrer bataille
en rase campagne inutiles, ils se décidèrent à donner l’assaut au
camp romain :
« Les Teutons essayèrent, Marius restant coi, d’enlever d’as
saut le camp ; mais reçus du haut du retranchement par une
grêle de flèches, et ayant perdu un certain nombre d’hommes,
ils résolurent de passer outre, comptant passer les Alpes sans
difficulté (1) ».
�(52
MICHEL CLERC
L ’Epi lome dit que Je combat lut très violent, cas Ira summa vi
oppugnala. D ’après Orose, il n’aurait pas duré moins de trois
jours : continue Iriduo circa Romanorum castrapugnauerunt, si qao
paclo cxcuterent vallo, algue in ægtios campos effunderenl. Je note
en passant que l’expression s’applique bien mieux au plateau
assez élevé de lieauregard qu’à l'insignifiant plateau de SainlRemy.
L ’échec des Teutons s’explique facilement : un camp romain,
fortifié à loisir, et défendu par toute une armée rangée derrière
les palissades, était à peu près imprenable, surtout pour des
barbares. Il est d’ailleurs à remarquer que les assaillants n’insis
tèrent pas, ne songèrent point à transformer l’assaut en blocus.
Leur but n’était pas de se battre, mais bien de continuer leur
route : comme le camp romain ne barrait nullement celle roule,
ils passèrent outre et la reprirent tranquillement. El sans doute
ils n’eurent plus que du mépris pour cet ennemi qui n’osait pas
sortir de ses retranchements, et se soucièrent peu de ce qu’il
pourrait faire après leur départ. C’est ce sentiment qui ressort
des railleries que Plutarque et Florus mettent dans leurs bou
ches à l’adresse des soldats romains:
« Ils passaient tout près (du camp romain), et demandaient
par raillerie aux Romains s’ils n’avaient pas de commissions
pour leurs femmes : car bientôt ils seraient auprès d’elles » (1).
A en croire Plutarque, les barbares, lors de leur départ,
auraient mis six jours pour défiler devant le camp romain. Il
est impossible, de déduire de celle donnée le nombre des
barbares; mais la donnée en elle-même n’a rien d’aussi sur
prenant qu’elle peut le paraître au premier abord. En effet, si
l ’on ouvre l’ouvrage classique du général Von der Golz, La Nation
année, l’on y voit qu’un corps d’armée moderne mobilisé
comprend une quarantaine de mille hommes, soit 25 bataillons,
<Sescadrons, 96 pièces d’artillerie, 3 compagnies du génie, 3 déta
chements sanitaires, 2 équipages de pont, à quoi il faut ajouter
1(500 voitures pour les munitions, les bagages et le train; le tout,
(1
llnd,
; cf. Florus I, <)7.
�MA MUS EN PROVENCE
63
inavcliani sur une seule route, y occuperait une longueur de
Gü kilomètres, et ne mettrait guère moins de trois jours pour
défiler. Or les barbares devaient avoir beaucoup plus de chariots,
emmenant les femmes et les enfants, sans parler du butin des
précédentes campagnes, ce qui devait ralentir singulièrement la
marche. L ’assertion île Plutarque n’a donc rien d’ invraisem
blable; mais elle n’est pas autrement significative.
Là s’arrête la première partie de la campagne, l'attente. Que
faut-il penser de la conduite de Marins pendant toute celle
période? Pour Mommsen, s'il n’a pas osé courir les risques
d’ une bataille, c’est qu’il n’avait pas confiance dans ses troupes.
Pour Duruy, Marins aurait dû se jeter sur celle longue bande en
marche; s’il y a manqué, c’est qu’il n’avait pas les hautes
qualités du général. Ces deux appréciations me paraissent éga
lement mal fondées. Les soldats de Marins, au boni de trois
années d’exercices et de travaux continuels, étaient autrement
aguerris que ceux des armées précédentes. Et Plutarque nous
montre qu’ils avaient pleine confiance , comme Rome
tout
entière, dans leur général. 11 y avait là d’ailleurs beaucoup de
ses anciens soldais de Numidie, sur lesquels il pouvait compter
pleinement. Et comment se serait-il décidé à livrer, quelques
jours plus lard seulement, une bataille décisive, avec les mêmes
soldats? Si l’on a mal apprécié la conduite du général romain,
c’est qu’on a mal compris ce qu’il voulait: non pas battre les
ennemis, ni les rejeter ailleurs, mais les détruire d’un seul coup.
Or l’emplacement aurait été fort mal choisi pour cela : battus,
les Teutons se seraient éparpillés de tous les côtés, pour se
reformer plus loin. J’estime, tout au contraire, que Marins a fait
preuve d’ un mérite très rare chez un général : il a su attendre, et
ne s’est laissé forcer la main, ni par l’ennemi, ni par ses
propres soldais.
Il y a une autre question que l'on pourrait se poser. Pourquoi
Marins n’a-l-il pas empêché les barbares de passer le Rhône? Il
semble que, en face d’une pareille cohue, l’opéralion eût été
facile. Mais dans ce cas encore les barbares se seraient rejetés
sur la Gaule de l’ouest, quittes à revenir plus lard, el la cara-
�64
MICHEL CLERC
pagne si soigneusement préparée n’aurait pas abouti. Mais,
surtout, si Marins n'a pas fait celte tentative, c’est que les
barbares n’ont point eu à passer le Rhône, autrement dit, qu’ils
sont venus du Nord, et en suivant la rive gauche du fleuve.
Quant au passage de la Durance, Marins n’avait aucun intérêt à
l’empêcher, au contraire ; la Durance franchie, les barbares ne
pouvaient plus désormais que prendre la route d'Italie qui passe
par A ix ; cl là le général romain allait les attendre, celle fois
pour le combat, sur un terrain connu de lui, et où il pourrait
manœuvrer en toute liberté.
�LA MARCHE DES DEUX ARMÉES JUSQU’A AIX
Le point d’arrivée des deux armées parties du nord de la
Montagnelte est, à n’en pas douter, Aix, pris, bien entendu, au
sens le plus large du mot, c’est-à-dire la région d’Aix, ciica
Aquas Sextias, dit l’Epilome, Tvpôç toï? xyAovyivenç uSact, Ssl-nois,
dit Plutarque. Le but des barbares est clair : arriver en Italie
par la voie la plus facile, à savoir le tracé de la future voie
Aurélienne. Ils devront passer par Aix, Saint-Maximin, Brignoles, le Luc, les Arcs, Fréjus, puis suivre la côte, par Antibes
et Nice, et entrer en Italie par le col de Cadibone (qui n’a que
490 mètres d’altitude, plutôt que par le col de Tende, qui en a
1873) entre les Alpes et l’Apennin. Ils se trouveront ainsi du
coup en pleine Lombardie, et prendront à revers l’armée de
Calulus, qui attend les Cimbres venus probablement par le
Brenner.
En dépit de traditions locales, ou prétendues telles, qui n’ont
aucune valeur, il n’y eut point de combats avant que les bar
bares fussent arrivés là où eurent lieu les deux seules rencontres
dont parlent les auteurs anciens. Il y eut, de part et d’autre,
jusque là, une simple marche, sur laquelle nous ne possédons
aucun renseignement. Là dessus, nous en sommes réduits aux
hypothèses laites parles érudits locaux. Mais l’on va voir aussi
que l ’on se heurte à un certain nombre de nécessités topogra
phiques, et par conséquent stratégiques, qui limitent singuliè
rement le champ de ces hypothèses, et permettent en somme de
�MICHEL CLERC
reconstituer dans ses grandes lignes, avec beaucoup de vraisem
blance, la marche des deux armées ennemies.
Tout d’abord, il y a, au début, deux grandes directions possi
bles, et il n’y en a que deux : les armées ont marché ou au nord,
ou au sud des Alpines.
Sur ce premier point, les auteurs modernes sont partagés : les
plus anciens penchent pour le Sud, les plus récents, pour le
Nord. Mais, pour les premiers, l’hypothèse est forcée, parce
qu’ils mettaient le camp de Marius en Camargue, ou sur l’étang
de Berre (Bouche, Pilton, de Ilailze, la Statistique, Tiran). C’est
à partir de Gilles que, plaçant le camp dans les Alpines, on est
amené forcément à faire passer les armées an nord de cette
chaîne de collines. Pour nous, nous ne discuterons qu’en
prenant comme base l’hypothèse que le camp de Marius était à
la Monlagnette, ce qui d’ailleurs, en l’espèce, revient au même
que s’il avait été dans les Alpines.
Or, même de là, il n’est pas impossible a priori que les armées
aient pris la route du Sud : dans ce cas, elles auraient longé
toute la Monlagnette du Nord au Sud, passé entre Tarascon et
Saint-Gabriel, puis longé toute la chaîne des Alpines jusqu’à
Mouriès ; là, ou bien il fallait traverser 15 kilomètres de Grau,
ou bien continuer à côtoyer les collines, par Aureille et
Eyguières. Eniin, à partir de ce point, les deux roules possibles,
celle du Nord et celle du Sud, se confondent.
Celte hypothèse soutire des difficultés : l’espace utilisable est
relativement restreint, resserré qu’il est entre la montagne et les
étangs de la région d’Arles (les marais des Baux). Et il était bien
difficile d’éviter de traverser une partie de la Grau. Mais enfin,
il n’y a point là d’impossibilités : les hordes barbares, depuis
c[ue Marius avait refusé le combat, devaient marcher sans
crainte, et sans liàte ; elles pouvaient donc se resserrer pour
traverser les défilés.
Néanmoins, je regarde comme plus probable que c’est par le
nord des Alpines qu’ont passé les barbares : il y avait là en
effet, s’étendant devant eux, et dans la direction générale qu’ils
suivaient, Ouest-Est, une vaste plaine. Là, ils pouvaient se
�67
MARIUS EN PROVENCE
déployer à l’aise, et marcher sur plusieurs colonnes de front ;
ils pouvaient remplir toute la région qui comprend Graveson,
Maillane, Eyragues, Mollégès, Orgon, Eygalières.
Il est évident que là aussi il y a des difficultés. Il faut aussi,
en effet, sortir de là par un défilé, pour arriver à Salon, soit par
Eyguières, entre le mont Menu et le mont du Défends ; soit,
plutôt, par le perluis de Lamanon, où passent la roule et le
chemin de fer actuels. Après celte étape, le chemin redevient
facile, par Salon, Pélissanne, Eguilles, ou Pélissane, La Barhen,
Sainl-Cannal.
Enfin, d’Orgon, il y a encore une roule possible, celle qu’in
dique Gilles,
par Sénas, A llein s, Lambesc,
Saint-Gannat,
Eguilles.
Entre les deux systèmes, il est impossible de décider, puisque
nous n’avons pour nous guider ni textes anciens, ni monuments
archéologiques. Nous ne connaissons pas davantage l'état du
pays à ce moment ; il est bien probable que la plupart des
villages actuels existaient déjà, mais nous n’en sommes pas
sûrs. Gilles
invoque à l’appui de
son opinion les routes
romaines ; mais, sauf celle qui du littoral conduisait en Espa
gne, elle n’existaient pas encore ; il ne devait y avoir là que des
chemins naturels, plus ou moins entretenus ; quant aux roules
marseillaises dont parle Gilles, elles n’ont jamais existé que
dans son imagination (1). Enfin, il ne faut pas se représenter les
barbares comme une armée moderne en marche, ni même
comme celle de Marius. Ce sont des bandes distinctes, autant
que de tribus, ayant chacune leurs convois, avec des troupeaux
de femmes et d’enfants ; elle doivent profiler, pour s’étaler à
leur aise, de tous les pays de plaine qu’elles rencontrent, et user,
pour la marche, de toutes les voies naturelles possibles.
Avant d’aller plus loin, revenons aux textes de Plutarque et de
Florus.
« Lorsque les barbares eurent défilé, et pris de l’avance,
Marius, ayant décampé lui aussi, les suivit lentement (inr/.o\où(ki
(1) Voir C. Jullian, Bulletin épigraphique, v, 1885 p. 19 et suiv.
�68
MICHEL CLERC
u^lo/jv), s’élablissani toujours près et à côté d'eux (èyyîi; jj.ev àel
Ttap’ aürroù; sxsîvou; îSpuipevoç), dans des camps fortifiés, et choi
sissant des emplacements forts d’assiette, afin d’être en sûreté
la nuit (1 ).»
F
lores
: Marias mira statim velocilate occapalis compendiis
prævenit hostem, priorcsque Teulones sab ipsis Àlpium raclicibus
adseculus...
« Marins aussitôt, avec une rapidité étonnante, prenant les
raccourcis, prévint l ’ennemi, et ayant atteint d ’abord les Teutons
au pied même des Alpes... »
Ces deux textes sont, malgré leur brièveté, d’une importance
capitale, et d’ailleurs nullement contradictoires, quoi qu’on en
ait dit (Bérenger-Féraud), si l’on sait les comprendre. Ils ne
s’excluent nullement l’un l’autre, mais sc complètent : ils
représentent chacun un point de vue différent.
Comment devons-nous nous représenter la marche de Marius ?
Tous les érudits modernes, jusqu’à et y compris Dervieu, ont
été induits en erreur par une mauvaise traduction de Plutarque,
celle d’Amyot et de ceux qui l’ont remanié, Coraï par exemple :
« Marias sc mit à les suivre tout bellement à la trace, se logeant
toujours à leur queue, le plus près qu’il pouvait. » Or Plutarque ne
dit que ceci : que Marius partit après eux, et ne s’éloigna pas
d’eux, et pas autre chose. Mais il ajoute qu’il campa toujours
sur les hauteurs, ce qui prouve bien qu’il n’était pas derrière
eux, car les barbares évidemment, eux, ne marchaient pas sur
les hauteurs, mais en plaine.
« Les barbares, dit liés bien La Calade, traînaient après eux
leurs femmes, des enfants, des vieillards, des bagages, et une
multitude de chariots. Ils étaient persuadés (dit Plutarque) qu’ils
franchiraient les Alpes sans obstacle. Ils durent, en conséquence,
marcher autant que possible dans les plaines et suivre les
chemins battus. Les Romains, au contraire, choisissaient des
(1) Vie de Marins, 18.
�MARIUS EN PROVENCE
f.Û
lieux forts d’assiette, c’est-à-dire les points élevés et peu acces
sibles. Ils ne suivaient donc pas la même roule. »
J’ajouterai ceci, c’est qu’une marche de ce genre eût été
contraire à tous les principes de l’art militaire, et il est surpre
nant que le capitaine Dervieu ait partagé cette façon de voir.
Elle aurait présenté en effet toute sorte d’inconvénients. Si
Marius avait marché derrière l’ennemi, et qu’à un moment
donné il eût voulu le dépasser, cela lui eût été impossible : il
était dès le début condamné à rester toujours derrière les
barbares. D’autre part, l ’ennemi, ayant pris quelque avance,
pouvait s’arrêter, taire brusquement volte-face et se mettre en
ordre de bataille, tandis que l’adversaire continuant sa route,
serait venu se heurter à lui, encore en ordre de marche. Une
marche de ce genre ne se comprend que lorsqu’il s’agit de
poursuivre une armée battue, mais non d’observer une armée
encore intacte. En 1812, les Russes se sont bien gardés de
procéder ainsi : les cosaques seuls poursuivaient directement
l ’armée de Napoléon, tandis que le gros de l’armée russe longeait
le flanc gauche de la Grande Armée.
Marius donc n’a pas suivi, au sens littéral, l’ennemi : il a
marché parallèlement à lui en gardant toujours le contact. Il est
possible que pendant quelque temps encore il soit resté dans
l’incertitude de la roule que prendraient définitivement les
barbares.
Si
ceux-ci
longeaient
la
Durance jusque
vers
Meyrargues, c’est qu’ils voulaient continuer à la suivre et passer
par le col du mont Genèvre. Si au contraire ils passaient par
Eyguières ou Lamanon, l’incertitude cessait immédiatement.
Enfin s’ils prenaient par Alleins, Marius ne serait fixé qu’une
fois qu’ils seraient arrivés à Lambesc, une fois les collines
franchies.
Cela posé, Marius a-t-il marché au nord ou au sud des
barbares, sur leur flanc gauche, ou sur leur liane droit? Sur ce
point, La Calade seul s’exprime d’une façon formelle : il met
l’armée de Marius au sud de celle des barbares.
« M arius... avait un grand intérêt à rester en communication
avec les Massaliotes ses alliés, et, pour ne pas se laisser couper
�70
MICHEL CLERC
du côté où il pouvait espérer du secours, ou du moins une ligne
de retraite plus sûre, il dut chercher à se tenir plutôt vers le
flanc droit des barbares, et à s’établir au sud de leurs cam
pements. »
Gilles, à ce qu'il semble, car il s’exprime d ’une façon des plus
confuses, la met au contraire au Nord.
Pour ce qui est de la marche dans la région des Alpines, la
réponse est facile : elle dépend absolument du système que l’on
adopte. Si l’on fait passer les barbares par le Sud (Fontvieille,
Maussane, Mouriès), Marias est sur leur flanc gauche, et au Nord ;
si, au contraire, ils passent au Nord (Maillane, Eygalières),
Marins est sur leur flanc droit, et au Sud. Et c’est, décidément,
l’hypothèse la plus vraisemblable : si les barbares avaient pris
par le Sud, il y aurait eu trop peu d’espace pour les mouvements
des deux armées, et il aurait été bien diffici 1e à Marius d’éviter
tout choc, et de maintenir sa marche indépendante.
Celle discussion montre que, pour arrivera une solution satis
faisante de tous ces problèmes, il est nécessaire d’en considérer
à la fois toutes les données, au lieu de considérer séparément
Marius et les barbares, cl nécessaire aussi d’appliquer à l’un
tout ce que l’on admet des autres.
Nous supposerons donc que les barbares ont défilé dans la
vaste plaine qui s’étend entre les Alpines et la Durance, jusqu’à
Orgon. Là, il est de toute impossibilité que Marius les ail suivis
au sens propre du mot : en plaine, avec ses 30.000 hommes, il
se serait exposé à être cerné de loules parts, et pris entre les
barbares et les Alpines, ou entre les barbares et la Durance. Il
était bien inutile d’ailleurs qu’il les suivît, puisqu’il savait bien
que là ils ne pouvaient sortir que par Orgon. Le général romain
pouvait donc, laissant les barbares continuel- leur marche à
l ’Est, se défiler tout le long de la Montagnette, de façon à n’avoir
à faire en plaine que six kilomètres, entre la Montagnette et les
Alpines, pour suivre ensuite le pied de celte dernière chaîne. Il
ne faudrait pas se représenter en effet Marins, parce que
Plutarque nous le montre campant sur les hauteurs, comme
juché tout le temps sur les sommets des montagnes ; il en était
�MARI US EN PROVENCE
71
simplement assez rapproché pour pouvoir y choisir sa position
pour chaque nuit.
De la Monlagnelle à Orgon, il y a environ, en ligne droite,
25 kilomètres, pour les barbares. Pour Marins,il faut en compter
une quarantaine, soit 15 en plus, ou trois ou quatre heures de
marche pour de vraies troupes, ce qui est insignifiant. Marins
pouvait donc à volonté suivre, accompagner,
ou devancer
l’ennemi.
Je ne sais pas cependant s’il n’est pas préférable de se repré
senter autrement la marche de Marins, Il paraît certain que,
pendant toute cette marche des deux armées, et jusqu’à leur
arrivée dans les environs d’Aix, il n’y eut point d’engagements.
Or, il est bien difficile que les barbares, si peu stratégistes qu’ils
fussent, n’aient pas su que Marins avait décampé et s’était mis
lui aussi en marche. Si les Romains avaient défilé le long des
Alpines, les Teutons auraient dû avoir la tentation de les y acculer,
ou de les forcera s’y éparpiller. Il est donc vraisemblable que,
si les barbares ont bien su que Marins avait quitté son camp,
du moins il ne l’ont point vu. Marins, à ce. moment, n’avait
pas intérêt à garder le contact immédiat avec l’ennemi, sachant
d’avance par où celui-ci déboucherait forcément. Il a donc pu,
une fois en plaine, se défiler non pas devant, mais derrière les
Alpines ; des vedettes et des coureurs lancés sur la montagne
suffisaient pour le tenir constamment au courant des mouve
ments des barbares. El la chaîne de collines, qui le protégeait
et dérobait absolument sa marche, offre cependant plusieurs
passages assez faciles pour qu’il pût la traverser rapidement en
cas de besoin : il y a en effet trois passages, par les Baux, par
Maussane et Saint-Remi, par Mouriès ou Aureille et Eygalières.
Que l ’on n’objecte pas à celle hypothèse le mot de Plutarque,
STîTjXO/.o’j Oîi.. . . ’e yyù; piv
à .e \
x a l Tïa.p’ aùvo’j ; exeÎvo'jç wp'jôpsvoç.
Même derrière les Alpines, Marins était tout près de l’ennemi ;
et, surtout, il est pour moi certain qu’il a manœuvré de celte
façon dans la dernière partie de la campagne : la bataille finale
et son issue demeurent incompréhensibles si à un moment
donné Marins ne s’est pas défilé derrière la montagne. II est donc
�72
MICHEL CLERC
légitime d’admettre qu’il avait déjà eu recours à uuc manœuvre
semblable lorsqu’il suivait, sans être vu, l’ennemi.
Combien les deux armées ont-elles mis de temps pour arriver
à Orgon ? Marins aurait pu opérer celte marche en deux jours
facilement ; quant aux barbares, il est difficile que, pour faire
25 kilomètres, ils aient mis beaucoup plus longtemps : trois
jours paraissent être un maximun, même pour leur marche
lente.
On peut se demander pourquoi Marins ne les a pas arrêtés à
Orgon. Pour la même raison qui a fait qu’il ne les avait pas
empêchés de passer la Durance : à Orgon, il pouvait bien les
empêcher de passer, mais non de s’enfuir et de se porter ailleurs.
Pour ce que projetait Marins, ce n’est pas un défilé qu’il lui
fallait ; les barbares étaient trop nombreux pour s’y engager
jamais tous à la fois ; il n’aurait pu qu’y surprendre leur avantgarde ou leur arrière-garde, ou, tout au plus, les couper en deux
corps, dont l’un, quelle qu’eût été l’issue du combat, lui eut
I
probablement échappé.
Il en est de même pour une autre position, où il semble que,
stratégiquement, Marins aurait pu se poster : à savoir les passes
d’Eyguières et Lamanon (dans l’hypolhèse, bien entendu, où
les barbares seraient passés par là). Arrêtés là par les Romains,
les barbares pouvaient se rejelter sur la Durance et, changeant
de route, la remonter.
An résumé, il n’y avait là aucune position favorable pour l’exé
cution des projets de Marins, et l’on comprend très bien que
toute celle partie de la route, de la Monlagnette à Orgon, se soit
effectuée sans combats.
Pour toute celle première partie du chemin à parcourir, il n’y
avait en somme, pour les barbares, qu’une seule route possible.
D’Orgon à Aix, au contraire, j ’ai déjà indiqué qu’il y en avait
plusieurs. On peut admettre en principe qu’ils ont pris la plus
large et la plus facile. Il faut alors exclure la route LamanonSalon, et de Sénas aller à l’Est, comme l’indique Gilles, par
Alleins, Lambesc, Saint-Cannat et Egaillés.
�MARIUS liN PROVENCE
Mais, ici, les difficultés redoublent. Non toutefois pour les
barbares : ils suivent (en gros) la roule nationale n° 7, de Paris à
Antibes, qui n’est autre qu’une dépression naturelle entre Alleins
et Lambesc. Mais, une fois engagés dans la région de plaine,
Lambcsc et Saint-Cannat, que devient Marins ? Pour rester
fidèles au texte de Plutarque, il n’y a que deux hypothèses possi
bles : il ne s’engage pas en plaine à leur queue, mais il les suit
sur les hauteurs, à savoir sur celles de droite ou sur celles de
gauche.
A mon avis, le parti que l’on prend sur celle question est
capital : de là dépendra forcément l’emplacement que l’on assi
gnera aux armées pour le premier combat. Si Marins suit par le
Sud, il est évident qu’il s’y trouvera encore au moment de l’enga
gement, à moins d’admettre qu’il traverse les barbares à ce
moment, chose évidemment impossible en plaine.
Or, d’Alleins à Aix, en se maintenant au sud de la grande
roule, il faut passer par Vernègues, Aurons, La Barben, puis
prendre, au Grand-Coudoux, la chaîne de hauteurs qui bordent
l’Arc, pour déboucher sur Aix par Ventabrcn, Saint-Pons, les
Milles, et prendre position sur le Montaiguet.
Seulement, là, il n’y a point de série continue de hauteurs :
il faut traverser successivement des collines et des vallons, dont
aucun ne domine la plaine. Voici, en effet, les cotes d’altitude :
Lambesc est à 180 mètres, Saint-Cannat à 190, Egaillés à 274,
les Plàtrières à 381 ; et d’autre part, sur la route qu’aurait suivie
Marins, La Barben n’est qu’à 120, Ventabren à 203. 11 n’y a donc
nulle part là de position où il ait pu camper en surveillant l’en
nemi et en le dominant.
M. de la Calade argue que Marius avait intérêt à se tenir au sud
des barbares, afin de rester en communication avec Marseille
pour ses approvisionnements, et pour trouver là aussi une ligne
de retraite possible. J’avoue n’être pas très frappé de cet argu
ment : je crois plutôt qu’il avait intérêt à s’interposer entre les
barbares et la Durance, route toujours possible pour eux. Quant
aux approvisionnements, comme ils se faisaient par le canal et
le Rhône, Marseille importait peu à ce point de vue ; Marius
�MICHEL CLERC
restait maître de ses communications et de ses services d’arrière
avec le Rhône au confluent de la Durance. En cas d’échec enfin,
il trouvait là une ligne de retraite bien meilleure que Marseille,
où il courait le risque d’être jeté à la mer : à savoir la vallée de la
Durance et le Rhône, où les barbares, allant en Italie, ne le pour
suivraient certainement pas, et où il pourrait se reformer pour
reprendre la poursuite. Au nord des barbares, Marins est abso
lument sûr de la direction qu’ils prennent, et, en cas de succès,
leur coupe toute retraite, puisqu’ils seront pris entre la mer et
lui. Au sud d’eux, il peut, battu, être jeté à la mer ; vainqueur,
les voir s’échapper au nord.
Si maintenant l'on examine le terrain au nord de l’armée bar
bare, on constate qu’il y a là une série de hauteurs bien mieux
dessinées et bien plus favorables pour la marche parallèle qui
était la marche de Marins. C’est, à partir de la fin des Alpines,
le mont Menu, le mont du Défends, cl toute une série de collines,
dites chaîne de la Trévaresse, qui bornent la Durance et domi
nent vraiment la plaine : en face deLambesc, qui esta 180 mètres,
la colline s’élève à 300 au moins; et elle se maintient jusqu’à
Meyrargues entre
300
et 350. De même,
de Meyrargues,
en allant du Nord au Sud, jusque vers Saint-Marc, on a des
hauteurs continues de 300 mètres. Je ne me dissimule pas que
l'on peut faire à ce système une objection. Il faut que Marins,
pour passer du flanc droit des barbares à leur flanc gauche, ait
coupé leur armée. Je necrois pourtant pas qu’il l'ail fait. Ce qu’il
a dû faire, c’est, ou les précéder, ou, plutôt, les laisser passer, à
la hauteur de Lamanon. Là, une dernière hésitation était encore
possible : passé Orgon, les barbares pouvaient encore, à la
rigueur, prendre la roule de la Durance. C’est pourquoi Marins
s’arrête à Lamanon, et là, attend qu’ils aient défilé. Les barbares
une fois à Allcins, tout est fini : ils ne peuvent plus prendre que
la route d’Aix à Saint-Maximin. Marins est alors libre de les
suivre par le Nord ou par le Sud, comme il lui plaira. J’ai déjà
indiqué les raisons pour lesquelles j’estime qu’il a pris la route
du Nord. 11 y en a encore une autre : si Marins a marché au sud
des barbares, on peut à la rigueur expliquer le premier combat.
�MARIUS EN PROVENCE
Mais le second, la bataille décisive, devient incompréhensible :
il aurait fallu, en effet, au général romain effectuer une marche
énorme, an risque d’arriver trop tard au point voulu, ou bien
traverser en plaine toute l’année barbare, cequi est inadmissible
en bonne stratégie. Seule donc, l’étude détaillée de la fin de la
campagne et des deux combats qui la terminèrent pourra nous
donner la solution générale du problème.
��VII
LE PREMIER COMBAT
1 . — L a t o p o g r a p h ie . — L es t e x t e s .
Toute l’étude de la campagne de Marins et notamment de la
bataille qui l ’a terminée repose sur un postulat : à savoir que le
récit de celle bataille fait par Plutarque n’est pas fantaisiste,
mais qu’il est précis même dans le détail. Or je rappelle que
Tile-Live (59 avant — 17 après notre ère) a commencé à écrire
vers l’an 27 ; le livre (kS, celui qui nous intéresse, tonnait à peu près
le milieu de l’ouvrage, qui en comportait en tout 142. Ce livre a
dû, par conséquent, être écrit quelques années avant notre ère ;
c’est-à-dire qu’il s’est écoulé près de cent ans entre l’événement
et le récit de l historien. Ce récit, d’autre part, a été composé
uniquement d’après les annalistes et les mémoiristes, et non
d’après les documents officiels, comme la correspondance du
général en chef et ses rapports au Sénat. Orateur plus qu’hislorien, Tile-Live a dû choisir de préférence les traits qui lui per
mettaient de retracer de l’affaire un tableau brillant. Il n’avait
d’ailleurs aucun motif qui put le pousser à être inexact et à
dénaturer les faits ; mais il n’a pas non plus songé à faire œuvre
de slratégisle, comme l’a fait par exemple Thiers pour les cam
pagnes de Napoléon ; il a visé surtout au pittoresque, et aussi à
exalter la valeur romaine. Enfin T ile-L iv e ne connaissait pas
personnellement le pays ; pour lui-même, la disposition du
tleuvc, des collines, etc., tout cela devait rester dans le vague ; il
ne semble pas qu’il y ait eu, dans son récit, en dehors du nom
d’Aix, un seul nom de lieu cité.
�78
MICHEL CLERC
S’il en est ainsi pour Tite-Live, a fortiori en est-il de même
pour Plutarque, qui, écrivant près de cent ans après Tite-Live,
et ne connaissant pas plus que lui le pays, n’a fait que reprendre
son récit, en l’accommodant à sa propre tournure d’esprit. Il a
dû, à son tour, faire un choix parmi les détails, négliger quel
ques uns de ceux que lui fournissait Tite-Live, et en ajouter
d’autres pris à d’autres sources. Mais, tout comme Tite-Live,
Plutarque a visé au pittoresque
Quoi qu’il en soit, il ?aut
accepter ce récit tel qu’il est, ou renoncer à en tirer parti.
Le plus grave reproche à faire à Plutarque, c’est que nulle
part n’apparaît chez lui l'idée maîtresse de la campagne et de la
bataille qui la termine : pourquoi est-ce là que s’est engagée
l’action, plutôt qu’ailleurs et qu’à un autre moment ? Que vou
laient les barbares? qu’a voulu Marius? pourquoi la défaite des
barbares est-elle devenue une extermination, sans qu’il y ait eu
même de poursuite?
A toutes ces questions, sur lesquelles les auteurs anciens res
tent muets, la topographie vient nous fournir la réponse, et avec
une clarté aveuglante, j ’entends à partir d’Aix. J’affirme en effet
que, s’il y a plusieurs hypothèses possibles pour l’itinéraire
suivi par les armées du Rhône à Aix, il n’y en a qu’une seule
pour expliquer la marche des barbares à partir d’Aix jusqu’à la
fin de la campagne, et qu’il n’y a également qu’une seule hypo
thèse possible pour la position de leur armée et de l’armée
romaine lors du deuxième combat. 11 n’y a matière à discussion
que sur l’emplacement du premier combat, c’est-à-dire sur la
marche de Marius pendant ce temps. Il ne faut pas faire dépendre
la marche de Marius du lieu que l’on assigne pour le combat,
mais faire le contraire. Autrement dit, si nous arrivons à recon
naître clairement le but que se proposaient chacun des partis en
présence, la topographie imposera à leur marche des conditions
nécessaires, et l’on sera obligé de mettre les emplacements du
premier et du second combat là seulement où les ennemis ont
pu et dû se rencontrer, et non ailleurs. Or, la topographie à
partir d’Aix est très simple, et très caractéristique. Les barbares
suivent la vallée de l’Arc, jusqu’à sa source. Cela constitue deux
�MARIUS EN PROVENCE
79
parties bien distinctes. D’abord, d’Aix à Château-Roussel, c’est
une série de défilés, une vallée étroite, bordée de très près par
les hauteurs que projette du Nord la chaîne de Sainte-Victoire
(Tholonet, Cengle), et au Sud par les derniers contreforts de la
chaîne de l ’Etoile (Meyreuil, Fuveau). Puis, entre ltousset et
Peynier, c’est un changement de décor complet, et saisissant :
une vaste plaine s’ouvre, encadrée au Nord et au Sud par des
collines formant chaîne, et très abruptes. Ces collines s’élèvent,
celles de Regaignas, au Sud, de 700 à S00 mètres, et la fin de la
chaîne de Sainte-Victoire, au Nord, de 700 à 1.000. A l’Est au con
traire, la vallée est fermée par une chaîne de collines beaucoup
plus basses, et, surtout, de pente beaucoup plus douce, attei
gnant au maximum à peine 440 mètres. La dépression maxima
se trouve près île Fourrières : c’est là que passent actuellement
et la grande route et le chemin de fer.
La haute Arallée de l’Arc est donc une vaste plaine, formée par
deux défilés à l’Ouest et à l’Est, mais par deux défilés très diffé
rents : celui de l’Ouest (Aix, Meyreuil, Beaurecueil) se continue,
plus ou moins large ou resserré, sur une dizaine de kilomètres ;
celui de l’Est, à Pourcieux, est beaucoup plus court. A l’Ouest,
la vallée n’est pas fermée, mais seulement encaissée. A l’Est au
contraire, elle est fermée: des hauteurs continues séparent là la
vallée de l’Arc de celle de l’Argens ; mais ce sont des hauteurs
très faibles, permettant un passage facile sur un espace assez
large. Ainsi, delacolline de Pourcieux à cellede Fourrières, soit
sur sept kilomètres, l’Arc coulant en plaine à la cote de 1147 mè
tres, ces collines ne s’élèvent qu’à 390 mètres, hauteur à laquelle
passe la roule actuelle, et le maximum de hauteur, qui se trouve
derrière Pourrières, n’est que de 451 mètres. Une armée peut
donc passer là sur un front étendu, sans se trouver dans un
défilé. EL, une fois engagé dans la plaine, c’est par là qu’il faut
absolument sortir, à moins que l’on ne rebrousse chemin; quant
à passer en masse par le Nord ou par le Sud, c’est absolument
impraticable. En d’autres termes, celle vallée est un cirque, un
véritable piège, d ’où il sera impossible de sortir si les deux extré
mités sont solidement occupées.
�Il suffit de faire, non en chemin de fer, mais en voiture ou à
pied, la route d'Aix à Pourrières, pour que le plan de Marins
vous apparaisse avec une évidence irrésistible. Les collines de
la ligne Pourcieux-Pourrières ont été son poste de combat défi
nitif, celui qu’il avait choisi depuis trois ans pour le cas, le plus
probable de tous, où les barbares prendraient la route d’AixSainl-Maximin pour passer en Italie. Il connaissait l'emplace
ment, ne fùt-ce que pour y avoir passé lorqu’il alla briguer son
quatrième consulat, et au retour : Plutarque nous dit en effet
qu’il revint rapidement, doncpar la route la plus courte, qui est
précisément celle-là.
Et là, nous trouvons toutes les conditions requises : une place
suffisante, et exclusivement sur les hauteurs, pour toute l’armée
de Marins ; — une place suffisante, et dans la plaine, pour les
barbares; — une position, pour Marins, qui ne commande pas
seulement la route d ’Italie, mais qui la barre, qui est à cheval
sur celle roule même; — les deux armées ne peuvent pas ne pas
se heurter là, les uns voulant passer, et ne pouvant plus passer
que par là, et les autres voulant les en empêcher, et ne le pou
vant que là; — enfin la forme même du cirque, fermé de toutes
parts par des hauteurs considérables, explique que la défaite des
barbares ail entraîné leur extermination : la garnison du castellum d’Aix renforcée a suffi pour occuper le défilé de Meyreuil
et couper toute retraite par l’Ouest.
Je ne fais pour le moment qu’indiquer tous ces points, sur
lesquels je reviendrai en détail. J’ai dû commencer par la fin
pour faire comprendre l’idée maîtresse de toute la campagne,
laquelle doit éclairer tout ce qui a précédé.
Je reprends maintenant le récit de Plutarque, depuis l’arrivée
des deux armées dans la région d’Aix.
« Avançant ainsi, ils arrivèrent à l’endroit qu’on appelle les
Eaux Sextiennes; de lit il ne leur restait plus que peu de chemin
à faire pour arriver aux Alpes. Aussi Marins se prépara-t-il à
combattre là, et choisit pour son camp un lieu, fort à la vérité,
mais où l’eau était peu abondante, voulant, dit-on, par cela
�81
MAUIUS EN PROVENCE
même exciter le courage des soldats. Beaucoup s’en plaignant,
et disant qu’ils souffriraient de la soif, il leur montra du doigt
une rivière qui coulait près du camp retranché des barbares, et
leur dit que c’était là qu’il fallait acheter l’eau au prix de leur
sang. « Pourquoi donc, répondirent-ils, ne nous mènes-tu pas
aussitôt contre eux, tant que notre sang coule encore dans nos
veines? » II leur répondit d’une voix tranquille : « Tout d’abord,
il faut fortifier notre camp. »
« Les soldats, quoique irrités, obéirent; mais la plus grande
partie des valets, n’ayant d’eau ni pour eux, ni pour les bêtes de
somme, descendirent en foule à la rivière, portant, avec leurs
cruches, qui des haches, qui des cognées, quelques uns des épées
et des lances, comme décidés à avoir de l’eau même au prix
d'un combat. Ils ne furent attaqués d’abord que par un petit
nombre d’ennemis : car la plupart étaient en train de manger,
après le bain, ou se baignaient. En ce lieu, en effet, coulent des
sources d ’eau chaude ; et les Romains surprirent une partie des
barbares s’amusant à l’entour et se livrant au plaisir et au
charme du lieu. A leurs clameurs, il en accourut un plus grand
nombre, et il devint difficile à Marins de retenir les soldats, qui
craignaient pour leurs valets; et la partie la plus belliqueuse
des ennemis, ceux qui auparavant avaient vaincu les Romains
sous Mallius et Cœpion(ils s’appelaient les Ambrons, et taisaient
à eux seuls plus de trente mille hommes), s’élançant, coururent
à leurs armes. Le corps alourdi par la mangeable, mais l’esprit
joyeux et épanoui par le vin, ils s'avancèrent donc, non pas
emportés en désordre par une marche furieuse, ni en poussant
des cris inarticulés, mais frappant leurs armes en mesure, el
marchant tous ensemble, ils répétaient souvent leur propre nom
Ambrons; soit pour s’exhorter les uns les autres, soit pour
effrayer d’avance les ennemis en se faisant ainsi connaître. Les
premiers des Ilalioles qui descendirent contre eux furent les
Ligures, qui, entendant leur cri et le comprenant, répondirent
eux aussi que c’était leur nom national; les Ligures s’appellent
ainsi en effet comme race. Ce nom retentit donc lréquemment
et des deux côtés, avant qu’on en vint aux mains; el les chefs
(>
�82
MICHEL CLERC
s’étant mis à leur tour des deux côtés à crier, et cherchant à
l’emporter les uns sur les autres par la puissance de leur cri,
ces clameurs excitèrent et enflammèrent les courages. Le
passage du cours d’eau disloqua les Ambrons; ils n’eurent pas
le temps, après l’avoir franchi, de reformer leurs rangs, mais,
les Ligures tombant aussitôt au pas de course sur les premiers,
le combat s’engagea. Les Romains venant au secours des Ligures
et se portant d’en haut contre les barbares, ceux-ci, cédant au
choc, s’enfuirent, et la plupart, précipités les uns sur les autres,
lurent tués là, le long de la rivière, qu’ils remplirent de sang et
de cadavres. Quant à ceux qui étaient passés, les Romains les
massacrèrent sans qu’ils osassent faire tête, tandis qu’ils fuyaient
jusqu’à leur camp et à leurs chariots. Là les femmes, sortant
avec des épées et des haches, et poussant, de rage, des cris aigus
et effrayants, repoussaient également et les fuyards et ceux qui
les poursuivaient, les uns comme traîtres, les autres comme
ennemis ; confondues avec les combattants, et arrachant de leurs
mains nues les boucliers des Romains et saisissant leurs épées,
elles supportèrent les coups et les blessures jusqu’à la mort avec
un courage invincible. Ce combat sur les bords du fleuve fut
dit-on, livré ainsi plutôt par hasard que d’après la volonté du
général.
« Lorsque les Romains, après avoir détruit une bonne partie
des Ambrons, revinrent en arrière, et que la nuit fut survenue,
l ’armée ne fut pas accueillie, comme d’habitude après un succès
pareil, par des chants de victoire, des buveries dans les tentes,
de la gaieté pendant le repas ; elle n’eut même pas ce qui est le
plus agréable pour des hommes ayant heureusement combattu,
un sommeil paisible : ils passèrent toute cette nuit dans le
trouble et la crainte. C’est que le camp n’avait encore ni retran
chement, ni palissades ; des myriades de barbares demeuraient
intactes, et les lamentations des Ambrons qui avaient échappé
et qui s’étaient unis à eux ressemblaient, dans la nuit, non à des
plaintes ou à des gémissements d’hommes, mais à, des hurle
ments et à des mugissements de hôtes fauves, mêlés de menaces
et de chants funèbres; tout cela, montant d’une telle foule,
�MARIUS EN PROVENCE
83
retentissait sur les montagnes d’alentour et dans la vallée de la
rivière. Un bruit effroyable remplissait la plaine; les Romains
étaient frappés de crainte, et Marius lui-même d’étonnement,
s’attendant à un combat de nuit désordonné et confus. Cepen
dant ils ne sortirent ni celle nuit, ni le jour suivant, mais ils les
passèrent à se reformer et à se préparer. » (1).
C’est un récit pittoresque et dramatique au plus haut point,
mais où l ’anecdote tient, à notre goût, trop de place : nous
aimerions mieux que fauteur nous eût donné le nom du ruisseau,
et indiqué à quelle distance d’Aix le combat s’est livré.
Quelques passages demandent un commentaire.
Tout d’abord, le rôle joué par les valets d’année, qui aidera à
comprendre un épisode essentiel de la seconde bataille. Ces
valets étaient très nombreux, et se divisaient en plusieurs caté
gories. Les muletiers et charretiers, agasones, muliones, formaient
un personnel considérable : au temps de César, une légion com
porte plus de 600 bêtes de trait, pour le service de campement ;
Sylla, au siège d’Athènes, a 20.00!) muletiers. Aussi étaient-ils
organisés, par sections de 200 animaux, ayant chacune à leur
tête un valet d’armée, avec un fanion. De plus, il y avait les
valets proprement dits, calones, esclaves affectés au service des
officiers et des soldats, et qui étaient également embrigadés;
enlin les cantiniers, qui étaient des hommes libres.
Sous l’empire, le total de ces valets arriva à dépasser l’effectif
des troupes; mais il était déjà considérable sous la république,
puisqu’il est question dans le De bello africano de muUitiido
servonim.
Ce nombre de valets et leur organisation expliquent que l’on
trouve plusieurs exemples de généraux les uldisant, pour les
travaux de fortification, et même pour le combat; et dans ce
cas, ils utilisaient les haches et cognées qui leur servaient
habituellement d’outils.
En second lieu, il faut relever l’assertion de Plutarque rela
tivement au nom d’Ambrons que se seraient attribué aussi les
Ligures.
(1)
Vie de M arius, 1S-20.
�84
MICHEL CLERC
On a beaucoup discuté, sans grand résultat, sur l’origine el
l’habitat prim itif des Ambrons. Les auteurs anciens en font un
peuple celtique; mais on sait combien est fréquente, chez eux,
la confusion entre Celles et Germains. Comme, en fait, on ne les
voit jamais apparaître dans l’histoire qu’en compagnie des
Cimbres et des Teutons, dont l’origine germanique est indiscu
table, l ’hypothèse la plus probable est qu’ils venaient, comme
eux, des régions du nord de l’Europe centrale, et qu’ils étaient
de race germanique. Mais l’anecdote rapportée par Plutarque peut
en suggérer une autre, à savoir un rapprochement entre le nom
des Ambrons el celui des Ombriens, Umbri. Ceux-ci, au dire de
Pline l ’Ancien (1), passaient pour la nation la plus ancienne
de l ’Italie, bien antérieurs aux Etrusques, qui s’étaient établis par
la force chez eux. On sait que ces Ombriens nous ont laissé un
fort curieux monument de leur langue dans les célèbres Tables
Eugubines.
Si donc la tradition rapportée par Plutarque a une valeur
historique, et s’il n’y a pas là quelque confusion faite, non par
lui, mais par les soldats mêmes de Marias, trompés par quelque
similitude de noms purement fortuite, il faudrait admettre
ceci : les Ombriens seraient le premier rameau détaché d’une
souche commune, d’où seraient sortis plus tard les Ligures
proprement dits ; et un troisième et dernier rameau, resté
en arrière, nous ne savons où, dans l’Europe centrale, aurait été
entraîné, bien des siècles plus tard, par la grande migration des
Cimbres et des Teutons. On sait en effet que celle-ci, composée
en majorité d’éléments germaniques, en comprenait aussi
d’autres, par exemple celtiques, comme les Helvètes. Et, dans
ce cas, il faudrait conclure que, le premier el le dernier rameau
ayant gardé leur nom prim itif d’Ombriens ou Ambrons, celui
de Ligures avait été pris par les autres postérieurement à leur
émigration, dans un des pays occupés par eux, et n’aurait,
pour eux, désigné que certaines tribus, tandis que les Grecs et
les Romains l’auraient étendu abusivement à toutes les tribus
congénères.
(1) lit, lit, 1.2,
�MARIUS EN PROVENCE
85
Enfin, il y a lieu de faire remarquer le rôle rempli dans
l’année de Marins parles Ligures, qui faisaient évidemment
partie des troupes auxiliaires que l ’on levait dans les provinces.
Les Ligures dont il est question paraissent d’ailleurs avoir été
levés non dans la Province, mais dans la Ligurie italienne.
Or, c’est à partir de Marins que les auxilia ont joué un rôle
plus considérable.
C’est eux en effet qui remplacèrent les
vélites, ou troupes d’infanterie légionnaire légère, supprimés
par Marius. Les auxiliaires, il est vrai, fournissaient aussi la
plus grande partie de la cavalerie : mais ici il s’agit évidem
ment de fantassins. Ces fantassins étaient organisés en cohortes,
comme l’étaient depuis Marius les troupes légionnaires ; mais
ces cohortes n’étaient pas groupés en légions. Chacune d’elles
était commandée par un praefeclus, et ne renfermait que des
hommes d’une même nation, à cause de la communauté de
langage, qui facilitait le commandement, et aussi parce que les
hommes conservaient leur armement national.
Cet armement, tantôt se rapprochait beaucoup de celui des
légionnaires, et comportait le casque et le bouclier, l’épée et la
la lance, seulement de formes différentes, et tantôt en différait
complètement : ainsi les Crélois, les Numides, les Baléares,
étaient archers et frondeurs. Quel était l’armement des Ligures
de l ’armée de Marius? Il semble que s’ils eussent eu des armes
spéciales, comme la fronde, Plutarque l’aurait indiqué ; au
contraire, ils paraissent jouer le même rôle que les légionnaires,
et charger, comme eux, à l’arme blanche.
Pourquoi est-ce eux qui ont chargé les premiers? Parce que,
dans le camp, les auxiliaires étaient placés le plus près de la
porte prétorienne, face à l’ennemi. Cela prouve, soit dit en
passant, que l’arrangement du camp n’avait pas été modifié,
depuis Polybe, par Marius : les troupes étrangères en occupent
toujours la partie antérieure. Au temps de Trajan, au contraire,
d’après Hygin, ces troupes sont au centre du camp, enveloppées
par les Romains, parce que les étrangers sont alors beaucoup
plus nombreux, et qu'on éprouve le besoin de les surveiller.
�86
MICHEL CLERC
En dehors de ces détails, il y a à retenir du récit de Plutarque
dix traits essentiels (1) :
1° Marins veut combattre là où il esL arrivé, parce que, une
fois ce lieu passé, les barbares seront tout près des passages des
Alpes.
2° Il campe, comme d’habitude d’ailleurs, sur un lieu fort,
c’est-à-dire une colline, puisque les Ligures, puis les Romains,
descendent. Il n’y a là guère d’eau, comme sur toutes les colli
nes apparemment! Plutarque ne dit point d’ailleurs qu’il n’y
en eût point, mais qu’elle n’était pas abondante : cela ne peut
avoir qu’un sens, à savoir qu’il y avait, au bas même de la
colline, un ruisseau, et un mince ruisseau.
3° Les barbares sont campés : ils étaient donc arrivés depuis
quelque temps déjà.
4° Marins déclare qu’il faut avant tout fortifier le camp ; or,
fortifier le camp étant toujours le premier soin des Romains,
c’est qu’ils ne faisaient qu’arriver. II paraît évident, de plus,
que les barbares ne les avaient pas vus arriver, et qu’ils furent
surpris.
5° Les valets romains et les barbares ont peut-être combattu
sur les deux bords du ruisseau, mais le camp barbare est sur
une seule rive, et non à cheval sur ce ruisseau, qui les sépare
du camp romain. Près du camp barbare, coulent des eaux
chaudes.
6° Plutarque, qui appelle ce premier combat « le combat du
fleuve », ne parle plus de ce cours d’eau dans son récit du second
combat.
7° Le combat fini, le camp romain n’est pas encore fortifié.
C’est que Marius n’a pu le faire pendant le combat. Il ne paraît
pas cependant avoir engagé toutes ses troupes, mais il devait
les tenir toutes prêtes à donner.
8° Les barbares n’attaquent ni la nuit suivante, ni la journée
du lendemain ; ils passent ce temps à se préparer à un nouveau
combat. Il semble donc bien qu’ils ne se remettent pas en
(1) Voir, pour les n™ G et 0, la suite de ce récit au chapitre suivant.
�MAIUUS EN PROVENCE
87
marche, qu’ils ne changent pas de place. Le second combat a
lieu le surlendemain du premier; mettons, si l’on veut, pour
lixcr les idées, que le premier a lieu le lundi, et le second le
mercredi.
9° Au matin du jour où s’engage le second combat, la palis
sade du camp romain est achevée.
10° Le premier combat aurait été livré, dit-on, malgré la
volonté de Marins.
Avant de discuter ces divers points, il faut passer en revue
les autres textes, qui peuvent compléter ou contredire celui de
Plutarque.
E p it o m e : « Duobus præliis circa Aquas Sextias liostes dele-
vit.— Il détruisit les ennemis en deux combats dans les environs
d’Aix. )?
V e llf .iùs P a t e r c u l u s : « Circa Aquas Sextias cum Teulonis
con flixit... 150,000 priore ac poslero die ab eo trucidatis (soit
les lundi et mardi) . — Il en vint aux mains avec les Teutons dans
les environs d’A ix.... Il en massacra le premier jour et le lende
main, 150.000. »
F i.orus ne parle que d’un seul combat « in loco quem Aquas
Sextias vocant »; les ennemis occupent la vallée et le fleuve,
« vallem fluviumque medium liostes tenebant », et les Romains
n’ont pas d’eau : on se demande si Marins ne l’a pas fait à
dessein ?
O rose : « Marins posl digressum hoslium castra movit, et
collem occupavit, qui campo et fluvio, ubi liostes sesc diffuderant, imminebat. Quumque exercitus ejus aqua ad potandum
deesset, querelisque omnium coarguerelur : aquam quidem in
conspectu esse respondit, sed eam ferro vindicandam. Primis
itaque calonibns cum ‘ clainore in pugnam ruenlibus, subsecutns exercitns mox justo certamine
compositis ordinibus
hélium geslum, et viccre Romani. Quarto die produclae rursus
utrinque in campum acics ».
�88
MICHEL CLERC
« Marins, après le départ des ennemis, leva son camp, et
occupa la colline qui dominait la plaine et la rivière où les
ennemis s’étaient répandus. Comme son armée manquait d’eau
à boire, et que tous l’assiégeaient de leurs plaintes : « l’eau,
répondit-il, vous la voyez d’ici, mais il faut la conquérir par le
fer. » Là dessus les valets s’étant précipités les premiers au
combat à grands cris, l’armée les suivit, el bientôt on combattit
en bataille rangée et en rangs formés, et les Romains l’empor
tèrent. Le quatrième jour, les deux armées marchèrent de
nouveau l’une contre l’autre (donc le mardi et le jeudi). »
Une chose est absolument certaine, malgré le silence de
Florins : c’est qu’il y eut deux combats. Reste à voir où ils
furent livrés, et si tous deux le furent sur le même emplacement,
ou en deux endroits différents. Là-dessus, les érudits modernes
sont très partagés, el il y a lieu d’examiner et de discuter leurs
systèmes, avant de donner notre conclusion personnelle.
�MARIUS EX PROVENCE
89
2. — E x a m e n des h y p o t h è s e s .
Je commence par le dernier des dix points indiqués, le plus
facile à résoudre. Oui, le combat a bien été livré malgré la
volonté de Marins, et la preuve en est qu’il s’engagea avant que
le camp fut fortifié, ce qui était absolument contraire aux habi
tudes romaines, le camp devant servir de refuge en cas de
défaite. Il est donc possible que Marins ne fût pas encore arrivé
au poste qu’il comptait occuper définitivement ; et, même une
fois le combat engagé, il est possible que, s'il ne l’a pas poussé
à fond, c’est parce qu’il a jugé que l ’emplacement se prêtait mal
à son projet de destruction complète de l’armée barbare. En
somme, l ’argument est plutôt en faveur de l’hypothèse que les
deux combats se sont livrés en deux endroits différents : je ne
vois pas pourtant qu’aucun des partisans de celte hypothèse ait
songé à l ’invoquer. Dans tous les cas, il est visible que, pour
Plutarque, si le premier combat a pu être livré contre la volonté
de Marius, il n’en a pas été de même du second, qui a au
contraire été voulu par le général romain.
Ce premier point réglé, j ’arrive à l’exposé des hypothèses, en
ne mentionnant que celles qui émanent d’érudits locaux,
connaissant les lieux, et ayant étudié la question en détail.
P a p o n , T i r a n , D e r v ie u : les deux combats se sont livrés sur
un seul et même emplacement, qui est, non pas le voisinage
immédiat d'Aix, mais la région de Pourrières ; il y a entre eux
quelques différences de détail.
B o u c h e , L a S t a t is t iq u e , G il l e s , B e r e n g e r - F é r a u d : le pre
mier combat se livre à Aix, Marius étant sur la rive droite de
l’Arc, au nord des barbares.
P it t o n , D e H a it z e , R o u c k o n -G u ig u es , de L a C a l a d e :
le
premier combat se livre à Aix, Marius étant sur la rive gauche
eje l’Arc, au sud des barbares.
�90
MICHEL CLERC
Ce partage (les opinions entre un nombre à peu près égal
d’auteurs suffit pour montrer la difficulté de la question.
Il faut ajoutera ceux qui admettent que le premier combat a
eu lieu près d’Aix, le chanoine Caslellan, qui, lui, met l’armée
romaine à cheval sur les deux rives de l'Arc !
« (L a plaine d’Aix), à l’ouest de la cité, a pour limites les
collines d’Arbois cl celles de Ventabren. II est constant par
l’histoire, témoin Plutarque, que les barbares en étaient les
maîtres et que le général romain se trouvait retranché à l’extré
mité. Mais où placerons-nous son camp ? A droite et à gauche
de Roquefavour, à l’entrée du vallon étroit par où coule la
rivière de l’Arc, tout près de l’ermitage de Sainl-IIonnorat dont
parle une charte de Conrad le Pacifique, roi d’Arles ou de P ro
vence, en date de l’année 963.
« Le rocher coupé à pic, dit la Baumace, dont une grande
caverne porte encore le nom Mari, abrégé de celui de Marins, lui
servait au Midi de rempart inaccessible : car d’ailleurs, à peine
le lit de la rivière y laisse au pied de l’espace pour y faire passer
une voiture. Le couchant et le levant, en pente rude, étaient
défendus par des murailles épaisses, construites sans mortier.
Ce qui en reste en est la preuve évidente. Le Nord, seul endroit
que la nature n’eût pas fortifié, avait, outre le mur, un grand
fossé creusé dans la roche vive, dont une partie se voit encore.
La superficie du local est de 250 mètres de long, sur 225 en
large; il pouvait contenir en tout, d’après l’estimation des per
sonnes de Part, environ 25.000 hommes.
« On y apercevait autrefois les divisions des rues du camp, et
les fondements en bâtisses des casemates ou habitations des
soldats, avant que les défrichements modernes en eussent bou
leversé toute la surface, aujourd’hui en grande partie encom
brée par des monceaux de pierres.
« La colline à gauche, en face, au delà de l ’Arc, également
occupée par les Romains, et qui les rendait maîtres du cours de
la rivière, n’offre plus que de faibles restes de fortifications. »
La réfutation de ce système est des plus faciles. L ’oppidum
dont il est question n’a rien de commun avec un camp romain ;
�MÀRIUS EN PROVENCE
et puis, cette élude d’un point particulier de la campagne ne se
relie pas à une élude d’ensemble ; pourquoi Marins serait-il
venu à Roquefavour, point qui n’est pas sur la route des bar
bares, la route d’Italie ? Nous écarterons donc tout d’abord ce
système.
En fait, Castellan paraît avoir admis implicitement, pour la
marche de Marins et des barbares, le système de Bouclie, par
lequel je commence : les barbares ont traversé la Grau, longé le
nord de l ’étang de Berre, et remonté l’Arc. Marius, qui les suit,
campe aur le monticule de Pié-Redon ; battus, les Teutons
s’enfuient à l’Est, suivant la rivière, et Marius les rejoint près
de Pourrières. Le premier combat a eu lieu au Plan d’Aillanne,
plaine entre Roquefavour et les Milles.
« Il y a de l’apparence que tandis que les Teutons banquetaient
étendus en la plaine aux deux bords de cette rivière (l’Arc),
l’armée de Marius venant du côté d’Arles et de la Grau s’arrêta
vers le. quartier du lieu Saint-Pons au côté droit de la rivière
sur un tertre appelé aujourd’hui Piéredon où il y avait faute
d’eau. »
Pié-Redon est un monticule triangulaire d’à peine 300 mètres
de côté, insuffisant pour un camp romain. Et il se trouve à
cinq kilomètres de l ’eau que Marius montrait à ses soldats, à
moins d’admettre que cette eau fût celle, non de l’Arc, mais de
la Touloubre, à deux kilomètres au Nord. En somme, Bouche a
été amené à ces conclusions par la façon dont il s’était repré
senté la marche des deux armées, marche par la Crau, dont j ’ai
montré plus liant l’impossibilité.
La Statistique a repris ce système en y ajoulanl quelques
embellissements :
« Les barbares trouvèrent le premier camp retranché aux
environs de Miramas, et la difficulté des vivres commençant
à se faire sentir, ils envoyèrent un détachement le long de la
Toulouhre, tandis que le gros de l’armée descendit vers l’embou-
�MICHEL CLERC
chure de l ’Arc et remonta ensuite celle rivière jusqu’à Aix. Le
détachement fut attaqué près du lieu où fut depuis érigé le
temple du Vernègue, dans le vallon de Maison-Basse, et après
un combat meurtrier il fut poussé sur les bords de la Durance et
exterminé aux environs de Mallemort. Le gros de l ’armée essuya
aussi un écliec considérable au Baou de Marius, près de Ventabren, dans une plaine située le long de l’ Arc, qui est connue sous
le nom de Plan d’Aillane, et où l’on trouve une grande quantité
de fers de lances, de tronçons d’épées fort larges et beaucoup
d’ossements. Ces deux combats furent livrés, non pas par l’armée
de Marius, mais par les troupes que ce général avait postées
dans tous les camps retranchés et qui durent être secondées par
les habitants du pays.
« Cependant Marius, qui suivait les barbares à petites journées,
vint camper sur la rive droite de l’Arc, entre le camp retranché
d’Entremont et la forteresse de Sextius. La position, avec très
peu de travail, devenait inexpugnable, mais l’eau manquait
absolument... Le premier com bat... se donna sur les bords
mêmes de l’Arc, aux environs du ruisseau de Pinchinat, et les
barbares
vaincus furent chassés
de Mariolum, aujourd’hui
Meyreuil, où ils avaient leur camp. »
Les prétendus combats précédant celui d’Aix n’ont jamais
existé que dans l ’imagination des auteurs de la Statistique.
D’autre part, Marius s’est bien gardé de disséminer sa petite
armée dans ces prétendus camps retranchés, qui n’ont rien de
commun avec un camp romain. Les trouvailles d’armes faites
çà et là ne prouvent rien : on en fait partout de semblables, dans
des tombeaux ordinaires. Les habitants de ces oppida, César
nous l’indique, s’y sont réfugiés lors du passage des barbares,
et ceux-ci, poursuivant leur route vers l’Italie, ne les ont certai
nement pas assaillis.
Dans ce système, enfin, l’emplacement du camp de Marius est
des plus vagues : entre Entremont et Aix, ou à Saint-Eutrope.
Et les barbares sont à Meyreuil ! de Saint-Eutrope à l’Arc, il y a
trois kilomètres ; et l ’armée de Marius, qui chasse les barbares
de Meyreuil et rentre ensuite dans son camp, aurait fait ainsi
�MARIUS EN PROVENCE
93
quinze kilomètres I En un mol, la question n’a [tas été sérieuse
ment étudiée, malgré l ’abondance de détails narrés par les
auteurs, détails tous de pure fantaisie.
Elle a été mieux étudiée par Gilles et par Bérenger-Féraud, qui
ne diffèrent d’ailleurs l’un de l ’autre que par des détails.
G illes :
« Les deux armées sontdescendues aux Milles par Eguilles; les
barbares se sont campés sur les coteaux au Nord, et c’est dans ces
conditions qu’a eu lieu la bataille... Mais pourquoi Mariusa-L-il
choisi ce campement, si ses soldats devaient y manquer d’eau ?
Pourquoi n’a-t-il pas obliqué à droite pour éviter les barbares et
se rapprocher du Lar ? Celte manœuvre lui était facile et n’aurait
en rien modifié sa tactique ! C’est qu’il avait un m otif plus
sérieux que celui d’aiguiser le courage de ses soldats : le manque
d’eau fut l’occasion dont il se servit pour se faire forcer la main
par son armée, laquelle n’ayant plus peur des barbares, se lassait
de les suivre ainsi à la p iste... Il trouvait, par dessus tout,
l’occasion naturelle de livrer bataille avec toutes chances de
succès, sachant qu’il n’aurait affaire qu’avec les 30.0Ü0 Ambrons
séparés, par les gorges situées au delà d’Aix, des Teutons déjà
arrivés dans la plaine de Pourrières. »
.Te me bornerai, pour réfuter ce système, à rappeler l’objection
que l’auteur s’est faite à lui-même, à savoir que Marins se serait
fait forcer la main par ses soldats pour combattre ! On ne voit
aucune raison pour que Marins ail campé là, ni pour qu’il y ait
combattu. Eu admettant avec Gilles que les Ambrons aient
formé l’arrière-garde des barbares (ce qui, nous le verrons, est
une erreur), Marius risquait de voir le reste de leur armée, dé,à
engagée dans le cirque, rebrousser chemin pour secourir les
Ambrons, ou au contraire lui échapper pendant ce temps.
Bérenger-Féraud admet, lui aussi, que les Ambrons formaient
l’arrière-garde, et que le combat a été voulu par Marius. Mais il
y a en plus, chez lui, une prétention à l’exactitude dans le détail,
qui est quelque peu puérile. Le rôle qu’il assigne à une légion
�MICHEL CLERC
94
auxiliaire témoigne d’ une connaissance insuffisante de l’organi
sation des années romaines. Mais, en dehors de ces détails, il y
a un certain nombre d’assertions absolument incompréhen
sibles : les Romains et les barbares sont tous deux sur la même
rive de l’Arc, la rive droite : comment les auxiliaires postés sur le
Montaiguet peuvent-ils alors commencer l’attaque ? c’est donc
eux qui traversent la rivière ? puis les Ambrons la traversent à
leur tour, passant de la rive droite sur la rive gauche. Enfin, les
Celto-Lygiens sont (à la page 469) sur le Montaiguet, et (à la
page 472) sur la rive droite de l’Arc ! Enfin, j ’avoue ne pas com
prendre ce que c’est que « prendre en enfilade le lit d’ une
rivière ».
Il n’y a rien de tout cela dans Plutarque, et les choses s’y
passent beaucoup plus simplement : Marius est sur une colline,
les barbares dans la plaine; le cours d’eau est entre eux deux,
et ce cours d’eau est visible du haut de la colline où sont les
Romains. Evidemment, la masse des barbares ne peut avoir été
resserrée sur le lit même de l’Arc; il fallait qu’ ils eussent leurs
coudées franches, et de la place, au moins sur l’une des deux
rives. C’est donc trop de faire occuper par les Romains à la fois,
comme le fait Bérenger-Féraud, la Bougerelle et le Montaiguet :
il ne reste alors plus de place, même pour les seuls Ambrons,
à moins de les étendre à l’infini le long de la rivière.
J’ajouterai que, d’après des renseignements que j ’ai tout lieu
de croire exacts, la carte dressée pour les travaux du canal du
Verdon, sur laquelle s’appuie l’auteur, passe pour avoir été faite
dans un esprit tendancieux : on aurait forcé certaines cotes
pour n’êlre pas obligé d’arroser certains terrains, et, notamment,
les mamelons sur lesquels Bérenger-Féraud fait camper Marius
ne s’élèveraient pas en réalité au-dessus de la plaine environ
nante.
Dans
tout cela, il y a trop d’hypothèses, et d’hypothèses
inutiles, et trop de fantaisie : il faut se borner à suivre Plutarque
et ne pas y ajouter. C’est une façon d’écrire l’histoire par trop
subjective, dont l’exemple, d’ailleurs, avaiL déjà été donné par
�MARIUS
EN
PROVENCE
Amédée Thierry dans son récit de la bataille d’Aix, ré cita la
lois fantaisiste et vague :
« Eaux-Sextiennes, située près de la petite rivière d’Arc qui
portait alors le nom de Camus, était un des lieux de plaisance
des magistrats et des riches citoyens de la Province. La beauté
des sites et par dessus tout l’abondance des sources thermales,
si recherchées des Romains, y attiraient un assez grand con
cours de monde dans les jours brûlants de l’été; des ! ains
publics avaient été construits, et rien n’y manqnait de ce qui
peut contribuer à l’agrément de la vie. La horde ne s’arrêta pas
longtemps dans ces murs : après avoir enlevé toutes les provi
sions qui s’y trouvaient, elle alla au Levant, ranger ses chariots
par delà le Camus en deux quartiers
séparés : celui des
Ambrons, placé très près de la rivière, était en même temps le
plus rapproché de la ville. Marius ne larda pas à arriver, et,
suivant sa lactique ordinaire, il vint prendre position sur une
colline isolée qui s’élevait entre la ville et les campements
ennemis et dominait tout le vallon. »
C’est là ce que l ’on peut appeler un exemple à ne pas suivre,
ou la façon dont il ne faut pas écrire l’histoire.
En Somme, le système inventé par Louche, repris par Gilles
et amplifié par Bérenger-Féraud, me paraît inadmissible. Sans
préjuger la question de savoir si Marius se trouvait au nord
ou au sud des barbares, il n’est pas conforme aux données essen
tielles du problème : ou il n’y a pas de place suffisante pour
l’armée romaine, ou il n’y en a pas pour les barbares; ou l ’on se
trouve trop loin de la rivière, ou l’on s’en trouve trop près;
dans le système de Bérenger-Féraud, les valets romains allant à
l’aiguade ne devaient pas forcément rencontrer les barbares :
ils n’auraient eu qu’à aller la chercher un peu en aval du camp,
et non en amont; il est bien évident, au contraire, que, s’ils ont
engagé la lutte, c’est qu’ils ne pouvaient pas faire autrement.
Tout cela vient de ce que les érudits dont je parle, même ceux
qui ont entrepris l’étude de la campagne tout entière, comme
Gilles et Bérenger-Féraud, ne se sont fait une idée nette, ni des
�96
MICHEL CLEHC
projets des barbares, ni du plan de Marins ; ils n'onlpas de vue
d’ensemble, permellant de s’élever au-dessus des détails; ils
perdent constamment de vue l’idée maîtresse, directrice de la
campagne.
Passons à l ’examen de l’autre système, qui place le camp de
Marins au sud de l’armée des barbares.
P itton : Le camp de Mari us est à Marignane ; les barbares
traversent la Camargue, arrivent par la rive droite de l’Arc;
Marins campe au Montaiguet, et, après le combat, vient camper
sous Aix.
D e H aitze : De même ; sauf que pour lui il n’y a pas eu de
déplacement après le premier combat, et que le second a eu lieu
sur le même emplacement.
R ouchon-Guigues s’accorde avec eux pour le premier combat,
mais place le second à Pourrières.
Ce système enfin a été repris et étudié à fond et dans le détail
par M. de la Calade .
« A l’heure où le premier combat allait s’engager, les Romains
étaient postés sur les hauteurs de la rive gauche de l’A rc; les
Ambrons étaient campés sur le bord de l’Arc, à proximité de
celle ville; et les Teutons étaient répandus à l’Ouest, peut-être
jusque près des Milles, ou dans la plaine inclinée vers la rivière
qui, au couchant d’Aix, s’étend jusqu’au quartier de la Bougerclle. ..
Lorsqu’on a lu le récit de Plutarque, et pour peu qu’on
connaisse les environs d’Aix, il semble impossible d’hésiter sur
l’emplacement de l’action décrite par l’historien grec.
Nous
avons, en effet, pour déterminer ce point, ce qu’on appelle en
géométrie deux coordonnées certaines : le cours de l’Arc d’une
part, et de l’autre la position de la ville qui doit son nom à ses
sources thermales. Les barbares... se baignent dans des eaux
chaudes. Ils sont donc campés sur la rire droite de l’Arc, là où se
trouvent ces eaux Ils oïd à passer la rivière pour attaquer l’armée
romaine : celle-ci est donc nécessairement sur la rire gauche. ...
Les Romains avaient pris une position difficilement accessible,
�MA1UUS EN PROVENCE
97
où il est inutile de rechercher les vestiges d’un camp retranché,
puisque le général engage scs soldats à se forlifier avant d’en
venir aux mains. Mais le pied de celle hauteur doit être haigné
par la rivière. L ’eau 11e peut être que très près de la position des
Romains, puisque les valets d’armée n’hésitent pas à aller la
puiser, une cruche d’ une main, une épée
de l’autre, pour
abreuver les chevaux qui sont dans le camp. Or, toutes ces
conditions sont exactement remplies par les collines du M011taiguet, qui s’élèvent en face de la ville d’Aix, sur la rive gauche
de l’Arc. Les crêtes de celle chaîne, qui dominent le cours d’eau
de plus de cent cinquante mètres, les pentes rapides, difficiles à
gravir, qui plongent le plus souvent dans le lit de la rivière, ren
dent assurément celte position très forte. L ’eau manque sur les
sommets. Vis-à-vis est placée la ville d’Aix avec ses sources
thermales à deux kilomètres des bords de l’Arc. De sorte que, si
les barbares se baignent à Aix, il ne leur faut pas plus de vingt
minutes pour accourir là où le combat s’est engagé. Ils en sont
bien plus près encore, s’ils prennent leur bain dans le petit cours
d’eau naturel par lequel s’écoulent les eaux de la ville pour se
jeler dans l ’Arc. Quant aux valets de l’armée, dix minutes leur
suffisent pour descendre des hauteurs et venir puiser de l’eau à
la rivière.
« La disposition des lieux concorde donc parfaitement avec les
circonstances caractéristiques de la bataille ; mais, de plus, elle
peut expliquer un détail du récit de Plutarque... le passage du
fleuve a rompu l’ordonnance des Ambrons; ils sont chargés vigou
reusement par les Romains qui les culbutent dans le lit du cours
d’eau et massacrent ceux qui sont passés, et qui, n’osant faire
tète, s’enfuient jusqu’à leur camp. Comment se fait-il que ces
troupes, qui ont franchi la rivière, aient pu, en fuyant, atteindre
leur camp sans la repasser?... O11 a supposé que les barbares
pouvaient avoir, en deçà de l’Arc, un camp dont Plutarque ne
parle pas. Cela est, en effet, très possible, car, en aval du point
où s’appuie actuellement le viaduc du chemin de fer, le lit de la
rivière s’écarte peu à peu du pied des collines, laissant sur la.
rive gauche un espace triangulaire, à peu près uni et en pente
7
�98
MICHEL CLEKC
douce, d’une cinquantaine d’hectares de superficie,.. Sur celle
petite plaine, quelques milliers de barbares avaient pu asseoir
leur camp. On comprend alors comment les valets de l’armée
romaine ne furent attaqués d’abord que par un petit nombre
d’ennemis. Les Ambrons, qui se baignaient sur la rive droite,
vinrent ensuite prendre part à la lutte, en passant la rivière. Ils
furent taillés en pièces par les légions romaines, et ceux qui ne
purent repasser l’Arc cherchèrent à se réfugier dans le camp de
la rive gauche, où la résistance désespérée et inattendue des
femmes et l’obscurité de la nuit mirent fin au combat. »
J’écarterai d’abord de cet exposé, comme inutile, toute dis
cussion sur le fait que les Ambrons ont repassé le ruisseau, et
sur l’hypothèse de l’existence d’un second camp sur la rive
gauche de l’Arc : les barbares, dit Plutarque, n’osèrent pas faire
front ; c’est donc qu’ils s’enfuirent, et il est inutile d’ajouter
qu’ils repassèrent le ruisseau ; c’est évident. Les Romains, qui
en massacrèrent beaucoup au passage même, poursuivirent jus
qu’à leur camp ceux qui avaient réussi à passer l’eau, et la pas
sèrent par conséquent après eux.
En lui-même, le système est très admissible. Le Monlaiguet
est une hauteur suffisante, et même favorable, pour l’établisse
ment d’un camp romain ; l’Arc est à lionne distance ; la plaine
d’Aix également suffisante pour contenir les barbares ; enfin,
c’est bien là que sont, aujourd’hui encore, les eaux chaudes.
Sur plusieurs points, j ’accepte pleinement les conclusions de
La Calade : pour moi comme pour lui, Marius n’a pas suivi ser
vilement les barbares, mais il les a escortés en flanc, et les a, au
besoin, précédés ; — les Ambrons sont, non l’arrière-garde des
barbares, mais bien leur avant-garde ; — Marius a donc pu faci
lement arriver sous Aix en même temps que cette avant-garde,
et bien avant le gros de leur armée.
En revanche, ce système souffre plusieurs difficultés, qui me
paraissent insolubles : 1" Il faut admettre,
comme
le fait,
d’ailleurs, l ’auteur, que les Romains, depuis leur départ, ont
toujours marché au sud des barbares ; 2° ou bien que Marius,
d’abord au nord des barbares, a passé, à un moment dcnné, au
�MARIUS EN PROVENCE
99
sud d’eux, et qu’il l’a fait soit en les précédant, soit après les
avoir laissés passer.
Or, je ne puis admettre ni l ’une ni l ’autre de ces hypothèses,
et j ’ai déjà dit pourquoi.
Enfin, il reste à expliquer la dernière marche de Marius, du
Monlaiguet à Pourrières. Ou Marius a fait une marche énorme,
en passant en dehors et au sud du cirque, par Luynes, Gardanne, Auriol, Saint-Zacharie et Saint-Maximin, ou bien il est
entré dans le cirque, ne fût-ce que de Meyreuil à Beaurecueil
(comme l’admet La Calade), ce qui eût été une manœuvre
infiniment dangereuse.
Je ne puis doue me rallier à ce système, non plus qu’au précé
dent. Mais l’exposé, tel qu’il en est fait par La Calade, a du
moins ce grand mérite : avant même d ’arriver à l’examen du
troisième système, celui de Papon, Tiran, Dervieu, qui admet
tent un seul et unique champ de bataille, il pose nettement et
force à résoudre les trois questions suivantes : Marius, lors du
premier combat, se trouve-t-il au nord ou au sud des barbares,
soit dès le début, soit qu’il les ait traversés ? — les Ambrons for
ment-ils l’avant-garde ou l’arrière-garde de l’armée barbare ? —
enfin quelle importance faut-il attacher à la mention faite par
Plutarque des eaux chaudes, mention qui forme l’argument le
plus fort de La Calade, et qui est, en effet, le plus embarrassant
pour ses adversaires ?
Nous pouvons essayer de résoudre, avant même de passer à
l’examen du troisième système, ces trois problèmes, auxquels
j ’en ajouterai un quatrième : les deux armées ont-elles changé
de place après le premier engagement ?
I.
— La première question, celle de savoir si Marius a marché
au nord ou au sud des barbares, n’a jamais été examinée pour
elle-même, au point de vue uniquement stratégique : les auteurs
concluent dans tel ou tel sens suivant l'emplacement qu’ils
assignent aux deux armées pour le premier combat.
Gilles : les deux armées arrivent en suivant la même route, ce
qui est stratégiquement impossible ; toutes deux sont donc,
puisque pour lui elles arrivent d’Eguilles, sur la rive droite de
�100
MICHEL CLERC
l ’Arc. Seulement, pour faire cadrer son récit avec celui
de
Plutarque, il fait franchir l’Arc par les barbares, sans donner
aucun m otif de cette manœuvre, absolument inexplicable en
effet, les barbares n’ayant aucune raison de quitter une rive pour
l ’autre.
Bérenger-Féraud, plus conséquent avec lui-même, admettant
pour les deux armées le même itinéraire, fait défiler les barbares
sous Aix, toujours sur la rive droite du fleuve. Il se trouve alors
obligé, pour expliquer le combat de la rivière, de supposer que
les Ambrons la traversent du Nord au Sud pour aller combattre
un corps romain détaché sur le Monlaiguet.
La Calade seul a, sur la question, une opinion ferme, qu’il
formule avant de faire le récit du combat. Pour lui, Marins est,
dès le début, au sud des barbares, et il y reste jusqu’après le
premier combat. Il combat en allant du Sud au Nord, l’Arc se
trouvant entre les deux parties, et les eaux chaudes sur la rive
droite, qui est celle où sont postés les barbares. Et il donne la
raison sur laquelle il s’appuie : c’est que Marins veut rester en
communication avec Marseille ; mais on sent que la véritable
raison est tirée du récit même du combat, c’est-à-dire de la
nécessité de mettre les Romains sur l’autre rive que celle où sont
les barbares, qui sont sur la rive droite, celle où coulent les
eaux chaudes.
J’ai déjà indiqué que l’argument des communications à garder
ouvertes avec Marseille ne me paraissait pas convaincant. Le
centre de ravitaillement des Romains, ce n’était ni Marseille, ni
même la Province, mais l’Italie, sans quoi le travail de la Fosse
Marienne serait inexplicable. Marins avait, au contraire, dès le
début de la campagne, intérêt à empêcher les barbares de se porter
au Nord, sur la Durance, et à les tenir enfermés entre l’Italie, la
mer, et lui : il est donc plus probable a priori qu'il a fait roule
au nord de l’armée ennemie.
Mais, dans toute la première partie de la campagne, celle qui
se déroule dans la région des Alpines, il lui était matériellement
impossible d’opérer celle marche par le Nord, puisqu’il n’y avait
rien entre la Durance et les barbares ; il les a donc suivis, forcé-
�MARIUS EN PROVENCE
101
ment, par le Sud, puis il a dû passer au nord de l’ennemi dès
qu’il l’a pu. Or, à partir de la fin des Alpines, s’élève une série
de hauteurs, le Mont Menu, le Mont du Défends, la Trévaresse,
qui aboutit aux environs d’Aix, et qui se trouvait au nord des
barbares ; et ces hauteurs, je l’ai indiqué, sont plus élevées et
plus continues que celles du Sud.
D’autre part, je suis très frappé d’une chose : depuis qu’ils ont
inutilement assailli le camp romain, les barbares, non seule
ment n’ont plus de combat à livrer, mais paraissent agir en
toute sécurité. C’est donc que Marins n’est plus en vue. Il faut
en conclure qu’il ne lésa pas suivis servilement, ni par derrière,
ni même en flanc, mais qu’il s’est dérobé, qu’il est devenu, pour
l ’ennemi, invisible. J’estime donc qu’il a longé les Alpines au
Sud, et qu’il a, ou bien devancé les Teutons au passage de
Lamanon, ou plutôt, comme je l’ai déjà indiqué, qu’il les y a
volontairement laissés passer avant de s’y engager lui-même. De
là, il est passé aussitôt sur la Trévaresse : il n’avait nullement
besoin de les suivre, puisqu’ils ne pouvaient aller qu’à Aix et
Saint-Maximin, où il pouvait, lui, par le Nord, facilement arriver
avant eux.
Dans cette position, Marius peut garder ses communications
avec le port de la Fosse, et assurer son ravitaillement par
l’arrière ; vainqueur, il prend les Teutons entre lui, la mer et les
Alpes ; vaincu, il bat en retraite dans la vallée de la Durance ou
dans celle du Rhône, sans pouvoir ni être entouré, ni coupé. Il y
a donc, en un mot, des raisons de toute espèce pour que la
marche de Marius se soit effectué par le Nord, et ces raisons,
j ’insiste là dessus, ne sont pas tirées du récit du combat : elles
lui sont, pour ainsi dire, antérieures et extérieures.
II.
— Pourquoi la première rencontre s’cst-elle faite avec les
Ambrons ? Pour Gilles et Bérenger-Féraud, les Teutons sont
déjà parvenus dans la plaine de Pourrières ; les Ambrons forment
l’arrière-garde, et sont fort éloignés du gros. La Calade incline
à faire au contraire des Ambrons l’avant-garde. Il allègue pour
Cela deux raisons. Les Ambrons, fiers de la victoire remportée
�102
MICHEL CLEUC
par eux sur Cœpion, avaient dû demander à marcher en avant ;
et ils étaient parents par la race et la langue des indigènes
ligures, donc plus aptes à servir d’éclaireurs à l’armée.
La seconde raison a peu de poids : même en admettant que
les Ambrons fussent d’origine ligure, il est peu probable que la
langue des deux peuples se fût conservée identique depuis leur
séparation ; la preuve en est que lors du combat, les Ligures
furent surpris de ce cri « Ambrons », et ne se doutaientpas qu’ils
fussent de même race qu’eux. La première raison a plus de
valeur : le service d’avant-garde, étant généralement considéré
comme un poste de danger et d’honneur, a pu être revendiqué à
ce titre par les vainqueurs d’Orange.
Mais voici un autre argument, que j ’estime plus décisif.
Marins suit sur le (landes barbares, ou les devance, d’une façon
constante ; et nous sommes, dans tous les cas, tout près de
remplacement de la bataille décisive : en admettant qu’il y ait
eu marche entre les deux combats, il n’y a pas plus d’un jour de
marche entre les deux champs de bataille. Si les Ambrons for
ment l ’arrière-garde, tout le gros de l’armée a déjà défilé, et se
trouve déjà loin, puisqu’il n’entend pas la bataille et ne vient
pas au secours des Ambrons. L ’armée est donc entrée complè
tement (comme l ’admet Bérenger-Féraud) dans la plaine de
Trets. Si elle a continué sa marche pendant que les Ambrons se
battaient sous Aix et toute la journée du lendemain (et on ne
voit pas pourquoi elle ne l’aurait pas fait), les barbares, se
déployant à leur aise et marchant facilement dans celle vaste
plaine, auront franchi la passe avant que Marius soit arrivé.
Celui-ci, en effet, ne peut entrer dans la plaine à leur poursuite,
ce qui le placerait entre eux et les Ambrons : il sera donc obligé
de faire un long détour au sud des monts de Regaignas et de
l ’Oljnnpe. Même en admettant, avec Bérenger Féraud, que les
barbares ont fait halte, la longueur de la route à parcourir par
Marius reste la même. Et, comme il n’a pas marché la nuit qui a
suivi le premier combat, il lui faudra faire tout ce trajet dans
la seule journée du lendemain, et trouver encore le temps de
camper et de faire manger les troupes à l’heure habituelle!
�MARIUS EN PROVENCE
103
Comme l’étape aurait été de plus de 50 kilomètres, la chose est
absolument impossible.
En fait, Marius a dû de préférence se maintenir à la hauteur
de la tête des colonnes barbares, pour pouvoir les devancer au
besoin, Ainsi s’explique . que l’avant-garde barbare soit arrivée
la première (à Aix ou à Pourrières, peu importe), que Marius
soit arrivé en second lieu, peu de temps après elle, et, en troi
sième lieu, le gros de l’armée barbare.
Il y a donc toute espèce de probabilités pour que les Ambrons
aient formé l’avant-garde, même si l’on admet Aix pour premier
champ de bataille ; ces probabilités deviennent une certitude,
si l’on admet que le premier combat, comme le second, s’cst
livré à Pourrières.
III.
— Le seul argument véritablement frappant en faveur du
système qui veut que le premier combat se soit livré sous Aix,
et aussi que Marius ait marché par le Sud, c’est la mention
laite par Plutarque des eaux chaudes. Mais La Calade seul en a
vraiment tiré parti, en faisant de ce fait précis le point d’appui
et comme le centre de tout son exposé ; chez Gilles cl BérengerFéraud, ce n’est pas une des parties essentielles de la démons
tration.
Je résume l’argumentation de La Calade. Nous avons, pour
établir la position respective des deux armées, deux coordon
nées, l’Arc, les eaux thermales actuelles. Or les barbares se
baignent dans ces eaux thermales : ils sont donc sur la rive
droite, où elles se trouvent ; eL ils ont à passer la rivière pour
attaquer les Romains : c’est donc que ceux-ci sont sur la rive
gauche.
En soi, le système est inattaquable : à moins que l’on ne
démontre qu’il y avait aussi des eaux thermales ailleurs, ou
bien que cet épisode des barbares s’y baignant est une pure
invention de Plutarque.
Tiran et Dervieu ont supposé, en effet, qu’il avait pu y avoir
ailleurs des sources thermales. A quoi La Calade réplique, avec
raison, qu’il ne suffit pas de le supposer, mais qu’il faudrait le
démontrer.
�MICHEL CLERC
Or les géologues affirment que la région de Fourrières ne pro
duit point de sources de ce genre, et que le terrain n’est point de
ceux qui peuvent en fournir. D'après le Guide Joanne, il y aurait
cependant à Pcvnier une source d’eau chaude, dont je n’ai pas
connaissance autrement. Par contre, j ’ai pu constater qu’un
bassin situé près de Pourrières, et que l’on m’avait affirmé
contenir de l’eau chaude, était parfaitement froid, le 4 décem
bre 1898. Enfin, à la même date, j ’ai vu, en effet, non pas à Pour
rières, mais près de Pourcieux, des sources chaudes dont l’exis
tence m’avait été signalée par M. l’abbé Esparial, curé
de
Pourcieux. .Te me garderai bien, d’ailleurs, d’en exagérer l’im
portance. Tout d’abord, ces sources sont loin d’être constantes :
elles n’apparaissent, d’après les observations fort bien faites de
M. Esparial, qu’après des pluies abondantes, ce qui fait que
ceilaines années elles n’apparaissent pas. Elles sont toujours
peu abondantes : dans les meilleures années, quelques femmes
peuvent y laver leur linge. Enfin la température en est peu
élevée, car elle ne dépasse pas 16 degrés, alors que l’eau de la
rivière en marque 8.
Il est bien évident que ces modestes sources ne peuvent se
comparer aux eaux abondantes et régulières d’Aix. Aussi n’en
ai-je parlé qu’à litre de curiosité, et ne veux-je en tirer d’autre
conclusion que celle-ci : que l'affirmation qu'il n’y a jamais eu
d’autres sources thermales dans la région d’Aix est peut-être
trop absolue; si faibles que soient celles de Pourcieux, il y a là
un indice d'un état de choses qui a pu être plus actif autrefois.
Strabon ne nous dit-il pas que les eaux d’Aix, depuis le temps
de la bataille, sont devenues froides ? Il veut dire, sans doute,
qu’elles sont devenues moins chaudes ; mais cela prouve tou
jours que, du temps même des Romains, il s’était opéré un
changement dans le régime de ces eaux. Il a pu en être de même
pour les sources de Pourcieux.
Examinons maintenant de plus près ce passage du récit de
Plutarque. Plutarque ne dit pas formellement que les barbares se
baignaient dans ces eaux chaudes : ils se baignaient, dit-il, car
il y a là des sources chaudes. Mais, si abondantes que l’on suppose
�105
MAI’
,IUS EN PROVENCE
ces sources, combien d’hommes ont pu s’y baigner à la fois?
Il est évident qu’ils pouvaient se baigner en beaucoup plus
grand nombre dans la rivière ; or, pour Plutarque, c’est la
plupart d'entre eux qui se baignaient, ou prenaient leur repas.
En somme, cette mention des sources thermales est là acci
dentelle, et Plutarque ne la développe pas : c’est une sorte de
parenthèse qu’il ouvre, à tel point que ce membre de phrase est
inutile au reste de la phrase. On pourrait croire que ce passage
a été ajouté au texte de Plutarque par quelque scholiaste dési
reux de montrer ses connaissances géographiques. Mais je dois
dire qu’il n’y a pas sur ce point de désaccord entre les manus
crits, ni de variantes,
qui
permettent
de
soutenir celle
hypothèse.
Une dernière remarque : Plutarque est le seul à parler de ces
sources, tous les autres auteurs anciens ne parlant que de la
rivière.
Faut-il, en dernière analyse, attacher à ce mot de Plutarque
l’importance d’un renseignement topographique précis ? Que l’on
se rappelle le passage où T ile-L ivc nous dépeint Hannibal
montrant à ses troupes l’Italie du haut d’un col des Alpes. Or,
l’Italie n’est pas visible de la plupart des sommets par où
Hannibal a pu passer, notamment du mont Genèvre. Il n’y a là,
selon toute probabilité, qu’un artifice, ou de l’historien orateur
ou du général lui-même, un simple détail pittoresque ajouté au
tableau.
Ici, de même, Plutarque, sachant que le combat avait été
engagé par les valets d’armée qui allaient chercher de l’eau et
qui avaient trouvé les barbares se baignant, a rappelé les eaux
chaudes qui faisaient la célébrité d’Aix. Et pourtant, il est
évident que les valets n’allaient pas puiser dans ces eaux chaudes,
mais bien dans l’Arc, et que c'est sur les bords de l’Arc que le
combat s’engagea.
Evidemment, il est toujours regrettable, étant donné que l’on
ne possède sur un sujet qu’une seule source, d’y apporter des
modifications ; encore est-il moins grave d’y retrancher que d’y
ajouter quelque chose. Etant donné le caractère de l’œuvre de
�100
MICHEL CLERC
Plutarque, rien de moins surprenant que de le voir introduire
dans son récit un détail, exact en lui-même, mais qui n’est pas
à sa place.
Plutarque parle aussi de la beauté et du charme du lieu, qui
ont contribué à faire arrêter là les barbares. En vérité les bords
de l’Arc près d’Aix, sont, à nos yeux, assez pittoresques en été ;
mais j ’imagine que les Teutons recherchaient autre chose que le
pittoresque, çt que la vaste plaine qui s’étend de Trels à
Pourrières, remplie de fermes et de cultures, bien plus large que
celle d’Aix, bien plus découverte, leur parut bien plus favorable
pour une halle.
Au résumé, il faut, ou attacher une grande importance à ce
détail des eaux chaudes, et en faire la base même du récit, et
alors l’on se heurte à des difficultés, graves pour la marche
jusqu’à Aix, et inextricables pour la marche d’Aix à Pourrières ;
ou y renoncer résolument. D’un côté, on rencontre des dificultés,
mais, de l’autre, des impossibilités. En voici la preuve.
Si les deux combats se sont livrés à Pourrières, les deux
armées évidemment n’ont pas changé de place, pas marché
entre les deux ; elles ont forcément marché, au contraire, si le
premier combat s’est livré à é ix et le second à Pourrières. Aussi
La Calade s'efforce de démontrer qu’elles ont marché :
« Plutarque n'affirme nullement que les armées soient restées
immobiles entre les deux batailles ; il se tait seulement sur ce
point. En ce qui concerne les barbares, il dit oi a/,v é-rf/Jlcv oivs
vjxtck, o'jzs
r7j; I tt'.oûitt.ç fuipxç, ce qui veut dire qu’ils ne
survinrent pas, qu’ils n'intervinrent pas, dans la nuit ni le jour
suivant. Et, comme on vient de dire que Marins s’attendait à un
combat de nuit dont il craignait le désordre, ce passage signifie
évidemment que les ennemis ne l'attaquèrent pas. Puis l’historien
continue ainsi : à).),à auvTaTTOvveç Éautoù; xal TtapacrxEua^ôpsvo'.
Sis-rsXouv, c’est-à-dire qu’ils passèrent tout ce temps à se ranger
ensemble et à se préparer. Or une armée peut se préparer, se
ranger, pour une marche comme pour une bataille... Quant à
Marins, il envoie Marcellus opérer son mouvement tournant, et
il a soin que ses troupes dorment après le souper. Ce repos des
soldats dans la soirée n’exclut nullement des mouvements
�MARIUS EN PROVENCE
107
exécutés le matin. Donc ceux qui pensent que, dans la matinée
qui a suivi la bataille d’Aix, les armées ont changé de place ne
contredisent pas formellement le texte de Plutarque. Ils se bornent
à suppléer ce qui manque dans son récil, à combler une lacune. »
Plutarque, au contraire, me paraît absolument net sur ce
point. Qu’est-ce que peut bien signifier « passer une nuit et un
jour il se préparer et à s'organiser », si cela n’exclut pas absolument
l’idée de marche? Cela veut dire que les Ambrons ont enseveli
leurs morts, recueilli leurs blessés, et, surtout, ont attendu que
le gros de l ’armée dont ils n’étaient que l’avant-garde arrivât,
pour s’apprêter en commun à un combat général.
Or, si les Ambrons n’ont pas bougé, Marius n’a pas bougé
davantage, puisqu’au surlendemain, pour recevoir l'ennemi, il
range son armée devant son camp. Et comment Plutarque, qui
indique le mouvement exécuté par le lieutenant de Marius,
Marcellus, n’aurait-il rien dit d’un mouvement exécuté par
Marius lui-même ?
Donc le second engagement a eu lieu sur le même terrain que
le premier.
Et ainsi s’explique que Marius ait engagé le premier combat
malgré lui. Il était bien arrivé où il voulait, mais il ne faisait
qu’j' arriver, et n’avait pas eu le temps de dresser son camp.
Notons en passant qu’il ne s’est exposé au contact avec les
barbares que là où il l’a voulu : jusque là il n’a point été en vue
pour eux : il n’jr a pas eu possibilité d’un combat, même d’un
combat improvisé comme celui qu’il livre un peu malgré lui dès
sou arrivée. Ainsi s’explique encore que les Ambrons, dans cette
première affaire, aient combattu seuls : c’est une avant-garde,
campée à l’extrémité orientale de la plaine, où elle attend que le
gros ait rallié. Battue, elle ne cherche pas à forcer à elle seule
le passage ; elle attend que la jonction soit opérée, d’où celle
journée d’intervalle entre les deux batailles.
Il restera maintenant à trouver un emplacement qui explique
toutes les phases des deux combats, sauf toutefois l’épisode des
sources thermales. Car, si l’on admet cet épisode, il faut être
conséquent avec soi-même, et placer les deux combats à Aix,
comme l’a bravement fait de Hailze. Mais ce sj'slème est abso-
�108
MICHEL CLERC
Initient inconciliable avec l’épisode de la marche de Marcellus,
avec les charges de la cavalerie romaine dans la plaine, et,
surtout, avec le fait que les barbares ont été exterminés. Nous
• •
,
. ^
sommes ainsi amenés à examiner le troisième et dernier sys
tème, celui qui veut que les deux batailles se soient livrées dans
les environs de Fourrières.
P apox a très bien vu les difficultés de la question, et les con
tradictions du texte de Plutarque : « Après quelques jours de
marche, les deux armées arrivèrent à la rivière l’Arc, dans
une plaine située entre Trets et Pourrières, au delà d’Aix. » Et
il ajoute en note : « Nous plaçons cette bataille dans la plaine de
Trets, suivant l’opinion commune. Il faut pourtant convenir
que le récit de Plutarque n’est guère propre à nous faire con
naître en quel lieu elle nous fut donnée. Cet auteur semble insi
nuer que ce fut aux portes de la ville d’Aix, près de l’endroit où
sont les eaux thermales. Il dit ensuite que les corps morts
engraissèrent les terres des Marseillais, quoique Marseille soit à
cinq lieues de la ville d’Aix, où les Romains avaient mis une
colonie. Ce défaut d’exactitude prouve que Plutarque ne con
naissait point le pays, et qu’il faut plutôt déterminer la position
du champ de bataille par la connaissance que nous avons du
local, que par le récit de cet historien. »
Les réflexions du savant oratorien me paraissent on ne peut
plus judicieuses, et toute la critique scientifique de la campagne
est là en germe. Seulement Papou semble ne pas avoir eu le
courage de son opinion et a montré beaucoup de timidité dans
la façon dont il a essayé de reconstituer les évènements : « Les
Teutons s’arrêtèrent dans la plaine, sur la rive gauche de la
rivière, et Marins établit son camp de l’autre côté sur une
hauteur qui n’avait point d’eau. »
Tout cela demeure très vague, et l'on ne voit pas pourquoi les
barbares sont sur la rive gauche, ni, d’une façon précise, où
sont Marins et les Romains.
T iran : « Prenons pour base des opérations du général
romain le camp du Pain-de-M unition.......
établissons que
Marius, sachant les Teutons campés sur la rive gauche de l’Arc
�MARIUS EN PROVENCE
109
vers Tegulata, soit venu, en passant par la vallée de Vauvcnargues, prendre position au sommet de ce mamelon où exis
taient probablement des ouvrages auxquels il mit la dernière
main; admettons enfin qu’après avoir dressé là son prétoire et
gardé auprès de lui une légion romaine, il avait échelonné le
reste de ses troupes sur les sommets inaccessibles de SainteV ictoire.... alors tout s’explique, tout s’enchasse et se coordonne
naturellement dans les relations des anciens auteurs. »
11 faut noter que le titre complet de l’ouvrage de Tiran est :
Eludes sur uu camp retranché aux environs de la ville d'Aix, et
Nouvelles recherches sur Marins.
Or,
ce prétendu camp romain est formé par une triple
enceinte en pierres, et les fossés en sont creusés dans le roc! Cela
n’a jamais été ni un camp romain, ni un camp quelconque :
c’est un oppidum ligure. Et qu’y aurait fait une armée romaine,
juchée à plus de 400 mètres au-dessus des barbares? et comment
aurait-elle attaqué, la descente étant des plus pénibles?
Tiran a eu le tort de faire dépendre l’historique de toute la
campagne de l’étude d’un point particulier qui n’a aucun rap
port avec celle campagne. Le seul point intéressant, et qui
d’ailleurs n’est qu’indiqué et non développé, est celui-ci : Marins
serait arrivé (d’où?) par Yauvenargues et Claps, au nord des
barbares, et masqué à eux par le massif de Sainte-Victoire.
Le commandant Dervieu a eu tort, lui, d’accepter comme dé
montré le système de Tiran. Dans une élude trop peu développée,
il indique bien du moins les avantages d’une marche parallèle
de Marins exécutée par Vauvenargues :
« Continuant leur marche,
les Ambrons et les Teutons se
dirigent sur Aix, et de là, remontant la rive gauche de l’Arc,
s’avancent sur Saint-Maximin. Cessant un instant de les suivre,
le consul romain dirige ses légions d’Aix sur Vauvenargues et
Claps, contournant ainsi par le N o rd ic massif de Sainte-Vic
toire, que les barbares contournaient en même temps par le
Sud..... Sacrifiant la commodité de son armée aux avantages de
la position, Marius établit son camp sur une hauteur appelée le
Pain-de-Munilion. »
�MICHEL CLEKC
Il esl assez surprenant qu’un militaire ait accepté rem pla
cement du Pain-de-Munilion, même en « sacrifiant la commo
dité de l'armée aux avantages de la position ».
Aussi, les adversaires de celle hypothèse, La Calade, BérengerFéraud, ont-ils beau jeu pour y faire des objections irréfutables
(laissant de côté la question des eaux chaudes). Ils montrent
avec raison que le Pain-de-Munilion est trop élevé, trop loin de
l ’Arc : il est impossible que de là Marius ait montré la rivière
qui coule à six bons kilomètres. El
cet épisode de Marius
montrant la rivière à ses soldats est certainement à retenir; ce
n’est pas seulement Plutarque, mais tous les auteurs qui le
mentionnent,commed’une chose qui avait frappé l’imagination.
J’ajouterai que, sur le Pain-de-Munilion, il n’y a pas d’eau du
tout, et qu’il ne peut donc s’agir que de l’Arc. Enfin, une objec
tion non moins grave, c’est l’impossibilité de se représenter les
valets allant chercher de l’eau à six kilomètres, soit douze aller
et retour, et remontant avec leurs cruches une hauteur de
400 mètres, très abrupte, et aussi les barbares montant à l’assaut
d’une pareille position.
Tout cela est inacceptable. J’ajoute une dernière considération.
Marius, au Pain-de-Munilion, se serait trouvé dans une position
excentrique, et n’aurait en rien gêné les barbares qui voulaient
aller à Saint-Maximin.
Encore une fois, il n’y a pas là de vue générale, d’étude
d’ensemble de la campagne depuis ses débuts jusqu’à la lin. On
trouve, dans tous ces travaux, des détails intéressants à retenir,
mais on n’y trouve nulle part un système cohérent et satisfaisant.
Nous sommes donc obligé d’avoir recours à une hypothèse
nouvelle, pour laquelle je considérerai d’ores et déjà comme
acquis deux points, quitte à apporter encore des arguments
nouveaux : il faut résolument écarter l’épisode des eaux ther
males, et admettre qu’il n’y a pas eu de marche entre les deux
combats et que, par conséquent, ils ont été livrés sur le même
terrain.
�111
MAÎIIUS EN PROVENCE
3. — L e
p r e m ie r
combat
:
expo sé
Tous les systèmes proposés ayant été successivement examinés
et écartés comme erronés ou insuffisants, il faut maintenant
reprendre la suite des faits depuis la mise en marche des deux
armées, et faire l’exposé de cette marche, depuis l’arrivée des
barbares jusqu’à la bataille décisive.
Je rappelle, sans y insister, les raisons qui m’ont poussé à
mettre le camp de Marins, non dans les Alpines, mais à la
Montagnette. Il devait surveiller deux routes à la fois, celle du
Nord et celle de l’Ouest, ou du Rhône et de la Durance ; en fait,
c’est par le Nord qu’arrivent les barbares, qui ont longé la rive
gauche du Rhône, plus large que la rive droite ; ils n’ont donc
eu à passer que la Durance; — et ce premier camp de Marins est
un poste, d’observation, non un poste de combat. Une fois la
Durance franchie par les barbares, Marius est lixé : ils s’en vont
en Italie par la route d’Aix. Dès lors, parmi tous les plans qu’il a
pu méditer depuis trois ans, et pour toutes les éventualités, il y
en a un qui s’impose, et dont l’exécution est d’ailleurs facile, vu
sa connaissance des lieux, le petit nombre cl la mobilité de son
armée, et aussi l’inhabileté des barbares en fait de stratégie.
Après avoir assailli inutilement le camp romain, les barbares
reparlent, sans que Marius fasse rien pour les en empêcher, et
traversent toute la plaine qui s’étend entre la Durance et les
Alpines. Marius alors décampe. La condition essentielle pour
la réussite de son plan est qu’il n’entre pas de nouveau en
contact avec les barbares avant le moment voulu. Au premier
abord, cela paraît contradictoire avec un passage de Plutarque :
£~Y;xoÀO'j0s', ayloTjV, Èyyj; piv àsl xal iras’ aùroù^ ÈxsivoLK lo p 'j ôp»voîJ
mais si l ’on prend cette phrase au pied de la lettre, non
seulement la chose est en elle-même impossible, mais les
barbares auraient à chaque fois assailli le camp de Marins,
comme ils l’avaient fait lorsqu’ils l’avaient découvert pour la
première fois. Cela veut dire en réalité qu’il se tint à la hauteur
~ ~
éà
�112
MICHEL CLERC
des barbares, de façon à ne jamais les perdre de vue. Mais il a
soin d’éviler la plaine cl longe les bailleurs, c’est-à-dire d’abord
loule la Monlagnette, du Nord au Sud, franchit rapidement
ensuite les cinq ou six kilomètres de plaine entre la Monlagnette
et les Alpines, puis prend celte nouvelle chaîne sur son flanc
sud, parallèlement aux barbares (par Saint-Etiennne-du-Grès,
Maussanc, Aureille, Eyguières, le mont Menu, le mont du
Défends).
Il a une vingtaine de kilomètres à faire de plus que les Teutons
pour arriver à la passe de Lamanon, ce qui est insignifiant. 11
n’est pas probable que ceux-ci eu aient fait plus de huit à dix par
jou r; ce n'est pas une marche militaire, c’est une émigration ;
et ils sont en plaine, pillant tout sur leur passage, comme ils le
feront dans la plaine de Trets. Au début, Marins marche à
marches forcées ( mira stalim velocitale, dit Florus), pour se
tenir à la hauteur de leurs têtes de colonnes ; il arrive ainsi le
premier à Lamanon, franchit rapidement la passe et s’engage
dans la Trévaressc, par Alleins. Il se trouve dès lors sur le flanc
gauche des barbares, et il y reste définitivement.
Quant à ceux-ci, ils suivent la route naturelle que leur offre la
plaine : ils débouchent d’Orgon, passent à Sénas, franchissent
les dernières hauteurs d’AIleins à Aurons,
puis traversent
Lambesc, Saint-Cannat, Aix.
Marins continue à suivre régulièrement la courbe que décri
vent les hauteurs (direction générale, Vernègues,Rognes, SaintGannadet, Venelles). Il débouche enfin sur son terrain d’opéralions définitif, au nord-est d’Aix,
vers Saint-Marc. Il suffit
d’indiquer ces directions générales, et il serait puéril d’essayer
de reconstituer la route des deux armées dans tous ses détails.
Dans celle seconde partie de la campagne, Marins a encore à
faire un peu plus de chemin que les ennemis, mais pas assez
pour qu’il risque de perdre son avance.
Il faut absolument renoncera l’idée émise parTiran, BérengerFéraud et autres, que la roule que devait suivre Marins ait été
comme jalonnée de camps retranchés et munis d’approvision
nements. Il s’approvisionnait par l’arrière, et portait avec lui,
�113
MARIES EN EROVENCE
comme d’habitude d’ailleurs, le plus de vivres possible, chose
que facililail la sobriété bien connue du soldat romain ; de plus,
il ne s’agit que d’ une campagne de quelques jours. Quant aux
habitants, ils se sont renfermés dans leurs oppida, sur les
hauteurs. Les barbares marchent lentement : il n’y a plus
d’ennemi en vue ; ils n’onttrouvé personne devant eux à Orgon,
personne à Lamanon ou à Alleins ; ils doivent croire que Marius
est resté dans son camp ou ne les suit que par derrière et de
loin ; ils n’ont aucune idée de la manœuvre hardie par laquelle
il les précède pour les attendre en un point donné.
A partir d’Aix, les choses se passent de même : les barbares ne
trouvent aucun ennemi au défilé de Meyreuil, ni jusqu’à l’entrée en
plaine, à Roussel. Ils y entrent donc sans défiance, les Ambrons
en tête, et s’y répandent à loisir, en pillant, de Roussel à Pourcieux, et de frets à Fourrières, lis ont dû mettre beaucoup de
temps pour franchir le long et étroit défilé de Meyreuil-Rousset ;
il a fallu défiler en une seule et longue colonne, qui, une fois en
plaine seulement, a pu se reformer en plusieurs colonnes marcha n l
parallèlement. Arrivée devant une nouvelle série de hauteurs à
franchir, la tète de colonne fait halte, attendant que toutes les
Colonnes soient rassemblées dans la plaine; elle n’a d’ailleurs
aucune idée que celte nouvelle passe puisse être défendue, et
qu’il puissey avoir à combattre; les hommes de cette avant-garde
se reposent et s’amusent, dans celle plaine fertile et sans doute,
alors comme aujourd’hui, riche en vignobles.
Pendant ce temps, Marius a continué sa marche par le Nord ;
et il est entré dans la chaîne de Sainte-Victoire, où il est plus
masqué que jamais, par Vauvenargues, Claps ; il est entré ensuite,
au-dessous du Pain-de-Munition, dans les bois de Pourrières.
Le détour qu’il fait ainsi est assez long, et les chemins ne sont
pas très faciles, mais ils ne sont nullement impraticables. Aussi
a-t-il reperdu un peu de son avance, et ne débouche-t-il enfin
sur son terrain que lorsque déjà les Ambrons sont en bas.
Tout le monde, sauf de Hailze, est d’accord sur remplacement
du deuxième combat, qui est la plaine de Trets-PourrièresPourcieux. Mais ce qui a fait désigner cet emplacement, ce sont
s
�114
MICHEL CLERC
des raisons lout extérieures, l’étymologie des noms de SainteVictoire et de Pourrières, et aussi la présence dans cette région
de ruines d’un monument désigné, même sur la carte de l’ÉtatMajor, sous le nom d’Arc de triomphe de Marius : on s’appuie
alors sur les étymologies et le monument pour affirmer que la
bataille a eu lieu là, et on argue ensuite de ce que la bataille a
eu lieu là pour en déduire la valeur des étymologies et l’authen
ticité du monument ! Nous verrons plus loin ce qu’il faut penser
de l’une et de l’autre.
Mais, si lout le monde admet que la bataille a eu lieu dans les
environs de Pourrières,
personne,
même le
commandant
Dervieu, ne me semble avoir bien vu le terrain, ni bien compris
le plan de Marins. Ils sont pourtant, l’un et l’autre, des plus
simples.
Le terrain est une vaste plaine en forme de cirque, comprise
entre deux défilés, l ’un à l’Ouest, l’autre à l’Est. Celui de l’Ouest,
ou de Meyreuil, est long et étroit; l’Arc y coule resserré entre
les contreforts de Sainte-Victoire et de l'Étoile. Si Marius eût
voulu l’occuper, il aurait été impossible aux barbares de le
franchir ; posté entre Meyreuil et Beaurecueil, il pouvait bou
cher absolement le passage. Ce passage, on peut, il est vrai, le
tourner, en contournant le massif de Meyreuil, par Luynes,
Gardanne, La Barque, c'est-à-dire parla vallée du petit ruisseau
de Luynes; mais ce chemin, plus long, n’est guère plus facile,
étant tout aussi étroit.
Or, Marius n’a pas défendu ce défilé. Pourquoi? Remarquons
que si l’on admet que le premier combat a été livré sous Aix,
qu’on place le camp de Marius à la Bougerelle ou qu’on le place
au Monlaiguet, en aucun cas ce camp ne barre le passage : les
barbares battus pourront rétrograder et chercher une autre
route ; ils ne sont pas encore engagés dans le défilé. Qu’il y ail
eu combat là, cela ne peut s’expliquer que si vraiment ce combat
a été livré contrairement au désir de Marius, et si Marius a
décampé aussitôt après.
Mais la première seule de ces deux propositions est vraie : le
combat a été livré trop tôt pour Marius, mais il l’a bien été
�MAIilUS EN' PROVENCE
115
sur le terrain qu’il avait lui-même choisi. « Il faut acheter cette
eau de votre sang... mais d’abord fortifier notre camp » : c’esl donc
une position définitive qu’occupe l’armée romaine. Marius n’a
pas voulu combattre en avant du défilé, parce que tout le résultat
d’un combat même heureux aurait été d’empêcher les barbares
d’y entrer. Or Marius veut au contraire qu’ils y entrent : c’esL
là le but final de toute la campagne qu’il a entreprise.
Une fois les barbares entrés dans le défilé, il leur sera impos
sible d’en sortir s’ils sont battus; jamais leur cohue, désordonnée
et poursuivie par l’ennemi, ne pourra repasser l’étroit défilé
qu’elle a franchi lentement et tranquillement à l’aller. Et la gar
nison du castellum d'Aix, si minime qu’on la suppose, suffira,
aidée au besoin de quelques bandes d’indigènes, pour boucher
la sortie.
Or, au Nord et au Sud, il n’y a pas d’issue non plus ; partout
s’élèvent des hauteurs abruptes de 600 à 800 mètres. La partie la
plus accessible, entre Peynier etFuveau, est encore à 400 mètres
eide plus elle est,d’une topographie compliquée : il n’y a pas là
de large voie naturelle comme il en faut pour une horde qui
traîne des milliers de chariots. C’esl là que passe la roule
actuelle de Sisteron à Toulon, par Fuveau, Peynier, Roquevaire,
Aubagne.
A l’Est enfin, le défilé est très différent de celui de l’Ouest : là
se déploient en arc de cercle des collines basses. La plaine est à
270 ou 380 mètres d’altitude, et les collines ne s’élèvent pas à
plus de 390 à 440, et encore s’élèvent-elles en pente douce. C’était
là un emplacement à souhait pour l’établissement d’un camp
romain : une pente, douce, et s’abaissant du côté de l’ennemi.
Posté là, Marius tiendra tout Je passage, l’unique passage ; il
faudra que les barbares l’enlèvent, ou ils seront perdus, et ce
vaste cirque, en cas de défaite, deviendra pour eux une vraie
souricière, d’où pas un n’échappera.
Tel a été, dès le début, le plan, très simple, de Marius : ne pas
inquiéter l’ennemi ; pour cela, disparaître; s’assurer de sa route;
le devancer légèrement, et prendre position sur son passage, à
un endroit où il ne pourra plus reculer, ni s’échapper à droite
ou à gauche.
�ilB
M1CIIËL CIÆKC
Or la région Aix-Saint-Maximin est la première région favo
rable qu’il y ail sur sa route depuis qu’il a quitté les bords du
Rhône ; son plan, il n’a donc pu le mettre à exécution plus tôt.
S’il est vainqueur dans cette première occasion, la campagne est
finie. Si au contraire il est battu, il aura une ligne de retraite
facile par Ollières, Rians, Peyrolles, d’où il regagnera la vallée
de la Durance. Ou encore, par Seillans, Barjols, Salernes, il
échappera aux barbares, tout en continuant à marcher parallè
lement à eux ; et il pourra recommencer la même manœuvre,
tenter le même coup, par exemple sur l’Argens, entre le Muy et
Roquebrune, où la topographie s’v prête également.
En un mot, battu sous Pourrières, Marius ne sera pas cerné ;
avec son armée disciplinée et mobile, il peut espérer échapper
par le Nord, se reformer, puis reprendre sa marche à l'Est, et
user de la même tactique, la seule utile en l’espèce, en un autre
endroit analogue au premier. Il avait dû prévoir un échec pos
sible à la première tentative, et se réserver d’autres champs de
bataille sur la route, jusqu’au col de Cadibone.
Mais je ne crois pas que nulle part il ait pu en trouver un aussi
favorable que celui de Pourrières ; il ne manque pas, sur cette
roule, de défilés, mais nulle part on ne rencontre de cirque aussi
vaste et aussi bien clos au Nord et au Sud. De plus, Pourrières
était encore assez près de son point de départ pour que le ravitail
lement demeurât facile ; mais, à mesure qu’il continuera sa route
vers l’Italie, il deviendra de plus en plus difficile. Marius avait
donc toute espèce d’intérêt à réussir sa manœuvre du premier
coup, et devait compter sur le succès.
Reste à voir maintenant si cet emplacement réunit toutes les
conditions que nous avons jugées nécessaires pour expliquer le
premier combat.
l u II y a de la place, et pour l’année barbare, et pour l’armée
romaine, largement ; pour les Romains, je le répète, c’est un
emplacement fait à souhait.
2° L ’eau ne manque pas; l’Arc coule au pied même de la
colline; mais là, ce n’est qu’un mince ruisselet; pour en avoir
davantage, il faut s’avancer dans la plaine, où il devient assez
�MA lu l ’S EX PROVENCE
117
rapidement plus abondant, grâce à de petits affluents. Ce ruis
seau, ainsi grossi, est visible du sommet de la colline. C’est là
que les valets ont rencontré les barbares, établis dans la plaine
à quelque distance de la colline.
3° Pour ce qui est du camp des barbares, les hommes se sont
sans doute répandus dans toute la plaine et sur les deux rives
de l ’Arc. Mais il n’y a visiblement qu’un seul camp; ce camp
est près du ruisseau, et (on verra tout à l’heure pourquoi) sur la
rive gauche ; les barbares sont obligés de traverser pour attaquer
les Romains. On comprend, d’après le récit de Plutarque, que
les deux partis ne sont pas loin l’un de l’autre : les Ambrons
n’ont pas encore rétabli leur ordre de bataille dérangé par le
passage de la rivière, que déjà les Ligures leur tombent dessus.
Or, de la colline à l ’Arc, là où il devient un pou large, il y a
moins de mille mètres, ce qui est l'affaire de quelques minutes.
Battus, les Ambrons repassent l’Arc en désordre, poursuivis
jusqu’à leur camp par les Romains. Mais, la nuit venant, Marins
donne le signal de la retraite cl ne fait pas assaillir le camp,
jugeant cette attaque impossible de nuit.
On voit que, sauf la mention des eaux thermales, tout le texte
de Plutarque s’explique parfaitement. C’est l’unique objection
que l ’on puisse faire à cette hypothèse, objection qui tomberait
si les eaux chaudes de Pourcieux avait été alors plus impor
tantes qu’elles ne le sont actuellement.
Peut-être
peut-on préciser davantage.
Un
camp
romain
n’occupe guère qu’un carré de (550 mètres ou, au maximum,
750 de côté, c’est à dire une place
insignifiante sur cette
longue rangée de collines. A priori, celui de Marins devait être
plus près de Pourcieux que de Pourrières : il devait, en effet,
garder la dépression naturelle par où passent aujourd’hui la
route d’Antibes et le chemin de fer. Cependant, il ne pouvait
pas être absolument à cheval sur cette route, parce que la
colline, là, s’infléchit trop au Sud-Est et ne regarde plus la
plaine. Au contraire, à quatre kilomètres plus haut, entre les
fermes de la Bastide-Blanche et des Caunes, se dresse une sorte
d’éperon faisant face au coude que dessine l’Arc. Là, le sommet
�MICHEL CLERC
(le la colline esl à 440 mètres, la Bastide-Blanche est à 314, et
l’Arc à 266 ; la différence maxima est donc de 174 mètres, sur
une longueur de deux kilomètres et demi ; et de la BaslideBlanclie au sommet, la différence est de 126 mètres, sur une
distance de 1.500 mètres, soit 0,084 par mètre. C’est donc une
position très forte, mais d’où la descente est facile, sans être
très longue. Quant à l’eau, il y en a au pied même de la colline,
mais peu abondante ; puis l’Arc s’écarte et coule dans 1a direction
de l ’Ouest.
Dans cette hypothèse, les barbares étaient forcément sur 1a
rive gauche ; leur camp était dans 1a plaine, à peu près sur la
route actuelle, entre Sacaron et Saint-Andiol. Au premier abord,
la plaine qui s’étend sur la rive droite de l’Arc, plus large que
celle de 1a rive gauche, paraît plus favorable comme empla
cement. Mais les Ambrons en sont à leur dernière étape avant
le passage. Il est très possible qu’ils soient arrivés en suivant, en
effet, la rive droite par Chàteauneuf, c’est à dire par la roule
actuelle; mais ils ont été obligés de passer l’Arc pour franchir
le passage là où il est le plus bas, et de déboucher ainsi entre
Ollières et Saint-Maximin, au sud du camp romain. De là à
Saint-Maximin, par la route actuelle, il y a dix kilomètres, c’est
à dire une étape faisable, même pour les barbares, en un seul
jour. C’était donc bien la dernière étape avant le passage du
défilé, et Marius était arrivé à temps.
Il est bien entendu que ces emplacements précis que j ’assigne
aux deux armées sont purement hypothétiques, et que cette
hypothèse ne peut être contrôlée. Mais c’est de toutes la plus
vraisemblable, et elle est de tous points conforme aux données
de Plutarque, de même qu’à celle de Florus « vallem flnviumque
medium hostes tenebant » et enfin à celle d’Orose « collem occupavil,
qui campo et fluvio, ubi hostes sese diffuderant, imminebat. »
Si donc l’on voulait donner à la bataille le nom de remplace
ment précis sur lequel elle s’est livrée, il faudrait l’appeler, non
pas la bataille d’Aix, ni même, comme le font certains érudits
pour la seconde affaire, la bataille de Fourrières, mais la
bataille de Pourcieux. Mais il vaut évidemment mieux garder
�119
MARI US EN PROVENCE
l ’expression un peu vague qu’emploient les écrivains anciens,
qui ne connaissaient, en fait de noms géographiques pour toute
cette région, que le nom de la ville romaine d’Aix, et continuer
à l ’appeler la bataille d’Aix.
Une fois admis que c’est là que s’est livré le premier enga
gement, il devient évident que les Ambrons formaient l’avantgarde.
Le combat, visiblement, s’est engagé dans le courant de
l ’après-midi, peut-être assez tard : il s’est terminé à la nuit,
sans avoir été poussé à fond. C’est une nouvelle preuve que
Marius était bien arrivé sur son champ de bataille définitif. Les
Romains, en effet, n’avaient pas l ’habitude de camper si tôt
dans la journée; s’ils se sont arrêtés en plein jour, c’est qu’ils
ne devaient pas aller plus loin ni ailleurs.
Une autre conséquence
nous apparaît
plus
visiblement
maintenant, à savoir l’impossibilité que ce premier combat ait
eu lieu sous Aix, au point de vue chronologique. Supposons
qu’il y ait eu lieu.
Par où est venu à Pourcieux Marius vainqueur? Les Ambrons
étant l ’avant-garde, il a pu, matériellement, prendre le défilé de
Meyreuil, puis la route de la plaine. Mais c’était une marche
extrêmement dangereuse : il pouvait être rejoint, se trouvant
encore en plaine, par une partie des barbares, qui l’auraient vu
décamper ; il lui aurait donc fallu se battre de nouveau, cette
fois dans une situation défavorable. Si au contraire on le fait
passer par le Nord ou par le Sud, par Vauvenargues ou par
Saint-Zacharie, on lui impose une marche impossible à exécuter
en une seule journée.
Ici, il est vrai, l’on peut invoquer le texte d’Orose « quarto die
productæ rursus in campum acies ». Marius aurait eu alors deux
jours pour effectuer cette marche. Eh ! bien, j ’estime que ce laps
de temps est encore insuffisant : il avait à faire 50 kilomètres
par le Sud, ou 40 par le Nord, et, dans les deux cas, en mon
tagne ; c’est-à-dire qu’il s’agissait de longues et fatigantes étapes,
qu’il a dû éviter à tout prix à ce moment décisif, où il importait
d’avoir une armée reposée et prête à combattre.
�MICHEL C1.E1IC
D’ailleurs, Orose ne peut à lui seul contrebalancer tous les
autres textes ; et là dessus Plutarque est par trop net; il s’écoule,
après le premier combat, une nuit, toute la journée et la nuit
du lendemain, puis la bataille décisive s’engage au jour.
Voici enfin un dernier argument, que j ’estime le plus fort.
Marins, s’ il voulait prendre les barbares dans le cirque, avait un
intérêt capital à ne pas se montrer à l’entrée du délilé. Là, il ne
pouvait pas les détruire; vainqueur, il risquait fort de les
détourner de leur route. Il devait donc éviter à tout prix le
contact en cet endroit; et il est inadmissible qu’il y ait eu là, et
pour la première fois, un contact forcé et non voulu par lui
avec les barbares.
Il est non moins incompréhensible que
ceux-ci, battus et ayant vu ensuite les Romains décamper,
sachant où ils étaient, aient continué néanmoins leur route et
se soient résignés à entrer dans la plaine pour attaquer une
position qu’ils pouvaient encore tourner. Il est impossible qu'ils
aient continué leur marche insouciante des jours précédents:
ils sont maintenant forcés de savoir qu’ils vont avoir de nou
veau à combattre, et de se préparer à ce nouveau combat. Ayant
laissé décamper leur ennemi vainqueur, il est inadmissible qu’ils
continuent leur marche dans une région que sa présence rend
si dangereuse.
Tout devient clair, au contraire, si l'on admet que, le premier
combat livré, les deux armées restent sur leux-s positions.
Marins, forcé de combattre un peu trop tôt, ne s’engage pas à
fond, et n’attaque pas le camp ambron. Les Ambrons, le lende
main, îx'attaquent pas non plus, comprenant enfin que toute
l’armée romaine est là, et que le passage est barré. Ils attendent
l’arrivée des Teutons, et pressent sans doute cette arrivée; il
semble bien, en effet, que ceux-ci soient arrivés dès le soir
même. Les chefs confèrent, et décident d’attaquer, d’enlever le
camp romain et de forcer le passage. Toute la journée du lende
main est employée à ces préparatifs ; les Teutons campent, peutêtre sur la rive droite de l’Arc, à la hauteur des Am brons; on
fait rentrer dans le camp tous les impedimenta, et les colonnes
d’attaque se forment devant le camp. Pendant ce temps, Marius,
�MAUIUS UN PltOVUNCK
121
dès les premières lueurs du jour, fortifie son camp, puis attend.
Il n’a pas intérêt à attaquer avant que tous les barbares soient
réunis ; et de plus, il a intérêt à les laisser attaquer et monter à
l’assaut.
De ce répit d’un jour et de deux nuits, Marius profita encore
pour préparer une manœuvre qui devait rendre le succès décisif.
« Pendant ce temps, Marius (il y avait au-dessus de la tête des
barbares des creux boisés profonds et des vallons couverts de
bois) envoie là Claudius Marcellus avec trois mille légionnaires,
lui ordonnant de s’y mettre silencieusement en embuscade, et
d’apparaître sur les derrières des combattants (1). »
Par où s’est effectuée cette manœuvre ? Entre Pourcieux et
'frets, l ’Olympe présente toute une série de contreforts parallèles
qui se terminent dans la plaine en forme d’éperons, à trois ou
quatre kilomètres de distance les uns des autres. Entre eux, et
notamment entre le premier,
en partant de Pourcieux, et
l’Olympe même, se creusent des vallons qui aboutissent à la
plaine. Ces vallons sont d’accès facile, et absolument masqués
pour les observateurs qui se trouvent dans la plaine. L ’aspect
de ces vallons est très frappant au premier coup d’œil, et l’on se
représente immédiatement les creux profonds et les vallons boisés
dont parle Plutarque. Au Nord, rien de pareil : la montagne va
s’écartant de plus en plus de la rivière, et ne projette aucun
contrefort qui offre un couvert.
Ajoutez enfin que ce premier vallon est à une faible distance
de l’emplacement que j ’ai assigné au camp romain, une dizaine
de kilomètres au plus, ce qui rend la marche de Marcellus des
plus faciles.
Il y avait donc là toutes les conditions voulues pour arriver à
une destruction complète des barbares. Marius était arrivé à
temps pour barrer l’unique passage; il occupait une position
forte, d’où il dominait l’ennemi, tout en pouvant le combattre
facilement; — il pouvait manœuvrer à couvert pour opérer un
(1) Vie de Marins, 20.
�V III
LA BATAILLE DÉCISIVE
Lo deuxième combat, la bataille
décisive qui termina la
campagne, nous est raconté par Plutarque assez longuement.
Cette fois, il ne s’agit plus d’un engagement livré à l’improvistc,
mais bien d’une bataille rangée, voulue des deux parts. Son
récit toutefois est moins long et moins détaillé que celui qu’il a
fait de la bataille de Verceil, pour lequel il a utilisé les mémoires
de Sylla et ceux de Calulus : sur les deux pages que consacre
Plutarque à la bataille d’Aix, il y a la moitié d’anecdotes
inutiles :
« Quant au reste des troupes ( celles que n'avait pas emmenées
Marcellus), Marius, après leur avoir fait prendre leur repas en
temps voulu et les avoir fait se reposer, les rangea en bataille dès
le jour, les plaçant en dehors du retranchement, et envoya sa
cavalerie en avant dans la plaine. Les Teutons s’en étant aperçus,
n’attendirent pas que les Romains qui descendaient sur eux
fussent arrivés en plaine pour combattre, mais, s’armant rapi
dement et avec rage, ils s’élancèrent sur la colline. Marius alors,
envoyant de tous côtés les commandants, donna l’ordre de
s’arrêter et de tenir bon ; lorsque les barbares seront à portée, de
lancer les javelots, puis de tirer l’épée, et de les pousser vigou
reusement avec les boucliers. Car, le terrain étant glissant poul
ies barbares, leurs coups n’auraient pas de force, et leur marche
d’ensemble ne tiendrait pas, les corps étant, à cause de l’inéga
�MICHEL CLEllC
lité du terrain, dans une agitation et un mouvement continuels.
En même temps qu’il donnait ces conseils, on voyait Marius les
mettre le premier en exécution ; il n’était, en effet, inférieur à
personne physiquement,
cl il dépassait tous les autres de
beaucoup en audace.
« Les Romains donc s'opposant à eux, et arrêtant, par leur
choc, l’ascension des barbares, ceux-ci, pressés, reculèrent peu
à peu dans la plaine ; et les premiers déjà se rangeaient en
bataille sur un terrain uni, lorsque des clameurs éclatèrent cl le
désordre se mit parmi ceux qui étaient derrière. Marcellus, en
effet, n’avait pas laissé échapper le moment favorable: le tumulte
lui étant parvenu par dessus les collines, il avait fait lever son
monde, et était tombé en courant, et avec de grands cris, sur le
dos des barbares, massacrant les
derniers. Ceux-ci, faisant
retourner ceux qui étaient devant eux, remplirent vite de trouble
toute l ’armée ; chargés des deux côtés, ils ne tinrent pas long
temps, mais, rompant leur ordre, ils s’enfuirent. Les Romains,
les poursuivant, en prirent vivants ou eu tuèrent plus de cent
mille (1). »
Les autres auteurs anciens ne nous fournissent à peu près
rien. Rien dans l’Epitome, rien dans Velleins, rien dansEutrope;
Florus ne connaît qu’une seule bataille, qui s’est livrée sur les
bords de la rivière ; il ajoute seulement quelques détails sur le
roi Teutobod. Orose seul nous fournit quelques lignes :
« Le quatrième jour ( apres le premier combat), les deux armées
se mettant de nouveau en bataille combattirent jusque vers midi
avec un succès à peu près égal. Mais alors les corps des Gaulois,
sous la chaleur du soleil, se mirent à ruisseler et à fondre comme
de la neige, et ce fut jusque dans la nuit un massacre, plutôt
qu’un combat, qui
se prolongea. Deux cent mille guerriers
furent tués dans cette campagne, quatre-vingt mille pris, à peine
trois mille, dit-on, s’enfuirent. »
(1) Vie de Marins, 20-21,
�MAKIUS EN PROVENCE
125
C’est là dessus que les érudits modernes ont échafaudé, leurs
hypothèses. Tout le monde est d’ailleurs d’accord en gros : on
place Marius sur la rive droite de l’Arc (et les barbares aussi
sans doute) et le combat s’engage du Nord au Sud, ou du NordOuest au Sud-Est. Mais on 11e s’entend plus pour le détail des
positions occupées.
St a t is t iq u e
: Marius est sur les hauteurs du Cengle, jusqu’aux
environs de Puyloubier ; Marcellus remonte (par où ?) la vallée
de Vauvenargues jusqu’à Claps, puis se poste dans les vallons
boisés entre Puyloubier et Pourrières. C’est-à dire qu’il ne se
trouve pas derrière l’ennemi !
Ca s t e lla n
: Marius occupe une partie de la montagne Sainte-
Victoire, qui va en s’inclinant au-dessus de Puyloubier jusqu’au
delà de Pourrières ; Marcellus est près de Pourcieux, dans les
ravins de l’Olympe (ce qui l ’aurait obligé à faire une étape
énorme).
L a C a e a d e : Marius occupe le plateau du Cengle ; il range son
armée en bataille sur ces pentes, entre Roussel et Puyloubier,
vis-à-vis de Trets, et taisant face au Sud-Est. Marcellus marche
par Puyloubier et Puits de Rians sur le Pain de Munition, et, de
là, descend vers Pourrières.
Tous trois en somme admettent que le camp de Marius est sur
le Cengle, ou à l’extrémité de la chaîne de Sainte-Victoire.
Hè r e n g e k - F é h a u d : Le camp de Marius est plus bas, sur le
mamelon où s’élève Château-Roussel; Marcellus se glisse (?) à
travers les bois de Pourrières.
G il l e s
: Marius, après le premier combat (qui a été livré aux
Milles, où il se trouvait au nord des barbares), a continué à
marcher sur la trace des barbares qui, eux, continuent à suivre
la future voie Auréliennc, par le Tholonet, Beaurecueil, Châteauneuf, etc. Ils dressent leur camp à la Petite-Pégèrc, de chaque
�126
MICHEL CLERC
côté de la rivière, et jusqu’à Pourrières. Marius s’arrête à deux
kilomètres en aval, au Logis-Neuf, où la route est coupée par
celle qui va de Trets à Puyloubier; il se déploie à droite et à
gauche sur les mamelons qui s’étendent de l’Arc aux contreforts
de Sainte-Victoire ; pour être tout à fait exact, je dois dire que
Gilles n’emploie pas le terme de mamelons, mais celui de mottes
de terre, qui seul lui paraît traduire exactement le mot grec
Àéooç (!), lesquelles mottes ne s’élèvent que de six à huit mètres
au-dessus de la plaine ! Les barbares font volte-face, et com
battent le dos tourné au chemin qu’ils veulent suivre ! Quant
à Marcellus, il va de Puyloubier au Pain de Munition, sans
que l’auteur nous dise par où il débouche, et en vérité l’on serait
fort embarrassé de la faire déboucher par un endroit quelconque.
T
ir a n ,
D e r v ie u ,
admettent que les deux combats ont eu lieu
sur le même emplacement : ils placent Marius sur le Pain
de Munition, et font passer Marcellus vers Pourcieux et l’Olympe.
Tout cela est inadmissible. .le l’ai déjà indiqué pour ce qui est
de la position du Pain de Munition. On ne va pas jucher une
armée qui veut combattre, sur une hauteur de 615 mètres, de
pente extrêmement raide ; et l’emploi de la cavalerie devien t,
dans ces conditions, absolument impossible.
Le Cenglc est moins élevé que le Pain de Munition (48Ü mètres);
mais les pentes en sont aussi beaucoup trop raides : même en
dehors de la barre proprement dite du Cengle, entre Kousset et
Puyloubier, la pente est beaucoup trop rapide pour les manœu
vres de l’infanterie romaine, et, aussi, pour qu’on puisse essayer
de monter à l ’assaut.
L ’auteur a été séduit par l’aspect formidable de cette barre du
Cengle, qu’il décrit très exactement :
« Le Cengle est une montagne qui domine la plaine au NordOuest. Elle forme comme un gradin appuyé au versant méri
dional de Sainte-Victoire, eL se compose d’un plateau ondulé,
d’une altitude de plus de 501) mètres au-dessus du niveau delà
�MARI US EN PROVENCE
127
mer, que le pic, surmonté aujourd’hui par la Croix de Provence,
domine à son tour d’une hauteur à peu près égale. Ce plateau a
la forme d’un segment circulaire, ou plutôt elliptique, dont la
corde a 6 kilomètres de long, et la llèche environ 1.800 mètres.
Sa superficie dépasse 11 kilomètres carrés. Il n’est accessible
que par ses extrémités Est et Ouest, par Puyloubier d’un côté et
le Tholonet ou Beaurecueil de l’autre ; car son périmètre courbe,
dont la convexité est dirigée vers le Sud, est formé par ce qu’on
appelle la Barre clu Cengle.
« C’estunesuite continue de rochers à pic, un rempart naturel,
une sorte de falaise, beaucoup trop élevée pour que l’escalade
en soit possible, sauf sur quelques points connus des bergers et
des chasseurs. Au-dessous de la barre, le terrain descend, par
une descente rapide mais praticable, au Midi, vers la colline de
Châteauneuf-le-Rouge, qui forme encore un étage inférieur
avant d’atteindre le niveau de l’A rc; au Sud-Est, jusqu’à la
plaine qui s’étend dans la direction de Pourrières.
« .Quand on sait qu’ une bataille mémorable a été livrée au
pied de la montagne du Cengle, il me paraît difficile de ne pas
être frappé de l’importance militaire d’une pareille position.
Une armée romaine, établie sur le vaste plateau que j ’ai décrit,
eût été, ce me semble, absolument inexpugnable. A l’abri de
toute attaque, du côté du Nord, par la montagne de SainteVictoire, dont le versant méridional est impraticable, elle serait
garantie, ail Midi, par le rempart infranchissable de la barre, et
quelques travaux, comme les Romains savaient les faire,
auraient achevé facilement son système de défense sur les côtés
vulnérables du levant et du couchant, J’ajoute que la voie Auré*
lienne passait précisément entre la barre et Chàteauneuf, de sorte
que le Cengle, mieux encore que le Pain de Munition, constitue
celte position de /lanc, par rapport au passage obligé des Teutons,
dont parle M. Dervieu.
« Je ne puis croire qu’une situation aussi avantageuse ait
échappé à la sagacité de Marius, surtout si, d’avance, il avait
choisi la plaine de Pourrières pour y livrer la bataille décisive.
Je suis persuadé qu’il avait établi un de ses camps retranchés
�128
MICHEL CLERC
sur ce plateau... qu’il y laissa même une petite garnison char
gée.... de garder un poste aussi essentiel. »
Celle position en effet serait excellente comme camp d'obser
vation, parce qu’elle est inattaquable ; mais ce ne peut être une
position de combat. Et cela est surtout vrai pour un ennemi
venant de l’Ouest; elle pourrait plutôt servir dans le cas contraire,
contre un ennemi venant de l’Est. L ’idée moderne d’une position
commandant une. roule, qui a évidemment influencé l’auteur, est
inapplicable ici, vu le peu de portée des armes de jet : Marins
posté sur le Cengle n’aurait nullement empêché les Teutons de
suivre leur route ; même vainqueur, les barbares auraient pu
s’enfuir juste dans la direction où il ne fallait pas. Il fallait que
la route l'ùt non seulement commandée, mais barrée. Et Marius
vaincu là n’aurait eu aucune ligne de retraite possible : il lui
aurait fallu ou fuir par le défilé de Meyreuil, où il aurait été
écrasé par les barbares, ou escalader les pentes de SainteVictoire ! C’était là une grosse imprudence, que n’aurait jamais
commise Marius.
Dans les hypothèses de Gilles et de Bérenger-Féraud, il n'v a
pas d’objection à faire pour l’altitude des positions occupées par
Marius (237 et 241 mètres), si ce n’est que celte fois c’est plutôt
trop peu ; il ne s’agit là que de mamelons insignifiants, tandis
que d’après Plutarque, les barbares eurent à escalader une vraie
colline. Mais, surtout, pourquoi placer le camp de Marius plutôt
là qu’ailleurs ? Il n’y a point là de position militaire ayant une
valeur propre, et répondant à un plan quelconque.
J’estime inutile d’insister sur tous ces points, et je préfère
exposer ma propre façon de voir, qui est infiniment plus simple.
Marius est resté dans son camp (vers la Bastide Blanche); les
Ambrons vaincus sont restés dans le leur (vers Saint-Andiol).
Les Teutons ont campé, ou derrière les Ambrons, ou, plutôt, de
l’autre côté de l’Arc, vers la Grande Bastide. Le combat s’enga
gera donc de l'Ouest à l’Est, direction suivie jusque là parles
deux armées, et non du Nord au Sud.
�MAKI US EN PUÛVENCE
129
Marius déploie sa cavalerie sur son aile droite, dans la plaine
de Fourrières, où elle harcèle les Teutons. Ceux-ci de leur côté
montent à l’assaut de la position romaine, qui est forte, mais
cependant accessible. Marcellus, caché jusque là dans les ravins
boisés de l ’Olympe, débouche derrière leur liane droit. Marius
barrant le seul passage possible, les barbares sont rejetés dans
la plaine, où ils sont pris entre les Romains, les montagnes du
Nordet duSud, et le défilé dé l ’Ouest ; ainsi s’explique facilement
l'effroyable tuerie dont parle Plutarque.
Dans ce système, aucune difficulté : le deuxième combat est la
reprise du premier, sur le même emplacement. Il n’y a que deux
différences : les Romains n’ont plus affaire aux seuls Ambrons,
mais aussi aux Teutons ; et ils laissent les barbares monter à
l’assaut de leurs positions.
On peut essayer de se représenter l ’ordre de bataille de Marius,
de la façon suivante.
Son infanterie est rangée sur la colline, occupant un espace
plus large que la face du camp.
En admettant, comme nous l’avons fait, que Marius ail eu sous
ses ordres 30.000 hommes (il en a 32.000 à Verceil), on doit les
répartir ainsi : 2 légions romaines de 0.000 hommes, soit 12.000 ;
autant de socii, 24.000 ; 000 cavaliers légionnaires, et le triple,
1.800, de cavaliers socii, soit 2.400; au total 20.400 hommes; il
reste 4 ou 5.000 hommes pour les auxiliaires, la garde du général
et les services divers.
Les deux légions romaines occupent le centre, rangées par
cohortes sur trois lignes. Aux deux ailes sont les légions de socii ;
aux ailes extrêmes, les auxiliaires.
L ’ordre le plus habituel est Yacies triplex, où les cohortes
forment trois lignes. La cohorte, de 000 hommes, est formée sur
dix rangs, et offre par conséquent un front de 00 hommes. Il faut
ajouter à celle longueur de la cohorte l’intervalle qui la sépare
de la cohorte suivante, intervalle égal à la longueur de la cohorte
elle-même. De sorte que la longueur d’une légion en bataille est
de sept cohortes ou de 420 hommes. En admettant pour chaque
homme un espace de 0"'G5 centimètres, ou a un front de
�130
MICHEL CLERC
273 mètres. Deux légions occupent donc 546 mètres ; en ajoutant
les deux légions de socii, on arrive à 1.092 mètres, auxquels il
faut ajouter 117 mètres pour les intervalles entre les légions. En
ajoutant enfin aux ailes les cohortes auxiliaires, on a un déve
loppement total d’au moins 1.600 mètres.
Il faut toutefois
défalquer les 3.000 légionnaires de Marcellus, soit une demilégion, ou cinq cohortes. Quant à la cavalerie, il n’y a pas à la
faire entrer en ligne de compte, puisqu’elle combat dans la
plaine.
Il semble que ce front de bataille ait été bien restreint pour
faire face à la masse des barbares, et couvrir tout l’espace utile.
De Fourrières à Pourcieux, il y a en ligne droite cinq kilomètres
et demi, dont le front romain occupait à peine le quart.
Aussi est-il possible que Marins ait adopté une autre formation,
la formation en ligne droite, fronte longa. Mettant les cohortes
sur deux rangs seulement, et non plus sur trois, on étend sensi
blement le front. Mais peut-être aussi a-t-il été inutile de recourir
à cette formation, vu la manière de combattre des barbares, qui
faisaient masse sur un seul point.
Quant à la manière de combattre des Romains, elle est très
nettement indiquée par Plutarque: ils se mettent en marche,
prenant l’offensive pour attaquer les barbares au bas de la
colline ; mais, voyant que ceux-ci montent eux-mêmes à l’assaut,
ils font halte lorsqu’ils les voient arrivés à portée de trait,
lancent leurs javelots, puis chargent à l’épée, en se couvrant du
bouclier.
Celle tactique demeure, au point de vue moderne, très compré
hensible. Il s’agit d'ébranler d’abord l’ennemi par une décharge,
ce qui est aujourd’hui le rôle de l’artillerie et des feux d’infan
terie, puis de le rompre par le choc ; le but final est le corps à
corps, non individuel, mais d’ensemble, sur toute la ligne. Je
rappelle que d’ailleurs la charge n’est pas fournie par toutes les
cohortes de la première ligne : les premiers rangs seuls chargent;
si l’ennemi n’est pas rompu, ils reviennent se reformer, par les
intervalles, derrière les rangs suivants ; ceux-ci chargent à leur
�iMARIUS EN PROVENCE
lOLir,
131
et ainsi de suite. Si toute la première ligne a échoué, les
cohortes de la seconde ligne, passant par les intervalles, recom
mencent la même manœuvre.
La marche-manœuvre de Marcellus est également facile à
comprendre.
Dissimulé dans les
creux des contreforts de
l’Olympe, il a attendu que le fracas de la bataille parvînt jusqu’à
lui, pour donner, non, comme le veut Bérenger-Féraud, sur les
femmes et les enfants, c’est-à-dire sur le camp des barbares,
mais sur les derniers rangs de leurs troupes, déjà arrêtés et mis
en désordre par l’écliec de l’assaut tenté par les premiers.
Sur ce point, Fronlin est plus détaillé :
« Marins auprès des Eaux Sextiennes, ayant l’intention de
combattre le lendemain contre les Teutons, envoya de nuit (1)
Marcellus avec une petite troupe de cavalerie et d’infanterie, et
pour lui donner l’apparence d’une foule, fit partir avec eux des
muletiers et des valets armés, et quantité de bêles de somme
couvertes de housses, pour leur donner une apparence de cava
lerie; et il leur ordonna, dès qu’ils auraient compris que le
combat était engagé, de descendre sur les derrières de l ’ennemi.
Celte apparition inspira une telle terreur, que les ennemis les
plus acharnés prirent la fuite (2) ».
Au premier abord, il semble surprenant que l’on ait songé à
employer des valets d’armée pour une manœuvre de ce genre,
assez délicate. Mais il y a dans Tite-Live plusieurs exemples du
même fait, notamment lors d’une bataille livrée aux Gaulois
par le dictateur C. Sulpicius en 355 :
(1)En réalité, il me paraît bien difficile que Marcellus aitexécuté cette
marche, en collinesetsous bois, de nuit. Pendantlanuitqui a suivilepre
mier combat, Marius adû garder toutsoninonde sous lamain.C’est pendant
lajournée du lendemain, et jusqu’à la nuit tombante, que Marcellus a dû
exécutersonmouvement. Et pendant ce temps, ajoute Plutarque, lereste de
l'arméeprenaitson repas du soir, puissereposait:ils’agitbien dulendemain
du premier combat, ce qui prouve, une fois de plus, que l’armée n’a pas
quittéson campement.
(2) il, 4.
�Mic h e l
clerc
« Il fit enlever aux mulets leurs bâts ; et, leur laissant seule
ment deux housses, il les lit monter par des muletiers auxquels
il donna les armes de prisonniers ou d’esclaves. II mêle au
millier d’hommes ainsi recruté une centaine de cavaliers, et
leur ordonne de filer de nuit sur les hauteurs au-dessus du camp,
et de se cacher dans les bois » (1).
Ces pseudo-cavaliers, apparaissant pendant la bataille, firent
mine de couper les Gaulois de leur camp. Sans nul doute, les
barbares, Gaulois ou Germains, étaient plus sujets à la panique
qu’ une armée disciplinée; il s’agissait donc beaucoup moins de
livrer un combat effectif que de produire un effet moral ; et l'on
connaît le mot du maréchal de Villars : « L'homme esl ainsi fait
qu'il craint davantage un péril sur ses derrières que vingt périls
de face ».
Dans les ravins dont j ’ai parlé, nulle part il n’est impossible
tic passer, avec les chevaux tenus en main.
Le succès de celle manœuvre fut dû surtout à l’opportunité de
l’attaque de Marcellus. Les barbares sont montés à l ’assaut de la
colline où étaient les Romains; ils ont été repoussés, et sont
redescendus en mauvais ordre; ils sont en train de se reformer
dans la plaine, et évidemment déjà les Romains sont descendus
et chargent leurs tôles de colonnes. Et nous connaissons bien le
mode de combattre, les qualités et les défauts des Germains et
des Gaulois : « Invicta ilia rahies et impetus, quem pro virilité
harlmri habent, celle rage invincible et celle impétuosité, qui
chez les barbares lient lieu
de courage », dit Florus (2), et
encore « primas impetus major quam virornm, sequens minor
quant feminarum, leur premier élan est d’une vigueur surhu
maine, mais le suivant d’une faiblesse plus que féminine. »
Et Fronlin s’exprime à peu près de même : « Fabius Maximus
non ignarus Gallos prim o impelu prævcilere (3), Fabius savait
que les Gaulois valent surtout par le premier choc. »
�MARIUS EN PROVENCE
133
C’est dire que Marccllus profita du découragement causé par
l’échec de l’assaut, et de la première fatigue des barbares.
Il y a, dans le récit de Plutarque, des lacunes visibles. Les
barbares prennent la fuite, les Romains les poursuivent, ef
s’emparent de leur camp. Tout cela demeure vague, de même
que la durée de la bataille, qui a commencé au malin, mais fini
nous ne savons pas quand. D’après Orose, les barbares auraient
tenu bon toute la matinée; ils auraient cédé lorsque la chaleur
du soleil les aurait incommodés ; et le combat, ou le carnage,
aurait duré jusqu’à la nuit. Peut-être faut-il placer ici un pas
sage de Frontin, que l’on applique d’ordinaire au premier
combat (1 ): « C. Marins, victis prælio Teutonis, reliqnias eoruni,
quia nox circumveneral, circumsedens, sublatis deinde clamoribus,
per paucos snorum territavit, insomnemque hosiem delinuit, ex eo
adsecutns, ut postero die inreqnietnm facitins debellaret ».
« Marius, après avoir vaincu les Teutons, fit entourer, parce
que la nuit était venue, les restes de leur armée; faisant alors
pousser subitement de grands cris, il les terrifia et tint ainsi,
avec peu d’hommes, l’ennemi éveillé; il arriva de la sorte, le
lendemain, à le vaincre plus facilement parce qu'il n’avait
pas reposé ».
Je pense qu'il s’agit de la nuit qui a suivi le second combat et
non le premier. Frontin en effet nomme les Teutons et non les
Ambrons. Il les dit entourés par les Romains, ce qui ne pouvait
se dire après le premier combat. Le mol reliqnias serait de même,
dans ce cas, également impropre. Enfin, après le premier
combat, Marius n’avait aucun intérêt à voir les barbares rester
éveillés, puisque rien n’aurait été aussi dangereux pour lui
qu’une attaque nocturne, possible en ce cas. C’est les barbares
eux-mêmes, au contraire, que Plutarque nous représente pous
sant celle nuit là des hurlements en signe de deuil.
Il est possible, d’après cette anecdote, que Marius n’ait pas eu
le temps d’enlever les deux camps barbares avant la nuit; ne
�134
MICHEL CLERC
voulant pas de combal de nuit, il aurait remis la dernière attaque
au lendemain, en faisant couper loute retraite aux ennemis du
côté d’Aix et en les maintenant sous la crainte d’une attaque
imminente pendant toute la nuit.
Au résumé, toutes les indications de Plutarque sont expli
quées par la topographie : la cavalerie dans la plaine, sur la
droite romaine, vers Pourrières ; Marcellus, dissimulé dans les
vallons boisés qui sonl sur sa gauche, débouche vers la Beissanne; les légions sont rangées en avant du camp, le débordant
de chaque côté; le passage esl ainsi complètement fermé. Quant
à la cavalerie, elle a sans doute continué à charger sur la droite
pendant le combat même : c’est-à-dire que les barbares étaient
assaillis de tous les côtés, en tète et sur les deux flancs.
Plutarque ne parle plus de la rivière. Florus, qui ne fait des
deux combats qu’un seul, s’exprime en ces lcrmcs, où l'on reconnaîl l’exagération de sa rhétorique habituelle : « Ea cæcles
hoslium fuit lit victor romanns crnenlo fliunine non pins aquæ
biberit quam sanguinis barbcirormn ; il y eut un tel carnage des
ennemis que le Romain vainqueur ne but pas, dans la rivière
ensanglantée, moins de sang des barbares que d’eau. » En fait,
que l’on admette ou non que le premier combat ail eu lieu à Aix,
il est évident que le second a eu lieu aussi sur les bords de la
rivière. Mais elle n’y a pas joué le même rôle que dans le
premier; dans le premier, les barbares surpris par les Romains
passent le fleuve au moment même du combat, qui s’engage sur
les bords mêmes de l’Arc. Dans le second, les barbares ont formé
leur ligne de bataille en avant de la rivière dès le matin, puis
qu’ils montent à l’assaut. Ou probablement même, leurs colon
nes sont des deux côlés de la rivière ; ils la longent, et n’ont pas
à la traverser, pas plus que les Romains qui les poursuivent.
Etant donnée la topographie, il est certain que la défaite dut
amener l’extermination des barbares ; c’était l’issue fatale d’une
lutte à l ’arme blanche dans un espace clos de toutes parts. Il est
d’ailleurs impossible d’arriver à une évaluation positive du
nombre des morts. Pour Plutarque, c’est plus de 100.000 hommes
�MARIUS EN PROVENCE
qui furent tués ou pris ; pour l’Epitome, c’est 200.000 qui furent
tués, 90.000 pris ; pour Eutrope cl Orose, 200.000 furent lues,
80.000 pris, 3.000 s’enfuirent. Velleins enfin fait périr 150.000
barbares dans les deux combats.
Au premier abord, il semble que l’Epilomc, c’est-à-dire TiteLive, soil la meilleure source : en fait, c’est celle donnée qui est
la plus invraisemblable ; elle est d’ailleurs bien dans les habi
tudes de Tite-Live, comme le montre notamment son récil des
guerres puniques. C’est, en somme, le chiffre de Plutarque qui
demeure le plus acceptable : cent mille hommes tués ou pris,
c’est la totalité des combattants. Cela représente une victoire à
un contre trois, due à la discipline des troupes, à la supériorité
du commandement, et à des conditions topographiques uniques.
D’après Eutrope et Orose, le roi des Teutons Teulobod
(Teuloboc est une mauvaise lecture, due à une fausse analogie
avec Bocchus) aurait été tué dans la lutte. Florus, au contraire,
dit qu’il fut fait prisonnier et qu’il figura au triomphe de Marius.
Plutarque parle seulement (1) de « rois des Teutons » qu’il
emmena enchaînés en Italie et qu’il montra aux ambassadeurs
des Cimbres avant la bataille de Verceil. Les détails donnés par
Florus ne permettent pas de douter que Teulobod ait en effet
figuré au triomphe : a Rex ipse Teutobocluis, qnaternos senosque
equos transilire soliliis, vix uniim, eum fugerel, asceiulit, proximnqne in sailli comprehcnsiis insigne spectacnlnm Irininphi fuit :
qnippc vir proceritatis exiniiæ super Iropea sua eminebal.
Le
roi Tcutobod lui-même, habitué à fatiguer à la course quatre et
même six chevaux de suite (2), en trouva difficilement un pour
s’enfuir, et, saisi dans un défilé voisin, fournit au triomphe un
spectacle peu ordinaire : car, d’une taille
gigantesque,
il
dépassait le trophée formé de ses propres armes. »
Plutarque indique d’une façon plus précise, au moins dans
les termes, l’endroit où auraient été pris les « rois teutons » dont
il parle : eaXwTav iv xaîç ”A7,ïîs<n cpsuyovTsç utco Srf/.o’Javwv, ils
(1) Vie de M a rin s , 24.
(2) Et non pas, comme on le traduit généralement, « habituéà sauter par
dessusquatreetmême six chevaux », ce qui n’offre aucun sens.
�MICIIEI, CLERC.
furent pris, fuyant dans les Alpes, par les Séquanes.
Ce
passage prouve, soit dit en passant, que tout ne fut pas fini le
jour même de la bataille, et qu’ il y eut, au moins le lendemain,
et peut-être les jours suivants, poursuite des fuyards qui avaient
pu s'échapper isolément. Mais on est très embarrassé pour
déterminer l’emplacement de ces ÏYjV.ocm'.. S’agil-il du peuple
gaulois bien connu des Séquanes, qui occupait la
région
comprise entre le Rhône, la Saône cl le Rhin? Il semble bien
dillicile, non pas même que les Romains les aient poursuivis
jusque-là, cela va de soi, mais même qu’ils aient obtenu des
Séquanes, alors tout à fait en dehors de leur influence, la
livraison des fugitifs (1). Aussi admet-on généralement qu’il
faut voir dans ces Secoanoi ceux dont parle Etienne de Byzance,
se référant d’ailleurs à une source de valeur, Artémidore
d’Eplièse, géographe qui vivait vers l’an 100 avant notre ère :
(( ÏYjXÔxvo; TïOTao.ôî Maa-xa/.'.o>7<o7, à » ou 7Ô
ï Qv ./qv
I' y/.oy.vo1
,,
m;
’Ap7î|j.îoo)p&î èv -pw7Y, ; — le Secoanos est un fleuve des Mar
seillais ; de là vient l’ethnique Secoanoi, comme le dit Artémi
dore. » Un autre manuscrit porte -o/.'.c, ville, au lieu de 7:077.po;,
fleuve. D’abord, il est extrêmement rare qu’ un nom de lleuve
forme un ethnique ; ensuite on ne sait où placer ce fleuve
Secoanos. Plolémée (2) dit, en effet, que le premier fleuve à
l’Est après le Rhône est le K«<vo; : or le premier fleuve après
le Rhône, c’est la Touloubre. Nous savons d’autre part, par un
document épigraphique positif,
que
l’Huveaune s’appelait
Hubelna (8). Il ne reste donc plus pour le Secoanos que l ’Arc,
et les Secoani seraient des riverains de l’Arc, peut-être ceux de
la haute vallée, c’est-à-dire la région de Pourrières-Pourcieux.
Mais tout cela demeure très incertain (4).
(1)Les Séquanes sont alors ennemis des Eduens, les alliés des Romains
en Gaule.
(2)1 1 ,10, 8.
(3)C.Jitlliau,B u lle tin E p ig ra p h iq u e , v,]).75.etvi,p.171.
(4) O11 peut se demander s'il n'y aurait pas entre le nom Secoanos et le
nom de l'Arcau moyen âge. A r. A ru m , Lctri, le même rapport qu’entre les
deux noms anciens de la Saône, A r a r et S a u con n a . L’un aurait pu être la
dénomination ligure,l’autrela dénominationgauloise. Ceseraitlemot gaulois
����MARIUS EX PROVENCE
Une dernière anecdote nous est racontée par la plupart des
auteurs, sauf Plutarque ; elle se rapporte à la lin de la bataille,
et est assez énigmatique. Florus dit que les femmes germaines
demandèrent aux vainqueurs « libertatem et saceniotinm, — la
liberté et le sacerdoce », et que, ne pouvant l’obtenir, elles se
suicidèrent. Orose est un peu plus explicite : les femmes ger
maines demandent qu’on les respecte et qu’on les consacre au
service des dieux et des vierges sacrées. Enfin saint Jérôme
est beaucoup plus précis et nous permet de nous rendre compte
de la réalité (1).
« La nation des Teutons.... combattant, auprès d’Aix, contre
Marins, fut vaincue. Trois cents de leurs matrones, apprenant
qu’elles devaient être livrées comme captives à d’autres hommes,
supplièrent d’abord le consul de les donner comme esclaves au
temple de Gérés et de Vénus. N ’ayant pu l’obtenir, et le licteur
les repoussant, elles massacrèrent leurs petits enfants, et le
malin furent trouvées mortes, étranglées au moyen de lacels, et
se tenant toutes embrassées. »
On voit qu’il ne s’agit plus, ni de garder la liberté et d’exercer
un sacerdoce, ni, non plus, de toutes les femmes germaines. Ce
sont trois cents femmes qui demandent à être esclaves de
prêtresses romaines, sans doute des Vestales (2). Ce chiffre
précis de trois cents donne à penser qu’il s’agissait des prêtresses
qui accompagnaient toujours les Germains en campagne. Ainsi
comprise, l’anecdote n’a plus rien d’absurde ; et elle est bien
conforme à ce que nous savons, par Tacite et Valère-Maxime,
de la moralité des femmes germaines, cl aussi de la brutalité
qui auraitpersistépour l'Arc,le mot ligure pour la Saône, car ilsemblebien
que Sciu con na et S cqu a n a sont le même mot, ligure d’après M. d’Arbois de
Jubainville.Mais, d’autrepart laSaône aportéencore un autre nom, donné
comme leplus ancien des trois, B rig o u lo s , etleradical de ce mot, b rig , est
également ligure (Cf. O.Jullian R evue des Etudes anciennes, 190(1,p. 471 et
suiv.). On a supposé aussi que le Secoanos d’Artémidorc et le Kainos de
Ptolémée sont le même cours d’eau, c’est-à-dire la Touloubre. La question
me paraît insolublejusqu’à nouvel ordre.
(1)L e ttre 91, à A g e ru c liia .
(2) C’estce que ditValèreMaxime, vi, 1,3,qui rapporte aussi,brièvement,
l’anecdote.
�MICHEL CLERC
habituelle des soldats romains en général et de Marius en
particulier.
Sur tout cela, Plutarque est muet; tandis qu’il insiste sur la
joie de l’armée, et les récompenses qu’elle décerna à Marius (1).
« (Les soldats), s’étant emparés des lentes, des chariots et de
toid le bagage, décidèrent de donner à Marius tout ce qui n’avait
pas été détourné. Et, doté de ce magnifique présent, on estima
qu’il n’avait même pas ce qu’avait mérité son habileté militaire,
à cause de
la
grandeur du danger. D ’autres ne sont pas
d’accord, ni sur ce don du butin, ni sur le nombre des morts.
Ils disent que les Marseillais se servirent des ossements pour
enclore leurs vignobles (2), et que la terre, à cause de la décom
position des cadavres, et des pluies tombées pendant l’hiver,
s’engraissa tellement, et fut pénétrée si profondément par celte
putréfaction, qu’elle produisit, l’été, une quantité prodigieuse
île fruits.
« Après la bataille, Marius lit mettre de côté, parmi les armes
et les dépouilles des barbares, les belles pièces bien conservées,
celles qui pouvaient figurer avec éclat à son triomphe ; il lit
entasser les autres sur un grand bûcher et offrit un sacrifice
magnifique. L ’armée y assistait en armes et couronnée; luimême, revêtu de la toge bordée de pourpre et ceint suivant
l’usage, saisit un flambeau allumé et l’élevant de ses deux mains
vers le ciel, allait mettre le feu au bûcher. On vit alors arriver à
cheval, à toute vitesse, quelques-uns de ses amis et il se fit un
grand silence, tout le monde restant dans l’attente. Lorsqu’ils
furent près, ils mirent pied à terre et saluèrent Marins, lui
annonçant qu’il était élu consul pour la cinquième fois, et lui
remettant les dépêches qui le lui annonçaient. Cette grande joie
s’ajoutant à celle de la victoire, l’armée témoigna son plaisir par
des clameurs et des bruits d’annes entrechoquées, et les généraux
ayant de nouveau couronné Marius de laurier, il mit le feu au
bûcher et acheva le sacrifice. »
(1) Vie de M a rin s , 21-22.
(2) Quelquestraducteurs modernes ont compris que ces ossements avaient
servi d’échalas pour les vignes!
�MA mus EN PROVENCE
139
Il y a à relever là la mention des vignobles appartenant aux
Marseillais ; ils occupaient donc alors le territoire qui fut donné
plus tard, après la prise de Marseille par Jules César, aux
colonies d’Aix et d’Arles. L ’avaient-ils occupé d’eux-mêmes?
Leur avait-il été donné par les Romains? J’inclinerais à adopter
celle dernière hypothèse. C.Sextius Calvinus, après avoir occupé
l’oppidum ligure d’Aix (1) (Enlremont) en 122, avait donné aux
Marseillais le rivage ligure avoisinant. Il a donc bien pu agrandir
aussi leur territoire dans la vallée de l’Arc.
Quant au passage célèbre sur la putréfaction des cadavres qui
engraissèrent la terre, c'est, nous le verrons, l’origine première
de la prétendue étymologie de Fourrières et de presque toute la
légende de Marins en Provence.
Relevons enfin la mention de l’incendie qui consuma la masse
des armes laissées sur le champ de bataille par les Teutons. On
s’est étonné souvent que l’on n’ait jamais fait là de grandes
trouvailles d’armes ; c’est que tout ce qui n’a pas été brûlé, c’està-dire le fer, a disparu par oxydation.
Reste une dernière question, celle de la date de cette bataille.
M. Bérenger-Féraud a essayé de restituer toute celte chrono
logie de la façon suivante :
« Passage du Rhône du 25 mars au 6 avril.
« Provocation des barbares au combat contre le camp des
Alpines du 6 au 8 avril.
« Commencement de leur marche vers l'Italie le 11 avril.
« Fin du passage des barbares devant le camp retranché,
16 avril.
« Mise en roule de l’armée de Marius, 17 avril.
« Affaire contre les Ambrons, 22 avril.
« Arrivée de l’armée romaine sur le terrain où devait se livrer
la bataille de Fourrières, 23 avril.
« Bataille de Fourrières, le 24 avril.
« Poursuite des vaincus, depuis le 25 avril jusqu’au 10 mai.
(1) Strabon,iv, 1,5.
�140
MICHEL CLERC
« Cérémonie du bûcher, le 15 mai.
« Départ de Marins pour Rome après le désastre de Catulus,
vers le 10 juin.
« Arrivée de l’armée de Marins aux environs de Verceil, vers
le 20 juillet.
« Bataille terminale, le 30 juillet.
On voit qu’il met les batailles d’Aix cl de Verceil la même
année : or, à Aix, Marins est consul pour la quatrième lois, avec
Catulus pour collègue ; à Verceil, il est consul pour la cinquième
lois, depuis le I e' janvier, avec M’ Aquilius, et Catulus est pro
consul ! La bataille d’Aix est, d’après Eusèbe, de l’Olympiade
169,3, ou après la fondation de Rome 652, soit 102 avant notre
ère, et la bataille de Verceil est de 101.
En fait, la seule date précise qui nous ail été transmise est
précisément celle de la bataille de Verceil, qui, nous dit Plutar
que, fut livrée après le solstice
d’été,
trois jours avant la
nouvelle lune d’août, ce qui correspond au 30 juillet 101. Quant
à l’anecdote d’après laquelle Marins aurait reçu sur le champ de
bataille même d’Aix la nouvelle de son élection au consulat pour
la cinquième fois, il n’y a rien à en tirer. D’abord l’anecdote en
elle-même est suspecte, la nouvelle arrivant ainsi par trop à
propos ; et, surtout, nous savons qu’à celle époque il n’y avait
rien de fixe dans la date des élections consulaires ; elles avaient
lieu souvent aux mois de juillet ou d’août, mais souvent aussi
plus tard.
Il y a un autre argument que l’on a fait valoir pour démontrer
que la bataille avait été livrée en été, à savoir le passage où
Orose nous montre les Teutons accablés par la chaleur du
soleil. Mais cela demeure bien vague : pour les barbares, le
soleil de Provence devait être très chaud non seulement en
juillet-août, mais, on peut dire, d’avril à octobre. El il est
possible aussi que l’anecdote dérive de Plutarque, et doive se
placer en réalité lors de la bataille de Verceil.
M. E. Pais, lui (1), a fait remarquer que, si dans cette région
(1) Rivista cli Sloiict ctniicci. 1900, p. 195.
�1-11
MAUiL'S EX l’ HÜVEXCli
où coulaient à la lois des eaux froides et des eaux chaudes, les
Teutons préféraient se baigner dans ces dernières, c’est que l’on
ne devait plus être en été ; là chose, ajoute-t-il, est d’autant plus
frappante, que, d’après les auteurs anciens et notamment Dion
Cassius, les frères d’armes des Teutons, lesCimbres, ne connais
saient que l’usage des bains froids.
J’estime, pour ma part, que c’est attacher beaucoup trop
d’importance à ce détail des eaux chaudes, qui a tant de
chances, je l ’ai
montré, de
n’être qu’un enjolivement
de
Plutarque.
Il y a une autre raison, indiquée également par E. Pais, et qui
me parait avoir beaucoup plus de valeur, à savoir la mention
des grandes pluies qui
survinrent peu de temps après l.a
bataille (1). Les pluies, en effet, sont infiniment rares en Provence
pendant l’été, tandis qu’elles sont ordinaires en automne, saison
que Plutarque comprend évidemment
sous
le nom général
« d’hiver », opposé à l’été.
Notons encore que, d’après Orose, c’est seulement à partir de
midi que les barbares commencèrent à souffrir de la chaleur du
soleil, ce qui s’applique beaucoup mieux à l’automne qu’à l’été.
Enfin, il est surprenant qu’il se soit écoulé tant de temps
entre la bataille d’Aix et celle de Vereeil : un an, si l’on admet
pour la bataille d’Aix le mois de juillet ou d’aoùt. La roule
qu’avaient à parcourir les Cimbres était, il est vrai, plus longue
et plus difficile que celle des Teutons ; mais un an paraît cepen
dant excessif. Aussi me rallierais-je volontiers à l’opinion de
E. Pais, et placerais-je la bataille d’Aix en octobre ou novembre.
On voit que, sur ce point, on n’arrive pas à la certitude. Il est
plus facile de déterminer la durée de la campagne, depuis la
mise en marche des deux armées : elle a été très courte. Les
barbares ont eu à faire une centaine de kilomètres, mais presque
toujours en plaine. A huit kilomètres par jour, cela ferait une
douzaine de jours ; avec les haltes, on arrive à quinze ou vingt,
pas davantage. Il
s’agit donc d’une campagne longuement
(t)Plutarque ne ditpasformellement quellessurvinrent peu detempsaprès
labataille, mais eela résultede contexte.
�142
MICHEL CLERC
attendue, longuement préparée, menée en quelques jours, et
terminée par un coup de foudre.
L ’importance du service rendu par Marius à Rome en cette
circonstance est incontestable ; il ne faut cependant pas en
exagérer la portée. Il est plus que douteux que même les Teutons
et les Cimbres réunis eussent réussi là où avait échoué Hannibal,
et pris Rome. Ils auraient ravagé et dévasté l’Italie, comme
l’Espagne et la Gaule, et fini par disparaître devant la discipline
et la ténacité romaines. La gloire de Marius a été due non seule
ment à la grandeur du service rendu, mais aussi à ce qu’il
avait mis fin à une longue série d’échecs, et détruit d’un seul
coup un ennemi jusqu’alors invincible.
L ’établissement créé enNarbonnaise quelques années aupara
vant, a été à ce moment, pour Rome, un l'ait de la plus grande
importance; la victoire d’Aix a singulièrement facilité celle de
Verceil. La véritable tactique était d’arrêter les ennemis avant
qu’ils eussent passé les Alpes : Catulus l’essaya contre les
Cimbres et échoua, parce qu’au nord desgrandes Alpes il manqua
d’ une base d’opérations assurée, et qu’il se trouva sur le sol
étranger. Marius, au contraire, grâce aux conquêtes de Calvinus
et de ses successeurs, a pu transporter les avant-postes de Rome
dans la Provence, et en faire ainsi le boulevard de l’Italie.
Pour la Province elle-même, les conséquences ont été consi
dérables. En dehors de Marseille, pour les Ligures et les Gau
lois de touLe la région, Rome n’est plus désormais seulement
une conquérante, une maîtresse : c’est aussi une protectrice, qui
assure la sécurité contre toute attaque du dehors, Débarrassée
enfin du péril qui la menaçait depuis des années, la Province va
reprendre sa vie normale ; elle sera administrée, non plus par
un chef de guerre en campagne, à pouvoir indéfiniment pro
longé, mais par des magistrats réguliers, à pouvoir annuel,
comme les provinces pacifiées de la République. Le procès de
Fonleius, trente ans plus
lard, montrera le développement
intense pris par la Province après la guerre des Cimbres, en fait
d’agriculture, de commerce, d’industrie, et au point de vue de la
�MARIUS EN PROVENCE
143
romanisation. Si la fondation du caslellum d’Aix, en 122, avait
clé la prise de possession officielle du sol par les Romains, c’est
de la bataille d’Aix, en 102, que date, en fait, l’entrée de la Pro
vince dans la vie générale de la république romaine.
(A suivre).
��Ear*
E.
SPENLÉ
On vient de célébrer, il y a quelques semaines, au cimetière
de Montmartre à Paris, le cinquantenaire de Henri Heine. C’est
peut-être l ’heure, non point d’entreprendre une révision des
jugements passionnés et contradictoires portés sur l’illustre
écrivain, mais plus modestement de déposer une couronne sur
cette glorieuse tombe allemande — qui esL en même temps une
tombe française — et, avec l’aide des remarquables travaux
parus dans ces dernières années en France même (1), d’essayer
de fixer en une esquisse rapide les traits de cette figure atta
chante et expressive de poète.
Assurément Heine est un des types les plus représentatifs et
les plus composites de notre civilisation européenne. Trois tra
ditions, trois âmes distinctes semblent se mêler et se combattre
en lui. Juif, il l’est resté par un attachement profond qu’il ne
craindra pas de reconnaître courageusement à certaines heures
et qui se révélera avec une puissance insoupçonnée dans la
crise religieuse de ses dernières années. Cette voix du sang, ce
génie de la race, on a cru les reconnaître dans l’extraordinaire
ténacité chez lui de l ’instinct vital, dans ces facultés opiniâtres
de résistance qui maintiendront son cerveau lucide au milieu de
(1) Signalonspourmémoire parmi cestravauxfrançaisl’étudedeM. Ducros :
Paris,1880,— la thèse de M. Legras :H e n ri H eine
Paris, 1897, — et enfin tout récemment l’étude de M. Henri Liclitenberg'er :H e n r i H eine penseur, Paris,1905.
H e n r i I le in c et son tem ps,
poète,
10
�140
E. SPENLÉ
la plus cruelle maladie, de la paralysie envahissante, et le feront
se raccrocher désespérément à la vie, à la vie quand même, si
horrible qu’elle soit. C’est aussi de sa naissance juive et de son
éducation religieuse qu’il prétendait tenir le besoin impérieux
de justice qui a été comme l’instinct atavique de sa race, qui a
soutenu celle-ci et l’a rassemblée au cours de ses incessantes
pérégrinations et de ses longues tribulations. Et c’est ce même
besoin impérieux de justice, de justice terrestre, immédiate, qui
constitue ce qu’il y avait en somme de résistant et de passionné
ment sincère dans ce qu’on peut appeler l’idéal politique de
Henri Heine. Car il y avait chez ce poète de l’amour un fonds de
révolte, qui remontait parfois en brûlants sarcasmes, qui écla
tait tout à coup dans l’âpreté terrible de certaines de ses antipa
thies, de certaines de ses haines. Mais, par une anomalie
déconcertante, qui semble contredire tout ce qui précède, il s’est
assimilé en même temps toute la sentimentalité de l’Allemagne
romantique, essentiellement rêveuse, idéaliste, chrétienne. Lui,
le révolté clairvoyant, il sera aussi le paladin de l’amour roman
tique, le chantre extasié de la Fleur bleue aux mystiques par
fums. Lui, le sensuel ardent, épris de luxe et de volupté, il
trouvera des mots d’exquise idéalité, et parmi ses vers libertins
mainte fleur du Calvaire fait éclore son douloureux calice. Et
puis voici une troisième tradition, toute française celle-là, voire
même parisienne, faite de clarté, de logique, d’élégante simpli
cité, de scepticisme délicat et de fine raillerie. Juif par la chair
Allemand par cette poésie intime du cœur que nos voisins
appellent du nom de « Gemiit », il est devenu Français d’adop
tion par l’intelligence et l’esprit. Comme il disait lui-même, il a
été « le rossignol allemand qui a fait son nid dans la perruque de
M. de Voltaire ».
Seulement ces traditions diverses, ces héritages successifs ne
se sont pas fondus en un patrimoine commun, solide, de tout
repos. C’est ce qui fait de lui un caractère non seulement com
posite, mais vraiment «d é c a d en t», c’est-à-dire anarchique,
dissonant. Qu’on jette un simple coup d’œil dans la correspon
dance du poète. Sapersonnalilé s’y étale avec quelque chose de
�HENRI HEINE ET l’AME CONTEMPORAINE
147
fiévreux, d’agilé, de passionné et de décousu. Nous assistons à
un déshabillé parfois un peu cynique, où apparaissent des
dessous équivoques : continuels embarras d’argent, vanité
d’auteur toujours en éveil, relations parfois douteuses, démar
ches un peu louches, brouilles et raccommodements. On a l’im
pression de ces intérieurs en désordre — tel que sera, hélas !
plus tard celui de Heine à Paris — où l’on croit toujours sur
prendre l’écho d’une querelle de ménage. Et ce désordre extérieur
est souvent l’indice d’un désordre intime plus caché. A de
pareils caractères l ’expérience de la vie est toujours hostile. Ils
n’ont ni la volonté tenace des conquérants, ni la docilité atten
tive des calmes. Leur idéal est bien souvent un caprice pas
sionné, un enthousiasme de jeunesse — un rêve — à la déroute
duquel ils assistent douloureusement. C’est là le sombre drame
des dernières années de Henri Heine.
« Le classique c’est ce qui est sain ; le romantique c’est ce qui
est malade », par cette formule célèbre Goethe définissait à
l’avance nos instincts décadents. Parmi ces fleurs un peu mala
dives, idoles dans les serres chaudes de la décadence moderne,
une des plus troublantes est celle qu’on a appelée « l’ironie de
Henri Heine ». Car ce fut là une des marques de celle sensibilité
vibrante, versatile et passionnée. Voyez cette figure glabre de
dandy byronien, aux traits blasés, à l’ovale voluptueux, encadré
de boucles rebelles, avec le front pâle des rêveurs mélancoliques,
mais aussi avec les petits yeux malicieux, pleins de défis
narquois sous les paupières mi-closes et clignotantes, avec le
nez fortement accentué et surtout avec ces lèvres fines, aux
sinuosités mobiles, délicatement sensuelles, retroussées aux
deux coins par un imperceptible pli d’ironie, par un de ces
«souris fins et voluptueux » dont parle Baudelaire, «où la fatuité
promène son extase » — lèvres passionnées, ferventes et mo
queuses, qui ont tant aimé et tant blasphémé I Voilà Heine à
trente ans. — El maintenant, quelque vingt ans plus tard, voyez
celte même figure — est-ce bien la même encore ? — émaciée,
creusée, ravagée, aux traits douloureusement tirés. La paralysie
a clos les paupières ; elle a figé les lèvres dissimulées, enfoncées
�sous une barbe touffue ; elle a de ses doigls infatigables creusé
et fouillé ce masque à demi mortuaire, où la sensibilité et le
mouvement sont comme éteints et qui dans sa muette douleur a
je ne sais quelle lointaine ressemblance avec une figure de
Crucifié agonisant. Elle lui a fait en même temps une beauté
nouvelle — une beauté d’outre-tombe, toute de douloureuse
spiritualité.
S’imagine-t-on tous les contrastes inouïs entre lesquels cette
sensibilité d’artiste a été déchirée et comme écartelée ? Et ce ne
fut point là seulement l’œuvre d’une interminable agonie. On a
voulu reconnaître chez le poète comme un stigmate de dégéné
rescence que dès le berceau la nature a imprimé dans sa chair
et qui fait que toutes les sensations vives dont était avide cette
chair de volupté se sont peu à peu changées en autant d’indi
cibles tourments. C’est comme une goutte de poison versée
d’abord au fond d’une amphore profonde et qui communique à
tout le breuvage je ne sais quel arrière-goût âcre, je ne sais
quelle amertume corrosive et persistante. Qu’on écoute par
exemple l’étrange aveu par où le poète ouvre un de ses chants
d’amour :
Vergiftet sind mcine Lieder —
W ie kônnt’es anders sein ?
Du hast mil-ja Gift gegossen
Ins blühende Leben liinein (1).
Qu’on lise encore ce passage d’une lettre écrite l’automne de
183(5 d’Aix-en-Provence — lettre écrite en français et dont je
respecte les irrégularités du style :
« Vous auriez une juste idée du triste état de ma santé morale
— écrit-il à une de ses amies parisiennes — si vous saviez quelle
réaction se fait depuis peu dans mon esprit par rapport aux
doctrines religieuses dont on me connaît l’adversaire. Mes
opinions sont en contradiction avec mes sentiments ; je porte
(1) a Empoisonnés sont nies chants — et comment en serait-il autrement ?
— Ne m’as-tu pasversé du poison— danstafleur de ma vie ? ».
�HENRI HEINE ET L’AME CONTEMPORAINE
149
un chapelet de roses sur la tête et la douleur dans mon cœur.
J’ai soif d’unité morale, de faire harmoniser mes opinions avec
mes sentiments ; il faut que j ’arrache toutes les feuilles roses de
mon chapelet, afin qu’il ne reste qu’une couronne d’épines, ou
que j ’anéantisse toutes les souffrances de mon cœur et que je les
remplace par de nouvelles joies. Mais, hélas ! je les combats en
vain, ces douleurs ; elles sont cuirassées et les armes les plus
acérées de la raison s’émoussent contre elles ». Insoluble conflit
où sa vie s’est comme épuisée. « Je porte un chapelet de roses
sur ma tète et la douleur dans mon cœur », retenons celle
formule si simple ; elle exprime à merveille ce pessimisme de la
volupté qui se trouve à la racine de l’ironie de Heine.
Et ce n’est pas tout. Il y a au fond de celle ironie un sentiment
plus subtil, plus complexe, plus délicat encore, et qui fait
comme un accompagnement en sourdine à toute notre pensée
contemporaine, qui en est comme une des harmoniques essen
tielles. C'est le sentiment douloureux des dissolutions et des
trahisons inévitables, la poésie intense et nostalgique des choses
qui finissent et qui ne reviendront plus, la perception inquiète
de l’universel déclin et de l’universelle fugitivité, parfois aussi
l’effort désespéré ou ironique avec lequel nous nous attachons à
retenir celte fuite éperdue, à vouloir fixer notre rêve passionné
ou candide dans celle réalité friable, inconsistante, en perpé
tuelle mutation et en perpétuelle décomposition. « Toutes
choses sont dans un continuel écoulement — on ne se baigne
pas deux fois dans le même fleuve » -
ces paroles d’un sage de
l’antiquité nous les avons faites nôtres ; elles nous obsèdent —
non plus seulement au spectacle du cours extérieur des choses,
niais encore et surtout à la contemplation de ce qu’on appelle
les réalités intimes de la vie. — L ’ironiste moderne ne croit plus
à rien d’éternel, de durable, de permanent. Depuis plus d’un
siècle il assiste à la dissplulion de toutes les croyances, de
toutes les disciplines religieuses, philosophiques, morales.
a J’ai déjà vu passer bien des nuages semblables, superbes et
azurés, au-dessus de ma tête — dit le vieux lézard philosophe
des « Reisebilder » — et le soleil du lendemain les a fondus et
�150
E. SPENLÉ
dissous dans le néant dont ils étaient sorlis. Il n’y a qu’une seule
véritable philosophie et celle-là est écrite en hiéroglyphes éter
nels sur ma propre queue. » L ’ironiste moderne ne croit pas à
la durée de ses propres sentiments. Il connaît trop bien la
machine sensitive avec ses brusques revirements pour voir dans
ces serments éperdus, dans ces rêves d’éternel bonheur autre
chose qu’une duperie plus ou moins naïve, qu’une hyperbole de
langage. L ’amour lui apparaît comme une illusion, la plus pré
cieuse sans doute, mais aussi la plus fragile de toutes, qui ne se
rajeunit que par un perpétuel changement. C’est sur ce chapitre
surtout que Heine s’est révélé comme un des grands initiateurs
de la sensibilité moderne, comme un des maîtres du pessimisme
amoureux contemporain, lui qui possédait à un si rare degré ce
don étrange, déconcertant, à la fois de sentir éperdûment, de
savourer tout le mensonge de son rêve passionné et chimé
rique — et puis de projeter au même instant sur cette lave brû
lante du sentiment une froide et impitoyable réflexion. De là
cette insaisissable nuance à la fois de passion et de réflexion, de
rêve intense
et de scepticisme ironique,
de ferveur et de
moquerie, bref, de nihilisme sentimental qui communique à la
plupart de ses « lieds » d’amour un caractère si troublant. Enfin
l’ironiste moderne ne croit même plus à la durée de son « moi ».
Ce qu’on appelle communément un « caractère» — qu’on se rap
pelle simplement l'image de l ’ours pyrénéen Atta Troll — c’est
peut-être la dernière des superstitions, le résultat d’un long
dressage que nous impose la société ou encore un préjugé utile
à notre avancement, à notre « action » dans le m on de— mais
contre quoi proteste sans cesse une interprétation plus souple,
plus compréhensive, plus artistique aussi delà vie.
Voilà quelques-uns des symptômes qu'annonce en littérature
l’ironie affinée d’un Heine. Voilà par où il a séduit et enchanté
toute une génération d’hommes et de femmes romanesques, cpii
ont aimé en lui un de ces ardents et passionnés que la vie a
déçus, qui en ont savouré tout le mensonge et qui, selon le mol
de l’un d’entre eux, « sont malades du mal de ceux qui désirent
trop ». Mais n’y a-t-il donc que cet aspect négatif, ce « sourire
�HENRI HEINE ET l’âME CONTEMPORAINE
151
destructeur » dans l’ironie de Heine? Non, ce qu’elle exprime
encore, c’esl, d’abord, le pathétique absolument véridique de la
vie, non plus celui des destinées exceptionnelles, mais celui de
ces natures mêlées, « doubles », composées à la fois d’idéalité et
de matière, de passion et d’égoïsme, de ciel et de boue qui, en
somme, constituent ce qu’on peut appeler l’homme n grandeur
naturelle ».
C’est l ’homme moderne dans son costume et dans son atti
tude de tous les jours, en habit de gala ou en veston d’intérieur,
avec ses dissonances, ses contradictions et ses faiblesses, — et
en ce sens on a pu parler même d’un certain « réalisme » chez
Heine. Et puis il y a aussi dans celte ironie un signe des temps.
Le xvm e siècle, même le xvm e siècle vollairien, sceptique ou
révolutionnaire, est encore essentiellement doctrinaire. Aux
dogmes anciens il ne fait que substituer des dogmes nouveaux,
non moins immuables et infaillibles, qu’il les appelle du nom
de Nature, de Raison ou de Sentiment. Mais avec le xixe siècle
quelque chose de nouveau est entré dans les moeurs. C’est le
sentiment de l’universelle relativité et mobilité, le sentiment
que dans l’ordre des vérités, aussi bien des vérités morales ou
sociales que des vérités d’expérience scientifique, il n’est rien
d’immuable, de définitif, d’arrêté. C’est là, avons-nous vu, un
des éléments de l’ironie de Heine. C’est par là aussi qu’il prend
place dans cette lignée d’esprits libres,
tels que- Goethe,
Schopenhauer ou Nietzsche, qui ont conçu une culture euro
péenne nouvelle, dégagée de toutes les cultures traditionnelles
du passé, véritable humanisme nouveau. Et il a cru pouvoir
annoncer celte ère nouvelle, qui commence à peine à poindre
dans l’Europe d’aujourd’hui, qui remplira les siècles futurs et y
provoquera une profonde transformation morale et sociale.
Mais de cet idéal nouveau, dont il a senti l’inquiétude, il ne
nous apporte aucune formule positive et acceptable.
En lui le passé et l’avenir, la vieille âme romantique et les
temps nouveaux, aux dures exigences, se sont livrés un combat
acharné, et ce sont précisément ces contradictions qui en font
une des âmes les plus agitées, les plus anarchiques, mais aussi
�152
E. SPENLÉ
les plus représentatives des temps nouveaux. Là est sonoriginaI ilé. Ainsi il est devenu l’émouvant interprète de nos dissonances
modernes. Il n’est pas, comme Goethe, un problème de culture.
II est plutôt un problème de décadence. Comme penseur il
n’édifie pas ; il détruit plutôt. Comme poète il trouille et il
inquiète, mais il ne guérit pas. Il nous apprend surtout à lire en
nous-mêmes : il nous apporte des clés nouvelles qui ouvrent
quelques uns des compartiments les plus secrets de l’àme
contemporaine.
Marseille. — Ti'l>. ci Litli.
b a u l a t ik k ,
rue Veinure,
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��UNIVERSITÉ D’AIX-MARSEILLE
P U B L IC A T IO N S
S U B V E N T IO N N É E S
Le Conseil Municipal de Marseille
Le Conseil Général des Bouches-du-Rhône
Le Conseil de l'Uninersité
Annales de la Faculté des Sciences
Annales des Facultés de Droit
et des Lettres
Annales de l’Ecole de Médecine
et de Pharmacie
Le Directeur-Gérant : Michel
Marseille. — TyP- et Lith. Barlatier, me Venture, 19.
Clerc.
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MARSEILLE
PARIS
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IM PR IM E R IE
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B A R LA TIE R
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4, R u e L e Goil', 4
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de Droit civil. - La Fauie, le Risqlle, l'Abus
dll Droit.................................
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Robert CAILLEMER. -
Charles CÉZAR-BRU et Gaston MORIN. -
ABONNEMENTS" .
France........................................
10 francs
Union postale.. .. ........................ ... . 12
Un fascicule sépm'é ....... , .......... . .... '.. . .
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�LA SÉCURITÉ DES TIERS '
DANS LES TRANSACTIONS 11\f~10BILr
ET LA MAXIME
Error Communis facil jus
Par G. MORIN
A propos d'une thèse récente: LONIEWSKI. - Essai sur là
rôle actuel de la maxime" Error communis facit jus "
,' \
(Thèse d'Aix, 1905)
Il n'est personne qui méconnaisse aujourd'hui que le droit et
les institutions obéissent à la règle éternelle de la vie: le nlOUvement, l'évolution.
Cette évolution, nous la constatons, non pas seulement dans le
passé; nous la surprenons encore au n1Ïlieu de sa tâche dans le
présent, nous la ' prenons en quelque sorte sur le fait, dans la
jurisprudence ou sur le terrain du droit comparé.
Et c'est là tout l'intérêt et toute l'importance de la méthode
historique appliquée à l'étude du droit actuel.
Les formules juridiques, les lois s'élaborent dans le présent
comme elles se sont élaborées dans le passé, c'est-à-dire dans
une étroite dépendance avec le milieu social.
A l'époque actuelle, la répercussion dans le domaine du droit
des grands changements économiques survenus au cours du
XIX e siècle apparaît particulièrement nette: nous assistons à une
crise de l'individualisme, à un développement progres~if de
l'étatisme et du droit collectif.
Cette transformation de l'idée du droit se manifeste dans
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G. MORIN
toutes les institutions du droit privé. La théorie de .la fornlation
des actes juridiques, notamnlent, se renouvelle. Les législations
les plus récentes accusent à ce point de vue une réaction contre
le principe de l'autonomie contractuelle, et un retour vers le
matérialisme et le formalisme. La préoccupation dominante,
ce n'est plus tant, désornlais, le respect de la volonté individuelle que la sécurité des tiers et les nécessités du crédit, c'està-dire de la confiance, dans les transactions. La justice demande
que toute acquisition d'un droit faite de bonne foi ne puisse
engager la responsabilité de l'acquéreur et l'exposer à une perte
quelconque. L'utilité sociale exige que l'on épargne aux contrac··
tants les recherches d'intention toujours délicates et hasardeuses,
qu'on leur donne un signe nlatériel et concret leur pennettant
un diagnostic facile et sûr. Suivant l'expression d'Ihering (1) la
forme devient pour les actes juridiques ce qu'est « pour la
monnaie l'empreinte)) qui dispense de·toute vérification du titre
et du poids, en un mot de la valeur des m.onnaies.
Ce sont ces idées qui, dans le domaine des transactions
inlnl0bilières, ont fait naître (2) l'institution bien connue des
livres fonciers et le système dit « de la foi publique» que voudrait
introduire en France la Commission du cadastre (3).
On connait l'idée maîtresse du système: L'inscription des
transferts des droits réels au livre foncier prouve la légitinlité
des droits dont elle relate le transfert. Le tiers qui contracte
avec une personne inscrite au livre foncier a par cela seul la certitude de traiter avec le véritable propriétaire. Il n'a pas à se
préoccuper autrement de la validité du droit qui lui a été
transmis. En d'autres termes, il y a concordance parfaite entre
l'apparence du droit et le fond du droit.
(1) Ihering. Esprit du DJ'oit romain. Tome III, p. 187.
(2) Il est intéressant de rapprocher de cette régression vers le formalisme, en
matière de transmissions immobilières; le mouvement parallèle qui s'accuse
dans le domaine de là. formation des obligations par la théorie de la déclaration
de volOnté. Voir Code civil allemand , articles 116 à 144.- Saleilles. De la déclaration de volonté, contribution à ['étude de ['acte juridique dans le Code civil
allemand, Pichon, 1901.-- Georges Dei'eux. De l'intuprétatiol1 des ac-1es juridi'"
ques pJ'ivés. Thèse, Paris, 1905.
(3) V. Besson. Les livres foncieJ's ct la réforme hypothécaire, Delamotte, 1901.
-- Procès-veJ'baux de la Commission du cadastre.
�LA SÉCURITÉ DES TIERS
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3
Cette concordance si favorable à la sécurité ,des transactions,
peut très souvent faire défaut dans l'état actuel de notre légis-:
lation, par suite du caractère psychologique, occulte de la source
des dr~its; et de l'organisation , incomplète, .fragmentaire, de la
publicité des transactions imnlobilières. Très souvent, il peut
arriver qu'un droit n'existe pas entre les mains de 'celui qùi a là,
prétention de le transmettre, sans que ce défaut 'de 'droit, puisse
être connu du tiers acquéreur.
Il y a dès lors opposition entre l'apparence du droit et le fond,
du droit (1). Pour le même droit, il y a un titulaire apparent et
un titulaire véritable. Et l'on aperçoit le conflit qui va s'éle'vel'
entre le titulaire véritable et les tiers, au cas où le titulaire
apparent aurait disposé du droit.
Or, ce conflit s'est présenté dans deux hypothèses parHculiè~
ment intéressantes, à raison du nl0uvenlent jurisprudentiel
auquel e.nes ont donné naissance. Nous faisons allusion: d'ë:.Ibord,
à la question classique des actes de l'héritier apparent; ensuite, à
la question toute récente des hypothèques consenties par uile
congrégation non autorisée, qui a été dissoute par application de'
la loi de 1901 - ou par les prêtes-noms de la congrégation.
Sur ces deux questions qui présentent d'ailleurs au point de
vue juridique une très' grande analogie, la jurisprudence a mis,
au service de la protection des tiei.'s, successivenlent, "1es deux
Inêmes procédés techniques.
En ce qui concerne les actes de disposiLion de l'héritier apparent, la jurisprudence, dans une première phase, s'est efforcée
de tourner, sans la heurter, la règle classique que celui qui traite
avec quelqu'un qui n'a pas de droit ne peut avoir de droit. Elle
a reconnu à l'héritier simplenlent apparent le pouvoir de
transmettre.
Nonlbreux. furent les systèmes imaginés par les arrêts ou les
(1) Il convient de noter ici les effets que le légistateur français attache luimême à l'apparence du droit de propriété, quant à la preuve de ce droit: Je fais
allusion à l'institution si importante de la possession et· des actions
possessoires.
�4
G. MORIN
auteurs pour justifier ce pouvoir dans la personne .de l'héritier
apparent (1).
La Cour de Cassation, dans trois arrêts célèbres du 16 janvier 1843 (2), s'appuya sur le caractère collectif qu'elle reconnaissait à la saisine. Tous les parents appelés à la succession d 'un
de cujus, tous les parents jusqu'au douziènle degré auraient la
saisine. L'héritier le plus diligent qui s'est luis en possession de
la succession n'est donc point un étranger par rapport à elle. Il
a le droit d'adn1Ïnistrer jusqu'à l'acceptation du plus proche; et
de ce droit d'administrer, la Cour déduit le droit de disposition.
Une autre théorie fut proposée par Denlolombe (3). L'héritier
apparrnt serait le mandataire de l'héritier véritable. C'est comnle
tel qu'iL pourrait valablenlent aliéner.
Ces divers systèmes sont aujourd'hui universellement abandonnés: celui de la Cour de Cassation reposait sur deux affirmations gratuites: saisine collective et droit de disposition
découlant du droit d'administration.
Le système de Demolombe n'était guère plus admissible.
Comment admettre qu'un mandat conférant des pouvoirs très
larges, allant jusqu'au droit d'aliéner, puisse prendre sa source
dans le seul silence du véritable héritier?
Aujourd'hui le fondement des décisions jurisprudentielles est
tout différent.
Les arrêts ne contestent plus l'absence totale d~ droit chez
l'héritier apparent. Ils admettent hardiment que l'on peut
acquérir un droit, nIème en traitant avec quelqu'un qui n'a pas
de droit, et cela, par application de la maxÏIue « En'or
communis facit jus.
Ainsi la bonne foi des acquéreurs, l'erreur conUllune et invincible dans laquelle ils sont tombés, doit les protéger contre toute
action. L'error comluunis a par elle-luènle un effet translatif.
Telle est l'argumentation sur laquelle s'est appuyée ouverte(1) Pour leur énnmération et leur discussion, v. Baudry-Lacantinerie et
Wahl. · Traité des successions. Tome l, pages 572 et suiv., nO 12, 33 ef suiv.
(2) D.43.1.4-9 et 52. S.43 . L97 et 107 .
(3) Demolombe. trazté des successions. Tome II, n° 241 I:!t suiv,
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�LA SÉCURITÉ DES TIERS
5
ment la Cour de Cassation dans ses derniers arrêts (1); telle est.,
semble-t-il, sa doctrine définitive.
D'ailleurs, il est nécessaire que l'héritier apparent possède un
titre sérieux, et que l'erreur des tiers qui ont traité avec lui soit
complèteluent justifiée. La jurisprudence se réserve le droit
d'apprécier les circonstances, et de mesurer en quelque sorte
l'erreur.
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Relativement aux hypothèques congréganistes, la question,
très neuve, mérite de plus anlples développements.
Comment le problème s'est-il posé devant les tribunaux?
Un emprunt a été effectué par une congrégation non autorisée
ou par la personne interposée (Congréganiste - ami laïque ou
ecclésiastique de la congrégation - société civile ou commerciale) qui sert de masque à la congrégation.
Une garantie hypothécaire a été consentie au créancier de la
congrégation, sur un inlmeuble détenu par la congrégation, ou
par la personne interposée. En exécution de la loi du 1er juillet
1901, la liquidation des biens de la congrégation dissoute est
ouverte. Le liquidateur actionne spontanément en justice les
créanciers hypothécaires, en réclamant du tribunal la nullité de
l'hypothèque; ou bien, c'est un créancier hypothécaire qui a
pris l'initiative d'ouvrir la procédure de saisie-immobilière
contre le liquidateur. Le liquidateur fait opposition à la saisie.
Dans les deux cas, la justice est appelée à se prononcer sur la
validité de l'hypothèque consentie par la congrégation ou par un
prête-nom de la congrégation, c'est-à-dire par quelqu'un qui n'a
que l'apparence du droit.
Dans les décisions très nombreuses qui ont été rendues sur
cette délicate quèstion (2), nous rencontrons l'un et l'autre des
(1) Voir notamment un arrêt récent sur l'affaire de la Boussinière, Cassation
26 janvier 1897. D. 1897.1. 33 avec une ilote de M. San'ut. Et à propos de cet
arrêt un article très pénétrant de M. Charmont dans la Revue critique, 1902.
Examen doctrinal. Jurisprudence civile, p. 16 et suiv.
(2) Signalons un jugement - isolé - du tribunal de Versailles, qui proclame
l'impossibilité juridique, quelles que soient les circonstances de fait, de
l'hypothèque congréganiste; Versailles, 29 mars 1905. Gazette du Palais j ' 1905 f
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deux procédés: déjà relevés, à propos des actes de l'héritiel~
apparent.
', Tou't d'abord, un , arrêt très important de la Cour d'Aix, du
4 mai 1905 (1); a reconnu à la coIigi~égatiOl{non autorisée le pou:.
voir 'deeoIis.entii' va]ablelnent une hypothèque, pour cette raison
que,' à eôté , d~ la non existence légale de la;congrégation, il y a
son existence de fait; et que cette société de fait, constituée
par, la congrégation illicite, a le pouvoir de conférer une
hypothèque '(2).
L'argumentation de cet arrêt n'a pas, eu d'écho. La conceptiotl
d~ la société de fait conlll1e support de l'obligation hypothé'~aire
pataît abandonnée. E,t il devait ,en ~tre ainsi? selon nous (3).
" On invoque, en faveur ,de la théorie de la société de fait (il
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(1) Gaz. des Tribunaux , 8 juillet 1905.
(2) Voici l'un des considérants de l'arrêt où appai'aît clairement la thèse:
« Considérant. .. qu'il n'en est pas moins à retenir que le contrat (de constitution, d'hypothèque) a été co-uclu à une époque où les congrégations non
autorisées, quqiqu'inexistante~ au poiut de vue juridiqué, avaient urie existence de fait q~i devait se prolonger jusqu'en 1901 avec l'assentiment implicite
et parfois explicite de' la loi (Aix, 20 mars 1905); que la jurisprudence les
regardait comme constituant des sociétés de fait; ,
et qu'à ses yeux les membres qui les composa,ient avaient conservé leur
éapaeité personnelle; que les tiers contractaient journellement avec eux ;
qu'il est absolument inadmissible que les engagements qu'ils ont pu prendre,
en agissant ut singuli, aient été anéantis par la loi du 1er juillet 1901. »
, (3) S'ur cette grave question , que nous ne pouvons que résumer au texte,
qui est celle de savoit' si, d'une manière générale, les congrégations non autorisées peuvent être considérées comme des sociétés de fait pour la liquidation
dé leûi~s biens ouverte en vertu de la loi de 1901: Voir d'abord dans les travaux
préparatoires de la loi de 1901 les discussions soulevées à propos de l'article 18 :
Chambre des Députés, séances des 27 mars et 28 mars 1901. Débats parlementaires. Chambre. 1901, tome l , pages 971 et suiv., pages 1003 et suiv.- Sénat.
Séance du 22juin '1901. Débats parlementaires. Sénat 1901 pages 1046 et suiv.Çl~ambre. Séance ,du 28 juin 1901. Débats parlementaires, Chambre. Tome II,
pages 1660 et suiv.
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Voir en outre: En faveur de l'idée de société de fait : Consultation de
Me B~rb~ux. Gazette dcs Tribunallx. 28 février 1901. - Hébrard. Dll sort des
biens d'une association en cas de dissoZlltion. Thèse . Paris 19112 (voir notamrn'entles pages 19 et suiv., et 154 et suiv:
En ,sens contraire: Laurent. Principes de droit civil. Tome VI. nO .166, pages
225 et suiv. - Beudant. Note sous un arrêt de la Cour de Paris du 21 février
1879. D. 79.2.225. ' - Lémery et Delasalle. Lois nouvelles', .ter dééembre 1905.
2e partie, no 8, pages 166 et suiv. et nOS 13 et suiv. , pages 172'et suiv ..
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jurisprudence antérieure à la loi de 1901, qui aurait admis sans
réserve l'idée de société de fait, et qui constituerait au profit des
tiers qui ont contracté avec la congrégation, avant la loi de 1901,
un droit acquis s'imposant au législateur de 1901.
Mais on peut répondre:
En premier lieu, que cette jurisprudence se présente, en
réalité, sous forme de décisions peu cohérentes, souvent même
contradictoires .
Tout d'abord, il est un très grand nombre de décisions judiciaires qui, avant la loi de 1901, ont décidé, en conséquence du
principe que les congrégations religieuses non autorisées sont
dépourvues d'existence légale, qu'elles ne peuvent ni acquérir,
ni posséder, ni mênle ester en justice; et que tous les actes faits
par elles ou à leur profit, soit directement et en leur propre
nom, soit indirectement, par l'intermédiaire d'un · de leurs
membres, sont nuls. En ce sens: Arrêt de la Cour d'Aix du
27 janvier 1825 (1) et jugenlent du Tribunal de la Seine du
3 avril 1857 (2).
Mais à côté, il est des décisions judiciaires très nombreuses
qui invoquent l'existence de fait de la congrégation pour en
tirer des conséquences, tantôt au détriment de la congrégation,
tantôt à son profit; à son détri~ent, pour proclamer la respon ..
sabilité de la congrégation vis-à-vis des tiers. (Cassation
30 décembre 1857) (3); à son profit, pour défendre les biens
détenus par la congrégation contre les usurpations des tiers.
(Cassation 1er juin 1869) (4).
S'il est assez difficile de faire sortir une théorie d'ensemble de
ces quelques décisions-types de la jurisprudence antérieure à la
19i de 1901, il serait à coup sûr téméraire d'en conclure que la
jurisprudence admettait. que la congrégation se doublait nécessairement d'une société de fait portant toutes ses conséquences.
(1) O. 1825. 2.131.
(2) D. 1858. 2.49. Affaire célèbre de la marquise de Guerry contre la cOIllmunauté de Picpus: affaire plaidée par Emile Ollivier pour Mme de Guerry,
Berryer pour les dames de Picpus et Dufaure pour l'un des supérieurs
assignés.
(3) D. 58. 1.21).
(4) D. 69. 1.315. Affaire Parabère.
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G. MORIN
D'ailleurs, quand bien même la jurisprudence aurait
consacré d'une façon absolue la théorie de la société de fait,
cette théorie n'en serait pas moins, selon nous, restée inadmissible, même avant la loi de 1901.
Comment admettre une théorie, qui aurait eu pour effet de
donner aux congrégations non autorisées ùne capacité plus
étendue qu'aux congrégations autorisées? (1)
Sans doute, certains jurisconsultes, faisant appel au bon sens,
ont dit : Une association qui a fonctionné pendant un certain
temps, qui a un local, un lIlobilier, un personnel, n'est pas un
être fictif. C'est, quoi qu'on fasse et quoi qu'on veuille, une
réalité concrète. La congrégation n'est pas un néant: c'est un
fait.
Peut-être y a-t-il ici un jeu de mots. Un fait, cela est l'évidence, n'est pas le néant. Mais ce fait est-il générateur de droit'?
Voilà tout le problème. Et si la loi a décidé qu'elle ne consacrerait ce fait par aucun droit, c'est un néant juridique.
A côté de l'argument de bon sens, on invoque des textes.
En vertu de dispositions formelles, en vertu de l'article 42 du
Code de Commerce et de l'article 42 de la loi du 24 juillet 1867,
la nullité d'une Société pour défaut de publicité n'est pas opposable aux tiers, partant aux créanciers. (Tout le monde est d'accord pour appliquer à toutes les nullités les règles régissant la
nullité pour défaut de publicité). C'est donc la loi elle-même qui
a institué le régime de la Société de fait. Ne convient-il pas
d'étendre, par analogie, cette solution aux congrégations?
Mais avant d'appliquer aux congrégations non autorisées le
système érigé pour les sociétés, on devrait tout au moins commencer par établir, sans conteste, que ce système s'applique aux
sociétés illicites. Et c'est là ce qui précisément est très vivelnent
discuté.
Au surplus, quand bien même la jurisprudence antérieure
à la loi de 1901 aurait consacré sans réserve et dans toutes ses
applications le système de la société de fait, quand bien même
(1) Voir la note de Beudant déjà citée. D. 79. 2.225.
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ce système paraîtrait conforme aux exigences de la raison et des
textes avant la loi de 1901, ,i l ne pourrait plus être soutenu dans
l'état actuel de notre législation. Car il est repoussé par la loi de
1901; et cette loi, nous le croyons, est rétroactive.
Tout d'abord, l'incompatibilité entre la théorie de la société
de fait et la loi, de 1901 fut démontrée d 'une façon décisive, selon
nous, au cours des travaux préparatoires, par M. WaldeckRousseau, alors président du Conseil (1).
Le projet de loi était de retour il la Chambre. M. WaldeckRousseau s'efforça de prouver, contrairenlent aux prétentions
de M. Viviani, auteur d'un amendement_déposé en ce sens, qu'il
était inutile d'insérer dans la loi l'exclusion de toute idée de
société de fait, la loi contenant des dispositions incompatibles
avec cette idée :
« Oui, me dira-t-on, la Congrégation ne pouvait pas acquérir,
mais il s'est formé une société de fait qui a pu acquérir. Cette
question est tranchée de la manière la plus positive et la plus
formelle par la disposition (de l'article 18 de la loi) qui permet
la revendication au propriétaire, qui s'était autrefois dessaisi, pour cette raison élémentaire que la loi cvnsidère qu'il
ne s'est pas valablement dessaisi. Si dans l'économie du
projet et dans le texte de la loi, on admettait que derrière
la Congrégation, une personne comme la société de fait
a pu se constituer, il est manifeste que la revendication
ne pourrait pas être admise; par conséquent, rien n'est plus
clair, rien n'est plus certain que le sens de ce paragraphe. Ce
sont les héritiers de ceux qui avaient donné autrefois qui sont
restés propriétaires et, par conséquent, celà exclut absolument
l'hypothèse de la société de fait. »
Que la loi de 1901, qui répudie la théorie de la société de fait,
soit rétroactive: c'est ce qui résulte, selon nous, et de l'esprit
général de la loi et de l'ensemble de ses dispositions.
La loi de 1901 excepte délibérément les congrégations
(1) Séance du 18 juin 1901. Débats parlementaires, Chambre, 1901. Tome II,
page 1660.
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G. MORIN
du droit commun des associations. Le législateur ne s'est
pas préoccupé seulen1ent de l'avenir. Il s'est avant tout
et par dessus topt placé en face de la situation de fait existante,
dont il a voulu assurer la cessation. Dans les travaux préparatoires, l'idée est affirmée continuellement que la loi ne peut avoir
d'efficacité, qu'autant qu'à la dispersion des personnes se
joindra la dispersion effective des biens.
Et maintenant, les textes de la loi règlent la liquidation des
biens et les revendications qui pourront être exercées. Comment
prétendre que cette liquidation et ces revendications ne s'appliqueront qu'aux biens à venir?
Ainsi on peut affirmer que le législateur a voulu que la loi
soit rétroactive.
La Cour de Cassation s'est d'ailleurs prononcée dans ce sens
par un arrêt du 8 février 1904 (1).
Telles sont les multiples raisons pour lesquelles la théorie de
la société de faiL doit être rejetée.
Ajoutons, en terminant, que la Cour de Cassation a définitivement repoussé cette opinion, par un arrêt du 26 juillet 1905
rendu sur conclusions-conforn1es de M. le Procureur général (2).
La conception de la société de fait étant écartée (3), les tribunaux, pour protéger les créanciers hypothécaires de bonne foi .
ont eu recours à l'argumentation déjà employée par eux pour
valider les actes de disposition de l'héritier apparent. Ils ont
consacré l'application aux hypothèques congréganistes de la
maxÏlne : « Errol' communis facit jus ).
(1) Cassation chambre civile, 8 février 1904. S. 1905, l, 17. (Note importante
de M. Chavegrin). D. 1904, l, 117. (Réquisitoire de M. le Procureur général
Baudoin).
(2) Gazette des Tribunaux. n° du 28 juillet 1905.
(3) Si la congrégation non autorisée ne peut être regardée comme une
société de fait, si donc il y a chez elle absence totale de droit, ce n'est pas
seulement l'hypothèque qui est nulle, c'est encore la créance principale que
garantissait l'hypothèque. La congrégation ne pouvait pas plus s'engager purement et simplement qu'hypothécairement. Les tribunaux accordent alors à
ceux qui ont prêté des fonds à la congrégation, l'action de in rem verso.
« L'action de in rem verso, dont on ne trouve au Code civil que des applica-
�LA SÉCutuTÉ DES TIERS
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Les décisions sont très nombreuses, formant dès aujourd'hui
un corps imposant de jurisprudence.
Nous avons, tout d'abord, des décisions très importantes de
la deuxième chambre du tribunal de la Seine: jugements du
4 mai 1905 (1) et du 19"juillet 1905 (2).
Les procès soulevés par la liquidation des congrégations
furent d'abord exclusivement dévolus à la prelnière chambre.
Depuis l'année judiciaire 1904-1905, une partie de ces affaires a
été attribuée à la deuxième chambre. Et c'est ainsi que la
deuxième chambre a été appelée à statuer sur la validité des
créances hypothécaires le 10 juin 1905 (3).
Enfin signalons deux arrêts très impo.rtants de la Cour de
Paris: l'un du 12 juillet 1905 (4), l'autre du 25 janvier 1906 (5) .
La Cour de Cassation ne s'est pas encore prononcée.
Toutes ces décisions judiciaires (sauf réserves en ce qui
concerne le jugement de la deuxième chanlbre du tribunal de la
Seine du 10 juin 1905) admettent expressénlent ou implicitement
que la maxime « Errol' comnlunis facit jus » peut avoir pour
effet de valider les droits réels consentis par un propriétaire
apparent.
Cependant, toutes ne valident pas la constitution d'hypothèque sur laquelle elles avaient à statuer.
C'est qu'il existe des conditions à l'application de la maxime
tions spéciales, doit être admise d'une manière générale, comme sanction de
la règle générale d'équité qu'il n 'est pas permis de s'enrichir aux dépens
d'autrui. 0 (Aubry et Rau. Tome 6, § 579).
Sur l'action de in rem verso en général: Voir essai d'une théorie de l'enrichissement sans cause dans le droit civil français. Ripert et Teisseire. Revue
trimestrielle du droit civil. 1904 n° 4, p. 727 et suiv. - sur l'application de
l'action à notre matière: Lémery et Delasalle. Elude SUl' le passif des congrégations non autorisées. Lois nouvelles, 1er décembre 1905. 2° partie, n° 17 et
suiv .. p. 176 et suiv. et 15 décembre 1905. 2" partie, n O48 et suiv., page 207 et
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(1) Gaz. Palais, 1905, 2.119.
(2) Gaz. Palais, 1905, 2.158.
(3) Gaz. Palais, 1905, 2.119.
(4) Gaz. Palais, 1905, 2.158. Gazette des Tribunaux, n° du 4 aoflt. Les conclusions conformes à l'arrêt et très importantes de M. l'Avocat général Blondel
se trouvent rapportées in-extenso dans ce numéro de la Gazelle des Tribunaux.
(5) Gazelle du Palais, nO du 14 mars 1906.
�12
G. MORIN
« Error communis facit juS» : et la maxime ne peut bien évi-
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demment produire en droit son effet créateur que dans les cas
où elle peut, en fait, recevoir son application.
Or, si l'accord semble exister entre les cours et les tribunaux
sur les effets de la maxime; relativement à son domaine
d'application, des divergences éclatent.
Un point, cependant, est acquis : L'erreur de droit ne peut
engendrer le droit. L'erreur de fait seule est créatrice. D'où cette
conséquence: Le créancier a-t-il contracté soit avec la congrégation elle-même agissant à visage découvert, soit avec un
prête-nom dont il ne pouvait en fait ignorer le caractère de personne interposée? L'hypothèque est nulle, parce que le créancier
n'a pu commettre qu'une erreur de droit, consistant à croire
qu'une congrégation pouvait être autorisée sans un acte du
pouvoir législatif; ou qu'une congrégation non régulièrement
autorisée était apte à conférer le droit hypothécaire.
(En ce sens: jugement du tribunal de la Seine du 4 mai 1905
et du 19 juillet 1905 déjà cités, notamment jugement du 4 mai
1905) (1) . .
Donc il faut nécessairement supposer, pour l'application de
la maxime, les circonstances de fait suivantes: l'hypothèque a
été consentie par un prête-nom de la congrégation. Le créancier
a pris par erreur le prête-nom pour le vrai propriétaire.
Mais quand l'erreur de fait, cause de la bonne foi du créancier, est-elle une erreur commune?
Voilà le point délicat, sur lequel les décisions rapportées, se
séparent.
Une idée d'ensemble paraît toutefois pouvoir être dégagée; il
semble que l'erreur commune doit présenter ces deux caractères:
d'être commune, c'est-à-dire partagée par la presque unanimité
des gens, et d'être invincible, c'est-à-dire telle qu'il est à peu
près impossible d'y échapper.
(1) « Attendu, en effet, que la seule erreur qui puisse couvrir l'h1.·égularité
d'un acte est celle portant sur un fait ayant, malgré sa fausseté, présenté tous
les caractères de la vérité et ayant été unanimement tenu pour vrai pendant
un temps plus ou moins long, »)
�LA SÉCURITÉ DES TIERS
13
Mais qui ne voit la place laissée à l'arbitraire des-tribunaux,
et la question ne sera-t-elle pas nécessaireillent une question
d'espèces?
C'est bien là l'idée qui ressort de la lecLure de l'arrêt de la
Cour de Paris du 12 juillet 1905 (ainsi que des conclusions de
l'avocat-général qui le précède). Cet arrêt relève et précise avec
un soin extrême toutes les circonstances de fait particulières à
la cause, et susceptibles de mettre en évidence la bonne foi du
créancie~' hypothécaire.
Et il conclut dans les ternles suivants:
« Attendu que X ... , a partagé l'erreur commune contre
laquelle la prudence humaine ne pouvait le prélllunir ).
Au contraire, le dernier arrêt signalé, du 25 janvier 1906,
paraît s'attacher à un criteriunl plus objectif.
Il pose en principe que l'erreur comillune et invincible est
suffisaUllllent prouvée et vaut droit acquis, par ce seul fait qu'au
moment de la conclusion du contrat hypothécaire, la société
prête-nonl avait la détention incontestée des immeubles donnés
en gage, et que précédemment de nombreux prêts avaient été
faits 6 à des sociétés civiles, dans des conditions analogues,
tant par des particuliers, que par le Crédit Foncier de
France. » (1).
....
L'exposé que nous venons de faire successivement de la
jurisprudence relative aux actes de l'hériLier apparent et de
celle relative aux hypothèques congréganistes, nous montre le
rôle important que joue dans la pratique actuelle la maxinle :
c: Errol' COlllll1Unis facit jus » comme argument en fayeur de
la validité des actes du propriétaire apparent.
Mais il ne suffit pas de constater qu'en fait les tribunaux
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(1) (l Considérant qu'il résulte des renseignements et documents fournis à
la Cour qu'à l'époque où les consorts D.. .. ont traité avec la société civile,
ils ont partagé sui' la qualité et la capacité des coutractants, propriétaires
apparents de l'immeuble, une erreur commune et invincible, qu'expliquel'aient suffisamment la détention incontestée des immeubles par la ;ociété
civile et les nombreux prêts faits antérieurement à des sociétés civiles dans
des conditions analogues, tant pal' des particuliers que par le Cl'édit Foncier
de France, prêts et hypothèques dont la validité n'était point suspecte. »
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appuient leurs décisions sur la maxime. Il faut encore et surtout
se demander si c'est avec raison qu'ils l'appliquent.
Or, le problème de la valeur qu'il convient de reconnaitre à
l'adage: « Errol' communis facit juS)) dans notre droit actuel, a
fait l'objet d'une thèse récente, qui émane de l'Université d'AixMarseille, à laquelle elle fait grand honneur.
Cette thèse qui a pour auteur M. Loniewski · (1) est intitulée:
« Essai sur le rôle actuel de la nlaxime : Error communis facit
jus ».
L'auteur a tenté une construction d'ensemble, une théorie
générale de l'erreur comnlune dont il admet, dont il étend même
toutes les applicatiol1sjurisprudentielles (2), en leur donnant un
fondel11ent philosophique et juridique .
Je voudrais, dans cette étude, esquisser une critique de celte
thèse en tant au nloins qu'elle considère l'adage « Errol' communis» conlnle une justification suffisante de la validité des
actes du propriétair~ apparent.
Comment, sel0!l nous, et contrairenlent à la jurisprudence et
à M. Loniewsld, l'adage est insuffisant, pour remplir la fonction qu'on veut lui attribuer .
De quelle manière, il convient de le conlpléter.
Et, de la fOrI11ule doctrinale à laquelle nous serons parvenus,
quelles conséquences tirer pour l'explication des solulions
j uris prudentielles.
Tels sont les trois points que nous voudrions préciser et un
peu développer.
Ainsi l'on aperçoit l'objet exact de ce travail et la méthode·
auquel il obéit.
Nous ne cherchons ni à critiquer ni à légitimer les résultats
de la jurisprudence protectrice des tiers acquéreurs.
Nous nous bornons à les enregistrel; comme l'expression
. (1) Alfred Loniewsld «Essai sur le l'ôte actuel de la maxime: Errol' communis facit jus;» Thèse d'Aix, 1905.
(2) La thèse, cependant, à raison de sa date, n 'envisage point la qnestion des
hypothèqnes congréganistes. Mais elle traite très longuement du ·problème
des actes de l'héritier apparent- ~e qui est au fond, nous l'avons vu! le même
problème,
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nécessaire - au sens philosophique du terme - d'un besoin
social de crédit, c'est-à-dire de confiance dans les transactions.
Mais la justification juridique donnée par la jurisprudence ne
s'impose pas comme ses solutions. C'est elle qu'il convient de
soumettre à une critique sévère et de réviser.
Telle doit être notre tâche.
Aussi bien le rôle du judste n'est-il pas d'adapter perpétuel~
lenlent la technique juridique aux exigences de la vie, de mettre
en harmonie l'évolution juridique et l'évolution sociale?
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L'étude que nous entreprenons est l'étude eritique d'un seul
des nombreux effets attachés par la jurisprudence à la maxime
« Error conlmunis facit juS» : l'effet translatif de droits réels.
La thèse de M. Loniewski a - nous l'avons déjà indiquéune portée beaucoup plus large. Mais à la lecture de l'ouvrage,
on s'aperçoit que tout s'y tient étroitement; et qu'en pm'ticulier, le rôle que l'auteur fait jouer à l'adage pour la solution du
problènle des actes du propriétaire apparent, est une conséquence logique et nécessaire de sa conception d'ensenlble sur
l'erreur commune.
Il nous faut donc donner un aperçu général de la thèse, avant
de concentrer notre attention sur le point qui nous intéresse
particulièrement.
M. Loniewsld étudie successivement l'histoire de la maxime,
son fondement rationnel, ses conditions d'exercice et ses effets.
L'histoire de la maxÏIne fait l'objet d'un chapitre premier
intitulé « Existence de la maxime » (pages 17 à 32).
L'auteur suit la maxime dans les diverses phases qu'elle a
traversées.
D'après lui, c'est à tort que l'on a attribué à l'adage latin une
origine romaine. (Section 1. Droit romain, p. 18 à 22). Si · certaines solutions adoptées en droit romain sont celles-là nlênletoJ
que commande la maxime, nulle part du moins les juriscon-
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sultes rOlnains n'ont formulé la nlaxime «( Errol' cOlnmunis facit
juS» dont on leur attribue la paternité. M. Loniewski cite notamment à ce sujet la célèbre loi Barbarius Philippus (1), consacrant la validité des actes faits par un esclave élevé à la dignité
de prêteur, dans l'ignorance où l'on était de son véritable étal.
Des considérations de pure équité, et non la maxinle, sont invoquées en faveur de la solution.
Ce sont les jurisconsultes de l'ancien Droit (Section II, l'ancien
Droit, p. 22 à 26) qui, les prenliers, ont formulé le brocard;
nlais, d'ailleurs, à propos des écrits des jurisconsultes romains
et notamment, en commentant la loi Barbarius ; si bien que, par
une déformation historique curieuse, la paternité de la maxime
elle-nlêrue fut attribuée aux jurisconsultes romains; et la maxime
fut d'un usage courant pour la solution d'espèces analogues à
celles de la loi Barbarius, sans autre justification, d'ailleurs,
qu'une préLendue reconnaissance par le Droit romain (2).
Arrivant au Droit actuel (Section III, Droit actuel, pages 26
à 42), M. Loniewski relève, à côté du silence de tous nos codes
sur la maxime, un avis du ConseH q'État du 2 juillet 1807, qui
s'occupe de l'erreur commune et qu fut rendu dans les circonstances suivantes: Avant 1807, les secrétaires de nlairie, simples
employés dépourvus de tout caractère officiel, avaient délivré
sous leur signature de nOlnbreux extraits des registres de l'étatcivil, au lieu et place de l'officier de l'état-civil lui-même, seul
compétent. Or, ces extraits avaient été légalisés par l'autorité
compétente. Un certain nombre avaient nlême été produits en
justice et avaient servi de base à des décisions. L'irrégularité fut.
soumise au Conseil d'État qui, ayant alors, en vertu de la Constitution de l'an VIII, le pouvoir d'interpréter les lois, rendit
(1) L. 3, D. De officio prœ torpm. (Lib. l, titre X, IV).
(2) Les hypothèses où la maxime était appliquée daus l'ancien Droit ne sont , à
peu de chose près. que la répétition les unes des autres. Il s'agit le plus
souvent d'un acte accompli par uu officier public, incapable ou incompétent,
dont uue erreur commune a dissimulé l'incompétence ou l'incapacité. Nos
auciens juristes appliquèrent encore la maxime aux r apports avec les incapa~
bles et spécialement au cas où des tiers avaient contracté avec une femme
mariée dont ils croyaient le mari mort, alors qu'il était encore vivant, .
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des avis qui avaient force légale. Le Conseil, tout eIi interdisant
dans l'avenir la pratique incriminée, valida pour le passé les
extraits abusivement délivrés, et il consacra fornlellement, dans
les motifs qu'il donnait à sa décision, la maxime « En'or
cOl11l11unis » (1).
Sans doute, il convient de ne pas méconnaître cet avis légal
de 1807. Dans l'espèce qu'il a envisagée et dans les espèces
analogues, on doit considérer qu'il a donné la solution des '
conflits qui peuvent s'élever. Mais il serait arbitraire de vouloir
généraliser et d'étendre au delà de ces limites la pensée des
conseillers d'État.
Ainsi la tradition n'est pas d'un grand secours sur la question
de l'erreur COl11mune.
Le droit romain n'a pas traité la question.
Les jurisconsultes de l'ancien droit parlent très brièvement de
la maxime, et encore toujours à propos d'espèces particulières
et sans jamais s'élever jusqu'à une théorie d'ensemble.
Le législateur, par l'avis de 1807, a procédé de même.
Et cependant, la maxime joue un rôle très important auprès
des tribunaux (2).
La conclusion qui se dégage du rapprochement de la jurisprudence avec la tradition et la loi: c'est qu'il n'y a aucune
concordance entre la chose jugée et cette tradition et cette loi.
On ne peut notamment tirer argument décisif ni des précédents
(1) ( Considérant. .. 40 , que de tout temps et d~ns toutes les législations, l'erreur commune et la bonne foi ont suffi pour couvrir dans les actes et même
dans les jugements des irrégularités que les parties n'avaient pu ni prévoir,
ni empêcher.,. Ces actes susdits doivent jouir de l'authenticité ».
'
(2) Les nombreuses applications jnrisprudentielles de la maxime sont
relatives:
10 Aux actes irréguliers dressés par des officiers publics. Il y a eu erreur
commune portant sur l'irrégularité de l'acte - irrégularité qui peut tenir :
ou bien à ce que l'officier public lui-même ne présentait pas toutes les candi·
tions d'aptitude voulues par la loi (Ex.: jugement rendu par un juge qui
n'avait pas l'âge requis; acte passé devant un notaire étranger que l'on croyait
Francais; ou encore: affaire célèbre des mariages de Montrouge: mariage
céléb~'é par un conseiller municipal délégué irrégulièrement par le m"aire de
Montrouge) ; - ou bien à ce que l'officier public étant d'ailleurs parfaitement
capable et compétent, ce sont les témoins instrumentaires qui ont figuré à
l'acte, qui ne présentaient pas toutes les conditions requises. (C'est la ques"
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G. MORIN
historiques, ni de l'avis de 1807, pour soutenir la validité des
actes du propriétaire apparent. L'hypothèse est en vérité trop
différente de toutes celles qui avaient été résolues jusque-là par
l'application de l'adage.
L'auteur va dès lors chercher à légitimer la maxime dans
toutes ses applications jurisprudentielles, non d'après la loi,
mais d'après son fondement philosophique et juridique.
L'étude de l'histoire de la Inaxime était donc le préambule de
la recherche de son fondement.
Cette recherche fait l'objet du Chapitre II (Fondement de la
maxÏlne, p. 42 et suiv.) .
C'est ici le cœur mêlne du sujet, la clef de voûte de la
construction.
L'auteur fait sienne cette doctrine si suggestive de M. Lévy
que tout droit repose sur une croyance, non pas sur une croyance
individuelle, mais sur une croyance sociale.
Or, qu'est-ce que l'erreur comnlune, sinon une croyance de la
collectivité?
Voilà donc l'erreur commune qui, si l'on peut parler de la
sorte, nlonte en dignité. Elle n'est plus, seulement, comnle on
l'admet généralelnent, une cause de dérogation au droit
commun, dans l'intérêt de l'équité; elle devient une véritable
~ource de droit .
D'un pareil fondement donné à la maxime découlent logiquement des conséquences très importantes, d'abord quant aux
conditions d'exercice de la nlaxinle (1), (Chapitre III, p. 94 à
tioll de la capacité putative des témoins. Exemple: UUe personne qui assiste
à une donation est, sans qll'on ait pu le prhoit', parente au degré prohibé du
donataire. D'où nullité de la donation, si l'on n 'admettait; qu'en vertu de
l'erreur commune, la capacité lmtative équivaut à la capacité réelle).
2 Aux actes passés avec un incapable, mineur, femme mariée, interdit,
failli. L'erreur commune porte sur l'incapacité.
3° Aux actes d'aliénation faits par un propriétaire appal'ent. C'est l'hypothèse
qui nous occupe dans ce travail).
Sur toutes ces applications jurisprudentielles de la InaxÏiiie voir, outre
la thèse de Loni~wski, Valàbrègue: De la maxime aErrorcomnüznisjacitjllS»)
Revue critique 1890, p. 30 et ~uiv.
(i) Relevons, dans ce chapitre, ce qlli constitue l'une des pài'ties les plus
origiilales et les plus neuves du livre tout entier; Jusqu'iCi en matière d'erreut'
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19
166), ensuite quant aux effets de la maxime (Chapitre IV, pages
166 il 217) sur lesquels il convient de s'arrêter un peu longuement puisqu'aussi bien, l'un d'entre eux, et le plus important,
est l'objet de la présente étude.
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Que l'erreur commune couyre l'irrégularité d'un acte de l'état
civil ou d'un acte notarié, ou bien qu'elle fasse adnlettre l'équivalence de la capacité putative à la capacité réelle d'un témoin
instrmnentaire, ce sont là des effets, d'ailleurs traditionnels, que
tous les jurisconsultes sont d'accord pour adlnettre.
M. Loniewski constate qu'il en va tout autrement, s'il s'agit
de considérer l'erreur conunune comme nlode de valider les
actes de disposition d'un propriétaire apparent.
C'est donc sur ce point et à propos des actes de l'héritier apparent qu'il fait porter tout l'effort de son argumentation. (V. les
pages 185 à 217. Rapprocher les pages 89 à 92).
Il emploie tout d'abord une tactique négative. Les auteurs qui
s'opposent à la validité des actes du propriétaire apparent inyo·
quent la maxinle: « Nelno dat quod non habet. » C'est à elle
qu'il convient de s'attaquer.
Ceux qui expliquent le transfert des droits par cette maxiIne
raisonnent de la manière suivante:
L'adage .« Neulo dat quod non habet » implique COlnme con~
séquence l'identité de situation dans les actes juridiques entre
l'ayant-cause et l'auteur.
Sans doute, il est des hypothèses où, en vertu de textes forcommune - et telle cst encore la solutiol1 de l~ jurisprudence - on établissait
une distinction entre l'erreur de fait et l'erreur de droit; la première seule
étant capable de fonder le droit" Il n'est aucune raison désormais de discerner.
En vain objecterait-on l'adage « nul n'est censé ignorer la loi»; cet adage
n'a pas la portée absolue qu'on lui attribue. Il établit une présomption qui
admet la preuve contraire. Et voici maintenant la conclusion tout à fait curieuse
que l'auteur rattache à l'effet créateur de l'erreur de droit: Reproduisant une
définition courante, il nous dit que l'erreur de droit consiste dans l'hal)Ït ude
générale d'une fausse interprétation ou de la non application d'une 10i.~ Or,
qu'est-ce quP. cette habitude générale, sinon l'usage, la coutume? Donc l'erreur
de droit, c'est la coutume contraire à la loi. Et ainsi se trouve posé, et résolu
par l'affirmative, en dépit de certaines hésitations de langage de l'auteur, le
grave problème du pouvoir abrogateur de la coutume et de la jurisprudence
par rapport à la loi.
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G. MORIN
mels (art. 958, 2.279 du Code civil, art. 717, al. 2 et· 3 du Code de
Procédure civile), l'ayant-cause a des droits que n 'avait point
l'auteur. Mais ces textes dérogent à la règle « Nemo dat ». Or
cette règle est exigée par le bon sens le plus élémentaire.
Donc ces textes ont une nature exceptionnelle, et il n'est pas
permis d'en étendre la solution, dans le silence des textes.
Contre une pareille conception de l'adage « Nemo dat »,
M. Loniewski dirige (p. 202) ]a critique déjà adressée par
M. Lévy (1).
Voici le sens de la critique:
Dire que la reconnaissance par la loi du droit de propriété de
celui qui traite avec un « non dominus » constitue une exception
à la règle « Nelno dat», c'est dire que par la vertu de la loi, un
non-propriétaire peut conférer à autrui le droit le plus absolu
que l'on puisse avoir sur une chose: le droit de propriété; c'est
dire que quelqu'un qui n 'a rien peut donner tout.
Or cette conclusion est nlanifestemelJ.t absurde. Le brocard
« Nenlo dat», pris à la lettre, est nécessairement au-dessus de
la VOlOlHé du législateur. Car, si le législateur est maître souverain dans le domaine du droit, les faits s'imposent à lui. Il ne
peut pas plus faire que l'on donne ce que l'on n 'a pas qu'il ne
peut violer les règles de la nunlération.
Le brocard ne peut donc souffrir aucune dérogation.
On ne peut dès lors y voir la cause, le fondement de la tral1s . .
mission des droits. Il est puremen t et simplement la traduction,
en langage vulgaire, du résultat pratique très fréquent, mais non
point nécessaire des actes juridiques: l'identité de situation
eiltre l'ayant-cause et l'auteur (2).
Ainsi c'est en vain que l'on voudrait étayer la nullité des actes
d'un propriétaire apparent sur la maxinle « Neillo dat quod non
habet ».
(1) Emmanuel Lévy. Preuve par titre du droit de propriété immobilière.
Thèse, Paris, 1896, pages 88 et suivantes ,
Dans le même sens , voir ma thèse: La sécurité des acquéTeurslle bonne foi
et les droits dll véJ'itable propriétai e dans les transactions immobilières . Paris
1902. Pages 48 et suivantes.
(2) Sur le caractère des adages juridiques, Voir Cha\'egl'Ïn. Grd. Encyclo'"
pédie au mot brocard.
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21
Abordant maintenant la partie positive de son argumentation,
M. Loniewski soutient que ces actes sont valables, p~rce que le
droit de l'acquéreur de bonne foi repose sur la croyance COlnnlune, et que la croyance commune est le vrai fondement de
l'acquisition des droits.
Telle est la thèse.
Il convient, avant de la discuter, et afin d'en saisir la portée,
de mettre en pleine lumière, le sens de celte expression de
croyance, et de croyance collective, que - nous l'avons déjà
dit - M. Loniewski emprunte à M. Lévy el dont il donne une
interprétation peut-être inexacte, en tout cas un peu imprécise.
La doctrine de M. Lévy (1) nous semble impliquer une dis ..
tinction fondamentale entre deux points de vue:
Envisageons tout d'abord la société au point de vue dynamique et dans le cours de son déyeloppement. Considérons les
modifications du droit objectif, abstrait, de la norme Juridique;
en d'autres termes des institutions, conlme la famille, la
propriété.
Toute l'évolution se résume dans un perpétuel déplacement
de droits, dans une continuelle violation des droits acquis sous
l'influen~e de la conscience collective qui abolit les droits conune
elle les fait naître. Qu'est-ce que la suppression de l'esclavage,
qll;'est-ce que la suppression de la féodalilé, sinon une suppression des droits acquis du propriétaire d'esclaves ·ou du propriétaire féodal ? (2)
M. Lévy considère alors que le droit est d'essence relative,
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(1) Lévy. Outre le thèse déjà citée: Responsabilité et contrat, Revlle critiqlle 1899, pag. 36 et suiv, - L'affirmation dll droit collectif (conférence).
L'exercice du droit collectif. Revlle trimestrielle de droit civil 1903, pag. 95
et suiv.
(2) V. Lévy, L'affirmation du droit collectif, page 24. M. Lévy considère
alors que l'histoire est essentiellement réyolntionuaire, puisqu'elle aboutit
toujours à u'n e violation de droits acquis. Oui, sans doute, au point de vue
du résultat, mais non au point de vue des moyens. Ce déplacement de droits,
cette violation de droits acquis, si parfois elle s'opère d'une manière brusque
et violente - et ce sont alors les Révolutions - s'effectue normalement d'une
manière insensible au cours des siècles. L'historien seul, par l'observation
du passé, en a la conscience nette, et non pas les hommes qui ont été les
acteurs de cette histoire.
. Le processus de l'évolution se ramène à une lutte perpétuelle entre deux
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qu'il change avec la croyance sociale, expression elle-Inême du
besoin (1).
Voilà un premier sens du terme croyance. Dans ce premier
sens, la croyance est le fondement des transformations du droit
dans le temps. Nous SOlnmes donc loin de la lnatière qui nous
qccupe.
Plaçons-nous maintenant au point de vue statique et à l'un
des stades de l'évolution sociale, par exemple dans notre législation actuelle. M. Lévyestinle que toutes les solutions de la loi,
toutes les décisions de la jurisprudence répondent au besoin de
confiance nécessaire à l'action des homnles. Inconsciemment
et par la force fatale des choses, les tribunaux, sur toutes les
questions, et notamment en validant les acLes du propriétaire
apparent, obéissent aux néeessités de la confiance, du crédit (2).
Cette confiance, c'est encore la croyance. Et voilà le deuxième
sens du terme croyance.
Dans ce deuxième sens, la croyance est le fondement philosophique du transfert des droits accomplis entre individus, sous
l'elnpire d'un état législatif déterminé. C'est cette croyance qui
nous intéresse. C'est elle que traduit la maxime: Errol' communis facit jus.
Ainsi les deux formes de croyance peuvent coexister. Par
exemple, dans l'hypothèse des actes consentis par un héritier
apparent, la croyance synonyme de confiance est à la base du
instincts: l'instinct novateur et l'instinct conservateur qui se heurtent et se
contrarient sans cesse dans la société comme chez l'individu. Le mouvement
est indomptahle, mais l'homme est indomptablement révolté contre le mouvement. Il veut vivre, il veut agir; il lui faut alors une hase d'action . En
d'autres termes, il y a dans l'homme un hesoin de fixité: D'où pas de religion
sans dogme, pas de langue sans grammaire, pas de rapports sociaux enfin
sans droit, c'est-à-dire sans règles provisoires mais nécessaires.
(1) Cette conception de la croyance commune, variable suivant les époques,
comme fondement du droit ne présente pas tout l'attrait ni aussi tout le
péril des conceptions toutes nouvelles. Dès le xvu Dle siècle, Pascal devançant
les conclusions de l'histoire par une intuition de génie, écrivait dans les
Pensées: «Rien suivant la seule raison n'est juste de soi. Tout hranle avec le
temps. La coutume fait toute l'équité , par cette seule raison qu'elle est reçue i
c'est le fondement mystique de son autorité ». Pascal. Pensées - Chapitres l ,
IV, V.
(2) Lévy, Responsabilité et contrat. Revue critique, 1899, pages 361 et suiv.
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droit du tiers acquéreur, tandis que la croyance collective, base
du droit objectif, par conséquent base de notre ordre successoral,
est en faveur de l'héritier véritable.
Donc, si l'on veut rattacher la .m axime « Error communis
facit jus », envisagée comme procédé de transfert des droits, à
la théorie de M. Lévy sur la croyance, il faut dire que cette
maxime synlbolise non pas la croyance collective, fondement du
droit objectif; mais le besoin de croyance, c'est-à-dire de
confiance dans les transactions, en d'autres termes les exigences
du crédit.
C'est seulenlent à cela que se ramène le rattachement de
l'adage aux idées de M. Lévy. Et la démonstration n'est, dès
lors, pas très ayancée,
Car les effets, que la jurisprudence attribue à la maxime, ne
sont pas juridiquement expliqués, parce que l'on a reconnu que
les besoins du crédit les justifient économiquement.
La jurisprudence, en effet, en yalidant les actes du propriétaire apparent, ne reconnaît pas seulenlent à l'erreur commune
sa faculté traditionnelle de création du droit; mais encore une
faculté translative. L'apparition du droit de l'acquéreur trompé
est nécessairement précédée de la disparition du droit du véritable propriétaire. Il y a violation de son droit acquis au profit
des nécessités du crédit.
Comment expliquer cette violation du droit acquis?
M, Loniewsl:i, tout en proclamant en principe que l'idée de
croyance, c'est-à-dire l'idée de crédit, suffit à tout, a le sentinlent de la difficulté (1); et il cherche à justifier accessoirement
la destruction des droits du véritable propriétaire. Mais, en
vérité, la raison qu'il nous donne, n'équivaut-elle pas à l'absence
de raison? « Si le véritable héritier perd ses droits, c'est, selon
toute vraisemblance, parce que l'acquéreur de l'héritier apparent
acquiert les siens (2) ».
Conscient de l'insuffisance de l'explication, il hésite à faire
(1) Voir les pages 89 à 92 et 209 à 217,
(2) Page 89.
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porter à sa doctrine toutes ses conséquences logique~. Il propose
quelques tempéranlents (en contradiction avec le besoin de
sécurité du crédit).
« Il serait d'ailleurs malhabile de poser en théorie pure, et
abstraction faite de toute considération de fait, une règle trop
absolue (1) l).
Et ailleurs, précisant sa pensée, après avoir posé son principe
que l'erreur commune valide les actes du propriétaire apparent,
il ajoute:
« Dans tous les cas, pourtant, il ne saurait être fait un pareil
sacrifice des droits du propriétaire. Toutes les fois que la
moindre imprudence, la nloindre négligence pourra être reprochée à l'acquéreur, c'est lui qui devra succomber (2) ».
Enfin dans les dernières pages de son ouvrage (3), il indique
cette idée, qu'il qualifie d'ailleurs lui-même d'utopique, que le
propriétaire évincé dans l'intérêt social devrait obtenir une
compensation de la société - nous dirons : une indelnnité
d'expropriation.
Ainsi, de l'aveu même de notre auteur, l'adage : « Errol'
communis facit jus 1) est insuffisant pour remplir la fonction
translative qu'on veut lui attribuer. Et la nécessité s'impose, dès
lors, de le compléter.
De quelle manière ?
C'est ce que M. Loniewski, nous pouvons le dire sans exagération, ne nous indique nullement. Car, en vérité, l'on ne peut
faire état des atténuations si fuyantes, si inconsistantes qu'il
apporte à la logique de son système.
C'est donc ce qu'il nous faut examiner maintenant par nous
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(1) P. 91.
(2) P. 213.
(3) P. 214 à 217.
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Le problème consiste à trouver une explication de la suppression du droit acquis du propriétaire véritable, suppression
qui permetti'a au tiers de bonne foi d'acquérir en vertu de la
maxime « Errol' conll11unis facit jus ) .
Il ne s'agit pas d'une justification rationnelle. Nous cherchons
simplement quels sont les principes juridiques qui se dégagent
de l'analyse des faits.
Analysons donc la situation respective du tiers qui acquiert
un droit inattaquable, et du véritable propriétaire qui perd la
revendication.
Le tiers acquéreur a été victime d'une erreur. Le dOlllmage
causé par l'erreur n'est pas mis à la charge de la victime, 111ais
à la charge du véritable propriétaire.
Q~'est-ce à dire? sinon que le véritable propriétaire est responsable juridiquement de l'erreur. Car la responsabilité juridique
consiste précisément dans l'obligation pour une personne de
réparer un domnlage subi par une autre personne.
Ainsi la perte de la revendication est la sanction de la responsabilité du propriétaire.
C'est bien là l'idée de M.Lévy qui, dans l'article déjà cité (1),
considère la validité des actes de l'héritier apparent COlllme une
application de l'idée de responsabilité.
Mais quel est le fondement de cette responsabilité? D'après
M. Lévy, c'est que le propriétaire véritable a trompé par action
ou par omission la confiance dont autrui avait besoin. Or, « les
autres sont responsables envers nous dans la . mesure où nous
avons besoin d'avoir confiance en eux pour agir. » En d'autres
termes, la responsabilité du propriétaire est fondée sur un manquement à l'obligation générale de ne pas tromper la con~ance
nécessaire à l'entretien des relations sociales.
(1) Responsabilité et contrat.
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26
G. MORIN
Et nous croyons que cette opinion explique fort bJen le fondement profOlid de la responsabilité civile.
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Peut-être seulement manque-t-elle un peu de précision. Poussant pl us loin l'analyse, demandons-nous quel qualificatif juridique l'on doit donner à la responsabilité du véritable propriétaire?
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l'article 1382?
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Evidenlment non. L'un, au moins, des éléments caractéristiques de la faute, l'intention de nuire à autrui, ne se rencontre pas ici. On ne peut en effet présumer l'intention de nuire
chez le propriétaire véritable, par exemple chez l'héritier
lorsqu'un tiers s'est emparé des biens successoraux.
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En réalité, le lien de causalité, qui existe enlre le propriétaire
véritable et l'erreur, est, en principe, purenlent objectif. L'action
ou l'omission du propriétaire véritable a créé un risque pour le
crédit public. Sa responsabilité est, dès lors, celle du risque créé,
analogue à la responsabilité des accidents du travail survenus
aux ouvriers qui pèse sur le patron, en vertu du système du
risque professionnel et de la loi du 9 avril 1898.
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Mais la théorie du risque, c'est la responsabilité des dommages
causés sans intention de nuire et dans l'exercice parfaitement
licite du droit; c'est la responsabilité des cas fortuits (1) .
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Or, il peut y avoir des hypothèses où le non-exercice de son
droit par le véritable propriétaire peut être considéré comme
illicite, où, par suite, la théorie du risque n'est plus en cause.
On peut dire qu'aujourd'hui, en jurisprudence, et sur le
terrain des faits, les droits et notamment le droit de propriété
ne sont pas considérés comme une fin en soi, mais cornIlle
(1) Voir Teisseire. Essai d'une théorie générale sur le fondement de la
responsabilité. Thèse d'Aix, 1901, p. 114 et suivants. - Saleilles. De l'abus de
droit. Rapport présenté à la première sous-commission de révision. du Code
civil. Bulletin de la Société d'Études Législatives, 1905, no 4, p. 336.
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des moyens pour at teindre un but. Si le titulaire d'un droit,
détourne le droit de son but, l'exercice est abusif (1).
Or ne peut-on pas dire que le but primordial du droit, c'est
son exercice, que si les droits nous sont donnés, c'est pour nous
en servir?
Donc, quand la jurisprudence fait perdre son droit au propriétaire véritable, parce qu'il ne l'a pas exercé, alors qu'il le
pouvait, elle consacre un résultat identique au fond à celui
qu'elle adopte, lorsqu'elle reconnaît un abus de droit. La différence apparente, c'est que le propriétaire est allé en deçà de son
droit, au lieu d'aller au delü.
Mais c'est le cas de d~re que les extrêmes se touchent (2).
Voilà donc ce que nous devons ajouter à la Inaxime « Errol'
comnlunis facit jus » pour justifier la validité des actes du
propriétaire apparent: le risque créé par le propriétaire véritable et parfois l'abus du droit (sauf réserves de terminologie).
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Il nous faut maintenant - et ce sera le complément de notre
démonstration - retrouver le risque créé ou l'abus de droit
dans les diverses situations où la jurisprudence valide les actes
du propriétaire apparent.
(1) Voir sur l'abus du droit, outre Saleilles, article déjà cité, Charmont, l'abus
du droit. ReVlle trimestrielle de droit civil . 1902, pages 113 et suivantes.-Desserteux. Ablls de droits, conflits de droits. Revue trimestrielle de droit civil, 1906,
n° 1, p. 119 - et surtout. Josserand. De l'abus des droits. Rousseau 1905. Voir aussi dans Bufnoir: Propriété et contrat (pages 808 et 809) un rapprochement très intéressant entre la notion d'abus du droit et la notion de
cause dans la création des obligations. Consulter également un article sur la
responsabilité par MM. Cézar-Brll et Morin. Annales des Facultés de Droit et
des Lettres d'Aix, Avril-Juin 1906.
(2) Au fond cette application de la théorie de l'abus des droits au droit de
propriété, avec la très large extension que nous lui donnons, implique une
conception spéciale du droit de propriété. Le droit de propriété n'est plus
un simple droit c'est-à-dire une prérogative, un privilège pour son titlllaire. La
propriété devient une fonction sociale. Elle implique des devoirs.- Sur cette
conception voir le beau livre de M. Ham'iou: La Science sociale traditionnelle, p. 125.
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G. MORIN
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Il s'agit tout d'abord de l'hypothèse d'une aliénation consentie
à un acquéreur de bonne foi par un héritier apparent.
L'héritier véritable n'a pas pris possession des biens héréditaires qui lui revenaient. Son inaction a créé un risque pour
le crédit public. Il sera responsable, encore qu'aucune négligence ne puisse lui être reprochée; par exemple, si un testament
qui l'institue légataire' n'a pas été produit; ou bien que la
possession de l'hérédilé a été attribuée par les juges à un individu sans droit, en vertu d'un testalnent falsifié .
Il y aura abus du droit, si l'héritier vérilable n'a pas donné
de ses nouvelles, sans autre raison que son caprice ou son
indolence. Il aurait dù agir; il aurai t dù prendre possession des
biens héréditaires.
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Considéron.s nlaintenan t la solulion jurisprudentielle relali vement aux hypothèques consenties par le prête nom d'une congrégation, au profit d'un créancier victime d 'une erreur commune.
Qui joue ici le rôle de propriétaire véritable?
Remarquons que le liquidateur n'a pas de droit propre. Il
n'est qu'une expression juridique qui remplace provisoirement,
dans les difficultés de la liquidation, chacun de ceux auxquels
l'article 18 de la loi du 1er juillet 1901 relative au contrat d'association donne vocation à recueillir les biens que le législateur a
voulu soustraire à la détention congréganiste.
Le liquidateur représente les appelés de l'article 18, c'est-à-dire
les congréganistes apporteurs et les auteurs de libéralités .
Les cas où une dell1ande en revendication est recevable de la
part des congréganistes sont limitativement énumérés. Ce sont
les suivants:
10 Le congréganiste prouve qu'un bien lui appartenait avant
son entrée dans la congrégation ou lui est échu depuis, spit par
succession ab intestat en ligne directe ou collatérale, soit par
donation ou legs en ligne directe (art. 18, § 5).
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2° Le congréganiste réclame un bien proyenanf d'un don ou
legs qui lui a été fait autrement qu'en ligne direcLe. Ici sa reyendi cation ne triomphera qu'à condiLion de détruire par la preuve
contraire la présomption d'interposi lion de personnes qui pèse
sur lui en vertu de l'article 17 (art. 18, § 6).
Les biens donnés ou légués peu vent être revendiqués par le
donateur, ses héritiers ou ayants-droit ou par les héritiers ou
ayants-droit du testateur. Si d'ailleurs la donation ou le legs
étaient affectés par l'.acte de libéraliLé à une œuvre d'assistance,
les biens donnés ou légués ne peuvent être revendiqués qu'à
charge de pourvoir à l'accomplissement du but assigné à la
libéralité (art. 18, § 7 et 8).
Telles sont les seules actions qui, d 'après l'énumération de
l'article 18, peuvent être dirigées contre la liquidation.
Et la jurisprudence considère cetle énumération comme limitative : Elle n'admet donc ni la revendication- par les congréganistes des biens acquis à Litre onéreux après leur entrée dans
la congrégation, ni la revendication du vendeur d'immeubles (1).
La différence faite par la loi entre le vendeur et le donateur
s'explique: Le vendeur a atteint le but de .s on contrat; il a
touché son prix, il n'est pas intéressant.
Donc les immeubles acquis à titre onéreux et les ÏI)lmeubles
vendus à la congrégation, tombent dans la masse à partager .
Remarquons d'ailleurs que ceUe masse se composera également des biens qui n 'auraient pas été revendiqués dans le délai
de six mois, à partir de la publication du jugement ordonnant la
liquidation et non1111ant un liquidateur (art. 18, § 9).
L'actif net de la masse doit être réparLi entre les « ayantsdroit» nous dit l'article 18 § 12, c'est-à-dire suivant les uns (2)
aux congréganistes, suivant les autres à l'Etat; et nous croyons
que cette deuxième solution s'impose juridiquement, si l'on
(1) Sur le refus de l'action en revendication du vendeur d 'immeubles, voir
un arrêt de la Cour de Paris du 28 février 1906. Gazelle des Tribunau x , nO du
26 et 27 mars 1906.
(2) Hébrard. Du sort des biens d'une. associaLion en cas de dissolution ,
Thèse déjà dtée.
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repousse comnle nous l'avons fait et comme le fait la Cour de
cassation, la théorie de la Société de fait (1).
Ces développements étaient nécessaires pour nlontrer quelles
personnes peuvent se trouver, dans la réalité, en face des
créanciers hypothécaires: Le propriétaire véritable qui, dans le
système jurisprudentiel sera tenu de respecter la constitution
d'hypothèque, variera suivant l'immeuble sur lequel l'hypothèque aura été cOllstituée. Ce sera: ou bien le donateur, ou bitn
un congréganiste ou l'enselllble des congréganistes, ou bien
l'Etat.
Il est facile de justifier dans tous ces cas le maintien de
l'hypothèque.
1° L'immeuble hypothéqué est revendiqué par le donateur.
Pourquoi le donateur devra-t-il respecter l'hypothèque? Son
acte de donation a paru le dépouiller au profit du prête-nonl de
la congrégation. Mais cet acte ostensible n'était pas conforme à
la réalité. Ayant donné à un ·i ncapable de recevoir, il a conservé
la propriété. Il y a u-ne opposition entre l'apparence du droit et
le fond du droit tout à fait analogue à celle que l'on rencontre
dans la théorie des contre-lettres prévue par l'article 1321 du
Code civil. Or, dans cette théorie, l'acte ostensible vaut seul à
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(1) Article 18 de la loi du 1er juillet 1901.
..... Les biens et valeurs appartell{lnt aux membres de la congrégation
antérieurement à leur entrée dans la congrégation, ou qui leur seraient échus
depuis, soit par la succession ab intestat en ligne directe, ou collatérale, soit
par donation ou legs en ligne directe leur seront restitués.
Les dons et legs qui leur auraient été faits autrement qu'en ligne directe
pourront être également revendiqués, mais à charge par les bénéficiaires de
faire la preuve qu'ils n'ont pas été les personnes interposées prévues · par
l'article 17.
Les biens et valeurs acquis à titre gratuit, et qui n'auraient pas été spécialement affectés par l'acte de libéralité à une œuvre d 'assistance, pourront
être revendiqués par le donateur, ses héritiers ou ayants-droit, on par les
héritiers ou ayants-droit du testateur, sans qu'il puisse leur être opposé
aucune prescription pour le temps écoulé ayant le jugement prononçant la
liquidation.
Si les biens et valeurs ont été donnés ou légués en vue de gratifier non les
congréganistes, mais de pourvoir à uue œuvre d 'assistance, ils ne 130urront
être revendiqués qu'à charge de pourvoir à l'accomplissement du hut assigné
à la libéralité.
Toute action ou reprise en revendication devra, à peine de forclusion, être
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LA SÉCURITÉ DES TIERS
l'égard des tiers, à raison du risque qu'il constitue pour le
crédit. Il en sera de même ici;
20 L'immeuble hypothéqué revient à l'un des congréganistes,
ou bien il entre dans la masse qui est liquidée et dont la valeur
est répartie entre les divers congréganistes (si l'on entend par
les ayants-droit au reliquat: les congréganistes).
Le congréganiste ou les congréganistes ont mis à la disposition
du prête-nOlll le bien qui a été hypothéqué. Ils ont, ce faisant,
créé un risque pour les créanciers. Ils en sont responsables, et
perdent pour cette cause la revendication;
30 Enfin c'est l'État qui se trouve en face des créanciers .
L'État a tendu un piège au crédit public en laissant vivre juridiquement, c'est-à-dire lraiter avec les tiers, un organisme qu'il
devait un jour détruire.
Le non-exercice de son droit de dissolution équivaut à un
abus du droit.
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Nous avons étudié le procédé employé par la jurispru~ence
pour suppléer à l'insuffisance de notre législation actuelle, en ce
qui concerne la sécurité des tiers acquéreurs dans les transactions immobilières .
La maxime « Errol' communis facit jus », invoquée par les
tribunaux, nous a paru insuffisante à remplir la fonction translative que l'on voulait lui faire jouer .
Les tribunaux ont procédé ici de la mênle façon qu'en bien
des matières: Ils ont innové en conllllentant, - en abusant,
peut-on dire, de la maxime (( Errol' comm unis faci t jus )~, c'est-àdire en la détournant du but prévu par ceux qui l'avaient
formée contre le liquidateur dans le délai de six mois à partir de la publication du jugement.
Passé le déla i de six mois, le liquidateur procédera à la yente en justice de
tous les immeubles qui n 'auraient pas été revendi qués, ou qui ne seraient pas
affectés à une œ uvre d'assistance
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dans le délai prescrit auront été jugées l'actif net est r éparti entre les ayantsdroit.
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imaginée. Si la maxime explique l'acquisition d~l droit par le
tiers, elle ne justifie pas la disparition préalable du droit acquis
du véritable propriétaire.
Elle doit dès lors être complétée par l'idée de responsabilité
du propriétaire, reslJonsabilité fondée sur les théories du risque
et de l'abus des droits, c'est- à-dire sur cette idée que le propriétaire a nui et parfois mênle a tendu un piège à la croyance
nécessaire à l'action des hOlnmes.
Et cette responsabilité est, non plus individuelle, c'est-à-dire .
d'individu à indiyidu; mais sociale, c'est-à-dire de l'individu
envers la collectivité. L'individu est tenu envers la Société de ne
pas gêner le crédit.
La jurisprudence, par sa théorie de la validité des actes du
propriétaire apparent, postule la solidari té.
Et c'est ainsi que notre étude est une illustration de cette crise
de l'individualisme, de ce développement progressif du droit
collectif que nous signalions dans notre introductioll.
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Julius Ficker est mort le 10 juillet 1902, laissant inachevé le
grand travail sur les successions chez les Germains orientaux,
qu'il avait commencé en 1891. Telle quelle, l'œuvre du professeur d'Innsbruck est déjà consIdérable, elle comprend quatre
gros volumes et deux demi-volumes, dont le dernier, paru seulement après la mort du maître, a été édité en 1904 par un autre
professeur autrichien,connu par ses publications de textes et ses
savantes études sur le droit du Tyrol, M. Hans von Voltelini.
Lorsque, en 1891, parut le début du magistral ouvrage, celui-ci
s'annonçait comme une étude des régimes successoraux du droit
gernlanique. Au fond, le but 'et la pensée première de ce travail
étaient autres. Ce que voulait l'auteur, c'était déterminer la filiation des coutumes des diverses races germaniques, rechercher
les liens de parenté qui existaient entre elles. Des études antérieures SUl' le droit lombard et sur le droit espagnol avaient déjà
conduit Ficker à une classification des races germaniques at:ttre
que celle que l'on admet couramment. Il a voulu approfondir la
question en élargissant le champ des recherches, désiran,t
àrriver à un tableau d'ensemble de la filiation des coutumes
germaniques.
Par de telles recherches, l'historien du droit pensait pouvôir
éclairer bien des côtés obscurs de l'histoire générale des Germains. L'étude des coutumes médiévales lui donnait des indices
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pour la détermination <les étapes et des routes de migration des
Germains au moment des grandes invasions_ Tandis que
d'autres historiens, en ces matières, pour suivre les peuples dans
leurs déplacements, prenaient pour guide tantôt le type physique, tantôt les produits de l'activité industrielle ou artistique,
tantôt les croyances religieuses, tantôt la linguistique ou la toponymie, Fieker a pris pour criterium certaines particularités du
droit, choisies avec soin. Si ses conclusions pouvaient être
admises, elles seraient extrêmement précieuses pour l'histoire
des invasions germaniques, histoire qui reste si obscure, parce
que les rares chroniqueurs, occupés de quelques faits politiques
bruyants ou des aventures de quelques races royales, ne nous
renseignent pas sur les migrations des peuples, sur leur direc-·
tion, sur leur intensité.
Ces particularités caractéristiques, Ficker les a empruntées à
la matière du droit privé. Les institutions privées, à la différence
des institutions politiques, ne se modifient qu'avec lenteur dans
un milieu de formation purement coutumière, con1lue le fut,
jusque dans les temps modernes, le monde germanique. Et
même, ~ans le droit privé, un domaine spécial ·semble à Ficker
particulièrement riche en critères de la filiation des coutumes:
c'est le droit de la famille dans ses différentes manifestations,
droit des gens mariés ou droit héréditaire. Les formes du
mariage, le régime des biens entre époux, l'ordre des successions reposent sur des idées profondément ancrées dans l'esprit
des masses. Le~Ir organisation échappe, beaucoup plus que les
créations politiques, à l'action des volontés conscientes des
générations successives (1). Disons tout de suite que Ficker a
abusé de ce postulat de la stabilité du droit coutulnier. Il a
exagéré cette idée, si juste en elle-même, et n'a pas su la renfermer dans son domaine raisonnable, parce qu'il n'a pas cherché
(1) Tout ce qui a paru des Untersuchllngen est rèlatif aU droit sticcessoraL
Mais Ficker espérait, après avoir terminé l'examen de l'Erbenfolgê, étudier les
formes du mariage dans les diverses races germaniquesj et il a laissé, en
manuscrit, un long travail sur ce point (Verlobung und Trauung in XII und
XIII Iahrhundert), travail qui sera peut~être publié.
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le véritable fondement de cette stabilité. Et c'est -précisément
cette exagération, cette confiance aveugle dans les renseignements que fournissent les ressemblances ou les diflérences entre
les coutumes, qui constituera, en grande partie, le point faible
de son énorme travail et la source de ses erreurs.
La méthode suivie a conduit Ficker à des résultats qui
s'écartent sensiblement des idées COlnmunes. Il n'a pas peur de
ces divergences ; il ne craint pas de heurter les opinions courantes, et il avoue que ses idées doivent paraître révolutionnaires
à beaucoup, et rencontrer de nombreuses résistances. Comnle
Ficker le dit lui-même, un esprit de contradiction, à l'égard des
idées admises communément, semble s'être incarné en lui.
Mais il est un point fondamental, sur lequel Ficker s'écarte
de la plupart de ses devanciers, et que nous voudrions surtout
dégager dans cette étude, car il intéresse directement l'histoire
du droit français.
Tous ceux qui s'occupent de notre ancien droit connaissent
la théorie soutenue en 1880 par M. Rudolf Sohm, dans le prenlier volume de la Zeilschrifl der Savigny-Sliflung, sur la
formation des coutumes lnédiévales (1). L'histoire du droit de
la période franque ne serait, d'après lui, que l'histoire du pro~
grès continu du droit des Francs saliens. Ce progrès, qui
commence dès l'époque mérovingienne, s'accentue avec les
Carolingiens. Le droit salien, droit officiel de l'empereur carolingien, supplante tour à tour le droit des autres races. La
législation des capitulaires, généraux à tout l'Empire, en est
inspirée. La bigarrure des anciens Volksrechle s'efface devant
cette conquête du droit franc. Seuls, le droit romain et aussi,
dans une certaine lnesure, le· droit lombard, survivent à cette
disparition générale des droits non francs. « Dès le IXe siècle, il
n'y a plus, dans toute la France, qu'un seul Volksl'echt, le droit
salien » (2), et toute l'histoire du droit médiéval n'est que
« l'histoire de la réception du droit des Francs occidentaux en
(1) R. Sohm, Fl'iinkisches Recht und romisches Recht, Z. der SavignyStittung, l, Germ. Abth., p. 1 et suiv.
(2) lb., p. 17 .
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Allemagne » (1). Au commencement du XIe siècle; dit encore
M. Sollln, il n'y a plus que trois sortes de droit privé : le droit
romain, le droit lombard, et le droit franc salien (2). L'ancien
droit français, dès lors, n'est qu'une combinaison de droit salien
et de droit romain. Droit ripuaire, droit burgonde et droit
wisigothique ont été élin1Înés, et ne doivent point figurer parIn '.
les ancêtres de notre droit médiéval.
Cette thèse de Sohm n'était pas absolument neuve. Déjà, en
1878, Paul von Roth avait cherché, dans une étude sur le droit
des gens mariés en Allemagne, à dégager l'action du droit
matrimonial franc sur le droit des autres races gennaniques (3).
Sohm reprend la nlême idée, affü:mant que seul le droit matrimonial saxon a quelque peu résisté à cette francisation générale.
Il essaie de suivre, dans d'autres domaines juridiques, le progrès
des idées franques; et il retrouve, dans le droit public, dans
l'organisation judiciaire, dans le droit des fiefs, le même phénomène. En particulier, l'histoire de l'investiture, de l'Auflassung
et de la l'echte Gewel'e lui semble caractéristique. Tandis que
Roth admettait la coexistence, en Allemagne, de deux domaines
juridiques, le domaine du droit franc et celui du droit saxon,
Sohm supprime ce dernier. La coutunle de Normandie ou celle
de Paris peuvent servir de commentaires au Sachsenspiegel.
Toutes les idées fécondes du moyen âge et lnême des temps
Inodernes : réforme de Cluny, philosophie médiévale, croisades,
sont nées dans le pays des Saliens. Par ailleurs, ' le vieux droit
franc, importé par les Normands en Angleterre, par l'Angleterre
dans ses colonies, a fait le tour du monde. Tous ces pays sont
des provinces de l'ancien droit français: « La Lex Salica peut
contempler avec fierté les droits, puissants et nombreux, qu'elle
a engendrés» (4). Les principes de 1789 n'ont-ils pas, eux aussi,
leur origine dans les pays francs saliens? C'est l'histoire qui se
(1) Sohm, p. 66.
(2) lb ., p. 14.
(3) Von Roth, Das deutsche eheliche Güterrecht, Zeitschrift für vergleichende
Rechtswissenschatt, 1, 1878, p. 39 et suiv.
(4) Sohm, p. 69.
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recommence, et l'Allemagne nloderne, comme l'Al.lemagne de
l'époque franque, recueille les idées qui ont germé en France,
dans les pays de race salique (1).
La thèse ainsi développée par Sohm a trouvé de nombreux
partisans. Presque tous cependant la restreignent dans des
limites plus modestes, la rejetant sur certains points essentiels.
M. H. Brunner se tient sur une réserve prudente et n'admet
qu'une action limitée du droit franc: action plus forte en
Souabe, en Bavière, en Thuringe, plus restreinte en Saxe (2).
M. Heusler admet bien qu'il y eut « une impulsion puissante,
dans les mœurs, dans l'économie sociale, dans l'art, dans la
science, partie des terres bénies de la Moselle et du Rhin, et
allant dans la direction de l'Est et du Nord: de nouveaux
besoins juridiques se sont fait jour, et il a fallu, pour les satisfaire, de nouvelles institutions juridiques »; le droit franc a,
plus vite que les autres droits nationaux, senti le besoin de ces
créations juridiques nouvelles, et, grâce à cette priorité, il a pu
servir de modèle à toute l'Allemagne. Mais M. Heusler conteste,
sur de nombreux points, la thèse de M. Sohnl; il n'admet pas que
le droit féodal allemand soit exclusivement du droit féodal
franc; il n'admet pas que l'investiture soit une institution purement franque par ses origines; il n'admet pas non plus que le
droit des gens mariés soit inspiré par des idées franques: si les
coutumes franques ont pu avoir leur action sur les bords du
Rhin, en Franconie, et dans les parties de la Thuringe et de la
Souabe colonisées par les Francs, la communauté entre époux
de la Westphalie et de la Basse-Saxe et celle des pays souabes· et
bavarois reposent sur des principes tout différents (3). M. Schroeder, tout en admettant, dans ses traits généraux, la thèse de
Sohm, fait les mêmes réserves; et notamment il pense que, si un
droit franc a exercé, sur l'ensemble des coutumes germaniques,
(1) Sohm, p. 84.
(2) H. Brunner, Grundzüge der deutschen Rechtsgeschichte, 2e éd" 4 1903,
p.32, 95.
(3) A. Heusler, Institutionen des deutschen Privatrechts, l, Leipzig, 1885,
p . 19-23.
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ROBERT CAILLEMER
cette action unificatrice, c'est le droit ripuaire, et non pas,
comme le croit M. Sohm, le droit des Francs saliens (1). Par
ailleurs, MM. Gerhard von Seeliger et Felix Dahn critiquent la
distinction, fondamentale pour Sohm, entre le Reichsrecht et les
Volksrechte, nient l'antithèse que Sohm établit entre eux, et
enlèvent ainsi à sa thèse un de ses points d'appui essentiels (2).
Malgré tout, la thèse de Sohm reste debout, et en particulier
ces auteurs, qui en critiquent les exagérations, n'hésitent pas à
admettre l'action unificatrice du droit franc sur les coutumes des
Germains établis en Gaule (3). Dans une série de précieux
articles, sur lesquels nous aurons à revenir, M. H. Brunner,
recherchant ce que fut le vieux droit franc, ne craint pas
d'enlprunter des arguments au droit flamand, au droit de la
Normandie, de la Bretagne ou de la Bourgogne, tout autant qu'au
droit parisien. C'est admettre implicitement la francisation de
tout le droit de la France coutumière.
Or, Julius Ficker a pris le contre-pied de cette thèse de Sohm.
Nulle part sans doute il ne la prend directement à partie, mais,
d'un bout à l'autre, son ouvrage en est la perpétuelle négation.
Dans le droit de famille, il ne retrouve l'action du droit franc
que dans un domaine géographique très restreint. Partout
ailleurs, dans l'Europe occidentale, il suit à la trace, à travers
tout le nloyen âge, jusque dans les textes du XIIIe siècle ou -du
XVIe, des législations non franques, apportées en France, comme
en Italie, en Espagne ou en Allemagne, par des races non franques, par des Germains que seul un lien lointain de parenté
unit à la race franque. Dans la formation du droit de la France,
. de l'Italie, de l'Espagne, il attribue même une place prépondérante à l'action des idées juridiques des Germains orientaux, du
groupe gothique-vandalique et du groupe scandinave.
(1) R. Schroeder, Lehrbuch der deuischen Rechtsgeschichie, 3e éd., Leipzig,
1898, p. 638.
(2) DaIm, Die Konige der Germanen , VII, 2 (Leipzig, 18~'4) . p . 3i et s ; VIII ,
3 (1899), p. 29 et s. - G. von Seeliger, Historische Vierleljahrsschritt,. III (1898).
(3) Schrôder, l . c . : ( En France, peu -à-peu, le droit franc a pris possession
de tous les pays de droit coutumier, puis, ayec la conquête normande, de
l'Angleterre, de Naples et de la Sicile. »
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Dans les quelques pages qui suivent, nous voudrion~ exposer
rapidement les idées de Ficker sur la formation de notre ancien
droit français, et réunir en un court tableau d'ensemble les idées
disséminées dans ce grand travail. Ce tableau n'a pas encore été
fait, et pourtant il serait très utile; car, dans ces Unlersuchungen,
parues lentement et par fragments, les matières sont rangées
dans un ordre qui ne senlble répondre à aucun plan logique
préconçu. Le professeur d'Innsbruck nous en donne la raison. A
chaque étape nouvelle de ses études, l'auteur, avant de s'appuyer
sur les résultats par lui dégagés, croyait, dans sa probité scientiiique, devoir répondre aux critiques que l'on avait déjà
adressées à ses idées, revenir en arrière, retoucher et modifier
plus ou nloÎns profondément son point de vue primitif, si bien
que la même question est parfois traitée à quatre ou cinq endroits
différents. Comme l'ouvrage est resté inachevé, le bilan des
résultats n'est pas dressé (1). Nous voudrions, en ce qui touche
le vieux droit français, suppléer à cette lacune, grouper méthodiquement les résultats épars dans l'œuvre de Ficker; nous
voudrions ainsi dégager la part qui revient, d'après lui, dans la
formation des coutumes françaises, d'un côté au droit des
Germains de l'Ouest, des Francs, de l'autre au droit des Germains
orientaux. Nous voudrions indiquer enfin les réserves nécessaires, les points qui, soit dans la méthode de l'auteur, soit dans
ses résultats, nous paraissent sujets à la critique ou même
inacceptables .
...
(1) C'est surtout dans le tome IV, 2" partie (Theilung des Elieguts), que l'on
trouve une tentative de classification générale des coutumes médiévales, mais
beaucoup de points essentiels sont traités ailleurs.
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ROBERT CAILLEMER
CHAPITRE PREMIER
1. .
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Classements et filiations de . coutumes
proposés par Julius Ficker
§ 1. -
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GERMAINS OCCIDENTAUX.
Parmi tous les Gel'mains de l'Ouest, les Francs sont les seuls
qui se soient installés en Gaule. Tout le monde admet que leur
action, sur le droit français nlédiévaJ, aété grande. Mais l'accord
. cesse, quand il s'agit de préciser quelle a été cette influence,
quel a été son champ d'action géographique. D'autre part, un
sÏInple examen des coutumes médiévales montre que, à l'intérieur même des coutumes auxquelles on peut assigner une
origine franque, une certaine diversité règne. De là deux questions connexes, la question de l'extension du droit franc, et
celle du groupement interne des coutumes franques.
D'ordinaire, on se contente d'opposer l'un à l'autre les deux
rameaux bien connus de la race franque, le rameau salien, dont
le champ d'action est le pays appelé plus tard Francia, et le
rameau ripuaire, installé dans la vallée moyenne du Rhin.
Ficker, après s'être contenté tout d'abord de cette classification
bipartite, a observé que, entre le droit parisien et le droit de la
vallée rhénane, s'intercalait un droit différent de l'un et de
l'autre, qu'il a proposé d'appeler: droit lorrain, bien que, pour
lui, ce droit s'étendît bien au delà des limites de la Lorraine.
Des trois groupements, ainsi dégagés, deux seulement, le
117estfriinkisches Recht et le Lothl'ingisches Recht, int~ressent le
droit français; ce sont d'ailleurs les seuls dont Ficker se soit
longuement occupé .
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1. - DROIT DES FRANCS OCCIDENTAUX. - Julius Ficker s'est
particulièrement attaché à l'étude du droit des Francs de
l'Ouest, et lui a consacré la lnoitié de son troisième volume.
Rigoureusement, ~es coutumes sont en dehors de son sujet,
puisque, sans contestation possible, elles se rattachent au droit
des Westgermanen. Mais Ficker pense que ce sont les coutumes
des Francs de l'Ouest qui, mieux que toutes les autres, nous
retracent le droit primitif des Germains de l'Ouest. Il espère, en
les comparant aux coutumes des Germains orientaux, pouvoir dégager les points communs à toutes les races germaniques,
le point de départ de toutes les évolutions de leurs coutumes.
On sait le débat qui règne s'ur la forme originaire de la fan1Ïlle
chez les Germains. Ce serait, pour la majorité des auteurs allemands nl0dernes, une famille patriarcale. Pour MM. Brunner,
Schrôder ou von Amira, ce point est établi et ne se discute
même pas. D'autres auteurs, comme Dargun ou M. Andreas
Heusler, croient à une forme maternelle de la famille, antérieure,
en Germanie, à la fonne patriarcal~ Ils pensent que, primitivement, faute d'unions stables et de puissance maritale, l'enfant
se rattachait seulement à sa mère et aux parents de sa mère. Ils
s'appuient, pour le démontrer, sur des arguments divers,
empruntés, soit au droit comparé, soit à l'épopée germanique
ou scandinave, soit enfin à des textes des Leges, en particulier
de la Lex Salica, où ils retrouvent des vestiges de l'idée
matriarcale .
Ficker adopte nettement le second de ces points de vue, et il
essaie de retracer, en partant de ces données, une histoire de la
famille franque. Il tente d'établir que, chez les Francs, avant
l'introduction du mariage régulier, l'enfant ne se rattachait
point à son père (1). Aussi bien, dans les coutu'mes franques,
ne retrouve-t-on aucun lien entre l'enfant naturel et celui qui l'a
conçu. Non seulement l'enfant naturel ne succède pas à son
(1) Ficker, nOS 949 et s. Allant encore plus loin que Ficker, quelqu~s auteurs
ont soutenu que, même en plein moyen âge: au XIIe siècle, dans les classes
populaires, chez les Gemeinfreien, les parents maternels succédaient de préférence aux parents paternels: Ernst Mayer, Deutsche und franzosische
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ROBERT CAILLEMER
père (à moins que celui-ci ne lui fasse donation de ses_ biens ou
ne lui confère des droits successoraux par un acte tel que ceux
que nous trouvons dans les formules de Sens, n° 42, et appendice n° 1, a) ; mais mème l'on ne trouve pas, dans les coutumes
de la région parisienne, avant le XIVe siècle, d'obligation, pour
le père naturel, de subvenir à l'entretien de son enfant; et toute
recherche de la paternité naturelle a été, pendant longtemps,
inLerdite en droit français (1). La situation des enfants nés hors
mariage, au moyen âge et dans les temps nlodernes, nous indiquerait ainsi ce qu'était, avant l'apparition du mariage, la
condition commune de tous les enfants vis-à-vis de leur père.
Peu à peu cependant, et cela dès avant les invasions qui les
ont amenés en Gaule, le nlariage stable s'est introduit chez les
Francs. Mais il est né, dans ce peuple, non pas du rapt ou de
l'achat de la femme, mais d'unions inférieures avec des esclaves,
et, d'autre part, d'accords librement conclus entre l'homme et
sa compagne, accords tendant à établir, dans leurs relations,
une certaine fixité (2). Le prix de cet accord est la dos, le
douaire, qui constitue, à l'époque franque et plus tard aussi, la
condition de la régularité du mariage. Cette dos est toujours,
chez les Francs, remise directement à la femme elle-lnème ; elle
n'est jamais donnée aux parents de la femme; elle est le prix
de la cohabitation et de la vie en commun : « au coucher
ensemble gagne la femme son douaire ». La naissance d'un lien
stable entre l'homme et la femlne devait avoir, comme conséquence, l'établissement d'un rapport certain entre le père et
l'enfant, et, par suite, l'apparition d'un droit successoral entre
l'enfant, d 'une part, et, d'autre part, le père et la famille
du père.
Mais le lien le plus fort resta, pendant longtemps encore, le lien
Verfassungsgeschichie, l, p. 419. Ces auteurs s'appuient sur un texte du
cartulaire de Notre -Dame de Paris, éd . Guérard, l, p . 376, qui appelle à
succéder l'avunculus et la matertera, et n'appelle pas l'oncle et la tante
paternels.
(1) Ficker, nOS 1416 et s.
(2) Ficker, n os 885 ct s.
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qui unissait l'enfant à la mère et aux parents de la mère. Même
dans des coutumes nlédiévales, la condition de la n1ère détermine la condition de J'enfant; et la noblesse maternelle des coutumes champenoises est un reste de cette ancienne conception
matriarcale. L'enfant, nous dit la vieille coutume de Champagne
du XIIIe siècle (art. 6), peut, en renonçant à la fortune de son
père roturier, garder la situation sociale et la noblesse de sa
mère; et d'autres textes semblent bien I?rouver que, primitivement, c'était la noblesse de la mère qui seule importait (1).
D'autre part, tous les enf-ants nés d'une même femme sont,
vis-à-vis d'elle, sur un pied d'égalité, et lui succèdent également.
Nul n'est bâtard de par sa mère, dit un vieux brocard; et peu
importe aussi l'union dont l'enfant est né. Cette égalité n'a été
rompue qu'après coup. Peu à peu, et cela dès avant l'action du
droit canonique, se sont développées des idées hostiles aux
enfants nés hors mariage. D'un autre côté, on a pu considérer
que la dot que la femme apportait à son mari, le jour de ses
noces, devait servir de dotation aux seuls enfants qui naîtraient
de cette union, à l'exclusion des enfants d'un autre lit: de là un
droit de préférence, au profit de ces enfants, sur le mariage de
leur mère: droit que l'on trouve dans quelques coutumiers de la
région parisienne, et qui ne se rencontre d'ordinaire que dans
la classe des nobles; ce sont là des anomalies récentes et
rares (2) .
Enfin, le patrimoine maternel est, soit en vertu des mœurs,
soit même en vertu du droit positif, immobilisé, verfangen au
profit des enfants; et la nlère ne peut en disposer à leur détriment. Comme le disent les Établissements de Saint LOllis (1,68),
(1) Ficker, n° 908, se réfère sur ce point aux études de M. Guilhiermoz,
Bibliothèque de l'École des Chartes , L, p. 509 et s. - V. aujourd'hui Guilhiermoz, L'Origine de la Noblesse, p.353 et s. M. Guilhiermoz ne souscrirait certes
pas aux conclusions que Ficlœr tire de son article. Pour lui, si l'idée d'une
noblesse maternelle a pu surgir, c'est parce que pendant longtemps nobles et
. Francs se confondaient, serfs et vilains étant réunis en une seule classe. Dès
lors, pour naître libre, il fallait être né d'une femme libre, conformément à un
principe bien connn.
(2) Ficker, nos 834 et s.
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dame n'est que bail de son heritage, puis que elle a heir masle; et
l'o.n retro.uve la même règle dans le Livre de Jostice et de Plet (1).
Dans ce patrimo.ine maternel ainsi réservé aux enfants, Ficker
fait figurer la dos co.nstituée par leur père au profit de la mère;
et il pense que la dos a dû être, de très bo.nne heure, co.nsidérée
co.mme devant servir de ·do.tation, no.n seulement au profit de la
femme survivante, mais même au pro.fit des enfants à naître du
mariage en vue duquel cette dos était constituée; l'idée du douaire
des enfants est donc une très vieille idée; et, grâce à elle, indirectement, une partie importante (le tiers ou la moitié) du patrimo.ine du père va être attribuée aux enfanLs (2).
Cette présence du do.uaire des enfants, dans les coutumes
franques, a d'autres effets. Peu à peu, le dro.it successoral des
enfants à la fo.rtune de leur père s'est co.nstitué. Mais, tandis que
tous les enfants d'une nlême femme partagent également sa succession, la succession du père binube ou trinube ne SP. partage
pas également. Car les enfants du premier lit prélèvent intégralement le douaire de leur mère, et les douaires des enfants des
autres lits ne portent que sur le reliquat de la fortune paternelle.
C'est seulement à la fin du nloyen âge que le douaire des enfants
est entré en pleine décadence, et a été restreint au cas où l'enfant
renonçait à la succession de son père, co.nformément il la règle
nouvelle et récente d'après laquelle : Nul n'est héritier et
douairier (3).
En dehors du douaire, aucune part du patrimoine paternel
·n'est réservée aux enfants; c'est le résultat de l'absence primitive
de tout lien entre l'enfant et son père. Dans . les coutull1es de la
région parisienne, le père peut librement disposer de tous les
biens que le douaire n'atteint pas: propres, acquêts ou meubles.
L'institution de la légitime est une institution récente, venue de
la renaissance du droit romain. Quant à la réserve des quatre
ulnts des propres, elle ne co.ncerne que le testall1ent, mode de
(1) Ficker, no 855.
nOS 817 et S., 875 et
(3) Ficker, nOS 823 et suivants.
(2) Ficker,
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disposition né tardivement, et qui, se réalisant d'ordinaire aux
approches de la mort, heurte les vieilles idées germaniques, qui
exigent, pour la stabilité d'une aliénation, que celle-ci soit faite
en pleine santé et accompagnée d'un transfert immédiat. La
réserve des propres protège d'ailleurs tous les parents, si éloignés
qu'ils soient; elle ne concerne pas spécialement les relations
entre le père et l'enfant (1). Sur un seul point, la liberté de disposition du père a été restreinte. Dans les coutumes de la région
parisienne, le père ne peut pas avantager un de ses enfants au
détriment des autres ; et les enfants qu'il aurait gratifiés de son
vivant doivent rapporter, à sa mort, les biens par lui donnés:
soit seulement lorsqu'ils viennent à IR succession, soit même
quand ils y renoncent (2).
Les idées féodales ou nobiliaires ont altéré, sur de nombreux
points, le développement logique du droit successoral des coutumes franques. Le droit d 'aînesse et le pdvilège de masculinité
s'y rattachent. Il en est de même pour le droit, que les coutumes
ftanques-occidentales accordent au père noble, de réduire ses
filles à une portion n1Înime de ses biens, à un simple « chapeau
de roses», tandis que, chez les roturiers, subsiste le principe
d'égalité entre les enfants (3). C'est encore à l'action du droit
féodal que Ficker rattache ce curieux mode de partage des fiefs,
que l'on relève dans les coutumes de Chartres, de Dreux, de
Chàteauneuf-en-Thimerais, et d'après lequel les fiefs propres du
père vont aux enfants du premier lit, les fiefs acquêts à ceux du
second. Ce sont là des anomalies nées relaLivement tard. Et l'on
voit à quel point Ficker s'écarte ici de l'idée, exprimée notamInent par M. Guilhiermoz, d'après laquelle c'est le droit des
milites, des chevaliers, des nobles; qui se rapproche le plus du
droit des hommes libres de l'époque fra nque, parce que, les roturiers, les vilains n 'étant que des serfs dont la condition s'est
améliorée, leur droit n'est pas autre chose qu'un ancien droit
servile modifié.
(1) Ficker, nOS 827 et suivants, 880, 1530 et suivants.
(2) Ficker, nOS 1061 et suivants.
(3) Ficker n os 1092 à 1095.
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D'autres traits, non moins accusés, caractérisent encore le
droit successoral parisien. A défaut d'enfants, les meubles et
aussi, d'ordinaire, les conquêts vont aux ascendants et, à leur
défaut, aux collatéraux les plus rapprochés en degré, et cela sans
aucune tente entre les lignes paternelle et maternelle, sans
aucune distinction entre les hommes et les fenlmes, entre les
agnats et les cognats. Les coutumes où l'on trouve une fente ou
une retente entre les lignes ont, pour Ficker, une autre origine.
Quant aux propres (et dans les coutumes franques un bien
devient propre dès qu'il a fait l'objet d'une dévolution successOl'ale), ils retournent à la ligne, paternelle ou maternelle, dont
ils proviennent; c'est la règle paterna paternis (Fallrecht); et
Ficker, dans de longs développements, peut-être très contestables, en tous cas très nourris et très intéressants, rattache
cette règle aux origines mêmes de la faluille franque; elle a
pris naissance à un moment où l'enfant ne succédait pas à
son père, ni le père à son enfant, où, dès lors, les immeubles
du défunt, provenant tous de sa famille maternelle, devaient
échoir en principe à la mère et aux parents de la mère : il
n'y avait d'exception à ce principe que pour les immeubles
donnés par le père à son enfant; ceux-là revenaient à la
famille paternelle, non pas en vertu d'un droit de succession,mais en vertu d'un droit de retour: Rückfall der Materna
als Erbgut, der Paterna als Schenkgut (1).
Le retrait lignager, lui aussi, est très ancien; il s'est organIse,
comm.e la succession aux propres, d'abord au profit de la Sippe
de la Inère pour les biens que l'enfant avait recueillis de la
succession de sa mère, plus tard aussi au profit de la famille
paternelle pour les biens venus du père. Par cette séparation
très nette entre deux lignes , paternelle et maternelle, en Inatière
de succession aux propres comme en matière de retrait lignager,
le droit franc-occidental se différencie nettement d'un grand
nombre d'autres coutumes de Germains de l'Ouest, qui appellent
tous les parents indistinctement au retrait et à la succession des
(1) Ficker, 11'8 921 et S., 960.
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propres (1). On sait d'ailleurs que la règle patenza paternis n'est
pas appliquée de même dans toutes les coutumes. Et Ficker
cherche à établir, contrairenlent à l'opinion courante, que le
système ancien est celui des coutumes de simple côté, que ce
système se trouve dans presque tous nos anciens coutumiers.
Les systèmes des coutumes de côté et ligl1e et des coutumes
souchères ne sont nés, dans ce groupe parisien, que tardivelnent,
à la fin de notre ancien droit, pour corriger certains abus
fâcheux de la règle paterna paternis, et enlpêcher que les propres
ne vinssent, par retrait ou par succession, à des branches de la
famille auxquelles ces biens n'avaient jaillais appartenu (2).
Enfin, Ficker croit que, dans les coutulnes franques-occidentales, la communauté de biens entre époux est très ancienne
et remonte plus haut que le moyen âge : conlnlunauté s~
partageant égaleillent, à la dissolution du mariage, entre le
nlari et la femme; communauté conlprenant les nleubles et les
acquêts faits pendant le mariage (3). Ce sont là autant de traits
qui différencient cette communauté d'autres conlmunautés que
nous retrouverons dans d'autres coutumes. Ils achèvent de
donner au droit de la région parisienne sa physionomi~
particulière.
.
II.- DROIT LORRAIN.- Entre le groupe des Francsoccidentaux
et le groupe des Francs orientaux s'intercale le groupe que Ficker
appelle: groupe lorrain. Ce groupe de coutumes est loin de
présenter la Inême cohésion géographique que le précédent. Le
domaine du droit lorrain s'étend, au Nord et au Sud, bien au
delà des limites de l'ancien duché de Lorraine, de la HauteLorraine. Il se retrouve, au Nord, dans la Basse-Lorraine, le
Luxelnbourg, le pays de Liège, Je Limbourg, le Brabant, le
,Hainaut; et même, séparé des pays précédents par le droit très
différent de la Flandre wallonne, le droit de l'Artois et celui, de
la Flandre flaillingante se rattachent par quelques traits à ce
(1) Ficker,
nOS
(2) Ficker,
n OS
(3) Ficker;
n OS
1568 et s,
922 et s.
1349 à 1352 i 1362 et
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ROBERT CAILLEMER
groupe lorrain. Au sud de la Lorraine, Ficker range dans le
même groupement la Bourgogne (duché et comté), le Bourbonnais, le "Nivernais et le Berry. Il y aurait donc, tout autour
du droit franc de la région parisienne, un demi-cercle de droits
lorrains (1).
Ficker se proposait d'étudier en détaH ces coutumes lorraines.
Peut-être, dans les abondantes notes qu'il a laissées, ses élèves
trouveront-ils la nlatière d'une publication ultérieure sur ce
point (2). En tout cas, dès maintenant, on aperçoit assez clairement les traits qui, à ses yeux, caractérisent les coutunles
lorraines. Ces traits concernent soit le droit s~ccessoral, soit le
droit des gens mariés. Par malheur, comme on va le voir, le
groupe lorrain manque absolument, sur un point comme sur
l'autre, d 'honl0généité.
1° Et d 'abord, au point de vue successoral, il est aisé de
dégager, dans la nlasse des coutumes lorraines, un premier
sous-groupe: ce sont les droits bien connU3 sous le nom de
Verfangenschaftsrechte, les coutunles de dévolution. Elles se
rencontrent princip~lement dans la Basse-Lorraine (3). Tant que
dure l'union conjugale, le père et la mère peuvent librenlent
disposer de tous leurs biens. Par contre, dès que l'un des époux
vient à mourir, s'il y a des enfants nés du mariage, la situation
du conjoint survivant change complètement. Toute la fortune
immobilière du ménage, quelle que soit son origine, est désormais réservée, verfangen au profit des enfants. Il se produit à
leur profit. une dévolution du patrimoine immobilier. Si le
conjoint survivant se remarie, les enfan ts qui naîtront de ces
unions nouvelles ne recueilleront que les biens acquis pendant
l'union dont ils sont issus. Telle est du nl0ins la construction
générale de ces coutumes, qui présentent de nombreuses
variantes. Elles établissent, en somnle, un système de partage
(1) Fickel', nos 569 (note) , 810, 811.
(2) Cf. Untersuchungen, VI, 1, p. 11.
(3) On retrouve , chez les Francs orientau x, dans la vallée du Rhin. ce système
de la dévolution. Mais il manque, à ces coutumes des Osttranken, les particularités diverses que nous signalerons plus loin .
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LA FORMATION DU DROIT FRANÇAIS MÉDIÉVAL
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inégal entre les enfants nés des divers lits (bettungleiche
Theilung) (1).
Ce mode de partage se rencontre surtout dans le groupe
compact des coutumes de la Basse-Lorraine. Mais on le retrouve
encore ailleurs, dans des pays qui, géographiquement, en sont
plus ou moins éloignés, par exemple dans la coutume de la
ville d'Arras et dans d'autres coutumes locales de l'est de
l'Artois (2). Il est plus curieux de le relever encore dans la
coutunle orléanaise, telle que la décrit le Livre de jostice et de
plet, et dans la coutume · de Lorris, te!le que la rapporte le
procès-verbal de la rédaction de la coutume d'Orléans de 1509 :
les enfants du pren1Îer lnariage recueillent seuls les propres et
les acquêts faits pendant l'union dont ils sont issus; les enfants
du second lit recueillent les acquêts ultérieurs et les meubles.
Ficker, fidèle aux idées qui dirigent toute son étude, n'hésite
pas à conclure à la présence, en Orléanais, de groupes ethniques apparentés à ceux de l'Artois et de la Basse-Lorraine (3).
Dans d'autres CoulUllies du groupe lorrain, la dévolution n'a
pas lieu, et dès lors ce mode de partage, très inégal, entre les
enfants nés de différents lits, ne se produit pas. Mais l'on n'en
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(1) Pour être exact, il convient de remarquer: 10 que l'on retrouve ce mode
de partage dans des coutumes où le motif qui l'a fait introduire d'ordinaire (la
dévolution , semble faire défaut où le cpnjoint survivant garde le droit de
disposer des immeubles, sans être gêné par une Verfangenschafi au profit des
enfants du premier lit; mais, s'il n'en dispose pas, ces immeubles sont .
attribués aux enfants du premier lit seuls. C'est ce qui arrive, par exemple,
dans la coutume de la ville de Metz, Xl, 13 \ Bourdot, Il, 405). - 2° Ces coutumes
varient sur l'attribution des conquêts faits pendant la viduité qui a séparé les
deux unions du conjoint binube; tantôt ils sont attribués aux enfants du
premier lit (sic. coutume de Metz précitée, XI, 13 et 15), tantôt à ceux du
second. - 30 Ces coutumes varient sur la succession des meubles; tantôt ils
sont attribués en bloc aux enfants du dernier lit; tantôt ils sont répartis
également entre tous le~ enfants, sans distinction de lit.- Il Y a beaucoup
d'autres variantes; certaines coutumes n 'appliquent ce système de partage
qu'à la succession du père. Souvent tous les meubles échus au conjoint binube
de la succession de ses ascendants sont attribués aux enfants du premier lit,
même si cette succession ne s'est ouverte qu'après la dissolution du premier
mariage. - V. Ficker, nOS 625 et suivants.
(2) Ficker, n° 739
(3) Ficker, n° 835.
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ROBERT CAILLEl\ŒR
arrive pas pour cela au système parisien du pal~tage par têtes.
Dans la succession du parent qui a contracté plusieurs unions,
les enfants nés de chaque union forment un groupe distinct, et
chacun de ces groupes prend, dans cette succession, une part
égale, qui ensuite se partage par têtes entre les enfants qui
composent le groupe. Ce sont les coutumes dites de lit brisé. On
trouve ce nlode de partage (betlgleiche Theilung) dans la coutume de Franche-Comté, article 45, dans la vieille coutunle du
duché de Bourgogne publiée par Ch. Giraud, et dans l'ancienne
coutunle de Lorraine <i.e 1519 (1).
La succession des ascendants et des collatéraux dans les coutumes lorraines se différencie de même, à plusieurs égards, de
celle du droit parisien. Tandis que celui-ci attribue, à défaut
d'enfants, les meubles et les conquêts au parent le plus proche,
on trouve en Lorraine et en Bourgogne le système de la fente,
c'est-à-dire du partage par moitié des l11eubles et des conquêts
entre la ligne paternelle et la ligne maternelle (2). Cette idée de
la fente n'est pas, il est vrai, appliquée rigoureusement et logiquement dans toutes les coutumes du groupe; souvent elle ne
concerne-ni les frères et sœurs, ni les ascendants; elle ne vise
que la succession des collatéraux; dès lors un ascendant d'une
ligne recueille toute la succession, sans aucun partage avec les
collatéraux de l'autre ligne (3). Ficker attache à ces particu-larités une grande importance.. Pour lui, le système prin1itif est
le systènle très simple du droit parisien, exclusif de toute tente
entre les lignes; le droit lorrain aurait, après coup, évolué plus
ou moins complètement vers le système de la fente, et nous
(1) Ficker, n° 478 ; ancienne coutume de Lorraine, éd. Bonvalot, p. 93 ;
Giraud, Essai sur l'histoire du droit français, II , p. 269 et 276. Il faut noter
que les rédacteurs de la coutume du duché de Bourgogne en 1459 (VII, 15) et
de la coutume de Lorraine en 1594- (II, 2) ont fait disparaître le système du lit
brisé et institué le principe du partage par têtes entre tous les enfants. Bourdot
de Richebourg, II, p . 1122 et 1176.
(2) Ficker, n° 475. V., p. ex., la coutume de Lorraine, IX, 5 (Bom'dot, II ,
p. 1107); la coutume de Verdun, II, 18 (ib., II, p. 428), etc.
(3) V., p. ex., la coutume de l\1etz, XI, 27 (Bom'dot, II, p . 406) : la fente
intervient quand il n'y a ni frères ni sœurs, ni ascendants. Ficker, n os 569,585.
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dirons plus loin par quelle influence ethnique Fiéker explique
cette évolution.
De plus, dans ces coutumes, on trouve formulé çà et là le
principe que les meubles. et les conquêts ne remontent pas, ni en
ligne directe, ni même en ligne collatérale, si bien que les cousins excluent les oncles : ainsi dans l'ancienne coutume de
Dijon; ainsi encore dans la vieille coutume de Lorraine et dans
la coutume de Verdun; ainsi à Santhoven en Brabant (1). Il n'y
a là rien de commun avec la règle: propres ne remontent du droit
parisien, car celle-ci, précisément, ne concernait ni les meubles ni
les acquêts, et de plus elle ne s'appliquait pas en ligne collatérale.
Ici encore, les coutumes lorraines ont dû s'écarter, après coup,
des principes successoraux anciens qui se sont conservés dans le
droit parisien.
Nous retrouvons enfin, dans ces coutumes lorraines, la règle
patéJ'na paternis. Mais, tandis que les coutumes franques-occidentales ont été jusqu'au XVIe siècle des coutumes de simple
côté, on trouve de très bonne heure, dans le groupe des droits
lorrains, le type plus accusé des coutumes de côté et de ligne:
ainsi dans les coutumes de Namur et de Limbourg, ainsi
encore dans la coutume de Bourbonnais;· on le trouve même
déjà dans le Liure de jostice et de plet, tandis que Beaumanoir
et les autres coutumiers du XIIIe siècle ne fonnulent que le
système de simple côté; et ~ette nouvelle particularité conduit
Ficker à affinner de rechef l'origine lorraine de la coutume
orléanaise (2).
2° Le droit des gens mariés présente, lui aussi, des particularités qui le différencient profondément du droit parisien. Il y a,
dans ce groupe lorrain, des coutumes qui connaissent, comme
les coutumes de la région parisienne, la communauté mobilière
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(1) Ficker, nOS 423, 972, et les textes cités: Pérard, Recueil, p. 357; ancienne
coutume de Lorraine de 1519; éd. Bonvalot, p. 104; coutume de Verdun, II, 16
(Bourdot, II, p. 427). V. encore la coutume des bailliages de Nancy, V~sges et
Allemagne (articles réformés de là coutume lorraine), II, 9 (Bourdot, II,
p. 1123). « Au defaut desdits peres et meres, ayeuls ou ayeules, les cousins sont
preferables aux oncles en ce que sera des meubles et acquests. »
(2) Ficker, n° 929.
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ROBERT CAILLEMER
entre époux~ se partageant par moitié à la dissolution du
mariage : telles sont les coutumes du Duché de Bourgogne, de
Bourbonnais, de Berry; tel est aussi, mais seulement pour les
nobles, le droit de la coutume de Franche-Comté. Mais, dans
les autres coutumes du groupe, soit dans les coutumes de dévolution, soit aussi dans la coutulue générale de Lorraine (1), on
ne retrouve plus cetLe communauté mobilière. Le conjoint survivant, mari ou femme, recueille la totalité des meubles du
ménage, et en dispose à son gré. Ficker croit que cette atlribution de tout le mobilier au conjoint survivant est le résultat d'un
développement progressif; que, comme le droi t parisien, le
droit lorrain est parti de l'idée de communauté, mais que les
coutumes lorraines ont attribué au conjoint survivant, outre
sa part de communauté, un préciput de plus en plus considérable. Il voit des vestiges de ce développement dans quelques
coutunles qui, tout en nlaintenant le principe de la comnlUnauté, atlribuent déjà au survivant un préciput nlobilier important. Ce préciput, en grossissant, a fini par absorber tous les
nleubles, et à faire disparaître la part de communauté qui,
primitivenlent, était attribuée aux héritiers du conjoint prédécédé (2) .
Les droits du conjoint survivant ne se limitent pas aux nleubles; ils porLent aussi sur la fortune inllnobilière du ménage. En
Basse-Lorraine, dans les coutumes de Verfangenschafi, le
conjoint survivant a un droit d'usufruit sur les inlmeubles dont
la propriété est dévolue aux enfants: tantôt sur la totalité des
immeubles, tantôt sur la moitié seulement. Ce droit d'usufruit,
qui appartient aussi bien au Inari survivant qu'à la veuve, ne
prend naissance qu'à la dissolution du Inariage, et il s'exerce
sur les immeubles tels qu'ils se trouvent à ce moment.
En Haute-Lorraine et dans les coutumes rnéridionales du
groupe lorrain, le droit d'usufruit est nettement unilatéral: il
n'appartient qu'à la veuve, et porte sur la moitié des immeubles
(1) Schuhert, Le droit des gens mariés dans
19'01, p. 34.
(2) Ficker, nos 1369, 1370.
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la coutume de Lorraine,
�LA FORMATION DU DROIT FRANÇAIS MÉDIÉVAL
53
du mari. C'est le dOllaire, que nous avons déjà rencontré dans le
droit franc-occidental. Mais un trait essentiel sépare ce douaire
lorrain du douaire parisien, et le rapproche du droit d'usufruit
que les coutumes de la Basse-Lorraine attribuent au conjoint
survivant. La veuve prend son douaire sur les biens du mari
dans l'état où ils se trouvent à la dissolution du mariage. Le
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sien, qui, donnant à la femme, à dater du mariage, un droit
ferme sur son douaire, était plus favorabte à la douairière. Ainsi,
dans la vieille coutume de Poitou, s'il faut en croire un passage
du Livre des droiz et comandemens, § 127, le douaire atteignait les
biens du mari tels qu'ils se trouvaient à la mort du mari, tandis
que les rédactions récentes de la coutume poitevine sont conformes au système du droit franc-occidental. De n1ême, à Chaumont-en-Bassigny, le système lorrain fut écarté lors de la
rédaction de la coutume en 1509, et fut remplacé par le système
parisien (2) .
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D'autres coutumes, qui admettaient primitivement le même
système, l'ont ensuite abandonné pour adopter le système pari-
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mari, tant que dure l'union conjugale, peut, à son gré, aliéner
tous ses biens; la femme ne pourra pas, comlne en droit parisien,
réclamer son douaire sur les immeubles aliénés et poursuivre
les tiers acquéreurs. Telle est la disposition des coutumes de
Lorraine, de Bourgogne, de Bourges, de Bourbonnais (1) .
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(1) Schubert, op. cit., p . 120, prétend que la femme, en Lorraine, a un droit
ferme sur son douaire à dater du mariage. Mais v. les développements plus
complets et plus précis de P . Garnier, Les gains de survie de la veuve en
Lorraine, Nancy, 1903, p. 73 et suiv . ; cf. aussi p . 66 et suiv. - Il est certain
toutefois 'que quelques jurisconsultes 100Taios ont essayé de rapprocher sur
ce point le droit lorrain du droit commun de la France du Nord, en donnant
à la femme une hypothèque garantissant son douaire: ainsi Fabert, cité ib.,
p. 67. - V, encore, pour la Bourgogne, Robin, Le droil des gens mariés dans
la coutllme dlZ duché de Bourgogne, Paris, 1900, p. 164 : le douaire coutumier,
n'étant pas garanti contre les aliénations du mari , n'est qu' une « illusion »
dans le duché de Bourgogne. Pour le Berry, v. H. Mallard, Étude sur le droit
des gens mariés d'après les coutumes de B erry, Saint-Amand, 1905, p. 124
et suiv.
(2) Ficker, n OS 629, 784, 816. - Comme Fabert en Lorra ine, La Thaumassière
en Berry a voulu, pal' voie doctrinale, tenter la même transformation,
Mallard, op. cit., p. 128.
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ROBERT CAILLEMER
Les développements qui précèdent ont déjà permis d'apercevoir un autre trait encore de ce droit des gens mariés, b'ait
commun cette fois à toutes les coutumes du groupe : c'est
l'ampleur des pouvoirs du Inari, tant que dure la vie commune.
Le mari n'est arrêté, dans son pouyoir de disposition sur sa
fortune personnelle, ni par une réserve au profit des enfants,
ni par un droit éventuel de la femme à un douaire. Même, dans
de nombreuses coutunles, le nlari peut, à lui seul, disposer des
biens immeubles de sa femme: particularité que l'on relève dans
beaucoup de coutumes de dévolution et aussi dans de vieilles
coutumes bourguignonnes (1). Il faut ajouter que, dans ces coutumes ~u groupe lorrain, les parents peuvent avantager à leur
guise l'un de leurs enfants aux dépens des autres, chose que les
coutumes parisiennes prohibaient plus ou moins complètement.
Les coutumes de Lorraine, de Bourgogne, de Bourbonnais, de
Berry, sont des coutumes de préciput, et autorisent, dans une
mesure variable, un partage d'ascendant (2), Ces coutunles
prennent, il est vrai, des mesures pour que le père de famille
n'abuse pas de son droit; elles exigent, par exemple, que les
enfants ne soient pas privés de leur légitime; mais l'institution
de la légitime est chose récente et postérieure à la renaissance
du droit romain. Elles exigent encore que ce partage soit fait
par donation entre-vifs, et non par testament, et elles assimilent
au partage testamentaire le partage fait dans un certain délai
avant le décès du disposant: vingt jours en Bourgogne, quatorze
jours en Bourbonnais. Le testanlent, l'acte au lit de mort,
répugne aux idées des Germains. Malgré ces restrictions, il y a
un contraste très net sur ce point entre les coutumes du groupe
lorrain et le principe d'égalité qui règne dans les coutumes du
(1) Ficker, nOS 774 et s.- Adde le texte d'une ancienne coutume de Bourgogne,
dans Ch. Giraud, Essai sur l'histoire du droit français, II, p . 271. - Robin,
Le droit des gens mariés dans la coutume du duché de Bourgogne, p. 66,
179.
(2) La coutume de Bourbonnais défend aux parents de faire à .l'un des
enfants une libéralité par acte distinct (sauf dans le contrat de mariage de
l'enfant); mais elle autorise le partage d'ascendant, entre tous les enfants, au
gré des parents.
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groupe parisien. Ici encore, le vieux droit orléanais se "rattache,
non pas au droit franc-occidental, mais au droit lorrain; dans
le Livre de jostice et de plet, il est déclaré (XII, 21, 5) que
a quantque pere et mere fet, si est estable » (1).
Tels sont les traits qui caractérisent le groupe lorrain, et l'on
aperçoit vite que les coutumes qni le composent sont très disparates et ne constituent point un groupement honl0gène. Elles
s'opposent, tantôt sur un point, tantôt sur un autre, aux
coutumes voisines des Francs occidentaux, des Francs orientaux
ou des Burgondes, mais elles nlanquent de cohésion interne .
Ficker ne s'en étonne pas. Il cherche à expliquer pourquoi le
droit lorrain, parti des mêmes idées directrices que le droit
franc-occidental, a évolué ainsi dans une direction très différente et dans des sens parfois fort variés. Conformément au
point de vue fondamental de ses recherches, il attribue ces
divergences et ces variantes à des apports ethniques, à la
présence, dans les pays lorrains, de populations non franques;
et, pour lui, ces éléments ethniques sont venus du Nord, de
la région des bords de la Mer du Nord, en particulier de la
Frise. L'idée de la fente, que nous avons signalée en Lorraine,
se retrouve dans le droit frison; et l'une de ses conséquences
les plus notables, le rattacheinent des demi-frères et des demisœurs à une seule ligne (paternelle ou maternelle), tandis que
les frères et sœurs germains succèdent dans "les deux lignes,
est formulée également par les coutumes de la Frise et par le
Landrecht de Saarbrück (2).
De plus, parmi ces coutumes lorraines, il y a quelques coutumes locales qui n'attribuent aux filles, en concours avec les
fils, qu'une demi-portion: ainsi à Malines ou à Mons (3); or, ce
(1) Ficker, n û S 784 in fine, 1070, 1071.
(2) Ficker, nOS 656, 1266.
(3) D'autres coutumes, assez nombreuses , de la Haute-Lorraine et de la
France du Nord , appliquent la même règle aux successions féodales: ainsi les
coutumes de Sedan, de Verdun, de Bar, ou encore les coutumes du Vermandois et de la Champagne. Mais il s'agit, dans ces pays, d 'une règle spéciale
aux fiefs, et née seulement avec la féodalité. Il n 'y a donc pas, pense Ficker,
ft en faire état pour l'histoire de la filiation des coutumes .
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mode de partage, ce Drittelsrecht des filles, caractérise, aux
yeux de Ficker, le groupe des coutumes danoises et frisonnes.
Ailleurs, dans le Landrecht de LO€n et à Leeuw Saint-Pierre aux
environs de Bruxelles, on trouve un mode de partage dans
lequel deux fils prennent autant que trois filles; c'est le Zweifünflell'echt des filles, qui se rencontre dans le droit frison de
Butjading (1).
Ficker en conclut que des populations, parties des côtes de la
Mer du Nord entre l'Ems et le Weser, ont pénétré vers le Sud, et
se sont mêlées, en Lorraine, aux populations franques. Il y a eu,
concurremment à la marche des Francs de l'Est à l'Ouest, des
mouvements de populations frisonnes du Nord vers le Sud. Et
Ficker retrouve, beaucoup plus loin encore, dans les hautes
vallées de l'Oberland bernois, certains traits qui caractérisent
pour lui le droit frison. De ces mouvements de peuples, antérieurs peut-être aux grandes invasions, l'histoire n'a gardé
aucun souvenir; mais précisénlent Ficker pense que le droit
comparé doit servir à compléter les lacunes des sources
historiques.
Mais ce n'est pas seulement avec le droit frison que le droit
lorrain offre des similitudes. On relève, comme nous l'avon_s vu,
dans certaines coutumes lorraines, une distinction entre un
cercle étroit de parents, enfants, frères et sœurs, ascendants,
qui succèdent d'abord à tous les biens du défunt, et d'autre
part le cercle plus large des collatéraux, qui recueillent la
succession d'après les principes de la fente et de la règle paterna
paternis (2). Cette admission de tous les ascendants au sein
du cercle étroit de la famille se retrouve en droit suédois. Par
ailleurs, le droit lorrain rappelle certaines particularités d'un
autre droit encore, le droit de la Rhétie.
Or, pour Ficker, toutes ces coutumes, suédoises, frisonnes ou
rhétiques, se rattachent à un même groupe général, le groupe
(1) Ficker, nos 1176 à 1119.
(2) Ficker, n° 673. Cf. la curieuse expression de la coutume de la ville de
Metz, XI, 27: «Celuy qui decede sans enfans, freres ny sœurs, ni descendans
d'eux, pere ny mere, grand pere ny grand mere, est dit mort en la coustume .•
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danois; et le droit lorrain, apparenté d'un côté au droit franc,
se trouve constituer, à d'autres points de vue, un rameau du
droit danois. Mais, par là même, il s'écarte du droit des Germains de l'Ouest. Ficker, contrairelnent aux idées admises
couramment, classe en effet parmi les Germains de l'Est, non
seulement les Danois ou les Suédois, mais aussi les Frisons.
Notre auteur se proposait précisément de dégager, dans le groupenlent général des droits des Germains, cette situation intermédiaire des coutumes lorraines; il voyait en elles une mine
féconde de renseignements sur la filiation des coutumes germaniques. Par malheur, il n'a pas eu le temps de préciser sur ce point
ses idées, et il ne les a indiquées que très sommairement (1) .
La place qu'il assigne au droit lorrain dans la formation des
coutumes françaises est plus grande encore que les développements qui précèdent ne pourraient le faire supposer. Car, pour
Ficker, les coutumes lorraines ont eu, loin de la Lorraine, leurs
filiales. Le droit pyrénéen présente, sur le versant français
comme sur le versant espagnol, des particularités locales,
isolées au milieu de coutunles très différentes, et qui sont étroitement apparentées au droit lorrain. Le mode de partage des
coutumes de lit brisé se retrouve en Gascogne. Dans les coutumes de Marsan, Tursan et Gabardan, de Saint-Sever, de Dax,
les enfants partagent pal' ventrées la succession de leurs parents
(2). La fente entre les lignes paternelle et maternelle se rencontre en Aragon et en Biscaye (3). On trouve surtout, dans le
sud-ouest de la France, une série de coutumes qui, comme les
coutumes lorraines, pernlel tent aux p3rents d'avantager à leur
gré l'un de leurs enfants et de partager entre eux leur fortune:
ainsi les coutumes de Bayonne, de Labourd, de Sole, de Dax, de
Saint-Sever, de Bordeaux, de Limoges autorisent, dans une
mesure variable, le père de hnnille à répartir ses biens entre ses
enfants; et, de l'autre côté des Pyrénées, les Fueros de Navarre,
de Biscaye, d'Oviedo, d'Aragon consacrent la même possibilité
(1) Cf. 11°S 569 (note), 1179.
(2) Ficker, no 479.
(3) Ficker, no 475.
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ROBERT CAILLEMER
du partage d'ascendant (1). Et Ficker, après quelques hésitations, ne résiste pas à la tentation de voir, dans ces dispositions,
le résultat d'une lointaine pénétration d'éléments ethniques
lorrains.
C'est encore, loin de la France, le droit des Assises de Jérusalem qui, aux yeux de Ficker, est apparenté avec le droit
lorrain beaucoup plus qu'avec le droit franc-occidental. Les
Assises de la Cour des bourgeois (c. 170) décident que chacun
peut à son gré partager ses biens entre ses enfants, et donner à
l'un plus qu'à l'autre (2). D'autre part, le douaire de la veuve
porte seulement sur les biens que le mari possède au jour de
sa mort, tout comme dans les coutumes lorraines (3). C'est
donc que les croisés, les « Francs », qui ont fondé le royaume de
Jérusalem, ont apporté avec eux, en fait de droit franc, beaucoup moins le droit parisien que le droit de la Lorraine ou de la
Bourgogne.
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(1) Ficker, n° 1072.
(2) Ficker, nO 1070.
(3) Ficker, n° 816.
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(A suivre) .
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De MM. BERTRAND, BOSC, MADON, PÉCOUT et SAUDINOT,
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Objet des Recherches de rannée scolaire 1905-1908 :
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A la Faculté de Droit d'Aix, une salle de travail de droit privé
fonctionnait cette année pour la première fois. J'ai voulu habituer
les étudiants à travailler avec méthode, leur apprendre à faire les
recherches. nécessaires autour d'un sujet, éveiller surtout leur esprit
de réflex ion et de critique. Je leur ai soumis ce problème si passionnant et si complexe de la responsabilité; nos étudiants s'y sont
consacrés avec plaisir; le résultat de leurs étlldes el surtout de leur
critique a été tel qn'il m'a paru digne d'être rendu public,' voilà
l'explication de l'article qui suit.
C'est un simple article, ce n'est pas un traité complet de la ]'esponsabilité. Et cet article est lui-même comme la photographie de nos
travaux.
Chacun de nos étudiants a d'abord lu un ou plusieurs -des
ouvrages ou articles écrits dans ces dernières années SUI' la responsabilité. Il en a rendu compte oralement et après critique faite pal'
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C. CÉZAR-BRU ET G. MORIN
M. Morin et pal' moi, il a résumé pal' écrit la doctr~ne de l'ouvrage
et les observations critiques adoptées pal' notre conférence.
Nous avons. ainsi parcouru divers stades. Nous avons repris la
théorie de la faute: nous avons été unanimes à la trouver insuffisante; nous avons Cl'll, un instant, que les besoins pratiques
devaient être satisfaits complètement pal' llne théorie assez large du
risque,' mais nOllS avons dû taire Ull pas de plus, constater qu'il y
avait place pour une théorie et une pratique de l'ablls du droit.
Enfin, une étude assez complète des clauses de non responsabilité
nous a conduits à rattacher la question de leur validité à la
théorie de l'ablls dll droit.
. Il ne faut pas chercher dans notre article ce que nous avons,
intentionnellement, voulu n'y pas mettre: ni une étude complète de
.la théorie de la faute, ni une analyse détaillée des ollvrages qui ont
essayé de la compléter ou de la détruire: cela a été fait, bien fait,
c'eût été une répétition sans profit. On ne trollvera Ras non plus
dans notre .article une nomenclature complète des décisions de jurisprudence, qui ont été, maintes fois, relevées, notamment par
MM. Josserand et Planiol. Nous n'avons pas voulu écrire un article complètement documenté. Nous avons VOUlll sllrtout mettre
en lumière un dOllble mouvement de faits et d'idées. Nous avons
cherché à dégager la substance des principales théories et des ,
décisions les plus intéressantes, nous les avons mises en contact
avec les réalités, les besoins et les sentiments de la pratique et
nous avons cherché un ou plusiellrs principes qui pllissent expliquer
d'abord, toutes les sentences de nos tribunaux, à mon sens tOlltes
parfaitement équitables, donner ensuite satisfaction aux nécessités
actuelles de no,s relations si complexes, si enchevêtrées, de plus
en plus empreintes d'un caractère social qu'elles n'avaient pas
ou qu'elles avaient à un degré moindre autrefois, je veux dire,
quand une conception purement individualiste de nos droits
paraissait à tous suffisante, quand des groupements de personnes, de forces, de èapitaux n'avaient pas suscité des inégalités
sociales profondes, des infériorités manifestes au point d~ vue de la
liberté de contracter et de la possibilité de défendre ou de protéger
la personnalité physique et morale.
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LA RESPONSABILITÉ
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Nous ne nous flattons point d'avoir trouvé des choses tÎ'ès neuves,
encore moins une théorie définitive. Nous avons cru que nos conclusions étaient un peu différentes de celles proposées jusqu'ici, peutêtre plus simples OH du moins plus humaines et plus près de la
réalité, dans tous les èas, dignes d'ètre connues, pal' suite discutées,
approfondies, dans un travail de plus longue haleine et d'étendue
plus vaste que celui-ci.
{ju'il me soit permis, dans cette courte introduction explicative,
de féllciter nos jeunes étlldiants de leur bonne volonté et ·de leur
travail, de les remercier sllrtont du profit personnel que j'ai retiré de
nos études faites en commun avec mon collaborateur lU. Morin .
jI,!. Morin pense, comme moi, je le sais et crois pouvoir l'écrire, que
des réunions comme la notre sont aussi utiles allX maîtres qu'aux
élèves. Je lui dois des 1'emerciements particuliers, en mon nom et
au nom de nos étndianls, pour son infatigable ardeur qui, seule,
nous a permis de faire paraître les lignes qui suivent en tenlps utile,
je vellX dire, aussitot la salle de travail fermée pour l'année
scolaire qui s'achève. Nos étudiants, la Faculté d'Aix tout entière
et moi plus que personne, souhaitons 'de le posséder l'an prochain
da.ns le triple l'ole de maUre, de collègue et de collaborateur . .
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RISQUE,
L'ABUS DU DROIT
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PAR
Charles CÉZAR-BRU,
Gaston MORIN,
Professeur à la Faculté de Droit
de l'Université d'Aix-Marseille.
Chargé de Cours à la Faculté de Droit
de ru ni versi té d'Aix-Marseille.
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L'article 1382 C. C. et la théorie de la faute ont été pendant
longtemps tenus pour la seule base juridique et rationnelle de
la responsabilité. Dans ces dernières années, la jurisprudence et
la doctrine ont essayé de briser ce cadre devenu trop étroit .
M. Planiol (1) a entrepris de démontrer tout récemment que ces
efforts étaient vains, irrationnels, ne pouvaient aboutir qu'à la
proclamation de l'injustice. Tout s'explique et tout doit s'expliquer par l'idée de faute.
Nous ne prétendons pas que l'idée de faute a fait son telnps
et qu'elle doit être bannie de notre droit. Il y a toujours eu et il
y aura toujours des fautes commises : elles entraîneront la
responsabilité pécuniaire de leur auteur, si elles ont occasionné
un préjudice à autrui.
Mais après de longues réflexions, nous croyons fermément
(1) Revue Critique 1905, p. 277 et 1906, p. 20;
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C. CÉZAR-BRU ET G. MORIN
que, sans injustice, il ya des cas de responsabilité ~ans faute.
Les arLicles de M. Planiol ne nous ont pas convaincus; ils
reproduisent sous une forme plus neuye et plus habile les
vieux arguments; mais ils laissent persister le malentendu
qui dure encore; on veut appeler faule ce qui ne l'est pas, même
pour le code civil.
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1° Exposé et critique de la théorie de M. Planiol. - On peut
résumer, croyons-nous, exactement, de la manière suivante la
théorie de M. Planiol : La faute est un CI protée », elle se présente
sous différentes formes qui peuyent se rainener à trois catégories .
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1° Fautes contre l'honnêteté: fauLe morale, acte déloyal, mal.-
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honnête, faits qualifiés crimes, délits, elc .
2° Fautes contre l'hahileté: ce sont les acLes de lnaladresse,
physique ou intellecLuelle.
3° Fautes contre la légalité: cerLains actes constituent des
faules bien qu'ils ne soient ni malhonnêtes, ni maladroits: ce
sont des actes interdits par la loi pour des raisons d'utilité
pratique.
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Dans la troisième catégorie de fautes (fautes contre la légalité), la cause qui fait naître l'action en justice est évidente:
Il y a eu un dommage causé par un acte illicite; la loi
défendait l'accomplissement de cet acte; l'acte accompli, il y a
lésion d'un droit. C'est donc la prohibition légale, implicite ou
formelle, qui crée l'action en réparation quand le dOlllmage se
produit. Pour les deux autres catégories de fautes , la raison de
la responsabilité de leur auteur est la 111ême. Sans doute les
actes de malhonnêteté et de malhabileté sont déjà des « fautes »
en eux -ll1ênies et sans que la loi intervienne; ces actes sont
déjà sanctionnés par la loi morale. Mais cette sanction morale
ne donne pas aux tiers une action en indemnité; cette sanction,
c'est la loi civile qui la crée: « défense de léser autrui soit par
des actes malhonnêtes, soit par des actes nlaladroits ». En définitive toule faute est une contravention à un principe lég~l, à une
obligation préexistante. Il n'y a pas de fautes ni de responsabilité, s'il n'y a pas d'acte illicite: « Une faute est une faule, non
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65
LA FAUTE, LE RISQUE, L'ABUS DU DROIT
pas parce qu'elle est dommageable, mais parce qu'elle est
illicite :J.
Avec pareille doctrine nous n'avons, ce nous semble, pas fait
un pas. Car il reste à déterminer ce qui est licite, ce qui est
illicite et on ne nous indique aucun critérium de distinction.
Quand il ya faule, il ya acte illicite, nous l'admettons. Quand
on enfreint une défense fonnelle de la loi, il y a faute, nous
l'adnlettons encore; mais la .loi étant muette, et un préjudice
matériel existant en fait, il faut nous demander si l'acte de
l'auteur a été licite ou illicite; c'est bien l'idée de M. Planiol
et pour y rép<?ndre nous ne pouvons que nous demander: Y
a-t-il ou non faute? C'est le cercle vicieux parfait.
En elle-nlême l'idée n'est pas exacte. L'acte peut n'être pas
illicite et entraîner une responsabilité. J'achète une machine à
vapeur neuve, vérifiée, éprouvée; elle fait explosion et on ne
constate aucune imprudence, négligellce, faute, maladresse,
aucun vice de construction. Où y a-t-il quelque chose d'illicite?
Nulle part; il Y a cependant une responsabilité. Après l'épouvantable catastrophe de Courrières, on a émis l'hypothèse
qu'elle pouvait ètre due à des troubles sismiques: supposons
que cette hypothèse soit la vérité, qu'on ne relève aucune faute,
imprudence, négligence ni de la Compagnie, ni de ses ingénieurs; supprimons par la pensée la loi de 1898; n'y aurait-il
pas responsabilité de la Compagnie envers les victimes? Nous
le croyons. Mais nous touchons par là à la responsabilité de~
propriétaires en tant que propriétaires, nous y reviendrons tout
~l l'heure, et cela nous conduira à la théorie du risque.
Est-il exact, encore, que l'inhabileté, la maladresse, l'imprévoyance, l'imprudence, soient des fautes? D'abord l'article
1383 ne le dit pas: on le lui fait dire. Il établit plutôt une
antithèse entre l'idée de faute de l'article 1382 et la négligence
ou l'imprudence. A Ja fin de son élude, M. Planiol invoque les
principes .rationnels et philosophiques; ces principes, croyonsnous, ne permettent pas de faire de la faute un ~(protée .»,
d'appeler faute la négligence, l'imprudence, l'inhabileté, la maladresse. L;idée de faute implique l'intention de nuire, la volonté
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�66
C. CÉZAR-BRU ET G. MORIN
mauvaise; il Y a, dans l'idée de faute, un élément psychologique, un fait volontaire. La conscience populaire, qui vaut bien
les raisonnements des jurisconsultes, a trouvé une expression
frappante et caractéristique: l'auteur de l'acte a fait exprès _de
commettre cet acte, il est en faute; il est en faute encore, quand
il a fait exprès de s'exposer à la production de l'acte et de ses
conséquences (vitesse excessive des automobiles). La conscience
populaire jugera et le juge frappera sévèrement. La conscience
individuelle est d'accord avec la conscience populaire: l'individu se reproche une faute commise; une maladresse peut lui
laisser des regrets, non des remords (1). Le juge et le public
sont plus indulgents à celui qui ne l'a pas fait .exprès. L'idée de
faute est à notre sens inséparable d 'une idée de moralité; nos
développements sur l'abus du droit ajouteront quelque force à
cette affirmation. Si ce n'était pas là l'idée de notre Code civil,
l'article 1383 n'aurait pas été écrit: on a senti que la faute
n'englobait pas tout, on n'a pas voulu risquer de laisser échapper les cas de négligence et d 'imprudence qui ne sont pas des
fautes au sens strict, exact, rationnel, psychologique du mot.
M. Planiol, ayant posé son principe, en déduit a priori
toutes les conséquences logiques, au risque peut-être de se
~l1ettre en désaccord avec les faits, et avec les textes. Les pages
que M. Planiol consacre aux articles 1384 et 1386 et aux théories nouvelles échafaudées sur ces textes en jurisprudence et
en doctrine sont tout à fait curieuses. Très habilement, M. Planiol déplace l'axe de la jurisprudence actuelle: il nous montre
les arrêts recherchant toujours l'idée de faute et la proclamant.
Nous ajouterons qu'ils ont bien raison. Les 111agistrats ont
entendu proclamer du haut de la chaire: en dehors de la faute il
n 'y a rien; ces magistrats ont été élevés et conlme nourris par
par les principes du droit romain; ils cherchent d'instinct le
terrain solide, l 'argument indiscuté et indtscutable ; la faute;
(1) Il Y a une.nuance entre la maladresse et l'imprudence ; celle ~ci se rapproche davantage de la faute par la part de volonté qu'elle suppose; l'imprudent
veut s'exposer à la production d 'un dommage et aussi est-il plûs sévèrement
jugé et traité qne le maladroit; mais l'imprudence n'est pas encore la faute;
c'est-à-dire la cause directe, initiale, volontaire, du dommage.
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s'ils la trouvent, fut-ce en la dénaturant et en l'objectivant, ils
la proclament et ils sont couverts. Mais quand ce terrain est
trop étroit, ils savent en franchir les limites, abandonner l'idée
de faute, poser en principe que le propriétaire est responsable
en tant que propriétaire (Cass, 19 avril 1887 . D. 88.1.27, S. 87.1.217,
cité par M. Planiollui-même).
Les décisions nombreuses rendues en matière de travaux
publics ne se rattachent pas davantage à l'idée de faute; elles
sont gênantes pour la théorie de M. Planiol, et il est conduit à
chercher une explication de la responsabilité de l'Etat. Elle
serait sa.tisfaisante, si elle n'était incomplète. Il y a inconvénient
de voisinage, dit-il; soit, mais alors c'est la théorie du risque
(voir plus loin) ; il Y a dépassement de droit, ajoute-t-il : non, car
le travail publicne peut pas avoir d'autres conséquences, ni être
exécuté d'autre manière (creusement d'un tunnel et tarissement
des sources; construction d'un talus de chemin de fer qui
empêche un Inoulin de tourner au vent). Il y a, en réalité,
rupture d'équil~bre, il y a un fort et des faibles, et il n'y a pas
de raison, ni en équité, ni en conscience, pour que les faibles
supportent définitivement le préjudice causé; il n'y a pas non
plus utilité.
Arrivant au cœur même de sa théorie, M. Planiol doit y
faire rentrer, malgré leur rédaction, les articles 1384 et 1386 ; il
ne peut le faire, croyons-nous, qu'en dénaturant l'un et en déclarant l'autre tout à fait inique. Sur l'article 1384, il écrit: « Corn..
ment un homme peut-il, sans son propre fait, être responsable
du fait d'une chose? La raison se refuse à comprendre et la
conscience à approuver. Aussi n'y a-t-il là qu'une ellipse et le
fait des choses don t l'homme est véritablement responsable n'est
que la conséquence de ses fautes. Pour que le dommage causé
par une chose puisse engager la responsabilité humaine, il faut·
que l'on puisse découvrir dans le passé de la chose nuisible un
acte de l'h0111me qui soit la cause initiale du malheur survenu
et qui s'y soit incorporé. » Ne faut-il pas pour retrouvel' sous
ce développement le texte si simple de l'article 1384 être véritablement prévenu? Ne faut-il pas vouloir, quand même, intro-
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duire l'idée de faute là où elle n'a que faire, parce qu'on a posé,
en principe et a priori, qu'on ne pouvait pas s'en passer. L'article 1384 peut se comprendre comme contenant en germe la
théorie du risque, que rarticle 1386 développe. Mais on a condamné d'abord cette théorie; donc il faut trouver à ces textes
une autre explication. « L'article 1386, continue M. Planiol,
paraît bien dépasser le cercle des responsabilités dues à une
faute et rendre le propriétaire responsable des vices de sa ·chose
par cela seul qu'il en a la propriété. Le caractère évidemment
injuste de cette disposition de la loi dans les applications exceptionnelles qui viennent d'être signalées trouve une ,certaine
excuse atténuante dans cette considération que ces applications
sont rares .... Tirer de là le principe d'une responsabilité objective pour en faire le principe dominant du droit c'est se faire une
règle de conduite d'après une exception infime et injustifiée. »
Toutes ces affirmations passent à côté du texte et dépassent,
d'ailleurs, la portée de nos théories. On touye le texte évidemment
injuste, parce qu'on parL de l'idée de faute, et qu'on se refuse à
chercher à côté ou en dehors de cette idée. « Si la montagne
Pelée, écrit M. Planiol, avait été une propriété privée, aurait-on
rendu son propriétaire responsable des désastres de la Martinique )) ? Non, à coup sûr, car ce propriétaire n'aurait pas été
propriétaire du dessous (1), encore moins du feu souterrain dont
il n'avait pas et ne pouvait pas avoir la garde. Changeons
l'hypothèse un peu, pensons à Courrières, reportons-nous à ce
que nous disions plus haut et demandons au senLÎlnent populaire de se prononcer .
Toute question de responsabilité implique une question de
satisfaction; un certain équilibre a été rompu, il faut le rétablir; il faut que la victime et l'opinion publique jugent la
réparation nécessaire et la trouvent suffisante. Cela est juste ou
injuste qui est cru ou considéré conlme tel, et alors la théorie
(1) Je crois très fermement que, en législation, le propriétaire de la surface
ne devrait pas être considéré comme propriétaire du sous-sol non approprié et
non appropriable par lui, notamment du gisement minier, et que, même el1
droit, cette propriété est très contestable. - C. -B.
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de la faute ne compte plus. Le problème de la responsabilité a
toujours été envisagé du côté de l'auteur du préjudice, c'est du
côté de la victime qu'il faut l'étudier et on comprend que la
responsabilité puisse, qu'elle doive être objective. Si les applications directes de l'article 1386 sont rares, la jurisprudence a
montré que le principe contenu dans le texte était susceptible
d'applications nombreuses et pratiques. Un honune du xxe siècle,
moins impassible qu'un jurisconsulte romain, ne peut souffrir
qu'en dehors de l'idée de faute commise par l'auteur du préjudice,
la victime soit nécessairement responsable, soit, donc, en quelque sorte, présumée en faute. En lui accordant réparation, il
aura la sensation très nette et très exacte 'de ne pas lui faire la
charité, mais de reconnaître son droit. Nous ne prétendons pas
d'ailleurs « faire de l'article 1386 le principe donlinant du
droit. )) Changer un principe unique pour un autre principe
unique, serait vain et aussi dangereux. En droit, il n'y a pas de
principe unique; il y a des principes multiples et complexes
comme les réalités de la vie. Vouloir tout ramener à l'unité, c'est
s'engager dans une fausse route. On ne peut pas généraliser, pas
plus qu'additionner des choses de nature différente; tout esprit
non prévenu s'étonnera qu'on veuille appliquer le même principe, la même règle de droit, au préjudice voulu, intentionnel, et
au préjudice résultant de l'accident. Aussi la théorie classique, quoique si bien défendue par M. Planiol, est-elle en déroute devant certaines décisions jurisprudentielles. M. Planiol
s'efforce, mais en vain, de les rattacher à la théorie de la faute;
s'il ne le peut, il les condamne. Cependant nous les croyons,
nous, fort bien rendues.
A propos d'un arrêt d'Aix (12 juin 1904 D. 1904, 1.263) (1),
M. Planiol dit, en somme, ceci : La Cour déclare le propriétaire d'une enseigne responsable du dommage causé par sa chute
à un passant et justifie cette responsabilité par sa seule qualité
de propriétaire; mais elle donne à celui-ci un recours contre
l'entrepreneur, poseur de l'enseigne mal établie: donc, en réalité,
(1). Voy. Planiol" op. ciL, p. 92 et 93.
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C. CÉZAR-BRU ET G. MORIN
le jugement est basé sur l'idée de faute. En cela, croyons-nous,
M. Planiol se trompe. La question du recours est tout à fait hors
du débat et ne change pas la portée de la décision.
La victime s'est adressée à l'auteur du dommage responsable,
le propriétaire de l'enseigne. Il y a un, intérêt juridique considérable à déclarer celui-ci responsable en dehors de toute idée de
faute: d'abord il n'appartient pas, II ne doit pas incomber à la
victime de rechercher qui a posé l'enseigne, car ce poseur peut
être introuvable, de plus il peut être insolvable, tandis que le
propriétaire de l'enseigne tombée est connu et solvable. C'est
comme si on me disait: un fusil acheté par moi chez un armurier
ayant éclaté dans nles mains, adressez-vous à celui qui a fabriqué
le fusil et l'a vendu à votre armurier; ou encore, un câble électrique se brise, tombe et me blesse; la compagnie qui l'a utilisé
ne me devra pas des dommages sous prétexte que son fournisseur l'a trompée et est en faute. Qu'il y ait eu, à l'origine, faute
commise par un autre, peu importe à la victime: elle a subi un
préjudice du fait d'une chose et le propriétaire de cette choSe,
en l'utilisant, s'est rendu responsable des risques de cette
utilisation.
M. Planiol s'indigne à tort, à notre avis, contre le jugenlent
du Tribunal de la Seine du 23 janvier 1903, (D. 04, 2.262). Un
plancher est imprégné d'acide sulfurique par le fait d'un locataire antérieur, fait inconnu du propriétaire; ce plancher imbibé
d'eau laisse couler des infiltrations à "l'étage inférieur (toujours sans le fait du propriétaire) ; l'eau qui tombe mélangée
d'acide sulfurique cause des dégâts à une imprimerie: le propriétaire est déclaré responsable. « Voilà où mènent les mauvaises formules et les théories trop absolues, s'écrie M. Planiol
(op. et loc. cit., p. 95). Qui était en faute? Un locataire antérieur. Les propriétaires sont-ils donc responsables des faits et
gestes de leurs locataires? Et si un locataire était un criminel,
s'il avait caché des explosifs sous le plancher, le propriétaire
serait-il responsable de leur explosion? » Pour notre part, sans
hésitation, nous répondrions oui, deux fois oui ! nous sommes
a peu près assurés que l'opinion publique serait avec nous. Ltr
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propriétaire n'a commis aucune faute, mais il doit" subir le
risque de son droit de propriété. Quand il y a préjudice, il y a
toujours une victime de ce préjudice. Cette victime ne doit
supporter définitivement le préjudice que s'il est tout entier et
exclusivement imputable à son activité. Sinon pourquoi la victime plutôt que l'auteur direct ou indirect, volontaire ou involontaire du préjudice? Beaucoup d'auteurs oublient trop ceci:
quand on déclare que personne n 'est responsable d'un préjudice, c'est la victime qui assume cette responsabilité. Pourquoi,
puisque, par hypothèse, elle n 'est pas en fautp ? Ou alors vous
la présumez en faute par le seul fait du préjudice subi, puisqu'il n'y a pas, dites-vous, de responsabilité sans faute.
Après avoir condamné ce jugement de la Seine, M. Planiol
n'a-t-il pas craint de se contredire en approuvant quelques
lignes plus loin les arrêts de Paris du 20 août 1877, (S. 78. 2.48),
ct de Grenoble du 10 février 1892, (S. 93. 2.205) qui admettent
la responsabilité d'une comnlune à la suite de la chute d'arbres
plantés sur les voies publiques? M. Planiol impute l'un de
ces arrêts à l'influence personnelle de M. Larombière et nous en
sommes bien aises, car cela nous permet de constater que
tous les révolutionnaires ne sont pas recrutés pal'nli les juristes
de ces dernières années. Mais M. Planiol s'efforce en vain de
justifier la solution par une sorte de présomption de négligence et par « un sentiment confus de la solidarité»; avec sa
théorie, elle n'est pas justifiable.
Ce sentiment de la solidarité n'est peut-être plus aussi
« confus », ·il s'est accusé, ses contours se sont précisés, il est
ressenti, il est appliqué. La loi sur les accidents industriels de
1898 en est une preuve. M. Planiol prétend « éliminer systématiquement » les arrêts relatifs à des accidents industriels avant
1898. Quoi qu'il en dise, les motifs de cette jurisprudence,
qu'il qualifie de tendancieuse, n'ont pas disparu, puisque la loi
de 1898, Inênle étendue par les lois du 30 juin 1899 et des
12-15 avril 1906, n 'a pas réglenlenté tous les accidents. Le pl~O..,
blème reste entier et « le mouvenlent d'opinion qui réclaInait une indemnité au profit de l'ouvrier blessé en dehors
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de toute faute du patron» est un mouvement juste, raisonnable
et créateur de droit. Peu nous importe qu'il conduise « à faire
dire au législateur du Code civil des choses auxquelles il n'a
jamais songé» (pour cette bonne raison qu'il ne pouvait pas y
songer). Le Code civil a des lacunes, le droit ne doit pas en
avoir. Le sentiment de la justice, le sentiment de l'équité sont
variables comme toutes choses humaines: actuellement nous
trouvons injuste que la victime d'un accident soit seule à en
supporter les conséquences. Si aucune faute n'a entraîné cet
accident, si la victime appartient à la catégoi'Îe de ceux que la loi
de la vie contraint à s'exposer à l'accident, il ne faut pas ' que le
risque soit pour elle, mais pour l'auteur originaire de l'accident .
Nous déplaçons le risque, nous direz-vous? Peut-être, mais dans
tous les cas la théorie de la faute est insuffisante, parce qu'elle
est incomplètement juste ; à côté d'elle, il y a place pour la
théorie du risque. pour une plus large justice.
La théorie de la faute et la théorie de la responsabilité ne sont
pas une seule et même chose. « Etre civilement responsable, a
écrit M. Planiollui-même au commencement de son article, c'est
être obligé de réparer, au moyen d'une indemnité pécuniaire,
un dommage souffert par une aulre personne. » Cette définition
est parfaite, mais elle laisse libre la recherche des circonstances
dans lesquelles l'obligation de réparer le préjudice existera .
Cette définition permet d'expliquer la responsabilité par la
faute, mais elle n'implique pas cette seule idée de faute et elle
laisse la porte ouverte à d'autres explications et à d'autres
circonstances.
2° Exposé et critique de la théorie de M. Hauriou. -
Avant
d'exposer la théorie du risque, nous devons discuter l'opinion
d'un autre défenseur de la théorie de la faute, défenseur non
moins autorisé que M. Planiol et dont la défense est à peu près
de la même date (1).
Une différence profonde sépare toutefois la théorie de
M. Hauriou et la théorie de M. Planiol. M. Hauriou â répudié la
(1) Voy. Hauriou. Note au Sirey 1905, 3.113.
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!néthode a priori, il observe, il raisonne sur les ' observations
faites. Cette méthode l'a conduit à constater la pratique de la
théorie du risque et il ne cherche pas à expliquer par la théorie
de la faute les décisions jurisprudentielles qui relèvent directement de la théorie du risque, notamment la jurisprudence du
Conseil d'État en Inatière de dommages résultant de l'exécution
des travaux publics. M. Hauriou, avec sa très haute autorité,
nous paraît mieux conlprendre le rôle de l'interprête du droit :
ne construisons pas des théories imaginées, nlachinées d'avance,
applicables, quand même, et applicables seules dans toutes les
hypothèses; le droit se forme, se développe et fonctionne à côté,
au-dessus, en dehors de ces théories toutes faites. Nier ce droit
de la pratique, nier les conséquences de la théorie du risque,
c'est nier l'évidence, c'est, et ceci est plus grave, comnlettre une
erreur. Par cette méthode et par cette constatation, M. Hauriou
rentre dans notre camp. Voici comment il conserve un pied
dans l'autre.
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A ses yeux, la théorie du risque est, dirions-nous, de race
juridique inférieure. C'est une théorie primitive destinée à être
remplacée par la théorie plus scientifique de la faute. C'est la
force brutale qui doit un jour céder le pas à la force morale; la
simple constatation des faits matériels doit être accompagnée
ou même précédée de l'analyse psychologique de la conscience
de l'auteur de ce fait. La théorie subjective a historiquement
supplanté la théorie objective.
M. Hauriou affirme ce processus historique plus qu'il ne le
démontre dans le passé; il s'attache plutôt à le- démontrer dans
le présent. C'est l'industrialisme moderne qui a fait naître ou
renaître la théorie et la pratique du risque; mais, précisément,
cet industrialisme est un fait historique nouveau, récent; la
théorie du risque a paru nécessaire, et suffisante pour la solution
des problèmes soulevés par les conflits industriels; elle disparaîtra devant la théorie de la faute. M. Hauriou en voit une preuve
dans une jurisprudence nouvelle du Conseil d'État qui ·a provoqué sa dissertation. Le Conseil d'État admet qu'i] peut y avoir
faute de service public résultant de mauvais actes de gestion, que
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cette faute de service public entraîne la responsabilité de l'État.
Cette théorie spéciale est étrangère à notre sujet ou du moins
elle ne l'intéresse que comnle fait historique. Le Conseil d'État
avait appliqué et appliquera encore la théorie du risque aux
dommages causés par les travaux publics. Il refusait de reconnaître la responsabilité de l'État pour faits de service public,
désormais, il admet cett~ responsabilité, si le fait de service
public est un fait fautif. Le Conseil d'État s'élève donc de la
théorie du risque à la théorie de la faute. C'est le processus
historique.
Cette conclusion nous paraît un peu hâtive. Le Conseil d'État
aura évolué le jour où, en matière de travaux publics, il exigera
la faute de l'État pour accorder une indemnité à la victime;
mais nous n'en sommes pas là. Actuellement, il crée un droit
nouveau, ou, si l'on préfère, il fait rentrer dans le cadre des
rapports de l'État avec les citoyens un ordre de faits nouveaux~
les actes de gestion; si la théorie de M. Hauriou était tout à fait
exacte, le Conseil d'État aurait dû appliquer à cette matière, à
ce fait historique nouveau, la théorie du risque.
On nous objectera peut-être: l'exécuHon des travaux publics
ordonnée par un acte de puissance publique est un acte de
gestion, c'est donc dans la même matière que le Conseil d'État
a évolué. Soit, ce sont des actes de gestion, nlais d'une nature
très spéciale, des actes qui touchent au droit de propriété lequel
relève à la fois de la théorie du risque et de la théorie de la
faute, tandis que les actes de gestion en général ne relèvent
peut-être pas de la théorie du risque, lnais seulement de la
théorie de la faute ou de la théorie de l'abus du droit. (V. Infra.)
M. Hauriou ne nous fera sans doute pas cette objection, car
il semble distinguer très nettement les travaux publics et la
faute de service public: la preuye en est dans son désir de voir
la théorie de la faute venir perfectionner la théorie de la responsabilité résultant des travaux publics. N'est-il pas étonnant, si
la théorie de /M. Hauriou est tout à fait exacte, que le Conseil
d'État n'ait pas déjà réalis(~ l'évolution sur cette rruestion qu i
n'est plus ni neuye, ni nouvelle.
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M. Hauriou ne restreint-il pas, d'ailleurs, trop le champ
d'application de la théorie du risque? Elle a un domaiue plus
étendu que celui de l'industrialisme et des accidents du
travail; elle se présente à l'occasion de l'exercice de la plupart des droits (1) et dans toutes les branches de l'activité
humaine (2). L'évolution indiquée par M. Hauriou est donc,
croyons-nous, trop nettement marquée. Peut-être y a-t-il
parallélisme, relation de causalité entre la théorie de la
faute et la théorie du risque, nous ne croyons pas qu'il y ait eu
succession, ni qu'il y ait hiérarchie.
La théorie du risque étant inférieure, M. Hauriou souhaite,
disions-nous, la voir remplacée par la théorie de la faute, notamment dans la lnatière des travaux publics. Ille souhaite au nom
de la justice et de la morale, car la théorie du risque entraîne la
condamnation d'un non coupable, non coupable, parce que non
fautif; car la théorie du risque insensibilise le cœur et l'esprit :
le patron par exemple ne se souciera plus des chances d'accidents contre lesquels il est assuré.
Nous répondons: 10 La théorie isolée, unique de la faute est
encore plus injuste. Avec elle on cherche un coupable, on
s'inquiète peu ou point de la victime; si celle-ci n'est point
indemnisée, elle supporte le préjudice, elle est responsable. On
ne peut expliquer cette responsabilité que par une présomption
de faute ou du culpabilité. Sur quel principe de justice peut-on
établir cette présomption de faute?
. 20 La théorie du risque n'est pas immorale. En aggravant la
situation de l'auteur du dommage elle est, au contraire un agent
puissant de progrès et de perfectionnement . Ce qui est immoral,
ou plutôt ce qui peut engendrer des situations immorales, c'est
l'assurance. C'est elle qui rend le cocher ou le chauffeur insoucieux des piétons, qui permet au patron de négliger son outillage,
de ne pas prendre des précautions plus nlÏnutieuses. Supprimez
par la pensée l'assurance: le cocher, le chauffeur, le patron,
(1) Voir sur l'étendue de la théorie du risque, p . 88.
(2) Le Conseil d'État lui-même tend à interpréter largement la théorie du
risque et applique la loi de 1898 à l'État.
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C. CÉZAR-BRU ET G. MORIN
veilleront avec plus de soin et de vigilance, ils ·s'entoureront
de plus grandes précautions, ils feront l'impossible pour diminuer les chances d'accidents devant la certitude de payer une
indemnité.
Et c'est par là, qu'à notre avis, le risque évolue vers la faute,
qu'il y a perfection plus grande non pas précisément d 'une
théorie par rapport à l'autre, mais du résultat qui tend à une
aggravation de la respollsabilité. Expliquons-nous. La théorie
du risque fonctionnant seule multiplie les précautions contre
les accidents, les mêmes précautions sont employées par tous
ceux qui se trouvent dans des circonstances semblables, elles
deviennent d 'usage courant, comme une clause devient de style
dans un contrat: à ce nloment, celui qui n'use pas de ces
précautions habituelles et courantes est en faute. Sa responsabilité sera aggravée parce que sa conduite sera jugée plus
sévèrement, car il y a eu omission volontaire et consciente. La
théorie du risque a étendu le domaine de la faute. La possibilité de production du risque diminue, le champ d'application
du risque se rétrécit dans l'espace, à nlesure qu'augmente le
progrès industriel et que celui-ci fait considérer conUlle des
fautes des actions ou de~ omissions conscientes autrefois considérées comme normales, aujourd'hui considérées comme
contraires à la moralité moyenne et courante .
Il y a marche du risque à la faute; il n 'y a pas évolution. L'évolution suppose la disparition de l'état antérieur ou s,a transformation. Le risque, en ~tendant le domaine de la faute, subsiste.
Toutes les précautions prises, tous les progrès réalisés, la surveillance la plus minutieuse n'évitent pas toujours l'accident. Le
fait brutal de l'accident n'a pas, ne peut pas avoir d'autre solution juridique que la théorie du risque: ou il faut donner au
mot et à l'idée de faute un sens qu'ils n'ont pas, ou il faut établir
une présomption de faute injustifiable.
Nous croyons pouvoir invoquer à l'appui de ces idées la très
intéressante espèce que voici soumise au Tribunal de eommerce
de Marseille (1).
(1) Tribunal de comm. de Marseille, 21 juin 1906. Boyer, président. ( Petit
Marseillais du 24 juin).
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DROIT
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Le 28 juin 1905, il était présenté, aux guichets du Crédit Lyonnais, à Marseille, une lettre sur papier conllnercial, à en-tête de
la Savonnerie Marseillaise, signée du non1 de l'administrateur
délégué M. A. Fabre, priant le Crédit Lyonnais d'établir, au non1
de Jean Matheron et de remettre au porteur de la lettre, un
chèque de 2.985 fI'. 10 centimes sur sa succursale d'Aix-en-Pro·
vence. Sur la présentation de cette lettre, le Crédit Lyonnais a
établi et relnis, comme il lui élait indiqué, le chèque qui a
été encaissé à Aix.
Il fut ensuite reconnu que la leUre était l'œuvre d'un faus_
saire et d'un escroc, et la Savonnerie Marseillaise refusa d'accepter le débit du chèque en question. Qui, de la Savonnerie
Marseillaise ou du Crédit Lyonnais, devait supporter les conséquences du détournement commis? Aucune faute, proprement
dite, ne put être imputée à aucune des deux parties: s'il n'était
rien allégué, d'une part, à l'encontre de la Savonnerie Marseillaise, la signature de l'administrateur M. Fabre était, d'autre
part, si habilement imitée que le faux devait passer inaperçu,
même en comparant, comme l'exige la pratique courante, la
signature de la lettre avec la signature déposée de l'administrateur.
Faisons application, à l'espèce, de la théorie de la faute
qui
a subi le dommage? Le Crédit Lyonnais était la victime directe.
Or, aux termes de l'article 1382, la victÏIne, pour obtenir réparation du dommage, doit prouver la faute de l'auteur du dommage; mais l'auteur n'é.tait pas la Savonnerie et elle n'avait
commis aucune faute.
Faisons application de la théorie du risque: on serait tenté
de dire au premier abord: Le Crédit Lyonnais n'est que le caissier, l'agent de la Savonnerie; c'est elle qui. a payé, qui a agi, qui
doit supporter les conséquences de son activifé, sauf à
prouver la faute personnelle de son caissier qui n'en a pas
commis.
Le contrat intervenu entre le ~anquier et la Savorinerie est,
croyons-nous, plus compliqué. Le Crédit Lyonnais a la garde et
la responsabilité des fonds de la Savonnerie, il est en compte-
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courant avec elle, et, par suite, il peut être ou débiteur ou créancier, et il est impossible d'admettre qu'il puisse devenir créancier
en se laissant escroquer une partie des fonds à lui confiés. Quand
il paie, il fait acte d'initiative propre et personnelle, il agit à ses
risques, il doit supporter le dommage causé par le vol, sauf à
prouver que ce dommage est imputable à une faute de la Savonnerie .
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Le Tribunal, cependant, a partagé la responsabilité entre le
Crédit Lyonnais et la Société en compte-courant avec lui.
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« Attendu que les escroqueries de cette nature se multiplient
d'une façon si inquiétante qu'il devient nécessaire, en dehors
d'une faute caractérisée, de rechercher si les parties n'auraient
pas dû ou pu prendre des Inesures de précaution plus grandes
pour assurer la sincérité de la renlise des fonds et prévenir le
détournement.
« Que ce résultat peut être atteint par dhrers moyens isolés ou
combinés, dont ies uns dépendent du déposant, les autres du
dépositaire et d'autres encore de l'accord des deux parties;
« Que c'est ainsi,
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dans le premier cas, que le déposant
pourrait et devrait, pour des opérations de cette nature, acçréditer auprès de la maison de banque un ou plusieurs de ses
employés ou préposés, à l'exclusion de toutes autres personnes'
que, dans le second cas, le banquier pourrait se faire confirmer
téléphoniquement l'ordre de création du chèque ou faire porter
ce chèque à domicile en mains propres;
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cc Que enfin, pour le troisième cas, le déposant pourrait Ül.re,
et le banquier exiger, la création d'un chèque sur la place, qui
serait échangé contre le chèque à émettre sur le dehors; que, si
' un ou plusieurs des moyens ci-dessus eussent été employés; le
détournement eût été certainement évité; qu'on peut donc considérer que, dans ce fâcheux incident, il est équitable de partager
finalement la responsabilité par nloitié, en attirant tout particu'"
lièrement l'attention des intéressés sur la nécessité e! l'urgence
des mesures à prendre désormais pour mettre fin à un système
de vol que les errenlents actuels et l'habileté des faussaires
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LA FAUTE, LE RISQUE, L'ABUS DU DROIT
79
rendent trop facile et trop fréquent; pour ces motifs_, le Tribunal
partageant les responsabilités, condamne le Crédit Lyonnais à
renibourser à la Savonnerie Marseillaise la somme de 1.492 fr. 55,
soit la demi-somme payée le 28 juin à un inconnu, sur la production d'un document faux, avec intérêts de droit et dépens
partagés. ~
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Notre théorie ainsi illustrée, revenons à elle.
Est-il vrai que l'assur~nce rende immorale la théorie et la
pratique du risque, que celle-ci aboutira toujours, nécessairelnent, à des résultats Ïlnmoraux. Momentanément, c'est
possible. Mais la loi de l'offre et de la demande produira là
encore son effet. Les compagnies d'assurance incendie refusent
d'assurer celui qui subit trop de sinistres; l'assureur accidents
fera de Inême ou augmentera les primes et l'assuré aura encore
intérêt à ne pas avoir d'accidents.
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L'idée du Tribunal est bien la nôtre. Le risque de vol augInentant, la théorie de la faute est insuffisante; cette augmentation du risque doit faire prendre des précautions plus grandes
de part et d'autre, et sans attendre que la pratique de ces précautions se soit généralisée, le Tribunal décide, en somme, qu'il
y a faute, faute objeCtive, à ne pas les avoir prises et partage la
responsabilité, parce que ces précautions devraient être réciproques (1). Le risque plus fréquent et plus grand a conduit à
la faute objective et plus large
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Toutes ces considérations nous amènent à conclure ceci :
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1° Hu'y a pas lieu de supprimer, dans aucune Il1atière, la
théorie du risque et de la remplacer absolument par la théorie
de la faute. Ce déplacement s'opèrerait au détriment de la victime dont nous croyons juste et utile de bien mettre le droit en
lumière;
2° La théorie du risque tend à la théorie de la faute parce
qu'elle est un facteur de développement des précautions contre
les accidents; par là, elle améliore encore la situation de la
(1) Cette solutiou est aussi assez en harmonie avec la théorie sur la responsabilité de M. Teisseire (V. page 84).
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C. CÉZAR-BRU ET G. MORIN
victime, qui touchera une indenlnité plus forte quand l'accident
sera dû à une faute;
3° En nlatière de travaux publics nous désirerions, comme
M. Hauriou, voir apparaître l'idée de faute et voir disparaître
cette quasi présomption d'infaillibilité des ingénieurs; mais
notre désir devrait avoir pour conséquence, non pas de sacrifier
la victÏlne, c'est-à-dire de lui accorder l'indemnité seulement au
cas de faute, mais d'améliorer sa situation en lui accordant
tOlljours réparation du préjudice causé (risque) et une indemnité supplémentaire, si les ingénieurs avaient pu et dû éviter le
préjudice (faute). Précisons bien, nous faisons abstraction de la
faute lourde de l'ingénieur, engageant sa responsabilité personnelle, parce qu'il aurait agi en dehors de ses fonctions,
ou dépassé la normale des erreurs tolérées. Nous supposons
toujours la responsabilité de l'État dans le cas où on verrait une
faute dans le fait d'avoir pu accomplir le travail public de façon
moins préjudiciable pour la victime;
4° Si M. Hauriou croyait devoir adlnettre notre théorie, il
n'aurait pas besoin, reconnaissant la nécessité sociale de
décharger la victime du fardeau de la preuve, d 'admettre « dans
la mesure raisonnable une présomption de faute à la charge de
l'entreprise. » Quelle sera la mesure raisonnable et même cette
mesure le sera-t-elle jamais? On a le droit de faire supporter à
chacun les conséquences de son activité, on n 'a pas le droit de
présumer une faute, un manquement à la morale individuelle,
collective ou sociale. La théorie de la faute est conlll1ode pour
l'administration dont elle sauvegarde les intérêts en rendant sa
responsabilité moins fréquente. On conçoit que le Conseil
d'État ait, dans un intérêt adn1Ïnistratif, esquissé une théorie de
la faute du service public. Mais si dans les deux espèces rapportées au Sirey et annotées par M. Hauriou l'acte fautif était
évident, il ne sera pas toujours aussi facile de le découvrir. Le
Conseil d'État ayant, pour l'avenir, adnlis en principe la responsabilité de l'État pour faute de service public, sera amené à
rechercher en quoi consiste la faute, à détenniner quând il y
aura faute. Et alors ne fera-t-il pas, ne sera-t-il pas obligé de
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faire ce qu'a fait, ce qu'a dû faire la jurisprudence cIvile?
N'arrivera-t-il pas à ce qu'on a appelé, par respect pour la
théorie classique, la faute objective; or la faute objective, c'està-dire la faute existant indépendamment de tout acte volontaire
de l'auteur, résultant d'un concours de circonstances de fait,
c'est le risque.
Conjecture pour conjecture, celle-ci nous paraît très plausible,
ear elle s'appuie sur ce qui s'est passé devant tous nos tribunaux
c.ivils, la Cour de Cassation à leur tête (1).
(1) Dans l'espèce même SUl' laquelle raisonne M. Hauriou (soldat tué par une
balle en manœuvres ) nous sommes presque en présence d'une faute objective.
On ne relève, en effet, aucune intention malveillante ni de J'État, ai de ses préposés. Nous disons presque, car le tir ne devait pas être fait à balles mais à
blanc. Si le tir avait été commandé à balles, il y aurait eu risque ; dans
l'espèce il y avait au moins faute de surveillance des préposés de l'État, mais
le Conseil d'État ne se préoccupe pâs de la rechetcher. Il statue en fait. Il y
a faute du service public, parce qu'une balle a tué un soldat alors qu'il ne
devait pas y avoÎl' de balles.
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Après la théorie de la faute, nous avons étudié la théorie du
risque C/)nune fondement de la respollsabilité juridique.
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L'un de nos étudiants nous a tout
d'abord présenté d'une façon sommaire la genèse de cette théorie,
son élaboration progressive en jurisprudence, en législation, en
doctrine.
Sous l'influence croissante à l'heure actuelle des idées de pitié
sociale, la considération de la victime dans les accidents tend à
prévaloir. Or, le llloyen de diIninuer pour elle la charge des
accidents, c'est l'élargissement de la responsabilité juridique,
c'est-à-dire de l'obligation pour une personne de réparer le do:>
mage subi par une autre personne,
Et voilà la raison de l'évolution du fondement de la responsabilité à laquelle nous assistons aujourd'hui. Dans la théorie classique de la fa ute, il fallait entre le domnlage et la personne obligée
de le réparer un rapport de causalité nlorale: la volonté de
causer le dommage.
Pour étendre la responsabilité, on utilisa tout d'abord le sys
tème des présomplions de faute qui, lorsqu'elles prennent le
caractère de présomptions irréfragables vont jusqu'à supprinler,
en fait, la nécessité de la faute.
Puis le droit finissant, COlnme toujours, par se conformer "au
fait, on en vint à nier la condition de faute dans le criterium de
la responsahilité.
Les tendances nouvelles se sont fait jour depuis longtemps en
jurisprudence ; tout d'abord, en ce qui concerne les obligations
Genese de la théorie. -
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de voisinage. C'est ainsi que le pl~opriétaire d'un domaine est
passible de dommages-intérêts envers les voisins, s'il installe
une usine d'où s'échappent des exhalaisons délétères de nature
à préjudicier aux récoltes (1) ou s'il fonde un hospice de tuberculeux (2). De 111ême une compagnie de chemin de fer est responsable du préjudice causé aux riverains de la voie ferrée, soit par
les funlées (3), soit par les étincelles (4) qui s'échappent des
locomotives. Dans le même sens, les tribunaux admettent que le
fait d'explOiter une maison de tolérance fonde par lui-même la
responsabilité vis-à-vis des voisins (5).
Dans ces diverses hypothèses, il s'agit de dommages causés
dans l'exercice parfaitenlent licite du droit, et sans aucune intention de nuire. Par conséquent la jurisprudence écarte la notion
classique de faute (encore que parfois le terme de faute figure
dans les arrêts) ou plus exactement elle ajoute à la responsabilité
des fautes celle des accidents survenus dans l'exercice normal
des droits, c'est-à-dire la responsabilité des risques (6).
Mais c'est la jurjsprudence du Conseil d'état qui a fait le pas
le plus considérable en cette niatière. Elle admet d'une façon
absolue que les dOlllmages causés par l'exécution de travaux
publics doivent toujours être réparés, sans qu'il y ait à rechercher si une faute a été comnlise, dès que les travaux dépassent
par leur importance ceux qui sont dans les usages courants
de la propriété et qui auraient pu être faits par un particulier(7).
L'idée de risque ainsi accueillie par les tribunaux a été for-
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(1) Nîmes, 30 avril 1895 (O. 1895.2.335).
(2) Limoges, 5 février 1902 (O. 1902, 2.95).
(3) Cass., 3 janvier 1887 (O. 1888, 1 ,39).
(4) Toulouse, 6 mai 1902 (D . 1902, 2.413).
(5) Montpellier, 18 février 189i (S . 1898, 2.160) .
(6) Sur l'ensemble du mouvement jurisprudentiel en matière d'obligations de
voisinage et pour son interpl'étation voir, outre la thèse capitale de M. Ripert:
De l'exercice du droit de propriété dans ses rapports avec les propriétés voisines, une note importante de M. Lacoste, Sirey, 1900, 2.169 et un article
intéressant de M. Appert: des droits du Propriétaire vis-à-vis de ses voisins.
•
Revue trimestrielle de Droit ciuil, 1906, n° 1, pages 71 et suiv.
(7) Conseil d'État, 11 mai 1883 (Sirey 1885, 3, 25). 5 mai 1893 (Sirey, 1895,
3.1. (Note de M. Hauriou), 21 juin 1895, (Sirey 189ï . 3,33. (Note de M. Hau ~
riou). Voir Ham'iou. Précis de droit administmlif. 4e édition, p . 699 et suiv.
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mellement consacrée par le législateur dans la loi du.9 avril 1898
substituant le risque professionnel à la faule comme fondement
de la responsabilité du patron en cas d'accidents survenus à ses
ouvriers (1).
Mais, bien avant la réforme de 1898, et en présence des
lenteurs que rencontrait par voie législative la réforme projetée,
deux auteurs ~ MM. Saleilles et Josserand (2), guidés tout à la
fois par la conscience des besoins pratiques et les nécessités (le
]a justice sociale, s'avisèrent de soutenir que l'intervention
dulégisJateur était inutile pour donner un fondement plus large
à la responsabilité patronale, que l'on pouvait du Code civil
lui-même faire sortir toute la théorie du risque professionnel
en se fondant sur l'article 1384. L'article 1384 10 déclare, en effet,
que l'on est responsable des choses que l'on a sous ' sa garde.
C'est la responsabilité du fait des choses, ou la responsabilité du
risque créé par la chose qui nous appartient.
On voit donc combien, de nos jours, la théorie de la responsabilité s'est transformée.
Or, de ce triple mouvement jurisprudentiel, législatif, doctrinal, M. Teisseire nous a présenté la synthèse et conlme la
nlise au point dans sa thèse si importante: « Essai d'une théorie
générale SUl' le fondement de la responsabilité. » (Aix, 1901) .
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Il convenait d'en faire une étude spéciale.
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Exposé et critique de la théorie de AI. Teisseire. - L'oun age
est divisé en trois parties: Première partie: Le problème de la
responsabilité (pages 1 à 16). Deuxième partie: solutions actuellement adnlises (pages 16 à 131). Troisième partie : He~herche
d ' une solution (pages 131 ~ 331) .
C'est la solution personnelle de M. Teisseire qui devait, seule,
retenir notre attention.
(1) Citons également comme dispositions législatives consacrant une responsabilité sans faute: l'article 262, 1" dtl Code de commerce, la loi du 29 décembre 1892 sur l'occupation temporaire en matière de travaux publics,. la loi du
8 juin 1895 sur la revision des procès criminels et correctionnels.
(2) Saleilles. Les accidents du tmvail et la responsabilité civile (1897 ). - Josseral1d. De la responsabilité du fait des choses inanimées (1897) .
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L'auteur ne présente pas son système du fondement de la
responsabilité comme une interprétation extensive et, peut-on
dire, très libre du Code civil et des adicles 1384 et 1386. Partisan
de la méthode qui, à côté de la loi, accepte la libre recherche
scientifique comnle source de droit, c'est successivement SUI" le
terrain de la justice et de l'utilité sociale qu'il se place pour
résoudre le problème de la responsabilité. Voici à quel système
il aboutit.
On est impuissant contre un dommage, en tant que fait
accompli. Toute la question est de savoir qui en supportera
définitivement la charge. Et c'est tout le problème de la responsabilité.
. Pour le résoudre, M. Teisseire écarte l'idée traditionnelle de
culpabilité et attribue la charge pécuniaire du domnlage ft
l'activité dont est issu le d0Il1111age. Mais, le plus souvent, le
dommage n'est pas le seul fait de l'auteur apparent. La plupart
du temps, il y a choc, rencontre de deux activités; en d'autres
termes, la victime a coopéré à l'aecident. Il faut alors discerner
par l'analyse la part d'initiative de cl~acune des activités en
présence, afin de faire supporter à chacune la part du dOIl1mage
résultant de son fait.
On arrive à cette fornlule: «Tout dommage doit être réparti
entre l'auteur et la victime dans la nlesure où chacun d'eux l'a
causé par son fait. »)
M. Teisseire applique ensuite sa formule à diverses catégories
d'hypothèses.
Relnarquant qu'il n 'y a que trois manières concevables de
causer un dommage, il diseerne la responsabilité du fait personnel, celle du fait des choses et celle du fait d'autrui.
Le fait personnel, c'est celui qui émane directement de la
personne. Ex.: un individu en blesse un autre d 'un coup de
poing. Presque toujours, pareil fait aura causé à lui seul le
dommage tout entier. Il y a relatiolldirecte entre le dommage et
l'activité de l'auteur du dommage. L'auteur devra réparation
intégrale.
M. Teisseire applique ensuite sa formule au dommage causé
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comme on est responsable de son propre fait. )) Mais la chose
peut n'être que la cause principale du dommage, non la cause
unique. Il faut examiner le rôle de la victime et la responsabilité qui doit lui incomber.
Enfin, le fait d'autrui. On répond du fait d'autrui, du fait des
préposés, parce qu'on doit répondre non seulement de son
activité propre, Inais encore des activités étrangères qu'on a
asservies, qu'on a fait siennes, pour diminuer son labeur ou
augmenter sa puissance. Seulement, l'activité dont on répond
est une activité douée elle-mêlue d'initiative et de volonté.
L'étendue de la responsabilité du commettant dépendra du
degré d'indépendance du préposé; elle sera en raison inverse de
cette indépendance.
Tels sont les principes directeurs que propose M. Teisseire et
dont il fait l'application concrète à la responsabilité du voiturier et à celle du patron en cas d'accidents du travail. La Ici
de 1898 lui apparaît comme la luise en œuvre de sa théorie.
En somme, la thèse de M. Teisseire détermine, non pas
seulement et conformément à son titre, le fondement de la
responsabilité, mais encore les effets de la responsabilité, c'està-dire le montant de la réparation .
Sur ces deux points, nous en avons pleinement adopté les
conclusions. Nous avons été seulement amené à la suite de nos
discussions à formuler les deux observations suivantes:
Première observation: M. Teisseire substitue ou, pour ëLrc
plus exact, ajoute comme critérium de la responsabilité juriciique à la responsabilité morale: l'activité.
Ne pourrait-on admettre, en outre, COlnme il l'indique,
d'ailleurs, dans la conclusion de ·sa thèse (v. p. 325 et suiv.) une
responsabilité non plus de l'activité, mais du patrimoine.
L'individu serait responsable par ce seul fail qu'il a un patrimoine, qu'il représente et symbolise ce patrimoine: Le fou,
auteur d'un dommage, serait alors responsable. Il estl d'après
nous, socialement nécessaire d'arriver à cette solution. Si je
reçois une balle de revolver dans la rue, que m'importe que le
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coup ait été tiré par un fou ou par une personne saine d'esprit.
Si l'un et l'autre sont insolvables, je supporterai le poids du
dommage; si l'un et l'autre sont solvables, pourquoi le supporterais-je et pourquoi pas le patrimoine du fou?
Il Y aurait ainsi, quant au fondement de la responsabilité,
trois cercles concentriques: 1° Responsabilité fondée sur un
lien l'no1'al de causalité (faute); 2° -Responsabilité fondée sur
un lien psychologique de causalité (activité); 30 Responsabilité
fondée sur un lien mécanique de causalité (patrimoine).
Et "l'intérêt "dë discernér entre les"trùis fônde'inents se présenterait quant au quantum de la réparation. Peut-être pourrait-on
tenir compte de la faute pOU:l: 'àugmenter la condamnation. Ce
serait alors l'idée de peine privée qui a fait l'objet d'une thèse
récente remarquable (1).
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Dellxième observation: Il semble que si l'on étend, comme
nous le faisons, le domaine d'application de la théorie du
risque, cette théorie va sanctionner l'exercice de tous les droits
sans ex~eption. Car, semble-t-:il, ~ès qu'il y a dommage, il y a
lieu à réparation. Et il n'est pas un seJll de nos actes qui, en
un certain s,ens, direc~ement qu in4irect~ment~ ne cause à
autrui un domlnage .
Une pareille conclusion serait erronée. Selon nous, l'on ne
doit pas dire que dans tous les cas où il y aura dommage, il y
a nécessairement responsabilité. Il est, au contraire, des droits
pour lesquels la théorie du risque reste théorique.
Envisageons, en effet, les divers droits ou facultés qui peuvent
appartenir à une personne. On peut les classer en deux grandes
catégories: Les droits purement internes, dont l'homme est l'objet
en même temps que.Je sujet. Exemple : le droit à la liberté, à
l'honneur, au nom.
A côté, les droits extérieurs à l'homme, c'est-à-dire dont l'objet
est hors de lui. Ces droits extérieurs se subdivisent à leur tour
en droits sur les choses (c'est le droit de propriété et ses déme.m(1) Louis Hugueney, l'Idée de peine privée en droit contemporain. Paris.
l\Ullsseau, 1904.
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C. CÉZAR-BRU ET G. MORIN
brements) et en droits sur les personnes qui peuvent dériver soit
. d'un rapport de famille (c'est la puissance paternelle ou l'autorité maritale), soit d'un rapport d'obligations, soit enfin de la loi
stricto sensu (exemple: Droit de grève, droit de critique
littéraire) •
Or, si l'on considère maintenant ces divers droits au point de
vue de leur but, on s'aperçoit qu'il faut rapprocher les droits
internes et le droit de propriété; leur but, c'est l'intérêt égoïste
de celui qui en est investi. Le dommage causé à autrui dans
l'ex.ercice du droit est un accident qui ne rentre pas dans la
destination du droit, donc qui engage la responsabilité. Les
droits sur les personnes, les rapports d'obligations et les droits
légaux, au contraire, existent à l'encontre de quelqu'un. Le
dommage causé par leur exercice est pleinement conforme à la
destination du droit; il est, peut-oIl dire, voulu par le législateur,
cunforme à la nature et à l'effet du droit et ne peut, par suite,
engager aucune responsabilité. Exemple: Droit de correction du
père dans les rapports de famille; droit de poursuivre en justice
et droit de saisir dans les droits contractuels; droit de critique
littéraire et droit de grève surtout: car, qu'est-ce que la grève,
sinon un moyen de coercition qui aboutit à un dommage subi
par le patron?
Donc, pour conclure, sont seuls sanctionnés par la théorie du
risque: le droit à la liberté et ses dérivés, et le droit à la propriété qui est, peut-on dire, le poste avancé de la liberté.
Est-ce à dire que les autres droits qui échappent à la théorie
du risque n'engageront jamais la responsabilité de leurs titulaires? ou ne convient-il pas d'admettre, à côté de la notion de
risque, la notion d'abus?
Tel était le problème qu'il nous a, alors, fallu aborder.
�LA FAUTE, LE RISQUE, L'ABUS DU DROIT
89
III
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DE L'ABUS DU DROIT
Bibliographie. - La théorie de l'abus des droits a donné
lieu à une littérature juridique extrêmement importante: Voici
la liste des écrits que nous avons relevée sur cette question:
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Porcherot de l'Abus du droit (thèse, Dijon, 1901;
Bosc, Essai SUl' les éléments constitutifs du délit civil (tI èse,
Montpellier, 1901, p. 7, 8 et suiv.) ;
Charmont, L'Abus du droit dans Revue trimestrielle de droit
civil, 1902, p. 113 et suive
Salanson, de l'Abus du droit (thèse, Paris, 1903) ;
Germette, Essai SUI' les l'apports de l'élément matériel el de l'élément intentionnel dans 111 responsabilité civile (thèse, Paris, 1903);
Josserand, de l'Abus des droits (Paris, 1906);
Planiol, Traité élémentaire de droit civil (3 0 édition, 1905) If,
p. 278 et suiv.: nOS 862 et suiv.
Saleilles, de l'Abus du droit, rappol'l présenté à la première
sous-commission de la Commission de révision du Code civil dans
Bulletin de la Société d'études législatives, 1905, p. 325 et suiv. ;
Desserteaux, Abus de droits ou conflits de droits, dans Revue
trimestrielle de droit civil, H}06, p. 119 et suiv.;
: Ajoutez: Notes de jurisprudence: Esmein, notes sous Cass.,
29 juin 1897 (Sirey, 98,1.17) et sous divers dans Sirey, 98, }.65;
Hauriou, Sirey. 1905, 3.17, avec tout un complément de
références.
Josserand, Dalloz, 1906, 2.105.
�90
C. CÉZAR-BRU ET G. MORIN
Le temps ne nous permettait pas de nous livrer à une analyse
approfondie de tous ces articles ét de toutes ces Ilotes. Dans
cette longue liste, nous avons retenu, pour y concentrer toute
notre attention, trois études particulièrement importantes et pal'
l'ampleur des développements et par la différence des points de
vue qu'elles accusent entre elles. Nous voulons parler:
1° De l'article de M. Charmont dans la Revue trimestrielle de
droit civil;
2° Du rapport de M. Saleilles à la Commission de révision du
Code civil ;
3° De l'ouvrage de M. Josserand.
Analyse des principales doctrines. - 1° Charmont l'Abus du
droit, dans Revue trimestrielle de droit civil, 1902, p. 113 et suive
C'est à propos des deux thèses que nous avons citées, celle de
M. Bosc, Essai sur les éléments constitutifs du délit civil, et celle
de M. Porcherot, de l'Abus du droit, que M. Charmont nous
présente, non pas tant une théorie précise aux contours bien
déterminés que des considérations 'générales sur l'abus du
droit.
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Ces considérations sont tout d'abord philosophiques et historîques. M. Charmont relève que l'abus du droit a été la forme
juridique constante, dans toutes les législations, de l'évolution
sociale, notamlnent de l'évolution de la famille et de la puissance
paternelle (p. 119); mais il constate que la théorie de l'abus du
droit s'est particulièrement développée de nos jours. C'est, selon
lui, la conséquence des transformations dans la conscience juridique de notre époque de l'idée même du droit et de son fondelnent (p. 119 à 122). En France, pendant 'longtemps, et sous
l'influence persistante de la philosophie du XVIIIe siècle, le fondement du droit fut placé dans l'idée de liberté. M. Beudant, dans
son Introduction all COllrs de droit civil (page 7), dit encore:
« Le droit est une propriété inhérente à la nature humaine: Il
aérive pour l'homme des besoins légitimes et des aspirations de
son être, de sa fin ; en d'autres termes il se confond avec lâ liberté
humaine, dont il n'est qlle le dérivé ou l'application. » Avec une
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telle conception, on ne peut bien évidemnlent demander aucun
compte à celui qui exerce son droit. Sans doute, par le fait même
de l'état de société, nos droits subissent des limitations, lnais
dans ces limites. notre liberté reste entière; rien ne gêne notre
activité.
Aujourd'hui, une réaction se manifeste contre cet individualisme, au nom des idées de justice sociale et de solidarité. Les
frontières de la nlorale et du droit se sont déplacées. La
conscience collective estime qu'un individu peut être responsable dans l'exercice de son droit. D'où la théorie nouvelle de
l'abus du droit.
Mais quel va être alors le critérium qui permettra de reconnaître l'abus du droit? C'est le point de vue juridique (pages 122
et suiv.). Pour M. Charmont, l'élément constitutif de l'abus du
droit, ce n'est pas seulement l'intention de nuire à autrui dans
l'exercice du droit; c'est le détournement du droit de son bzzt économique et social. C'est donc l'idée de but qui est ici caractéristique.
Et M. Charmont relève, à ce propos, dans une note, un rapprochement très intéressant fait par M. Bufnoir entre la théorie de
l'abus de droit et celle de la cause où M. Bufnoir voyait égaleInent cette préoccupation du but (Bufnoir, Propriété et contrat,
p.809).
2°) Saleilles, de l'Abus du droit, rapport présenté à la sous-commission de la commission de révision du Code civil (Bulletin de
la Société d'Études législatives, 1905, pages 325 à 350) .
Faut-il placer la théorie de l'abus de droit au frontispice du
Code civi1, dans le titre préliminaire lui-même; et en faire un
principe général qui domine l'ensemble de notre système juridique; ou bien faut-il rattacher cette théorie à l'article 1382 dont
elle ne serait que le développement? Telle est la questio.n que
le rapport présenté par M. Saleilles .a pour but d'examiner.
Pour cet examen, M. Saleilles présente une description détaillée des décisions de la jurisprudence. Cette analyse a pour
objet de différencier l'abus du droit des autres sources de la
responsabilité juridique, au point de vue du ·domaine d'application et au point de vue des effets. Ce qui amènera l'auteur
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C. CÉZAR-BRU ET G. MORIN
à cette conclusion, qu'il faut soustraire la théorie. de l'abus du
droit au domaine étroit et insuffisant de l'arLicle 1382.
C'est à propos du droit de propriété que M. Saleilles étudie le
mouvement de la jurisprudence qui s'est développée sur le
terrain de l'article 1382. Il divise à ce point de vue les décisions
de la jurisprudence en trois classes:
Dans une première classe, figurent les arrets qui Olit cherché
à délimiter le contenu du droit de propriété. L'étendue du droit
de propriété, en vertu de cette jurisprudence, est constituée par
l'ensemble des usages et du milieu ambianL ; chaque propriété
est solidaire de sa voisine, solidaire de sa situation et, par
conséquent, des habitudes locales du quartier, de la ville, de la
région où elle se trouve placée. Ainsi rien d'illicite aans les
émanations d'une usine située dans un quartier industriel; fait
illicite au conLraire dans les 111êmes émanations se produisant
dans 'un quartier de luxe. Le droit de propriété ainsi délimité,
toutes les facuItés comprises dans le contenu de ce droit sont
licites, indépendamment de toute intention nuisible, les autres
facuItés ne sont pas forcément illicites, mais rentrent dans le
domaine des faits de liberté qui deviennent délits ou quasi
délits, quand ils nuisent à autrui.
Dans une deuxième classe, rentrent les arrêts qui ont déclaré
illicites, uniquement à raison de leur but intentionnel, des actes
licites en eux-mêllles par leurs conditions extérieures et 111atérielles. Exemple: Un propriétaire construit sur son mur une
fausse cheminée uniquement dans le but d'obslruer la vue du
voisin. Il ya là un acte contraire au droit, auquel il n'est pas
juste, auquel il serait antisocial que la loi vint prêter son
concours. Tel est l'abus du droit.
Enfi~l, à côté de la question du contenu du droit et de la question de l'abus dll droit, il ya une autre tendance qui a fait son
appê:lrition sur le terrain des faits industriels et dans le domaine
du droit administratif: c'est la théorie du risque.
Quel intérêt pratique y a-t-il à distinguer la thé.?rie des
risques de celle de l'abus du droit? Quels sont.les efl'ets respectifs des deux théories?
�LA FAUTE, LE RISQUE, L'ABUS DU DROIT
93
La réparation du dOlnmage, lorsqu'il y a risque, ne peut
jamais aller jusqu'à la suppression de la cause d'où le dommage
provient, car cela reviendrait à supprimer le droit lui-mênle.
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Au contraire, l'abus du droit étant un acte contraire au droit
et présentant un caractère antisocial, ce n 'est pas seulement sur
le terrain de la responsabilité que la loi doit l'entraver, ce qUi
est le domaine unique de l'article 1382, mais sur le terrain de la
prévention ; il se peut qu'il y ai t possibilité, par la voie du
référé par exemple, d'empêcher un acte contraire au droit de se
commeLtre, Nous n e sommes plus dans le domaine de l'article 1382.
Pour finir, indiquons la formule par laquelle .M. Saleilles
propose de définir l'abus de droit (p. 348): « Un acte dont l'effet
ne peut être que de nuire à autrlli, sans intérêt appréciable et
légitime pOUl' celui qui l'accomplit, ne pellt jam.ais constituer Ull
exercice licite d'un droit. ))
3° Josserand, De l'abus des droits, (Paris, 1905, Arthur Rousseau, 89 pages).
L'ouvrage de .M. Josserand est un exposé très complet, très
clair et très vivant de la question.
L'auteur étudie successivement l'abus des droits en législation
comparée, puis dans la jurisprudence et dans la législation
française. Il nous présente ensuite un « Essai d'ulle théorie
générale de l'abus des droits. »
L'abus des droits en législaLion comparée fait l'objet du
chapitre premier (pages 7 à 17). Dans une synthèse très saisissante, .M. Josserand relève deux grandes tendances entre lesquelles se partage d'une façon très inégale le nl0nde juridique
à l'heure actuelle. L'une, la tendance individualiste, d'après
laquelle les droits qui appartiennent aux individus portent en
eux-mêmes et au profit de leurs titulaires leur pleine justification et leur fin. C'est le courant qui l11ène la race anglosaxonne au témoignage des jurisconsultes anglais et américai.ns.
L'autre est la tendance sociale suivant laquelle les droits
n'existent pas pour leurs seuls titulaires, mais dans l'intérêt de la
collectivité. Les droits ne peuvent plus, dès lors, être employés
�94
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C. CÉZAR-BRU ET G. MORIN
indifféremment à toutes les besognes. La responsabilité de ceux
qui les exercent peut être engagée. D'où la conception de l'abus
des droits. Cette conception est arrivée en Allemagne au stade de
la consécration législative. L'article 226 du Code civil alleluand
dit en effet : « L'exercice d'un droit n'est pas permis lorsqu'il ne
peut avoir d 'autre but que de causer dommage à autrui »). En
Suisse, la théorie est à la veille de triompher officiellement,
car l'article 3 deuxième alinéa du projet du Code civil fédéral,
est ainsi conçu: « Celui qui abuse évidemnlent de son droit ne
peut jouir d'aucune protection légale. »
Dans son chapitre II intitulé: « L'abus des droits dans ia
jurisprudence et dans la législation française, » (pages 17 à 43),
M. Josserand analyse les applications jurisprudentielles de
l'abus des droits en envisageant successivement les droits extracontractuels et les droits contractuels. Sans reproduire toutes
les décisions relevées par M. Josserand, indiquons les plus caractéristiques.
a) Droits extra-contractuels : 1° En ce qui concerne tout
d'abord le droit de propriété, les Tribunaux décident depuis longtemps que l'exercice du droit, dans le seul but de nuire à autrui,
est abusif. Exemple : un propriétaire élève sur son toit une
fausse cheminée, uniquement pour gêner la vue de son
voisin (1); ou bien un propriétaire organise méchalnment sur
son fonds des manifestations bruyantes pour effrayer le gibier
et rendre impossible ou infructueuse la chasse projetée par son
voisin (2).
Mais l'intention de nuire ~ autrui n 'est, d 'ailleurs, pas une
condition nécessaire de l'obligation de réparer. Pour que l'obligation prenne naissance, il suffit que l'acte accompli dans l'exercice du droit de propriété ne soit d'aucune utilité pour l'auteur.
C'est ce qu'a décidé récemlnent la Cour de Cassation (3) en
condamnant à des dommages-intérêts nl1 individu qui avait
(1) Colmar, 2 mai 1855 (D. 1856, 2, 9.)
(2) Paris, 2 décembre 1871 (D. 1873; 2. 185).
' (3) Cassation, 10 juin 1902, (D ; Uj02, 1,454 ).
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LA FAUTE, LE JUSQUE, L'ABUS DU DROIT
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exécuté sur son terrain des fouilles de nature à nuire au voisin.
La Cour ne relève, dans ses motifs, ni la mauvaise foi ni
l'intention de nuire, mais l'inutilité des travaux qui nuisaient à
la source voisine. Le but du droit de propriété, c'est l'intérêt
personnel du propriétaire :
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2° Droit de recourir aux voies légales. Une jurisprudence
constante décide que celui qui figure à un procès soit, comIne
demandeur, soit comme défendeur, peut être condamné à des
dommages-intérêts, s'il a agi par pure malice ou de m'auvaise
foi (1). Ici, d'ailleurs, comnle en matière de propriété, l'intention lie nuire n'est pas toujours requise, la faute lourde
suffira. Comme le droit de proprièté, le droit de saisir la
justice n'est ouvert aux particuliers que pour la défense de
leurs droits et de leurs intérêts légitimes. Il y a abus à s'en
servir dansuù 'autre but.
3° M. Josscrand nous indique ensuite des hypothèses d'abus
des droits en matière de liberté de la presse et de droit de
réponse (2) ;
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4° Il arrive au droit de grève. La jurisprudence considère la
grève comme un moyen accordé aux ouvriers pour la défense de
leurs int.érêts professionnels. Si les grévistes poursuivent un but
différent, il y aura abus; et par suite la grève sera pour eux une
source de responsabilité (3) .
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b) En ce qui concerne les droits contractuels, M. Josserand
relève une série d'applications de la théorie de l'abus des droits:
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1° Dans la conclusion ou le refus de conclusion du contrat. A
ce propos il signale un jugement du Tribunal civil de Bordeaux
déclarant un patron responsable à raison d'un refus d'embauchage motivé par la circonstance que les pollicitants faisaient
partie d'un syndicat (4) ;
(1) Cassation! 11 juin 1890 (D. 1891, 1. 193).
(2) Casso 20 mai H.lOO. (D. 1901, I. 137).'
(3) Cass o 9 juin 1896. (D. 1896, I. 582).
(4) Trib . civil Bordeaux . 14 décembre 1903 (S. 1905, 2.17 avec une Dote de
M. Ferron), et Req. conforme 13 mars 1905. (D. P. 1906, 1. 113).
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C. CÉZAR-BRU ET G. MORIN
2° Dans l'exécution des contrats;
3° Dans la résiliation des contrats. C'est la jurisprudence qui
s'est développée sur l'interprétation de la loi du 27 décembre 1890
modifiant l'article 1780 du Code civil. L'idée générale qui paraît
se dégager de c~tte jurisprudence un peu confuse, c'est que le
demandeur a droit à une indemnité, lorsqu'il prouve que l'autre
partie a fait de son droit un usage abusif et préjudiciable (1).
M. Josserand nous présente la synthèse de toutes ces décisions
jurisprudentielles dans son chapitre III : « Essai d'une théorie
générale de l'abus des droits» (p. 43 il 89). Il nous donne ce
criterium: « Un droit ne peut être réalisé impunéluellt (et encore
sous la réserve de la théorie du risque) qu'à la condition d'être
mis par son titulaire au service d'un objectif licite, d'un motif
. légitime » (page 56, Comparez la page 5 et la page 85).
Comme M. Saleilles, il admet, à côté de la condanlnation à des
dOl1uuages-intérêts, la réparation en nature comme sanction de
l'abus des droits (p. 64 et suiv.).
Enfin dans les dernières pages de son ouvrage (p. 68 et suiv.),
M. Josserand répond aux diverses critiques de forme et de fond
dirigées contre la notion de l'abus des droits; et il indi~ ue la
place de cette notion dans la théorie générale de la responsabilité .
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Appl'éciation cl"itique. - Notre critique a porté simultané~ent
sur ces trois éLudes: Toutes les trois obéissent à la mênle
méthode: Elles ne présentent par l'abus des droits comme une
notion àbstraite, conforme à la raison et à la justice, et devant,
COlume telle, commander les décisions des tribunaux. Pour
nos auteurs, la théorie de l'abus des droits est plutôt détenninée
par les solutions de la pratique qu'elle ne les détermine. Elle les
fonnule, luet de l'ordre parmi elles, aide à nous les rendre
conscientes.
Or, c'est précisément cette méthode qui adapte la théorie aux
faits et non les faits à la théorie, que nous avons cherché à appliquer dans l'ensemble de nos investjgations sur le problème de la
responsabilité.
(1) Casso 22 et 28 juillet 1896 (D.1897, 1. 401).
�97
LA FAUTE, LE RISQUE, L'ABUS DU DROIT
C'est pourquoi~ à la suite de MM. Charmont, Saleilles, Josserand, nous n'avons pas fait porter la discussion sur les résultats
de la jurisprudence qui nous ont paru la conséquence nécessaire
de cette part de fatalisme que l'on est obligé de reconnaître dans
les transfûrnlations économiques et sociales. Notre examen a
porté sur l'abus du droit considéré conlme explication juridique
de l'évolution jurisprudentielle. A. - Nous avons envisagé la
théorie en elle-lnême et prise isolément. B. - Nous avons
ensuite cherché à la situer dans l'ensemble de la théorie de la
res ponsabili té.
A. - Envisagée en elle-nlême, la théorie nous a paru soulever
deux principales questions:
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Première question : Cette fonnule, l'abus des droits est-elle
concevable logiquement?
Deuxième question: Si la formule est admise, quel est son
contenu?
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Première QLlestion. - Pour certains auteurs, et notamment pour
M. Planiol (1), la notion d'abus des droits serait contradictoire:
« Le droit, dit-il, cesse où l'abus commence; et il ne peut pas
y avoir usage abusif d'un droit quelconque par la raison irréfutable qu'un seul et nlême acte ne peut être tout à la fois conforme
au droit et contraire au droit. »
Ce raisonnement ne nous a pas paru décisif. Dans le langage
courant lui-même, l'absence de droit et l'abus de droit ne se
confondent p.as, COlnme le prétend M. Planiol. Prenons un
exemple: Je vous loue un cheval. Et je stipule avec le plus
grand luxe de détails l'usage que vous pourrez en faire. Vous
ne pouvez vous servir du cheval que dans les limites tracées
par le contrat. Votre droit d'usage a une limite objective. Si
YOUS en .sortez, vous sortez de votre droit. Au contraire~ je vous
.loue un cheval purement ct simplement, sans indications de
conditions. Votre droit est à contenu illimité. Si vous surmenez
le cheval, si par exemple vous lui faites trainer de trop loui·ds
(1) Précis, 3e édit., t. II, p . 284, no 871.
1
�98
C. CÉZAR-BRU ET G. MORIN
fardeaux, on dira, non pas que vous sortez de vot_re droit, mais
que vous abusez de la permission, c'est-à-dire du droit qui vous
a été accordé.
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Traduisons ces observations en langage juridique: Les droits
constituent des prérogatives ou des facultés déternlinées qui
nous appartiennent soit en vertu d'un contrat, soit en dehors de
tout contrat. Ce sont des permissions que nous tenons ou
d'autrui ou de la loi: d'où la distinction (que nous avons rencontrée dans l'ouvrage de M. Josserand) des droits contractuels
et des droits extra-contractuels .
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Cela étant, admettre l'abus des droits, c'est admettre qu'un
droit soit contractuel, soit extra-contractuel qui n'est limité dans
son contenu ni par le contrat, ni par la loi, rencontre une limite
dans les principes de l'équité supérieure au droit strict.
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Or, il en est ainsi en matière de droits contractuels, depuis
l'époque reculée où le droit romain, admit à côté des anciens
contrats de droit strict, les contrats de bonne foi. Dans les
contrats de bonne foi, en effet, l'étendue de l'engagement n'était
plus ]imitée à l'avance et par les termes du contrat. Il y avait
place pour l'appréciation équitable du juge. Or, aux tel'l~leS de
l'article 1134 du Code civil « les conventions doivent être exécutées de bonne foi. »
L'originalité de la théorie de l'abus des droits consiste donc
seulement à admettre, pour l'interprétation des droits extracontractuels, les pouvoirs arbitraires concédés au juge par
l'article 1134 en Inatière de droits contractuels; en d'autres
termes, à dire qu'il y a pour tous les droits autre chose qu'une
limite rigide et fixée d 'avance-. Et en vérité, il n 'y a rien là de
contradictoire.
Reste à savoir quelle est cette autre limite. Cela dépend du
contenu que l'on donne à la notion d'abus des droits.- Et telle
est précisément la deuxiènle question que nous avons examinée. Deuxième question . - L'étude du contenu de la l1oti5>n d'abus
des droits cOlnprend nécessairement, tout d 'abord, la détermination du domaine d'application de l'abus des droits, mais aussi
�LA FAUTE, LE RISQUE, L'ABUS DU DROIT
99
l'indication des effets de l'abus, quand il est reconnu par les
tribunaux.
.
En ce qui concerne le domaine d'application de l'abus des
droits, nous nous trouvions en présence de deux critériums:
l'un, celui de M. Saleilles, qui caractérise l'abus des droits par
« l'intention de nuire, sans intérêt appréciable et légitime » ;
l'autre, qui paraît être celui de MM. Charmont et Josserand,
d'après lequel l'abus des droits consisterait dans « le détournement du droit de son but économique et social 1.'.
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Dans la première conception, l'exercice d'un droit devient
abusif, à raison de l'intention qui l'inspire.
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Dans la deuxième. il est abusif, s'il constitue en lui-même un
fait anormal, encore que l'auteur ait agi sans malveillance.
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Nous avons délibérément opté pour la deuxième conception,
la première nous paraissant restreindre la portée des décisions
jurisprudentielles, comprimer les tendances actuelles de la pratique en se rapprochant trop de la notion de faute. Nous avons
vu, en effet, par l'analyse du livre de M. Josserand qu'en ce qui
concerne notalnment le droit de propriété, le droit d'agir en
justice, le droit de grève, l'intention de nuire n 'est pas pour les
tribunaux le seul critérium de l'abus des droits .
•
Ainsi, les droits nous sont apparus non pas comme des fins
en soi, mais comme des moyens destinés à réaliser une fin qui
leur est extérieure. Et nous proposerions cette formule: « L'abus
des droits consiste à prendre le moyen pour la fin. » Tel est le
domaine d'application de la théorie.
Quels sont maintenant ses effets?
Avec MM. Saleilles et Josserand, nous avons admis une différence entre le risque et l'abus des droits au point de vue de la
sanction: en cas de risque, on ne peut admettre qu'une réparation pécuniaire; en cas d'abus, une réparation en nature chaque
fois qu'elle est possible et même l'opposition préalable à ex~cu
tion par les moyens de procédure préventive. (Par exemple: les
tribunaux ordonneront la démolition de la chenlinée élevée par
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le propriétaire pour nuire à son voisin, ou ne valideront pas
une poursuite judiciaire) (1).
La différence entre les deux situations s'explique: le risque
c'est le dommage causé dans l'exercice normal du droit. ] ,a
répa~tion du risque en nature exigerait la disparition du droit
lui-même dont l'exercice reste cependant légitime et utile à la
société. L'abus du droit étant l'exercice anormal du droit peut
être supprimé sans atteindre l'exercice normal du droit, le seul
conforme à la nlorale sociale et aux besoins pratiques.
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C. CÉZAR-BRU ET G. MORIN
B. - Restait à situer la théorie de l'abus des droits dans la
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v c la doctrine de l'abus des droits, c'est la notion de
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cu]pal " de responsabilité morale qui réapparaît après avoir
disparu dans ]a théorie du risque. Faut-il alors voir dans l'abus
des droits un retour offensif de ]a vieille idée de la faute?
Evidenlment non.
Si, en effet, dans l'abus du droit comme dans ]a faute, il y a
un élément moral, cet élément moral est bien différent dans les
deux cas: Dans la faute, il s'agit d'un élément psychologique
et individuel; dans l'abus du droit, il s'agit d'un élément
concret et social.
En d'autres termes, le problème soulevé par la notion de la
faute aquilienne était un problème de conscience individuelle .
.En matière d'abus des droits, c'est un problème de conscience
collective. Et si l'on veut encore parler de faute, c'est à la condition de dire faute sociale, c'est-à-dire acte contraire à l'ordre
public et aux bonnes luœurs, et si ces IllotS paraissent vagues
ou ambitieux, nous dirions contraire à l'intérêt général, à
l'honnêteté, à la moralité, commerciale ou civile, moyenne, qui
délimitent le sentiment très net du juste, de l'équitable, à un
moment précis de l'évolution du droit (2).
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(1 ) Voy. notamment à propos de l'art. 1166, C. C. Dijon 27 déc. 71, S. 71 2.277.
(2) Notre article était déjà livré à l'impression quand a pallU, dans la
Revue critique de juin 1906, un article de M. Georges Ripert intitulé: L'exercice des droits et la responsabilité civile (à propos de quelques études récen,.
tes) (p. 352 à 366). C'est une analyse, mais surtout une critique de la théorie
�101
LA FAUTE, I.E RISQUE, L'ABUS DU DROIT
Nous croyons pouvoir appliquer nolre théorie de l'abus du
droit aux clauses de non responsabilité et par là éclairer d~une
assez vive lumière le principe de leur validité ou de leur non
validité, en matière de transports terrestres et mari times.
Un point a toujours été au-dessus de toute discussion. Nul ne
peut s'exonérer de la responsabilité de son dol et de sa faute
lourde: semhlable stipulation serait non-seulement un abus de
droit, mais une faute caractérisée réyélant l'intention de nuire.
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Si on se place sur le terrain de l'accident, un raisonnement à
priori conduirait à l'admission pure et simple des clauses de
non responsabilité (1), elles aboutiraient à un simple déplacement de la responsabilité el on concevrait que la victime éveil--: ..
tuelle consentît à la supporter, c'est-à·dire à supprimer -fa
théorie et la pratique du risque. Mais si, du raisonnement a
de l'abus des droits L'auteur examine successivement la genèse et la teneur
de la théorie. Sur le premier point, M. Ripert retrace avec une grande finesse,
mais sans mettre l'histoire des doctdnes en contact avec les faits, l'évolution
qui est allée de la faute au risque et du risque à l'abus du droit. Quant à la
teneur de la théorie, il envisage les formules de MM. Josserand et Saleilles
qu'il paraît adopter cumulativement :. exercice anormal du dl'oit (Josserand) ;
exercice normal mais sans but utile et avec intention de nuire (Saleilles),
(p. 365 et 366). Seulement il apporte des réserves qu'il exprime d'une manière
peut-être un peu imprécise: « M. Josserand aurait pu, dit-il (p. 362), montrel'
qu'il y a des droits qui ne sont pas susceptibles d'abus, pal'ce que lem' exercice a un but utile, pal'tant légitime, indépendamment de toute volonté de
leur auteur )1; n'est-ce pas la conception purement individualiste du droit
portant sa justification et sa fin en lui-même, - conception négative de l'abns
de droit - qui subsiste au moins pour certains droits qu'il conviendrait peutêtre d'ailleurs d'iudiquer. Ainsi l'auteur restreint le domaine d'application de
l'abus de droit. En outre, il se sépal'e complètement de MM Saleilles et
Josseralld en ce qui concerne la sanctiou de l'abus du droit qui, selon lui, ne
peut être qu'une sanctiou pécuniaire comme la sallction du risque, « Supprimer dans la mesure du possible (p. 364) les effets de l'acte accompli, en prévenir au besoin la réalisation, n'est-ce pas déclal'el' que l'acte accompli est
contraire au droit? Cela nous paraît évident. On en arrive à laisser le juge
maître absolu de la délimitation des droits, libre de restI'cindre les prérogatives légalement conférées au titulaire. C'est aller à l'encontre même du but
que se propose le législateur en conférant des dl'oits : permettre d'exercer
librement son activité sous certaines limites.
Nous nous demandons ce qu'il reste alors de la théorie de l'abus du droit
si précisément. comme nous croyons ravoir démontI'é. elle consiste à ilssigner aux droits en dehors des limites strictes et lég"islatives, des limites
laissées à l'appréciation des tribunaux ct reposant sUl' l'équité.
(1) L.)'on-Caen et Henault, Malluel de Ur. Corn., Be édit. 1906, p. 370. note 1.
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�102
C. CÉZAR-BRU ET G. MORIN
priori, on descend à l'examen des situations pratiques, on recherchera : 1° pourquoi la victime éventuelle accepte ce déplacement
de responsabiHté, et 2° dans quelle mesure elle l'accepte.
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1° Elle l'accepte parce qu'elle perçoit, sous une forme quelconque, un équivalent, diminution de tarif de transport par
exemple; la différence entre l'ancien et le nouveau tarif est unp
sorte de prime d'assurance payée par la Compagnie à la victime
qui est son propre assureur. Mais supposez l'absence d'équiyalent, et supposez qu'un monopole commercial ou industriel
impose aux particuliers la clause de non responsabilité, celle-ci
n'a plus aucune base équitable, elle est contraire à l'honnêteté
commerciale moyenne, elle est nulle car il y a abus de droit.
2° Même en receyant un équivalent, 'la vicLime éventuelle
n'ac.c epte pas absolument la clause de non responsabilité, ou
plutÔt elle ne l'accepte que sur le terrain de l'accident, sur le
terrain du cas fortuit, de la non imputabilité directe au fait du
co-contractant, dl:! transpodel1r. Et c'est en somme ce qu'a
décidé la jurisprudence depuis 1874 (1).
Quand une Compagnie de transports a stipulé sa non responsabilité, la victime du dommage est néanmoins admise à prouver
la faute de la conlpagnie; on dit couramment, et les arrêts
elllploient ce langage, que la clause de non responsabilité a pour
effet un renyersement de la preuYe. C'est parfaitement exact, en
considération de l'article 1784 C. C. et de la présomption de faule
qu'il fait peser sur le voiturier. En réalitp, c 'est le retour pur et
simple au droit commun de l'article 1382; ce droit commun peut
être condensé dans cette formule: la victime d'un dommage en
supporte en principe le poids, si elle ne prouve la faute commise
par l'auteur du dommage. Donc, concluons: même sur le terrain du risque la clause de non responsabilité est abusive dans
la mesure où elle tendrait à l'exonération du fait du stipulant; il
ya abus de droit: la disparition de l'elfet voulu étant possible,
elle se réalise par la nullité de la clause.
Notons enfin que la théorie de l'abus du droit comme la
(1) Lyon-Caeu et Renault, op. et loc. cit.
�LA FAUTE, LE RISQUE, L'ABUS DU DROIT
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théorie du risque tend à une extension du domaine de, la responsabilité, et par la même cause: la création d'un nouvel état
d'esprit du public et d'une conception plus large de l'équité, des
droits du faible contre le fort.
Le risque provoque la clause de non responsabilité; elle est
d'abord acceptée parce que la victÏIne reçoit un équivalent tangible appréciable, la diminulion du tarif. Mais, ce tarif diminué,
le comnlerce l'adopte, et après quelques années d'usage, le public
a complètement oublié le tarif ordinaire plus élevé. Le tarif
exceptionnel est considéré comme le tarif normal, la rémunération, Inême diminuée, qu'on paie au transporteur est jugée
suffisante, oll·ne comprend plus pourquoi il n'est pas responsable:
Errol' cOlllmllnis facil jus (1). Son outillage, ses procédés d'exploitation se sont perfectionnés; on estime que le transporteur
abuse de son droit en prétendant ne pas employer ces perfectionnements à une sécuriLé plus grande, d'auLant plus impérieusement exigée que le progrès a rendu à peu près impossible le cas
fortuit, l'accident: le transporteur ne doit plus pouvoir s'exonérer
même du simple risque (2) .. On proteste contre toute prétention
de ce geure et on vote la loi du 17 mars 1905 (3), qui déclare nulle
toule stipulation de non responsabilité.
Nous avons considéré, j llsqu'ici, le contrat de transport terrestre. Envisageons, maintenant, très somnlairement d'ailleurs,
le contrat de transport maritime. Le problème de la validité des
clauses de non responsabilité s'y' pose dans deux hypothèses
différentes: 10 On peut supposer - le cas est d'ailleurs rare (1) Voh' sur cette maxime l'article de M. Morin; Annales de la Faculté de
Droit et des Lettres d'Aix, 1906. Droit n° 1, page l.
(2) Si ce point de vue est exact, peut-être faudrait-il regretter la loi de 1905
elle produir. cette conséquence de po lisser les Compagnies de transport à ne plus
diminuer leurs tarifs. Auparavant, elles les avaient diminués pour s'exonérer
de leur responsabilité et leur responsabilité s'était cependant maintenue; elles
auraient pu persister dans cette voie, car, en somme, au moins pour uu temps,
elles y avaieut avantage.
(3) Art. 103 U. Com, c( Le voiturier est garant de la perte des objets à.
transporter hors les cas de force majeure. - Il est garant des avaries antres
que celles qui proviennent du vice propre de la chose ou de la force majeure.
- (Ajouté par la loi du 17 mars 1905) : Toute clause contraire insérée dans
toute lettre de voiture, tarif ou autre pièce quelconque est nulle. »
�104
C. CÉZAR-BRU ET G. MORIN
une clause de non responsabilité jnsérée dans le cOl~trat d'affrèteInent qui vise les fautes ou le fait de l'armateur lui-mème. 2° La
clause de non responsabilité est relative aux fautes ou au fait
du capitaine, à sa baraterie. Cette clause se rencontre dans tous
les cOllnaissements.
1° Clauses excluant la responsabilité de l'armateur à raison de
son fait ou de ses fautes.
La jurisprudence prononce d'une façon constante la nullité de
]a clause (1). En d'autres termes, elle applique la solution de la
loi du 17 mars 1905. Et notre théorie de l'abus des droits justifie parfaitement cette jurisprudence, comme elle explIque cette
loi.
..
2° Clauses excluant la responsabilité de l'armateur à raison
des fautes ou du fait du capitaine.
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Ici, la jurisprudence a évolué. Jusqu'en 1888, les arrèts font
une distinction entre les fautes du capitaine. Le capitaine est,
à la fois, le commandant du navire dont i] a la conduite et l'agent
commercial de l'armateur. Il peut commettre des fautes en l'une
ou 'l'autre de ces deux qualités. tes premières sont appelées
fautes nautiques: ce sont les fausses manœuvres dans ]e gouyer:
nement du navire (ex. : i] a donné une mauvaise direction au
navire; il n'a pas observé les règlements établis pour éviter les
collisions en mer). Les deuxièmes sont appelées fautes commerciales: c'est le défaut de soins pour les marchandises à bord;
ce sont les négligences cOlllliüses dans le chargelllent ou Je
déchargement des marchanclises, leur arrimage vicieux.
La jurisprudence décidait que la clause de non responsabilité
était valable pour les fautes nautiques, nulle pour les fautes
conunercia]es (2), pour cette raison que les fautes na utiq ues son t
conunises en cours de voyage il des moments où le capÏl:::lÏne
n'est pas et ne peut pas être surveillé ni par l'armateur, ni par
son fondé de pouvoir ; tandis qu 'en ce qui concerne les fautes
(1) Voir Revue internationale du droit maritime, année 1890-1~9t, p 24-l.
(21 Rouen, 31 janvier 1887. Uevue inle1'1lationale de dl"Oit maritime, 1887-1888.
page 18.
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LA FAUTE, LE RISQUE, L'ABUS DU DROIT
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commerciales, beaucoup d'entre elles, au moins, sont commises
au port de chargement ou au port de déchargement. c'est-à· dire,
en des endroits où la surveillance du capitaine est possible et
souvent facile, parce que l'armateur s'y trouve ou y a un représentant.
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Depuis un arrêt de Cassation du 31 juillet 1888 (1), les Tribunaux ne font plus cette distinction. La validité de la clause
d'exonération, en ce qui concerne toutes les fautes, devient la
règle courante de la jurisprudence. Depuis lors, la jurisprudence
n'a plus varié qu'en ce qui concerne les règles de preuve qu'elle
applique en cette matière.
Lorsqu'il y a perle ou avarie, la cause peut être, en dehors du
cas fortuit, de la force majeure ou de la faute du chargeur, la
faute du capitaine ou celle de l'arnlateur. De la première, seule,
l'armateur peut se décharger. Or, pendant longtemps, la jurisprudence, en cas de perte ou d'avarie, appliquait l'idée d'une
présomption de faute de l'armateur. D'où cette conséquence,
que l'armateur, pour pouvoir invoquer à sori profit la clause
d'exonération, devait, lorsqu'il était actionné en donllnages~
intérêts par un chargeur, prouver la faute du capitaine. Depuis
un arrêt de Cassation du 18 juillet 1900 (2) la présomption est
renversée: La perte, l'avarie sont présumées dues à une faute du
capitaine. Donc la clause de non responsabilité pourra être
invoquée par l'armateur sans qu'il ait aucune preuve à fournir.
Ce sera au chargeur à prouver la faute personnelle de l'armateur,
s'il veut repousser l'effet de la clause d'exonération .
Par cette solution nouvelle donnée à la question de preuve, ]a
portée de la clause de non responsabilité a été singulièrement
étendue. Il y a ·donc une grande antinomie enlre le droit du
transport terrestre et le droit du transport maritime.
Il conviellt, d'ailleurs, de remarquel' que la campagne est
depuis longtemps menée au sujet des clauses de non responsabilité par le commerce contre les armateurs et que cette caln(1) Sirey, 1888, 1.465.
(2) Revue internationale de droit maritime, tome
XVI,
p. 146.
�106
'
pagne, ce mouvement d'opinion, ont abouti, dès 1886, au dépôt
d'une proposition de loi (1).
Or, on peut se dell1ander si les réformes proposées ne pourraient pas se réaliser par voie d'évolution jurisprudentielle.
Les arrêts invoquent pour la validité de la clause l'article 353
du Code de commerce qui permet au propriétaire d'un navire de
se décharger sur l'assureur ' des conséquences de la responsabilité des fautes du capitaine . . Donc, disent-ils, il n'est pas
contraire à l'ordre public que . l'armateur se décharge de la
responsabilité des fautes du capitaine. Et l'on ajoute qu'en fait
cela s'explique par l'impossibilité pour l'arnlateur de surveiller
le capitaine.
Mais on peut répondre qu'il faut aussi regarder la clause du
côté de celui qui souff~'e du dommage, du côté de la victime,
c'est-à-dire du chargeur qui, lui ~ussi, ne peut exercer aucune
. surveillance sur le capitaine à la discrétion complète duquel se
ti;Q~vent les marchandises. A-t-il librement débattu la clause?
Voilà la question que doivent se poser les tribunaux. Et s'il
. ~pparaît que non, c'est qu'alors l'armateur a commis un abus
du droit de contracter et qu'en conséquence la clause doit être
annulée .
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(1) Une proposition de loi ajoutant à l'article 281 , C. Corn. , plusieurs
dispositions sur la responsabilité des armateurs, a été déposée à la Chambre
des Députés, le 10 avril 1886, par MM. Félix Faure, J. Siegfried, etc. (Journal
Officiel, documents parlementaires, Chambre 1886, p. 1347) .
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Le Conseil Général des Bouches-du-Rhdne
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Le Directeur-Gérant: Michel
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ÉDITEUR
IMPRIMERIE BARLATIER
19, Hue Venture, 19
4, Rue Le Goff, 4
1906
�SOMMAIRE-
Paul LACOSTE. Son portrait. Discours prononcés sllr sa lombe..... . ........................ .
Robert CAILLEMER. - La famille dans les anciennes coutumes germaniques. .. ....... ............... . .. .
B. RAYNAUD. - L'Action sociale en .face des lois .naturelles
-de l'Économie Politique. . . . . . . .. . ... . ............. .
Henry BABLED. - I~e role des capitaux dans les Colonies
rl'fIIlçaises .... . .................................. .
ÉCROLOGIE. -
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107
117
145
163
TRAVAUX SCOLAIRES:
Thèses de Doctorat .................. , .............. ' .' . ... .. .
A. dOURDAN. - La prescription d'après le Code doit
allemand. . . . . . . . . . . • . . . . .. . ................. ,....
A. MARCAGGI, - Les messages présidentiels en France et
allx Étals-Unis.. . ... :........... . ............. ..
W. OUALID. - Le libéralisme économique de l'Angleterre.
209
210
212
215
VARIÉTÉS:
Recrutement et organisation des Armées
(Collfél'ence faite à la Faculté de Droit d'Aix)...
Capitaine GOTHIÉ. -
ABON~EMENTS
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France ...................... .
Union postale.......... .......... ..... ... . i2
Un fascicule séparé. . ... ..
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220
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Text
5 0 Mil
Facultés de Droit et des
D A I X
1906 - n° 2
Lettres
Tome II — N° 2
J -u.illet-SejptemlDr'e
1906
( LETTRES)
PARIS
f o n t e m o in g ,
MARSEILLE
IMPRIMERIE BA RL ATI E R
19, Rue Venture, 19
é d it e u r
4, Rue Le Gofl', 4
1906
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Facultés de Droit et des
D A I X
Tome II — N° 2
J -u.illet-SejptemlDr'e
1906
( LETTRES)
PARIS
f o n t e m o in g ,
MARSEILLE
IMPRIMERIE BA RL ATI E R
19, Rue Venture, 19
é d it e u r
4, Rue Le Gofl', 4
1906
��LES CEINT JOURS A MARS
( 1815)
JPaivl GAFFAHEL
Depuis les prem ières sem aines de l’année 1815, dans louL le
Midi, circulaient de sourdes rum eurs (1). On annonçait le pro
chain débarquem ent de l ’em pereur Napoléon sur les côtes de
Provence, à la tête de plusieurs m illiers de soldats, décidés à ne
reculer devant aucune des nécessités de la guerre afin de rendre
le trône à leur ancien chef. Peu à peu ces rum eurs prenaient
corps. On signalait des allées et venues incessantes entre l’ile
d ’Elbe et le continent. On arrêtait au passage de prétendus
négociants qui n’étaient que des ém issaires déguisés. Le cabinet
noir interceptait des correspondances suspectes. De l'étranger
on recom m andait la plus stricte surveillance. On était en un
mot dans l’attente de quelque grave événement, et déjà se répan
dait dans les masses populaires cette vague inquiétude qui est
toujours l’annonce et le prélude d ’une révolution politique.
Le gouvernem ent royal p ourtant n ’était pas autrem ent ému,
et les fonctionnaires affectaient même la plus superbe indiffé
rence à ces projets qu’ils taxaient volontiers de chim ériques. A
peine si, dans les docum ents officiels, il est fait allusion au
rem uant voisin, dont on connaissait pourtant et l’am bition elles
regrets. Il y a peu d ’exemples dans l’histoire d’un pareil aveugle
m ent! Est-ce que les Bourbons et leurs partisans ferm aient
(1) Voir lettre d’un père à son' fils, officier français. — Marseille, Dubié,
1815. — Bibliothèque de Marseille. Recueil factice. T. b. g. 17 n.
11
�PAUL GAFFAREL
volontairem ent les yeux à la lum ière, ou bien, comm e on l’a
prétendu, est-ce qu’une vaste conspiration s’étendait sur la
France entière avec la connivence des autorités, et l’assentim ent
tacite de la nation ? Les puissances alliées, ou du m oins deux
d’entre elles, l’Angleterre et l’Autriche, m écontentes de la to u r
nure qu’avaient prise les événements, désiraient elles, comme
on l’a encore écrit, m ettre de nouveau l’Europe à feu et à sang
afin de retirer dans la confusion générale de nouveaux avantages,
et étaient-elles décidées à soulever une conflagration générale
en laissant à Napoléon toute liberté d’agir? Il est probable q u ’il
y a du vrai dans toutes ces allégations : c’est-à-dire que les
Bourbons ne com prennaient rien aux nécessités deleu r position,
que l’Em pereur avait conservé de nom breux partisans, et que
les alliés, m écontents les uns des autres, n’attendaient qu’une
occasion pour s’entre-déchirer. Napoléon, bien informé et résolu
à tirer parti des circonstances, crut venu le m om ent d’agir, et
quitta l’île d’Elbe.
Nous n’avons pas à raconter ici celte prodigieuse aventure,
cette m arche triom phale à travers la France qui, en vingt jours,
conduisit de Porto-F errajo à Paris l’E m pereur et les quelques
centaines de soldats qu’il avait associés à sa fortune. A Marseille
on n ’apprit le débarquem ent que dans la nuit du 3 m ars 1815.
Le m aire, M ontgrand, ne crut pas devoir com m uniquer tout de
suite cette grave nouvelle à la population. Il se contenta (1)
d’avertir les com m issaires de police, cc Un débarquem ent a eu
lieu sur les côtes de la Basse Provence, leur écrivait-il le 4 m ars.
L’im prudence de cette dém arche, avec 8 à 900 hom m es de
troupes, peut donner à penser que l’on a compté sur des intelli
gences dans l’intérieur. Il est donc très im portant de surveiller
avec soin tous les m ouvem ents, de recueillir tous les propos, de
suivre avec attention les colporteui's de tout genre, les voyageurs,
etc., et de ne pas perdre de vue les gens qui donneraient le
m oindre m otif de suspicion. Vous m ’instruirez de suite par de
simples billets sans cachet de ce que vous apprendrez. T out cela
(1) Archives de Marseille. Dossier police.
�LES CENT JOURS A MARSEILLE
155
doit être fait avec prudence, sans donner de la méfiance ni
alarm er le public. Au reste il sera rassuré par une proclam ation
qui sera affichée cet après-m idi. »
Le m aire partageait donc l’illusion comm une. Il ne croyait
pas à l’im portance de celte tentative. Il eut été volontiers de
ceux qui s’en félicitaient, car ils trouvaient ainsi le moyen légal
de se débarrasser d ’un adversaire gênant. A les entendre, quel
ques compagnies de gendarm es suffiraient pour arrêter l’u su r
pateur, qu’on livrerait ensuite à la vindicte publique. Ils ne
soupçonnaient ni l’élan des populations vers celui qui, à tort ou
à raison, personnifiait la Révolution, ni la force de l’opinion qui
se prononçait énergiquem ent contre tout retour à l’ancien
régime. Pendant plusieurs jours, alors que Napoléon se diri
geait par la m ontagne sur Grenoble, ni le m aire, ni le préfet, ni
aucune des autorités civiles et m ilitaires ne p aru t se douter de
la prochaine victoire de celui qu’ils affectaient de nom m er l’ogre
de Corse. Ce qui peut-être les entretenait dans cette aveugle
confiance, c’est que la grande masse du peuple à Marseille était
sincèrem ent royaliste. Les M arseillais avaient eu trop à souffrir
du régime im périal pour en souhaiter le retour. Les ouvriers du
port, les pêcheurs, leurs femmes surtout, affichaient dans leur
langage des sentim ents ultra royalistes, et ne perm ettaient pas
q u ’on en exprim ât publiquem ent de contraires. Ainsi le 6 m ars,
un certain Joseph Grim aud (1), sans doute quelque ancien
soldat, s’étant perm is de c rie ra plusieurs reprises Vive l’Em pe
reur! fut entouré par une foule furieuse et menacé de mort.
Sans le secours de la garde nationale il aurait été mis en pièces
par les femmes, qui déjà l’avaient saisi. Bien que surpris par
cette explosion inattendue de bonapartism e, M ontgrand affecta
de la considérer comme une m anifestation isolée, et se contenta
d ’en prévenir le préfet. Ce qui d’ailleurs l’encourageait dans
sa confiance, c’était l’attitude du chef m ilitaire de la région, du
m aréchal prince d’Essling.
Malgré ses longs et glorieux services, Masséna, depuis 1813,
(1) Archives de Marseille. Lettre du maire au procureur du roi (t> mars 1815).
�156
PAUL GAFFAREL
avait été relégué dans le com m andem ent de la huitièm e division
m ilitaire. C’était une retraite anticipée qu’on lui avait imposée,
et dans un m om ent où il aurait pu rendre de réels services à
cause de son incontestable m érite m ilitaire et surtout de l’ascen
dant qu’il exerçait sur la troupe. Le m aréchal, à ju ste titre
mécon tent, n ’aurait donc pas m ieux dem andé que de se rallier
à la m onarchie, m ais les Bourbons, qui n ’avaient pas oublié le
grand rôle qu’il avait joué, le tenaient en suspicion. Au lieu de
le relever de sa disgrâce, ils l’avaient confiné dans son obscur
com m andem ent. Les M éridionaux, de leur côté, ne subissaient
qu’avec peine son autorité et ne lui tém oignaient qu’antipatbie
et défiance, en sorte qu ’il n’osait pas se prononcer et attendait
les événements. Il est plus que probable qu’il fut m is au courant
de ce qui se préparait à l’île d’Elbe et q u ’il ne lit rien pour s’y
opposer. On a beaucoup parlé de sa trahison (1) ; m ais il était
trop avisé pour se com prom ettre ouvertem ent. Il préférait ne
pas se prononcer et se réservait d’agir d’après les circonstances.
Il est certain que le m aréchal n’ignorait rien de ce qui se
passait à File d’Elbe. A diverses reprises lui furent dépêchés des
ém issaires directs. Il ne paraît pas les avoir encouragés, mais il
ne fit rien non plus pour les dissuader. Peut-être même était-il
de connivence avec certains d’entre eux. Un certain Vincent (2)
avait été arrêté et mis en prison au Palais de Justice de Marseille
pour s’être opposé aux provocations de certains officiers de la
garnison. Il y rencontra diverses dames qui, débarquées de l’île
d’Elbe, avaient été provisoirem ent retenuesà Marseille. C’étaient
Mmc Rousseau, dont le m ari était prem ier officier de bouche de
l’Em pereur ; Mmc Deschamp, femme du fourrier du palais ;
Mmc Sénés, dont le m ari était prem ier quartier-m aître de la
garde im périale, et Mmc Bertrand, la femme du grand m aréchal.
Vincent gagna leur confiance, et l’une d'elles, Mmo Deschamp,
(1)
La plupart des renseignements relatifs à la conduite de Masséna pendant
les Cent Jours sont empruntés à un dossier, conservé aux archives de la Pré
fecture des Bouches-du-Rhône, où ont été réunis tous les documents relatifs
au commencement d’instruction dirigée contre le maréchal.
2) Dossier Masséna. Rapport Vincent, 15 novembre 1815.
�*
LES CENT JOURS A MARSEILLE
157
finil par lui avouer que l’E m pereur était toujours eu correspon
dance avec ses amis de France et d’Italie, que cette correspon
dance lui était adressée dans des caisses de citrons, à l’adresse
du grand m aréchal, m ais que l’E m pereur avait grand soin de
les défaire lui-même. Masséna avait déjà prom is son concours
et il avait expédié une lettre, enfermée dans un fromage, où il
annonçait la défection prochaine des garnisons de Marseille et
de Toulon.
Le rapport de Vincent est daté du 15 novem bre 1815. 11 est
probable que, dans son désir d’être bien noté, Vincent avait
exagéré ou même dénaturé ses souvenirs : mais il paraît
dém ontré que des relations presque régulières existaient entre
File d ’Elbe et le continent et que le m aréchal Masséna ne les
ignorait pas. Ce qui semble plus sérieux est la m ission de Pons
de l’H érault, intendant général de Napoléon à File d'Elbe, qui,
envoyé sur le continent à la fin de février 1<S15, m ais reconnu
par le vicomte de Bruges et le général Erneuf, fut arrêté et
conduit au m aréchal. Ce dernier eut un long entretien avec lui,
et, par m esure de précaution,_ le lit conduire au Château-d’If.
Pons s’y lia avec, un colonel portugais, un faussaire, SaintMichel, et lui dévoila (1) les projets de l’exilé. 11 lui apprit en
même tem ps que M urat n ’attendait q u ’un signal pour se joindre
à son ancien m aître, et lui avait déjà envoyé de Naples un million
tout disposé dans des caisses cerclées de fer. C’étaient là sans
doute les produits de l'im agination de Vincent, m ais Pons n’en
était pas m oins le dépositaire de beaucoup de secrets, et, si
M asséna l’avait enfermé au Château d’If, c’était m oins pour le
p u n ir que pour le soustraire aux poursuites judiciaires. Aussi
bien le C hâteau-d’If était devenu comme un lieu de refuge poul
ies partisans de l’Em pire. Tous les agents secondaires, su r
veillants, geôliers, douaniers, étaient comblés de cadeaux par
les dam es détenues, café, tabac, m ousselines et ju sq u ’à des
m ontres ; aussi se m ontraient-ils peu exigeants et ferm aient-ils
volontairem ent les yeux sur bien des irrégularités. Pendant les
(1) Rapport Vincent.
�PAUL GAFFAREL
Cent Jours ils se firent donner par ces daines des certificats
élogieux dont ils se servirent auprès du nouveau préfet, F rochot.
Il est donc certain que Masséna, s’il ne connaissait pas les
détails de l’entreprise, n ’ignorait pas que le débarquem ent
devait être tenté.
Lorsque, quelques jours plus tard, eut été renversé le gouver
nem ent royal, un des prem iers actes de Masséna, rallié aussitôt
à l’Em pire, fut de délivrer les prisonniers bonapartistes du
Chàteau-d’If. Dès le 10 avril 1815, il expédiait l’ordre au com
m andant du Château, T rahan, de rem ettre au lieutenant de
vaisseau Internet, com m andant la goelette L'Antilope, tous les
prisonniers provenant de File d’Elbe, et surtout Pons de
l’H érault (1). Aussi bien ce dernier se savait tellement en sûreté
qu’il donnait, au Chàteau-d’If, de grands dîners, pendant
lesquels il distribuait aux convives des cocardes tricolores et
buvait à la santé de l’Em pereur, sous les yeux com plaisants de
T rahan. Infernet n ’eut aucune peine à rem plir sa m ission. Dès
le 11 avril, T rahan lui rem ettait en m ains (2) propres non seu
lem ent Pons de l’H érault, qui partait aussitôt pour Paris, m ais
s’arrêtait en chem in pour prendre possession de la préfecture du
Rhône. II lui livrait encore le pharm acien Bellorgeai, le secrétaire
Fourni, le cuisinier Chandelier, le capitaine m arin Pollicary, le
capitaine des m am eluks Paole, le capitaine de la garde
Demontet, le lieutenant Beaucardi, le libraire Am area, le lientenant de la garde F uturskoï et le capitaine d’artillerie Courtier.
C’étaient autant de tém oins com prom ettants, dont M asséna
était aise de se débarrasser sous prétexte de leur rendre la
liberté.
Deux autres citoyens furent plus tard accusés d’avoir connu
les intentions de Napoléon et d’avoir eu à ce propos de secrètes
conférences avec le m aréchal. L’un d ’eux se nom m ait Regnier (3).
Il était sous-inspecteur des revues à Toulon. Il au rait apporté,
dans la nuit du 3 au 4 m ars, d ’im portantes nouvelles à Masséna,
(1) Rapport Vincent.
(2) Dossier Masséna. Enquête du commissaire Caire.
(3) Id. Interrogatoire Regnier.
�LES CENT JOURS A MARSEILLE
159
au rait eu avec lui une entrevue qui se serait prolongée, et on
l’aurait vu sortir du quartier général, le 4 m ars an m atin,
tenant en m ain un gros rouleau de papiers. Regnier, quand on
l’interrogea plus tard, se contenta de nier purem ent et sim ple
m ent. Comme on ne pouvait opposer rien de précis à ses alléga
tions, on dut s’en contenter. Le second tém oin était le docteur
L autard (1) m édecin en chef des hôpitaux. Q uand on l’interrogea
une prem ière fois, le 19 janvier 1816, il répondit « q u ’ayant été le
m édecin de M. le m aréchal M asséna à l’époque précitée, il l’a
toujours entendu parler de sa m aladie et jam ais d’affaires poli
tiques ». On com ptait en h a u t lieu paraît-il, sur la déposition
de L autard. Aussi l’im pression fut-elle m auvaise à Paris.
Decazes, alors m inistre de l’intérieur, écrivait à son sujet au
com m issaire général de police Caire : « il se trouverait étrange
m ent com prom is par nom bre de docum ents qui, dans ce m om ent
sont entre nos m ains. Vous lui rappellerez q u ’il a été honoré des
bontés du Roi, décoré p ar lui, et q u’il lui doit de ne pas tra h ir ses
intérêts ». Mais L autard, qui certainem ent fut un des confidents
de Masséna, persista dans son m utism e. Lors d’un second in te r
rogatoire, qui eut lieu le 24 février, «décoré, dit-il, par Sa Majesté
de la croix de la Légion d’honneur, c’est pour rester fidèle
à cet honneur q u ’il a déclaré s’en tenir à sa prem ière déposition».
Un troisièm e déposant, le banquier Vidal (2), lut beaucoup
plus explicite. Il avait reçu le 2 m ars 1815, de Cannes, une lettre
anonym e, où on lui annonçait le débarquem ent de l’Em pereur.
Il la com m uniqua à l’adjoint R aynaud, et, sur son conseil, la
porta à M asséna : « Cette lettre contenait le débarquem ent
d’environ douze cents hom m es au golfe Ju an , au nom bre desquels
on assu rait que Bonaparte était. Je déclare que M. le m aréchal
M asséna ne m ’a fait aucune question ou observation au sujet de
la dite lettre. » Il se contenta de la garder par devers lui et
congédia le com prom ettant banquier.
De tout ceci résulte que le m aréchal était au courant de ce qui
se préparait, m ais que, sans se prononcer encore, il attendait
(1) Id. Interrogatoire Lautard.
f2) Interrogatoire du 18 janvier,
�1(50
PAUL GAFFAREL
les événements. Il est cependant perm is d'affirm er que son rôle
fut louche et son attitude peu digne, car, ni dans un sens ni dans
l’autre, il ne p rit les dispositions que com m andaient les circons
tances. Sans doute il ne trahit pas ouvertem ent, m ais il laissa
se consom m er la trahison, se réservant .d’en profiter. Il n ’au rait
eu qu’à donner son ordre, qu’à étendre le bras, et, comme il
disposait de toutes les ressources m ilitaires de la région, il est
probable que Napoléon aurait été arrêté dès les prem ières heures
de sa m arche. Il ne voulut pas prendre de décision et se m aintint
dans la stricte observation de ses devoirs m ilitaires. Les événe
m ents allaient bientôt lui forcer la m ain.
Dès le 3 m ars des lettres privées avaient annoncé aux Mar
seillais le débarquem ent de Napoléon. Les officiers (1) à dem isolde n ’auraient pas m ieux dem andé que de proclam er im m é
diatem ent l’Em pire. Quelques-uns d ’entre eux, on a su (2) plus
tard leurs noms, Vachot, Magnan, L archier, Mossy, Allier, Abbé,
Garus, etc., s’étaient même réunis dans une bastide sur les
bords du Jarret, et parlaient de m archer sur la Préfecture. Un
prêtre corse, Campile, présidait ces m ystérieux conciliabules.
L’attitude de la population et surtout des ouvriers des ports
leur donna pourtant à réfléchir. D’ailleurs M asséna n ’avait pas
laissé pénétrer ses intentions. Ils sc contentèrent de grouper
leurs adhérents, et, eux aussi, attendirent les événements.
Dans la journée du 4 m ars la nouvelle se confirm a. Des attrou
pem ent se form èrent im m édiatem ent dans les principaux cafés,
et bientôt dans la rue. Au café Casali les officiers de la garde
nationale, sous la conduite de l’un d’eux, le comte de Panisse,
résolurent de se rendre au quartier général, afin de supplier le
m aréchal de prendre des m esures contre 1’usurpateur. « Chemin
faisant, a plus tard déclaré l ’un d’eux, Hallaglia (3), nous voyons
affluer de toutes les rues latérales donnant dans la rue Paradis
une im m ensité d’h abitants qui venaient sc joindre à nous pour
le même m otif». Le m aire et le préfet se trouvaient en ce
(1) Dossier Masséna. Enquête du commissaire Caire.
(2) Id. Rapport de l’inspecteur de. police Hallbran, 10 janvier 1816.
(3) Dossier Masséna. Interrogatoire Battaglia (22 janvier 1816).
�LES CENT JOURS A MARSEILLE
11)1
m om ent près du m aréchal. Quelques royalistes de m arque
s’étaient joints à eux, et tous, enfiévrés par la prodigieuse nou
velle, réclam aient des m esures plus violentes les unes que les
autres. L'un d’entre eux, Séguier (1), qui sans doute im patientait
Masséna par son insistance, reçut de lui une réponse assez
sèche : « Tout cela n ’est rien ! Il faut m aintenir l’ordre en ville ».
Le com m andant de gendarm erie, Toscan du T errail (2), beau
coup plus pratique, proposa tout de suite des m esures répres
sives. Il se faisait fort, en se m ettant à la tète des gendarm es
disponibles, d’arrêter Napoléon au passage de la D urance. De
lait rien n ’était plus aisé. Quelques hom m es résolus auraient
alors suffi pour interrom pre la m arche de l’Em pereur. Avec sa
grande expérience m ilitaire Masséna s’en rendait compte, mais
il ne voulait pas prendre sur lui la responsabilité de la guerre
civile. 11 déclara donc au com m andant du Terrail que «. sa pré
sence était plus utile à M arseille qu’ailleurs », et qu’il n’y avait
qu’à attendre les ordres de Paris.
N éanm oins, comme il se défiait de l’esprit d’initiative du
com m andant, il le pria de ne point parler de son projet au
préfet Albertas. « Je le verrai, lui dit-il, et lui en ferai p art moimême. » Du T errail fut indigné (il) de cette faiblesse; m ais il
n ’avait qu’à obéir : « Je ne cachai à personne, a-t-il dit plus tard,
m on opinion sur les m esures à prendre. Je la m anifestai p u b li
quem ent, et je fus vivem ent affecté de ce q u ’elle n ’avait pas été
adoptée (4). » Les syndics des portefaix de Marseille, Félix
M aurin, Joseph Aubert, Guillaume M érentier, Pierre Simon et
Sauveur Rulf firent également savoir à Masséna qu’ils étaient
disposés à appuyer les gendarm es.
La prudente altitude du m aréchal exaspéra les partisans de la
Royauté. Ils descendirent dans la rue, se m êlèrent au peuple, et,
bientôt, des cris furieux som m èrent Masséna d’avoir à rem plir
son devoir, tout son devoir. Masséna, si brave devant l’ennemi,
(1)
(2)
(!!)
(4)
Dossier Masséna. Interrogatoire Séguier.
Ici. Interrogatoire Toscan du Terrail.
Id. Interrogatoire Toscan du Terrail.
Id. Interrogatoire des syndics.
�PAUL GAFFAREL
perdait son courage en face de la foule. Il crut nécessaire de se
m ontrer au balcon de son hôtel, un drapeau blanc à la m ain, et
prom it de rester fidèle aux Bourbons. C’était un prem ier enga
gement. On voulut bien le croire sincère, m ais on le pria de
prendre sur le cham p les m esures nécessaires pour arrêter
l’usurpateur. Le m aréchal s’y engagea et ordonna, en effet, à un
de ses lieutenants, au général Miollis, de m archer contre Napo
léon; mais, on se défiait de son zèle, et le préfet, m arquis
d’Albertas, jugea utile de recourir à d’autres m oyens de défense.
Le 4 m ars, au soir, était affichée sur tous les m urs de Marseille,
avec la signature d’Albertas, la proclam ation suivante : « Je
crois devoir opposer l’exacte vérité des faits aux récits m enson
gers des agitateurs qui voudraient vous alarm er. Quelques sala
riés de l’île d ’Elbe, repoussés par la fidélité du com m andant
d ’Antibes, après avoir débarqué le 2 à Cannes, se sont dirigés
sur Grasse et cherchent à gagner les m ontagnes du Dauphiné.
Un courrier, parti de Fréjus, en a donné la nouvelle au gouver
nem ent. Le comte de Bouthilier, préfet du Var, les généraux
Abbé, Moranger et des troupes de Toulon sont à leur poursuite.
Le m aréchal prince d’Essling, fidèle à son légitime souverain
comme à la victoire, a pris des m esures pour les arrêter dans
leur m arche. Bénissons la Providence d’avoir inspiré à l’Exilé
de l’ile d’Elbe celle dernière et folle entreprise. Regrettons qu’il
ait évité noire déparlem ent, où il n ’eùt point trouvé de com
plices, m ais la juste punition de ses forfaits. J ’espère vous
apprendre bientôt que la source des troubles q u ’on voudrait
renouveler est tarie pour toujours. »
Malgré ces félicitations de com m ande et ces assurances de
prochaine victoire, le préfet des Bouches-du-B hône n ’était pas
autrem ent rassuré. Com prenant d’instinct que les paroles ne
valaient pas les actes, il essaya d’user des moyens que la loi
m ettait à sa disposition. Il pouvait com pter sur le dévoue
m ent (1) des gardes nationaux qui ne dem andaient qu’à entrer
(1) Voir l'adresse de la garde nationale de Marseille, rédigée par le comte
çte Panisse, et contresignée par plus de 3000 gardes nationaux (5 mars 1815),
�LES CENT JOURS A MARSEILLE
163
en campagne, m ais il 11e s’en contenta pas. En sa qualité de
com m andant en chef de cette garde, et, en vertu de son droit de
réquisition, il ordonna la form ation d’une arm ée de volontaires,
pris, non seulem ent dans la garde nationale, m ais dans tous les
rangs de la population, et annonça qu’il se m ettrait à leur tète
et les conduirait bientôt au feu. Masséna, piqué au jeu, fit alors
un nouveau pas en avant, et, le 9 m ars, adressa aux M arseillais
la proclam ation suivante :
« L ’ennemi a passé avec trop de rapidité sur les frontières de
m on gouvernem ent pour q u ’on pût s’y opposer; m ais j ’ai pré
venu en tem ps utile toutes les autorités qui peuvent l’arrêter
dans sa m a rc h e .... Les avis que j ’ai donnés ont eu tout le succès
que je pouvais en attendre. Ils ont empêché l’ennem i de trouver
sur son passage les auxiliaires sur lesquels il com ptait. Je suis
déjà prévenu officiellement que les débouchés du val Drôme et
du val de Nyons sont gardés; qu’une correspondance a été
établie de Gap à Valence par les m ontagnes du Diois pour
diriger les troupes suivant l'occurence; que le lieutenant géné
ral Duvernet s’est porté de Valence au-devant de l’ennem i, sur
la route de Gap après avoir concerté ses opérations avec le
général M archand ; que M. le lieutenant général com m andant à
Lyon a réuni trois régim ents d’infanterie et un régim ent de
dragons. Toutes ces dispositions doivent vous rassurer. D’un
autre côté, je veillerai à ce que la tranquillité du paisible
citoyen 11e soit pas troublée, et je vous réponds que, secondé de
M. le m arquis d ’Albertas, votre préfet, et de vos autres m agis
trats, je saurai la m aintenir dans son intégrité. H abitants de
Marseille, vous pouvez com pter sur mon zèle et mon dévoue
ment. J ’ai ju ré fidélité à notre Roi légitime. Je 11e dévierai
jam ais du chem in de l’honneur. Je suis prêt à verser tout mon
sang pour le soutien de son trône. »
. Malgré ces belles protestations les M arseillais continuaient à
se défier du m aréchal. Bien que, dans ses entretiens fam iliers,
il affectât la plus superbe confiance, on ne croyait pas à sa
sincérité. Sans doute on répétait un de ses propos : « rassurezvous-vous. Le renard est traqué ! », m ais on savait aussi q u ’il
�164
PAUL GAFFAREL
avait ajouté en sourdine (1) : « Il faut qu’il y ait bien peu d’eau
pour que les canards ne se sauvent pas. » On p arlait aussi de
l’envoi d’un des aides de cam p, Porcher de Richebourg, à Grasse
pour avoir des renseignem ents certains, et du départ dans la
direction de Gap et de Grenoble de nom breux ém issaires du
m aréchal. On faisait rem arquer, non sans am ertum e, qu’un
sergent venait d’assasiner un factionnaire, Michel, des M arti
gues, qui avait crié : « Vive le Roi », pt que ce sergent n ’avait
même pas été inquiété. Aussi l’incertitude était-elle grande, et,
malgré la surveillance de la police, les partisans de l’E m pereur
sentaient grandir leurs espérances. Ils com m ençaient même à
ne plus en m odérer l’expression. Quelques soldats enfermés au
fort Saint-Jean, l’histoire n ’a pas retenu leurs nom s, se croyaient
tellem ent assurés du succès prochain qu’ils n ’hésitaient pas à
s’adresser aux poissardes de la halle et essayaient de préparer une
m anifestation. <c J ’ai l’honneur, écrivait (2) le m aire au préfet
(10 m ars 1815), de vous adresser sous ce pli une des lettres
écrites par des prisonniers du fort Saint-Jean aux poissardes. Il
y en a trois. Elles sont toutes les mêmes. Une espèce de porlelaix était chargé de les porter. Il a été arrêté par quelques
particuliers. L’un d’eux a dit qu’il était accouru au cri des
poissardes qui désignaient cet hom m e comme porteur de lettres
de Ruonaparte. Ce porteur les tenait entre m ains. 11 n’a fait
aucune difficulté de les m ontrer, et a même conduit ces gens-là
à la poissonnerie ville, où il en avait déjà rem is une, et q u ’ils
ont retirée. » On signalait d ’autre part de nom breux concilia
bules entre républicains et bonapartistes. Rarras, l’ex-Directeur,
bien qu’il ne fût pas suspect de tendresse pour l’Em pereur,
était surveillé de près dans son château des Aygalades, car on
le supposait très capable d’un revirem ent politique, et tout
disposé à u n ir ses am is républicains aux partisans de l’E m
pire (3), afin de renverser plus aisém ent les Rourbons.« J ’avais,
(1) Faoura que l’aguc ben paou d’aigo, perquè leis canal s si saouvon pas.
Lettre d’un Marseillais au maréchal Masséna.
(2) Archives de Marseille. Dossier de la police.
(3) Archives de Marseille. Lettre du 25 mars.
�LES CENT JOURS A MARSEILLE
165
écrivait M ontgrand au préfet, d’après voire autorisation, visé
le passeport de l'ex-Directeur B arras pour se rendre à Aix en
Savoie. Il vient de m’écrire la lettre dont j ’ai l'honneur de vous
adresser la copie. Je ferai surveiller attentivem ent sa conduite
et les personnes qui auront des relations avec lui; » Une de ces
personnes, le capitaine en retraite M orin, avait justem ent été
dénoncée comme un émissaire dangereux. M ontgrand le recom
m ande à la surveillance toute spéciale de la police, et, comme
on l’avait vu m onter dans une voiture à Bédarride, il s’em pressa
d’écrire (1) à son collègue pour le m ettre en garde : « Cet hom m e
a été signalé comme suspect. Je vous invite à tâcher de le
découvrir et de le suivre dans ses actions. On pense qu’il est
venu à Marseille recruter pour l’arm ée rebelle. Dans le cas où
vous seriez convaiucu de scs crim inelles intentions, vous le
feriez arrêter et conduire chez M. le Préfet. »
Le m aire de Marseille, dans son émoi grandissant, m ultipliait
les m esures de précaution. Dès le 8 m ars, il s’adressait (2) au
comte de Panisse, m aréchal de cam p, inspecteur de la garde
nationale, et le priait de surveiller avec soin les allées et venues
entre M arseille et Toulon d’un côté, Marseille et Aix de l’autre.
Passeports exigés des étrangers et rem ise entre les m ains des
com m issaires de police de tous les voyageurs non m unis de ce
viatique, dem ande de rapports détaillés et journaliers sur l’état
des esprits, exécution stricte de toutes les consignes m ilitaires,
sans doute l’état de siège n ’était pas encore proclam é, m ais il
s’en fallait de peu! Quelques jours plus tard, le 20 m ars,
M ontgrand prenait des m esures encore plus sévères. Trois
corps de garde étaient établis à la barrière Saint-Lazare, à SaintJu st et sur le chem in de Toulon. Un com m issaire de police se
tiendrait en perm anence, pendant vingt-quatre heures, dans
chacun de ces postes, et il arrêterait, sans autre forme de
procès, tout courrier non m uni d ’un passeport, tout voyageur,
même tout piéton, « s’il n’est m uni d’un passeport délivré
(1) Archives clc Marseille. Lettre du 25 mars.
(2) Archives de Marseille. Lettre du 8 mars.
�166
w
PAUL GAFFAftEL
ailleurs que dans le pays occupé par l’ennemi. » En outre les
inscriptions chez les hôteliers, logeurs et fournisseurs seront
l’objet d’un examen attentif. Le préfet Alberlas, informé de ces
m esures, les approuvait toutes sans exception, ne com prenant
pas que l’excès de ces précautions attestait les inquiétudes
gouvernem entales.
L’alerte presque ridicule de Camoins donna la m esure de ces
inquiétudes. Le 12 m ars, on avait signalé sur les hauteurs de
Camoins la présence d ’une trentaine d’hom m es en arm es. On
sut plus tard que c’étaient des gardes nationaux d’Aubagne qui
poursuivaient quatre soldats détachés de la suite de Napoléon.
Les habitants de Camoins avaient pris peur et s’étaient enfuis
ju sq u ’à Marseille, sem ant la panique sur leur passage et annon
çant la prochaine attaque des bonapartistes. On b attit aussitôt
la générale, et une cohue turbulente de volontaires se porta à la
rencontre des prétendus assaillants. On ne sut la vérité que deux
jours plus tard. Les volontaires en furent pour leurs frais d’hé
roïsm e, et M ontgrand (1), très navré de celle piteuse dém ons
tration, essaya d’en faire retom ber le ridicule sur les habitants
de Camoins : « Quand vous irez dans ce ham eau, écrivait-il au
com m issaire de police Bourguignon, dites-leur qu’ils devaient
aller au devant de l’ennem i, surtout s’ils n’étaient qu’au nom bre
de vingt-cinq hom mes! Le ham eau devait se lever en masse avec
des fusils de chasse pour aller reconnaître l’ennem i, le pour
suivre, l’arrêter et le conduire devant les autorités supérieures. »
P endant que le m aire de Marseille donnait ainsi à ses subor
donnés des leçons de stratégie, Napoléon poursuivait sa m arche
victorieuse. E n traîn an t à sa suite les régim ents ébranlés, escorté
p ar des populations en délire qui l’acclam aient comme le
sauveur de la patrie, il voyait tom ber devant lui, sans tirer un
coup de fusil, les portes des forteresses les plus redoutables, et,
d ’un élan irrésistible, accentuait son m ouvem ent sur la capitale.
Les autorités m arseillaises ignoraient-elles ces progrès, ou vou
laient-elles sincèrem ent rester lidèles au m onarque légitime, il
(1) Archives de Marseille.
�LES CENT JOURS A MARSEILLE
167
est difficile de se prononcer sur ce point, mais elles agirent
comme si elles étaient persuadées de la chute prochaine de
l’usurpateur, et Marseille devint comme la capitale des régions,
qui ne voulaient pas encore s'incliner devant le fait accom pli.
Aussi le m aire s’empressa-l-il de taire afficher les dépêches (1)
plus qu’optim istes, qu’il reçut alors du duc d ’Angoulême. « Le
m aréchal Ney m arche à la tête de troupes sur la fidélité des
quelles on peut com pter — un élan général se fait sentir, et tout
présage que la résistance du tyran sera opiniâtre et couronnée
de succès. »
Le duc d’Angoulême, si affirm atif dans ses espérances, était en
tournée dans les départem ents du Midi quand débarqua Napo
léon. Le m inistère le chargea d’organiser une arm ée qui opére
rait sur les derrières ou sur le liane des envahisseurs. 11
s’em pressa d’avertir Masséna cl lui annonça sa prochaine arrivée
à Marseille. Le m aréchal était ju sq u ’alors resté fidèle uses enga
gements. Non seulem ent le drapeau blanc flottait sur tous les
édifices publics, m ais encore des m ouvem ents de troupes avaient
été ordonnés, et de pom peuses et retentissantes proclam ations
annonçaient aux populations du Midi la prochaine entrée en
campagne contre l’usurpateur. Masséna s’était même em pressé
de m ettre à l’ordre du jo u r la fameuse proclam ation de Soult,
alors m inistre de la guerre (8 m ars 1815). Nous la reproduisons
ici en tan t que docum ent historique de haute valeur, et comme
preuve nouvelle du peu de fixité des sentim ents politiques des
principaux personnages de l’E tat : « Soldats ! Cet hom m e qui,
naguère, abdiqua aux yeux de toute l’Europe un pouvoir usurpé
dont il avait fait un si fatal usage, B uonaparte, est descendu sur
le sol français qu’il ne devait plus revoir. Que veut-il ? La guerre
civile. Que cherche t-il ? Des traîtres. Où les trouverait-il ?
Serait-ce parm i ces soldats qu’il a trom pés et sacrifiés faut de
fois en égarant leur bravoure "? Serait-ce au sein de ces familles
que son nom seul rem plit encore d ’effroi ? Buonaparte nous
m éprise assez pour croire que nous pouvons abandonner un sou(1) Dépêches du duc d’Angoulême au préfet Albertas, 13 et 14 mars 181(5.
�vcrain légitime et bien aim é pour partager le sort d’un hom m e
qui n’est plus qu’un aventurier. Il le croit, l’insensé, et son
dernier acte de démence achève de le faire.connaître. Rallionsnous autour de la bannière des lis à la voix de ce père du peuple,
à ce digne héritier des vertus du grand Henri. Il vous a tracéluiraèinc les devoirs que vous avez à rem plir. Il met à votre tête ce
Prince, modèle des chevaliers français, dont l’heureux retour
dans notre patrie a déjà chassé l’usurpateur, et qui aujourd’hui
va, par sa présence, détruire son fol et dernier espoir. »
C’était déjà beaucoup que d ’avoir perm is l’affichage de celle
proclam ation. Masséna pourtant ne crut pas avoir assez fait. De
concert avecM onlgrand et Alberlas, il rédigea (15 m ars 1815) une
proclam ation aux M arseillais, aussi em phatique que violente,
dans laquelle après avoir annoncé la prochaine arrivée du duc
d’Angoulême à Marseille, il ajoutait : « Il recevra de vous les
gages et les preuves indubitables du dévouement et de la fidélité
que les circonstances com m andent et dont vos cœ urs ont
toujours été pénétrés. Vous rejetterez toutes les m anœ uvres
perfides de quelques agitateurs, dont les insinuations tendent à
troubler l’harm onie, qui règne entre les braves gardes nationales
et les troupes de ligne. Leurs vœux coupables seront trom pés.
Rien ne pourra nous désunir. Il n ’y aura pour le citoyen et poul
ie soldai qu’un seul cri, défendre au péril de nos jours le trône
de notre bon roi Louis XVIII. Vive le roi ! ».
En effet, lorsque le duc d’Angoulême fit son entrée à Marseille,
non seulem ent il fut reçu aux acclam ations de la foule, m ais le
m aréchal se m it à ses ordres et p arut disposé à le seconder de
tout son pouvoir. Le prince crut ou feignit de croire à ces protes
tations intéressées. 11 se m ontra partout en public dans la
compagnie du m aréchal, et lui prodigua les témoignages de sa
confiance. Les M arseillais étaient m oins crédules. Le jo u r même
de l’entrée du prince, le docteur Niel (1), du h au t de son balcon, en
pleine rue Saint-Ferréol, s’écriait en désignant le m aréchal assis
assis à côté du duc : « Gare au traître! ». Un ouvrier se glissait
(1) Dossier Masséna. Interrogatoire Jordani, 21 février 181(5.
�LES CENT JOURS A MARSEILLE
169
auprès (lu prince, et sans se soucier du voisinage, criait à haute
v o ix : « Méfiez-vous du borgne!. » Au m êm e m om ent une
femme s’agenouillait devant Masséua, et les m ains jointes
« M aréchal ! ne trahissez pas ce bon prince. » Le duc d'Angoulême ne tin t pas compte de ces dénonciations. Comme il ne.
pouvait agir sans le concours efficace de Masséna, il repoussa
toutes les insinuations et affecta, au contraire, de com bler le
m aréchal de caresses eL de com plim ents.
L ’intention des Bourbons était d’organiser, ou plutôt d’im pro
viser dans le Midi une arm ée composée m oitié de troupes
régulières, m oitié de volontaires, qui rem onterait la vallée du
Rhône et s’attacherait aux derrières de Napoléon, avec l’espoir
que, retenu en avant par d ’autres troupes, il serait refoulé et
pris de la sorte entre deux feux. Le concours de M asséna était
indispensable. 11 n ’osa pas le refuser, et quelques régim ents
reçurent l’ordre de p a rtir; m ais il n ’y avait pas à se dissim uler
que les dispositions des soldats étaient plutôt m auvaises. Mieux
a u ra it valu s’appuyer uniquem ent sur les volontaires, dont beau
coup avaient déjà servi, et qui tous étaient anim és du désir
sincère de se rendre utiles à la Légitimité. Le jo u r même de son
arrivée, le duc d’Angoulême avait cherché à surexciter leur
bonne volonté, et voici la proclam ation q u ’il leur adressait :
« Braves h abitants du Midi, le bonheur que vous avait rendu
votre roi légitime est m enacé. Celui qui, pendant quinze ans,
dépeupla vos cam pagnes, anéantit votre com m erce, épuisa vos
fortunes, fut le bourreau de vos enfants, veut encore vous
enchaîner sous son joug de fer. Braves F rançais, vous ne le
souffrirez pas! Un pacte de neuf siècles a uni et confondu notre
bonheur et notre existence. Non, vous ne vous séparerez pas de
nous. P artout j ’ai vu sur mon passage de véritables Français.
Levez-vous donc pour défendre votre Roi que vos cœ urs ont
proclam é Louis le Désiré, pour défendre cette charte constitu
tionnelle, gage de votre félicité, que son cœ ur paternel vous a
donnée. Ne vous bornez pas à des vœ ux stériles. Venez vous
ranger sous notre antique bannière : elle est le signal et le gage
de l’honneur et de la loyauté. Comptez sur nous; nous sommes
12
�ferm em ent résolus à ne jam ais vous abandonner. Des m esures
sont prises pour organiser et diriger vos nobles efforts : le succès
les couronnera. » Louis Antoine.
Comme réponse à. cette proclam ation, et le même jour
(17 m ars 1815), lorsque le duc d ’Angoulême se m ontra au grand
théâtre, un poète du cru, un certain Carvin aîné, fit exécuter
une cantate qu’il avait composée pour la circonstance. Ainsi
qu’il arrive d’ordinaire pour les poésies de ce genre, l’intention
vaut m ieux que l’exécution. On nous excusera si nous la rep ro
duisons dans ce travail. De pareils docum ents appartiennent à
l’histoire.
Français, sous le drapeau des lis
Restons toujours fidèles.
Aux Bourbons, à notre pays,
Ne soyons point rebelles.
Servons la France et les fils de nos rois,
Vengeons l’honneur du diadème,
Courons, volons à de nouveaux exploits
Sur les pas d’Angoulême.
Le triomphe n’est pas douteux
Pour un roi légitime,
Et toujours le courroux des Dieux
Retombe sur le crime,
Servons la France, etc.
Prince chéri, que notre amour
Dissipe tes alarmes,
Marseille ne veut en ce jour
Pour vaincre que des armes.
Nous mourrons tous pour les fils de nos rois
Et pour l’honneur du diadème.
Oui, nous volons à de nouveaux exploits,
Guidés par Angoulême.
Ce ne sont pas les seules élucubrations poétiques auxquelles
donnèrent lieu les évènements. Il est vraim ent singulier que
certaines personnes trouvent, aux m om ents les plus critiques
de notre histoire, les loisirs et la tranquillité d ’esprit nécessaires
pour célébrer en vers, d’ordinaire grotesques, les hauts faits ou
�LES CENT JOURS A MARSEILLE
171
les exploits futurs de tel ou tel personnage contem porain. C’est
là un état d’àme fort complexe que, pour notre part, nous ne
parvenons pas à débrouiller, m ais que nous devons signaler.
Voici par exemple le Parallèle de l’illustre Bourbon avec le
fam eux Buonaparte, composé par un poète m arseillais, qui crai
gnit sans doute de trop attirer l'attention sur lui, car il ne signa
point son œuvre :
Qui voudrait mettre en parallèle
Louis notre bon prince et sa noble maison
Avec ce vrai tyran qu’on prend pour un démon,
Et son engeance criminelle
Bien digne de Napoléon,
Admirerait à droite un sublime spectacle
Produit par toutes les vertus.
A gauche il maudirait l’infernal réceptacle
Des vices les plus combattus.
Il trouverait ici près de quarante lustres
D’un sceptre bien enraciné,
Et là des parvenus qui ne se croient illustres
Que par le vol de leurs aînés.
Il trouverait ici le pouvoir légitime
Dans une belle et chère main,
Et là l’usurpateur qui présente le crime,
Pour titre au pouvoir souverain,
Il verrait dans Louis notre honneur, notre gloire,
L’objet de nos plus doux souhaits,
Dans l’autre un étranger dont la sanglante histoire
Ternit le beau nom de Français.
Solon, Titus, Henri, Colbert, Socrate, Auguste,
Se dirait-il, sont dans Bourbon,
Et le maître cruel de l’infâme Locuste
Compose seul Napoléon.
D’où je conclus en easuiste,
D’accord avec la voix des cieux,
Que, pour être Bonapartiste,
Il faut être un monstre odieux.
L ’auteur d ’un sonnet intitulé Prêterez-vous serment de fidélité à
Bonaparte, est m oins réservé. Il signe bravem ent Urbain de
Marseille, et donne, dans le style et avec les idées de Joseph
P rudhom m e, une véritable consultation politique.
�172
PAUL GAFFAREL
Que me demandez-vous? Ah! je frémis d’horreur.
Faut-il, traître odieux, partager un grand crime?
Non, je serai fidèle à mon Roi légitime :
Le flambeau de mes jours est celui de l’honneur.
Je jure donc, je jure au Corse usurpateur
(Dût son injuste bras me choisir pour victime!)
Que des fils de Henri la race magnanime
Jusques à mon trépas animera mon cœur.
Périssent les vautours que vomit la Montagne !
Règne à jamais le Lis que la gloire accompagne,
Tombent les scélérats qui méprisent ses droits!
Français, toujours Français, je lui vouai mon être.
Comme je n’ai qu’un Dieu, Bourbon est mon seul maître.
Tels sont mes sentiments, mes serments et mes lois !
Un capitaine de l’armée royale, Dotneny de Rienzi, ne recula
pas non plus devant la responsabilité de la signature, et s’avoua
l’auteur de la Provençale, chant guerrier du Midi, dédié au duc
d’Angoulème. Reconnaissons tout de suite que cette Provençale
n ’était pas destinée à faire oublier la M arseillaise.
I
Napoléon voudrait encor ravir
Aux lils d’Henri leur antique couronne.
Fiers Provençaux, nobles appuis du trône,
Pour les Bourbons il faut vaincre ou mourir.
D’un vil tyran ne souffrons plus l’empire.
Plutôt la mort que son sceptre oppresseur!
Français, chantons dans un noble délire :
Vive le roi, la patrie et l’honneur.
II
Ah! trop longtemps sous son joug détesté,
La France en deuil vit triompher le crime.
Pour le punir tout devient légitime.
Son trépas seul nous rend la liberté.
D'un vil tyran, etc.
�LES CENT JOURS A MARSEILLE
173
fil
Notre bon Roi règne dans tous les cœurs,
Nous respirons grâces à son génie.
Il peut lui seul sauver notre patrie.
Son Antigone essuiera tous nos pleurs.
D’un vil tyran, etc.
IV
Il faut partir! Marchons tous aux combats !
S’il faut ma mort pour avoir la victoire,
Pour notre Roi, notre Charte et la gloire
Je veux mourir : mais nous ne mourrons pas !
D’un vil tyran, etc.
Après l’arm ée le clergé paya son trib u t de reconnaissance
poétique. L ’abbé M artin de Saint-Thom as composa, à grand
renfort d ’épithètes, neuf strophes, adressées à la garde urbaine
de Marseille, et qu’il intitula m odestem ent les Napoléoniques.
Voici les m oins m auvaises de ces strophes.
I
Amour sacré de la patrie
Pardonne à mon crédule cœur.
Quelques rimes d’idolâtrie
Pour celui qu’il crut ton sauveur.
Quel cœur alors aurait pu croire
Qu’en écrasant un Directoire
Qui couvrait tes enfants de deuil,
L’un d’eux, adopté par la France,
Ne la sauvait en apparence
Que pour lui creuser un cercueil !
IX
Perdez la coupable espérance,
Vils agents d’un usurpateur,
De courber de nouveau la France
Sous son régime destructeur.
�174
PAUL GAFFAREL
Le vrai père de la patrie
A, malgré votre perfidie,
Conservé chez les Marseillais
Un foyer d’amour, dont la flamme
Va bientôt électriser l'âme
De tous les autres bons Français.
En temps de révolution les actes sont toujours préférables
aux paroles. Le duc d’Angoulême fut sans doute très louché des
sentim ents ainsi exprimés par les poètes m arseillais, m ais,
comme le tem ps pressait, il préféra sans doute à.celte versifica
tion l’ordonnance du 6 m ars qui « enjoignait à tous les gouver
neurs, com m andants de la force armée, gardes nationales,
autorités civiles et même simples citoyens de courir sus à l’usur
pateur, de l’arrêter et de le traduire incontinent devant un
conseil de guerre, qui, après avoir reconnu l’identité, provo
quera contre lui l’application des peines prononcées par la loi. »
Cette mise hors la loi était complétée par la déclaration des
plénipotentiaires réunis au congrès de Vienne (13 m ars). Les
puissances déclaraient « que Napoléon Bonaparte s’est placé
hors des relations civiles et sociales, et que, comme ennem i et
perturbateur du repos du monde, il s’est livré à la vindicte
publique. » Restait, il est vrai, à exécuter ces m esures, m ais les
fonctionnaires qui entouraient le duc d ’Angoulême paraissaient
pleins de confiance. Le m aire de Marseille, M onlgrand, venait
même de s’engager à fond pour la cause royale, en adressant à
ses concitoyens, le 17 m ars 1815, un appel aux arm es.net et
précis pour les encourager à s’enrôler dans l’arm ée royale en
form ation : « La voix de l’honneur et du devoir a déjà retenti
dans vos coeurs. Vous demandez, avec une généreuse im pa
tience, des arm es pour voler à la défense du inonai'que légitime,
à celle de la patrie qu’on ne peut séparer de lui, à la conservation
de vos intérêts les plus chers et les plus personnels. Ces arm es
vous sont offertes : vous allez les saisir. Nous invitons tous les
habitants de la ville et du territoire qui peuvent et désirent se
dévouer à cet honorable service, à se présenter au bureau m ili
taire de la Mairie, dès la publication du présent avis, et au plus
tard ju sq u ’à lundi prochain, 20 du courant, à l’effet de s’y faire
�LES CENT JOURS A MARSEILLE
175
inscrire et de recevoir les ordres relatifs à leur prom pte
organisation. »
Un assez grand nom bre de volontaires répondirent à cet appel :
les uns par conviction, les autres parce qu’ils se trouvaient sans
ouvrage et n’étaient pas fâchés de toucher une haute solde sans
courir de grands risques. On rem arqua, sans doute à cause de
leurs rodom ontades, l’adresse de gardes nationaux de Tarascon.
« Le Corse, cet odieux tyran que le ciel dans sa colère avait jadis
élevé sur la France pour la p unir du plus horrible des forfaits,
a osé quitter le lieu de son exil pour venir dans notre belle
patrie, trop longtem ps m alheureuse sous son effroyable dom i
nation, y apporter les horreurs de la guerre civile... La garde
nationale de Tarascon sollicite l’honneur de m archer en masse,
ou par détachem ents, contre cet infâm e brigand. » Il n ’y avait
q u ’à profiter de la bonne volonté de ces foudres de guerre. Le
préfet et le m aire se m irent donc d’accord pour hâter l’arm em ent
et l’organisation de ces volontaires. On a conservé des (1) lettres
d ’Albertas à M ontgrand où il le prie de réserver « pour la défense
du roi et de la patrie » tous les frais de réception qu’entraînerait
la visite du duc d ’Angoulêmê. « Son Altesse Royale, ajoute-t-il,
ayant donné des ordres pour que la partie de la garde nationale
qui devra faire un service actif soit mise en état de partir, Son
Excellence M onsieur le Gouverneur me prévient q u ’il a prescrit
des dispositions pour que les pièces de campagne et les m u n i
tions nécessaires lui soient fournies. Je vous prie d ’aviser sur le
cham p aux moyens de faire m ettre à la disposition de ce corps
les attelages des pièces et des m unitions. » Certes le m aire
M ontgrand était plein de bonne volonté, et il n ’aurait pas mieux
dem andé que d’agir sur le cham p et conform ém ent aux instruc
tions reçues, m ais il se heurta contre l’inertie voulue des auto
rités m ilitaires et la m auvaise volonté de certains entrepreneurs.
Il n ’y eut à vrai dire que le directeur du Grand-Théâtre qui se
signala par son em pressem ent. A la date du 6 avril (2), il pro(1) Archives de Marseille. Lettres du 14 et du 15 mars 1815.
(2) Archives municipales. Lettre du directeur au maire et du maire au préfet.
P avril.
�17(5
PAUL GAFFARKL
posait au m aire de donner une représentation extraordinaire
dont le produit serait affecté à l’arm em ent et à l’équipem ent des
Aolontaires royaux. M ontgrand accepta l’ouverture et dem anda
au préfet l’autorisation dont il avait besoin. Cette perm ission
lui fut accordée avec d’au tan t plus de facilité qu’il n ’y avait
déjà plus à se dissim uler que les troupes régulières n’obéissaient
qu'à contre-cœ ur. Il n ’au rait pas fallu fouiller dans la giberne
de beaucoup de soldats pour y trouver la cocarde tricolore qu’ils
ne dem andaient qu’à arborer de nouveau. Les officiers et les
généraux n’osaient pas se prononcer ouvertem ent, m ais, par
leur attitude, ils encourageaient les espérances de la troupe, et
leur indulgence était extrême à l’égard de tous ceux qui m ani
festaient publiquem ent leur opinion, Sans doute la trahison
n’était pas consommée, m ais elle existait pour ainsi dire à l’état
latent dans les esprits. Le général Miollis ne venait-il pas de se
m ontrer dans une revue avec son ancien habit d’ordonnance,
encore orné de la cocarde tricolore ! On lui en fit l’observation,
et il rejeta la faute sur son valet de cham bre, m ais tout le
monde avait com pris. Un gouvernem ent énergique aurait, sur
le cham p, puni par une destitution celle singulière incartade,
m ais on feignit d’accepter ses explications et on le laissa à la
tète de l’arm ée royale chargée d’opérer contre B onaparte.
Ce n’était pas seulemen t de la résistance sourde m ais déjà de
l’opposition formelle des m ilitaires qu’avaient à triom pher les
autorités m arseillaises. Les entrepreneurs refusaient tout
service ou n ’obéissaient q u ’à contre-cœ ur. Dès le 7 m ars
1815 (1), à l’occasion d’une réquisition pour Iransporl des
canons de la garde urbaine, un certain Bouteille, voiturier,
dem eurant 13, rue du P etit-S ain t-Jean , refusait de partir. « Il
m ’a été signalé, écrit le m aire au préfet, comme le voiturier le
plus insoum is et le plus récalcitrant. Il est le seul qui se soit
refusé de fournir le nom bre de chevaux que la Commune lui a
dem andé. Il a m is à son refus une obstination et un ton d ’inso
lence qui caractérise scs opinions sur le compte du gouver(1) Archives de Marseille.
�LES CENT'JOURS A MARSEILLE
177
nem ent. » M ontgrand dem andait une punition exemplaire, m ais
l’exemple fut contagieux. De jour en jo u r augm enta le nom bre
des fournisseurs qui se refusaient à tout service. Tantôt c’est un
certain Lasalvi (1), qui se plaint d’avoir épuisé scs ressources,
cl d’avoir déjà donné 2.500 capotes, 650 chemises et 1000 paires
de souliers. Il a cédé, dit-il, tous ses draps de Lodève. Il ne lui
reste plus que des draps de Bédarrieux, Carcassonne et Limoux,
m ais qui coûtent beaucoup plus cher, aussi ne confectionnerat-il les 1988 capotes qu’on lui dem ande encore que si on s’engage
à les lui payer 112 francs au lieu de 25 francs la pièce. Ses
collègues ne se com portent pas autrem ent. Aussi le préfet (2)
est-il obligé de constater à regret les retards apportés dans la
fourniture des shakos, havresacs, guêtres et chemises. A vrai
dire tous les fournisseurs m ilitaires sem blent s’être donné le
mot pour trouver des prétextes et inventer des retards !
Cette m auvaise volonté se retrouve dans l’absence des pré
cautions les plus élém entaires pour assurer le fonctionnem ent
des nouvelles troupes. Ainsi les corps de garde sont in h ab i
tables. « Je vous prie, écrit un officier (3) à M ontgrand, de
vouloir bien donner des ordres pour que le corps de garde de
la préfecture soit blanchi et le lit de camp raboté, car notre
m onde est obligé de passer la nuit sur des chaises, et le corps
de garde actuel doit servir au bureau m ilitaire de l ’état-m ajor,
qui est actuellem ent dans un appariem ent si hum ide qu’on
peut y attraper un rhum atism e. » Les corps de garde ne sont
même pas éclairés. Voici le billet (4) adressé par Jaunie à
Bouchet, conservateur des bâtim ents m ilitaires : « Vos corps
de garde sont occupés par de braves gens qui, bouillants
d ’ardeur et affectionnés à leur service, ne se rappellent qu’il leur
faut des chandelles q u ’au m om ent de les allum er. Il en est
même qui ne viennent qu’à 8 heures 1/2, m ais il n’est pas
possible que les m agasins soient ouverts à celle heure. »
(1) Archives de Marseille. Lettre à Montgrand du 7 avril 1815.
(2) Archives de Marseille. Lettre du préfet au maire, G avril 1815.
(3) Archives de Marseille. Lettre du 7 avril.
(4) Archives de Marseille. Lettre du 9 avril 1815.
�PAUL GAFFAREL
Donc m auvaise volonté bien avérée des fournisseurs se tra
duisant soit par des oublis volontaires, soit par des refus m al
déguisés, il n’y avait pas à se dissim uler que les troupes royales
de nouvelle levée étaient m al vues par une partie de la popu
lation. Voici une dernière preuve de ces sentim ents de défiance.
Le docteur L autard, médecin en chef de l’hôpital Saint-Lazare,
très dévoué à ses fonctions, très honorablem ent connu par ses
services, avait espéré q u ’il serait dispensé de la corvée de loger
les m ilitaires des compagnies franches. Or non seulem ent on
lui imposa de nom breux garnissaires, m ais encore on les
autorisa à réclam er trois francs par jo u r au cas où il ne pourrait
pas les recevoir. L autard (1) protesta : « Qu’on n ’affecte pas,
écrivait-il à M ontgrand, d’affliger toujours les mêm es m aisons.
Q u’un avis au public fixe la somme d ’argent qu’on doit donner
aux m ilitaires qu’on ne peut ni loger ni n o u rrir chez soi. Je vous
prie de 11e voir dans ces projets que l’expression des sentim ents
d ’un citoyen qui souffre un peu trop de l’abus qu’il vous
signale. » Et Lautard était un partisan dévoué des Bourbons !
S’il était traité de la sorte et comme de juste m écontent, quels
ne devaient pas être les sentim ents des autres M arseillais ou
plus indifférents ou plus hostiles.
Aussi bien le préfet et le m aire com prirent que le tem ps était
passé des m énagements. Ils recoururent, comme s’ils se trou
vaient en face de l’ennem i, au système brutal des réquisitions.
Nous ne pouvons énum érer ici, car elles encom brent encore les
dossiers des archives, les nom breuses réquisitions donl furent
alors accablés les M arseillais. En voici quelques-unes prises au
hasard : Le 21 m ars, lettre d’Albertas à M ontgrand pour le
prévenir « qu’il a fait m ettre, hier, des affiches pour provoquer
des souscriptions m ais elles n ’ont rien produit et il n ’y a pas un
m om ent à perdre. » II réclame, en effet, la fourniture im m édiate
de 1.400 bretelles, 2.500 shakos, 2.200 pantalons de loile, 1.250
chemises, 2.200 havresacs, 2.500 souliers et 1.100 tire-balles. Le
25 m ars, c’est l’adjudant général, chevalier de La Boulaye, qui,
(1) Archives de Marseille. Lettre du 7 avril 1815,
�LES CENT JOURS A MARSEILLE
179
au nom du m arquis de Rivière et avec l’autorisation du préfet,
réquisitionne 2.000 pantalons de toile, 2.000 souliers et autant
de chemises, de bretelles de fusil, de gibernes, de porte-gibernes,
de capotes et de shakos. Le même jo u r, réquisition p ar Rivière
de 500 paires de souliers à envoyer à Aix dans la journée et par
Albertas de colliers pour chevaux et de baguettes de tam bours.
Le 30 m ars, réquisition de trom pettes qui ne seront fournies
que le 8 avril par Lippi et au prix rém unérateur de 60 francs.
Le 5 avril, A lbertas dem andera encore au m aire 25 cordes à
fourrage, des m usettes, des étrilles, peignes, brosses, ciseaux,
etc. Or, malgré le bon vouloir des autorités royalistes, leurs
efforts n’aboutissaient le plus souvent qu’à un pileux avor
tem ent. On se heu rtait contre la m auvaise volonté cachée, mais
réelle, de l’adm inistration m ilitaire. Il devenait chaque jo u r de
plus en plus évident que le m aréchal Masséna n ’agissait que
contraint et forcé. Les officiers volontaires avaient beau lui
offrir leurs services; il les accablait de com plim ents, m ais ne
donnait aucun ordre ferme, Les capitaines de volontaires
d'Eslubi (1), D escarros et A rnaud racontèrent plus tard que,
plusieurs jo u rs de suite, ils s’étaient présentés au quartier
général, proposant de p artir sur l’heure, mais on leur avait
toujours répondu q u ’on n'avait ni arm es, ni m unitions, et quand
on se décida, vers le 18 m ars, à les envoyer à Aix, ils y restèrent
plusieurs jo u rs sans recevoir une cartouche. « Ce retard, a dit
l’un d ’eux, faisait crier tous les volontaires. » Un autre officier,
le lieutenant d’artillerie urbaine (2) Massot, partit, dès les
prem iers jours, avec 43 canonniers et 2 canons. Il reçut plus
tard un renfort de 58 hom mes et de 2 pièces, m ais on se contenta
de leur ordonner des prom enades inutiles. « P ar les m arches
que l’on nous imposa, on conclut que nous étions joués. »
L’opinion générale s’était même établie parm i les volontaires que
« s’il n’eut craint l’esprit du peuple, Masséna se serait prononcé
dès le prem ier jour. » Un autre officier, dont nous avons déjà
(1) Dossier Masséna. Interrogatoire de Borély. 17 janvier 1816.
(2) Interrogatoire de Massot, 19 janvier 1816.
�cité le nom, Séguier (1), fut plus hardi dans l’expression de son
m écontentem ent. Revenu à Marseille après une dém onstration
stérile dans la direction de Gap, il alla trouver le m aréchal :
« Eh bien, lui dit ce dernier en ricanant, vous n’avez donc pas
arrêté le général Chabert? » — « Il n’a pas dépendu de nous,
répondit Séguier outré de colère. J ’ai fait mon possible, m ais il
fallait en arrêter un autre avant lui! » L ’allusion était tra n sp a
rente et l’attaque directe. M asséna aurait dû faire em poigner
l’insolent. Tl craignit de provoquer un scandale. Il se contenta
de hausser les épaules, et, se to u rn an t vers un de ses aides de
camp, « les voilà bien, s’écria-t-il, les gens du Midi! » Il aurait
même ajouté : « 11 n ’y a pas ju sq u ’aux cailloux de ce m audit
pays qui ne soient royalistes. »
Une plaisanterie ne dénoue que rarem ent une situation em bar
rassée. Dès le prem ier jo u r, le m aréchal avait fait doubler (2)
la garde autour du quartier général. Bientôt il ne se crut plus en
sûreté à Marseille et se réfugia à Toulon, sous prétexte de
défendre la place contre une surprise anglaise. Encouragés par
son exemple, quelques-uns de ses lieutenants usèrent de m oins
de m énagements. Le général Gazan à Grasse et le général Abbé
à D raguignan firent savoir, m algré les efforts désespérés de
Bouthilier, préfet du Var, qu’ils observeraient la neutralité.
Miollis osa davantage.
Quelques royalistes de m arque avaient, sans le consulter,
m ais en se servant de son nom, rédigé une affiche oû il était dit
que 7Ô0.000 soldats alliés m archaient contre la France, ou plutôt
contre Bonaparte et ses adhérents, qui étaient traités de Mamelucks. Miollis protesta. « M. le Maire, je vous prie de faire con
naître par la voie de l’im pression et de l’affiche que je n’ai point
signé l ’écrit intitulé : Puissances alliées du Roi, où mon nom se
trouve ». Certes le général était dans son droit strict, puisque
on avait abusé de son nom, m ais le m om ent était-il bien choisi,
alors qu’on l’avait désigné pour com m ander les volontaires
(1) Interrogatoire de Séguier.
(2) Dossier Masséna. Interrogatoire Battaglia (22janvier 1S16) : « Il lit doubler
la garde de sa porte déjà très nombreuse.
�LES CENT JOURS A MARSEILLE
181
royaux, de jeter ainsi la désunion et de m arquer, par cet éclatant
désaveu, qu’il n’avait pas confiance en l’avenir? Sans doute, ni
de sa part, ni de la part de ses collègues, ce n ’était encore la
défection, m ais elle était im m inente. Aussi plus d ’un parm i les
volontaires Provençaux avait-il déjà perdu confiance, et s’inform ait-il si les chem ins de la retraite n’étaient pas interceptés.
Le Conseil général des Bouches-du-Rhône qui s’élail déjà
signalé par d’étranges adulations (1), affectait pourtant la plus
im perturbable confiance (2). «On vous trompe, on nous calom nie,
on vous dit que le drapeau tricolor (sic) ilolle sur nos rem parts,
que les autorités du Midi ont faussé leurs serm ents, trahi leur
patrie et abandonné leur Roi. N’en croyez rien ! Les Provençaux
sont tels aujourd’hui que l’histoire les dépeint. Leurs cœ urs
francs, leurs têtes ardentes sont incapables de perfidie et de
lâcheté. On peut les vaincre, les conquérir, m ais jam ais ils ne
s’aviliront. » Le préfet Albertas au contraire, plus au courant de
la situation, com m ençait à perdre la tête, et rédigeait d’étranges
proclam ations, qui achevaient de jeter le trouble dans les
esprits. T antôt il annonçait (8) les grands succès rem portés par
l'arm ée du duc d ’Angoulême, m ais en ajoutant : « Gardez-vous
des agitateurs. L’officier français est à l’abri du soupçon. Comme
vous il sent toute l ’étendue des dangers qui m enacent la France
entière ». T antôt il avouait (4) que la situation était comprom ise.
« Aucune nouvelle officielle, et je vous l’atteste, ne garantit
la certitude des nouvelles que des agilateurs font circuler et
qu’ils agravent. Q uand même elles seraient vraies dans tous
leurs détails, la patrie n ’en est pas m oins sauvée. Quels que
puissent être les succès éphém ères des réfugiés de l’île d ’Elbe,
la m asse des généraux qui ont fait la gloire des arm ées fran
çaises est restée lidèle. Non, vous n’avez rien à craindre. Le fils
de la victoire, le m aréchal Masséna, est au m ilieu de vous. Il a
ju ré solennellem ent de défendre la France. Il la sauvera. C’est
la seule gloire qui lui m anquait ».
(1)
(2)
(3)
(4)
Délibération du Conseil général, séance du 29 mars 1815.
Id. Séance du 8 avril 1815.
Proclamation du 5 avril.
Proclamation du 30 mars.
�182
PAUL GAFFAREL
Pendant que l’infortuné m agistrat s’engageait si légèrement
en faveur d’un m ilitaire, dont la bonne foi était au m oins sus
pecte, un seul hom me, et il ne s’im posait pas par la supériorité
de son génie, c’était le duc d’Angoulême, faisait son devoir sans
fracas et sans bruit. ïl n’essayait pas de cacher la vérité.
« L ’ennemi, à l’aide de quelques défections honteuses, écrivaitil (1), est entré dans Paris. Le roi suivi des m inistres, des m aré
chaux, et d’un nom bre im m ense de généraux, d’officiers et de
sujets fidèles, a transféré son gouvernem ent au nord de la France,
et m ’a investi de celui du Midi. Je répondrai à sa confiance et à la
vôtre. Je m archerai à la tète de vos braves enfanls, tandis q u ’un
gouvernem ent central établi par mes ordres à Toulouse sera
chargé de diriger et de régulariser vos généreux sacrifices. Soyons
unis, habitants du Midi. A bjurons toute prétention, toute diver
sité d ’opinion. Que toutes nos pensées se confondent en une
seule : celle de sauver la patrie et le Roi. » Ce qu’il disait, le duc
d’Angoulême était résolu à le faire: m ais le succès ne répondit
pas à ses efforts.
Les m auvaises nouvelles ne tardèrent pas. Avec quelques
troupes restées fidèles, le duc d ’Angoulême avait bien essaj'é de
rem onter la vallée du Rhône. Le 29 m ars il était arrivé à Montélim ar, et un de ses lieutenants, le duc d ’Escars, avait même battu
le général bonapartiste Lebel. Le 31 m ars l’arm ée royale bivoua
quait à Pont-Saint-Esprit, et, le 2 avril, à Loriol, elle s’em parait
du pont de Livron sur la Drôme et refoulait les Im périaux sur
Valence. Ce fut son dernier succès. De tous les côtés des forces
accablantes avaient été dirigées contre le duc d’Angoulême.
Attaqué en face par Grouchy, menacé sur ses derrières par
Gilly, il dut rétrograder et bientôt fut acculé à la nécessité ou de
s’ouvrir par la force un passage à travers des régim ents fanatisés
ou de capituler. Il se résigna à cette dernière alternative, et à la
Palud signa une convention en vertu de laquelle son arm ée était
licenciée, et il obtenait pour lui et ses am is l ’autorisation de
s’em barquer à Cette pour l’Espagne.
(1) Proclamation du 31 mars.
�LES CENT JOURS A MARSEILLE
183
Ce lut pour les royalistes une cruelle déception, car ils
avaient en quelque sorte escompté le succès du duc d’Augoulême. Des bulletins pom peux de victoire avaient été composés
à l’occasion des escarm ouches de M ontélim ar et de Livron. On
y représentait le duc comme un preux des anciens jours : « il
a m ontré pendant l’action un calme inaltérable, celui qui
accom pagne la bonne cause, la cause que le ciel protège et que
la valeur des véritables Français fera triom pher. » A Marseille
surtout l’enthousiasm e royaliste avait fait explosion. Voici ce
q u ’écrivait (1) à la date du 5 avril le m aire au procureur du Roi :
« Placé par vos fonctions au m ilieu des M arseillais, vous êtes
tém oin comme moi de l’esprit dont ils se m ontrent anim és
depuis le prem ier m om ent de la crim inelle agression dirigée
contre le Roi et la patrie. Ce sentim ent qui enflamme la géné
ralité des h abitants se m anifeste avec l’exaltation la plus
prononcée surtout dans la classe inférieure. Celte exaltation
même constitue peut-êlre en l’état la force la plus puissante
pour im poser au petit nom bre des partisans de l’iisurpaleur, qui
se perdent dans une im m ense population aussi fidèle que
dévouée. Les écarts auxquels l’excès de ce sentim ent pourrait
facilem ent entraîner la m ultitude ont été ju sq u ’à présent arrêtés
par le zèle éclairé que la garde nationale a constam m ent déve
loppé pour réprim er toutes les violences et par la coniiance
qu’elle inspire au peuple. » M ontgrand était même si bien
persuadé du prochain triom phe du duc d ’Angoulême qu’il
l’annonçait à l’avance. « C’est le vœu unanim e des M arseillais,
s’écriait-il, vivem ent pénétrés du sentim ent que toute leur exis
tence, comme celle de la France entière, dépend essentiellem ent
de cet heureux résultat ! »
Le réveil fut rude et la déception profonde. Depuis quelques
jo u rs circulaient des bruits sinistres. Les courriers de la poste
étaient interceptés. Le télégraphe ne fonctionnait plus. Peu à peu
à la confiance du prem ier jo u r succédait un énervement, et
bientôt une angoisse qui dégénéra vite en découragem ent. On
(1) Archives de Marseille. Lettre du 5 avril 1815,
�l’AUL GAFFAREL
annonça la défection du 38rac de ligne qui avaiL nettem ent refusé
de m archer, et, quand on voulut sévir, on s’aperçut qu’il était
trop tard. Masséna porta le dernier coup en enlevant la dernière
illusion. Depuis quelques jo u rs il se renferm ait dans un
m utism e significatif. Le 9 avril un ém issaire de Davout, le nou
veau m inistre de la guerre, ayant réussi, en s’abandonnant au
Rhône dans une barque, à traverser l’arm ée royaliste, avec des
dépêches officielles qu’il rem it au m aréchal à Toulon même,
Masséna n ’hésita plus. 11 arbora la cocarde tricolore, la fit
prendre à son état-m ajor, et, dès le 10 avril, sans même chercher
à expliquer ou à excuser la soudaineté de sa volte-face, adressa
aux habitants de la 8mc division m ilitaire la proclam ation
suivante : « Un événem ent aussi heureux q u ’extraordinaire
nous a rendu le souverain que nous avions choisi, le grand
Napoléon. Ce doit être un jo u r de fête pour tous les Français. Il
est rem onté sur son trône sans qu’il y ait eu une goutte de sang
répandu. Il est revenu au sein d ’une fam ille qui le chérit. Béni
soit le ciel qui nous l’a redonné. Le m ilitaire revoit en lui le
héros qui l’a constam m ent conduit à la victoire. Les sciences et
les arts retrouvent leur protecteur. Faisons des vœux pour la
conservation de ses jo u rs et de sa dynastie. » En même tem ps,
et pour m ieux accentuer sa palinodie, le m aréchal faisait
conduire au fort Lam algue le préfet du Var, Boutliilier, légiti
miste ardent, fort com prom is par ses excès de zèle, et le
rem plaçait par le sous-préfet Ricard. Il expulsait le gouverneur
de Toulon, un ancien émigré, de Lardenoy, q u ’il rem plaçait par
le général Eberlé, et destituait le contre-am iral de Gourdon et le
capitaine de vaisseau Garat. Il prononçait la mise en liberté
im m édiate de tous les détenus pour m atière politique et
spécialem ent des grenadiers de l ’ile d’Elbe faits prisonniers, lors
de leur débarquem ent à Antibes. Il ordonnait (1) que tous les
actes adm inistratifs ou judiciaires fussent rendus au nom de
l’E m pereur, et, pour associer le clergé à ces dém onstrations,
prescrivait des prières publiques, et annonçait une grande fêle
(1) Ordonnances du maréchal, en date du 12, 15 et 18 avril 1815
�185
LES CENT JOUIÎS A MARSEILLE
à Toulon. La défection était donc aussi complète que probable.
On eût dit que le m aréchal cherchait à racheter par l’exagéra
tion de sa ferveur bonapartiste les dém onstrations ultra
royalistes de la veille.
Restait à soum ettre Marseille qui n'avait pas encore reconnu
le nouveau gouvernem ent, et dont la population, surexcitée par
les autorités royalistes, paraissait disposée à la résistance.
M asséna recourut tout de suite aux grands moyens. 11 envoya
au préfet Alberlas une lettre plus que significative qui lui parvint
le 11 avril : « J ’ordonne à M. le général comte Miollis de vous
réunir avec M. le Maire et quelques notabilités de la ville. Il est
chargé de vous signifier que, si, dem ain au soir, la cocarde et le
pavillon aux trois couleurs ne ilollent pas sur les vaisseaux et à
la m unicipalité, je m arche sur Marseille avec de l’artillerie et
suffisamment de troupes pour soum ettre la seule ville de l'Em pire
qui se refuse aux vœux de la nation, et à reconnaître le souve
rain qu'elle a choisi, le grand Napoléon. M. le Préfet, vous
devenez responsable du mal qui tom berait sur Marseille. Vous
seid serez la cause des m alheurs irréparables d ’une ville forcée
par des soldats justem ent indignés. Plus de délais ! Marseille se
soum ettra ou je m archerai sur elle. » Il n ’y avait plus qu’à obéir.
L’eussent-ils désiré, ni Alberlas, ni M ontgrand, ni personne
n ’aurait pu essayer même un sim ulacre de résistance. Non seu
lem ent aucune troupe n ’était en état de soutenir la lutte, m ais
encore les partisans de l’Em pire, surexcités par une longue
attente, avaient tout préparé pour une prochaine explosion. Il est
vraim ent curieux de suivre, dans les rapports de police (1), les
progrès de l’opinion bonapartiste à Marseille pendant tout le
mois de m ars et les prem iers jours d ’avril 1815. Dès le 15 m ars,
M ontgrand, écrivait au Procureur du Roi pour lui signaler un
certain Louis A ubernon, dit Louisel, un assez m auvais drôle,
d’ailleurs, et qui profitait des circonstances pour m enacer ses
ennem is de prochaines vengeances. « Je suis instruit, écrivait-il
trois jours plus tard au com m issaire de police Vachot, que des
(1) Archives de Marseille. Lettres du 15, 18, 21, 23, 29, 30, 31 mars, l«r, 4, 5,
7 avril 1815.
13
�186
PAUL GAFFAREL
hom m es arm és se réunissent depuis environ h u it jo u rs dans la
m aison n° 1, rue Saint-V ictor, dans l’enfoncement, et qu’ils y
tiennent des conciliabules. Cette m aison, entièrem ent isolée,
paraît très propre à favoriser cette réunion. » Il faudra, tout en
agissant avec la plus grande circonspection, cerner ce local, et
prendre tous les individus suspects qu’on y rencontrera. Le
même jo u r était arrêté u n certain Chantereau, hussard de la cin
quièm e compagnie du prem ier escadron, qui avait été surpris
en pleine rue « porteur d’un portefeuille avec beaucoup de
papiers », sans doute des lettres ou des factum s bonapartistes,
qu’il s’était chargé de distribuer. Le 21 m ars, J.-B.-M athieu Morin
« prévenu d’avoir tenu des propos incendiaires dans la circons
tance du m om ent (sic) » et Jean M uckler « prévenu d’espion
nage » sont conduits en prison. Effrayé par l’audace croissante
des agents bonapartistes, M ontgrand essaie alors de tracer
autour de Marseille comme un cordon sanitaire. « Je vous invite,
écrit-il (1) le 21 m ars aux com m issaires de police, à apporter la
vigilance la plus active sur les voyageurs qui arrivent dans cette
ville, pour tâcher de découvrir, s’il est possible, le sieur
Viel-Castel (1), et tan t d’autres individus qui voudraient s’y
introduire pour tâcher d ’y répandre la terreu r et pervertir les
bons sentim ents qui anim ent les habitants pour notre auguste
et m agnanim e m onarque. » Ces précautions dem eurent inutiles.
Malgré la sévérité des ordres reçus, les agents bonapartistes
redoublent d’audace. Ils com m encent même à ne plus se cacher
et recrutent ouvertem ent des adhérents. « Je suis informé,
écrivait M ontgrand au com m issaire Renoux (23 m ars) qu’un
individu du quartier Sainte-M arguerite, dont l’opinion n ’est pas
très bonne, se perm et de recruter des paysans de ce quartier et
de celui de M ontredon pour form er une compagnie. Je vous
invite à vous assurer de la vérité de ce fait, et, s’il est vrai, vous
ferez arrêter ce recruteur. » Le fait n’était que trop vrai. Non
seulem ent cet im prudent ém issaire fut arrêté, m ais, en même
tem ps que lui, furent conduits en prison quarante-deux suspects.
(1) Autre lettre du 29 mars, adressée au maire de Bordeaux, au sujet du
même Viel-Castel (Archives municipales).
�LES CENT JOURS A MARSEILLE
187
Le préfet trouva même que ces suspects n ’étaient pas assez su r
veillés dans les prisons de Marseille, et il ordonna de les tra n s
férer à Salon. On a conservé une réquisition du m arquis d ’Alberlas, à la date du 23 m ars, par laquelle il invite M onlgrand à
faire fournir une voilure à quatre colliers pour le transport des
femmes et des effets des quarante-deux prisonniers, qui vont
être transférés à Salon.
Dès lors, et comme l’écrivait un contem porain, c’est une
Saint-Barthélem y de patriotes. Le 29 m ars arrestation d ’Etienne
G uinchard, de Toulon, sans doute quelque ém issaire de Masséna;
le 30 de Pignol « prévenu d’avoir tenu des propos contre notre
bon roi, et considéré comme suspect ». Les femmes elles mêmes
ne sont pas épargnées. Le 31 m ars sont conduites en prison
Thérèse Julien et Magdeleine B ertrand « prévenues d’avoir tenu
des propos inconvenants dans les circonstances du m oment, qui
ne tendaient à rien m oins q u ’à troubler la tranquillité publique
et exciter le plus grand désordre dans la ville, puisque ces fem
mes ont failli être assassinées par le peuple et n’ont été préser
vées que p ar la garde urbaine. » Une cabaretière de la rue
Desaix, la femme Bourillon, était également jetée en prison
(1er avril) cl son établissem ent fermé, car elle « est prévenue
d’avoir m anifesté des opinions contraires à l’am our et au respect
que nous devons à notre bon Roi, d ’avoir blâm é et même invec
tivé les personnes qui donnent un essor à leurs sentim ents
d ’am our et de respect pour notre auguste prince. » Le plus
grave est que les citoyens chargés de m aintenir la tranquillité
politique, les gardes nationaux eux-mêmes, comm encent à
donner le m auvais exemple. Voici le triste aveu qu’est obligé de
faire le m aire de Marseille au m aréchal de camp com m andant
le départem ent et la place : « Un détachem ent de la garde
urbaine se dirigeant vers le fort Saint-Jean passait hier devant
le café du sieur Escoffier. Ce café a sur son enseigne les arm es
de F iance. Un soldat de cette troupe se perm it de dire qu’avant
dix heures du soir celle enseigne serait à bas. Il fut entendu de
beaucoup de personnes rassem blées devant le café. Je m ’en
rapporte à votre sagesse et à votre attachem ent pour le Roi sur
�PAUL GAFFAREL
les recherches à faire pour découvrir et réprim er l’auteur de ce
propos ».
Le m aire M ontgrand commençait si bien à se rendre compte
de l’inutilité de ses efforts pour retenir les M arseillais dans le
devoir, qu’il l’avouait avec m élancolie dans une lettre adressée
le 1er avril au procureur du Roi. « Depuis l’entrée du déserteur
de l’ile d’Elbe, je m ’aperçois que quelques individus se perm et
tent d’élever la voix en sa faveur. Celle audace ne peut être
comprimée qu’en retirant de la société les individus qui se p er
m ettent de pareils propos, et en les tenant enfermés dans les
prisons ju sq u ’à un nouvel ordre de choses. » En effet, il ordon
nait, le il avril, l’arrestation de François Coulon, du logeurD enis,
de Toussaint lloure et de Félix Henri. Ce dernier (2) étail un
luthier, à peine âgé de vingt ans. Il fut conduit à l’hôtel de ville
à travers une m ultitude ameutée, « à la fureur de laquelle un
cortège nom breux de gardes nationaux eut bien de la peine à
le soustraire ». Le même jo u r était fermée la taverne MarieComte, place Neuve, n° 1. « Il a été tenu des propos injurieux
contre le Roi par des individus, qui ont parlé en faveur de
Bonaparte ». Le 4 avril arrestation de Pierre G irard (.5) « qui m ’a
été signalé comme recevant chez lui plusieurs individus dans la
soirée. Cette réunion n ’était composée que de gens qui s’entre
tenaient des affaires du gouvernem ent, et qui tenaient des propos
inconvenants contre le roi : » Le 5, arrestation de Denis Pellen,
sur simple dénonciation d ’un certain D aum as, de Marie
M aurin, épouse F ournier, celle dernière dénoncée par son
coiffeur, et de J. David (4), venant de Toulon. Le régime de la
T erreur semble s’im planter à M arseille et la loi des suspects est
rem ise en vigueur.
R est vrai que M ontgrand se rendait compte des illégalités
(1) Archives municipales. Lettre du l«r avril.
(2) Rapport de police du 6 avril, conservé dans les archives municipales.
(3) Rapport de police du G avril, conservé dans les archives municipales.
(4) Ce dernier sera enfermé jusqu'au 20 avril. Voir lettre écrite le 22 août par
le Procureur impérial au commandant de la gendarmerie (archives
municipales).
�LES CENT JOUES A MARSEILLE
189
comm ises, et q u ’il plaidail. à l’avance les circonslances ané
m iantes. « Je sens, écrivait-il (1) le 7 avril au procureur du Roi,
q u ’à l’égard de quelques-uns les docum ents recueillis sont in suf
fisants pour établir une prévention légale, et peut-être même
pour donner les moyens de l’acquérir. 11 vous appartient de
prendre, dans votre sagesse, les voies que vous jugerez les plus
convenables. » C’est sans doute pour calm er ses scrupules
qu’il s’efforçait de recueillir des renseignem ents sur les personnes
arrêtées par son ordre, et en inform ait le procureur par cet
aveu (2) dépouillé d ’artifice : « Je m ’estim erai heureux et je me
ferai un véritable devoir de concourir en tout ce qui dépendra
de moi au succès du bien public, et au noble dévouem ent dont
vous vous êtes m ontré anim é dans les circonslances, où tous les
m agistrats, comme les sim ples citoyens, doivent rivaliser de
zèle et d’efforts pour défendre le trône et la patrie contre la plus
crim inelle agression. »
C’est sur un terrain ainsi préparé, c’est au milieu d ’une popu
lation tiraillée en sens divers par des opinions contradictoires,
que tom ba la menace brutale de Masséna. Les royalistes
m arseillais avaient, le 10 avril, organisé une sorte de proces
sion, et portaient en ville, en poussant des cris féroces, un buste
de Louis XVIII. Les bonapartistes avaient répondu à celte
provocation par des insultes. La guerre civile allait éclater dans
les rues, m ais la garde nationale intervint et rétablit l’ordre. Un
certain Reynaud, qui avait été signalé par l’exubérance de ses
paroles et l’obscénité de ses gestes, fut pourtant arrêté; m ais ce
fut la dernière victim e de l’adm inistration légitim iste. Tout à
c o u p o n apprenait la m arche des régim ents de Masséna contre
Marseille. Les soldats, consignés dans leurs casernes, pous
saient des cris de joie. Les cocardes tricolores reparaissaient
au grand jo u r; les emblèmes naguère proscrits étaient hissés
aux balcons ou suspendus aux enseignes. Le m ouvem ent de
l’opinion devenait irrésistible. Préfet, m aire, adjoints sentaient
(1) Archives municipales.
(2)
A r c liv ie s m u n i c i p a l e s ,
Lettre du 5 avril 1815,
�PAUL GAFFAREL
le pouvoir s’échapper de leurs m ains. Ils cédèrent aux circons
tances, et donnèrent leur démission. Le m arquis de Rivière,
com m issaire extraordinaire du gouvernem ent, qui se savait
plus directem ent menacé, s’em barqua en toute hâte pour l’Espa
gne. Q uant aux royalistes, terrifiés et indignés, ils s’inclinèrent
devant le fait accompli, mais gardant au fond du cœ ur des
sentim ents de colère et de rancune, qui allaient s’envenim er
avec les évènements, et qui laissaient soupçonner de prochaines
représailles.
La transm ission des pouvoirs s’opéra sans difficulté. Ray
m ond, l’ancien adjoint, fut nom mé m aire (1) par intérim . Il se
rendit d’abord à Aix, avec ses collègues de Cibon, de Campou et
du Demaine, et prêta sermenL de fidélité entre les m ains du
général Groucliy qui venait d’y arriver, pendant que sou collègue
Millot faisait arborer le drapeau tricolore, et prescrivait le port
de la cocarde aux trois couleurs. Raym ond alla ensuite à
Toulon, où Masséna le reçut plus que froidem ent. « Croyez un
hom m e qui ne vous a jam ais trom pés, leur dit-il. Des forces
considérables allaient être dirigées contre votre ville. L’arrivée
de votre députation en a seule arrêté la m arche. Votre soum is
sion a ainsi prévenu de grands désastres. Continuez à les éloi
gner en vous m ontrant paisibles et soum is. » Raym ond se le
tint pour dit, et s'efforça de prévenir tout désordre. Il faut lui
rendre cette justice que, tout en parlant le langage de la raison,
il ne s’abaissa jam ais à ces protestations de platitude, comme
on en rencontre trop aux époques troublées de notre histoire.
Ainsi, le 6 mai 1815, s’adressant à ses concitoyens (2), « l’égare
m ent ou les intentions coupables de quelques hom m es dangereux,
leur dit-il, ont déjà plusieurs fois com prom is la tranquillité
publique et exposé la ville à des m alheurs que tout bon citoyen
ne peut s’em pêcher de déplorer. Des perturbateurs osent se
perm ettre de provoquer les m ilitaires par des cris et des chants
séditieux, de troubler l’harm onie qui doit régner entre eux et les
habitants, et de m anifester ouvertem ent un esprit d ’opposition
(1) Délibération du Conseil municipal du 11 avril 1815,
(2) Proclamation de l’adjoint Millot, 12 avril 1815.
�LES CENT .TOURS A MARSEILLE
191
au gouvernem ent. » Il leur conseille le calme. « Celle conduite,
ajoute-t-il, peut seule m ettre un term e à des excès que l’autorité
ne saurait tolérer, et garantir notre ville des m esures rigou
reuses et sévères que les dépositaires de la force publique se
verraient à regret obligés de déployer. » (1). Ces sages exhor
tations produisirent un bon effet, et l’ordre ne fut pas troublé.
Le choix du nouveau préfet, du rem plaçant d’Albertas, fut éga
lem ent heureux. L’Em pereur désigna le comte Frochot, l’ancien
préfet de la Seine, en disgrâce depuis l’affaire du général Mallet,
mais dont il connaissait les talents adm inistratifs, et qu’il crut
utile de rem ettre en lum ière en lui confiant un poste d’honneur.
Frochot était l’hom me des m énagements. Il convenait à ces temps
de désordre m oral et d’incertitude politique. Si T hibaudeau, le
préfet de 1814, avait été rappelé, la Barre de Fer n ’au rait épargné
personne. Au lieu de tran ch er dans le vif, Frochot ne voulut
rien brusquer. Comme la réaction le dégoûtait et l’effrayait,
il aim a m ieux ferm er les yeux que sévir : aussi son indulgence
systém atique lui valut-elle de réelles sym pathies, et il laissa de
son passage à la Préfecture de Marseille un bon souvenir.
A côté de lui, et en qualité de com m issaire extraordinaire du
Gouvernement, avait été envoyé fiœ derer, un des confidents de
la pensée im périale. Lui aussi était hom m e de gouvernem ent, et
disposé à seconder par sa m odération les actes de Frochot. Il
est vrai qu’on leur avait adjoint, sans doute pour aiguillonner
leur zèle, et prendre, en cas de besoin, les m esures violentes qui
paraîtraient nécessaires, l’ex-convenlionnel Lecointe-Puyraveau.
Il avait été du nom bre de ceux qui avaient condam né Louis XVI
à m ort. Les royalistes ne l’ignoraient pas et le considéraient
comme un adversaire irréductible. Nommé com m issaire général
de police dans tout le Midi, et chargé à ce titre de toutes les
besognes ou louches, ou difficiles, Lecointe-Puyraveau, qui
d'ailleurs ne reculait pas devant les responsabilités de sa
charge, concentra sur lui toutes les haines. Le souvenir de son
(1) Cf. Proclamation analogue, également rédigée avec dignité, par l’adjoint
Cibon (15 avril 1815).
�PAUL GAPFARl'.r.
passage à Marseille est resté légendaire. Il fut comme le bouc
ém issaire des Cent Jours. On a pourtant exagéré sa sévérité,
m ais elle form ait un tel contraste avec la douceur de Frochot et
la m odération de Rœ derer que son nom est resté dans le Midi
comme le symbole de la tyrannie.
Q uant à Masséna il se décida à rentrer à M arseille, mais
comme il était déterm iné (1) à s’y im poser par la terreur, il se
fit précéder par une proclam ation peu encourageante : « Vous
vous laissez aller aux menées de quelques agitateurs qui veulent
troubler votre repos. Votre préfet et votre m aire, depuis plus
d ’un mois, n’avaient d’autre pensée que celle de vous faire faire
de fausses dém arches, et y m ettaient tous leurs soins. Je viens
de les destituer pour le bonheur et la tranquillité de votre ville.
Ecoulez la voix de vos nouveaux m agistrats : ils vous parleront
le langage de la raison. Eloignez de vous ces hom m es perfides
qui veulent prolonger vos inquiétudes, vous jeter dans le
désordre et l’anarchie, et attirer sur votre ville tous les maux
qui en seraient la suite. Soyez désorm ais calm es. Livrez-vous à
vos occupations journalières, suivez l ’exemple de toute la
France. Partagez son bonheur. Le grand Napoléon tient les
rênes du gouvernem ent. Vous serez heureux, si vous êtes
confiants et dociles. » A peine arrivé au quartier général, et sans
doute pour mieux dém ontrer à la population q u ’il ne se conten
terait pas des dém onstrations ordinaires (2), il convoqua les offi
ciers de la garde nationale, leur infligea un blâm e sévère pour
leur conduite passée, et « vous devez, m essieurs, leur dit-il d’un
air farouche, donner l’exemple. Vous devez m ettre autant
de drapeaux tricolores qu’il vous a plu en m ettre de blancs l’an
dernier. Faites des fêtes et réjouissez-vous de l’heureux retour
de notre auguste et légitime souverain. J ’em ploierai tous mes
soins pour lui faire oublier votre conduite. » Il les quitta pour
aller rédiger son fameux rapport à Napoléon, qui lui fut plus
tard si am èrem ent reproché. « Les ordres de Votre Majesté,
(1) Proclamation tin 14 avril.
(2) Ilossicr Masséna. Interrogatoire Séguiçr,
�I.ES CENT JOUllS
a
MARSEILLE
193
écrivait-t-il avec un am usant aplom b, ont éprouvé des retards
insurm ontables dans ma position. Les m ouvem ents excités dans
la 8° division et particulièrem ent à Marseille s’y m aintenaient
par la présence du duc d’Angoulême, par la m auvaise compo
sition des autorités civiles, par les rapports constants qu’entre
tenaient les agents des princes avec des m inistres étrangers, et
par des nouvelles controuvées toutes plus alarm antes les nues
que les autres pour les paisibles citoyens. » Le m aréchal faisait
ensuite à sa m anière l’historique des événem ents et concluait
en ces term es : « J ’aurai l’honneur de présenter à Votre Majesté
le tableau présentant les changem ents qui auront eu lieu dans
l’adm inistration. L’habitude que j ’ai du pays me met à même
de ne faire q u ’un choix d’hom m es bien formés et dévoués à
Votre Majesté. Je la supplierai d’y donner son approbation. Ma
présence est ici nécessaire, m ais j ’irai bientôt à P aris. »
Le m aréchal se rendit à Paris plus tôt qu’il ne pensait, et il
n’eut pas le tem ps d’exécuter l’hécatom be de fonctionnaires qu’il
m éditait, car il reçut subitem ent avis de son rappel. Il avait
rendu trop de services, et, soit qu’on se défiât de lui, soiL qu’on
rendit justice à sa capacité, on tenait à l ’avoir sous la m ain.
Napoléon lui donna donc une autre destination. Il le nom m a
gouverneur de Paris, m ais Masséna ne joua désorm ais qu’un
rôle secondaire. On désigna pour lui succéder un des généraux
sur lesquels com ptait l’E m pereur pour infuser un sang nouveau
à ses lieutenants, un des plus brillants officiers de la grande
arm ée, celui qui venait de rendre un dernier service en disper
sant l’arm ée du duc d’Angoulême, Groucby. Il est vrai que
Grouchy ne lit que passer à Marseille. Napoléon avait besoin de
lui pour des opérations plus sérieuses. Il le destinait à un des
grands com m andem ents de l’arm ée q u ’il allait bientôt conduire
contre les alliés. Mieux aurait valu, pour la réputation de
Grouchy, que sa m auvaise fortune ne le conduisit pas dans les
plaines de Belgique, m ais il ne pouvait alors q u ’être recon
naissant à l’Em pereur de la haute m arque de confiance dont il
avait été jugé digne. Il quitta donc le Midi et se rendit à Paris.
Le successeur de Grouchy fut
non
pas précisém ent un
�194
PAUL GAFFAREL
nouveau venu, m ais un oublié et presque un disgracié de
l’Em pire, le m aréchal Brune. Il avait alors cinquante deux ans.
Il s’élait rallié aux Bourbons, m ais on avait continué à le tenir
à l’écart. Il était donc libre de tout engagement : aussi acceptat-il la proposition de l’Em pereur. Dès le 24 avril il faisait son
entrée à Marseille, connaissant à l’avance l’hostilité de la popu
lation, m ais ne se doutant pas de la violence et de l’intensité
des passions politiques. 11 courait au devant de sa perte et
allait bientôt tom ber victime de la fatalité.
Tels étaient les nouveaux adm inistrateurs de Marseille.
H éritiers d ’une situation équivoque et m al secondés par les
circonstances, ils accum ulèrent contre eux bien des haines, et
provoquèrent une sanglante réaction, dont les lam entables
épisodes n ’ont pas disparu de nos souvenirs.
Dès la prem ière heure se m anifestèrent les divergences
d ’opinion. Une grande revue avait été ordonnée à la plaine
Saint-Michel. La garde nationale avait été spécialem ent convo
quée. Les légions obéirent. Leur attitude fut correcte, m ais
froide. Au m om ent du défilé, un des capitaines, Michel Bernard,
prit sur lui d ’arrêter le m ouvem ent de sa compagnie et rentra
directem ent en ville. C’était un acLe d ’insubordination fort
grave, m ais qui resta im puni, car il n ’y avait pas encore à
Marseille assez de soldats de l’arm ée régulière pour im poser, en
cas de conflit, les volontés du gouvernem ent. Groucliy com m an
dait encore à ce m oment. Il précipita sa m arche sur Mar
seille. Trois des régim ents qui venaient de faire cam pagne, et
étaient encore dans l’exaltation de leur récent succès, le
10mc chasseurs, le 6mC de ligne et un régim ent de lanciers
entrèrent en ville et s’ouvrirent un passage à coups de crosse
ou de lance. Les lanciers se signalèrent par leur brutalité. On
eût dit qu’ils avaient reçu pour m ission de répandre la terreur.
Il est vrai que les M arseillais ne se laissèrent pas effrayer. Des
querelles, presque toujours sanglantes, s ’élévèrent entre la
troupe et la population. Aux bravades des uns répondirent les
provocations des autres. Toute une série de duels com m ença.
Un ferrailleur de profession, un M arseillais surnom m é la Valse,
�LES CENT .TOURS A MARSEILLE
195
tua dans une rencontre fameuse un de ces lanciers provoca
teurs. Il ne parvint à s’enfuir q u ’à grand’peine, et les cam arades
du m ort le vengèrent en redoublant d ’insolences. Ce n ’étaient
pas ces procédés qui pouvaient ram ener le calme dans les
esprits; aussi la crise était-elle à l’état aigu lorsque Brune prit
possession de son com m andem ent (24 avril 1815).
Brune arrivait à Marseille précédé par une m auvaise rép u
tation. On le considérait comme un des pires Jacobins. On
l’accusait même, d’ailleurs à tort, d ’avoir été directem ent mêlé
aux m assacres de septem bre 1792. Sa rapacité était notoire. Les
contem porains ont écrit que « Napoléon l’avait imposé aux
Provençaux comme un surcroît de châtim ent. » Il était pour
tan t anim é d ’intentions conciliantes. Voici quelle fut sa pre
m ière proclam ation. « Ma m ission m ’a semblé une carrière de
gloire civique. J ’avais bien appris que les craintes des com m er
çants dans les expéditions m aritim es paraissaient mal assurées,
que la fantaisie d ’une jeunesse par caractère opposée aux
sentim ents des hom m es les plus sages, que le vertige d’un
am our-propre engagé inconsidérém ent pour le soutien d ’une
cause perdue, vous retiendraient quelque temps dans un doute
pénible », m ais ne faut-il pas s’incliner devant le fait accom pli ?
« Je sais que des agitateurs, que de vils agents de l’étranger, des
hom m es qui fondent leur fortune sur les discussions et le
pillage, jettent des alarm es dans les esprits, intim ident les
faibles, et parlent de leurs arm es rouillées comme d’un épou
vantail qui doit inspirer une juste terreur, m ais cet arsenal
m oral est pitoyable..... » Brune s’im aginait naïvem ent que ses
adjurations à la paix seraient entendues. Dans son extrême
désir de ne recourir q u ’aux moyens pacifiques, il descendit
même à de puériles pratiques en courant après la popularité.
Souvent on le vit quitter son hôtel et quêter des applaudisse
m ents dans les quartiers populaires, m ais il se h eurtait à des
préventions et ne recueillait que des brocards. « Qui ne l’a vu
écrit (1) un contem porain, s’abaissant au rôle d’agent m uni(1)
L
a u ta r d
,
ouvr. cité, p. 338.
�196
PAUL GAFFAREI.
cipal, passer en revue, le long des rues du Cours, la plèbe à
ses trousses, les enseignes à tabac sans en m anquer une seule,
et, lorsque la m alencontreuse fleur de lis oubliée el épargnée
frappait ses regards, le com ptoir était traité de royaliste, mot
que Brune croyait une injure, et menacé de clôture si l’emblème
bourbonien ne disparaissait pas sur l’heure. Le T urenne sans
culotte était surtout curieux à voir ren tran t m ajestueusem ent
au quartier, entouré d’enfants comme un tam bour-m ajor. »
Tout en faisant la p art des préjugés du m oment, il est donc
certain que le m aréchal, malgré ses prévenances, ne réussit pas
à s’attirer les sym pathies m arseillaises. 11 se rendait compte de
celle anim osité (1). De concert avec Lecoinle Puyraveau, il ne
cessait de signaler à l’adm inistration supérieure le m auvais
esprit des populations m éridionales. La garde nationale lui
sem blait anim ée de sentim ents si peu dynastiques qu’il dem an
dait ou son désarm em ent im m édiat, ou son envoi dans le nord
de la France. Il se plaignait également de la mollesse de la
gendarm erie et du peu d’em pressem ent des fonctionnaires. Il
aurait voulu être investi du droit de proclam er l’état de siège à
Marseille. Voici la lettre que, dès le 9 mai, il adressait àD avout,
alors m inistre de la guerre : « L ’esprit du Midi est exécrable.
M arseille est le foyer d’où partent toutes les discordes. Toutes
les autorités sont à changer sous les rapports adm inistratifs et
judiciaires. Ne tombez pas dans l’erreur de croire q u ’il y en a
une seule de bonne. Celles qui paraissent le plus supportables
usent de dissim ulation. Si notre Napoléon est vainqueur, elles
se vanteront de leur fidélité. S’il y a des revers, elles prendront
les prem ières les fleurs de lis et la cocarde blanche. »
Malgré les soupçons du m aréchal, les autorités de Marseille
s’efforcaient pourtant, dans la m esure du possible, de com prim er
les sentim ents royalistes de la population. Dès le 18 avril, ordre
avait été donné d ’arrêter et de désarm er les m ilitaires de la
m aison du Roi, que l’on surp ren d rait dans le départem ent. Dix
(1) Proclamation du maire par intérim, Raymond, démontrant par l'excès
même des précautions, combien on craignait un conflit entre la population et
l’armée,
�LES CENT JOURS A MARSEILLE
197
jours plus tard, le 28 avril, le même ordre (1) est renouvelé
». contre « ces m ilitaires qui doivent être arrêtés, désarm és, et
n’être m is en liberté q u ’après m ’être assuré qu’ils ne peuvent
être dangereux. » Le m aire écrivait (2) aussitôt aux com m is
saires de police Vachol et Renoux pour leur enjoindre d’exécuter
ce désarm em ent avec la dernière rigueur. Toutes les compagnies
franches avaient été également désarm ées (3) et licenciées.
C’étaient surtout les émigrés, et spécialem ent ceux qui étaient
rentrés en France depuis le l 01' m ars 1814, qui étaient l’objet
d’une surveillance de tous les instants. Dès le 13 m ars 1815 un
prem ier décret avait clé lancé contre eux. Le 27 avril les com m is
saires de police reçurent une circulaire (4) préfectorale où on
leur enjoignait d’envoyer sur ces émigrés des renseignem ents
très précis, de dresser leur liste nom inative « de faire connaître
la conduite qu’ils ont tenue, s'ils sont m ariés, s’ils ont des
enfants, et s’ils tiennent à une fam ille nom breuse, s’ils oui
obéi au décret de leur propre m ouvem ent, et s’ils re trouvent
encore dans votre com m une ; quelles sont les propriétés qu’ils
y possèdent, etc. » Le gouvernem ent prenait à l ’avance ses pré
cautions, et préparait ainsi de véritables listes de proscription.
Les prêtres qui, lors de la prem ière Restauration, avaient fait
étalage de leurs sentim ents royalistes, étaient également sus
pectés. Bon nom bre d’entre eux d’ailleurs n’avaient pas caché
leur hostilité. Ils avaient refusé de célébrer les prières publiques
et le Te Deum d’action de grâce ordonnés par Masséna, et, pour
triom pher de leur m auvais vouloir, il avait fallu toute une
campagne diplom atique, que conduisit avec beaucoup de tact et
d ’habileté le vicaire général de l’archevêché, M artin (5). Celle
curieuse lettre, que nous avons retrouvée aux archives de la
Préfecture le dém ontre am plem ent : « Vous n ’ignorez pas que
les mêmes moyens pour y parvenir n ’ont pu être employés dans
(1) Archives municipales. Lettre du préfet au maire, 28 avril 1815.
(2) Archives municipales, 28 avril 1815.
(3) Arrêté du préfet Frochot (20 avril 1815).
(4) kl. Lettre du maire au préfet pour l’avertir que la circulaire a été
envoyée aux commissaires de police.
(5) Lettre datée d’Aix, 25 avril 1815, adressée à la Préfecture.
�LES CENT JOURS A MARSEILLE
199
comme des adversaires cachés et dangereux. Il redoutait surtout
les m em bres des congrégations et à diverses reprises dem andait
sur eux des renseignem ents, tout disposé à sévir à la prem ière
incartade, surtout contre ceux dont la présence n’était pas léga
lem ent autorisée. A la date du 5 ju in 1815, le m aire adressait à
ce sujet un rapport confidentiel à la Préfecture et annonçait
« qu’aucun corps religieux, tels que trappistes, jésuites, pères
de la foi, m issionnaires, ne sont établis dans le départem ent
que depuis le 1er avril 1814. » Malgré ces protestations, le
gouvernem ent ne désarm ait pas, car il sentait que le terrain
n ’était pas solide, et que, à l’heure du danger, émigrés et prêtres
pouvaient bien u nir leurs ressentim ents et leurs espérances.
Les fonctionnaires, même les plus m odestes, tels les agents
des postes, étaient aussi surveillés et soupçonnés. Voici la
curieuse lettre du m aire au préfet, eu date du 13 mai 1815,
sans doute quelque réponse à une dem ande de renseignem ents,
que nous avons trouvée aux archives m unicipales : « Il résulte
des inform ations qu’il n ’y a lieu à aucun reproche contre le
directeur et ses employés, et q u ’il n ’est jam ais parvenu sur leur
compte à l'adm inistration m unicipale aucune réclam ation. II
m ’a paru, au contraire, q u ’on était généralem ent satisfait de
l’ordre et de l’exactitude qui régnent dans les bureaux de cette
adm inistration. »
Bien autrem ent redoutables que ces inoffensifs agents étaient
les royalistes m ilitants. Ils n ’avaient pas désarm é. Ils étaient
même entrés en campagne. Quelques-uns d’entre eux se croyant
revenus au tem ps du Directoire, et cherchant à renouveler les
exploits des com pagnons de Jéhu, recom m ençaient à arrêter les
diligences. Le 21 avril, dans la banlieue im m édiate de Marseille,
à Saint-Antoine, ils avaient pillé la diligence de Lyon. Le préfet,
surpris et irrité de celte attaque qui pouvait se renouveler, avait
mis sur pied toute la gendarm erie. Le m aire, informé par un
rapport spécial du com m issaire A rnaud, p rit aussitôt des
m esures pour em pêcher le retour de sem blables attentats.
« Vous sentirez, écrivait-il aux com m issaires de police, com
bien il im porte à la société de réprim er par des poursuites et
�200
’AUL GAFTAREL
une punition exemplaire un prem ier acte de brigandage, dont le
renouvellem ent peut avoir des effets très dangereux pour la
tranquillité publique et la sûreté des com m unications. » En
efl'et, grâce à l'énergie de Lecomte Puyraveau, bien secondé par
par la m airie, il n ’y eut plus d’arrestation de diligences et
la sécurité publique fut assurée, au m oins à l’extérieur.
Il est vrai que, dans la ville même, persista un fâcheux esprit
d'opposition qui allait bientôt se traduire par des actes regret
tables. Tantôt, sous prétexte d’un assaut d ’arm es, les m aîtres
d’escrime (1) de la ville ou des régim ents se provoquent à des
luttes rete n tissan te s, que l’autorité n’interdit qu’après de
longues négociations. Tantôt dans un des cafés de la ville, dans
l’établissem ent Casaly, les royalistes se donnent rendez vous,
déclam ent contre la tyrannie im périaliste, et préparent dans de
m ystérieux conciliabules des placards injurieux contre le
gouvernem ent et ses agents. Ils furent dénoncés, et, par ordre du
général Miollis, transm is au m aire et au général M aupoint,
com m andant la place par intérim : le café fut aussitôt fermé
(20 avril). Les royalistes se vengèrent de leur déconvenue en
jetan t des pierres aux passants cl en accablant d’injures les
citoyens dont ils suspectaient les sentim ents bonapartistes.
Inquiet de cette agitation qui pouvait facilem ent dégénérer en
rixes, le m aire pria le préfet et le com m issaire général de police
d’intervenir. « Il y a des femmes et des enfants parm i ces m alfai
teurs, leur écrivait il le 25 avril (2), dont un était vêtu d’une
veste blanche de m ilitaire. » Lecomte Puyraveau n’était pas
hom m e à se laisser insulter im puném ent. II lit circuler des
patrouilles dans les rues. Tous les délinquants furent saisis et
incarcérés. L’ordre m atériel p arut rétabli.
L ’ordre m oral ne l’était pas. La jeunesse elle-même, follement
excitée par des m aîtres rem uants, avait pris parti. Les uns
s’étaient déclarés pour l’Em pire, et les autres pour la Royauté.
Les élèves du Lycée, sans doute sous l’inspiration du proviseur
(1) Lettre du maire au général commandant la place. G mai 1814.
(2) Archives municipales.
�LES CENT JOURS A MARSEILLE
201
Dubruel et de l’aum ônier abbé Denain, se signalèrent par
l’exaltation de leurs sentim ents royalistes (1). Le 2 mai 1815, le
colonel d’artillerie Rey, officier d’ordonnance de l’Em pereur, se
rendit au Lycée, déclarant q u ’il était chargé de prendre des ren
seignements sur l ’esprit et les principes des professeurs et des
élèves. On le conduisit d’abord dans la classe de rhétorique, et
il dem anda aux jeunes gens s’ils aim aient l’Em pereur. Un m orne
silence accueillit cetle interrogation. Le jeune Renard eut le cou
rage de se lever et de répondre non ! Interdits par celte m anifes
tation, le colonel et les officiers de sa suile entrèrent dans les
autres classes depuis la seconde ju sq u ’à la quatrièm e. Partout,
ils furent reçus avec la même froideur. Il e s te r a i que sur tous
les m urs et ju sque sur la couverture des livres étaient tracées
des inscriptions de Vive le Roi ! En se retirant, le général Verdier
qui avait accom pagné le colonel Rey dans son inspection,
n ’hésita pas à annoncer au proviseur que « son affaire était faite ».
« T ant m ieux ! » répondit D ubruel, et, comme on craignait une
arrestation im m édiate, les élèves des hautes classes sortirent de
leurs salles tout disposés à résister aux m ilitaires. Ces jeunes
gens appartenaient en général à la bourgeoisie m arseillaise. Ils
avaient les opinions de leurs parents, et, plus im prudents qu’eux,
n’hésitaient pas à les afficher. Ce sym ptôm e élait significatif. La
désaffection élait profonde, puisque les enfants eux-m êm es la
m anifestaient, et, de jo u r en jour, se creusait le fossé qui séparait
les deux camps.
Aussi bien le conflit existait déjà à l’état latent entre civils et
m ilitaires. Les soldats se donnèrent le tort de la prem ière
agression. Le 29 avril, dans la taverne Hocm an, un carabinier du
16mc de ligne, Jean Pierre, insultait de paisibles bourgeois, et
prenait une attitude si provocante qu’un com m issaire de police
le faisait arrêter. Un fourrier du même régim ent, insulté par un
passant, dégainait el abattait le poignet d e l’insulteur. On voulut
l’arrêter, mais ses cam arades le défendirent. Il fallut, pour le
soustraire à la fureur de la populace, m ettre sur pied toute la
(1) Hermilc de Saint-Jean, ir 4,S.
14
�202
PAUL GAFFAREL
garnison. Le 4 m ai, une rixe éclatait entre bourgeois et soldats.
Deux ouvriers, Gentil et Roman, étaient grièvem ent blessés et
transportés à l’hôpital où ils m ouraient. Le procureur im périal
dem anda un rapport sur celte affaire. Le com m issaire qui le
rédigea, Vacliol, ne donna que des renseignem ents vagues et
sans précision. On en réclam a un second plus étendu, qui fut
envoyé à Lecointe-Puyraveau, m ais ne lui parvint que le 12 du
même mois. Voulait-on étouffer l’affaire, ou Vachot était-il de
connivence avec les agresseurs, on l’ignore ; en tout cas ses
victim es ne furent pas vengées.
Le 9 mai, nouvelle m anifestation royaliste. Le m ot im périal,
qui avait été substitué à celui de royal, sur les enseignes des
bureaux de la loterie, fut effacé. Lecointe-Puyraveau ordonna
une enquête, m ais qui n’aboutit pas (1). « J ’ai fait prendre des
renseignem ents pour tâcher de découvrir les coupables, lui écri
vait le m aire. Les buralistes ont été interrogés sur cette infraction.
Ils ont répondu qu’ils ne connaissaient aucun de ces m alveil
lants ; que le mot im périal avait été effacé pendant la n u it et
qu’ils ne pouvaient signaler aucun des coupables. » Mêmes
recherches inutiles à propos de l’affichage de placards roya
listes : « J ’ai l’honneur de vous transm ettre un placard arraché
ce m atin par mes agents de police, et am pliation du rapport qui
en constate ; ce placard incendiaire ayant été enlevé un m om ent
avant le jour et en présence de plusieurs individus, j ’ai la sa tis
faction de reconnaître q u ’il n ’a pu être offert aux yeux du
public. »
Ce n’était doue pas encore la guerre civile, m ais, en fait, elle
était déclarée entre les deux partis qui se trouvaient en présence
et des deux côtés l’exaspération était telle que ceux-là même qui
auraient dù donner le bon exemple étaient les prem iers à se
signaler par leurs provocations. « J ’ai l ’honneur, écrivait le
m aire au préfet (9 mai 1815) de vous inform er que la tranquillité
a été troublée pendant quelques m om ents, le 7 de ce mois, sur
le Cours. Quelques officiers de la troupe de ligne se p riren t de
(1) Archives municipales. Lettre du 9 mai.
�LES CENT JOURS A MARSEILLE
querelle avec des bourgeois, au sujet des fleurs blanches que ces
derniers portaient à la boutonnière. Le peuple entoura ces m ili
taires. La garde urbaine survint. Elle dissipa l’attroupem ent et
la tranquillité fut rétablie. »
A vrai dire, pendant toute la période des Cent joui s, Marseille
fut en état de révolte. Les anciens volontaires royaux avaient
bien été licenciés, et avaient reçu l’ordre de rendre leurs arm es,
m ais la plupart d’entre eux les gardèrent, attendant, non sans
frém ir, l’heure de la vengeance. Non seulem ent de nom breux
déserteurs s’étaient répandus dans la banlieue, m ais les conscrits
eux-mêmes ne répondaient pas à l’appel (1). C’est ainsi qu’à
Brignolles, au jo u r du conseil de révision, ils quittèrent en
m asse la ville et rejoignirent les réfractaires qui déjà tenaient la
campagne. Comme il arrive toujours aux heures troublées, des
brigands, couvrant leurs crim es du beau nom de dévouem ent à
la chose publique, com m ençaient à terroriser le pays. Le désor
dre était universel, et, dans ce désarroi de l’opinion, les fonc
tionnaires n’osaient plus prendre de décisions ou se perm ettaient
de singuliers accom m odem ents. Ainsi à M arseille ils ne laissè
rent que le 13 mai le nom de l’E m pereur figurer su r les alfiches
officielles. A Grasse le sous-préfet ne s’avisa-t-il pas d ’expédier
aux com m unes de son arrondissem ent le num éro du Bulletin
des Lois qui contenait la dernière proclam ation de Louis XVIII,
sous prétexte q u ’il était nécessaire de com pléter la collection de
la feuille officielle. Dans beaucoup de localités, à l’occasion de
la cérémonie de la Fête-Dieu, les prêtres refusèrent de chanter
le Domine salvum fac imperatorem. A A ixles m agistrats ne vou
lurent point paraître à la cérém onie du Champ de Mai. Les
im pôts ne rentraient plus nulle part, et la m isère devenait géné
rale. Si on ne s’arrêtait sur cette pente fatale, le gouvernem ent
s’effondrait.
Brune avait espéré que le tem ps suffirait pour am ener la
réconciliation dans les esprits. Il eut le tort de trop com pter sur
(1) Arrêté de préfet F rocliot (19 mai 1815) contre les déserteurs, les réfrac
taires et les embauclieurs.
�204
PAUL GAFFAREL
la m odération de ses adversaires. Com prenant qu’il avait fait
fausse route, et encouragé par l’énergique Lecointe-Puyraveau,
il se décida à proclam er l’état de siège (20 mai). « Considérant
que la place de Marseille se trouve par sa position topographique
place d’extrême frontière, nous la déclarons en état de siège elle
et sa banlieue. Celle m esure indispensable ne doit inspirer
aucune inquiétude ni aux citoyens, ni au commerce qui conti
nuera à suivre les règlements usités de la m arine.., Les tribubunaux judiciaires continueront à exercer leurs fonctions pour
l’exécution des lois de l’Em pire, les autorités civiles pour le
m aintien de la tranquillité publique... Les seuls agitateurs, les
agents de l’étranger et les faiseurs de com plots seront jugés par
les tribunaux m ilitaires, que nous nous réservons d’établir, si
le cas l’exige. » Brune annonçait ensuite qu’il déléguait ses pou
voirs au général Verdier, et plus spécialem ent au général
Bizannet, et il suppliait les M arseillais d’obéir au préfet Frochot
« si honorablem ent connu par son caractère bienveillant » et au
lieutenant de police générale, Lecointe-Puyraveau, « dont les
soins infatigables dans l’adm inistration delà police m éritent une
confiance entière. »
On a reproché au m aréchal Brune cette m ise en état de siège,
m ais il avait prêté serm ent de fidélité à l’Em pire et ne pouvait
faire m oins que de répondre aux provocations par des m esures
de défense. On lui a également reproché les arrestations q u ’il
ordonna et les destitutions qu’il prononça, m ais elles étaient
imposées par les circonstances. Il faut même lui savoir gré de
n’avoir usé qu’avec m odération de ses pouvoirs.
Dès le 22 m ai, le tribunal civil de Marseille, dont les m em bres
étaient à tout le m oins suspects de tiédeur, était réorganisé. Le
président Rigordy, les juges. Larget, D arluc et F abry étaient
destitués et envoyés en surveillance hors de Marseille. L ’avocat
Dum as, les avoués Bérard, Forloul et Caire, le notaire B arthé
lemy, recevaient l'ordre de quitter im m édiatem ent leur rési
dence. Les avocats T ardieu et Gras-Salicis, le savonnier Payen
et un jeune exalté, Laget de Podio, étaient expédiés à Chalonsur-Saône, avec défense d’en sortir sans autorisation. Un négo-
�LUS CENT JOURS A MARSEILLE
205
cianl bordelais, qui n ’avait use reprocher qu'une certaine intem
pérance de langue, Dum ail jeune, était arrêté et enfermé à PontSaint-E sprit. On exigeait de tous les citoyens, sous le nom de
cartes de sûreté, de véritables certificats de civisme, et, comme
on ne les accordait q u ’après enquête préalable, toute une partie
de la population se trouvait en état de suspicion. On a peine à
le dire, m ais de nom breuses dénonciations furent alors adressées
à la Mairie ou à la Préfecture. Nous ne voulons pas rem uer cette
boue, ni citer des nom s que nous avons eu le regret de retrouver
au bas de ces lettres ; m ais que de turpitudes furent alors com
mises ; que de vengeances privées se colorèrent du beau nom de
dévouement patriotique! Triste époque, certes, que celle qui
autorisa un pareil abaissem ent des caractères, et qui, m alheu
reusem ent, explique et excuse d’atroces représailles !
Voici com m ent un contem porain, Hilarion Dusolliers, a parlé
de celte terreu r bonapartiste. « A défaut d’am our et de respect,
on voulut au m oins obéissance et résignation. On eut recours
aux m esures de rig u eu r; un grand appareil m ilitaire fut déployé.
Marseille est aussitôt convertie en place de guerre. Elle devient
le q u artier général de l’arm ée du Var. La ville est déclarée en
état de siège, et par là, l’autorité civile et m unicipale se trouve
annulée. Dès ce m om ent les soldats, à dem i-contenus ju s
qu’alors, cessent de se contraindre, et traitent les habitants en
peuple conquis. » En effet, un officier de voltigeurs frappe en
pleine rue, et sans motif, un citoyen honorablem ent connu,
T oussaint Senès, « ce qui a troublé la tranquillité de la rue,
écrit (1) à ce propos le m aire au général Bizannet, com m an
dant l’état de siège, et donné lieu à un grand rassem blem ent,
dont les suites pouvaient devenir funestes. » Des soldats, ivres
pour la plupart, se répandent dans la ville, poussant des cris,
et forçant les h a b ita n ts ou à illum iner leurs m aisons ou à
arborer des drapeaux bicolores. On eût dit une ville prise
d’assaut. Ce n’était p ourtant que le prélude de scènes autrem ent
regrettables qui m arquèrent les journées du 2(3 et du 27 m ai,
(1) &rçfiipes m unicipales, hctû'e du 25 mai 1815'
�PAUL GAFFAREL
P ar l'acle additionnel aux constitutions de l’E m pire qui
venait d’être voté à Paris par les Cham bres, les citoyens
avaient été invités à donner, sur des registres ouverts à cet
effet, ou leur adhésion individuelle ou les m olils de leur refus.
Les anciens Jacobins, les m ilitaires retraités, les libéraux, en
un mot tous les partisans du régime im périal couvrirent ces
registres de leurs signatures. Les royalistes qui se croyaient à
couvert par les déclarations gouvernem entales, jugèrent à
propos de s’abstenir. On leur en sut très m auvais gré. On
accusa même quelques uns d’entre eux de fom enter la guerre
civile, en excitant les gardes nationaux à ne pas arborer la
cocarde tricolore. Le général Verdier venait d’arriver à Marseille
pour com m ander l’état de siège. B rutal, em porté, ne m éna
geant ni ses expressions, ni ses sentim ents, il s’adressa à l’une
des notabilités du parti, Raym ond de Trels, et le som m a de
s’expliquer. Ce dernier le fit sans le m oindre détour. Il lut
durem ent puni de sa sincérité. On l’arrêta brutalem ent en
pleine rue, et il fut expédié à Grenoble. Bon nom bre de ses amis
partagèrent sa m auvaise fortune. Ce fut en quelque sous la
pression des baïonnettes qu’eurent lieu les élections (1) pour la
Cham bre des Députés (13 m ai), et que fonctionna la nouvelle
C onstitution.
P ar indifférence ou par hostilité un très petit nom bre d’élec
teurs se présentèrent aux urnes. Une infime m inorité, à peine
quelques douzaines de votants honorèrent de leurs suffrages à
Aix Fabry, l’un des secrétaires de Fouché, à Arles Rassis, juge
à T a ra s c o n ; à Marseille Orner Granet, d’Antoine, le général du
génie de Sonis, oncle de Mmc Joseph Bonaparte, mais qui n ’avait
de bonapartiste que la situation, et même dissim ulait assez mal
ses préférences légitim istes, Salavypère, Alexis Rostand, prési
dent du tribunal de commerce et Boulant, un ancien officier,
qui passait pour rem placer trop facilem ent la réalité des affaires
par les chim ères de son im agination. Les députés de Marseille
n ’avaient été élus que par treize électeurs, et ils croyaient si peu
(1) Arrêté du préfet Frochot pour lu convocation des électeurs. (9 mai 1815).
�LES CENT JOURS A MARSEILLE
207
soit à la durée, soit à l’efficacité de leur m andat, qu’un seul
d'entre eux, Boulant, se rendit à Paris. Encore n ’eut-il pas le
loisir ou le désir de prendre la parole. V raim ent ce n ’élait qu’un
sim ulacre de représentation nationale.
Le gouvernem ent affecta pourtant de prendre au sérieux ces
élections. Une grande fête fut ordonnée pour la célébration de
ce qu’on appela dans le langage ofliciel le Champ de mai. Il
s’agissait de provoquer une explosion de zèle bonapartiste. On
recourut aux pires m oyens. Les soldats, gorgés de vins et de
liqueurs, furent invités à ne pas m odérer l’expression de leur
enthousiasm e. Un régim ent très connu par son dévouem ent
aux choses et aux hom m es de l’E m pire, le 35me de ligne, était
arrivé à Marseille le 25 m ai, à la veille du jo u r fixé pour la
célébration de la fête. Les soldats furent autorisés à faire m ontre
de leurs sentim ents, et ils ne s’en privèrent pas. Au retour de
la cérémonie qui fut signalée par des cris ou plutôt par des
vociférations en faveur de l’Em pire, alors que les troupes
regagnaient leurs casernes, le 14mc chasseurs défilait sur le
Cours, lorsque un poste de gardes nationaux, conform ém ent
aux règlements m ilitaires, prit les arm es pour rendre les
honneurs. Sous prétexte de fraterniser, les chasseurs coururent
à eux en les som m ant d é c rier : « Vive l’E m pereur ». Les gardes
nationaux, qui étaient exaspérés par ces dém onstrations intem
pestives, gardèrent un silence obstiné. Les deux troupes étaient
en présence, et toutes les deux arm ées. Si p ar m alheur un coup
de feu était tiré, le sang allait couler. Il semble que les uns et les
autres aient eu le sentim ent de la responsabilité qui pesait sur
eux. Ils se contentèrent d’échanger quelques insultes, et se
séparèrent, les uns avec le regret de ne pas avoir imposé leurs
volontés, et les autres avec le pressentim ent de prochaines
querelles.
Dès le soir les soldats prenaient leur revanche. On avait
ouvert la porte des casernes. C’était à travers les rues un singu
lier mélange d’officiers, de m am eluks, de nègres, et aussi de
prom eneurs, les uns portant en triom phe un buste de Napoléon,
les autres haussant les épaules et ne se gênant pas pour se
�208
PAUL GAFFAREL
com m uniquer leurs im pressions. Echauffés par la boisson, les
soldats prenaient peu à peu une attitude m enaçante. Déjà des
coups s’échangeaient. On racontait qu’un vieillard venait d’être
tué et deux femmes blessées. L'une de ces femmes, Gabrielle
Reynier (1), avait reçu un coup de sabre à la poitrine, avec
lésion au poum on. T ransportée à l’hôpital, on réussit à la
guérir, m ais elle souffrit d’une suffocation continue, et, comme
elle n’avait pas de moyens d’existence, il fallut venir plus tard à
son aide. Au bruit de ces violences, une sorte de panique s’em
para de la population. Chacun de s’enferm er chez lui, et de
prendre ses précautions contre une attaque probable. En effet
les soldats, rendus furieux, tom bent sur les rares passants
qu’ils rencontrent encore et les forcent à crier : Vive l’Em pe
reur ! Ils se présentent devant les postes du Cours et de l’Hôtel
de Ville, confiés à la garde nationale, et veulent de nouveau
forcer leurs cam arades à fraterniser. Sur leur refus ils se répan
dent, comme des fous, à travers la ville, cassant les vitres des
fenêtres qu’on a l’im prudence de ne pas ferm er sur leur passage,
et forçant les citoyens à déployer le drapeau tricolore et à illu
m iner. Ces scènes de désordre continuèrent toute la nuit. La
police restait im puissante, peut-être même indifférente. Ne
racontait-on pas que le général V erdier avait donné toute
licence à ses hom mes et les avait même encouragés à traiter les
« pékins » de Marseille, comme il avait naguère traité les
défenseurs de Sarragosse.
Bien que les M arseillais aient eu la sagesse de ne pas répondre
à ces provocations, on affecta de les considérer comme des
rebelles, qui n ’avaient gardé le silence que forcés et contraints.
Dès le lendem ain 27 mai, les soldats se rangeaient en bataille
dans les principales rues. Au centre de la ville le Cours était
occupé par la cavalerie, et quatre canons de campagne étaient
m is en batterie sur la Cannebière. On se serait cru en pays
ennem i ou au m om ent d ’une exécution m ilitaire. La garde
nationale n’avait pas hésité à tém oigner son m écontentem ent,
(1) Archives municipales, Lettre du maire au préfet,
�LES CENT JOURS A MARSEILLE
209
Verdier, affectant de la considérer comme anim ée de sentim ents
hostiles, prononça (1) son licenciement. « Sa Majesté l’Em pereur
avant connaissance de l’esprit d’inquiétude et de m utinerie qui
agite une partie d'entre vous, sachant que cet état d’efferves
cence, aussi préjudiciable à votre repos qu’à l’honneur national,
n ’est m aintenu que par de certains individus, qui, au m épris
des lois et contre votre propre sûreté, ont été mal à propos incor
porés dans votre garde urbaine » en ordonne le licenciement.
Les arm es seront restituées « une heure après la publication de
la présente. » Une nouvelle garde sera reconstituée « dans
laquelle on n’adm ettra que les citoyens qui réunissent les qua
lités exigées par la loi. T out étranger domicilié non légalement
à Marseille, tout hom m e appartenant à l’arm ée sous une déno
m ination quelconque, tout hom m e ayant tait partie des com pa
gnies franches, en sera sévèrem ent exclu. » Cette ordonnance
indigna les M arseillais, m ais toute résistance était impossible.
Les gardes nationaux n’eurent qu’à s’incliner et qu’à rendre
leurs arm es. Au m oins leur laissa-t-on le temps m atériel
d’opérer cette restitution. Mais V erdier eut grand soin de leur
faire savoir (2) que « passé ce délai ceux des gardes urbaines
qui ne feront pas partie de la nouvelle garde et qui n ’auront pas
rendu leurs arm es seront poursuivis conform ém ent aux dispo
sitions de mon arrêté d’hier. Je désire et j ’espère ne trouver
aucun contrevenant. » Au même m om ent, de nom breuses
équipes de terrassiers reconstruisaient en toute hâte les
m urailles du fort Saint-Nicolas, et des canons, braqués sur la
ville, étaient hissés sur les rem parts. On se dem ande vraim ent
si Verdier, p ar ces menaces intem pestives, ne cherchait pas à
provoquer un m ouvem ent populaire afin de se donner le plaisir
de le réprim er. Cette fois encore les M arseillais eurent le bon
sens de ne pas s’exposer à quelque sinistre écrasem ent. Ils res
tèrent entérinés dans leurs m aisons, m ais, toute la journée, et
ju sq u ’au m ilieu de la nuit, des patrouilles de chasseurs parcou
rurent, à bride abattue, les rues de la ville, en poussant des cris
(1) Arrêté du 27 mai 1815.
(2) Arrêté du général Verdier (28 mai 1815),
�210
PAUL GAFFAREL
frénétiques de : Vive l’Em pereur ! « Les étincelles scintillant
dans la nuit sous le pied des chevaux, a écrit un contem porain,
le m artellem ent cadencé de leurs pas dans la solitude, au sein
d’un silence sinistre, im prim aient à ces scènes nocturnes on ne
sait quel caractère fantastique. »
Le régime m ilitaire a toujours eu le don d’exaspérer les
Marseillais. Bon nom bre d’entre eux étaient disposés à répondre
par des coups de fusil à ces attaques injustifiées. Les anciens
volontaires royaux répandus dans la banlieue, les réfractaires
et aussi les brigands qui guettaient l’occasion de descendre en
ville, n ’attendaient q u ’un signal pour se ruer sur la garnison.
On était même déjà entré en relations avec les Anglais qui
avaient reparu dans la rade, et recom m ençaient leur croisière
de blocus. Tout donc annonçait et préparait une prochaine
émeute. Mais le gouvernem ent im périal savait se faire respecter.
On n ’ignorait pas que ni Verdier, ni Lecointe-Puyraveau, ni
même Frochot n ’hésiteraient à recourir à la violence pour
im poser leur autorité. Mieux valait donc se résigner et attendre
l’issue de la partie décisive qui allait bientôt se jouer dans les
plaines de Belgique. C’est pour celte raison que, malgré
l’exaspération générale, il n ’y eut pendant to u t le mois de ju in
aucun trouble à Marseille. Les deux partis étaient en présence
et restaient sur leurs positions, m ais il y avait entre eux comme
une trêve tacite. De part et d’autre on se réservait.
P ar un décret en date du 9 mai 1815, il avait été ordonné que
tous les F rançais qui se trouvaient hors de France au service de
Louis XVIII ou des princes de sa m aison, et qui ne rentreraient
pas dans le délai d’un mois, seraient considérés comme émigrés
et traités comme tels (1). Le préfet invita aussitôt le m aire à
dresser la liste de tous ceux q u ’atteignaient les dispositions du
décret. Or, bon nom bre de M arseillais se trouvaient dans ce cas.
C’étaient de nouveaux suspects que l’on désignait ainsi aux
(1) Cf. Affiche du 12 juin 1815, signée Verdier. Frochot et Lecointe-Puyra
veau, contre les officiers des anciennes compagnies franches, soupçonnés
d’avoir rejoint Louis XVIII, et dont les biens seront séquestrés, s’ils n’ont pas
dans les huit jours, réintégré leur domicile.
�LES CENT JOURS A MARSEILLE
211
vengeances du gouvernem ent : ce fut aussi un nouveau m olif de
m écontentem ent et d’anim osité pour la population m arseillaise.
En vertu des décrets du 9 et du 13 m ars 1815, tous les citoyens
français avaient été astreints à porter la cocarde tricolore. Ces
décrets n’avaient jam ais été exécutés. Ils n ’avaient même pas
été affichés en ville. On s’avisa tout à coup de les rendre obliga
toires (1). mais ce fut un crève-cœur pour beaucoup d’habitants,
qui ne purent se résigner à porter ainsi sur eux comme une
m arque de servitude. Prise en elle-même, cette m esure était
insignifiante, m ais en politique les petites taquineries ont
souvent plus de conséquences que les lois les plus draconiennes,
et le port obligatoire de la cocarde tricolore acheva d’aliéner les
esprits, déjà bien mal disposés.
Aussi bien les sym ptôm es de m écontentem ent ne m anquaient
pas. Au 13 ju in le m aire transm ettait au com m andant de place
la copie d ’une lettre signée M artin, sans doute un pseudonyme,
qu’on avait trouvée sur l ’escalier de l’Hôtel de Ville, et qui conte
nait de graves accusations contre le gouvernem ent. « Je crois
devoir vous envoyer celte pièce, ajoutait le m aire, pour que vous
soyez inform é des écrits anonym es qui peuvent circuler. »
Quelques jours plus tard, le 22 ju in , daté de Nice, m ais rédigé et
im prim é à Marseille, un violent appel était lancé par voies
d’affiches. « Français, aux arm es ! Cartouche a rom pu son ban.
Transfuge de l’île d ’Elbe q u ’il tenait de la générosité des
puissances, il vient, à l’aide de ses prétoriens, infester de nou
veau le sol français. Fléau de l’Europe, déprédateur de nos
finances, m oissonneur de nos enfants, artisan de discordes et
de crim es, il ne rougit pas de souiller pour la seconde fois le
trône des Bourbons, purifié par le m eilleur des m onarques, par
Louis le D ésiré........ Quel est ce Corse? Sorti de bas lieu, d ’une
naissance douteuse, il ne sut pas même acquérir dans la noble
éducation, à laquelle il avait été conduit par la bienfaisance de
nos rois, cette élévation de l’àme qui caractérise le m ilitaire
français. Forcé de quitter le corps m ilitaire pour n ’avoir ni su,
(1) Archives municipales. Lettre du maire à Lccointe-Puyraveau, 13 mai 1815.
�PAUL GAFFAREL
ni oser se rendre digne d’y dem eurer, ce tim ide guerrier languis
sait dans l’obscurité de sa famille, lorsque, par celte fatale
Révolution qui a loul bouleversé, il s ’élança dans l’arène à côté
des brigands qui distribuaient les palm es de la honte........
Quel a été le résultat du règne de cet em pereur de h asard ? Une
dépopulation énorme, des impôts sans m esure, une déprédation
épouvantable des finances, des guerres perpétuelles faites à
coups d’hom m es, des flots de sang versés, et la chute honteuse
de cet em pereur et roi si vaillant qui n’a su ni soutenir l’éclat du
trône, ni m ourir en soldat. »
A cette même date du 22 ju in , et sans doute après lecture de
cette affiche injurieuse, éclataient de nouveaux conflits entre
soldats et gardes nationaux. Voici le rapport (1) du m aire au
général Leseur, com m andant de la place. « Une patrouille de
chasseurs de la garde nationale, passant devant le poste de la
Comédie occupé par la troupe de ligne, n’a pas été reconnue par
les m ilitaires de ce poste. Vous verrez, de plus, que le poste de
la Patache, également occupé par la garde nationale, se m it
sous les arm es au m om ent où un détachem ent de troupes de
ligne passait pour se rendre au fort Saint-Jean. Ces derniers ne
répondirent pas aux honneurs qu’on leur rendait. Je vous prie
de vouloir bien donner des ordres à la troupe de ligne pour
q u ’elle réponde aux bons procédés que la garde nationale
exerce contre eux. » Ce n ’étaient plus hélas! à de puériles
revendications d’étiquette q u ’allaient s’attacher les suscepti
bilités m unicipales. Au m om ent même où le m aire de Marseille
s’efforcait ainsi de faire respecter les droits de la garde natio
nale, l’Em pire s’effondrait dans une lam entable catastrophe, et
la F rance s’abîm ait avec lui dans la même défaite.
La bataille de W aterloo fut livrée le 18 ju in 1815. On ne la
connut à Marseille que six jours plus lard, le 24 du même mois,
m ais de vagues rum eurs circulaient déjà. On ne sait en vertu
de quelle loi m ystérieuse, lorsqu’un grand m alheur fond sur
un peuple, la nouvelle ou plutôt le pressentim ent de ce désastre
(1)
A r c h iv e s m u n i c i p a l e s ,
Lettre dyi 23 juin
�LES CENT JOURS A MARSEILLE
213
est toujours connu avant l’annonce officielle. A ucun avis (1),
aucune dépêche n’était arrivée à la Préfecture ; aucune corres
pondance privée n’était parvenue à destination ; on se défiait
pourtant, car les bulletins de victoire avaient été brusquem ent
interrom pus, et rien ne troublait plus le silence officiel. Au
m atin du 25 ju in , on connut la triste vérité. V erdier en fut le
prem ier inform é. Dans sa stupeur il perdit la tête et ne put que
balbutier de vagues explications. Napoléon avait-il abdiqué, oui
ou non? Y avait-il en F ian ce un gouvernem ent légal? L’infor
tuné général ne savait que répondre et conseillait la neutralité
en attendant des inform ations plus sûres. Sou devoir était
pourtant tout tracé : m aintenir l’ordre à tout prix, et se m ontrer
l'hom m e non pas de la dynastie m ais de la France. Il ne sut que
m onter à cheval et parcourir les rues en exhortant au calme. En
même tem ps, il prenait des précautions m aladroites, qui attes
taient de sa part ou un profond découragem ent ou une im puis
sance reconnue. Il ne se contenta pas de renouveler les dispo
sitions les plus rigoureuses de l ’état de siège, m ais il consigna
en toute hâte la troupe dans ses casernes, il autorisa les officiers
retraités ou en demi-solde à se constituer en bataillon, le batail
lon (2) sacré, comme s’intitulèrent fièrem ent ces défenseurs
com prom ettants du bonapartism e aux abois, et il les rangea en
bataille sur la Cannebière. La situation ne com portait pas ce
déploiem ent de forces, aussi la populace exaspérée descenditelle en m asse de la vieille ville, poussant des cris furieux et
bran d issan t bâtons ou couteaux. Les drapeaux tricolores sont
arrachés des balcons et foulés aux pieds. La cocarde blanche
(1) Les dernières dépêches officielles arrivées à la Préfecture, et portées à
la connaissance de la population par voie d’affiche, sont une lettre du roi
Joseph au maréchal Suchet, en date du 17 juin 1815, et relative à l’entrée en
Belgique, le rapport de Soult et la lettre de Davout relative à la bataille
de Flcurus et au combat des quatre Bras, 17 juin.
(2) Par arrêté du 29 avril 1815, Frochot avait déjà rappelé à l’activité, s’ils le
désiraient, tous les officiers à demi-solde, démissionnaires ou à la retraite
depuis le l°r avril 1814. Les marins avaient été également rappelés à l’acti
vité (arrêté du 18 mai). Enfin, le 23 mai, Frochot avait adressé un nouvel avis
à tous les officiers en non activité, en les prévenant qu’ils n’avaient qu’à se pré
senter pour être répartis en différents corps. Ainsi s’explique la présence à
Marseille, en juin 1815, de tant d’officiers non encore incorporés.
�214
PAUL GAFFAREL
est de nouveau arborée. Ce fut une jeune fille qui, malgré les
m enaces de cinq ou six chasseurs, déploya la prem ière le dra
peau blanc dans la rue Saint-Ferréol. Quelques cafés, signalés
par leurs attaches bonapartistes, sont envahis et saccagés.
Bientôt accourent les paysans et les déserteurs de la banlieue.
Les brigands, tous joyeux, se m ontrent à leur tour, et, sous
prétexte de représailles, com m encent à piller el à incendier.
Quelques heures à peine se sont écoulées, et il n’y a déjà plus
de sécurité.
Verdier n ’avait qu’à m aintenir l’ordre et il le pouvait. Tous les
postes étaient occupés par ses soldats. Les réserves étaient m as
sées autour du quartier général, dans la rue d’Arm ény, et le
bataillon sacré n ’attendait q u ’un ordre pour déblayer et la Cannebière et le po rt; m ais le général, de plus en plus affolé par le
sentim ent de sa responsabilité, ne savait que courir d’un poste à
l ’autre, conseillant le calme et ne com prenant pas q u ’en temps
de crise l’inaction est la pire des solutions.
P endant ce tem ps, au bru it du tocsin dont les sinistres appels
excitaient la fureur populaire, et dans ces rues étroites que
surchauffait un soleil torride, les royalistes se préparaient au
combat. Borély, com m andant de la garde nationale, réunissait
en toute hâte deux cents de ses anciens soldats, m ais que pouvait
cette poignée d’hom m es entre les soldats, qui ne dem andaient
qu’à com m encer la bataille et les ém eutiers, dont le nom bre
grossissait de m inute en m inute ? Déjà, sur la Cannebière,
entourés par une foule m enaçante, les soldats et le bataillon
sacré avaient, pour se dégager, fait usage de leurs arm es.
Un jeune hom m e nom m é Espanet (2), avait été assailli par
h u it ou dix soldats et percé de coups. Le m aire Raymond avait
une prem ière fois réussi à arrêter les hostilités, mais les
assaillants revinrent à la charge. La troupe ne pouvait tenir
longtemps contre les m asses qui l’entouraient. Elle b attit en
retraite vers les forts S aint-Jean et Saint-N icolas, m ais déjà
trois soldats avaient été tués et dix blessés.
(1) Hermile de Saint-Jean, n° 44.
(2) Hermile de Saint-Jean, n<’ 44.
�LES CENT JOURS A MARSEILLE
Au même m oment, le poste qui gardait le Palais de Justice
était attaqué p ar une foule exaspérée par les insultes et les
rodom ontades de ceux qui l’occupaient. Com prenant l’inutilité
de la résistance, les soldaLs cherchèrent à regagner le fort SaintJean, m ais ils furent im m édiatem ent débordés et ils allaient
être m assacrés sans l’intervention d’une compagnie de chas
seurs de la garde nationale, com m andée par de Clérissy, qui les
escorta ju sq u ’au fort. Pendant la retraite, ils furent salués de
nom breux coups de fusil, qui tous ne restèrent pas inoffensifs.
Le m aire Raym ond était accouru p o u r essayer de les sauver,
m ais le feu continua. Un soldat fut tué à ses côtés, un garde de
santé eut la m âchoire emportée, et, tout le long du trajet, les
maisons furent criblées de halles. Les soldats réussirent pourtant
à s’enfermer dans les forts et tournèrent leurs canons contre le
peuple, qui, satisfait de celle prem ière victoire, se dispersa. Il
est vrai que les chasseurs de Verdier, lancés dans une charge
furieuse à travers les rues, et déchargeant leurs carabines contre
tous les porteurs de cocardes blanches, aidèrent à la dispersion.
La guerre civile était donc déclarée, et tout annonçait pour le
lendem ain une bataille sanglante dans les rues.
Verdier p rit à ce momenL une singulière résolution : celle de
quitter Marseille et de rejoindre à Toulon son chef de corps, le
m aréchal Brune. Tout en proclam ant l’état de siège, il annonçait
à la population la création d ’un gouvernem ent provisoire et
pren ait en secret ses dispositions pour un prochain départ.
A bandonnant ainsi à elle-même une grande cité q u ’il se recon
naissait im puissant à diriger, et ne tenant aucun compte de la
situation, il se contenta de prévenir les autorités de sa déter
m ination et leur offrit la protection de ses régim ents. Rœ derer
avait déjà quitté Marseille avant la crise. Frochot, qui se sentait
protégé par sa m ansuétude, resta ticîèle à son poste, mais
Lecoinle-Puyraveau, qui était particulièrem ent visé par les
haines m arseillaises, s’em pressa d’accepter la proposition du
général. Un de ses agents, un nègre, que sa m auvaise fortune
avait conduit de Toulon à Marseille, venait d ’être assassiné à
coups de hache. Il n ’ignorait pas à quels excès peut se porter la
fureur populaire. Aussi u sa -t-il de prudence et fit-il bien.
�PAUL GAFFAREI
Pendant que Verdier préparait son départ clandestin, le
m aire intérim aire de Marseille, Raym ond, bien secondé par les
officiers de la garde nationale qu'il avait groupés autour de lui,
s’efforcait de ram ener le calme dans les esprits, et prenait les
décisions que lui dictaient les circonstances. A la lueur des
flambeaux, il annonçait la nom ination de Borély comme chef
m ilitaire de Marseille. Ce choix était de tous points excellent,
mais la garde nationale n ’était pas assez nom breuse. Animée
des meilleures intentions, elle était incapable d’accom plir tous
ses devoirs, non seulem ent parce q u ’elle ne pouvait suffire à
tous ses services, m ais aussi parce que beaucoup de ses m em
bres croyaient sincèrem ent à la nécessité d’exterm iner Jacobins
et bonapartistes. D’ailleurs, des élém ents étrangers s’étaient
glissés dans ses rangs : c’étaient les pires fauteurs des crim es
civils, soit des bandits, soit des énergum ènes plus dangereux
encore. Aussi, pouvait-on s’attendre aux excès et aux abom ina
tions qu’entraînent à leur suite les guerres civiles.
Dans la nuit du 24 au 25 mai, accompagnées des chefs civils et
m ilitaires, les troupes im périales battirent silencieusem ent en
retraite. Le bataillon sacré se la it joint, non sans peine, à ces
troupes démoralisées et m écontentes. Lorsque les officiers de ce
bataillon, si gravem ent com prom is, s’étaient m assés au milieu
de la nuit sur le cours Bonaparte, le peuple qui les surveillait
avait cru à une attaque im m inente. La veille au soir quelques
gardes nationaux s’étaient em parés par surprise de l’arsenal,
avaient fait m ain-basse sur les canons, et avaient im provisé sur
les hauteurs de la colline B onaparte une batterie form idable. Ces
canons furent aussitôt braqués contre le bataillon sacré, m ais
quelques officiers de la garde nationale em pêchèrent de les tirer,
et le peuple étonné livra passage au bataillon en péril, qui
tém oigna sa reconnaissance en poussant les cris répétés de vive
la garde nationale ! Q uant aux troupes régulières, elles furent
m oins favorisées. La retraite avait été si brusquem ent ordonnée
que plusieurs postes n ’avaient été prévenus que fort tard. Les
fantassins durent rejoindre soit isolés, so itp a rp e liis groupes. Ils
furent accueillis, surtout dans la direction de la porte d’Aix, par
�LES CENT JOURS A MARSEILLE
217
dus coups de fusil, m ais tirés au hasard, et qui furent à peu près
inoffensifs. Sur la route de Toulon les paysans se joignirent aux
M arseillais, car ils craignaient un retour de Verdier. Des escar
mouches assez sérieuses eurent lieu à Allauch, à Aubagne et à
Cassis. Une centaine de tués et de blessés restèrent sur le carreau.
On raconte même cpie la voiture du général V erdier fut criblée
de halles et qu’il n ’échappa à la m ort que par miracle. La nuit
couvrit de ses om bres celle lam entable retraite, et, quand de
nouveau le soleil se leva sur les campagnes, l’année de Verdier
se trouvait en sûreté derrière les collines de Cuges et de la Ciolat,
et l’armée royaliste, improvisée à Marseille, était la m aîtresse
incontestée de la ville.
Les soldats, en qu ittan t Marseille, n ’avaient pas caché qu’ils
allaient chercher des renforts à Toulon, et q u ’ils reviendraient
bientôt pour se venger des insultes reçues. Ils annonçaient
l’arrivée d’un régim ent fameux par l’intransigeance de son zèle
bonapartiste, le 35mc de ligne, et com ptaient sur l’activité et le
dévouem ent de leur chef, le m aréchal Brune. De fait rien encore
n’était décidé, Un gouvernem ent provisoire avait bien été ins
tallé à Paris, m ais au nom de Napoléon II et nullem ent de
Louis XVIII. Les alliés vainqueurs n ’avaient pas encore fait con
naître leur décision, et on n ’ignorait pas que deux au m oins des
souverains, non pas les m oindres, le Tzar et l’E m pereur d ’Au
triche n ’étaient que m édiocrem ent disposés en faveur d’une
seconde Restauration. E n outre l’arm ée dite de la Loire était
intacte et redoutable, et dans toute la France, à Marseille même,
il y avait encore beaucoup de bonapartistes. Les menaces des
soldats de Verdier pouvaient donc se réaliser. Le m aréchal
Brune avait pris au sérieux son litre et ses fonclions.il avait
été rejoint p ar des bataillons venus de Corse. Il avait
formé un régim ent composé de volontaires italiens et ordonné
la levée en masse. Il est vrai que sur 2.000 conscrits il n ’avait
pu en réunir que 316 ; et encore, pour les retenir dans le rang,
avait-il dû les diriger sur Grenoble. Il n ’en avait pas m oins sous
ses ordres une véritable arm ée, peu nom breuse, m ais aguerrie,
qui lui suffirait non seulem ent pour tenir en respect les Anglais
15
�218
PAUL GAFFARËL
m enaçant les côtes provençales, m ais encore pour reprendre Mar
seille et imposer ses volontés à tout le Midi. La situation était
donc critique, et, malgré W aterloo, le gouvernem ent im périal
avait encore de profondes racines dans les départem ents
du Sud.
Le m arquis d ’Albertas brusqua la situation. 11 rentra à Mar
seille et reprit possession de la Préfectnre. Son prem ier acte fut
de proclam er de nouveau Louis XVIII ; m ais ses pouvoirs
n’étaient pas reconnus par tout le m onde. L ’avocat Caire, agent
secret des Princes, avait convoqué une assem blée extra-légale de
notabilités royalistes, et les avait organisées en Directoire inté
rim aire : c’étaient le com m andant d e là garde nationale, Borély}
B runiquel de Rabaud et Romagnac, tous deux protestants,
Casimir Rostan, le chevalier de Candolle, et un négociant très
actif et très rem uant, Pierre Rebuffat. Caire s’était adjoint au
Directoire en qualité de com m issaire général de police. Les
directeurs s’installèrent en comité d’organisation. Le m arquis
d’Albertas, m is en présence des faits, eut la sagesse de sacrifier
scs incontestables prérogatives à la crainte de com prom ettre par
ses protestations les résultats acquis. Il annonça donc qu’il se
contenterait de prendre part aux travaux du comité. Un ordre
relatif s’établit aussitôt et Marseille eut de la sorte un sem blant
d’organisation.
Le prem ier soin des D irecteurs fut d’adresser au peuple une
proclam ation : « Louis XVIII vient de nouveau d’être proclam é
dans nos m urs. En attendant les ordres de notre souverain légi
tim e ou ceux des Princes de son auguste famille, nous nous
sommes investis, par la force des circonstances, d’un grand
pouvoir et d’une grande responsabilité, m ais nous n ’emploierons
l’autorité dont nous sommes revêtus que pour m aintenir l’ordre
public et pour faire triom pher la cause des Bourbons et de la
France. Tous les bons F rançais sont appelés à la défendre,
l’obéissance et l’union étant aussi nécessaires que le courage. »
Prévoyant que les bonapartistes ne se laisseraient pas déposséder
sans résistance, les signataires de la proclam ation n ’hésitaient
pas à faire appel aux arm es. « La Provence et le Midi devien-
�LES CENT JOURS A MARSEILLE
219
dront, s’il le faut, une nouvelle Vendée plutôt que de retom ber
sous le joug du despotism e et des factieux qui se sont arrogé le
droit de disposer des destinées de la France. » Ils adressaient en
même temps un pressant appel au m arquis de Rivière pour le
prier de rentrer au plus vite à Marseille, au duc d’Angoulême
pour le supplier de revenir, et, ce qui donne la note caractéris
tique de l’époque, au com m andant en chef des forces anglaises
dans la M éditerranée, à lord Exm outli, afin qu’il protégeât
Marseille contre un retour offensif des troupes de Brune et de
Verdier. Ils offraient ainsi, dans leur im patience, aux pires
ennemis de la France, l’occasion de se jeter sur une proie qu’ils
guettaient depuis longtemps, et d’occuper, sans tirer un coup de
fusil, le port le plus im portant de France. Ils com m ettaient un
crim e de lèse-patrie, m ais la passion politique a-t-elle jam ais
raisonné !
Ce triple appel fut entendu. Rivière et le duc d’Angoulême
annoncèrent leur prochain retour. Q uant à lord Exm outh, sans
attendre les ordres de son gouvernem ent, il se m it à la dispo
sition des autorités m arseillaises, et leur proposa de débarquer
sans plus tarder. A vrai dire, ce fut lui qui trancha la question,
lui qui, prenant pied sur les quais de Marseille, term ina les
Cent Jours et inaugura la seconde Restauration.
��ÉTUDES CRITIQUES
LA CAMPAGNE DE C. MARIES EN PROVENCE
( su ite
I
et f in )
�••
�ÉTUDES CRITIQUES
LA CAMPAGNE DE C. MARIUS EN PROVENCE
( s u it e
I
et f in )
��LA LEGENDE DE MARIUS EN PROVENCE
1. — L a
t r a d it io n é c r it e .
Dans les études qui précèdent, j ’ai été amené par l’examen des
textes et des lieux, au sujet de la Fosse M arienne, com m eau sujet
des deux batailles, à des conclusions assez différentes de celles
que l’on avait généralem ent adoptées. J ’ai écarté ju sq u ’ici tous les
argum ents d’ordre étymologique et d’ordre archéologique, parce
qu’aucun de ces argum ents, au contraire des textes et de la topo
graphie, ne s’applique à la question d’une façon évidente. Ces
nouveaux docum ents, il faut com m encer par les étudier en euxmêmes, et par en discuter l’authenticité, la date et l’attribution.
Il y a en Provence un grand nom bre de m onum ents d’archi
tecture, d’inscriptions, de nom s de lieux, que l’on attribue aujour
d’hui à Marius ou que l’on rattache à l ’histoire de sa campagne
contre les Teutons. Il s’agit d’établir si ces attributions ont été
faites à bon droit. Or, ce travail n’a jam ais été fait.
Il existe réellem ent aujourd’hui en Provence une tradition
relative à Marius ; m ais c’est grâce au travail incessant des
érudits depuis quatre siècles, qui a porté ses fruits. A ujourd’hui
le souvenir de Caius M arius et de sa victoire sur les barbares est
plus vivant, plus actuel, en Provence, que celui des évènements
de la Révolution par exemple. Ce n ’est pas seulem ent à Pourrières que l’on peut trouver, comme l’a constaté non sans surprise
M. Bullock Hall (1), une hôtelière ferrée comme un étudiant
(1) The Romans on the Riviera and the Rhône, p. 118,
�224
Mid i RT. CLERC
de Cambridge sur les œuvres de Plutarque. Il n’y a guère de
village où l’on ne trouve quelques personnes capables de vous
raconter l’histoire de Marins et de sa victoire : seulem ent ce n’est
pas à Plutarque, c’est à la Statistique q uelles vous renvoient,
en se bornant à citer cette autorité, devenue en Provence le véri
table évangile de tous ceux qui s’intéressent au passé, évangile
auquel on croit, comme il convient, sans le discuter.
Bien entendu, l'im agination populaire: continue, incons
ciemment, à broder sur ce thèm e. Si l’on a retrouvé, au
xvic siècle, le tombeau de Teutobod, bien des gens aujourd’hui
ne seraient pas étonnés que l’on retrouvât, en Provence, celui
de Marins ; il y a quelques années, l’on a apporté au Musée
Borélv une urne cinéraire en verre, découverte dans les environs
de Trets, et que le vendeur donnait gravem ent comme ayant été
le tombeau « du général rom ain Marins ». Peut-être était-il de
bonne loi.
Et d’autre part, le travail de l’érudition continue son œuvre
autour de la légende m arienne. Il n’y a guère d’année, a rem ar
qué M. Bullock Hall, qui ne voie surgir quelque nouvelle
publication en l’honneur de Marius. Le deux m illième anniver
saire de la bataille d’Aix a été, notam m ent, l’occasion d’une
m anifestation d’un caractère presque officiel. Le 20 décembre
1898, l’Académie d’Aix tenait une séance où il était donné
lecture de dix m ém oires, tous consacrés à la com m ém oration de
la bataille de l'année 102, et où le m onum ent de Pourrières et le
m ont de la Victoire occupent la place d'honneur (1).
Cette tradition m arienne enfin, Frédéric Mistral vient de la
condenser au début de ses charm ants Mémoires, en quelques
(1) Je suis obligé de me borner à eette brève indication, la séance n’ayant
pas été publique, et aucun des mémoires en question n’ayant encore été
publié. En voici rénumération complète, d'après les journaux locaux : Le
Monument de Marius, par M. Arbaud: — La Bataille d'Aix, par M. de La
Oalade ; — La Statue de Marius, le Buste de Martha, par M. Fonder ; — Le
Mont de la Victoire, par M. Marbot ; —Les Eaux Sexticnnes, par M. Cbabricr;
— Le Félibrige cl Marius, par M. Vidal ; — Les Monuments de la Victoire en
Provence, par M. de Gantelmi-d’Ille ; — Une Pensée de Ciccron, « propos de
Marius, par M. de Berluc-Pérussis; — Le Bi-millcnaire de la défaite des
Ambro-Teulons, par M. Guijlibert.
�MARIUS EN PROVENCE
225
lignes d’une poésie saisissante : « D’aussi loin qu’il me souvienne,
je vois devant mes yeux, au m idi, là-bas, une barre de m ontagnes
dont les m am elons, les ram pes, les falaises et les vallons
bleuissaient du m atin au vêpre, plus ou m oins clairs ou foncés,
en hautes ondes. C’est la chaîne des Alpilles, ceinturée d ’oli
viers comme un m assif de roches grecques, un véritable belvé
dère de gloire et de légendes. Le sauveur de Rome, Gains M arins,
encore populaire dans toute la contrée, c’est au pied de ce
rem part qu’il attendit les barbares, derrière les m urs de son
camp ; et ses trophées triom phaux, à Saint-Remy sur les Anti
ques, sont, depuis deux mille ans, dorés par le soleil ».
Mais de l’existence actuelle de cette tradition, l’on ne peut
conclure q u elle ait une valeur historique, c’est-à-dire qu’elle
dérive directem ent des faits. Il n’est pas diüicile, en effet, de citer
des exemples de ce que j ’appellerai de fausses traditions. Sans
parler du héros d’un des plus célèbres rom ans d’Alexandre
Dum as père, Dantès, et de son am i l’abbé F aria, dont on m ontre
consciencieusem ent le cachot au Château d’If, sans parler de la
m aison de Cil Blas que l'on m ontre au voyageur à Oviedo, ni de
la boutique de Figaro qu’on lui m ontre à Séville (1), M. Gaston
Paris a fait voir com m ent d’une légende populaire au x n r siècle
en Espagne, celle des infants de Lara, Manuel Fernandez y
Gonzalez a tiré en 1853 un rom an historique, im itation de ceux
de Dum as, qui eut un succès prodigieux, et qui a recréé, sur
les lieux mêmes, une tradition toute factice (2).
Mais il y a plus. Une tradition même reconnue authentique,
c’est-à-dire partant directem ent des laits, il reste encore à en
étudier la valeur historique. On sait que la Chanson de Roland
est sortie tout entière d’une ligne d’Eginliard, un contem porain
de Charlem agne: « Là périt Roland, com m andant de la m arche
de Bretagne». Une tradition subit toujours un lent travail de
cristallisation; il faut rem onter aux élém ents prem iers. El pour
(1) Gustave Reynier, Les origines de la légende de don Juan (Revue de
Paris, 15 mai 1906, p. 322).
(2) Gaston Paris, Les sept infants de Lara (Revue de Parfs, 15 novembre
1898, p. 373),
�226
MICHEL CLERC
cela, il faut faire l’histoire de la tradition elle-m ême, au m oins
depuis qu’elle est à l’état de tradition écrite.
C’est cette étude critique de la tradition relative au séjour de
Marius que je vais entreprendre m aintenant. J ’indique tout de
suite les points principaux de cette étude :
Y a-t-il en Provence des m onum ents triom phaux rappelant la
victoire sur les Teutons?
Y a-t-il des inscriptions com m ém orant cette victoire?
Le mont Sainte-Victoire doit-il son nom à celte circonstance?
Le nom de Pourrières vient-il de ce que là furent enterrés les
cadavres des barbares ?
Le prénom Marius, si fréquent en Provence, vient-il directe
m ent de l’époque rom aine?
Je commence par l’étude de la façon dont s’est transm ise
jusqu’à nous la tradition. Il s’agit, en effet, d’établir avant tout
la chronologie des auteurs, et aussi leur valeur.
Les docum ents sur lesquels se fonde aujourd’hui la tradition
proviennent d’ouvrages de deux sortes : les uns sont de simples
recueils, soit d’inscriptions, soit de dessins, les autres, de véri
tables ouvrages historiques, qui se servent des docum ents
publiés dans les prem iers et prétendent les expliquer. Je Arais
énum érer les uns et les autres, par ordre chronologique, afin
que l’on puisse reconnaître im m édiatem ent si les uns ont influé
sur les autres.
On peut dire que le père de l’historiographie provençale est
Jules-R aym ond d e S o l i e r , né à Perlais, nous ne savons en
quelle année, et m ort entre 1589 et 1595. Le prem ier, il tenta de
recueillir les inscriptions antiques de la Provence, les copiant
lui-m êm e ou se faisant envoyer des copies.. Son m anuscrit, en
latin, qui est à la bibliothèque Méjanes d’Aix, est probablem ent
antérieur à 1572 ; ce n’est pas précisém ent un ouvrage, mais
plutôt des notes, un brouillon, pour un ouvrage fu tu r; les
vingt-quatre prem ières pages m anquent. Une copie, provenant
du m arquis de Méjanes, dérive d’un autre exemplaire. Seul, le
chapitre relatif à Marseille a été publié, traduit en français, par
�MARIUS EN PROVENCE
227
Annibal de Fabrot, en 1615. Le m anuscrit de Solier a été connu
et utilisé par les érudits postérieurs, notam m ent par Bouche. Je
n ’ai pas eu encore l’occasion de le citer, parce que le récit qu’il
fait des deux combats (qu’il place tous les deux dans la région
de Pourrières) est très peu détaillé. Au contraire, il a une grande
im portance pour ce qui est des m onum ents attribués à M arius :
là, il est notre source la plus ancienne, et la plupart des écri
vains postérieurs ne font que répéter ce qu’il a dit. Donc, la
tradition écrite date pour nous de 1572 environ, c’est-à-dire de
la lin du xvi° siècle seulem ent.
François de B e l l e f o r e st a rédigé une Cosmographie univer
selle de toul le monde (Paris, 1575), où il a publié sept inscrip
tions d’Aix, qui paraissent avoir été copiées directem ent sur les
pierres mêmes.
Balthazar B u r l e , dit de la Burle, gentilhom m e servant de
Charles, cardinal de Bourbon, oncle d’Henri IV, puis audiencier
en la chancellerie de Provence, né à Aix et m ort là en 1598, a
laissé un m anuscrit, aujourd’hui à la bibliothèque de Carpentras, qui contient beaucoup d’inscriptions d’Aix et de la région ;
ce m anuscrit a été rédigé avant 1593.
Louis G a l a u p d e C h a s t e u il , né à Aix en 1555, avocat-général
à la Cour des Comptes, lié avec Malherbe, N ostradam us, le
président Fauchet, et m ort en 1598, s’occupa de droit, d’histoire
et de poésie, Il ax ait commencé une histoire d’Aix, qui est restée
inachevée, et qui fut en partie publiée par son fds en 1622 sous
ce-lilre : Recherches cl antiquités de la ville capitale de Provence.
Nous arrivons au x v n ° siècle, avec César de N o st r a d a m u s ,
fils du fameux Michel N ostradam us, de Salon. Son Histoire et
chronique de Provence, de 1614, ne contient rien d’original pour
la période antique.
P eir esc (1580-1637) avait formé à Aix un musée épigraphique
et archéologique ; il copiait avec grand soin les inscriptions
locales, et s’en faisait envoyer des copies par ses nom breux amis
et correspondants, Elles sont contenues surtout dans les deux
volumes m anuscrits qui ont passé de la bibliothèque de Carpentras à la Bibliothèque Nationale, et dans un troisièm e qui est
�228
MICHEL CLERC
resté à Carpentras. Ses lettres renferm ent, de plus, une foule de
renseignem ents archéologiques. Les copies d’inscriptions de
Peiresc ont été utilisées par tous les érudits suivants.
Solier, hurle, Peiresc ont été presque seuls à copier des textes
épigraphiques inédits, et c’est chez eux que les écrivains posté
rieurs les ont pris.
Honoré B ouche a publié une Chorographie ou description de la
Provence et l'histoire chronologique du meme pays (Aix, 1664); la
plupart des inscriptions que l'on y trouve, sauf quelques-unes
d’Aix, sont copiées sur les ouvrages précédents; c’est surtout à
Solier qu’il em prunte.
Jean-Scolastique P it t o n , médecin, né à Aix en 1621, m ort en
1689, a écrit une Histoire de la ville d’A ix, capitale de la Pro
vence (1666); il a eu entre les m ains les m anuscrits de Solier et de
Peiresc.
Honoré d e B u r l e , neveu de Balthazar, né à Aix en 1607, m ort
en 1692, a laissé un ouvrage m anuscrit (à la bibliothèque
Méjanes), intitulé Traclalus de situ et antiquitate Provinciæ Galliæ Narhonnensis, alias Braccatæ, vnlgo Provence. L’ouvrage, qui
est postérieur à 1668, contient une vingtaine d’inscriptions, et
j ’aurai l’occasion d’en reparler.
Au dix-huitièm e siècle, c’est toute une nouvelle série d’érudits,
dont le prem ier en date est Pierre-Joseph de H a itze , né à Cavaillon vers 1648, d’une fam ille basque (on prononce Hache), m ort
en 1786. Ses m anuscrits, conservés à la bibliothèque Méjanes,
contiennent, ou tre une Histoire de la ville d’A ix, qui a été publiée,
une foule de papiers relatifs à l’histoire et à la bibliographie
provençales, et de nom breuses copies de chartes.
E sprit D e v o u x , géomètre, a laissé un Plan géométral de la ville
et dehors d ’A ix, de 1753, et un Nouveau plan de la ville d’A ix , de
1762, en m arge duquel sont gravés des m onum ents, des m on
naies, et des inscriptions, ces dernières prises d’ailleurs dans
des livres.
Jean -P ierre P a p o n , prêtre de l’O ratoire, a publié une Histoire
générale de la Provence en 4 volumes, de 1777 à 1786 ; les inscrip
tions qui y figurent sont em pruntées pour la plupart à ses devaP’
�MARIUS EN PROVENCE
229
ciers, surtout à Bouche; quelques-unes cependant ont été copiées
directem ent sur les originaux.
Claude-François A ch a r d , m édecin, a laissé un Dictionnaire de
la Provence, en 4 volumes (1785-1787), et une Description histo
rique, géographique et topographique... des villes... de la Provence
ancienne et moderne, en 2 volumes (1787-1788). C’est lui qui a
installé en 1802 le Musée de Marseille.
Jules-François Paul F a u r is de S a in t - V in c e n t , né à Aix en
1718, président au Parlem ent, m ort en 1798, avait formé un
musée épigraphique, archéologique et num ism atique im portant.
Le dix-neuvième siècle s’ouvre avec son fils Alexandre JulesAntoine F a u r is d e S a in t -V in c e n t , président à la Cour d’appel
d’Aix, qui a vécu de 1750 à 1819, et a publié un Mémoire sur les
antiquités, monuments et curiosités de la ville d’A ix (1818), une
Notice sur les lieux de Provence oii les Cimbres (sic )__ ont été
vaincus par Marins (1814), plus une foule d’articles dans les
Mémoires de l’Académie d’Aix et dans le Magasin Encyclopé
dique de Millin, où l’on trouve beaucoup d’inscriptions d’Aix
inédites. Ses m anuscrits sont à la bibliothèque Méjanes, et les
inscriptions provenant de la collection F auris, au Musée d’Aix.
Albin-Louis M illin (1759-1818) a vécu, lui, à P aris, et publié
de 1807 à 1811 son célèbre Voyage dans les départements du midi
de la France, en cinq volumes, ouvrage qui fourm ille de rensei
gnements de toute espèce. Il faut y joindre le Magasin Encyclo
pédique, de 1795 à 1818.
La Statistique des Bouches-du-Rhône, publiée sous la direction
du comte de Villeneuve, préfet du départem ent, en quatre
volum es, de 1821 à 1829, a été rédigée, pour la partie qui nous
intéresse, par T o u lo u za n , professeur d’histoire au collège de
de Marseille (1781-1840).
De 1830 à 1849, a séjourné dans la banlieue de Marseille, à
Malpassé, un am ateur de curiosités qui n ’avait d’ailleurs rien
absolum ent d’un érudit, Marius C l é m e n t ; il avait rassem blé là
des inscriptions ram assées un peu partout, m ais surtout en
Provence, et qui sont m aintenant pour la plupart au Musée
Galvet d’Avignon.
�230
MICHEL CLERC
Vers la même époque ont vécu les frères B osq (Louis-Charles
et Paul-Jacques), à Auriol. Orfèvres et m écaniciens, ils étaient
peu lettrés, mais d’une activité infatigable; ils ont réuni chez eux
tous les m onum ents antiques trouvés dans la région, à partir
de 1824. Ils sont m orts, l’un en 1862, l’autre en 1866, et une
partie de leurs collections est entrée au Musée Borély. Ils ont
publié ou laissé en m anuscrit un grand nom bre de mémoires,
où l’on trouve quelques renseignem ents utiles, surtout pour la
topographie. Q uant aux érudits plus récents, je ne les rappelle
pas ici, les ayant déjà cités m aintes fois.
Ainsi, depuis 1572, on trouve une série ininterrom pue d’éru
dits s’intéressant aux antiquités locales, dont les uns se bornent
à recueillir et à en conserver les m onum ents, dont les autres
publient ces m onum ents et en tirent l’histoire. C’est là ce que
j ’appelle la tradition écrite, qui a été en somme condensée dans
la Statistique.
Pour nous, l’im portant est, non pas les théories et les hypo
thèses de ces érudits, que j ’ai déjà critiquées, m ais les docum ents
et les traditions anciennes qu’ils nous ont transm is. Leur valeur
dépend, pour nous, beaucoup m oins de leur science que de leur
sincérité, et aussi de leur esprit critique. En cela, Peiresc est un
modèle accom pli : c’est un critique très éveillé et très averti, qui
ne se paie pas de mots cl n’accepte rien sans contrôle, et in ca
pable de donner sciem m ent une inscription fausse, ou même de
com pléter arbitrairem ent une inscription incom plète (1).
Tel n’est pas, m alheureusem ent, le cas de tous les autres.
Il n’y a pas lieu d’insister longuem ent sur les inventions un
peu enfantines de Clément, qui n ’y m ettait pas m alice, et ne
songeait qu’à com pléter la décoration pittoresque de so n ja rd in
en encastrant dans tous les m urs des inscriptions, antiques
au tan t que possible, imitées, tant bien que mal, de l’antique,
(1) Il h pourtant recueilli dans ses papiers deux inseriptions d'Aix fausses,
dont l’une, relative précisément à Marius, est même grossièrement fausse
( cil, xii, 43*, 70*; cf. Revue Archéologique, xxxvi (1900), p. 431).
�MARIUS EN PROVENCE
quand les m onum ents authentiques lui faisaient défaut et qu’il
avait encore quelque trou à boucher (1). Il est surprenant que
l’on ait jam ais pu s’y trom per : Clément gravait tout bonnem ent
ses inscriptions en lettres m ajuscules m odernes, les U com pris,
et avec les points séparatifs sur la ligne même ! P ortant un nom
rom ain, il le faisait volontiers figurer sur ses inscriptions. Et
c’est sans doute aussi parce qu’il portait le prénom de Marius
qu’il eut l’idée de rappeler la victoire de son illustre hom onym e
sous cette forme ingénue : MARII PVGNA,
CAMP VS. V. C.
Mais supposons que des faux de ce genre, même com m is sans
m auvaise intention, se retrouvent au début de notre tradition
écrite, et que ces faux aient été acceptés, sans critique, par les
auteurs suivants : il est évident que toute cette prétendue tra d i
tion s’en trouvera viciée, dès son origine.
Or on lit, chez Solier, une inscription soi-disant trouvée à Aix,
dont la fausseté ne fait de doute aujourd’hui pour personne, et
qui prétend com m ém orer le souvenir du fondateur d’Aix,
C- Sextius Calvinus :
SEXTIVS C a LVINVS HVJVSCE VR1Ï1S
F v NDATOR HOS AGROS
M ercvrio
V. S. L. M.
Bouche la donne également, avec une variante, et Pitton avec
deux autres variantes. Quel en est l’auteur responsable? C’est
Solier, à m oins que ce ne soit Burle, car c’est à ce dernier, et
non à Solier, que Bouche l’a em pruntée : « Comme il est marqué
dans les mémoires anciens qui sont dans l’élude du sieur Honoré
Burle, conseiller du roi au Siège général d’A ix, recueillis par son
aïeul (Ballliazar) personnage fort curieux el qui vivait en ce temps là
dans A ix ». Solier et B. Burle étant contem porains, l’un des deux
peut indifférem m ent avoir em prunté à l’autre l’inscription en
question.
(1) Voir C. Jullian, Bulletin Epigraphique, V (1885), p. 291 et suivant.
�232
MICHEL CLERC
Voici un second exemple. Solier donne comme l’ayant reçue
d'un pi ètre l’inscription suivante : râpes varia a varia romano
(équité). Bouche l’a publiée de nouveau comme ayant été trouvée
à Roquevaire au dire de Solier, En fait, l’abbé Albanès a m ontré
que cette prétendue inscription n’est autre chose que le début
d’une chronique de Roquevaire : Râpes Varia (ancien nom sup
posé de Roquevaire) a Varo romano equile fundata est (1). On ne
peut donc pas dire précisém ent qu’il y ait eu là de la p art de
Solier un faux, puisqu’il s’agit d’un texte transform é mal à pro
pos en inscription.
Il en est de même encore pour une autre assertion de Solier,
rapportée par Bouche : « J ’ai lu dans les écrits de Jules Raymond
de Solier qu’un certain advocat nommé Remusat lui avait dit que, de
son temps, la commune tradition du villaye de Trels élait que Tentobochus, roi des Teutons, y avait été enseveli, et que lui-même y
avait vu autrefois une pierre écrite où il se lisait distinctement le nom
de ce roi Teutobochus ». Solier lui-mêm e, dans le m anuscrit qui
nous est parvenu, s’exprime d’une façon plus générale : « Teutobochus... in oppidulo Trettensi sepultus esl : lestes sunt duo lapidum fragmenta in plalea publica, Teutobocchi nomine inscripta. »
Ici encore, on ne peut parler de faux : Solier n’a fait que recueillir
un récit, et il est visible qu’il n ’a pas vu lui-même les pierres en
question. Il a sim plem ent fait preuve de crédulité (2).
Au contraire, nous trouvons dans les papiers de Honoré Burle
toute une série d’inscriptions, que je ne reproduis pas, parce
(1) c i l . x i i . p. 33.
(2) Cette fois, les auteurs de la Statistique ont fait preuve, eux, de jugement et
de sens critique : « D’après ce témoignage positif (celui de Florus, qui fait figu
rer Teutobod au triomphe de Marius), on voit quel fond l'on doit faire sur
les prétendus tombeaux trouvés en différents endroits avec cette inscription :
Tciüobochus Iiex. Les ossements gigantesques regardés comme le squelette
de ce roi ne sont autre chose que des ossements d’éléphants. L inscription et
le tombeau sont des accessoires inventés par quelques fourbes... M. Salze
possède une dent d’éléphant qui a été trouvée près de Mimet, au même endroit
où l’historien Bouche assure que l’on déterra le tombeau de Teutobochus. »
(il, p . 42, nc 1). Le roi Teutobochus n’est d’ailleurs pas le seul à qui l’on ait
attribué des os d’éléphants fossiles ; beaucoup de reliques conservées actuelle
ment n’ont pas d’autre origine : mon savant collègue, M. Vasseur, Ta constaté
personnellement.
�MA1UUS EN PROVENCE
233
qu’elles n’ont pas de rapport direct avec mon sujet, et dont la
fausseté est m anifeste ( cil , x ii , 51*, 53*, 54*, 55*). Il est possible
d’ailleurs qu’il n'ait fait que les prendre dans les papiers de Baltliazar Burle, auquel cas celui-ci pourrait être l’auteur respon
sable de l’inscription de Calvinus.
Mais c’est bien à Solier, et à lui seul, qu’il laut attribuer le
Sextus Furius, étymologie prétendue de Six-Fours, et la Dea SijIvarum trouvée soi disant à Aubagne. ( cil , x ii , 36*, 72*).
Donc, Solier et Burle sont également peu sûrs. En adm ettant
même qu’ils n’aient pas composé eux-mêmes ces textes faux, ils
ont m anqué tout au m oins de l’esprit critique le plus élém entaire
en les acceptant comme authentiques et en les recueillant. On
peut les excuser, si l’on veut, en rappelant qu’au seizième siècle
la confection des textes anciens faux était chose courante et
admise. Les érudits croyaient par là, et peut-être de bonne foi,
im iter sim plem ent l’antiquité, de même que le cardinal Bibbiena
en faisant en vers latins sa comédie Calandra. Mais il n’en est
pas m oins vrai que ce m anque de sincérité a pour nous ce
résultat, que, Solier et Burle étant à la base même de ce que l’on
appelle la tradition provençale, cette tradition nous devient du
coup suspecte.
Or, ce qui est vrai des prem iers érudits en question ne l’est
m alheureusem ent pas m oins des derniers, les plus récents.
La dém onstration a été faite, pour ce qui concerne Faillis de
Saint-V incent (le fils) par M. Otto Hirschfeld d’une façon irré
futable (1). Cinq inscriptions, données par Saint-Vincent comme
provenant d’Aix, sont d’une évidente fausseté, et, sur les cinq,
une a été non seulem ent publiée par lui, m ais gravée sur le
m arbre ! pour le plaisir, sans doute, d’y faire figurer un Vincentius, ancêtre présum é de l’auteur. Ici, il n’y a pas d’erreur pos
sible : nous prenons sur le fait et l’auteur et sa m anière de
(1) Gallischc Sliidien n, Vienne, 1884. — M. Hirsclifeld soupçonne aussi
Fauris de Saint-Vincent d’être l’auteur de la bizarre inscription grecque soi
disant trouvée à Marseille (cig, xiv , 2480) et dont la fausseté me paraît
évidente; je doute cependant que Fauris ait su assez de grec pour la
composer.
�MICHEL CLERC
procéder. Et nous verrons plus loin qu’il ne s’est pas borné aux
textes épigraphiques, ni aux inventions assez enfantines d’une
fermeture du temple de Janus ou d ’ancêtres rom ains, m ais qu’il
n’a pas hésité à fabriquer de prétendus docum ents du m oyenâge, pour appuyer ses théories sur la bataille d’Aix.
J ’ajouterai à cette liste d’érudits peu scrupuleux un dernier
nom, celui de l’auteur de la Statistique pour toute la partie qui
nous intéresse, Toulouzan, professeur d’histoire au Collège de
Marseille, m ort en 1840.
C’est à lui que l’on doit la prétendue lecture de la célèbre in s
cription des Saintes-M aries (une simple dédicace aux Junons
Augustes) dont l’authenticité n ’est plus douteuse aujourd’hu i.
Voici ce q u ’elle est devenue sous la m ain de Toulouzan :
DM I • O • M ■L • CORN • BALBVS
p • A natiliorvm
AD R h ODANI
OSTIA SACRA ARAM
au lieu de
I u n o n ib v s
A vg •
V /// olt B a rbar a
OLDRA V • S ■L ■M •
V ■S ■L • M •
Et il ne s’agit pas seulement de la restitution conjecturale des
term es d’un texte perdu : Toulouzan prétend avoir retrouvé des
fragm ents de l’inscription, et il en donne un fac-similé (1).
On ne saurait trop insister sur la gravité du fait. Il s’agit ici,
non plus d’une simple fantaisie archéologique d’am ateur, m ais
d’un faux voulu et réfléchi, qui a pour but de fixer l’em placem ent
géographique d’un peuple que l’on ne sait encore où placer.
L’audace du faussaire, qui a prétendu faire une inscription du
tem ps de César, n’avait d’ailleurs d’égale que son ignorance des
lois les plus élém entaires de l’épigraphie rom aine, qui lui a fait
com m ettre dans ce texte de six lignes les bourdes les plus énor
mes (2). Et néanm oins ce faux s’est introduit dans la plupart
(1) Statistique, n, p. 1126 et PI. XIII, fig'. 70 ; cf. c i l , x i i , 120*. — L’inscription
était, sans aucun doute, gravée sur la pierre antique que l’on voit aujourd’hui
dans l’église, mais que l’air de la mer a complètement effritée.
(2) Desjardins. Géographie de la Gaule romaine, ii, 77.
�MARIUS EN PROVENCE
des histoires locales, et beaucoup de personnes en Provence le
citent couram m ent, sans se douter de sa vraie nature.
<
Le même Toulouzan a fait preuve, ailleurs encore, dans des
circonstances im portantes, d’une ignorance et d’une légèreté
singulières. N’a-l-il pas prétendu avoir trouvé, à Marseille, des
poteries et des m onnaies antiques dans des couches d’argile
recouvertes par les poudingues ! (1) Enfin, chargé, avec quel
ques autres, de la surveillance des travaux de creusem ent du
bassin de Carénage, d’où sont sortis les m onum ents archéolo
giques les plus im portants qu’ait fournis le sol de Marseille, il
n ’a fait, dans son m édiocre compte rendu, aucune m ention de
ceux de ces objets qui sont de beaucoup les plus intéressants,
les vases peints grecs, et n ’a même pas songé à noter dans
quelles conditions précises ont été faites les trouvailles.
Il est tem ps de conclure. L’histoire locale qui nous a été trans
mise par la tradition écrite à p a rtir du xvic siècle est entachée
d’erreur et de fraude, et cela, depuis le début, et ju sq u ’à la fin.
C’est donc pour nous un devoir strict de ne rien accepter des
m onum ents dont elle nous parle, trouvailles, inscriptions, m on
naies, etc., sans le soum ettre à un contrôle sévère. Nous devons
com pter pour rien Yautorité des auteurs, qu’il s’agisse de Solier
ou qu’il s’agisse de Toulouzan ; nous devrons rejeter tout ce que
nous ne pouvons plus vérifier aujourd’hui, et, avec les seuls
m onum ents existants et authentiques, s’il y en a, essayer de
refaire toute l’histoire de la tradition m arienne, de l’antiquité à
nos jours.
(1) M. Clerc, Le bassin cle Marseille, p. 7, nc 1 (Extrait du Bulletin Soc. Geog
de Marseille, 1901).
�M idi KL CLERC
L es M o num ents
com m ém oratifs .
A-t-il existé dos m onum ents com m ém oratifs de la victoire de
Marins à Aix sur les Teutons? Ces m onum ents, ou quelques uns
d’entre eux, existent-ils encore? Je commence par les plus signi
ficatifs de tous, les inscriptions.
Nous ne connaissons en Italie que trois inscriptions relatives
à Marius (1). L’une a été trouvée dans la patrie même de Marius,
à Casamari, près d’A rpinum ; elle est gravée sur la base d’une
statue et énumère purem ent et sim plem ent les diverses charges
remplies par lui. La seconde est un fragm ent, trouvé à Rome,
près du mausolée d’A uguste, et aujourd’hui au Musée de
Naples; ce fragm ent reproduit identiquem ent quelques lignes
de la troisièm e et dernière inscription, trouvée à Arezzo, et
perdue depuis le xvie siècle, m ais qui a été à ce m om ent copiée
plusieurs fois correctement, et dont l’authenticité n’est pas
douteuse.
En France, les inscriptions m aliennes sont beaucoup plus
nom breuses : seulement, elles sont toutes fausses !
J ’ai déjà parlé de celle de Clément, Marii pugiui campus. Mais
les autres sont d’origine beaucoup plus ancienne, notam m ent
celle-ci, donnée par Solier comme étant de son tem ps à L am bese : Iri. vicloriæ. c. marii redientis ab bel., et que Bouche lui a
em pruntée et ainsi restituée : triplici vicloriæ C. Marii redientis
ab Heloetiis. Sur quoi de Hailze, se dem andant quelle pouvait
être cette troisièm e victoire, suppose qu’il s’agit du com bat que
les Rom ains eurent à soutenir, après la bataille d’Aix, contre
les femmes teutonnes !
Au xvne siècle, c’est un chanoine d ’Arles, Jean Roubaud, qui
fabrique, non plus seulem ent sur le papier, m ais sur la pierre,
(1)
cil , i 2,
n"= xvii, xvin ; et xi, 5782.
�MARIUS EN PROVENCE
237
l’inscription suivante, conservée encore au Musée d’Arles, et
dont Calvet avait déjà reconnu la fausseté (1) :
D
M
CALPHVR
NIÆ
CA II MA R II
CONS ■FILI.E
PIISSIMÆ
CIMBRORVM
VICTRICI
On voit que c’est l’anecdote rapportée par Dorotheos, que j ’ai
déjà m entionnée (2), qui a servi de thèm e au chanoine érudit
d’Arles.
Au com m encem ent du xix° siècle, c’est la région de Sisteron
qui fournit tout un groupe de docum ents de la même valeur,
publiés par le baron de Mévolhon ; et, celte fois encore, le faus
saire a eu la constance de les graver sur pierre. Pour celles-là,
c ’est Valère-M axime qui a été m is à contribution, dans un
passage où il raconte qu’un certain H erophilus, m édecin-ocu
liste, était parvenu, peu de tem ps après la m ort de César, en se
donnant comme le descendant de Marins, à une telle popularité,
que colonies, m unicipcs et corporations à l’envi voulaient l’avoir
pour patron. Sur quoi Antoine, trouvant qu’il devenait gênant,
le fit saisir et exécuter.
Les inscriptions en question, au nom bre de cinq, deux en grec
cl trois en latin, sont des dédicaces faites par cet Herophilus, et
rappellent le souvenir des victoires de son ancêtre M arius (3).
Elles sont d’ailleurs si m aladroitem ent rédigées, que l’auteur,
voulant donner la date de ces victoires, a mis étourdim ent
l’année avant Jésus-Christ, en la donnant comme l’année à
p artir de la fondation de Rome !
Voici m aintenant un autre groupe d’inscriptions, qui, quoique
(1) CIL, XII, 112*.
(2) Cf, supra, p. 131).
(3) CIL, XII, 147*, J48*,
�238
MICHEL CLERC
disparues aujourd’hui, paraissent bien authentiques, m ais qu’il
faut interpréter lout autrem ent que ne l’ont fait les prem iers
éditeurs. La prem ière est donnée par Bouche et Pitton comme
trouvée dans les ruines d’un aqueduc antique, auprès d’Aix,
attribué naturellem ent à Marins, alors que les aqueducs d’Aix
ne peuvent évidem ment rem onter qu’à l’époque im périale :
C. MAR EX DEF. F auris de Saint-Vincent l’a complétée et
interprétée à sa m anière : C. Marins fontem deiexil !
Deux autres ont été publiées, l’une par la Statistique, l’autre
par Tiran, comme trouvées, la prem ière « une borne énorm e »
près de la Grande-Pégère (ou Pugère), la seconde dans le te rri
toire de Sénas. On lisait sur l’une MAR. T., sur l’autre MARII (1).
Toutes deux ont d’ailleurs disparu, et j ’ai vainem ent cherché
celle de la Grande-Pugère, qui gît peut-être enfouie sous un
am as assez considérable de blocs que l’on voit un peu au-dessous
de la route. Gilles n’a pas laésité à les lire : Marii tropæa !
En fait, l’hypothèse émise à ce sujet par C. Ju llian (2) me
paraît tout à fait vraisem blable, à savoir qu’il s’agit de bornes
lim ites entre le territoire d’Aix et celui d’Arles, bornes lim ites
dont plusieurs nous sont parvenues intactes, et qui portent
d’un côté FINES ARELAT(ENSIVM), et de l’autre FINES
AQUENS(IVM) (3).
Au résum é, il y a eu, à Rome, dans le pays natal de Marius, à
Arezzo, et sans doute dans d’autres villes d’Italie encore, des
inscriptions rappelant le souvenir de Marius et notam m ent de
ses victoires sur les Cinabres et les Teutons. S’il y en à eu en
Provence, ce qui est bien douteux, elles ne sont pas parvenues
jusqu’à nous.
Aux inscriptions, j ’ajoute im m édiatem ent les m onnaies.
« Parm i les curiosités, dit Pitton (4), que le sieur Lauthier,
apothicaire de cette ville (Aix), nous fait voir dans son cabinet
très curieux et très rare, il m ’a fait l’honneur de me com m u(1) c i l , x i i , 561, 562.
(2) Revue des Études anciennes, 1899, p. 54.
(3) Bulletin Epigraphique, v, 122, 281, et vi, 172.
(4) Histoire de la ville d ’Aix, p. 53.
�MARIUS EN PROVENCE
niquer une m édaille de métal à l’em preinte de la tête de Marius,
avec ces lettres C Marius V cos, et an revers quatre arcs de
triom phe en carré, où l’on voit des hom m es enchaînés, et des
images de quelques boucliers........Le revers a pour âme ces
paroles : Victoria Cimbrica ». La bonne foi de Fillon, comme
sans doute celle de Lautliier, a été surprise ; il est hors de doute
que Marius n’a jam ais frappé de m onnaies (1).
Nous savons d’une façon positive que des m onum ents d’archi
tecture et des œuvres de sculpture avaient été consacrés, à Rome,
à la gloire de M arius. C’était, tout d’abord, le tem ple qu’il avait
fait élever lui-m êm e, et que rappelle l’inscription d’Arezzo,
tem ple dédié Honori et Virtuti, à l’H onneur et au Courage.
Vitruve, qui en parle évidem m ent de visu (ce qui prouve que
Sylla ne l’avait pas fait détruire), nous apprend qu’il avait été
construit par un architecte d’une grande science, C. Mutius ; que
les proportions des colonnes et de l’entablem ent en étaient
parfaites, et que s’il avait été en m arbre (et non en pierre), il
au rait compté parm i les plus beaux travaux de ce genre (2).
O utre ce tem ple, il y avait des trophées relatifs aux victoires
sur les Cimbres et sur les Teutons. Sylla les avait renversés, m ais
Jules César, pendant son édilité, les lit relever (<1). Velleius,
qui relate aussi ce fait, s’exprime d’une façon plus vague, et
parle, au lieu de trophées, de monuments (4). Il ne peut s’agir,
cependant, que de ces trophées, puisque, je viens de le dire, le
tem ple avait été respecté par Sylla. Enfin, Valère-Maxime dit
explicitem ent que ces trophées étaient au nom bre de deux, l’un
sans doute pour les Teutons, l’autre pour les Cim bres (5).
On a cru les avoir retrouvés, et c’est sous le nom de Trophées
de Marius que Montfaucon a publié les m onum ents qui décorent
(1) M. de Gérin-Ricard signale au Musée Calvet d’Avignon une médaille à peu
près semblable à celle que décrit Pitton : il s’agit bien d'une médaille fausse,
fabriquée par les Padouans au xvi° siècle. (Bulletin Archéologique, 1902, Les
Pyramides de Provence.)
(2) Vitruve, Prœf., 7, 17.
(3) Suétone, Jules César, 11.
( 4 ) 11,43.
(5) vi, 9, 14.
�240
MICHEL CLERC
aujourd’hui l’entrée du Capitole (1). Q uoiqu’on n’en ait pas
encore déterm iné exactement l’àge et l’attribution, il est certain
toutefois qu’ils ne peuvent rien avoir de com m un avec M arins,
et qu’ils appartiennent à des temps très postérieurs. Q uant aux
« images de Marius et aux Victoires portant des trophées», dont
parle Plutarque (2), et que César, pendant son édilité, lit faire
secrètement et porter pendant la nuit sur le Capitole, il ne peut
s’agir évidem ment que de figures décoratives, sans doute en bois
doré, non destinées à durer.
Enfin, il-j'a eu aussi des statues de M arius. Plutarque en a vu
une en m arbre à Ravenne, où étaient exprim ées à merveille,
dit-il, l’austérité et la rudesse de sa physionom ie (15). Julius
Obsequens en cite une autre, qui se trouvait à Modène (4).
D’autre part, les inscriptions d’Arezzo, d’A rpinum et de
Rome étaient aussi gravées sur la base de statues; et c’est sans
doute d’après ces statues que Jules César fit faire l’image (en
cire, suivant l’usage) de Marius que l’on porta aux funérailles
de sa tante Julia, la veuve de Marius (5).
Aucune de ces statues ne nous est parvenue, et celles qui
figurent dans divers musées d’Europe sous le nom de M arius ne
portent ce titre que par pure hypothèse, et d ’une façon fort peu
vraisem blable. Et il en est de même pour les bustes.
Le seul m onum ent antique qui nous fasse connaître les traits
de Marius, du m oins tel que se les représentait l’artiste, car de
l’authenticité de ce petit m onum ent ne découle nullem ent
l’authenticité de l’image, est une pâte de verre, publiée par
Visconti, qui se déclare convaincu «que ce morceau est vérita
blement antique ». Le buste de Marius y est gravé de profil, avec
son nom autour, C MARIUS VII COS (6).
Au prem ier abord, cette pauvreté en m onum ents paraît surpre
nante. Mais, outre que beaucoup ont pu être détruits a dessein
(1)
(2)
(3)
(4)
(5)
(6;
Duruy en a reproduit un dans son Histoire des Romains, u, 489.
Vie cle Jules César, (i.
Vie de Marins, (i.
Liber prodigiorum, 130.
Plutarque, Vie de César, 7.
Iconographie romaine, Pl.jv, p" 3,
�MARIUS EN PROVENCE
241
pendant les guerres civiles, il ne faut pas oublier que ce n’est
pas l’iconographie de Marins seulement, mais celle de tous les
personnages du temps de la république, qui est fort pauvre, et
que ce n’est qu’à p artir de l’Em pire que la statuaire a pris les
proportions que l’on sait.
Il n’est pas douteux, en effet, que, au m oins pendant la
période qui a suivi im m édiatem ent le tem ps même de M arins,
les souvenirs de la guerre des Cimbres aient été fort populaires.
Nous en avons un indice curieux dans un passage de Cicéron où
il raconte lui-même que, voulant, à la barre, tourner en dérision
un adversaire sans doute fort laid, il le com paia à une enseigne
de boutique que l’on voyait sur le forum , et qui représentait un
bouclier sur lequel était figurée une tète de Ciinbre toute tordue,
la langue tirée et les joues pendantes (1). C’est là la vraie popu
larité, celle que donne la caricature, et les boucliers à tête de
Cimbres étaient sans doute quelque chose comme nos têtes de
pipe, qui en sont, on le sait, le signe le plus positif.
En somme, si peu nom breux qu’aient pu être les m onum ents
com m ém oratifs des victoires de M arius en Italie, il a existé un
certain nom bre de ces m onum ents ; il n’y aurait donc rien de
surprenant à ce qu’il en existât aussi en Gaule, surtout dans la
région voisine du cham p de bataille d’Aix. El cependant, il y a
entre les deux choses une différence im portante qu’il faut noter
tout de suite. Marius est reparti de Gaule, pour aller com battre
les Cimbres dans la haute Italie, et cela certainem ent très peu de
tem ps après la bataille d’Aix ; et il n’est jam ais revenu en Gaule.
P lutarque dit form ellem ent que, devant l’échec éprouvé par
Catulus, on appela M arius, qui se rendit tout d’abord à Rome,
puis de là alla en toute hâte rejoindre Catulus, et enfin fit venir
son arm ée de Gaule sans aller la chercher lui-même. Il ajoute,
ce que confirme l’Epitom e, qu’à Rome, il refusa le triom phe
qu’on lui offrait (2). C’est donc qu’il ne regardait pas la cam(1) De Oratorc, 2, (i(i; ci'. Quinlilicn, vi, iî, 33. On sait que Cicéron, qui était
compatriote de Marius, avait célébré sa gloire dans un poème épique, intitulé
Marins, et dont treize vers nous sont parvenus, cités par lui-même dans son
traité de la Divination (i, 47; cf De Legibus, i, 1, 1 scg.; ad At(icun\, xn, 49),
(2) Vie de Marins , 24; Bpitonxe, lxvjii,
�242
MICHEL CLERC
pagne comme finie; et, en effet, après la victoire de Verceil, il
ne célébra qu’un seul triom phe, à la lois sur les Teutons et sur
les Cimbres.
Il est donc impossible que Marius ait fait en Provence ce qu’il
a fait à Rome, je veux dire qu'il ait fait élever lui-mêm e un
m onum ent com m ém oratif de sa victoire.
Les provinciaux auraient pu le faire eux-mêmes, dans les années
qui ont suivi, assurém ent. Mais il y a un fait qui doit nous
m ettre en défiance : tandis que les auteurs anciens, Strabon et
Florus, m entionnent les m onum ents triom phaux élevés par
Domitius et par Fabius en souvenir de leurs victoires sur les
Allobroges et les Arvernes en 121, ils ne disent pas un mot, et
Plutarque pas davantage, de m onum ents du même genre pour la
victoire d’Aix.
Il y a cependant un texte que les érudits provençaux, notam
ment Gilles, ont invoqué en faveur de cette hypothèse : c’est un
passage d’une épître de Sidoine Apollinaire (420-488 de notre ère)
adressée à Consentais, noble citoyen de Narbonne, d’où ils
concluent qu’il y avait, dans les environs d’Aix, deux trophées
en l’honneur de M arius. Mais il suffit, pour faire justice de cette
façon de voir, de citer le passage tout entier, au lieu d’en extraire
seulem ent, comme ils l’ont fait, deux vers : « Dernièrem ent,
comme tu allais sur ton coursier rapide à Phocée (M arseille) et
à celte Baies q u ’est Aix, villes illustres par leurs litres et par les
combats, par les trophées de deux consuls; car celle-là a eu à
lutter contre César, et contre la vaillante llolte conduite par
B rutus; celle-ci a été ensanglantée par les com bats contre les
Teutons, et a vu Marius triom phant du Cimbre abattu. » (1).
Nuper quadrupedanle dum citato
ires Phocida, Sextiasque Baias,
illustres titulisque præliisque
urbes, per duo consulum tropæa :
nam Martem tulit ilia Julianum,
et Bruto duce nauticum furorem;
ast hæc Teutonicas cruenta pugnas,
erectum et Marium cadente Cimbro.
Carmen
x x iii ,
ad Consentium
�Il est évident que tous les term es sont pris là au figuré, et que
le mot « trophées » y est synonyme de victoires. Pourtant, c’est
le texte unique qui a donné naissance à la croyance, chez les
érudits m odernes, qu’il y avait près d’Aix un m onum ent
triom phal de M arius ; et je suis bien convaincu qu’il faut cher
cher là aussi la source de cette croyance chez les érudits du
xvie siècle, comme Solier, quoiqu’il ne le dise pas. El il est à
rem arquer que les uns et les autres com m ettent la même confu
sion, en attribuant tous à A ix e ta u seul Marius les deux trophées
dont parle allégoriquem ent Sidoine Apollinaire, et non, comme
ils auraient au m oins dù le faire, l’un à Aix et à M arius, et
l’autre à Marseille et à César.
Ces deux trophées prétendus, on a voulu les retrouver, et,
naturellem ent, on y a réussi.
Ici encore, la base de toute la tradition écrite postérieure est
Solier. Il comm ence d’ailleurs par avouer franchem ent que rien
chez les auteurs anciens ne perm et de supposer l’existence de ces
m onum ents; m ais il ajoute que cela n’a rien de surprenant,
attendu que ces écrivains ne s’intéressaient qu’à Rome, et fort
peu aux provinces ; et il veut suppléer à leur silence :
« M arius victi hoslis spoliis, ut hos agros provinciales
m em oria sua illustres redderet, victorum im peratorum m ore,
duo lapidea tropæ a extrui jussit, unum supra viam Aureliam
in agio Porretensi, alterum ducentos passus ad ortum ubi liospitium Pegiera nuncupatum . Sed solo æquatorum extanl duntaxat
fundam enta, tran slatisad T rittas et Porreria oppida lapidibus.—
Marius, pour illustrer par son souvenir ces cham ps provinciaux,
selon la coutum e des généraux vainqueurs, ordonna d’élever,
des dépouilles de l’ennem i vaincu, deux trophées de pierre, l’un
sur la voie Aurélienne au terroir de Pourrières, l’autre, deux
cents pas au levant où est l’auberge appelée Pégière. Mais il ne
reste plus que les fondations de ces monuments rasés jusqu’au
sol, et dont les pierres ont été transportées à Trets et à
Pourrières. »
Que l’on rem arque bien que Solier ne se réfère ni à aucune
�244
MICHEL CLERC
autorité, ni même à aucune tradition. Et ces trophées, il ne les a
pas vus, puisqu’ils étaient déjà complètem ent détruits de son
tem ps (vers 1572). Or, chose grave, César N ostradam us, son
contem porain plus jeune, et qui est très avide de légendes, très
crédule, n’en parle pas ! Ce n’était donc pas une tradition alors
répandue, connue de tout le m onde? Serait-ce purem ent et
sim plem ent une invention de Solier?
Deux siècles après Solier, Papou, qui est un véritable histo
rien, un esprit sérieux et critique, et qui connaissait très bien
les papiers de Solier, de Burle, etc., n ’en dit pas un mol : c’est
donc qu'il a trouvé négligeable cette prétendue tradition.
En revanche, elle a été reprise, et singulièrem ent développée,
par Pitton, de Haitze, F au ris de Saint-Vincent. El enfin Gilles,
jugeant que ce n’était pas assez de ces deux m onum ents dispa
rus, en assigne encore à M arius quatre autres, qui, ceux-là,
subsistent encore : les deux bas-reliefs des Baux, dont j ’ai déjà
parlé, un autre qui est au Musée Borély, et le tombeau de SaintRemy. Ajoutons à cette liste un certain Château du Diable, dont
l’attribution est im putable, au dire de Pitton, à GallaupChasteuil, et l’arc-dc-triom phe d’Orange, qu’Alexandre B ertrand
revendique aussi pour M arius, et nous aurons un total de huit
m onum ents com m ém oratifs de la bataille d’Aix (1).
Il y a donc lieu d’exam iner successivem ent chacun de ces
m onum ents, et de se poser, à propos de chacun d’eux, ces ques
tions : Est-ce un m onum ent triom phal ? Est-ce un m onum ent
triom phal élevé en l’honneur de M arius? A-t-il été élevé par lui,
ou après lui ?
Parm i les sept m onum ents en question, l’un, dit le Château
du Diable, a disparu. Il en est question chez deux auteurs seule
m ent, qui écrivent à la même époque, Bouche et Pitton.
(1) Je juge inutile de discuter une hypothèse, d’ailleurs simplement indi
quée en quelques mots par son auteur (T. Moutanari,AppuiUi Annibalici, dans
la Iiivista di Storia Antica, 1900, t. x, p. 239, n. 3), à savoir que le monument
d’Entremont, près d’Aix, aurait été un monument commémoratif de la bataille
d’Aix, et que les bas-reliefs qui le décorent auraient représenté la victoire des
Ligures Ambrons sur les Ambrons Teutons. Je me bornerai à dire que la
construction d’un castellum romain à Aix avait eu pour préface nécessaire la
destruction de l’oppidum ligure d’Entremont.
�MAKIUS EN PROVENCE
245
B o u c h e : « Les Rom ains contraignirent (dans
le prem ier
com bat, qui, pour Bouche, est livré sous Aix) les Teutons de
fuir à contre m ont de la rivière vers la ville d’Aix ju sq u ’à un
quartier où il y a un vieux bâtim ent dit aujourd’hui le Château
du Diable, qu’on croit par tradition avoir été le mausolée ou le
sépulcre jo int à un petit temple que Marins lit dresser puis après
pour y apporter et enferm er tous les ossem ents des Rom ains
qui avaient été tués en cette prem ière attaque ». (1).
P it t o n : « Les mémoires du sieur de Chasteuil-Galaup, très
savant dans l’antiquité, nous apprennent que sur le somm et de
cette m ontagne qui est vis-à-vis de la ville d'Aix du côté du
m idi (le Montaiguet), au pied de laquelle la rivière de l’Arc
roule ses eaux, il y avait autrefois un m ausolée érigé à la gloire
des R om ains qui avaient com battu en gens de cœ ur, et qui
néanm oins étaient succombés sous l’effort des arm es; j'a i
cherché fort curieusem ent quelques restes de cet édifice au
lieu même qui était désigné....... Quels soins que j ’aie apportés,
je n’ai jam ais découvert que quelques pans de quelques vieilles
m urailles ; si bien que je me suis toujours retiré de cette
recherche plus las que satisfait. » (2).
Il est évident.que la source des deux auteurs est la même, à
savoir Chasteuil-Galaup, d’après lequel « il y avait autrefois un
m ausolée» qu’il n’avait point vu lui-mêm e par conséquent. Pour
Bouche, il y a bien là un vieux bâtim ent ; m ais, chose bizarre,
pour Pitton, qui écrit cependant à la même époque, ce vieux
bâtim ent ne consiste que « en quelques pans de quelques vieilles
m urailles ». C’était encore beaucoup m oins que cela, au dire de
de Haitze : « C’est une bévue du vulgaire, dans laquelle Bouche
et Pitton ont trop aisém ent donné, de croire que la m asure
qu’on voit sur le penchant du Montaiguet, qu’on appelle le
Château du Diable, ait seulem ent quelque chose d ’antique, bien
loin de passer pour un m onum ent de la prem ière victoire de
M arius. Cette m asure est toute m oderne. Je l’ai visitée et il est
(1) Clioiographie, i, p, 423.
(2) llisloire de la Ville d ’Aix, p. 53.
�246
MICHEL CLERC
certain que les connaisseurs en antique n ’ont qu’à la voir pour
convenir de ce fait ».
De La Caladé, qui veut que le prem ier com bat se soit livré au
Montaiguet et pour qui la présence là d’un m onum ent rom ain
de ce genre serait d’un précieux secours, a essayé, malgré
l’assertion de de Haitze, non pas de retrouver le mausolée, mais
de dém ontrer qu’il avait bien pu exister. « Si les auteurs du xvn°
siècle, dit-il, n’ont pas vu les restes du mausolée, ce n ’est pas une
raison pour qu’il n’ait jam ais existé»; et il im agine, pour en
expliquer la disparition, que les m atériaux ont pu en être
employés pour la construction d’une des tours de signaux
élevées vers la lin du xive siècle, et donL l’une se trouvait préci
sément dans le voisinage : « Qu’y aurait-il d’étonnant, si les
m atériaux du m onum ent rom ain avaient été employés à l’édifi
cation de cette tour, que trois siècles plus tard on ne pût en
retrouver les traces? » A ssurém ent; mais il y aurait quelque
chose d é p lu s étonnant encore : c’est qu’on eût conservé au xvne
siècle, par la tradition, le souvenir d’un m onum ent déjà démoli
au quatorzièm e !
Il n ’y a donc rien à retenir d’un m onum ent aussi problém a
tique. En adm ettant qu’il ait existé et qu’il ail été rom ain, quel
rapport pouvait-il avoir avec la victoire de M arius? Rien ne nous
indique qu’il portât une décoration quelconque, renseignant
sur son origine et sa destination ; ce pouvait donc être un simple
tom beau rom ain.
Je ne reviendrai pas sur les bas-reliefs des Baux, qui ont
déterm iné Gilles à placer là le camp de M arius, ou, plutôt, à y
placer une forteresse appuyant le camp de Saint-Remy, théorie
qui n’a pas de sens lorsqu’il s’agit de castram étation rom aine. Je
me borne à rappeler que ces modestes m onum ents ne sont ni des
m onum ents triom phaux, ni relatifs à Marius.
C’est également un m onum ent com m ém oratif de la victoire
sur les Teutons que Gilles reconnaît dans le m ausolée de SaintRemy. 11 adm et que l’arc de triom phe qui en est tout voisin est
dédié à Jules César et rappelle la chute d’Alésia (ce qui n’a rien
d’invraisem blable), et que le prétendu m ausolée est aussi un
�MARlUS EN PROVENCE
247
m onum ent triom phal, le trophée de M arius. Les deux m onu
m ents auraient été élevés par César lui-même.
Il semble au prem ier abord que les bas-reliefs qui décorent ce
m onum ent devraient nous éclairer sur sa signification. En fait,
il n’en est rien, parce qu’il y a là un mélange de scènes réelles et
de scènes m ythologiques. C’est, à n’en pas douter, un m onum ent
de style tout grec ; or les artistes grecs du temps auquel nous
verrons qu’il faut le rapporter avaient l’habitude d’em prunter
aux œuvres antérieures, non seulem ent le style, m ais les sujets
de la leur. Ces œuvres antérieures étaient celles des sculp
teurs d’Asie-Mineure et d’Egypte au temps des successeurs
d’Alexandre. L’école de Pergam e, notam m ent, qui lixa les types
des com battants barbares, surtout des Galates, que l’on repro
duira pendant des siècles, jo uit d’une im m ense influence, qui se
répandit dans tout le monde grec, puis gréco-rom ain.
C’est ce qui explique que l’on trouve sur un m onum ent des
représentations qui sont absolum ent inapplicables au m onum ent
lui-mêm e : par exemple, sur l’arc de triom phe d’Orange, flguren t des vaisseaux, alors qu’il ne peut rappeler aucune victoire
navale, et des com battants arm és de cném ides, arm ure que n’ont
connue ni les Rom ains ni les Gaulois. La décoration est, en un
mot, traitée comme une pure décoration, de style convenu ; ce
n’est pas la représentation des scènes réelles que veut rappeler
pourtant le m onum ent; c’est tout au m oins un mélange des deux,
mélange dont les éléments sont très difficiles à discerner (1).
Sous la coupole sont deux statues, dont l’histoire est des plus
obscures. Achard prétend que Peiresc en aurait fait enlever les
tètes, ce qui paraît bien peu vraisem blable (2). Pour DurandMaillane, ce coupable serait l’intendant Lebret. On aurait ensuite
rem placé ces têtes, m ais par deux têtes d’hom m es, le restau
rateur ayant cru reconnaître dans les personnages deux hom m es,
et non, comme on l’avait cru jusque-là, un hom me et une femme.
(1) Voir S. Reinach, Les Gaulois dans l'art antique (Revue Archéologique,
p . 345, 349).
(2) Description historique.... n, 446.
xiii ,
�MICHEL CLERC
Reste eniin l’inscription, gravée sur la frise, du côté du NordOuest :
SEX
L M - IVLIEI - C - F • PAKENT 1UVS ■ SVEIS
Déjà l’abbé Barthélem y l’avait lue comme elle doit être lue :
Sexlus, Lucius, Marcus Julii, Caii lilii, parentibus suis : Sextus
Julius, Lucius Julius, Marins Julius, fils de Caius Julius, à leurs
père et mère.
La beauté des caractères, la diphtongue ei employée pour
z, l’absence de surnom , les personnages n’ayant qu’un prénom et
un nom , prouvent à n’en pas douter que l’inscription date de la lin
de la République, ou, au plus tard, du règne d’Auguste. C’est ce
qu’avait déjà reconnu d ’ailleurs Calvet.
Et le m onum ent dans son ensemble confirme cette façon de
voir. Il a été, à vrai dire, longtem ps m al apprécié. Millin, de
Laborde, Mérimée, croyaient y reconnaître le style de la déca
dence, et l’attribuaient au tem ps des A ntonins. Mais R runn a
très bien dém ontré que la sim plicité des formes architecturales
et la sobriété de la décoration ne perm ettent pas de l’attribuer à
une autre époque que celle de César ou d’Auguste (1).
C’est bien un tom beau : non seulem ent l’inscription le prouve,
m ais la forme n ’en est pas m oins caractéristique à ce point de
vue. Les m ausolées en forme de tours, rondes ou carrées, sont
en effet très nom breux dans le m onde rom ain ; je me bornerai à
citer le célèbre tom beau d’Igel et le tom beau d ’Aix si m alen
contreusem ent démoli au xvm c siècle, m ais dont nous avons
des reproductions authentiques et fidèles.
A qui était consacré ce tom beau ? à un Gaulois que César
avait fait citoyen rom ain. La règle est en effet, dans ce cas, que
le nouveau citoyen prenne le prénom et le nom de celui à qui il
r
doit le droit de cité ; et c’est ainsi que l'on trouve en Gaule une
très grande quantité de Julii, qui tous devaient leurs droits à
Jules César. Le Julius de Saint-Remy devait assurém ent être un
Gaulois d’im portance, qui avait m érité par ses services d’être
(1) Kleine Schriflen, i, 71; cf. Denkmüler dur anliken Kunst, 1888.
�MAHIUS EN PROVENCE
249
récom pensé par lui. El il esl infinim ent probable que c’est lui
qui a fait élever à son bienfaiteur l’arc de triom phe auprès
duquel devait s’élever son propre tom beau (des deux, l’arc paraît
en effet le plus ancien). C’est dire que ces deux m onum ents sont
du plus grand intérêt pour l’histoire de la Province et de la
façon dont elle se rom anisa.
Mais, pour Gilles, ils sont bien autre chose encore : ce sont
deux m onum ents triom phaux, un arc et un trophée, et tous
deux ont été élevés par César, l’un pour glorifier ses propres
exploits, l’autre pour glorifier ceux de son ancêtre Marius.
Comme presque toujours, il est parti d’un fait exact en soi,
dont il a tiré, à son habitude, des conclusions démesurées : à
savoir, que les arcs de triom phe ont été, chronologiquem ent,
précédés par d’autres m onum ents, les trophées. Or nous savons
que deux de ces trophées érigés en Gaule Narbonnaise, ceux de
Fabius et de Dom itius, pour leurs victoires sur les Allobroges et
les Arvernes, étaient des tours décorées de trophées proprem ent
dits.
La tour de Saint-Rémy est donc un trophée. Elle n ’est pas
située dans le même plan que l’arc (qui est orienté aux quatre
points cardinaux) parce que l’attaque du camp de Marius par
les Teutons a eu lieu du côté qui fait face aux statues, si bien (pie
Marins, du haut de sa coupole, semble encore commander son
armée. Celle déviation est une anomalie qui aide à retrouver l’ori
gine et l’attribution du monument. Sur les bas-reliefs figurent des
guerriers à casque cornu : ce sont les Teutons. Le bas-relief du
sud représente d’après la tradition locale le triom phe ; la figure
du fleuve tenant une urne, avec des roseaux, indique le Rhône,
l’Arc, l’Adige, les Fosses M aliennes. Au devant du fleuve sont
les deux consuls, M arius et Catulus, prêts à sacrifier. Il ne faut
pas voir là des sujets de fantaisie, parce que cela n ’expliquerait
pas le séjour dans ce camp de l'armée de Marius.
C’est toujours, on le voit, le même système de raisonnem ent :
on prouve par les m onum ents que Marius a séjourné là, et l’on
dém ontre l’attribution des m onum ents à Marius par la présence
de Marius en cet endroit.
�250
MICHEL
CLERC
Sur un des côtés de l’entablem ent, sous M arins, sont repré
sentés, non pas, comme on le croit généralem ent, des tritons,
m ais le m onstre Sc}dla, qui n ’est autre que le symbole de Sylla,
placé à dessein sous les pieds de Marius ! Enfin les statues du
faîte représentent Marius et Catulus.
Quant à l’inscription, elle est fausse ! elle a été faite après
coup, au m üou au ive siècle ; elle est peut-être même chrétienne I
Et voici les raisons qu’en donne Gilles. D’abord il m anque la
formule funéraire habituelle, D. M. Ensuite, Juliei devrait être
placé après C. f. : c’est-à-dire que Gilles confond le nom rom ain
avec le surnom , qui en effet se place après la filiation, tandis que
le nom se place toujours avant. Enfin il n’y a pas de surnom , et
Gilles croit que dans l’antiquité rom aine Marius a été le seul à
n ’avoir pas de surnom , tandis que tout le m onde sait que l’usage
du surnom n’a été constante qu’à p artir précisém ent de Sylla.
Et, dans l’espèce, il s’agit d’un étranger naturalisé, c’est-à-dire
d’un hom me nouveau, qui ne pouvait donc avoir de surnom . Il
est vrai que les Gaulois faits citoyens rom ains ajoutaient souvent
à leur prénom et à leur nom nouveaux leur ancien nom gaulois
comme surnom , m ais c’est loin d’être la règle.
Gilles n’adm et pas non plus que ei prouve l ’ancienneté de
l’inscription ; et il invoque à l’appui de son opinion l ’inscription
du pont de Saint-Chamas, où cette diphtongue se trouve égale
m ent, et qui d’après lui ne date que du tem ps de Constantin. Or
le pont de Saint-Chamas est, à n ’en pas douter, des prem ières
années du ier siècle de notre ère.
Enfin, dit-il encore,l’inscription n’est pas à la place d’honneur,
sous la face où sont les statues ; elle est sur un étroit entable
m ent : c’est donc qu’elle a été gravée après coup. Mais c’est bien
pis à la Maison Carrée de Nimes, où l’inscription coupe une
m oulure, ce qui prouve qu’elle n ’avait pas été prévue par l’archi
tecte; et pourtant, datée comme elle l’est, de l’an IV de notre ère,
elle n’a pu être faite après coup, et le m onum ent ne peut être
antérieur à elle.
Gilles donne encore une dernière raison, que je me reproche
rais de passer sous silence, parce qu’elle m arque trop bien
�MARIUS EN PROVENCE
251
l ’esprit de tout le raisonnem ent : l’inscription est fausse, parce
qu’une inscription funéraire ne saurait se trouver sur un monument
triomphal !
La conclusion, pour lui, s’impose : le m onum ent est un tro
phée qui a été transform é plus tard en tombeau, probablem ent
par un chrétien. Ce trophée a été éleA7é, non par M arius, qui à
Saint-Remy n’était pas encore vainqueur des Teutons (alors
pourquoi le lui a-t-on élevé là?), m ais par son neveu César, qui
en même tem ps se fit élever là un arc de triom phe comm émo
ran t la bataille d’Alésia.
Tout cela vient, au fond, de la m anie d’attribuer à un person
nage célèbre tous les m onum ents antiques. Le grand nom bre de
vestiges rom ains qui se trouvent dans la région de Saint-Remy
a déterm iné Gilles à placer là le camp de Marius, qu’il avait mis
d’abord, et d’une façon beaucoup plus heureuse, à Saint-Gabriel.
Les notions les plus élém entaires d ’épigraphie dém ontrent que
l’inscription des Julii est une des plus anciennes de la Gaule, et
n’est pas postérieure au règne d’Auguste ; elle est donc forcé
m ent contem poraine du m onum ent, qui ne peut évidem ment
être plus ancien que ce temps là. Gilles s’étonne qu’un simple
particulier, un indigène, ait été assez riche pour avoir, à cette
époque, un m onum ent funéraire aussi som ptueux. Là est ju ste
m ent, pour nous, l’intérêt de ce m ausolée : il nous m ontre la
richesse de la Province et la rapidité avec laquelle elle se
rom anisa. Et il ne faut point s’étonner non plus de la beauté,
de la pureté du style de ce tom beau : nulle p art les com m u
nications avec FO rient grec n’étaient plus faciles que là, grâce
au port de Marseille, et il est très probable que l’influence du
style grec s’y est fait sentir plus tôt q u ’à Rome m êm e; de là
l’aspect tout particulier de ces m onum ents de Saint-Rem y, de
Nîmes et d’O ran g e, qui a si étrangem ent déconcerté les
archéologues ju sq u ’au xixe siècle.
L’attribution à M arius de l’arc de triom phe d’Orange est-elle
plus soutenable ?
S ur la face Nord de cet arc était une inscription en lettres de
�252
MICHEL
CLERC
bronze, qui a d isp aru ; mais il a été possible de la reconstituer,'
grâce aux trous de scellement laissés par les cram pons dans la
pierre. La lecture de la prem ière ligne an moins, due à de Saulcy
et à Alexandre Bertrand, est certaine ; il en résulte que le tem ple
a été dédié à un personnage qualifié de fils d ’Auguste et petitfils de Jules César, c’est-à-dire à Tibère. D’autre part, sur un
bouclier des trophées figure le nom de Sacrovir, un des chefs de
la révolte gauloise de 21 après Jésus-C lirist. Il paraît donc
indiqué de dater l’arc d ’Orange de ce m oment, et de le rapporter
à ce fait même.
Néanmoins de W itle veut qu’il soit beaucoup plus ancien, et
qu’il commémore les victoires de Dom itius A henobarbus et de
Fabius Allobrogicus, les batailles de V indalium et de l’Isara, de
l’année 121 (1). 11 aurait été transform é en l’an 21 de notre ère,
et c’est alors qu’on y au rait gravé l’inscription en l’honneur de
Tibère. Il allègue comme preuve que cette inscription coupe un
cordon décoré d’ornem ents. Mais on observe la même singula
rité, je l’ai déjà indiqué, à la Maison Carrée. Et combien il est
invraisem blable que l’on ait pu élever la construction colossale
qu’est l’arc d’Orange, beaucoup plus vaste et plus riche que ceux
de Saint-Remy, de Cavaillon, de Carpentras, qui lui seraient
pourtant postérieurs, à une époque où le pays était à peine
occupé par les Romains, et où Orange n’avait pas encore reçu de
colons. La raison alléguée par de W ilte est vraim ent insuffisante
pour une hypothèse aussi grave.
Il y a toutefois à retenir ceci, bien indiqué par Ch. Lenorm ant :
c’est que les arm es qui com posent les trophées sont gauloises,
et non germ aniques ; on y voit notam m ent la trom pette dite
carnyx, et les enseignes au sanglier. Cela devrait suffire pour
empêcher de rapporter à M arius ce m onum ent. On l’a fait p o u r
tant, en faisant valoir le nom Mario qui se lit sur un des
boucliers, comme si le nom du vainqueur pouvait figurer sur
les arm es des vaincus ! D’ailleurs tous les autres noms qui
figurent de même sur des boucliers sont au nom inatif: Sacrovir,
(1) Revue Critique, 1882, p. 440.
�MARIUS EN PROVENCE
253
Sudillus, Boduaciis. Le nom Mario esL donc le nom inatif du nom
gaidois Mario, génitif Marionis.
Cette hypothèse, que l'on paraissait avoir abandonnée, a été
reprise récem m ent par Al. Bertrand, à propos de la découverte
d’un vase d’argent des plus curieux assurém ent, trouvé dans les
tourbières à Gundenstrup, dans le nord du Ju tlan d (1).
Ce vase porte une série de représentations d’une com plication
extraordinaire, dont la plus im portante est un défilé de guerriers,
cavaliers et fantassins, avec des casques à cornes ou à rouelles,
ou une tète de sanglier. Ils portent un long bouclier ovale ;
on y voit aussi la carnyx, tous détails qui se retrouvent sur l’arc
d’Orange. Et à côté de cela, l’on y voit une figure de dieu
accroupi, avec le torques, encore un type gaulois connu. Puis
viennent une foule d’autres ligures qui n’ont rien de gaulois et
sont d’un aspect tout oriental : par exemple, un dieu qui lient
de chaque m ain un anim al saisi par les pattes de devant, ce
qui rappelle un type assyrien bien connu.
Voici m aintenant les conclusions de l’auteur. Le vase a été
fabriqué là où il a été trouvé, c’est-à-dire qu’il est de fabrique
cim brique. Le défilé de guerriers représente l’arm ée cim bre en
m arche, à l’époque d e là grande invasion; q u a n ta leur arm e
m ent, pour les Rom ains du tem ps de la lin de la République et
du com niencem enl de l’Em pire, c’est l’arm em ent typique des
peuples gaulois; et c’est pourquoi ces arm es gauloises figurent
surtout sur l’arc d’Orange. D’où il résulte, comme corollaire,
que cet arc a été élevé en m ém oire de la victoire de Marius sur
les Cimbres, lesquels étaient des Gaulois.
Mais qui ne sait, tout d’abord, que le lieu de la découverte ne
prouve rien pour l’origine d’un objet? A ce compte, les vases
grecs trouvés en E trurie seraient des vases étrusques, comme on
l’a cru d’ailleurs longtemps. Et l’on a découvert en Gaule, et
m êm e en pleine Germanie, des vases de terre cuite et de bronze
grecs, im portés là par le commerce, par la voie de Marseille
probablem ent.
(1) Revue Arehéologique, 1893, xxi, p. 283,
�254
MICHEL
CLERC
En fait, le vase de G undenstrup est à coup sûr le produit d ’une
industrie qui a subi des influences diverses, dont deux nette
ment visibles, l’influence gauloise, l’influence orientale. Qu’y
a-t-il, au contraire, de germ anique ? Rien. Il est bizarre de
conclure que les Cimbres étaient des Gaulois de ce que les
costumes des personnages sont gaulois ; cela prouverait au
contraire que le vase est de fabrication gauloise, et im porté dans
le Jutland. Nous savons, en elfet, q u ’il y avait, même avant la
conquête rom aine, une industrie gauloise ; nous ne savons pas
s’il y en avait une dans le Jutland. Al. Bertrand conclut en ces
term es : « II faut en chercher l'origine dans une région voisine de
la Gaule, sans être, à proprement parler, gauloise, assez rapprochée
pour en avoir subi l’influence, assez éloignée pour être restée en
dehors des connaissances des historiens classiques. N'est-ce pas
désigner te Jutland? » A utrem ent dit, il attribue le vase à un
pays et à des hom m es dont on ne sait rien, et en conclut que ce
sont des Gaulois !
Voilà encore tout un système échafaudé sur une pièce unique,
mal connue, probablem ent mal interprétée, et de date fort
douteuse (1). L’arc d’Orange, par sa masse et par la beauté de
l’ornem entation, est postérieur au tem ps de Marius ; il date du
tem ps où la Province était déjà rom anisée, où la colonie fondée
là par César était bien établie. Peu im porte qu’Orange n ’ait pas
joué de rôle particulier dans la révolte de Sacrovir; les' exemples
sont nom breux d’arcs triom phaux élevés en l’honneur d’un
em pereur quelconque, et pour célébrer une victoire quelconque,
dans une ville quelconque. Et d’ailleurs il n’y avait pas de raison
non plus pour en élever un là à Marius, pendant la campagne
duquel Orange n’a pas joué non plus de rôle. Ajoutons cju’il
aurait été étrange de figurer sur le m onum ent des Cimbres, alors
que ce n ’était justem ent pas à eux, m ais bien aux Teutons que
M arius avait eu affaire en Gaule. Et ceux là du m oins, personne
(1) M. S. Reinacli estime que le vase de Gundestrup « loin d’appartenir à
l’époque des guerres des Romains contre les Cimbres, est de cinq ou six siècles
postérieur ». (L’Anthropologie, 1894, p. 456). Je partage complètement cette
manière de voir.
�MARIUS EN PROVENCE
255
ne conteste, pas plus Al. B ertrand que les autres, qu'ils aient
été de race germ anique, et non gauloise.
Je concilierais volontiers toute cette étude sur les prétendus
m onum ents m ariens par cette expression vulgaire, qu’il ne faut
pas chercher m idi à quatorze heures. Il est bien vrai qu’il y a
des m onum ents qui ont été désaffectés de leur destination p ri
m itive (c’est surtout vrai pour les tom beaux) ; m ais c’est une
exception, qu’il ne faut pas invoquer à chaque instant. SaintRemy est bien le tombeau d ’un Julius ; l’arc de triom phe
d’Orange, daté par les nom s de Tibère et de Sacrovir, a bien
rapport à Tibère et à sa victoire sur Sacrovir. Ni leur em place
m ent, ni leur date, ni leur décoration, ne les rattachent à
M arius (1).
Il n’en est pas de même, a priori, pour le dernier m onum ent
qu’on lui rapporte, le m onum ent des environs de Pourrières :
là, au m oins, l’em placem ent d’un m onum ent com m ém oratit de
la victoire est vraisem blable, puisqu’il s’élèverait sur le théâtre
de la bataille décisive. Reste à l’exam iner en lui-même.
Sur la carte de l’état-m ajor figure, près de la ferme de la Petite
Pugère, sur la rive gauche de l’Arc, et près de l’intersection de la
grande route de Paris à Antibes et de la route de Trets à P our
rières, l’indication suivante : Arc de triomphe de Marias (rainé).
C’est devant cette ruine que les troupes, p araît-il, ju sq u ’en 1848,
battaient au cham p ; et personne aujourd’hui en Provence, ou
presque personne, ne doute qu’il y ait eu là un arc de triom phe
élevé à Marius, m onum ent que personne, il est vrai, n’a jam ais
vu, m ais dont la tradition a conservé le souvenir.
(1) Une théorie récente, et très séduisante, appuyée sur de profondes études,
veut que les monuments que nous appelons des arcs de triomphe aient été, non
point un monument impérial proprement dit, élevé à la gloire d’un empereur,
mais un monument civique local, et que tout arc ait été élevé par une colonie
romaine, dont il était en quelque sorte le symbole représentatif, quelque
chose comme le Beffroi des communes du moyen-âge (A. L. Frotingliam, De la
véritable signification (les monuments romains qu’on appelle arcs de triom
phe. Revue archéologique, 1905, vr, p. 216 et suiv.). Je n'ai pas à la discuter
ici, et me bornerai à faire remarquer qu’elle ne contredit en rien mes conclu
sions, au contraire, puisqu’il en résulterait que tous les arcs triomphaux de la
Provence sont bien postérieurs à Marius.
�256
MICHEL CLERC
Au prem ier abord, cet emplacement paraît assez peu heureux
pour y élever un m onum ent triom phal. Il semble qu’au lieu de
le m ettre ainsi en plaine, où il n’est vu de nulle part, il aurait
été mieux situé sur la hauteur où était le camp de Marins, ou
bien encore à Aix, ville rom aine la plus rapprochée du cham p de
bataille, et qui avait donné son nom à cette bataille.
Quoi qu’il en soit, ces ruines consistent en un m assif de
m açonnerie restangulaire, presque carré, de 6 m ètres sur 5m60,
entouré, à trois m ètres de distance, d’un m ur de clôture concen
trique; l ’un et l’autre sont d’ailleurs, aujourd’hui au ras du sol,
A quoi a-t-on pu reconnaître que c’était un m onum ent triom phal,
et un m onum ent triom phal de M arius? A la tradition, nous
disent tous les érudits provençaux (sauf toutefois le chanoine
Castellan).
La plus ancienne tradition se trouvant consignée par Solier,
je transcris de nouveau le passage : « D uolapidea tropæa extrui
jussit, unum supra viam Aureliam in agio Porretensi; alterum
ducenlos passas ad ortum (que Gilles traduit, pour les besoins
de sa cause, par douze cents pas) ubi hospitium Pugiera nuncupatum . Sed solo æquatorum extant duntaxat fundam enta, translatis ad T rittias et ad Porreria oppida lapidibus. »
Ces m onum ents étaient donc déjà, du tem ps de Solier (vers
1572) détruits et complètem ent, au ras du sol ; s’ils avaient offert
encore une forme quelconque, il l’aurait m entionnée. E t il parle
de deux m onum ents, j ’ai déjà indiqué pourquoi. De ces deux,
lequel aurait subsisté? Mais, chose curieuse, plus on s’éloigne
du tem ps où ces m onum ents pouvaient être debout, et m ieux on
est renseigné sur eux ! Voici ce que Bouche écrit, vers 16(54 :
« Car ce grand bâtim ent solide et quarré, de trois canes de lon
gueur, de tous les côtés entouré de quatre m urailles, à douze
pans de distance tout à l’entour de ce bâtim ent quarré, qu’on
voit encore à quelque dix ou douze pas, hors de la voie aurélienne, à m ain droite, allant d’Aix à Saint-M axim in, au terroir
de Pondères, et proche du pont de la petite Pégère, sur la rivière
de Car, à grand peine peut-il être autre chose que les trophées
que Marius y lit dresser, et qu’on nom m e encore aujourd’hui,
�MARIUS EN PROVENCE
257
par tradition, le T riom phe de Pourrières, ou peut-être l’autel où
Marins brûla les dépouilles... il est vrai qu’aujourd’hui l’érection
de ces trophées est démolie, et qu’il n’y reste plus que la base de
ce bâtim ent quarré sur lequel ils étaient élevés. J ’ai parlé autre
fois à un honnête hom m e, digne de créance, qui me dit avoir
ouï dire à un hom m e fort ancien, qu’il avait vu en élat quelques
reliques de ces trophées, entre autres trois personnages en relief
soutenant un bouclier fait en forme de tuile, et de là est venu le
com m un dire, usité en Provence, du triom phe de Pourrières :
ils sont trois à porter une tuile. »
Bouche parle donc du m onum ent comme rasé au niveau du
sol, tout comme Solier, et comme aujourd’hui ; seulem ent il a
entendu parler d’une décoration de ce m onum ent, que Solier a
ignorée com plètem ent. Et il faudrait que l’hom me fort ancien
dont il parle fût terriblem ent ancien en effet, pour avoir pu
raconter à un contem porain de Bouche, vers l(i(>4, qu’ii avait vu
des vestiges antérieurem ent au temps où écrivait Solier, c’est-àdire à 1572 !
Voici m aintenant de Hailze (1648-1736): « Près de la source de
la rivière est un arc de triom phe, et, un peu au-dessous un tro
phée pour tenir lieu de celui qui aurait dû être érigé des dépouil
les des vaincus, si on ne les eût brûlées. Ces m onum ents, malgré
les injures du tem ps, se faisaient encore connaître dans le
seizième siècle pour ce qu’ils signifiaient. On rem arquait en ce
qui restait du prem ier un bas-relief représentant trois hom m es
qui élevaient un bouclier, d’où est venu le proverbe vulgaire de
cette province... la ligure d’une tuile représentant assez bien celle
d’un bouclier antique. Q uant au trophée, on en voyait encore de
nos jours les plus bas restes, qui étaient ses soubassem ents, qui
paraissent deux pieds en terre... un grand m assif quarré. » On
voit reparaître ici l’idée des deux m onum ents. L’un, l’arc de
triom phe, est placé près de la source de la rivière, em placem ent
bizarre s’il en fut, car la source de l’Arc se compose d’une m ul
titude de ruisselets, et l’on se demande où aurait pu se trouver
ra re , dans les fourrés d'où ils viennent. Et c’est m aintenant de
çet arc, et de pet em placem ent, cjue vient le bas-relief, pour la
�MICHEL CLERC
description duquel il ne fait d’ailleurs, comme pour celle du
trophée, que reproduire les termes de Bouche.
Au xvm e siècle, la description se précise de plus en plus.
D’après Achard, les Rom ains élevèrent une pyramide, dont
il n’exisle plus que la base ; parm i les débris de cette pyram ide,
on a trouvé un bas-relief sur lequel étaient gravés trois soldats
soutenant un bouclier en forme de tuile.
Enfin on voit apparaître, au xixe siècle, des reproductions du
m onum ent. Millin écrit en 1808 (1) : « M. de Saint-Vincent
possède un dessin où M. de Gaillard en avait fait un obélisque...
M. de Gaillard possédait autrefois une tapisserie du xvi° siècle,
où ce lieu était représenté avec une pyram ide qui avait à sa base
trois esclaves enchaînés ». Voilà donc les soldats transform és en
esclaves. Et voici ce qu’écrit, quelques années plus tard, en 1814,
F auris de Saint-Vincent : « Le m onum ent était entier dans le
xve siècle » (com m ent peut-il le savoir ? il a eu soin d ’indiquer
le xve siècle, c’est-à-dire une époque antérieure à Solier, et pour
laquelle on ne possède plus aucune source) « Il fut représenté
sur une tapisserie qu’un seigneur de Fourrières, de la m aison
de Glandevès, lit faire à cette époque, et cette tapisserie a existé
jusqu’à la Révolution... J ’y ai vu une haute pyram ide portant
sur sa base, qui est carrée et fort élevée, un bas-relief qui
représentait trois soldats portant sur leurs épaules un grand
bouclier concave sur lequel était un général debout. Le village
de Pourrières avait pris pour ses arm oiries, à la fin du xivc siècle,
ce m onum ent ainsi figuré, et a conservé ces mêmes arm es ju sq u ’à
la Révolution. Un proverbe... etc... en com parant un bouclier à
une tuile par m anière de plaisanterie ! »
Toute cette description est un tissu d’affirm ations sans preuves,
d’inexactitudes et d’inventions. Il est évident que c’est de Saint(1) Voyage... ni, 111 —Voici d’ailleurs par quelles sages paroles conclut, en
ce sujet, l’antiquaire fort avisé qu’était Millin : « Ce sont les seules autorités
qui puissent faire penser qu’il y avait là un monument commémoratif de la
victoire de Marius ; car il n’est question de ce monument dans aucun histo
rien ancien. Les fondements qui subsistent pourraient aussi bien avoir appar
tenu à un fort, ou à un édifice qui aurait eu une autre destination que celle
qu'on lui suppose ».
�MARIUS EN PROVENCE
259
Vincent que Millin tenait ses renseignem ents. Or, (1e 1808 à 1814,
Saint-Vincent a trouvé moyen de reporter au xvc siècle la tap is
serie, qu’il avait indiquée à Millin comme étant du xvie ; et, au
lieu d’une pyram ide entourée à sa base de trois figures, d'y
m ettre trois figures en portant une quatrièm e sur un bouclier.
Voilà une nouvelle preuve du peu de probité scientifique du
personnage, en attendant que j'en apporte une plus forte encore.
Que l’on rem arque d’ailleurs que, d’après Millin, Saint-Vincent
ne connaissait que le dessin de Gaillard-Lonjum eau, et non la
tapisserie même, tandis que Saint-Vincent insinue qu’il l’a vue
aussi : pourquoi alors l’aurait-il tu à Millin ?
Ce dessin de G aillard-Lonjum eau a été gravé par lui-même, et
la bibliothèque Méjanes possède un exemplaire de la gravure,
dédiée à Mme de Glandevès, née Gaillard, comtesse de Fourrières.
Dans la dédicace, il est dit que l'élévation (de cette pyram ide) est
représentéet ainsi que les circonstances de la bataille, sur une
ancienne tapisserie du château du même lieu. Or la gravure repré
sente purem ent et sim plem ent une pyram ide sur base carrée
(com m e l’indique d’ailleurs Millin) et sans aucun bas-relief : les
trois soldats porteurs de boucliers sont dus à l’im agination de
Saint-Vincent.
Pour ce qui est enfin de cette fameuse tapisserie qui vient
jouer ici un rôle si inattendu, elle est signalée dans le Diction
naire d’Expilly, en 1768, dans les term es suivants. Après avoir
dit que des débris de divers genres et des m onnaies sont
conservés dans le château de Pourrières, il ajoute : «où l'on voit
une ancienne tapisserie du dessin de Raphaël d’Urbin, qui repré
sente les diverses circonstances du triomphe, ainsi que les m onu
ments élevés ci cette occasion». Rem arquons qu’ici il est question
des « diverses circonstances du triomphe », tandis que GaillardLonjum eau parle des « circonstances de la bataille. » C’est à se
dem ander si aucun de ceux qui parlent de cette tapisserie l’a
vue, et si elle a vraim ent existé ! Mais c’est en somme Expilly
qui paraît le plus précis. On ne s’attendait guère, il est vrai, à
voir Raphaël en cette affaire ; m ais l’on com prend sans peine
qu’il s’agissait d’une de ces représentations de l’antiquité
�2(50
MICHEL CLERC
rom aine, de ces scènes de triom phes rom ains, chers à la Renais
sance depuis Mantegna, et qui n ’avait d’autre rapport avec la
campagne de Marins que le hasard qui l’avait fait échouer dans
le château des seigneurs de Pourrières. Rem arquons en passant
que Saint-Vincent, qui, probablem ent, quoi qu’il en dise, ne l’a
lias vue, a eu soin de la dater d’un temps où, d’après lui, le
m onum ent était également intact.
De même, il prétend que les arm oiries de Pourrières rem on
tent à la fin du xive siècle, toujours pour le même motif, pour
que ces arm oiries soient antérieures à la tapisserie et dérivent
par conséquent directem ent du m onum ent. Mais M. de Bresc,
dans son Armorial des villes de Provence, ne donne d’arm oiries à
Pourrières qu’à p artir de la fin du xv° siècle, et encore convient-il
d’ajouter qu’il ne fournit aucun document à l’appui de cette
assertion. Il ne produit en effet qu’une pièce de 1722, à savoir
un cachet où est gravée une pyram ide avec trois soldats, et il
ajoute seulem ent que le cachet doit être plus ancien (pie l’acte où il
figure. Gilles enfin, se référant à un m anuscrit d’Augard, aux
archives de Pourrières, reconnaît que cette ville n ’a pris d’arm oi
ries qu’en 1697, et a adopté la pyram ide pour rappeler celle qui
avait existé dans son terroir.
Nous adm ettrons cependant, pour un m oment, que tout cela
soit exact : qu’il a existé au xv° siècle à Pourrières une pyram ide
telle que celle qu’on nous décrit, ornée du bas-relief en question;
que la tapisserie était du xv° siècle, et que les arm oiries de
Pourrières datent du xivc. Qu’est-ce que cela prouve, et quel
rapport y a-t-il entre tout cela et Marins ? Si la pyram ide a existé,
elle n ’a pu être (comme l’avait fort bien vu le chanoine Castellan)
qu’un m onum ent funéraire rom ain : c’est un type fort connu,
im ité par les Rom ains des m onum ents qu’ils avaient vus en
Egypte, et par conséquent postérieur à l’occupation de ce pays,
autrem ent dit au temps de Marins. Le spécimen le plus connu
de ce genre est le tombeau de G. Cestius à Rome, qui est du
tem ps d’Auguste.
Passons au bas-relief. Pour Bouche et de Haitze, on y voyait
trois Jiommes soutenant un bouclier en forme c}e tuile. F auris y
�MARIES EN PROVENCE
261
met un quatrièm e personnage, debout sur le bouclier ! C’est-àdire qu’il se représente un général rom ain triom phant comme
un chef barbare porté sur le pavois. Jam ais une pareille scène
n ’a figuré sur un m onum ent rom ain : si le m onum ent a existé,
et s’il était antique, il a été m al com pris et mal décrit. Mais je
croirais volontiers que c’est un vers du passage de Sidoine
Apollinaire que j ’ai déjà cité, qui a donné naissance, par une
fausse interprétation, à cette idée du pavois : Ereclum et Marium
cadente Cimbro.
Peut-être possédons-nous des fragm ents de ce fameux basrelief (1). Sur le nouveau plan de la ville d’Aix, d’Esprit
Devoux (1762), est décrit un bas-relief « en m arbre grec, de cinq
pieds de longueur et quatre pieds un pouce de hauteur, trouvé
auprès des ruines de la pyram ide triom phale de Gains Marins,
le long de la rivière de l’Arc, dans la plaine appelée depuis lors
de la Victoire qui est auprès de la ville d’Aix, où ce bas-relief a
été placé dans la cour de la m aison de M. le baron de GaillardLonjum eau, seigneur de Ventabren (2) ». Millin le décrit en ces
term es : « Il est occupé dans le m ilieu par des cannelures
sinueuses ; aux extrémités sont les génies du Sommeil et de la
Mort qui éteignent leurs flambeaux. On a écrit dessus : Partie
du m onum ent élevé par Marius après la défaite des Cimbres (sic).
Cette indication renferm e une erreur m anifeste ; ce m onum ent
est le devant d’un sarcophage qui, d ’après la forme des canne
lures et le style des ligures, doit être du m c siècle de notre
ère (3). »
Ce bas-relief, ou du m oins des fragm ents reconnaissables de
ce bas-relief, se voient aujourd’hui au Musée d’Aix (4). Il n’v a
(1) Je dis peut-être, parce que, selon Expilly, qui écrit en 17(58, le bas-relief
dont les fragments sont aujourd’hui au musée d’Aix aurait été « déterré
réeemment » et n’aurait pas, par conséquent, été connu ni de bouche ni de
de Hailze ; à moins qu’il ne soit resté longtemps sur place avant d'être trans
porté à Aix, où l’on aura pu croire que l’on venait seulement de le découvrir.
(2) Gaillard-Lonjumeau l’a d’ailleurs publié lui-même dans son album
Antiquités de la Ville d'Aix, 1760.
(il) Voyage, il, 241.
(4) Gibert, Catalogue du Musée d'Aix, nts 289 à 291.
�262
MICHEL CLERC
aucun m otif d’en révoquer en doute la provenance. Or, comme
le dit Millin, c’est bien un sarcophage; il peut donc provenir,
sinon de la pyram ide, du m oins d’un tom beau voisin. Main
tenant, comm ent expliquer la confusion faite par les érudits,
entre ces figures symboliques encadrant des cannelures et des
hommes soutenant un bouclier? Je n ’oserais indiquer celte
hypothèse, si je ne connaissais un exemple d’erreur encore plus
surprenant : l’Aphrodite à la colombe trouvée à Marseille
(aujourd’hui au Musée de Lyon), statue en marbre, nous est
donnée par Grosson comme étant en bronze et tenant une
chouette! (1) P artant de là, je ne considère pas comme im pos
sible que l’on ait pris pour une tuile cannelée la partie centrale
du bas relief, et pour des porteurs les figures d’angles (2).
En définitive, ce m onum ent est situé près d’une voie
rom aine, comme l’étaient si souvent les tom beaux rom ains. Ce
n’était point un m onum ent triom phal ; étant donné le plan, ce
ne peut avoir été un arc. Il est possible, quoique non dém ontré,
que c’ait été une pyram ide, ou, tout sim plem ent, un petit m onu
m ent rectangulaire, entouré de la m urette d’enceinte lim itant le
terrain consacré. C’est le tom beau d’un inconnu, l’inscription
ayant disparu ; et il date certainem ent de l’Em pire.
(1) Cette statue, d'ailleurs, joue de malheur : Clarac (il0 1290 B, pl. 626 A),
la place au Musée Britannique !
(2) Quant au fameux proverbe soun 1res a poin ta un téoiilé, je me demande
s’il n’en faut pas chercher l’explication dans un tableau qui se trouvait, avant
la Révolution, dans la salle des Gardes de l’Hôtel de Ville d’Aix, et qui nous
a été conservé par la gravure (Cabinet des Estampes de Marseille, n° 667 ; Cf.
Achard, Description, p. 72 de l’introduction, due à C. F. Bouche). Il repré
sentait les trois ordres par trois personnages, désignés sous les noms
d'Eglise, Noblesse, Tiers-Etat, qui supportent un écusson en forme de cœur,
sur lequel est figuré un personnage agenouillé devant un crucifix, avec le mot
Provence dans le champ. Le Tiers-Etat, un paysan, entouré de ses instru
ments de travail, porte l’écusson sur les épaules et ploie sous le faix, tandis
que les deux autres personnages le soutiennent à peine d’une main. Ce qui
fait le plus grand intérêt de cette allégorie satirique, c’est que le tableau, à en
juger par le costume des personnages, remontait certainement au xvi» siècle.
Maintenant quel rapport pouvait-il y avoir entre ce tableau et Pourrières ?
Peut-être avait-il été, avant d’arriver à Aix, dans ce château des Glandevès où,
d’après Expilly, il paraît y avoir eu des amateurs de curiosités et d’objets
anciens.
�MARIUS EN PROVENCE
263
M. H. de Gérin-Ricard y a récem m ent effectué des fouilles,
qui, comme il fallait s’y attendre, n ’ont pas donné grand
résultat (1). Il en résulte cependant avec certitude que le m onu
m ent n ’a pu être un « arc de triom phe »; m ais l’auteur ne croit
pas non plus que c’ait été un tom beau ; il partage, d ’ailleurs, l’avis
général, à savoir qu’il affectait la forme pyram idale, sur base
non carrée, m ais rectangulaire. Le principal argum ent que l’on
invoque à l’appui de celle opinion est l’existence, dans le village
même de Pourrières, d’une fontaine, dite la Fontaine-Vieille, et
qui présente, en effet, cette forme. La « tradition » veut que
cette fontaine ait été construite avec des pierres provenant du
« m onum ent triom phal » de M arins, el sur le même modèle, en
petit toutefois, car une pyram ide élevée sur les fondations de la
ruine s’élèverait à 12 m ètres au m oins, tandis que la fontaine
n’en à que 3,50. Or, pour moi, ces pierres n’offrent pas l’aspect
de pierres antiques; de plus, la fontaine porte deux dates, 1575
et 1631, indiquant sans doute l’une, la construction, et l’autre,
une réparation im portante. Mais, en 1575, nous l’avons vu le
« m onum ent de M arius » était rasé au niveau du sol, comme
aujourd’hui et sans doute depuis un temps im m ém orial. Comment
donc aurait-on pu songer à en faire une reproduction à P our
rières (2) ? Je croirais plutôt que c’est la forme pyram idale de la
fontaine de Pourrières qui a suggéré aux érudits du xvi° siècle
l’idée d’une pyram ide sur le bord de l’Arc.
Comment a-t-on pu arriver, en somme, à faire de cet hum ble
m onum ent un m onum ent triom phal de M arius? On voit la
légende prendre corps peu à peu et se développer. Pour Solier,
il y avait deux trophées, détruits de son tem ps; Bouche a
entendu parler de bas-reliefs; puis Achard restitue le m onu
m ent en forme de pyram ide ; enfin F auris (1e Saint-V incent
(1) Bullelin Archéologique, 1902, Les pyramides de Provence.
(2) Solier, qui écrit .avant 1575, ne mentionne naturellement pas la fontaine
de Pourrières. Il dit bien que les pierres du monument avaient été emportées à
Trets et à Pourrières; or, pourquoi aurait-on emporté ces pierres, si ce n'est
pour les utiliser, et qu’aurait-on fait, pendant plusieurs années, avant de
construire la fontaine, de matériaux d’une coupe particulière, inutilisables
pour toute autre construction qu’une pyramide?
�264
MICHEL
CLEIÎC
arrange à sa guise le bas-relief et lui donne un sens. Ce travail
vient d ’être complété par M. Bérenger-Féraud, de la façon que
voici. C’est la population reconnaissante qui a élevé à Marius un
m onum ent triom phal, pour lequel les Massaliotes ont sans
doute fait une partie des frais. Ce m onum ent représentait trois
guerriers, « un soldat rom ain, un auxiliaire (!) m assaliote, un
partisan celto-lygien », portant un bouclier sur lequel Marius
est placé, dans l’attitude triom phale des chefs barbares. On le
porte sur le pavois, pour rappeler qu’il a vaincu des barbares.
Mais Svlla fit décapiter le m onum ent, et les trois soldats restè
rent portant un bouclier vide, q u ’on prit dès lors pour une tuile,
Enfin, il fut détruit par le temps et rem placé par une pyram ide,
avec trois soldats à la base, d’où est venu le dessin de la tapis
serie ; et c’est vers la fin de l'Em pire, ou même au com m en
cement du moyen âge, qu’a eu lieu cette réfection !
Dans tout cela, il n ’y a pas trace d’une tradition populaire
ayant conservé le souvenir du m onum ent et de sa signification.
D’ailleurs, il n ’en est jam ais ain si; c'est depuis une centaine
d ’années seulem ent que nous savons d’une façon positive que
les pyram ides d’Egypte sont des tombeaux ; la tradition n ’en
savait rien. Et nous n’avons aucune tradition relative aux m onu
m ents d’Orange, de Saint-Rem y, de Cavaillon, de Carpentras,
de Vernègues, qui sont bien plus im portants que celui de Pourrières. Cette prétendue tradition n ’est pas autre chose qu’un
travail de reconstitution fait par les érudits locaux depuis le
xvic siècle, les uns de bonne foi, mais ignorants et sans critique,
comme Solier et Bouche, les autres également sans critique,
m ais aussi sans bonne foi, comme F auris de Saint-Vincent.
Amenés à placer à cet endroit, grâce à diverses considérations,
dont je parlerai plus loin, le cham p de bataille de M arius, ils ont
voulu à tout prix en retrouver des vestiges m atériels; or, il n ’y
avait point, dans toute la région, d ’autre m onum ent d’apparence
ancienne que celui-là. Et plus ils sont éloignés de la source de
celte prétendue tradition, plus ils sont affirm atifs et détaillés.
Solier s’exprim e en termes très vagues, et n ’a rien vu; Bouche a
�MAIÎIUS EX PHOVENCE
265
vu des débris et parle du reste par ouï dire; F aillis en parle
comme s’il l’avait vu et le restitue.
En même tem ps, le m onum ent devient la preuve que la
bataille a eu lieu là. Enfin, tout cela, pris dans les ouvrages de
Faill is, est recueilli par la Statistique, qui, pourtant, il faut le
reconnaître, exprime des doutes; et la popularité de la Slalislique en fait désorm ais, depuis tantôt un siècle, un article de
foi.
Il va sans dire que Gilles admet l’existence du m onum ent
triom phal de Fourrières. Mais cet unique m onum ent ne lui a pas
suffi, et il a retrouvé, là comme dans la région des Alpines, bien
d ’autres vestiges du passage de. Marius. C’est d’abord le bûcher
oïi M arius a brûlé les arm es teutonnes ! Il.se dressait à cinquante
m ètres au nord-ouest du m onum ent : « II y a là un amoncel
lem ent de débris de terre calcinée mêlée de briques et de poteries
de toute sorte.... L’aspect change encore si on se rapproche de
l’escarpem ent qui surplom be le lit de la rivière, car ici le doute
et l’incertitude ne sont plus perm is ; les débris de toute nature,
poteries fines, coulées de fer, de cuivre, de plomb, objets entiers
que le feu n ’a pu attaquer, tout prouve qu’un riche butin a été
dévoré là par le feu ; nous avons rapporté de notre découverte,
en m oins de tem ps q u ’il n’en faut pour l’écrire, de nom breux
spécim ens de tous ces objets, et, entre au li es, une coulée de
plom b pesant plus de trois kilogramm es #. (1).
Or, Gilles sait et dit lui-même que la Petite Pugère est la Tegulala des itinéraires rom ains, située à 13 milles de Tourves, à
16 d’Aix. Tout le sol, sur un assez grand rayon, y est couvert de
fragm ents de poteries; q u ’ont-elles à voir avec des arm es et des
arm ures? Ce sont tout sim plem ent les vestiges d’une im portante
tuilerie, qui a fonctionné là pendant des siècles.
Plus tard, en 1895, Gilles a été frappé du caractère archaïque
(d’après lui) d’un cippe du Musée Borély (2). C’est un petit
(1) Campagne de Marius dans la Gaule, p. 124.
(2) Le deuxième trophée de Marius à fourrières,
�266
MICHEL CLERC
m onum ent rectangulaire couvert de trophées d’arm es en relief.
Sur la face extérieure, un torques gaulois est posé sur le col
d’une cuirasse qui simule une poitrine hum aine et sur laquelle
on a ciselé un semis de petits points triangulaires. A utour, sont
groupés deux épées dans leurs fourreaux et avec leurs baudriers
m unis de boucles; un casque; une rondache, dont le décor
consiste en lignes courbes rayonnant autour de l’umbo ; deux
trom pettes; deux javelots; un bouclier concave, qui a pour
épisème le foudre, et un autre, de forme hexagonale, décoré de
rinceaux gravés. La face latérale droite a pour ornem ent un
carquois rem pli de flèches ; une épée ; un poignard, dont le
m anche se term ine en tète d’aigle; un arc et une bipenne; une
pelle d’amazone, décorée d’un fleuron ; deux boucliers ovales,
couverts de rinceaux. Sur la face latérale de gauche sont sculp
tés : un casque à panache ; une épée dans son fourreau et avec
son baudrier orné de quatre franges, dont chacune se term ine
par une pendeloque façonnée en feuille de lierre; un poignard,
un javelot, une lance et deux boucliers, l’un concave, l’autre
hexagonal (1).
L’attribution de ce m onum ent à Marins par Gilles repose sur
sa provenance. Or le catalogue le donne comme trouvé sur la
roule d’A ix à Toulon. Gilles n ’en a pas demandé davantage, et
déclare que « comme le lieu de départ n’est pas désigné, nous
devons croire que c’est sur la route d’Aix à Toulon par SaintMaximin, qui passe par les Pégères, c’est-à-dire au pied des
deux m onum ents 1 » D’autre part, « ce bas-relief ne peut s’appli
quer au trophée pyram idal de la Grande Pégère, cette forme ne
com portant pas de décoration sculpturale; m ais elle concorde
au contraire avec celui de la Petite Pégère ( 2 )... Les deux
trophées île Pourrières, placés l’un à l’est, l’autre à l’ouest de la
plaine, sont donc les lim ites entre lesquelles la bataille eut
lieu.... et si nos troupes ont battu au cham p ju sq u ’en 1848 en
passant devant ces trophées (je remarque en passant que le second
(1) Catalogue Trottiner, il0 153.
(2) Ce que Gilles appelle ainsi, c’est la pierre portant la prétendue inscrip
tion MART.
�MARIUS EN PROVENCE
267
était déjà an Musée en 1808) c’est que les Provençaux, en évoquant
ces grands souvenirs, ne sont pas des visionnaires, comme le
prétend M. D esjardins, m ais qu’ils ont conservé les antiques
traditions que leur ont léguées leurs pères. »
Ce nouveau m onum ent m arien, c’est, naturellem ent, le second
trophée dont parlent Sidoine Apollinaire et aussi Solier, saut que
Gilles transform e en 1200 pas les 200 dont parle ce dernier. Et
tous les caractères de la sculpture en dém ontrent la haute
antiquité.
Or tout cela repose sur une m éprise. C’est à Millin que l’on a
em prunté la provenance du m onum ent parce qu’on a lu légère
m ent le passage où il en parle, en décrivant le m usée de
Marseille, et qui est ainsi conçu : « Un masque tragique en
pierre, qui a été trouvé sur le chemin de Toulon en 1803; une pierre
carrée chargée d'armes habilement groupées.... » (1). On voit que
c’est le m asque qui provient du chem in de Toulon (à Marseille
et non à Aix), et non le trophée, dont la provenance demeure
inconnue.
J ’ajouterai que, parm i les arm es qui le décorent, le torques
est gaulois, la trom pette germ anique ; et la bipenne est l’arm e
des Vindéliciens, population de la région du haut Danube,
soum ise par Tibère, auquel on pourrait donc avec quelque
raison attribuer ce fragm ent de m onum ent triom phal.
Ainsi s’évanouissent tous les prétendus m onum ents de la
victoire de M arins, depuis le problém atique Château du Diable
de Pitton, ju sq u ’à la dernière trouvaille de Gilles, et y compris
le plus célèbre, le plus universellem ent reconnu, la prétendue
pyram ide de Fourrières. En fait, personne n’a jam ais vu là que
ce ([lie nous y voyons nous-m êmes : des ruines inform es.
Faut-il s’étonner qu’il en soit ainsi ? Nullem ent, et le contraire
serait beaucoup plus surprenant. Dom itius et Fabius ont eu des
m onum ents triom phaux en Provence, parce qu’ils y sont restés
après leurs victoires, et qu’ils les ont élevés eux-m êmes. Marius
(1) Vogage... n i, 1G2.
�268
MICHEL CLEllC
est parti aussitôt, et n’est plus jam ais revenu. Qui donc aurait
élevé ces m onum ents? Aix n’était alors qu’une bourgade, ce
n’était pas encore une colonie rom aine ; et autour d’Aix il n’y
avait évidemment que des villages. Et dans quel intérêt les
aurait-on élevés? Ce n’est pas la reconnaissance qui a fait
édifier les m onum ents de ce genre, c’est l’intérêt et la flatterie.
On en élèvera partout à l’em pereur vivant, m ais pas à un chef
de guerre, qui, une fois parti, n’est plus l ien pour les indigènes.
On comprend très bien que Marius ait eu des m onum ents à
Rome, à Arpinum, et encore avait-il élevé lui-mêm e ceux de
Rome ; il n’y a pas, en réalité, de raisons pour qu’il en ait eu en
Provence. Ou plutôt, le véritable m onum ent de sa victoire, son
trophée, pour parler comme les érudits du xvic siècle, c’a été le
colossal bûcher fait des armes amoncelées des Teutons et des
Ambrons, que le consul enflamma lui-mêm e devant toute
l’armée rangée en bataille, symbole saisissant et tragique de
l’entière destruction de ces hordes barbares devant lesquelles
Rome avait tremblé durant plusieurs années.
Mais une nouvelle question se pose alors à nous : pourquoi
tous les érudits provençaux, anciens et m odernes, sont-ils
d’accord pour placer ce m onum ent triom phal ou ces m onum ents
triom phaux dans la région de Fourrières, même ceux qui,
comme de Hailze, admettent que la grande bataille a eu lieu
sous Aix? Cela ne vient nullem ent, chez eux, de ce que l’étude
topographique et stratégique des lieux les a am enés à placer à
Fourrières, soit les deux champs de bataille, soit au m oins le
dernier. Cela vient uniquem ent de deux étymologies, celle des
noms actuels du village de Pourrières et de la m ontagne SainteVictoire ; ces deux noms ont paru indiquer rem placem ent du
cham p de bataille, et, une fois cela adm is, ils en ont déduit tout
le reste.
Quelle est donc la valeur de celle théorie ? Nous trouvonsnous en présence d’étymologies concluantes, et de nom s vrai
ment traditionnels ?
�MARI US EX PROVENCE
3. —
269
LES NOMS DE LIEUX ET LES NOMS ])'llOMMES
Il est adm is aujourd’hui par loul le m onde, non seulem ent
par les érudits locaux et l’opinion populaire en Provence, mais
par les auteurs d’histoires générales, Amédée T hierry, Duruy.
D esjardins, etc., que le nom de Fourrières est dérivé du has latin
Putridarias. qui viendrait lui-même de Campi putridi, et ferait
allusion au fait raconté par Plutarque, à savoir que la plaine de
T rets aurait été engraissée des cadavres des Teutons, et que le
nom de la m ontagne Sainte-Victoire est la forme christianisée du
nom du m ont delà Victoire, nom que cette m ontagne aurait reçu
dans l’antiquité en souvenir de la victoire de Marins.
C’est F auris de Saint-Vincens qui a, non pas émis cette double
assertion, m ais qui lui.a donné sa forme définitive dans sa
Notice sur les lieux de Provence où les Cimbres... oui êlé vaincus
par Marins (1814).
« Une charte, souscrite à Marseille, le jo u r des ides de juin,
de la deuxième année du règne de Conrad, copiée parM . de Ilailze
'dans le cartulaire de Saint-Victor, contient une donation du
comte Guillaume à l’abbaye de Saint-V ictor de Marseille, d’un
dom aine quod est in campo de Putridis, prope monlem qui dicilur
Victoriæ, vel Santo Venturi. Putridi est l’étymologie de P ourrières. C’est à l’extrém ité du territoire de Fourrières qu’est la m on
tagne de la Victoire, mous Victoriæ, qui, dans les has tem ps, fut
nom m é mons Sanciæ Victoriæ. On consacra alors au culte chré
tien un temple que M arins avait fait élever au somm et de celle
m ontagne, et Sainte-Victoire fut nommée la patronne de ce
tem ple. La m ontagne fut appelée en provençal Santo Vittori, et
par corruption Santo Venturi. Lorsque les gens de m er sont tout
prêts à entrer dans la rade de Marseille, ils aperçoivent le sommet
de celte m ontagne, et s’écrient alors : tou delubre de la Vittori !
Delubre en provençal signifie tem ple » (1).
(1) Ce passage j u mémoire de Saint-Vincent a servi de guide à peu près
pnicjue à Amédée Thierry pour son récit de la bataille d’Aix. L’historien a répété,
�270
MICHEL CLERC
Je n’hésite pas à déclarer qu’il y a dans cette page autant
d’erreurs que de mots, et, ce qui est pis, d’erreurs volontaires.
En voici les preuves.
D’abord, le mot délabré n’a nullem ent en provençal le sens que
lui attribue Fauris, qui pourtant savait le provençal. Frédéric
Mistral, dans son poème du Rhône, traduit délabré par réservoir
des monts (pour l’eau). Dans son Trésor du Félibrige, il le tra
duit par : moyen ou agent de délivrance, et il ajoute : « Nom de
lieu, qu’on rencontre dans les montagnes, et qui s’applique aux
endroits par où les torrents font brèche. Loa délabré doù mount
Venturi, quartier du mont Sainte-Victoire. Les m arins l’appellent
eux-mêmes délabré : Délabré es un signau de m ar ». Il y a,
ajoute-t-il, un autre delubre à Saint-Remy, près des ruines de
Glanum, et d’autres exemples encore.
Pour Pourrières, je crois, ju sq u ’à nouvel ordre, que l’étymo
logie Putridarias a été lancée formellemenl par F auris ; on ne la
trouve en effet ni dans Solier, qui en donne tant, ni dans de
Haitze. Elle lui a été évidem ment inspirée par le passage de
Plutarque que j ’ai indiqué. La charte qu’il apporte à l’appui de
cette étymologie eu est évidemment une preuve excellente... si
elle est authentique. Il en donne, ou du m oins prétend en donner
la date exacte. Mais il y a, du dixième au treizième siècle, cinq
rois de Germanie, ou empereurs d’Allemagne, du nom de Conrad :
Conrad I, roi de Germanie, de 911 à 918; Conrad le Pacilique,
roi d’Arles, monté sur le trône en 987, et Conrad le Salique, roi
de Germanie en 1024, et roi d’Arles en 1033. La charte serait
donc de 938, ou de 1025, ou encore, de 1034. Or il y a aussi deux
comtes de Provence du nom de Guillaume, Guillaume Ier, de 9(58
à 992, et Guillaume II, de 1008 à 1018. On le voit, il n ’y a pas de
en les amplifiant, les assertions du prétendu érudit local, non seulement sans
songer à les vérifier, mais sans même prendre la peine de jeter les yeux sur
une carte : « Un temple fut construit et dédié à la Victoire, sur le sommet
d’une petite montagne qui bordait la plaine vers le levant, et où, selon toute
apparence, Marius avait offert son sacrifice (faction de grâce » [Histoire des
Gaulois, n, p, 22S). — Or cette petite montagne se dresse, et presque à pic, sur
la plaine, à plus de mille mètres, et cette plaine, elle la borde, non au cou
chant, mais très exactement au nord !
�U
MARIUS EN PROVENCE
27]
concordance possil)lc entre leurs dates et celles des trois
prem iers Conrad (1).
Adm ettons qu’il s’agisse, non de comles de Provence, m ais de
vicomtes de Marseille ; l’erreur serait excusable. Il y a quatre
vicomtes qui se succèdent, de 940 à 1047. Ce pourrait être Guil
laum e II, 940, ce qui donnerait la troisième année du règne de
Conrad Ier, ou Guillaume IV, 1037, ce qui donnerait la cinquième
année du règne de Conrad II. Q uant aux deux derniers Conrad,
em pereurs d’Allemagne, en 1138 et en 1250, outre qu’ils n ’ont
plus de rapport avec la Provence, à ces deux époques il n’y a
plus de Guillaume, ni en Provence ni à Marseille.
La charte serait donc du dixième ou de l’onzième siècle, et,
dans tous les cas, la date en est donnée inexactem ent. Elle a été
reproduite, d après F auris uniquem ent, par la Statistique, par
T iran, par Gilles, par tout le monde ; Tiran la fait du treizième
siècle, je ne sais pourquoi, ni lui non plus, sans doute.
Or cette charte, je m ’en suis longuem ent assuré, ne ligure pas
dans le cartulaire im prim é de Saint-Victor, ni dans les pièces
inédites du même cartulaire qui sont aux archives des Bouchesdu-Rhône. Elle n’est pas davantage, ce qui est plus grave, dans
les papiers de de Haitze, où prétend l’avoir prise Fauris, papiers
qui sont les uns à la bibliothèque Méjanes, les autres à celle de
Marseille, notam m ent dans les cahiers I et IV, qui sont précisé
m ent des recueils de chartes. Et il est au m oins étrange que de
Haitze n’en parle pas dans son histoire d’Aix !
Après bien des recherches inutiles, j’ai trouvé dans l’exem
plaire du Dictionnaire d’Achard de la Bibliothèque Méjanes, au
m ot Pourrières, une note m anuscrite, où celte charte est m en
tionnée, et où l’auteur de la note dit qu’elle est citée par Solier !
Inutile de dire qu’elle ne se trouve pas plus dans les papiers de
Solier que dans ceux de de Haitze. Le savant conservateur delà
Méjanes, M. Edouard Aude, consulté par moi, me déclara, au
prem ier coup d’œil, que l’écriture de la note était, à n’en pas
douter, celle de F auris de Saint-Vincent ! J ’estime que voilà la
('.) Voir de Mas Latrie. Trésor de chronologie.
�272
MICHEL
CLERC
preuve failo, cl F aillis pris en flagrant délit (1). La fameuse
phrase a été fabriquée de toutes pièces par lui, et la charte n ’a
jam ais existé. La supercherie est d’ailleurs grossière, et il est
assez surprenant que, authenticité de la charte mise à part, on
ait si longtemps accordé créance à l'étymologie elle-même, et
aux conséquences qu’en lirait F auris.
En soi, l’étymologie n’a assurém ent rien d’absurde. Mais il y
en a une autre possible, que Mistral, avec sa vaste érudition et
son sens critique des plus éveillés, car il y a en lui un savant
auquel le poète n’a pas l’a il fort, a vue et indiquée dans le Trésor
du Félibrige ; Pourriero, bas latin, Porreiræ, Porreræ, Porreriæ ;
étymologie, pourri ; mais peut-être aussi porri, lieu où abondent les
poireaux. L’étymologie est moins noble assurém ent, m ais au
moins aussi vraisemblable. Mais, qu’elle ait ou non ce sens
étymologique, la forme Porreira est prouvée par une foule de
textes, et cela à partir de l’onzième siècle. En voici quelques-uns :
Cartulaire de Saint-Victor : 12 textes, s’espaçant de l’onzième
au quatorzième siècle :
Onzième siècle :
lia (104(>) : ad Porrerias, deux fois.
2<S’.9 (1050) : ad Porrerias.
(1)
Fauris de Saint-Vincent me paraît avoir eu l'habitude d’attribuer à
d’autres les assertions aventureuses dont il était le propre auteur. Seulement
il avait soin de les toujours puiser soi-disant dans des documents manuscrits,
et non imprimés, pensant sans doute qu'on n’irait pas vérifier. C'est ainsi qu’il
attribue à Peiresc le racontar absurde que voici : « Un des noms des peuples
du Nord qui ont été défaits par Marins.s’est perpétué en Provence d’une
manière assez singulière. Les paysans des environs d’Aix disent quelquefois à
leurs bêtes de charge, pour les exciter à marcher très vile : Ambrons, Ambrons !
Ils ne comprennent pas ces mots qu’ils prononcent. Peiresc, dans une lettre
à Gassendi, remarque qu’ils les répètent machinalement parce qu’ils les ont
entendu prononcer à leurs pères, et ainsi en remontant jusqu’aux temps des
batailles livrées par Marins aux peuples du Nord ; que cela se rapporte à ce
que dit Plutarque, que ces peuples s'excitaient à charger l’ennemi et à faire
une marche précipitée par ces mots, Ambrons, Ambrons, qui était le nom
d'une de ces nations que combattit et que vainquit Marius ». (Notice sur les
lieux de Provence, p. 12).
Ilien de pareil ne se trouve actuellement, bien entendu, dans la correspon
dance de Peiresc et de Gassendi, et il serait bien surprenant qu’une letlrc
vue par Fauris ne fût pas parvenue jusqu’à nous (Voir Tamizev de Larrocjue,
L e ttr e s de P e ire s c .
iv),
�MARIES EN PROVENCE
273
121 (1065) : in Icrrilorio de Porrerias.
22't (1098) : ecclesia sancti T rophim i de Poreires.
848 (1113) : ecclesiatn parochialem de Porreriis.
Douzième siècle :
805 (1116) : témoins, Raim undo de Porreras, Rainaldus
de Porreras, Fuleo de Porreras.
807 (1117-1126) : témoins, R aim undus de Porreriis,
Rostagnus de P o rre riis, Rainaldus de
Porreriis.
814 (1136) : ecclesiam parochialem de Porreriis.
803 (1138) : Rostagno de Porreriis.
Treizième siècle :
Cartulaire des Baux, 159 (1213) : castrum deP orreiras.
Carlulaire de Saint-V ictor,946 (1223):R ainaudus de P orreriis;
in C a s t r o de Porreris.
Quatorzième siècle :
1131 (1337) : Vesianus de Porreriis.
Si, à p artir de l’onzième siècle, Pourrières s’appelle Porreira,
il n’a pu s’appeler de P utridis au dixième : quand placerait-on
la forme interm édiaire Putridarias ?
Si, au lieu de chercher l’étymologie de Pourrières, on avait
recherché comm ent s’appelait celte localité dans la série chro
nologique des docum ents dont nous disposons (comme l’a fait
M istral), on aurait coupé court à cette pseudo-tradition.
Le nom de Sainte-Victoire est plus im portant que celui de
Pourrières : il rem onte bien plus h au t, et il est bien plus
significatif.
D’après F auris de Saint-Vincent, la m ontagne se serait appelée
dans l’antiquité Mons Vicloriæ, nom qui aurait été transform é
par les chrétiens en Sainte-Victoire.
En fait, nous connaissons dans l’antiquité une m ontagne qui
s’appelait Mont de Ici Victoire, mous Victoriæ, montagne qui se
�274
MICHEL CLERC
trouve en Espagne citérieure, près de l’Ebre (1) : nous n ’en
connaissons pas d’autres. C’est donc, pour la montagne proven
çale, une simple hypothèse, et non pas un fait acquis.
Cette hypothèse n ’a rien en soi d’invraisem blable. Il y a en
effet, dans la Gaule Narbonnaise, un nom bre relativem ent consi
dérable d’inscriptions relatives à la déesse Victoire, treize, dont
une à Nîmes, une à Aix, et les onze autres dans des pays où il
n’y avait pas de colonies romaines, à savoir de petites bour
gades, ou des sanctuaires ruraux, perdus dans les montagnes,
comme Voix, Em brun, Gap, le Pègue, Aoste des Allobroges, la
Bâtie-Montsaléon, Chatellard dans la vallée de Barcelonnette,
Villeneuve près du lac Léman (2).
Il devient im m édiatem ent probable, par cette seule énum é
ration, qu’il s’agit là, non pas de la divinité rom aine de la
Victoire, mais d’une divinité gauloise locale. O r, des treize
inscriptions mentionnées, six se trouvent dans la région des
Voconces, et la principale divinité de ce peuple était la déesse
Andarta, dont le principal sanctuaire était à Die. Celte A ndarta
des Voconces ne serait-elle pas devenue, lors de la rom anisation
du pays, la Victoire rom aine ? Pour peu que celte déesse gauloise
offrît quelques uns des traits qui caractérisent la Victoire, l’assi
m ilation aurait été facile. Un passage de Dion Cassius, heureu
sement cité par C. Jullian, apporte la preuve de cette hypothèse.
L’historien grec rapporte en effet que, lors de la campagne faite
par les Romains en 61 contre les Bretons (qui étaient des Celtes),
ceux-ci sacrifiaient surtout dans les bois de ’ASpâmr,, ’Avopdcrr/]
ou ’AvSav/i, car c'est ainsi qu’ils appellent la Victoire.
A ndarta peut donc être une vieille divinité gauloise de la
victoire, qui, à l’époque rom aine, se serait confondue avec la
déesse rom aine répondant à la même conception, et qui aurait
fini par traduire son nom en latin. Les exemples de cas de ce
genre abondent dans l’histoire de la religion gauloise.
(1) Tite Live, xxiv, 41.
(2) Pour tous ces textes, je renvoie en bloc à l'excellent article de C. Jullian,
Notes gallo-romaines, i, Sainte-Victoire, (Revue des Études anciennes, 1899),
article que je résume ici.
�MARIUS EN PROVENCE
27»
Or, à Voix, où l’on a trouvé une des inscriptions en question,
sainte Victoire est honorée comme patronne de temps im m é
m orial : il est donc possible que le culte chrétien ne soit là qu’un
souvenir et une transform ation du culte ancien, et que la déesse
soit devenue au moyen âge une sainte, ou, si l’on veut, se soit
confondue avec la sainte du même nom. De cela encore, les
exemples abondent.
De tout cela il résulte en somme que le nom chrétien actuel
peut venir de l’ancien nom païen. Mais il ne s’ensuit pas du tout
que ce culte ancien de la Victoire ait été un culte com m ém oratif
de tel ou tel événement particulier et local, de telle ou telle
victoire ; c’était le culte général d’une déesse, de caractère soit
local, soit même général chez les Gaulois, comme semble l’indi
quer le texte de Dion Cassius.
N’en serait-il pas de même pour Sainte-Victoire ?
Depuis quand la montagne s’appelle-t-elle ainsi ? G. Ju llian
cite un E xtrait d’un ancien inventaire dressé entre 1772 et 1790
(aux Archives départem entales des Bouches-du-Rhône). Il porte,
à la date du 17 janvier 1484, ceci : nouveau bail à Etienne
Reinaud, du vallon forçai, à l’ubac Sainte-Victoire (1).
C’est là, ju sq u ’à nouvel ordre, la m ention la plus ancienne que
nous connaissions du nom de Sainte-Victoire.
Mais cet inventaire, copié vers 1772 au plus tôt, a-t-il conservé
les formes authentiques des nom s propres, et ne les a-t-il pas
rajeunis, en les écrivant comme on les écrivait au xvm e siècle?
C’est plus que douteux, et nous allons voir qu’en deux autres
passages, l’un daté de 1336 et l’autre de 1462, nous trouvons pour
le même nom une forme différente.
Il paraît certain que Solier (1572) connaît le nom de Sainte-Vic
toire : « De Rupe Victoriæ... eam vulgo a virgine vitæ sanctitate
conspicna, quæ ibi m onasticam degerit vilain, Venturiam dictarn
fabulatum est (unde Santo Aventure vulgo dicitur) ; rerum vero
antiquarum penetralia diligentius inquirentibus, eo sententiæ
(1) Un vallon forçai ou fourcal est un ravin qui traverse complètement une
montagne ; l'ubac est le Nord ; voir Mistral, Trésor du Félibrige, s. v.
�MICHEL CLERC
jam pridem itum est rupem liane non a V enluria virgine, sed e
Marii Victoria fuisse denom inatam . — Au sujet du rocher de la
Victoire... on raconte dans le vulgaire qu’il fut nom mé Venture
du nom d’une vierge célèbre par la sainteté de sa vie, qui y mena
la vie m onastique (d’où le nom vulgaire, Sainte Aventure) ; m ais
pour ceux qui recherchent avec plus de zèle les arcanes de
l’antiquité, ils sont depuis longtemps d’avis que ce rocher lire
son nom, non de la vierge Venture, m ais de la victoire de
Marins ».
Mais est-il possible d’avouer plus clairem ent que ce nom,
ce sont les savants qui le lui ont donné, en le rapportant à
Marins, que le peuple ne sait rien de tout cela, et que la sainte
dont la montagne porte le nom est pour lui une sainte quel
conque, santo Venturi ou sainte A venture, et non sainte
Victoire? C’est là la preuve éclatante qu’au tem ps de Solier il n’y
avait point là de tradition populaire.
Il y a, pour arriver à une solution positive de. la question, une
difficulté plus grande que pour F ourrières; les nom s de m on
tagnes sont, en effet, fort rares dans les docum ents, tandis que
les noms de localités s’y trouvent en grand nom bre. C’est ainsi
que le nom de Sainte-Victoire ne figure ni dans le carlulaire de
Saint Victor, ni dans celui des Baux, ni dans une quantité de
docum ents du même genre que j ’ai consultés. Le seul docum ent
vraim ent ancien que nous connaissions est cet extrait d’inven
taire, où l’on voit la montagne citée sous ce nom en 1484. Or, dans
le même docum ent, au 17 août 1336, on lit : Testam ent de Guil
laum e Reynaud de Vauvenargues, lègue à la chapelle SainteCatherine, à Notre-Dame de Perdigoly sainte Venture. Et, en
1462 : Collation de la vicairie de Vauvenargues et de SaintcVenture.
De même, en 1572, Solier lui-mêm e l’appelle du nom latin,
purem ent hypothétique et non fourni par des docum ents anté
rieurs, de « Rupes Victoriæ », m ont de la Victoire, m ais non pas
Sainte Victoire; il connaît, au contraire, le nom bas latin
Venturia, et le nom populaire de son tem ps, Sainte-Aventure,
La montagne ne s’est jam ais autrem ent appelée que de ce
�277
MARIUS EN PROVENCE
dernier nom. Une lettre de Gassendi à Peiresc, de 1(535, parle de
« la Montaigne ou Rocher de Sainte-Aventure » (1). En 1(56(5,
Pitlon écrit : les paisans l'appellent Sanlo-Venturi. Spon, qui
passe à Aix en 1(574, parle de « la roche de Sainte-Victoire,
vulgairement dite de Saintc-Venture (2) » ; c’est d’ailleurs le prem ier
exemple connu de l’expression Sainte-Victoire, depuis l’inven
taire de 1484. Enfin, Lam artinière, dans son Dictionnaire géogra
phique de 1768, la nom me « Sainte-Venture, montagne de la
Provence, à trois lieues d’Aix. »
Le nom provençal est donc Venturi, qui a été francisé en Venture.
Et ce nom se présente sous diverses formes. M istral, Trésor du
Félibrige, au mot Venturi, cite un passage de César Nostradam us
(1614) où celui-ci appelle la montagne le m ont Sainte-Aventure ;
je rappelle en passant que César N ostradam us ignore complè
tem ent la légende de Sainte-Victoire, comme celle de Pourrières.
Un dénom brem ent donné par la com m unauté de Vauvcnargues
en 1635 (aux Archives départem entales), dit que les habitants de
Vauvenargues m entionnent leur droit de faire paître leur bétail
sur la m ontagne dite Sainte-Bonaventure (3). Le botaniste Pierre
Pena, qui écrivait au xvic siècle, cite : E jugis arduis montis I).
Bonaventuræ (4).
Voilà la vraie forme populaire, en provençal Venturi, en
français Venture, d’où, pour le peuple, Aventure, Bonaventure.
Q uant au nom actuel de Sainte-Victoire, il est tout récent, et ne
date que du xvn° siècle.
Quel rapport y a-t-il, m aintenant, entre ce nom de Venturi et
celui de Victoire, qui se dit en provençal V ittori? Aucun.
L’origine du nom de la m ontagne est tout autre, et, celle fois
encore, elle a été parfaitem ent vue par M istral. « Venturi : il.
Vittori, lat. Victoria, nom de leiuine, Victoire. La mounlagno de
Santo-Ventnri.... on croit généralem ent que cette m ontagne fut
(1) Tamizey de Larroque, L e t t r e s d e P e i r e s c , IV, p. 547.
(2J Cité par C. Jullian, Z. c , p. 53, ;i° 1.
(3) C. Jullian, Z. c.,p. 52.
(4) L. Legré,
La
B o ta n iq u e
M a t h i a s d e L o h e l (M é m o i r e s d e
en P ro ven ce
l’Académie de
au
xvr
M arseille,
s iècle;
P ierre P e n a et
1890, p. 90,
n°
2).
�278
MICHEL CLERC
ainsi appelée en mémoire de la victoire remportée par Marius
sur les Teutons... Mais le mot Venturi pourrait aussi avoir la
même étymologie que le m ont Ventour. »
En effet, Ventour et Venturi sont évidem ment le même mot,
sous la forme m asculine et sous la forme féminine. Le vrai nom
du m ont Ventoux, sur les caries du xvm c siècle encore, est non
pas Ventoux, mais Ventour. Et ce nom dérive indubitablem ent
du nom de divinité Venturius, à laquelle sont dédiées deux
inscriptions rom aines, trouvées l’une à M irabel, près de
Vaison (1), l’autre à Buoux, au nord du Luberon (2). Il n’est pas
impossible que cette divinité ait été non seulement celle du
m ont Ventoux, mais la divinité générale des m ontagnes dans
toute la région provençale, divinité d’origine celte, ou, plutôt,
ligure. Le nom d’ailleurs dérive sans doute d’une racine analogue
au latin ventns. Au m ont Ventoux, ce nom ancien s’est conservé; à
Sainte-Victoire il a été transform é sous une double influence :
celle du travail continu des érudits depuis quatre siècles, et celle
de la religion, ou, si l’on veut, du clergé local, dont l’action n ’a
pas été moins efficace. En voici la preuve (3).
L’église paroissiale de Vauvenargues, la petite comm une située
en pleine chaîne de Sainte-Victoire, était placée autrefois, et
ju sq u ’à la fin du xvme siècle, sous le vocable de saint Etienne.
Mais, sur le territoire, existait une chapelle de Sainte-Venture,
dont la prem ière m ention connue rem onte à 1498. Dès 1526, on
voit apparaître une sainte Victoire, vierge, Victoria Virgo, dont la
fête se célèbre le 8 des calendes de mai (24 avril). En 1664, il
nous est parlé de la chapelle, sous le nom de Notre-Dame de la
Victoire. Enfin, après le Concordai de 1802, c’est l’église parois
siale elle-même qui change de titulaire, et rem place saint
Etienne par sainte Victoire. Seulem ent, tandis que l’on ne
connaît canoniquem ent qu’une seule sainte Victoire, vierge et
( 1)
c il, x ii,
(2) CIL, XII,
1341.
1104.
(3) Je me permets de renvoyer, pour le détail et les références, à l’article que
j ’ai publié sur ce point particulier : S a i n t e - V i c t o i r e e t S a i n t e - V e n t u r e ( A n n a l e s
d e l à S o c i é t é d ’E l u d e s p r o v e n ç a l e s , 19041.
�MARIUS EN PROVENCE
279
martyre, la nouvelle sainte Victoire était célébrée comme vierge
seulem ent, tout comme l’ancienne sainte Venture de la petite
chapelle.
Mais voici qui est plus probant encore. Tandis que la fête de
la sainte Victoire canonique se célèbre le 23 décembre, celle de
sainte Venture, d ’après le docum ent de 1526 cité plus haut, et
un autre encore, de 1553, était le 24 avril. Il n’y a donc en réalité
aucun rapport entre les deux saintes et les deux cultes, l’un
général, l’autre absolum ent indigène, et, sans doute, d’origine
païenne. A ujourd’hui, cependant, on a poussé l’assim ilation
encore plus loin : la nouvelle sainte Victoire est devenue, elle
aussi, vierge et m artyre. Mais on n’a pas change la date de sa
fête, qui dem eure fixée au 24 avril; pourquoi? C’est qu’elle est
accompagnée d’un romavage, ce qui empêche de la m ettre en
hiver.
Enfin, cette fête de Sainte-V enture a encore donné lieu à des
affirm ations qui ne sont pas plus exactes que toutes celles dont je
viens d’essayer de m ontrer le peu de fondement. Millin parle
d’un pèlerinage qui, chaque année, partait le 24 avril de Pertuis
pour le m ont Sainte-Victoire; ce pèlerinage, d ’après les auteurs
locaux où Millin a puisé ses renseignem ents, aurait été une fête
com m ém orative d e là victoire de M arins.
Or, en réalité, ce n ’est pas le 24 avril, jo u r de la fête de SainteVenture, m ais bien le 24- ju in , qu’avait lieu ce pèlerinage, dont
l’habitude a subsisté jusque sous le second Em pire. La céré
m onie essentielle de la fête consistait en un feu de joie, que
l’on allum ait, la nuit venue, et sur le somm et de la m ontagne, et
à Pertuis même, à un endroit d’où elle est visible. Les pèlerins,
qui form aient une sorte de confrérie, s’appelaient les Venturiers.
Q uant au sens de la cérémonie qu’ils célébraient, bien qu’eux-niêmes crussent, en toute bonne foi, com m ém orer la bataille
d’Aix, la date du 24 ju in suffit pour nous le révéler clairem ent.
Le 24 ju in , c’est la Saint-Jean, « la Saint-Jean d’été », fête
infinim ent plus ancienne que M arius, la fête du Soleil, qu’ont
célébrée de tem ps im m ém orial toutes les populations dites indoeuropéennes, et dont des traces subsistent encore dans beaucoup
�280
MICHEL CLERC
clc nos villages. Mais l’idenlité prétendue de
n ’est que le résultat d ’une confusion voulue :
Soleil, la ligure et païenne sainte Venlure,
sainte Victoire, demeurent trois conceptions
tinctes et irréductibles l’une à l’autre.
ces jours de fêles
l’éternel dieu du
et la chrétienne
absolum ent dis
Au résumé, le nom de la montagne de Sainte-Victoire n ’est
donc pas un nom rom ain; ce n’est pas non plus un nom donné à
la montagne occasionnellement, en raison d’un évènement p arti
culier. C’est un vieux nom indigène, plus ancien que l’apparition
des Romains en Provence, et que la langue populaire avait
parfaitem ent conservé, comme tant de nom s locaux. C’est la
tradition érudite qui l’a déformé, en rapprochant arbitrairem ent
Venlnri de Vittori, mot absolum ent différent du prem ier, et qui
n’a avec lui qu’une ressem blance toute superficielle. Non seule
ment le m ont Sainte-Victoire n’a aucun rapport avec la victoire
de Marins, mais il n’a de rapport avec aucune victoire, pas plus
avec la déesse gauloise qu’avec la déesse rom aine, ni qu’avec la
sainte chrétienne de ce nom. C'est une vieille conception indi
gène, et la montagne s’appelait déjà ainsi du tem ps de Marius,
et depuis des siècles (1).
On peut invoquer, en faveur de la tradition m alienne, un
dernier argum ent, la fréquence en Provence des nom s rom ains,
et notam m ent, celui de Marius. Rechercher à quand rem onte
l’usage de ce nom ne m anque pas d’intérêt, on va le voir.
Au Corpus Inscriptiomun Lalinarum , XII, sur vingt et une pages
d’index renferm ant les noms propres (ce cpii donne un total de
(1) Que l’on ne s’étonne pas d’une pareille confusion de noms. Qui ne
connaît, en Provence, l’étymologie et le vrai sens de ce nom bizarre de localité,
Pas-dcs-L aneiersC 'est P a s d e l ' a n c i c , « le défilé de Y a n x i é t é », nom qui se
retrouve dans plusieurs localités, pour désigner un passage de montagne à
aspect de coupe gorge. Et voici une autre déformation, due, eelle-là, non à
une confusion populaire, mais bien au n e rectification prétendue scientifique;
j ’en dois la connaissance à M. E. Aude, conservateur de la bibliothèque
Méjanes. Une chapelle d’Eyragues, connue sous le vocable de chapelle des
P i e u c c l l o (les Onze mille vierges, sans doute) est devenue, probablement grâce
à un curé érudit, Notre-Dame du P i e u x Z c l e I
�281
MAHIUS EN’ PROVENCE
plus (le sept mille nom s), ou trouve quarante personnages seule
m ent (lu nom de M arins. E l il a 141 Pompée, et 470 Julii, ce qui
est relativem ent peu ; et cependant César et Pompée ont joué en
N aibonnaise un bien autre rôle que Marins, puisqu’ils y ont créé
des citoyens rom ains. Ces citoyens ont pris leur nom : ce n’est
pas, en effet, parce qu’un personnage était célèbre qu’un nouveau
citoyen prenait son nom, m ais bien pour des raisons person
nelles. On voit qu’en somme le nom de Marins a été fort peu
répandu en Narbonnaise sous les Romains (4).
Au moyen âge, les textes sont bien plus significatifs encore :
on y constate que les nom s rom ains qui subsistent, mêlés aux
nom s barbares, sont précisém ent des noms insignifiants, qui ne
rappellent aucun personnage célèbre, comme Calvus, Calvinus,
Magnus, Rufus ( Cartulaire de l'abbaye de Lérins).
J ’ai cherché le nom de Marins (et aussi, par la même occasion,
celui de Sexlius, assez fréquent aujourd’hui à Aix) dans les
recueils suivants :
Cartulaire de l’abbaye de Lérins ;
C artulaire de Saint-Victor ;
Cartulaire des Baux ;
C artulaire de l’ancienne cathédrale de Nice;
Cartulaire de Notre-Dame de Bertaud, au diocèse de Gap ;
A lbanès, Charles provençales des archives des Bouches-duRhône ;
C artulaire m unicipal de Saint-M axim in ;
Archives paroissiales de Marseille aux xvic et xvne siècles ;
soit des docum ents s’espaçant de 798 au xvm c siècle, avec des
m illiers de noms.
Or, dans tout cela, il n’v a pas un seul Sexlius. Et j ’y ai trouvé
un seul M arius (cartulaire de Saint-Victor, n, p. 637, document
(1) A Saint-Pons, près de Nice, une inscription funéraire porte le nom de C.
/. M o g i o , qui a fait partie d’une c o h o r s L i g u r u m (CIL, v. 7891). Il
ii’est pas absurde de supposer que ce C. Marius Mogio, évidemment d’origine
indigène, devait ses noms romains à l’un de ses ancêtres qui avait servi sous
Marius : nous avons vu que dans l’armée d'Aix figuraient des Ligures italiens.
M a riu s C.
11)
�282
MICHEL CLERC
du ixe siècle) (1). Dans tous ces documents, les Pom peii, les
Ju lii, ont de même disparu: le cartulaire de Saint-Victor
m entionne seulement une Julia, et quatre Juliani.
La fréquence du prénom de Marius en Provence est donc une
chose toute moderne. Marius n’est pas non plus, comme on le
croit généralement, le m asculin de Marie, dont la popularité
viendrait de là, le nom de Marie étant très répandu. S’il en était
ainsi, on le trouverait très fréquemm ent au moyen-âge, ce qui
n ’est pas. Cette popularité date de l’expansion de la légende
m arienne fabriquée par les érudits locaux. Peut-être la Révolu
tion y a-t-elle aidé, en m ettant à la mode les nom s antiques. La
fameuse phrase de Mirabeau siir les Gracques et M arius a pu
contribuer à faire répandre ce nom en Provence (2). Mais c’est
surtout, j’en suis convaincu, à l’expansion de la légende répandue
partout par la Statistique que l’on doit la m ultitude de M arius
que l’on rencontre aujourd’hui en Provence. Cela ne prouve
qu’une chose, la popularité actuelle de cette légende, m ais n’en
prouve nullem ent ni l’authenticité, ni même l’ancienneté.
Je conclus. Le souvenir de la victoire de Marius sur les
Teutons dans les environs d’Aix ne nous a été conservé ni par
l’épigraphie, ni par aucun m onum ent d’architecture ou de
sculpture, ni par les noms de lieux, ni par les nom s de per
sonnes. Ju sq u ’au xvc siècle au moins, ou plutôt ju sq u ’au xvie,
il n’y a sur cet évènement aucune tradition locale. C’est la ren ais
sance des lettres antiques, la lecture de Plutarque et de F lo ru ss
qui a rappelé cette ancienne histoire oubliée. Et, de Solier à
M. Bérenger-Féraud, c’a été un travail ininterrom pu, et dont
les résultats se sont infiltrés partout, et dans les ouvrages géné
raux, comme ceux de Duruy ou de Desjardins, et dans la presse
(1) Il y a eu, au v r siècle, un saint Maritis, fondateur d’une abbaye att diocèse
de Sisteron, et qui paraît avoir été assez populaire dans cette région. Mais ce
personnage n’était pas d’origine locale, et était venu là d’Orléans. (A l b a n è s ,
G a l l i a c h r i s t i a n a n o v i s s i m a , A i x , c o l 665).
(2) Je remarque que pas un seul Marius île figure parmi les deux cent
trois membres du bataillon envoyé de Marseille à Paris en septembre 1792.
(F. Portai, L e b a t a i l l o n m a r s e i l l a i s d a 2 1 j a n v i e r (1900), p . 36 et s u i v . ) .
�MARIUS EN PROVENCE
et les ouvrages locaux, et enfin clans renseignem ent à tous
degrés. Tout le monde vit sur quelques données toujours
mêmes, acceptées sans contrôle, étymologies fantaisistes
sans fondem ent, le tout couronné par les faux de F auris
Saint-Vincent.
283
ses
les
ou
de
Nous avons là un exemple saisissant de la façon dont se for
m ent, non certes toujours, m ais souvent, les légendes. Le point
de départ est un récit d’un écrivain ancien, plus ou m oins bien
traduit, et dont l’on veut retrouver tous les détails dans les lieux
que l’on connaît. De là une foule d’inventions, la plupart absurde s
(comme les nom s de lieux Marii ager, forts Marii, Marii clolium ,
Marii stcitio, etc.), m ais émises de bonne foi par des érudits peu
fam iliarisés avec les procédés vraim ent scientifiques. De là aussi
vient que tout le récit de la campagne a subi celte influence : les
textes ont été torturés, la topographie mal vue, les nécessités
stratégiques les plus évidentes m éconnues. Les nom s d’Aix, de
Sainte-Victoire et de Pourrières ont tout dom iné et se sont
imposés sans discussion aux érudits, qui ont tout subordonné à
cela. C’est-à-dire que non seulem ent la tradition est fausse en
elle-même, m ais qu’clle a faussé sur bien des points l’histoire,
que, sans elle, on aurait écrite autrem ent, d’une façon désinté
ressée. Il faut ajouter ceci, qui n’est pas le m oins curieux. C’est
que cette tradition, pour m oderne qu’elle soit, se trouve vraie en
gros ! La plaine de Pourrières et le m ont Sainte-Victoire n’ont
aucun rapport, par leur nom, avec M arins; m ais ils n’en ont
pas m oins vu se term iner la campagne contre les Teutons par la
bataille décisive où Marius les détruisit. Les érudits, partis de
prém isses fausses, sont arrivés, toujours en gros, s’entend, à des
conclusions exactes. Leur théorie dem eure fondée, quoique les
preuves alléguées par eux m anquent de fondement. C’est qu’ils
ont été en quelque sorte guidés, comme malgré eux, par la topo
graphie, qui est, pour les points essentiels, d’une clarté si aveu
glante, qu’ils n ’ont pas pu, malgré toutes leurs idées préconçues,
en négliger les enseignem ents. Ce à quoi il faut donc résolume'nt
renoncer, c’est à l’idée que la tradition populaire ait gardé le
souvenir des évènem ents depuis l’année 102 avant notre ère
�284
michkl
CLERC
ju sq u ’à nos jours. Ce serait en histoire, à vrai dire, un lait
♦
exceptionnel : il ne s’est pas produit, et il ne pouvait pas se
produire.
« La tradition historique, dit Gaston Paris, à propos de Roland
à Roncevaux, est partout extrêmement courte : il est bien rare,
quoi qu'on en ait dit, qu’elle dépasse de beaucoup une généra
tion » (1). C’est ce que l’on a pu constater d’une m anière frap
pante sur le champ de bataille de W aterloo, où, en 1900, quatrevingt-cinq ans seulement après l’évènement qui bouleversa
l’Europe, un visiteur curieux du passé déclarait que « ses conver
sations avec les paysans, les fermiers, les cabaretiers, les curés»
lui firent constater combien les « souvenances d’ef guerre »,
comme disent les W allons, étaient ancrés dans l’esprit des popu
lations, mais à quel point aussi ces souvenances s’étaient déjà
déformées à travers les générations successives. La légende de
l’épopée fleurit ici plus vivace que partout ailleurs ». Et plus
loin, rapportant les paroles du curédeP lancenoit : «En arrivant,
il y a dix-sept ans, à Plancenoit, j ’interrogeai les vieillards
qui prétendaient avoir été mêlés aux évènements de 1815. Ils me
racontèrent d’abord des aventures extraordinaires, puis finirent
par avouer qu’ils avaient fabriqué ces récits de toutes p iè c e s...
Un vieux m endiant, qui se tint pendant plusieurs années au pied
de la Butte du Lion, racontait à tous les visiteurs qu’il avait
servi de guide à l’avant-garde prussienne; or il était né en 1820.
Plusieurs vieilles femmes gagnaient leur vie en racontant aux
Anglais les épisodes terribles dont elles avaient été soi-disant les
témoins. Toutes étaient nées après la bataille » (2).
S’il en est ainsi, au bout de moins d’un siècle, pour la tra d i
tion locale sur la bataille de W aterloo, que penser d’une tradition
locale sur la bataille d’Aix, après deux mille ans ?
C’est pourquoi j ’ai, dès le début, écarté résolum ent celle p ré
tendue tradition, et refusé de m’appuyer sur elle pour quoi que
(1) R e v u e d e P a r i s , 15 septembre 1901, p. 242.
(2) H. Fiérens-Gevaert, W a t e r l o o l é g e n d a i r e ( R e v u e
19110, p 402 et 427).
de P a ris,
15 septembre
�MARIUS EN PROVENCE
285
ce fût. Elle n’est en effet intéressante à étudier qu’en elle-même,
comme un exemple excellent (le form ation d’une légende pseudo
populaire, et comme preuve de l’influence que peuvent exercer
en pareille m atière les érudits. Cette étude forme l’appendice
naturel de recherches historiques sur la campagne de Marins ;
elle ne doit pas figurer dans ces recherches mêmes.
La vraie m anière, à mon sens, de conserver et de glorifier le
souvenir de l’exploit de Marins et du service rendu par lui à nos
ancêtres, n’est pas d’accueillir el d’entasser pêle-mêle et sans
critique toutes les im aginations de pauvres esprits comme
Solier ou d’érudits véreux comme F auris de Saint-Vincent. J'ai
pensé qu’il valait m ieux reprendre tout le travail par la base,
étudier à fond tous les docum ents authentiques, les éclairer par
un examen attentif des lieux, et, tout en faisant aux hypothèses
leur part nécessaire, n’adm ettre que ce qui p araîtrait dém ontré
conform ém ent aux exigences de la critique m oderne. C’était
déjà, il y a quelque cent vingt ans, l’avis de l’historien conscien
cieux el sagace qu’était Papou, et je ne saurais m ieux term iner
qu’en citant de lui cette judicieuse réflexion (1) : « Nous ne sau
rions trop nous tenir en garde contre l’illusion. Nous sommes
naturellem ent portés à rehausser la gloire de nos ancêtres ; et
lorsque ce penchant se trouve favorisé par des traditions popu
laires, ou par les erreurs des historiens, et surtout des historiens
modernes, nous donnons dans un m erveilleux qui déshonqre
l’histoire, sans rien ajouter à la gloire de la patrie »,
(1)
H istoire g én éra te de P ro ven ce,
tome i, p. 537, ne 1,
Imprimerie du Sémaphore, B a r la t ier -Ma r se iix p
���UNIVERSITÉ D’AIX-MARSEILLE
P U B L IC A T IO N S
SU B V E N T IO N N E E S
Le Conseil Municipal de Marseille
Le Conseil Général des Bouches-du-Rhône
Le Conseil de l'Université
Annales de la Faculté des Sciences
Annales des Facultés de Droit
et des Lettres
Annales de l’Ecole de Médecine
et de Pharmacie
Le Directeur-Gérant : Michel Clerc.
M arseille. — Typ- et Litli, B a r l a t ie h , ru e V enture, 19.
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https://odyssee.univ-amu.fr/files/original/2/147/RES-50038_Annales-Droit-Lettres_1906_T2-2.pdf
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LETTRES
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Paul GIRBAL. - La l'ie et l'Œuvre de Georges Guibal . ......... '.. :-- I-XVI
Michel CLERC. - Etudes critiques sur la campagne de C.· Marius en'
.....
Provence (suite).. . ....................................... 1 èt 221
145
153
E. SPENLÉ. - Henri Heine et l'Ame contemporaine ...•.. '"
Paul GAFFAREL. - Les Cent Jours à Marseille (1815).....
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DROIT
Gaston MORIN. - A propos de la maxime « Errol' rommunis faeitjus), Robert CAILLEMER. - La formation du droit français médiéval
.1
et les travaux de Julius Ficker (à suivre). . . . . . . . . . . . . . .. .
La Famille dans les anciennes coutumes
germaniques... .... .......... ...... ..... .... . .........
Ch. CÉZAR-BRU. - Salle de travail de droit civil de la Faculté de
droit d'Aix. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .. . ........ .
Ch. CÉZAR-BRU et MORIN. - La Faute, le Risque, l'Abus du
Droit ................................ '" ...... . ........... .
B. RAYNAUD. - L'Action sociale en face des lois nàturelles de
l'Économie Politique .. ....... '. . ......................... .
BABLED. - Le·rôle des Capitaux dans les colonies françaises ..... .
33
Robert CAILLEMER. -
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117
59
63
145
163
NÉCROLOGIE
Paul LACOSTE. -
Son portrait. Discours prononcés sur sa tombe. .
107
TRAVAUX SCOLAIRES
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Thèses de doctorat.. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .. . ............ .
A. JOURDAN. _. La PresctipLion, d'après le Code civil
allemand ...... .. ' .............................. .
A. MARCAGGI. - Les Messages présidentiels en France ef
aux États-Unis. . . . . . . .. . . . . .. . . . .. ...............
W. OUALID. - Le Libéralisme économique de l'Angleterre.
209
210
212
215
VARIÉTÉS
Recrutement et Organisation des Armées.
(Conférence faite à la Faculté de Droit d'Aix.). . . . . . . .
Capitaine GOTHIÉ.
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Dès le prochain fascicule, les Annales de la Faculté de Droit d'Aix
contiendront une Revue bibliographique des ouvrages de droit, français et étrangers .
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Il ne sera rendu conlpte des thèses de doctorat qu'à titre très
exceptionnel et sur délibération spéciale du Comité de rédaction.
Prière d'adresser les volumes, en double exemplaire, à M. CézarBru, secrétaire de la Rédaction, 18, rue Noailles, Marseille .
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A tA MÉ~IOIRE
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Professeur à la Faculté de Droit de l'Université d'Aix-Marseille
DÉCÉDÉ LE 8 SEPTEMBRE 1906
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La Faculté de Droit d'Aix a eu la douleur de perdre
un de ses lnembres les plus distingués, et sympathique
entre tous, le professeur de droit civil Paul Lacoste.
La rédaction des Annales de la Faculté de Droit s'associe au deuil cruel qui a frappé douloureusenlent la
famille de Paul Lacoste et l'Université d'Aix-Marseille.
Celle-ci a perdu un de ses meilleurs maîtres, et l'ensei- ·
gnelllent du droit en France un de nos plus distingués,
en 111ême temps que de nos plus modestes, civilistes.
Tous ses collègues avaient pour ses qualités d'esprit
et de cœur la plus haute estinle; son commerce affectueux et aimable leur avait inspiré à tous les sentiments
d'une sincère alllitié. Nous reproduisons, pour en témoigner, les discours émus qui ont été prononcés sur sa
tombe si brutalenlent ouverte, et nous prions sa veuve
et sa fille de voir dans cette publication l'hommage de
la reconnaissance de J'Université d 'Aix-Marseille pour
les services rendus par Paul Lacoste et le témoignage
de ~ympathique affection et de sincère amitié de tous
ses collègues de la Faculté de Droit d'Aix.
LA RÉDACTION.
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A LA ZlIEMOtRE nE M. PAUL LACOSTE
DISCOURS DE M. BELIN
Recteur de l'Académie
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Il appartient à M. le doyen Bry de nous dire, avec l'autorité
attachée à ses fonctions, ce qu'a été le savant jurisconsulte, le
professeur éminent, que nous venons de conduire à sa demeure
suprême; mais nous, qui l'avons vu à ses derniers jours, devant
sa tombe si brusquement ouverte, quand la mort a, tout d'un
coup, brisé une vie dont le terme nous semblait si éloigné, nous
ne pouvons que verser des larmes. Que notre destinée est
précaire, et que l'avenir est pour nous toujours incertain et
voilé! Il Y a huit jours à peine, je lui serrais cordialelnent la
main; et, le sourire aux lè"res, nous parlions tous deux de
l'heurc prochaine où, sans crain te, il reprendrait ses travaux un
instant interrompus; et voici que soudain se dresse à son
chevet la grande Endormeuse, qui, d'un geste, l'emporte dans
la région de l'éternel somn1eil. Que pourrions-nous dire aujourd'hui à cette épouse abîmée dans sa douleur, écrasée sous le poids
de l'irréparable, et qui voudrait croire qu'il n'est point par Li
sans retour, celui qui faisait, hier encore, tout son orgueil et
foute sa joie; et à cette enfant, qui, dans sa naïveté, s'imagine
que son père chéri va bientôt revenir du grand voyage, et qui
Souvent l'appellera dans ses rêves?
En présence d'une catastrophe dOlnesLique qui jette ainsi
l'épouvante; quand le collègue, qui disparaît avant l'heure, nous
donnait chaque jour et sans ostentation, l'exemple de la générosité, du désintéressement, de l'oubli de soi pour les autres; et
qu'en retour il voyait venir ~l lui, au juste orgueil des siens, la
profonde et affectueuse estinlc de tous ceux qui l'approchaient,
toute parole hUlnaine est impuissante et ne saurait apporter de
consolation; ceux qui survivent génlissent et se courbent sans
�A LA l\IÉ~10IRE DE M. PAUL LACQSTE
111
demander à comprendre. Mais la Inort ne surprend JJoint celui
qui croit et espère; et notre ami avait l'àme assez haute et assez
chrétienne pour envisager sans effroi le vide et le néant de la
condition de l'homme. Pleurons-le pourtant: car, pour les siens,
pour lui, pour nous, il s'en est allé trop tôt; et, en même tenlps,
souhaitons de mourir, comIne lui, presque debout, et de laisser
autour de nous, au jour de l'inévitable séparation, d'aussi
sincères et d'aussi unanimes regrets.
Ami, Adieu.
DISCOURS DE M. BRY
Doyen de la Faculté de Droit
MESSIEURS,
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C'est sous le coup d'une émotion profonde que je prends la
parole deyant ce cercueil. Rien ne pouvait faire prévoir la mort
soudaine et prématurée de l'ami que nous pleurons, la perte
cruelle que l'Uniycrsilé vient de faire dans la personne de l'un
de ses maîtres les plus distingués .
Ma tristesse s'accroît, en songeant à celle que vont éprouver
nos collègues, dispersés à l'époque des vacances, en apprenant
l'affreuse nouvelle. Elle devient plus profonde encore, à la
pensée de l'épouse qui pleure dans la Inaison en deuil, de
l'enfant, sa joie et son espoir, consolation douce et souriante
après les fatigues d'enseignements et de travaux, que son
dévouement à la science ne lui permettait pas de compter et de
restreindre.
Le souvenir des années qu'il a passées au milieu de nous dans
celle Faculté de Droit d'Aix, il laquelle tant de liens le rattachaient, se présente à mon esprit sous un jour, que la douleur
111 'empêchera de mettre en pleine lumière. Il In'aurait fallu plus
de temps et surtout moins de trouble dans la pensée pour
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A LA MÉMOIRE DE M. PAUL LACOSTE
retracer, en des traits fidèles et complets, cette vie si bien
remplie et que la mort inexorable achève avant l'heure.
Paul Lacoste avait fait de brillantes études secondaires. Il en
retrouva la force et le chanl1e, lorsqu'il voulut songer à l'agrégation des Facultés de Droit. Il put se révéler aussitôt comme
l'un des maîtres de la parole, ajoutant à la profondeur du juge111ent, à la maturité de l'esprit, cette finesse de langage, celte
pureté de diction qui devaient conquérir tous les suffrages. Il
obtenait, en effet, le premier rang sur les soixante candidats qui
affrontaient, la 111ême année que ·lui, les épreu ves d LI concours.
C'était en 1885.
Il a tenu, depuis lors, les promesses qu'avait fait concevoir
son premier triomphe. Il enseigne tout d'abord le Droit romain
à l'Ecole d'Alger, et veut, après son départ, lui laisser quelque
chose de lui-même, en collaborant, chaque année, à la Revlle
Algérienne.
Il vient à Aix en 1887, et ses nouveaux collègues ne tardent
pas à lui donner toute l'estime que 111éritaient sa science et son
caractère.
Sa science! elle était vaste et profonde. On allait à lui comme
à un guide éclairé, n'ignorant aucune des difficultés de la
doctrine et des solutions qu'elle impose, habitué, par la réflexion
et la curiosité des recherches, à découvrir tous les chemins
tracés par la jurisprudence dans le domaine immense des interprétations juridiques. Ses collègues aimaient à lui soumettre
leurs doutes, les élèves trouvaient en lui un conseiller toujours
prêt à les accueillir avec bienveillance, et nul de ceux qui
l'avaient, un jour, consulté ou entendu, ne pouvait oublier
l'autorité de sa direction et la persuasion de son enseignelllent.
Il occupait l'une des chaires de Droit civil et ajoutalt à son
cours magistral celui de législation et de science financières. Il
enseigna, pendant quelques années, la législation coloniale, et
Blême le Droit musulman, à l'époque où notre Faculté possédait
encore une llonlbreuse colonie d'Egyptiens. Il avait ainsi parcouru, dans ses trop courtes années de vie juridique, line partie
de la Législation civile; du Droit public et de l'Economie poli-
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tique. Il n'avai~ pas jeté un simple coup d'œil rapid~ et superficiel sur ce vaste donlaine, mais il y était chaque fois entré, avec
la volonté de le bien connaître, afin d'enrichir le "patrimoine
scientifique de notre Université de son érudition consciencieuse
et éclairée.
Il donnait, tous les ans, au grand recueil de Sirey, des notes
approfondies, qui ajoulaient de la valeur à l'arrêt, dont il appréciait les décisions. C'est qu'il avait, au plus haut degré, toutes les
qualités qui font le juriste: un sens droit, l'mnour de la vérité et
de la justice, et cette pénétration des idées utiles et fécondes qui
ne dédaignent ni "les traditions du passé, ni les espoirs et les
impérieux besoins de l'avenir. Il ne nléconnaissait aucune des
influences qui modifient, suivant le milieu et les nécessités
sociales, les institutions et les lois. Mais il avait le respect des
principes qui sont la base des sociétés, et donnent aux individus
les garanties les plus précieuses.
Est-ce pour obéir à cette pensée qu'il publiait, il y a quelques
années, un ouvrage remarquable sur l'autorité de la chose jugée,
dont il faisait paraître, récenlment encore, une deuxieme édition.
Le succès de ce livre est le plus éloquent témoignage en faveur
de son mérite. Il restera comme une des preuves les plus convaincantes du talent de son auteur.
Son caractère! Il était la loyauté et]a dignité mêmes, cachant,
sous les apparences d'une simple et charmante bonl~omie, la
fermeté d'un esprit toujours maître de lui, dédaigneux des
compromissions, voyant clairenlent le devoir, sachant le dire et
sachant le faire. Et je sais qu'on ne venait pas s"e ulement
s'adresser au savant pour "le consulter, mais qu'on venait
demander à l'homme, au sens juste et droit, une inspiration, à
certains moments où l'esp.rit déconcerté hésite sur une ligne de
conduite, sur un parti à prendre.
Tout le monde connaissait la profondeur de sa science, la
sûreté de son jugement, la place qu'il occupait dans notre
Faculté. Il n'yen eut qu'un seul qui voulut l'ignorer toujours,
ce fut lui-nlême. Sa modestie était égale à son talent, et, s'il
ambitionnait un rôle au miliEu de nous, c'était celui d'être tou-
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jours le premier à se dévouer pour l'intérêt général, pour un service à rendre, pour une charge à remplir.
Il esL 1111 sentiment dont il a pu dès lors percevoir toutes les
délicatesses et l'exquise douceur: c'est l'affection profonde, c'est
la sympathie qu'il avait su conquérir parmi ses collègues et
toutes les personnes qui, dans celte ville, entretenaient avec lu i
les relations les plus sûres et les plus cordiales. Sa bonté lui
gagnait tous les cœurs, et l'on savait que, de lui çomme de ceux
qui l'entouraient et dont il inspirait les pensées, ne viendrait
jan1ais une appréciation malveillante.
J'ai goûté plus que tout autre, peut-être, les effets de cette bon té
qui console et soutient, de cet esprit qui grandit et élève, et je
comprends toute la tristesse que la disparition d'un tel homme
de bien doit causer, en sentant le brisement que j'éprotlve
devant ce cercueil.
C'est un adieu suprême qu'il faut lui faire au nom de ses collègues, de ses amis, de l'Université tout entière.
1\i-je le droit de le lui adresser encore au nom q.'une famille qui
jouit à Aix de la vénération de tous? Ai-je le droit de n11Ulll1uer
sur sa tombe un mot d'amour au non1 de celle qu'il avait choisie
pour con1pagne, et de ce petit ange, son orgueil et sa joie, qu'il
invoqua dans un dernier souffle COlllme pour retenir la vie, qu'il
aurait voulu voir gl andir à ses côtés pour charmer sa vieillesse?
Il en parlait si souvent, dans toute l'effusion de son cœur, que je
veux m'en souvenir devant SOB cercueil et lui redire l'adieu qui
le suit de l~ maison solitaire jusqu'à sa dernière demeure.
Adieu donc, cher Collègue et Ami, ou plutôt au revoir! Ce mot
de suprêüle espérance est le seul qui puisse consoler notre
douleur et adoucir l'amertume de nos regrets.
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J\1É~IOIRE p~ M. PAUL Li\C()ST~
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DISCOURS DE ·M. CAISSON
Étudiant en Droit, au nom de (( l'Association des Étudiants )
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Au nom de tous les étudiants, de ses élè"es anciens et jeunes~
de tous ceux qui ont eu ù apprécier la valeur de son enseignement, j'ai tenu à apporter à M. I~acoste, au vénéré professeur
qui disparaît, un témoignage de sympathie profonde. Je n'e!l sais
pas de plus modeste, mais pas de plus sincère.
La faucheuse inexorable a, celte année, frappé sans pitié la
Faculté et l'Association. Après avoir accom pagné à leur dernière
demeure deux de nos regreLtés camarades, ne voilà··t-il pas que
nous avons aujourd'hui le pénible devoir d'y conduire un de nos
plus estimés professeurs. Cette mort prématurée nous atlriste
profondément, et si la Faculté perd un maître éminent, les étudiants perdent plus encore.
M. Lacoste n'était pas seulement un professenr distingùé, un
jurisconsulte de talent) nIais aussi un ami pour ses élèves, pour
les étudianls à qui il témoigna toujours une très grande soli icitude. A tous, il réservait un accueil plein d'une affectueuse tendresse et, dès les premiers Illots, on oubliait le maître pour ne
plus voir en lui qu'un ami plus âgé. D'un caractère bon et affable,
il suffisaiL de le connaître pour l'aimer.
C'est avec plaisir qu'il acceptait quelquefois de présider les
réunions de la conférence Portalis, éclairan t de sages conseils,
encourageant de ses avis ceux qui faisaient leurs prenliers
essais dans l'art~de bien dire.
Aussi, si notre drapeau n'est pas cravaté de crêpe, parce que,
jllSqll'Ü la dernière minute, nons ne savions pas s'il nous serait
possible de l'ayoi!', pour accompagner une dernière fois le maUre
que nous vénérions, croyez hien que le deuil est dans nos
cœlll'S,
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Hélas! M. Lacoste n'est plus. Il s'en va, emportant l'estime de
tous et ne laissant derrière lui que d'unanimes regl~ets. Je sais
que tous les étudiants partageront notre émotion douloureuse
en apprenant la fin du professeur aimé, je sais qu'ils auraient
tous pris part à ce triste cortège, si la n10rt avait attendu, pour
frapper, que nous fussions à nouveau réunis autour de ce maître
aimé. Nos camarades sont absents, mais je veux réunir toutes
leurs sympathies et en apporter l"hommage à l'homme' de bien
qui disparaît.
Je le fais avec une émotion de profonde tristesse, et, à ce noble
cœur, à ce. maître que nous pleurons aujourd'hui et qui nous
témoigna une si vive affection, j'adresse un dtrnier et suprême
adieu.
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A LA MÉMOIRE DE M. PAUL LACOSTE
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�DANS LES ANCIENNES COUTUMES GERMANIQUES(1)
PAR
Robert
CAILLEMER
Chacun sait la place considérable qu'occupe, dans nos relations
quotidiennes, le droit familial. NOlnbreuses sont les questions
qui se rattachent au droit de la famille: -conditions et formes du
mariage, réginle des biens entre époux, situation des enfants,
organisation de la parenté, régime successoral, liberté ou défense
de disposer de ses biens au détriment de ses héritiers. La solution
de ces problèmes variés dépend de la conception que l'on se fait
de la famille. Une large part de la vie des peuples nlodernes est
faite de la vie fanliliale. Et, lorsque l'on examine les caractères
de cette famille moderne, on peut être tenté de remonter vers I.e
passé, de rechercher ce que ' furent, autrefois, les organisations.
(1) Conférence faite à l'Université populaire d'Aix-en-Provence, le 31 janvier
1906; Cette conférence, destinée au grand public, ne comportait ni un exposé
détaillé des sources, ni un examen des très nombreuses controverses que soulèvent les points traités. Il nous suffit de renvoyer, une fois pour toutes, aux
travaux allemands de MM. Brunncr, Heusler (Institutionen des deutschen Privairechfs, II), von Amira, Sohm (Das Recht der Eheschliessllng, 1875), Schroeder
(Gescllichte des ellelichen Giiterrechts in Deuischland, 1863), Weinhold (Delltsclle
Fral/cn, 2e éd, 1882), Dargun (MuftereI!t und Rallbehe, 1883), Ficker (Untersucllllngen zur ErbCllfolge der os!germaniscllen Rechte, 1891 et s.) ; et aux trayaux
français de MM. Meynial (Nol/v. Rev . Rist. de Droit, XXII, 1898, p. 165 et s.) ;
Lefebvre (Leçons d'inirodudion générale à l'histoire du droit matrimonial
français, 1900,' , Brissaud ,Manllel d'histoire du droit français, p. 419, 1005,
1640) .
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118
ROBERT CAILLEMER
fanliliales, de scruter l'antiquité des bases sur lesqu~Jles repose
notre famille moderne. Pour elle, comme pour toutes les institutions sur lesquelles nous vivons, une étude historique doit être
la base de toute étude critique. Elle permettra de juger, à leur
juste valeur, la solidité et la permanence - ou au contraire la
raison d'être temporaire et la relativité - des idées et des constructions juridiques du temps présent.
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Pendant longtemps, l'on a regardé, comme formant le point de
départ de l'histoire de la famille, la fornle familiale connue sous
le nom de patriarcat, que l'on trouve, avec une netteté particulière, dans le droit de la République romaine. La famille est
groupée tout entière sous l'a\llorité du chef, du paterfamilias.
Représentant du culte des ancêtres, le père de famille exerce une
haute magistrature domestique. Choses et gens sont sous "sa
manHS, sous sa nlain: objets nlobiliers ou fonds de terre, esclaves,
enfants et petits enfants. La fen1ll1e Inariée est, elle aussi, sous
cette puissance. La femme qui se nlarie quitte définitivement
sa famille originaire et le foyer de ses pères. Elle entre dan~
la famille de son Inari; vis-à-vis de lui, elle sera con1lne
une fille, loco fili~; elle quittera ses dieux domestiques pour
prendre ceux de son époux; elle lui sera docile et fidèle, soumise
à sa puissance comIne tous les autres membres de la famille .
Dans ce système, aucun lien n'attache l'enfant à la famille de sa
mère. L'enfant n'a d'autres parents que les parents de son pè~e .
La parenté sera organisée sur un type purement agnatique, c'està-dire que la famille ne comprendra que des parents par les
mâles.
Telle aurait été la famille antique; et une longue série d'attén~lati9ns - on a même dit: une lente décadence - aurait conduit
à la famille moderne, par une élllancipation progressiye des
IndiYidus, par un affaiblissement continu de la puissance du pè~'~
de famille: évolution simple, faisant apparaître peu à peu l~
droit des femnles, diminuant la force du lien conjugal et de
l'~utorité maritale, laissant subsister entre la femme l.11ariée et
sa famille_d'origine des liens de plus en plus nombreux, aboutissant à la constitution d'"une double parenté à la fois agnatiqut;!
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et cognatique, d'une famille comprenant à la fois les parents par
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les l1làles et les parents par les fenllues.
Fustel de Coulanges, qui, à tant de points de vue, a rendu de
si grands services à la science his.t orique, fut, en France, l'un
des derniers représentants de ces conceptions. Dans sa Cité
ahtique, en des pages incOIllparables qui, quels que soient les
progrès de nos connaissances, resteront un chef-d'œuvre, il a
fait le tableau de cette société patriarcale primitive, de cette
famille groupée sous l'autorité du pater, réunie dans le culte des
ancêtres. Or, au nlOIuent lnême où il composait son ouvrage, le
caractère primitif de cette famille patriarcale était contesté et
attaqué de toutes parts. Les uns, suivant la voie ouverte par
Bachofen vers 1860, cherchaient à retrouvel~, nlême dans l'antiquité classique, des traces d'une conception des rapports entre
les sexes et des liens de parenté très différente de la conception
patriarcale; ils opposaient, aux règles juridiques indiquées par
les jurisconsultes de la ROIue classique, les coutulues tout autres
qui se reflétaient dans les traditioas et les vieilles légendes des
Indo-Européens. D'autres, de plus en plus nombreux, trouvant
trop étroite la voie ·ainsi ouverte, étudiaient le droit des peuples
restés en arrière dans le développenlent de lacivilisalion, le droit
des Indiens, le droit des Australiens, le droit des nègres africains .
Ces recherches, faites tout d'abord par des voyageurs ou des
explorateurs sans connaissances sociologiques suffisantes, devenaient peu à peu plus luéthodiques et plus précises. Et, de tout
cet ensemble de fails observés, se dégageait une conclusion de
jour en jour plus nette: à savoir que la fornle patriarcale de la
famille ne saurait être considérée COIume la première formé de la
fanülle ; qu'elle ne peut être que le produit d'un développement
séculaire, le résultat d'une longue évolution.
Nous ne voulons pas, pour l'instant, nous occuper du droit des
naturels de l'Australie ou de l'Amérique; et nous prendrons,
comme objet- de nos observations, des coutumes beaucoup plus
pradIes de notre droit moderne; des coutumes qui sont largenlent entrées dans la formation du droit de l'Europe occidentale:
les coutunles germaniques. Elles 11lériteüt une attention spéciale
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ROBERT CAILLEMEit
au point de vue de l'histoire de la fal11ille ; car elles nous présentent un état juridique autre que le patriarcat; car elles nous
pernlettent de suivre les développel11ents du patriarcat; car enfin
une évolution continue a conduit, de ces coutumes, à notre droit
nloderne.
De plus, nous les connaissons assez bien. Car, à peine entrés
sur le sol de l'Empire rOlllain, au lendemain l11ênle des invasions,
les Germains ont constaté, dans des recueils de Leges, leurs coutumes. Et les renseignements positifs, parfois un peu maigres,
que nous donnent ces lois, peuvent être contrôlés et complétés
par les indications des auteurs latins qui ont visité la Germanie
ou fréquenté des Germains, César ou Tacite, et surtout à l'aide
des plus vieux nlonuments de la littérature germanique, à l'aide
des légendes des dieux et des héros de la Germanie. COllllUe les
Grecs, les Gernlains ont créé à leur propre image les héros et les
dieux; ils leur ont prêté leurs nlœurs et leur droit.
L'une de ces légendes nous retiendra surtout: c'est la légende
de Sigurd. Elle est née, vraisemblablement, en Allemagne chez
les Francs des bords du Rhin, dans les premiers siècles de notre
ère. Elle est, au nloins dans plusieurs de ses parties, contemporaine des grandes invasions, car nous y verrons figurer le roi des
Huns, Attila (1). Elle peut donc nous retracer le tableau de ce
qu'était la famille germanique vers le v e siècle; et, comme on ya
le voir, cette famille est très lQin du type patriarcal.
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Dans la société patriarcale, la base de toute organisation familiale est le nlariage, acte solennel, religieux ou civil, qui fait
(1) La Saga des Nibelungen nous est parvenue sous plusieurs formes. V. les
indications à cet égard et la bibliographie données par B. Symons, Helden sage, dans le Gnzndriss der germanischen Philologie de Hermann Paul, 2" éd. ,
III, p. 651 et s. Nous nous servirons principalement, non pas de la forme
allemande, plus récente, de la légende, mai s de la forme scandinave, plus
archaïque, que l'on trouve dans l'Edda, et aussi des chants populaires des
îles Féroé. Cf. Pineau, Les vieux chanis populaires scandinaves, Paris, 1901.
La Volsungasaga, œuvre en prose de la seconde moitié du xm e siècle, nous
donne un récit qui rappelle celui des Eddas , ct qui permet de le compléter.
Paul, 1. C. , p . 633.
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passer la femme dans la puissance du Inari, qui en fait une sorte
de fille de son mari; elle est loco filiée, disent les jurisconsultes
romains.
Au contraire, dans la légende de Sigurd, soit dans les Eddas,
soit dans les plus anciens chants scandinaves, le mariage ne se
distingue pas des autres unions entre homme et fenIme. L'union
des sexes nous apparaît con1lne un état de fait, produisant
toujours les InênIes conséquences. On peut appeler celte union
un nIariage, Iuais ce nIariage résulte de la cohabitation, il naît
avec elle et disparaît avec elle. C'est l'union des sexes, seule, que
la coutume prend en considération.
Sans doute, on peut faire précéder de fêtes et de solennités
cette union; et la légende eddique raconte à ce propos une histoire burlesque, celle du pantagruélique festin offert par un fiancé
à la personne qu'il croit être sa fiancée, au gigantesque dieu
Thor, revêtu d'un grotesque déguisenIent féminin et dont
l'appétit yorace effraie tous les assistants (1). Sans doute aussi,
le lendeluain de la première nuit de noces, il est d'usage que
l'honlnle remette à sa compagne des cadeaux, une donation du
Iuatin (morgengabe), des anneaux d'or (2). Mais ce sont là des
traits accidentels, et non essentiels. L'un ou l'autre peuvent
Inanquer: l'union n'en existera ni plus ni moins, et aura toujours
, le même caractère juridique.
Il en est ainsi, par exemple, dans l'histoire de Sigurd, sous la
forme très archaïque que nous fournit une chanson des îles
Féroé, le Sjurdar Kyœdi, édité à Copenhague, en 1851, par
M. Halumershaimb, et dont E. de Laveleye a publié, en 1866,
une traduction françâise (3).
Sigurd, depuis qu'il a Inangé le cœur du dragon, comprend le
langage des oiseaux; et il apprend par eux l'existence d'une
(1) Pineau , loc. cil ., p . ïû et suiv.
morgengabe que, sous le h-offi de dos, Tacite nous
décrit. V. en ce sens Schrôder, LehrbuclI der deulsclIen Rechlsgeschichte,
3e éd., Il 69.
(3) Pineau, loc. cil., p . 185 et süiv . ; E . de Laveley ~ , La Saga des Nibelungen
dans les Eddas , 1866, p . 349 et sui".
(2) Peut-être est-ce cet ' e
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RonERt CAILLt~IEH
jeune fille 111eryeilleusement belle, Brynhild, la· fille du roi
Budle. Brynhild, après avoir repoussé nlaints prétendants, s'est
retirée sur le Hildarhôy, dans une marche déserle du royaume
de son père. Elle y repose, revêtue de son armure, endormie sur
un fauteüil d'or, entourée de flammes. Seul, celui qui frmichira
le cercle de feu pouiTa l'épouser;
Sigùrd arriye, luonté sur son cheval Grane, et il passe au
mlIièu des flanllues.
« Sigurd en hâte se dirige vers ]a salle où personne avant lui
n'avait pu veilir; avec son épée il ouvre la porte. - Ayec son épée
il brise les verrous, il aperçoit la tant gracieuse fenllne couchée
en son armure. - Le vaillant Sigurd entre dans la salle; tout
autour de lui il regarde; il aperçoit la tant gracieuse femme,
seule sur soillit couchée. - Il aperçoit la tant gracieuse femme
qui dort en son armure; il brandit son épée tranchante; en deux
il fend ]a cuirasse.~ Se réveille Brynhild, la fille de Budle ; tout
autour d'elle elle regarde: Qui donc est le héros valeureux qui
lu'a fendu ma cuirassé? - NOnll11e-moi Sigurd, fils de
Sigmund; ce fut la reine Hjôrdis qui me mit au monde. - Je
suis venu des pays étrangers, ici près de toi. Je 111'appelle
Sigurd, fils de Sigmund, ô ma hien-aimée. »
Tout acte juridique est inutile; le consentement des parents
de Brynhild n'est pas nécessaire. En dehors de l'union de sexes,
nous ne relevons ici qu'un trait à 110ter : la double morgengabe :
« Il s'unit d'amour avec l'exquise fei1ll11e; et fut Asla, fille de
Sigurd, conçue à cette heure .. - Doucelnenl il passa ses bras
autour du cou de Brynhild: Je te le jure par ma foi, il n'est
de fausseté en mon cœur. - Douze anne;ux d'or il lui nlÎt sur
les genoux: Voilà pour notre pren1Ïère union d'amour. Douze anneaux d'oi" il nlit sur les genoux de la dame; et puis il
lui donna aussi le précieux anneau de reine. - Douze bracelets
d'or il lui mit aux bras : Voilà pour notre deuxième union
d'amour'. - C'était Sigurd, fils de Sigmund; les richesses ne
lui manquaient point; il entrelaça dans les chey eux de Brynhild
trois anneaux d'or » (1).
(1) Pineau , p. 202-204.
�123
LA FAMILLE
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Ainsi, voilà une union régulière qui naît du seul fait de la
cohabitation; elle se brisera quand la cohabitation cessera.
Après sept mois passés sur le Hildarhôy, Sigurd quitte
13rynhild, et se met en quête de nouvelles aventures. Il tombe
dans les pièges que lui tendent Gjuke et sa femme, qui veulent
que Sigurd devienne l'époux de leur fille Gudrun. Chez ' Gjuke,
Sigurd boit un breuvage d'oubli; il ne se souvient plus des
serments fails à Brynhild ; il devient l'époux de Gudrun; il boit
ayec elle dans la même coupe nuptiale (1).
Une nouvelle union s'est formée ainsi, aussi régulière que
l'union d'autrefois entre Sigurd et Brynhild. Et cette pren1Îère
union est rompue, si bien rompue que Brynhild, tout en déplorant l'acte de Sigurd, se considère comnle libre, et pron1et à
Gunnarr de l'épouser, s'il arrive à tuer Sigurd. Vainement Sigurd,
auquel la mémoire est revenue et qui est tout honleux de son
oubli, veut-il renouer avec Brynhild les anciens liens. Elle le
repousse.
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« Sigurd, au milieu du hall est debout, son bouclier d'or à la
main; la jeune Brynhild, la fille de Budle, de lui détourne les
yeux ..- Alors Sigurd prend la parole, le héros brillant: Quand
je serai de retour du bois, oui, je t'épouserai! - Lui répond
Brynhild (elle avait la langue prompte): Moi, je n'ainle pas
deux rois à la fois dans le même hall! - Répond Brynhild, la
fille de 13udle, le cœur lourd de soucis: Écoute, Sigurd HIs de
Sigmund, non, tu ne nl'épouseras pas! ))
La première union est rompue, et il faudrait une nouyelle
cohabitation pour la faire revi vre. Cela est très notable, car,
quand les Germains en seront venus au patriarcat, nous trou'"
ver0l1S tout autre chose; l'infidélité du mari ne rompra plus
l'union matrimoniale; celle-ci existera en dehors du fait de la
cohabitation, et ne cessera que par l'effet d'une répudiation.
Un tel régime est très loin, sans doute, de la promiscuité
absolue, et cela grâce aux nlœurs, qui sont relativement pures.
Mais, en droit, nous n'en sonllnes pas très loin. Il n'y a i?as,
(1) Pil1eau, p. 206.
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ROBEÜ:r CAl LLEl\IER
dans cette société, de différence entre mariage, concubinai oU
union libre. Toute union des sexes, durable ou pàssagère, offre
les mêmes caractères et produit les mêmes effets. Peut-être
luêllle quelques races gernlaniques ont-elles vécu sous un régime
de pronliscuité complète. On pourrait le croire, à lire la description que César nous donne des nlŒ1US des Suèves. Il nous
rapporte que, chaque année, dans chaque pagus, une portion de
la population 111âle part pour la guerre, tandis que les autres
deilleurent dans ie pagus, avec les femmes. L'année suivante,
ceux qui reviennent d'expédition restent au pays, et ceux qui
étaient restés au pays partent à leur tour pour la guerre. Un
tel régime ne paraît guère conciliable avec la fixité des relations
sexuelles (1 ).
Assurément, la société que nous décrivent les Eddas et les
chants scandinaves est très loin de la prOllliscuité. Cependant
elle en est éloignée en fait plutôt qu'en droit; elle en est
éloignée, parce que les 111ŒlUS et les sentiments populaires
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(1) César, De bello gallico , IV, 1. - On peut même se demander si, dans des
temps reculés, les Germains n 'ont pas pratiqué des unions de frère à sœur,
caractéristiques d'nne promiscuité endogame. Les chants eddiques rapportent
l'histoire d'une guerre entre les Vanes et les Ases. Les Ases sont groupés
autour d'Odin; les Vanes sont sans doutes des divinités plus anciennes. Or
les Vanes pratiquent les unions endogames: Njôrdr a eu un enfant de sa
sœur. Mais on peut penser que les Vanes sQnt d 'origine, non pas germanique,
mais prégermanique ; qu'ils correspondent à de vieilles populations (celtiques
peut-être), chassées ou subjugées par les Germains. Pineau, l. cil., p. 86-90.
- On sait aussi quelles discussions soulève la question de la promiscuité. Il
y a des auteurs (i\Iorgan p. ex. ) qui voient dans cette promiscuité complète
la première foi-me de vie des sociétés humaines. D'autres, comme M. Durkheim , croient au contraire que la première humanité a été exogame, prohibant toute unioll entre membres d'un même groupe. Entre tous les traits
que nous relevons dans la société germanique antérieure aux invasions, un
seul est anciena: c'est la fragilité du lien conjugal et la persistance des liens
qui attachent la femme à sa famille originaire. La promiscuité endogame, que
l'on rencontre çà et là, est chose relativement récente; elle est le résultat de
l'affaiblissement des anciens groupes, et de la constitution de castes qui tienllent à conserver leur sang pur de tout alliage. Précisément, dans la Volsungasaga, Siofjotli est le fils d'une union entre frère et sœur, entre Sigmund et
Signy, et il représente ainsi, très pur, le sang des \Velsungen. V. R. Koegel ,
Gescllichte der deulschen Liiieral1lr, l , 2, p. 2U2. Les autres unions dont
parle la Saga des Nibelungen (union de Sigurd avec Brynhild et avec Gudrun,
de Gudrun avec Atli) sont nettement exogames.
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sont fayorab1es à une certaine stabilité des relations sexuelles.
Mais il peut arri ver que cetle stabilité manque, dans des cas
exceptionnels. Par exemple, dans le chant populaire des
îles Feroé que nous citions plus haut, l'on relève un trait de
mœurs que l'on a signalé chez certaines populations indiennes,
chez les Natchez. Quand un guerrier doit mourir, on lui donne,
en guise de compagne de la dernière nuit qu'il doit passer en ce
monde, une vierge. Quand Hogne, le frère de Gudrun, attiré
par elle dans un guet-apens, succombe d'épuisement après le
long combat qu'il vient de soutenir contre les Huns d'Artala, il
demande la fille d'un iarl :
« Je n'ai pas de blessures; ce n'est point une grâce que je
yeux te demander. Prête-moi la fi]]e d'un iarl, cette nuit, pour
coucher .dans nles bras.
« Répondit Gudrun, sa sœur, en le raillant: Qu'on lui donne
la fille du porcher, cette nuit, pour coucher dans ses hras ».
Mais Artala, plus généreux, lui donne une fille de iarl, Helvik.
Une telle union, rlestinée à ne durer que quelques heures, est
aussi régulière que les autres. L'enfant qui naîtra aura, vis-à-vis
de son père, une situation juridique aussi forte que tout autre
enfant né d'une union durable. A l'aurore, Hogne donne ft
Helvik une morgengabe, de l'or et des anneaux rouges. « Le
hlatin, de bonne heure, le soleil rougissait la colline. Se leva la
fille du iarl, mais Hogne décéda (1) )).
Dans une telle organisation de l'union des sexes, l'on ne saurai t
-voir intervenir l'un des traits les plus nets de la fan1Ïlle patriarcale: le passage de la femnlc dans la maison et dans la famille
de son mari. Il peut arriver, sans doute, que la femme quitte ses
parents et suive l'hoil1me auquel elle se dol1ne. Mais il se peut
aussi qu'elle reste dans sa fai11Ïlle, dans les lieux oil elle a été
élevée, et que, dans ces unions, ce soit l'hohlme qüi change de
résideilce. C'est ce qui se produit pour la double union de
Sigurd. Il est venu trouver Brynhild sur le Hildarh6y, et, tant
qu'a duré leur union, Sigurd et Brynhild ont habité le Hildarhôy~
(1) Pineau, p. :l25.
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HOBERT CAILLÈi\IEH.
Puis Sigurd abandonne Brynhild, va delneurer chez Giuki, et
s'unit à Gudrun, la fille de Giuki. C'est dans la Inalson de Giuki
qu'il résidera désonnais, et c'est là que se feront ses funérailles.
Gunnarr, poussé par Brynhild, et désireux de la posséder, a tué
Sigurd par trahison, dans la forêt. Les n1eurtriers ramènent le
corps de Sigurd dans la n1aison de Giuki, et, tout ensanglanté,
Sigurd repose une fois encore, dormant de son dernier sommeil,
auprès de sa compagne:
« Ils prirent le corps du jeune Sigurd; ils l'emportèrent à la
nlaison sur son bouclier ... Ils le déposèrent dans les bras de
Gudrun. L'épousée ne se réyeilla que quand le lit fut tout plein
de sang " Gudrun sur son séant se lnet ; elle essuie ses
blessures; elle baise sa bouche ensanglantée; de ses bras elle
entoure la tête de Sigurd (1) ».
Ainsi la femme ne quiLte pas sa famille, et ne passe point dans
la fan1ille de son Inari. Une fois l'union dissoute, elle demeure
dans sa famille originaire. Brynhild, abandonnée de Sigurd,
reste sur le Hildarhôy, où elle meurt de douleur. Gudrun, après
la n10rt de Sigurd, n'a aucune relation avec les parents de
Sigurd; elle vit au lnilieu de ses parents, de ses frères, qui peu
à peu la consolent. Ainsi la yeuye trouve des tuteurs dans sa
famille naturelle, et non pas, comme dans les sociétés à forme
patriarcale, dans la famille de son Inari.
Il Y a d'ailleurs une pierre de touche de l'organisation falni- '
liale : c'est le droit qui règle la vengeance du n1eurtre. Dans la
société, telle que nous la dépeint la légende de Sigurd, telle
aussi que nous la trouvons dans les Leges les plus archaïques,
COlnme la loi salique, l'État, la puissance publique exercée dans
l'intérêt de tous, occupent encore peu de place; l'État n'est pas
encore assez développé pour s'occuper des affaires qui naissent
entre particuliers; c'est aux individus, ou aux groupes sociaux
inférieurs, de s'arranger entre eux. Quand un lneurtre a été
commis, on ne considère pas alors, commg nous le faisons
(1) Pineau, p. 212. Selon d'autres formes de la légende, Sigurd est tué dans
le lit nuptial même.
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aujourd'hui, que ce meurtre soit un fait intéressant. la collectivité et susceptible de donner ouverture à une action des agents
de l'autorité publique. La vengeance du meurtre est affaire des
indiyidus et des familles; et un meurtre sera dès lors le signal
d'une guerre entre deux familles, celle de l'offenseur et celle
de la victime.
Or, à ce point de vue, nous trouvons, dans la vieille légende
eddique, la confirmation du trait que nous ayons essayé de
dégager: la persistance des liens qui attachent la femme, luême
quand elle a contracté avec un homllle une union régulière et
durable, à sa familIe d'origine. Le lien le plus fort, le plus sacré,
pour elle, est le lien qui l'unit à ses propres parents, à ses
frères. Ce lien-là est un lien primordial et stable, et qui ne peut
se briser, tandis que le lien qui unit la fenllne à son époux est
encore frêle et secondaire.
Dans les Nibelungen et dans les chants populaires des îles
Féroé, la légende de Sigurd a subi sur ce point des déforma-:
tions. Après la mort de Sigurd, tué par ses beaux-frères, son
épouse (Gudrun ou KriemhiIt) cherche avant tout à le Yenger;
c'est dans ce but de vengeance qu'elle épouse Attila (Artala ou
Etzel) et qu'elle fait tomber ses frères dans une elllbuscade où
ils succombent (1). Sous cette forme, la légende révèle un état
de droit relativement jeune, où le lien conjugal a fini par l'enlporter sur les liens qui unissent la femme à sa famille d'origine.
Au contraire, dans les Eddas et dans la Volsungasaga, nous
retrouvons le lien familial dans toute sa pureté et sa force
anciennes (2).
A près la mort de Sigurd, Gudrun, qui a longtelllps pleuré son
époux, finit par épouser Atli (Attila), le frère de son ancienne
rivale Brynhild (3). Atli songe à ,'enger sa sœur. Celle-ci n'a
(1) Pineau, p. 217 et S., 235 et s .
(2) V., dans notre sens, déjà Layeleye, La saga des l\ïbelllllgen dans les
Eddas, ]866, p. 137 et s.; Pineau, l. c. On est d'accord pour considérer, sur ce
point, le récit eddique comme le récit originaire: Cf. Paul , GnllldJ'Ïss" 2c éd.,
1Il, p . 658 et s. ; 664 et s .
(3) Il est probable que nous sommes ici en présence d'une ~aga nouyelle
originairement distincte de la Saga de Sigurd , et qui a, comme fondement his-
�128
ROBERT
CAILLE~IER
pas voulu survivre à la nou ,'elle du meurtre de Sigurd par les
frères de Gudrun. Sans doute, ceux-ci n'ont agi qu'à l'instigation
de Brynhild elle-nlême ; cependant Atli yoit en eux les auteurs
responsables de la nlort de Brynhild. Une guerre va surgir entre
les frères et l'époux de Gudrun; et, dans cette lutte, Gudrun ya
se ranger du côté de ses frères, oubliant qu'ils ont été les meurtriers de son premier époux, et se rappelant uniquelllent la force
des liens du sang.
Atli invite ses beaux-frères, Gunnarr et Hogne, à venir à son
palais. Gudrun cherche à sauyer ses frères, et leur envoie, pour
qu'ils ne tonlbent pas dans l'embuscade d'Alli, un messager
porteur d'un bâton runique. Mais les runes sont brouillées en
chemin; Hogne et Gunnarr poursui vent leur route. Hogne est
tué, Gunnarr est jeté dans une fosse pleine de serpents et mis à
mort à son tour.
Gudrun, qui jadis n'a point vengé son époux, venge terriblement ses frères. Non seulement, dans la lutte ouverte entre ses
frères et son époux, elle se range du côté de ses frères, mais elle
refuse avec indignation toute « composition », tout prix du sang
qu'Atli peut lui offrir. Un jour, pendant qu'Atli est à la chasse,
elle tue les enfants d'A Hi, prépare leurs viscères; elle les fait
manger à Atli, quand il est de retour, après l'avoir convenablement enivré; puis elle égorge son mari, met le feu au palais,
et bride Atli avec tous les siens:
« De tes fils, ô chef qui distribues les épées, tu viens de manger
le cœur dans du miel. Tu dois aimer, ô brave, le rôti de chair
humaine, à manger en buvallt de la bière à la place d'honneur.
- Tu n'appelleras plus à tes genoux Erpr ni Eitill heureux de
torique, la lutte entre Attila et les Burgondes, ct la destruction , cn 437, du
royaume que les Burgondes avaient fondé dans la vallée du Rhin. Le Gunnarr
des Eddas est peut-être le roi hm'gonde Gundicar ou Gundahar, tué dans cette
lutte avec les Huns d'Attila: Paul , III , p. 658. D'autre part on racon ta
après la mort d'Attila en 453, qu'il avait été tué alors qu'il reposait auprès
dc sa jeune épouse, sans doute de la propre main de celle-ci. Dans la légende ,
cette femme devient une princesse burgonde, qui venge sur son mari le
meurtre de ses parents. Paul, Ill, p . 659. Quoi qu'il en soit, ce qui est essentiel à
nos yeux, c'est l'attitude et le rôle que la croyance populaire attribùe à cette
femme , qui, pour venger ses frères , n'hésite pas à tuer SOIl mari.
�LA FAMILLE
boire; plus jamais tu ne Yen'as de ton trône les génér~ux princes
brandir l'épieu, caresser les crinières, faire caracoler leurs
chevaux ... »
« A son poignard elle donna à boire du sang de sa nlain
nleurtrière; elle lâcha les chiens; devant la porte de la salle,
réveillant les valets, elle jeta la torche enflammée, vengeant
ainsi ses frères. -- Aux flammes elle les liyra tous, ceux qui
étaient là-dedans, les meurtriers de Gunnarr, au retour de la
sombre forêt l S'écroulèrent les antiques piliers; les chambres
sacrées brùlèrent; brùla la demeure des Budlungar; brùlèrent
aussi les vierges au bouclier; nlortes, elles tombèrent dans les
flammes ardentes» (1).
Et la saga d'Atli admire cet acte de vengeance: « Jamais plus,
dit-elle, une autre femme ne portera ainsi le bouclier et ne vengera ses frères » (2).
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(1) AilaJwida,. Pineau, p. 253; Layeleye, Eddas, p. 280 et suiv. Dans le chant
s 'lÎvant, l'Ailamal, l'on retrouve le même récit., avec des amplifications et
d'autres 'particularités qui indiquent une origine plus récente. V. dans Paul,
Grzzlldriss, Mogk, Nordisclle Lilerafllren . § 9 (1 re éd., Il, 1, p. 88).
(2) Il convient de rapprocher de ce r~cit celui que nous trouvons dans la
Volsungasaga, c. 2 et suiv. On sait que ce document est le seul qui nous
donne des renseignements détaillés SlU' les ancêtres de Sigurd et qui nous
raconte leur histoire. Son aïeul, Volsungl', a eu de nomhreux enfants, et les
aînés sont deux jumeaux, Sigmund et sa sœul' Signy. Signy devient l'épouse
du roi Siggeir. l\lais bientôt une qucrelle surgit entre Siggeir et les parents de
Signy. Au cours des fêtes nuptiales, une main inconnue a planté, dans l'arbre
qui s'élève au centre de la demeure de Volsungr, une épée, meilleure que
toute autre épée. Seul entre tous les assistants, Sigmund est assez fort pour
l'arracher du tronc de l'arbre. Siggeir veut la prendre, mais Sigmund la lui
.refuse. Jaloux et furieux, Siggeir attire dans un guet-apens Voisungr et les
enfants de Volsungr. Volsungr est tué, ses enfants sont prisonniers, et ils
mourraient tous, si. dans cette lutte engagée entre son mari et sa famille originaire, Signy ne venait au secours de ses propres parents. Elle saU\'e la vie de
Sigmund, Celui-ci se réfugie dans la forêt, et Signy lui apporte tout ce qu'il
faut pour vivre. Elle sacrifie toute autre considération au devoir essentiel qui
lui incombe; elle doit, avant tout, venger les siens, et ses devoirs d'épouse ne
comptent pas à côté de ses devoirs de sœur. Elle f-nyoie à Sigmund les enfants
qu'eUe a eus de Siggeir, pour qu'il les tue; même, pour procur("r à Sigmund un
collaborateur dans l'exécution de sa vengeance, eUe vient le trouver dans la
forêt, ayant changé de visage pour qu'il ne la reconnaisse pas; ct, pendant
trois nuits, elle partage la couche de son frère. De cette union ya naître SinfjoUi; le sang de Velsungr coule très pur en lui avec son aide, Sigmund va
mener à bien son œuvre yengeresse. Dans la lutte nouvelle qui s'engage entre
Siggeir et Sigmund , Signy vient sans cesse en aide à sou frère. Sigmund et
�130
ROBERT
CAILLE~ŒR
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La condition de l'enfant, les liens qui l'unissent à son père et à
sa mère sont essentielleillent déterminés par les idées admises
sur les unions conjugales elles-nlêmes. Dans les sociétés à forme
paLriarcale, le père, ayant son épouse sous sa puissance, aura
aussi un droit très fort sur les enfanLs qui naîtront de cette
épouse. La puissance paternelle est une conséquence de la puis-,
sance maritale. L'enfant né d'une femme appartient au maître
de la femme, comme les petits d'un troupeau appartiennent au
111aître du troupeau. L'enfant né d'un mariage régulier, éleyé
dans le clan de son père, se raLtachera ayant tout, peut-être
exclusivement, à la famille de son père. Il sera un étranger, au
contraire, vis-à-vis de la famille de sa 111ère, car sa mère elleBlême est devenue une étrangère vis-à ·yis de sa famille d'Oligine, le jour olt elle est passée sous la puissance d'un mari.
Quant à l'enfant né hors mariage, sa condition sera toute autre:
il appartiendra sellleillent à la fall1ille de sa Inère : son père et
les parents de son père seront pour lui des étrangers.
Or, nous ne retrou \'ons aucun de ces traits dans la société que
nous dépeignent soit les Eddas, soit les "ienx chan ts populaires
scandinaves, soit la loi salique. Et tout <fabord, dans cette
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Sinfjotli sont pris pJ.l' Siggeir et jetés vivants dans une fosse , dans laquelle ils
sont séparés l'un de l'autre pal' une large dalle, et qui est recouverte de
pierres ct de terre. ;\lais Signy leur apporte, avec des vin'es, l'épée mervt"i1leuse ; grâce à elle, ils peu ven t fendre la dalle qui les sépal'e; ils écartent l es
pierres et la telTe qui cou Vl'e leur sépulture. Alors ils se rendent au palais de
Siggeir, et y mettent lc feu. Signy a ainsi accompli jusqu'au bout son primo:dial devoir: son père et ses frères sont vengés. Maintenant, mais maintenant seulement, elle s Jnge à ses devoirs cl 'épouse; elle ne veut pas survivre
à Siggeir; elle se jette dans les flamme3, et meurt avec son époux et les gens
de Siggeir.
Cette histoire offre, avec le récit de la mort d 'Attila, une série de ressen-;,blances; peut-être les vien'X chants, que résume ici la Volsungasaga, ont-ils
seryi de modèle lorsque la Saga d'Attila s'est conslituée. Cf. Kœge1, GescIzichte
der clelllscIzen LillerClüzr, l, 2, p. 198 et suiv.; Paul, Gllzndriss ; ~e éd, lII ,
p, 652 et sniv.
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FA~lILLE
131
société, l'on ne trouye aucune différence entre les enfants «( légitimes » et les enfants « naturels ». Puisqu'il n'y a pas à distinguer entre plusieurs formes d'union des sexes, entre mariage
et union libre, tous les enfants doi vent avoir les nlêmes droiLs et
la même situation.
Tous se rattachent à leur père par un lien incontestable. C'est
un trait que l'on méconnaît parfois, lnais qui nous selllbie
éyident, à examiner Salis parti-pris les sources dont nous nous
sen'ons en ce moment. La Saga joinL régulièrement au nom
des héros le nom de leur père. Sigurd est « le fils de Sigmund»;
Brynhild, « la fille de Budle ». Pour frapper plus cruellement
Atli, Gudrun n'hésite pas à tuer les enfan ts qu'elle a eus d'Atli. Et
ce lien entre le père et l'enfant existe dans tous les cas, luème si
cet enfant est né de relations éphémères. Nous aYons rapporté le
récit d' un chant populaire scandinave, racontant l'union conhactée par Hogne, pour sa dernière nuit, avec Helvik, la fille
d'un iarl. Un enfant naîtra de cette union passagère. Or cet
enfant aura, comme tout autre enfant, une filiation paternelle
reconnue de tous. Hogne, mourant, prévoit ce que sera ce fils.
Il portera le nom de son père, et sa n1ère lui remettra, de la
part de son père, une ceinture de runes. Plus tard, il vengera
son père (1). La lisLe des parents appelés à succéder, que nous
donne la loi salique, nous indique que les fils succèdent à
leur p ère en première ligne; celte vocation semble si naturelle
que la loi règle seulement la succession à défaut de fils: « Si
quis nlortuus fuerit et filios non demiserit ... » (2) . Même après
les in vasions, alors que le mariage se distinguera des unions
inférieures, l'assimilation entre le bâtard et l'enfant né d'un mariage régulier vivra longtemps dans la conscience populaire (3).
Cependant le lien le plus fort est celui qui unit l'enfant à la
Inère et à la famille de la mère. La maternité est une notion
(1) Pineau , p. 225.
(2) L ex Saliea , t . LIX.
(3) V. les articles de 1\1. Bl'llllner, en pal ticnlier: Die 1111elzelicllc YaLerscJwjl
in den aclLeren germaniscllcn Rechicll (Z eilsclzrij l dcr Savig ny-St iftung , Germ .
AbU, . , XVII , p . 1 et sui\' . ; XXIII , p. Hl8 et sniv.).
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132
ROBERT CAILLE MER
claire et simple; la paternité est une notion déjà plus raffinée,
absente chez de nombreuses espèces animales, absente aussi
chez l'humanité primitive. De plus, l'on a relnarqué l'importance
que prend, chez les populations sauvages, le lieu où l'enfant est
conçu, pour la détermination de sa parenté. Lors de la conception, l'air ambiant, l'esprit qui flotte autour des parents pénètre
dans le corps de la felnme, et une portion de cet air va former
l'esprit de l'enfant (1). Conçu chez son père, l'enfant se rattachera
au clan de son père; mais, s'il est conçu dans la famille de sa
n1ère, il aura,. comme parents, en première ligne, les parents de
sa mère.
Et c'est, en effet, ce qui arrive dans la société gerIllanique
primitive. Il y a, entre l'enfant et le père, un lien incontestable,
et cela est inévitable, du jour où il se crée une certaine fixité
dans les rapports sexuels, du jour où les mœurs, sinon le droit,
s'opposent aux unions d'un jour. Mais le lien le plus fort et le
plus sacré est celui qui unit l'enfant à sa n1ère et à la famille de
sa mère. Les vieux chants scandinaves racontent l'histoire d'un
jeune homme, Svejdal, ou Svipdagr, ou Sigurd, qui a reçu un
sort; il doit épouser une jeune fille · qu'il ne connaît pas, qui
habite au loin, et qu'il ne peut atteindre qu'au prix de Inille
dangers. Pour s'arIner dans la lutte, il ya trouver, non pas son
. père, qui est vivant, mais sa mère, qui est n10rte. Il frappe
violemment sur le terlre qui la recouvre, pour la réyeiller; elle
lui donne des arInes, et lui chante les runes qui le protègeront
en chemin:
« Ce fut le jeune Svejdal ; il se mit à appeler. S'en fendirent
les murailles et le marbre, et la montagne commença de s'écrouler. - Qui donc m'appelle ici, et me réveille si brutalen1ent?
Ne puis-je reposer en paix dessous la terre noire? '- C'est le
jeune Svejdal, ton fils chéri. Il voudrait tant avoir un bon
conseil de sa mère bien-aimée (2) )). Et la mère donne à son
enfant un cheval, une nappe) une corne, une épée, un navire.
(1) Durkheim, Année Sociologiqlle ,
(2) Pineau , p . 121
VIII ,
HI05, p . HG .
�LA FAMILLE
133
« Réveille-toi, Groa, dit une autre chanson. Réveille-toi, bonne
.-.
.'.
: . '" ..... '1: ....
feml11e! C'est moi qui t'éveille à la porte des morts. Ne te
souyient-il plus que tuas dit à ton fils de venir à ton tertre? ..
Et Groa commença: Je te chanterai d'abord le charme puissant
que Rindr chanta à Ran. Derrière tes épaules rejette ce qui te
paraît lourd. Aie confiance en toi-même ... Maintenant pars sans
crainte au devant du danger; aucun obstacle ne t'arrêtera. Sur
la pierre solide je me suis tenue à la porte (du tombeau) en te
chantant mes galdr. Emporte les paroles de ta mère, ô mon fils,
et les garde au fond de ton cœur! Le bonheur toujours t'accompagnera, aussi longtemps que tu ne les oublieras (1) ».
Et, de l11ên1e, un lien très fort unit l'enfant aux parents de sa
n1ère. Dans un passage fameux, Tacite nous rapporte que, chez
les Germains, l'oncle maternel (avuncLlllls) d 'un enfant a, vis-àvis de cet enfant, une situation comparable à celle de son père;
qu'il a même plus d'autorité que le père; que le lien qui l'unit
au fils de sa sœur est plus sacré et plus fort que celui qui unit
un père à son fils; que, quand on a besoin de cautions, de répondants, l'oncle maternel et le neyeu se prêtent unn1utuel appui (2).
Dans un des chants des Eddas, chant qui, il est vrai, n'appartient peut-être pas au fond primitif de l'épopée, Sigurd, ayant à
receyoir des conseils et voulant connaître l'ayenir, s'adresse à
son oncle maternel, Gripir : « Dis-moi, si tu le peux, ô frère de
11la mère, quelles seront les destinées de Sigurd? (3). »
.Le droit successoral s'est modelé sur ces idées. Si, dans la loi
salique, l'enfant succède à son père, le père et la famille paternelle ne recueillent pas la fortune de l'enfant 11lort sans descendants. Elle est attribuée à la mère, puis aux parents du côté de
la mère (frères ct sœurs du mort; sœur de la mère) (4).
(1 ) Pineau , p. 1~' 6, 133. Cf. encore , p . 147, l'histoire de Vonyed.
(2) Tacite, Gennania, c. 20.
(3) Lweleye , Bddas , p. 182. Cf. Paul , G1'lllldiss, 1"· éd , If, 1, p. 86.
(-!) Lex Salica , t. L1X. - II s'agit uniquernent de la fortune mobilière ; car
les immeubles, à défaut d 'enfants du défunt, retombent dans la communauté
de village. Les auteurs qui estiment que les Germains n'ont jamais connu
un système de parenté purement utérine, ont donné des explications variées
de ce titre de la loi salique. M. Brunner, notamment, y voit un capitulaire
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ROBERT CAILLEMER
Et, dans la nlême loi salique, nous retrouvon~ la faillille
maternelle à un autre point de vue. Quand un individu a comnlis
un 111eurtre, et qu'il ne peut pas payer le prix du sang, le wergeld, il peut, par une procédure symbolique, rejeter sur ses
parents le fardeau de sa dette. Il se rend dans sa demeure, devant
de nombreux témoins; il ramasse de la terre aux quatre angles
de sa case, et, par-dessus son épaule, illa lance sur ses plus
proches parents. Puis il se déshabille, se déchausse, prend un
pieu à la main et part en bondissant. Il a rejeté ainsi sur sa
famille le poids du wergeld. Si sa famille ne peut payer, on offre
le meurtrier à trois Inarchés successifs; et, si nul ne se présente
pour le déliyrer en payant pour lui, alors, dit la loi, il doit payer
le ,vergeld avec sa vie: de Slla vila campanat.
Or, la loi salique nous donne la liste de ces proches parents
auxquels la terre doit être jetée. Les manuscrits, il est vrai,
comportent des variantes; mais quelques-uns d'entre eux nous
donnent une liste parfaitement d'accOl d avec celle que nous
trouvions en matière successorale: la terre doit être jetée
d'abord à la mère, puis au frère, puis à la sœur de la nlère et
aux enfants de la sœur de la mère, ensuite aux autres parents
nlaternels. Les parents du côté du père manquenl sur cette liste,
ou ne viennent qu'en dernière ligne (1). C'est la maternité qui
détermine la parenlé .
Et dès lors, la pire des guerres intestines sera celle qui séparera les parents par les fenlll1es. Dans la Vôluspa scandinave,
on décrit le temps de dépravation et de corruption générales qui
précèdera la catastrophe finale où le monde sombrera; et un
trait caractéristique de ce temps résidera dans les luttes entre
les systl'ungal', entre les enfants nés de deux sœurs: « Les frères
mérowingien , réglant seulement l'ordre successoral entre les Mllttermagen,
pour la moitié qui leur revient dans la succession; l'autre moitié serait prise
par les l'alermagen, dont le texte ne s'occupe point.
(1) Lex Salica, t. LVIII; éd. Hessels et I{crn, col. 374; v. aussi col. 372, 373.
- Il Y a, sur le sens des formalités de la Chrenecrllda , des divergences d'interprétation. V. BrUlll1er, Sippe und Wergeld (Z. der Sav.-Siifillng, "Germ. Abtlz. ,
t. III), et l'atticle tout récent de Hans Fehr, L'cher den Tilel58 der Lex Salica
(Z. der Sav.-Stitillllg , Germ. Abth. , t . XXVII ) .
�tA F .A~lILLE
135
se feront la guerre et deviendront les lneurtriers les uns des
autres; des enfants de sœurs briseront leur parenté » (1).
Ainsi, tous les Lraits que nous avons relevés concordent. Dans
la société germanique que nous dépeignent les Eddas et les
chants populaires du cycle de Sigurd (et lnême encore, çà et là,
la loi salique), la femme ne passe point dans la famille de son
nlari; et les enfants qui naissent de telles unions se rattachent
avant tout à leur nlère et aux parents de leur nlère. Nous avons
évité, à dessein, d'employer, pour qualifier cet état de la famille
germanique, le mot de matriarcat. Cette expression ne pourrait
être appliquée à la Germanie ancienne qu'à certaines conditions
et avec des réserves essentielles: à la condition qu'on ne sousentende point, COlllme on le fait souvent, sous ce terme, l'idée
d'un pouvoir politique aux mains des fenllnes, d'une gynécocraiie
dont il n'y a aucune trace; - et avec cette réserve que ce n'est
pas un pur matriarcat que nous rencontrons ici, puisque
l'enfant se rattache à son père par des liens juridiques très
solides. Ce qui est vrai, c'est que celte société germanique est
fort éloignée de la forme patriarcale.
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Cette ancienne organisation de la famille n'a pas stHyécu
longtemps aux grandes invasions qui ont amené les Germains
sur le sol de l'Empire romain. Tantôt plus tôt, tantôt plus tard,
les populations germaniques ont évolué vers une nouvelle fOrIne
-familiale, vers le patriarcat.
On peut se demander quelles ont été les sources de celte
transformation. Vraisemblablement, l'état permanent de troubles
et de violences qui a accompagné les lnigrations du v e et du
VIC siècle a dû amener, chez les Germains, une recrudescence
de brutalité et de barbarie. Les mœurs, relativement douces,
que Tacite nous dépeint et que l'on retrouve encore dans la
légende.de Sigurd, ont dîl faire place à des nlœlUS plus rudes.
En même temp8, au basard des migrations, les anciens cadres
(1) Pineau, p. 438.
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ROBERT CAILLEl\IER
sociaux, c1ans ou familles, ont dô se disloquer. Tout cela dutêtre éminemment favorable au développement du patriarcat.
Et, en effet, le prenlier élément qui, dans les sociétés humaines,
a conduit au patriarcat, semble bien avoir été un acte de
violence: le rapt, l'enlèyelnent de la felnme. L'homme, au lieu
de venir habiter dans la famille de la femme, enlève celle-ci,
l'emmène chez lui, la séquestre, la garde pour lui seul, la met
sous sa puissance. Les chants populaires et les légendes du
moyen âge contiennent de nombreuses histoires de ces rapts,
où la violence et la ruse se combinent. L'homme saisit la femme
par les cheveux et l'emporte sur son cheval; ou bien, spéculant
sur la curiosité féminine, il l'attire à bord d'un navire pour lui
nlontrer de belles étoffes et lui faire boire de bon vin.
Après avoir tué tous les défenseurs du gaard de la jeune fille,
« Lille Bror prit la jeune fille par ses cheyeux dorés; à l'arçon
de sa selle ill'aUacha ; - au pas de son cheval il se dirigea vers
la Roseraie; y vint envie à Lille Bror de se reposer un instant.
- Lille Bror prit la jeune fille dans ses bras: Que te semble, ô
belle denloiselle, d'un semblable mari? - Je te tiens pour nlon
seigneur et maître, ô toi qui m'es venu ravir par delà sept
royaumes » (1).
Voici lnaintenant la ruse: « La belle denloiselle descend au
rivage; voilà qu'elle aperçoit un batelier aborder ... - Oh ! j'ai
de la soie. Oh! j'ai du vin; Vous plaît-il, belle dell1oiselle, de
ln'acheter quelque chose? - La denloiselle, elle but du vin si
doux: s'endorinit sur les genoux du batelier. - La demoiselle,
elle but du vin sans méfiance : dans les bras du batelier s'endormit. - Le batelier, il dit à son pilote: Démarre-nloi le
ilavire tout doucenlel1t». Et la jeune fille ne se réveille que
quand ils ont pris le large. Elle cherche à se faire passer pour
une vénérable nlatrone, nIère de cinq fils et de neuf filles. Mais
le batelier reste inflexihle, le navire vogue toujours, et la jeune
fille n'a d'autre ressource que de se jeter à la nIer et de gagner
la rive à la nage (2).
(1) Pineau, l. c. p. 443.
(2) Pineau, p . 446 et s,
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FA:\I1LLE
137
A côté du rapt, de la yiolence ou de la ruse, il y a .place pour
un enlèvement légal et régulier de la femme. L'honllue, au lieu
de voler la jeune fille à ses parents, traite avec ceux-ci, l'achète
et l'emmène chez lui. C'est le mariage par achat, que l'on
retrouve dans l'ancien droit romain, dans l'institution de la
coemptio. Nous ne l'avons pas rencontre, quand nous ayons
analysé la légende de Sigurd (1). Au contraire, les lois rédigées
par les Germains après les invasions font luaintes fois allusion
à cet achat de la femme par son mari, à cette emptio puellae ;
elles nous parlent du pretillm pllellae qui est versé aux parents
de la felume, et qui, chez les Burgondes, porte le nom de
willemon (2). Ce mariage par achat apparaît vite comme la seule
forme régulière de mariage (3) ; le rapt et l'enlèvement finissent
par être considérés COlume des procédés blàmables et punissables, et les unions qu'ils engendrent sont regardées comme un
état de fait illégal et antisocial, jusqu'au jour où le mari régularise la situation en faisant après coup ce qu'il aurait dù faire
tout d'abord, en payant aux parents de la femme le prix d'achat
fixé par les coutumes.
Peut-être, à côté du mariage par achat qui fait définithement
passer la fenllue dans la puissance du mari, les Gennains ont-ils
conn u un mariage par location temporaire, ne plaçant la femme
sous l'autorité du mari que pour une période fixée d'a vance:
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(1) Dans un des chants de l'Edda, le Gripispa, Sigurd demande à son oncle
maternel Gripir de lui révéler l'avenir; et il lui pose cette qilestion : « Ne
puis·je acheter avec le trésor des fiançailles la vierge , la charmante fille d' ull
roi puissant ? ») (Laveleye. Edda , p. 187). Mais ce chant, fait avec des extraits
des autres chants , est l'un des plus récents de l'Edda. V. Paul, Grrllldriss;
1 re éd., II , 1, p. 86 ; 2·' éd. , III, 63::\.
(2) Les documents francs nous parlent d'un mariage pel' solidu11l et denarlu1n;
et l'on retrouve encore aujourd'hui le taux de 13 deniers dans les usages
populaires de certaines r égions de la France (Viollet, Histoire du droit civil
français , 3" éd ., 19 ~ 5 , p . 458). Peut-être le sou et le denier sont-ils le prix
d 'achat de la femme , et devaient-ils être pay és aux parents de la femme ; ils
sont nettement distincts de la dos de 60 solidi ct de la morgengabe .
(3) Saxo Grammaticus, énumérant les ordonnances du roi Frode, nous dit,
( Bella quoque Huthellos ex Danorum imitatione eelebrare preeepit, ae pe quis
uxorem nisi empLiciam dueeret. Vellalia siquidem cOllnubia plus stahilitatis
habitura censebat; tuciorem matrimonii fidem existimalls , quod precio firmu-'"
. i~etur ». Pineau, op. cil. , p. 442 .
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138
HOBERT
C ÀILLE~1EH.
mode d'union que l'on trouve chez d'autres populations indoeuropéennes, par exemple chez les Celtes de l'Irlande (1). BeauInanoir, au XIIIe siècle, dans ses Coutumes de Beauvaisis, fait
allusion à un ancien usage, réprouvé et abandonné de son
temps, d'après lequel « il ayenoit qu'uns hons louoit une fame
dnsques a certain terme pour certain louier qu'il li donnoit pour
fere pechié a li (ou a autrui), et fesoit jurer ou fiancer a la fame
qu'ele li tenroit tal convenant ». Mais, sous la plume de BeauInanoir, ce n'est plus qu'un concubinage condamné par
l'Église (2).
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L'apparition de ces nouvelles formes d'unions, mmiage par
rapt ou mariage par achat, a eu pour résultat un abaissement de
la situation sociale de la femme mariée. Celle-ci, ayant les
invasions, dans la légende de Sigurd connue dans Tacite, nous
apparaît dans un état de liberté relative; elle conserve son
indépendance, elle garde ses Liens personnels; sa fortune ne se
confond point Çl.Yec celle de son époux. Au contraire, après les
invasions, la femme passe, corps et biens, sous la puissance,
sous le mundiunl de son mari; elle est ravalée au rang d'une
servante. Comme dit la loi burgonde (ch. 100), le mari a une
poteslas aussi bien sur sa fortune que sur sa personne: « Jubenlus
ut maritus ipse facultatenl ipsius nlulieris, sicut in ea habet
potestatem, ita et de 0111nes res suas habeat» ; et la Summa de
legibus Normannie, au Xln e siècle, s'exprÏlllera en termes tout
aussi nets : « Cunl eninl mulier stlb potestate yiri sui sit
constituta, Yir ejus de ea et rebus suis et hereditàte poterit
disponere ad sue arbitriUlll voluntatis » (ch. 100, n° 2).
La femine est abandonnée aux caprices du mari. Celui-ci
peut l'envoyer, comme servante, travailler chez autrui, il peut
mêlne la prostiLuer ; il peut la donner aux hôtes qu'il reçoit sous
son toît; et les lois lombardes et wisigothiques font allusion
(1) Dareste, Éludes d'histoire du droit, p . 363, 3G!) : Le livre d'Aicill , qui
complète le Senchus Môr, prévoit que la mÊme femme peut être mariée vingtet-une fois par ses parents. Avant la christianisation , les mariages pouvaient
être contractéf pour un an , el le terme habituel était le 1er mai.
(2) Beaumanoir, éd ; Salmon , n° 1137. Ct. Ficlier, 'CnieTsllchlingen, III, n o 896.
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LA FAMILLE
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(pour le réprimer, il est vrai) à cet usage qne l'on trouve dans
beaucoup de populations sauvages, et qui consiste, quand on
reçoit un hôte, à lui prêter, pour la nuit qu'il passe dans la
demeure, la n1aÎtresse de la maison (1): usage où beaucoup
yoient un reste de la promiscuité ancienne qui aurait existé aux
origines de l'humanité; usage qui nous paraît plutôt, au Inoins
chez les Germains, avoir sa source dans les très larges pouvoirs
que le Il1ariage par achat donne au n1ari sur la femme.
Le mari a des droits sur sa femme; il n'a pas de devoirs envers
elle, et, notanlll1ent, le deyoir de fidélité ne saurait exister pour
lui. Il peut prendre d'autres compagnes. Les rois francs pratiqueront ouvertement la polygamie; ils auront de plus, à côté
de leurs épouses, des concubines; et, si la masse de la population pratique la monogamie, c'est, comme dans le Inonde
n1usulman actuel, parce que l'achat et l'entretien de plusieurs
compagnes est une lourde charge, que seuls les gens très riches
peuyeüt supporter.
Veuve, la fenllne ne reviendra plus, comme jadis, dans sa _
famille originaire. Elle suivra le sort des autres biens du ménage.
Elle demeurera sous la puissance des parents de son mai'i
défunt. Ils disposeront d'elle, et ils pourront la vendre,
moyennant un prix d'achat, que les coutumes saliennes appellent
le reiplls et qu'elles fixent à la somme de trois sous et un
denier (2), à un nouveau mari.
L'enfant, désormais, se rattache à son père et à la famille de
son père. Mais le lien qui unit le père à l'enfant change de
nature. Autrefois, c'était le fait de la conception qui comptait;
Maintenant l'enfant appartient à son père en vertu de la puissance
que le père exerce sur la n1ère; il lui appartient, comme lui
appartient le petit du troupeau; la puissance paternelle est ia
conséquence de la puissance maritale. Et, grâce à cette idée,
(1) Édit du roi lombard Liutprand, ch. 130 (733 ). - Lilltpraud défend aus si,
au cas de guerre privée, aux membres d ' uu parti d'envoyer leurs femmes
dans le clan ennemi pour séduire les adversaires, afin de pouvoir les exterminer plus facilement (ch. 1-11).
(2) Lex Salica, t. XLIV; Brunner, Silz . -Ber. der berliner Akad.) 1894, p. 1289
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ROBERT CA]LLEMER
vont surgir des institutions bizarres, telles que le. lévirat.
Impuissant à procréer, le mari se fera remplacer par son frère
ou par son voisin: usage que nous retrouvons chez les Hindous,
chez les Hébreux, chez les Grecs, et dans d'autres sociétés à fOrIlle
patriarcale; usage dans lequel on a voulu retrouver encore une
survivance de la prOllliscuité primitive, mais qui nous paraît
s'expliquer par la nature de l'autorité n1aritale, de ce droit
se111blable au droit de propriété: tout enfant qui nait de la 111ère
appartient au 111aÎtre de la n1ère (1).
Puisque le mariage est désormais distinct du concubinat, une
différence profonde, qui durera lusqu'à nos jours, va naître entre
l'enfant légitiIne et l'enfant naturel. L'enfant issu d'une union
sans prix d'achat, le bâtard, sera tenu pour un individu sans
droit, un Rechtlos. Il sera, dans la société dù moyen âge, un
réprouvé, que les coutulnes frapperont, qui ne pourra pas
recueillir de succession, pas même celle de sa n1ère, qui ne
pourra pas tester, dont le seigneur confisquera le patriInoine.
Logiquement, l'apparition du mariage par achat, générateur
de puissance maritale, aurait dù avoir pour conséquence la rupture de tous les liens entre la femme et la famille de la femme,
le rattachen1ent exclusif de l'enfant à son père et à la famille de
son père, et, dès lors, l'apparition d'une parenté rigoureusement
agnatique. C'est ce que nous observons, en effet, dans l'ancien
droit romain; et, dans certaines coutumes issues du droit
gern1anique, coutumes de l'Écosse ou de la Suisse, on trouve
des ordres de succession org~u1Ïsés sur un type netten1ent
patriarcal, et où seuls les parents par les mâles sont appelés
à succéder.
Mais ailleurs, cette évolution vers le pur patriarcat ne s'est
pas produite; et l'on a vu seulement apparaître, à côté de
l'ancienne famille maternelle, la famille double, dans laquelle
l'enfant se rattache aussi bien aux parents de sa mère qu'aux
parents de son père. C'est elle que mentionnent nos coutumiers
du 1110yen âge. C'est elle que nous connaissons aujourd'hui.
(1) V. les textes cités dans Dargull, Multerrecbi
particulier le LandrecM de Bochum, art. 52 .
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Quelle que fùt la forme de la famille, maternelle., paternelle
ou mixte, les liens du sang constituaient, dans la société germanique, une lourde charge pour l'indi,'idu. Les nlembres de la
famille répondaient les uns des autres. Nous ayons yu COnll11ent
le débiteur insolvable pouvait rejeter sur ses proches le fardeau
de la dette; nous ayons yu comment, d'autre part, les parents de
l'individu tué étaient tenus de venger son meurtre. En justice,
les membres de la famille se soutenaient mutuellement; ils
yenaient, comme cojuranles, assIster de leur serment celui
d'entre eux qui était impliqué dans un procès. Ajoutons, comme
trait caractéristique de la force des liens familiaux, que l'indiyidu ne pouvait pas librement disposer de ses biens; au haut
moyen âge, il ne peut encore le faire qu'en obtenant le consentement, la laudafio de ses parents.
Aussi trouYe-t-on, dans les vieilles lois germaniques, une
institution curieuse, destinée à permettre à un individu, qui
trouve trop lourdes les charges familiales, de se dégager de ses
liens. Cet individu, nous dit la loi des Francs saliens (ch. LX),
doit aller devant l'assemblée judiciaire, devant le MalI; et là, en
pleine audience, il déclare qu'il rompt les liens qui l'unissent à
ses parents. Prenant quatre baguettes d'aune, il les brise audessus de sa tête, et les lance aux quatre coins du MalI. Désormais il n'aura plus de parents; il n'aura plus à prêter à des
proches l'aide du serment, ni à payer leur wergeld. Mais il n'aura
plus, par contre, la protection que ]a fanlille assure à ses
membres; il ne sera plus que sous la tutelle, en somnle incertaine et insuffisante alors, de l'État.
Lentement, la famille moderne est sortie de cette ancienne
famille de l'époque franque et du haut .nloyen âge. La famille
n'est plus, comnle jadis, un organisme de défense, de protection
et de lutte. Peu à peu, les liens familiaux se sont relâcbés~ Et,
au prenlier rang des facleurs qui ont con lribué à cet affaiblissement, il faut placer les progrès de l'État moderne, qui est venu
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assurer directement à tous la justice et la police; qui a rem placé
et rendu inutile le patronage des groupements inférieurs qui,
jadis, absorbaient l'activité des individus; qui a émancipé ces
individus des tutelles familiales, comme il les a élnancipés de la
tutelle de cette autre famille, artificielle cette fois, qui s'est
appelée le groupenlent féodal. C'est à tort, en effet, que l'on
oppose l'individu à l'État. Pour que l'individu soit très libre, il
faut que l'État soit très fort. Quand l'État n'est pas suffisanlmellt
fort, quand il remplit incomplètement son rôle de justice et de
protection, alors on voit fleurir les groupelnellts inférieurs,
famille ou clan féodal, au sein desquels l'individu trouve sans
doute une garantie contre l'anarchie, nlais dans lesquels il
sacrifie une large part de son autonomie et de sa liberté.
En même temps que la force des liens familiaux se relâchait,
la fanlille se transformait à un autre point de vue. La condition
de la femme, qui était tombée très bas après les invasions, s'est
peu à peu rele\Tée, sous des influences multiples. Ce relèvement
a conduit, au cours du haut moyen âge, à l'élhnination de la
polygamie; peu à peu, on a reconnu à la fenune, qui jusqu'alors
n 'avait que des devoirs, des droits contre son mari; on lui a
donné, au XIX e siècle, le droit de se plaindre de l'adultère de son
nlari; on lui a laissé et on lui laissera des droits de plus en plus
étendus dans la gestion de ses biens propres; :on a fait, de la
fenlnle qui se marie, non plus une servante que l'on achète,
mais un être libre qui contracte.
De plus en plus, en effet, le lnariage nous apparaît comme une
union, non plus imposée, mais volontairement acceptée par les
deux parties. L'on s'est demandé si le mariage nloderne était un
contrat. Cette idée a été niée énergiquement par de savants
auteurs, effrayés par certaines conséquences, peu nécessaires
d'ailleurs et très contestables, de l'idée de contrat. Et pourtant,
le développement de l'idée de contrat a constitué partout un
progrès, dans les relations sociales comme dans les relations
familiales. Historiquement, le contrat social n'est qu'!.lne hypothèse peu probable; mais le contrat social, s'il n'est pas un fait
des origines de l'humanité, doit devenir une réalité présente et
�LA FAMILLE
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143
vivante des sociétés nlodernes. Et le progrès lnoden~e consiste
à substituer, aux anciennes obligations imposées par voie d'autorité et subies sans protestation possible, les contrats spontanément conclus ou acceptés par des êtres de plus en pl~lS
instruits de leurs droits individuels et des besoins sociaux, par
des êtres doués à la fois de liberté et de raison.
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Beaucoup d'hommes d'action sont tout naturellement portés à
négliger les questions théoriques: pourquoi discuter, pourquoi
raisonner, pourquoi étudier? A quoi peuvent bien servir toutes
ces conférences, tous ces Jivres, toutes ses œuvres. Malheur,
répèteraient-ils volontiers avec Bossuet, à la connaissance stérile
qui ne se tourne pas à aimer !
Un si beau zèle ressemble fort à la hâte de ces voyageurs
qui parcourent un pays, au gré du hasard, ignorant de partipris toute carte ou tout renseignement précis. Ils croient mieux
voir et arriver plus vite au but: ils perdent du temps et parfois
s'égarent. Quélques minutes de réflexion, une pause au bord
du chemin, un rapide coup d'œil sur l'horizon lointain éviteraient à cet égard bien des nlécomptes.
Mais enfin l'expérience, la pratique, la vie, l'action sont
grandes nlaÎtresses de science et telle bonne volonté par la
pratique des faits et des hommes acquerra peut-être une
connaissance à tout prendre suffisante.
Si, cependant, en face de notre action et pour sa réussite m~me,
se posait par hasard, un problènle pratique, dont la solution
est indispensable, peut-être verrait-on la nécessité de l'envisager
�146
R.
RAYNAUD
en [ace et de l'examiner. Tel est précisément Je problème que
nous voudrions étudier.
Qui de nous, en effet, ici ou là, dans une œuvre ou une autre,
n'a pas entendu répéter: A quoi bon vous donner tant de mal!
Vous n'y pouvez rien.
L'objection vient d'abord de ceux en qui on voudrait trouver
des collaborateurs: argument de paresseux, défection polie,
dira-t-on, sans doute: luais enfin préjugé et préjugé néfaste,
puisqu'il prive bien des œuvres, d'énergies qui leur seraient
utiles.
Mais surtout c'est chez ceux-là luêlue à qui nous voudrions
faire quelque bien que la réponse est fréquente. Il règne dans les
n1Îlieux populaires une sorte de fatalisme inconscient, fait sans
doute de patience et de résignation, nlais aussi d'ignorance et de
préjugés, qui fige les âmes, dessèche les cœurs, décourage les
initiatives, arrête les efforts. C'est ainsi. .. il en a toujours été
ainsi et probablement il en sera toujours ainsi: c'est l'indifférence, c'est la passivité devant le fait, le sentiment vague et
confus que quelque force inconnue, qu'on appellera la chance ou
la destinée, domine les hommes. Alors on regarde d'un œil indifférent les braves gens qui veulent faire quelque chose, et au lieu
de les aider, de croire en leur œuvre, on attend patiemment leur
échec probable.
Si ce sentiment populaire inconscient luais réel existe, on
en voit aussitôt les suites fâcheuses: il diminue de moitié au
moins les chances de succès de celui qui agit. Sauvez donc un
noyé qui se croit irrémédiablement perdu et qui n'a pas assez
de foi pour croire son salut possible !...
Ainsi se pose le problème de l'Action Sociale elle luême
y a-t-il, en Économie Politique, des lois naturelles, c'est-à-dire de
ces rapports constants entre les phénomènes, qui s'imposent à
nous? La loi d'airain de Lassalle, la loi de Malthus sur la population, ou toute autre ont-elles une rigueur scientifique suffisante?
Devant ces lois, quelle a été l'attitude des hOlllmes qui, jetés
dans la vie pratique, faisaient de l'Art Social? Et pour nous
mêmes aujourd'hui, que disent de ces lois les pen~eurs?
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Sommes-nous enserrés dans un inexorable cercle de fer ou
pou \'ons nous agir librement avec certitude de succès?
De la solution de ce problèlue dépendent, en effet, les résultats
de l'Action. On connait le sophisme habituel par lequel les
socialistes intransigeants repoussent tout palliatif, toute réforme
sociale, qui ne ya pas jusqu'à abolir le ln~stère d'iniquité et à
socialiser directement les moyens de production: « On travaille
en vain à améliorer votre sort, disait-on jadis: toute institution
de prévoyance, assurant la vie de l'ouvrier, diminue d'autant le
salaire, s'il est vrai que celui-ci tende, comme le veut la loi
d'airain, à se fixer à ce qui est nécessaire pour faire subsister
l'ouvrier et sa famille. Assurances, caisses de retraites, économats ... vanité et tromperie que tout cela. C'est défier la nature. »
Et aujourd'hui, quoique modifiée en ses tenues, c'est toujours la
nlême réponse en son fonds: «Si vraiment l'exploitation capitaliste est la cause de tout le lual, disent les socialistes, en vain le
Catholicisnle Social, l'École Coopérative, le Socialisme d'État
proposeront-ils des panacées: il faut couper le lllal en sa racine. »
. On voit par là l'importance de cette question de loi naturelle:
c'est la limite toujours posée à notre Action Sociale.
Depuis longtemps déjà, on a constaté combien cette doctrine
entraînait de funestes conséquences.
C'est ainsi qu'Henry Georges, parlant du recul des idées morales, écrivait (1) .
« Et quand nous arrivons à analyser et à chercher les idées
qui ont ainsi détruit l'espoir d'une vie future, nous trouvons
qu'elles ont leut' source non dans les révélations de la science
physique, luais dans certains enseignements de la science politique et sociale, enseignements qui ont eu dans toutes les directions une profonde influence. Elles ont leurs racines dans les
doctrines suivantes: il y a une tendance à la production exagérée
des êtres humains par rapport aux luoyens de subsistance: le
vice et la nlisère sont les résultats des lois naturelles et des
1110yens par lesquels se fait le progrès: le progrès humain ..est le
résultat d'un lent développement de la race ...
(1) Progrès et Pauvreté, Conclusion, p. 529.
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RAYNAUD
« Ces théories, qui ont été généralement acceptées comme des
vérités prouvées, font ce que la science ne fait pas: -elles réduisent l'individu à un rôle insignifiant, elles détruisent l'idée qu'il
pourrait y avoir dans l'ordonnance de l'univers une certaine
considération pour son existence ou une reconnaissance quelconque de ce que nous appelons les qualités morales.
« II est difficile de concilier l'idée de l'immortalité de l'homme
avec l'idée que la nature prodigue les vies humaines et appelle
constamnlent à la vie des êtres alors qu'il n'y a pas de place pour
eux sur la terre.
« II est im possible de concilier l'idée d'un créaieur intelligent
et bon avec la croyance que la misère et la dégradation qui sont
le lot d 'une si grande partie de la race humaine, résultent de ses
lois; de même l'idée que l'homme, nlentalenlent et physiquement, est le résultat des lentes modifications perpétuées par
l'hérédité, suggère d'une lnanière irrésistible l'idée que c'est la
vie de la J'ace et non la vie de l'individu qui est l'objet de l'existence
humaine.
« Et c'est ainsi que s'est évanouie, continue H. Georges~
pour beaucoup de nous, et que s'évanouit encore pour un plus
grand nombre, cette croyance, qui, dans les batailles et les
malheurs de la vie, offre le plus grand appui, la consolation la
plus profonde. »
Ainsi, on le voit, toute action sociale, son succès auprès des
masses, est directement subordonné à l'idée, confuse sans doute,
mais réelle et certaine qu'elles auront de la rigueur des phénomènes économiques, à leur croyance au déterminismeimpitoyable
de la science. II nous est donc utile d'être mieux éclairés nousmêmes sur ces points, pour dissiper plus sûrement les erreurs
et les préjugés.
Or, si le Déterminisme Scientifique est aujourd'hui battu en
brèche de toutes parts et si les nombreux et remarquables
travaux de Critique scientifique contelnporaire font bonne
justice de la conception déjà vieille de Renan, du théorème
unique auquel était suspendu l'univers, il importe de ruiner
également le Déterminisme éconon1Ïque dont on a aussi tant
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149
abusé et de \ 'amener à sa vraie notion l'idée de loi naturelle en
Economie Politique.
Il a donc semblé que pour bien asseoir toute action sociale,
l'encourager et la réconforter, rien n'était plus intéressant et
plus édifiant en un sens que l'évolution de l'idée de loi naturelle
en Econonlie Politique.
Nous verrons, en effet, dans une première partie, qu'à peine
dégagée par les physiocrates, cette idée de loi naturelle est
aussitôt connue d'une manière absolue: la loi naturelle est
fatale, universelle et nécessaire; l'action sociale est désarmée
devant elle et son seul rôle provisoire est de faire tomber les
interventions humaines, les prohibitions et les règlements qui en
viendraient troubler le jeu naturel.
Mais bientôt la réactiQn commence contre cette idée par trop
rigoureuse: nous en suivrons les étapes, en étudiant comment
cette idée a perdu son double caractère d'universali1 é dans le
temps et de l'espace, grâce à l'Ecole Historique et aux diverses
écoles d 'Economie nationale - et son caractère de nécessité avec les docti'ines connues sous le nom de Socialisme d'État: ce
sera l'objet d'une seconde partie.
Enfin, et comme conclusion, nous essayerons de préciser dans
quelle nlesure l'idée de loi naturelle a conservé sa place dans
l'Economie Politique contemporaine et quel est alors le très large
champ ouyert à notre action par cette nouvelle conception.
1
L'idée de loi naturelle apparaît pour la première fois dans
la science avec les Physiocrates. Sans doute on trouverait bien
avant eux quelques penseurs qui ont soupçonné cette idée ou
l'ont eue partiellement, mais ce sont là des questions d'érudition
pure qui ne peuyent entrer dans notre sujet. Déjà Montesquieu
avait formulé l'idée sous sa forme générale; mais son esprit
proprelnent économique appartient bien aux physiocrates. C'est
surtout l'idée de l'ensemble, de l'harmonie du tout, plus encore
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RAYNAUD
que la loi de détail qui frappe les physiocrates. Mercier de la
Rivière, dans son ouvrage intitulé : Ordre naturel des sociétés
politiques, écrit: « L'ordre essentiel à toutes les sociétés particulières est l'ordre des devoirs et des droits réciproques dont
l'établissement est essentiellement nécessaire à la plus grande
multiplication possible des productions, afin de procurer au genre
humain la plus grande somme possible de bonheur et la plus
grande multiplication possible. )}
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B.
Les physiocrates dépeignent cet ordre naturel: importance
fondanlentale de l'agriculture, loi du rendement plus que proportionnel, circulation de la richesse, etc .. ' Il n'y a donc qu'à laisser
agir: l'homme ne fait pas les lois déclaratoires de l'ordre essen-,
tiel, il se borne à les porter au 111i1ieu de la société, comme le
signifie le mot législateur: voilà pour l'organisation politique et
sociale.
Quant à l'ordre économique, il suffit, suivant la maxillle
célèbre, de laisser faire et de laisser passer. C'est d'autant plus
facile que les physiocrates sont optimistes et que cet ordre naturel
est providentiel: « Il faut bien se garder, écrit Quesnay, d'attribuer aux lois physiques les nlaux qui sont la juste et inévitable
punition de la violation de l'ordre mêllle de ces lois, institllées
pOUl' opérer le bien. »
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...
Cette première conception ne ya pas sans soulever quelques
objections de la part des adversaires de la secte des économistes,
et il est curieux de releyer une page peu connue de l'abbé
Galiani, qui semble vraiment écrite de nos jours: Incidelll111ent,
dans ses dialogues sur le commerce des blés, Galliani combat
l'idée des physiocrates sur l'ordre naturel, voici en quels ternles :
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C'est un dialogue entre nn chevalier et un président de
Parlement:
« LE CHEVALIER. - La naiure ! Ne YOUS y fiez pas.
« LE PRÉSIDENT. - Comment! que je me méfie de la naiure ?
« LE CHEVALIER. - Et pourquoi non? Serait-il possible que
vous ne YOUS fussiez pas encore aperçu qu'elle ne prend pas garde
à nous et que c'est à nous à prendre garde à elle ...
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« Sans doute, la nature est quelque cho~e d'inunel~se, d'indéfini, elle est le digne oUYl'age de son créateur. Et nous, qui
sommes-nous? des insectes, des atowes, des riens. Comparonsnous: Sans doute, la nature revient fidèlement toujours aux lois
que son auteur lui a données pour durer un temps indéfini.
Sans doute, elle remet toutes les choses en équilibre, nIais nous
n'ayons que faire d'attendre ce retour et cet équiljbre. Nous
sommes trop petits; le temps, l'espace, le mouyement devant
elle ne sont rien; mais nous ne pouyons pas attendre. Ne faisons
donc point alliance ayec la nature, elle serait trop disproportionnée. Notre métier, ici-bas, est de la combaUre ... »
Mais, on ]e yoit, la réac Lion pour être éloquente n'est pas
bien profonde ni bien topique. Galiani concède l'existence de
l'ordre nature], mais tâche - au point de vue de l'action - d'en
séparer le domaine des choses politiques: ce qui est, en sonune,
insuffi sant.
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La conception une fois admise, la loi naturelle ne tarde pas à
être conçue d'une manière absolue.
Elle acquiert bientôt son double caractère d'universalité et de
nécessité.
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Cet ordre est général autant que naturel: « Quiconque n'oublie
pas, écrit Turgot (Lettre à Mlle de Lespinasse, 1770), qu'il y a des
États politiques séparés les uns des autres et constitués diverselnent ne traitera jamais bien aucune question d'économie
politique. « Et c'est ce même Turgot qui fOrlnulepourla première
fois une loi naturelle rigoureuse à l'occasion des salaires: « En
. tout genre de travail, il doit arriver et il arrive, en effet, que ]e
salaire de l'ouyrier se borne à ce qui est nécessaire pour lui
procurer sa subsisLance. »
Universalité et nécessité, ce sont là les deux caractères qui vont
de plus en plus se dégager avec l'école classique anglaise surtout ayec Ricardo, Malthus et Stuart Mill. - Je ne rappellerai pas cette évolution qui est dans toutes les luémoires .: on
sait comment Ricardo dégagea la loi du salaire nécessaire et la
loi de la rente, Malthus la loi de la population, Stuart Mill y
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B. RAYNAUD
ajoute entre autres la théorie du fonds des salaires: rien n'est
plus intéressant que le détail et l'Ilistoire de ces lois économiques, leurs réactions respectiYes les unes sur les autres. Mais
tout ce que nous en voulons relever ici, c'est que par l'analyse
et par l'étude détaillée des lois, se dégage très netteluent l'idée
de loi naturelle, universelle et nécessaire.
Stuart Mill exprilne à son tour la conception de l'Homo œconOlnicus: sans doute il dist~ngue l'art social et la science, mais
il croit à la portée objectiye et réelle des lois économiques .
La doctrine se poursuit et se trouve encore formulée avec
force par Bastiat dans ses Harmonies économiques. Il fait un
dernier retour à l'optimisme: Les lois naturelles sont bonnes,
harmonieuses, les n1eilleures possibles quand on les laisse agir.
Quel est alors le champ ouvert à l'action socia le? Ayec les
physiocrates, le moyen d'action était l'évidence. Il est clair que
l'ordre naturel est agencé pour le mieux: il n'y a donc qu'à le
montrer et bientôt les hommes y reviendront. Mais en attendant
on ne redoute pas de faire appel à la contrainte pour faire
respecter cet ordre naturel: c'est alors la théorie du despotisme
légal. Les physiocrates vantent la Chine, l'ancienne Egypte, la
Russie de Catherine II : car le despotisll1e légal et le despotisme
personnel du législateur n'en font qu'un, celui de la force de
l'évidence. Ainsi l'action est contrainte à un double titre : soit
au non1 de l'évidence des lois naturelles dont le respect s'impose, soit au non1 de la loi qui supplée cette évidence.
Mais l'évidence a sans doute gagné du terrain, car avec le
développement de l'école classique, cette restriction du despotisme légal disparaît et avec Adam Smith surtout, avec Ricardo,
Malthus et Stuart Mill nous trouvons le plein développen1ent de
la liberté con1lue maxÎlne d'art social.
Mais le pessimisn1e, imposé par les constatations de la science,
a bientôt remplacé l'antique optimisme et c'est avec stupeur,
étant données les sombres perspectives que la loi de la Rente et
la loi de la Population ouvrent sur le monde, que Stuart Mill
souhaiterait un arrêt dans la Inarche des choses.
« Aussi ne puis-je éprouver, pour l'état stationnaire des
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capitaux et de la richesse, cette aversion sincère qui se n1anifeste dans les écrits des économistes de la vieille école. Je suis
porté à croire qu'en somme il serait bien préférable à notre
condition actuelle. J'avoue que je ne suis pas enchanté de l'idéal
de vie que nous présentent ceux qui croient que l'état normal de
l'homme est de lutter sans fin pour se tirer d'affaire, que cette
l11êlée où l'on se foule aux pieds, où l'on se ·coudoie, où l'on
s'écrase, où l'on se l11arche sur les talons et qui est le type de la
société actuelle, soit la destinée la plus désirable pour l'humanité, au lieu d'être simplement une des phases du progrès
industriel» (1).
Il est surtout cu l'ieux de constater comment Malthus et Ricardo
n1aintiennent la doctrine de la liberté naturelle après leurs constations pessimistes.
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153
SOCIALE
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Ricardo, après son étude des lois du salaire - on sait que
c'est à la loi du salaire nécessaire qu'il avait abouti - conclut
ainsi: « Voilà donc les lois qui règlent les salaires, et qni font
le bonheur de l'immense majorité de tonte société. Ainsi que tout
autre contrat les salaires devraient être livrés à la concurrence
franche et libre des marchés et jamais les gouvernements ne
devraient chercher à la gêner par des règlements. »
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La théorie de Malthus, elle aussi, a de sérieux et funestes
contre-coups sur l'Action sociale: elle a été élaborée en 1798
contre Godwin, qui dans son « Enquête concernant la justice
politique », croyait que les n1aux de la société provenaient des
vices des institutions humaines et proposait une sériede réformes.
Pour Malthus il faut les éviter à tout prix, car le bien-être
qu'elles 'créeraient produirait assurélnent un accroissement de
population: ce qui serait, avec la loi qu'il a formulée, un nouveau
l11alheur.
Bien plus, la tradition se continue: l'application des doctrines
de Malthus, faite par quelques uns de ses successeurs, a pour
effet de décourager tout effort actif pour l'amélioration sociale.
Ainsi par exemple Chalmers passe en revue, par ordre, lOtIS les
(1) Stuart Mill. Principes d'Économie Politique,
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RAYNAUD
projets généralell1ent propiCes à l'amélioration de la condition
économique du peuple et les rejétte tous gravement, sous le
prétexte qu'une augmentation de confort all1Cnera une augmentation de la population, de sorte que le dernier état de choses sera
pire que le prelnier.
En tout cas, bonnes ou mauvaises, les lois naturelles existent
et notre action sociale se borne à les respecter. Liberté partout,
telle est la devise, qu'il s'agisse de l'action de l'Etat ou de celle
des individus. On connaît les célèbres applications de celte belle
nlaxill1C et les beaux résultats qu'elle a produits.
Pour l'Etat, abrogation de toute législation du travail en 1791,
efforts constants vers la liberté commerciale qui aboutissent, aux
environs de 1860, par le traité avec l'Angleterre, politique des bras
croisés, pour ne citer que les faits les plus marquants: si
l'Etat vOlllait intervenir, ce serait le péché du législateur, comme
l'écrit Spencer.
Pour l'individll, critiques violentes contre l'assistance et la
charité, qui empêchent sans doute la sélection naturelle d'agir
pleinement; liberté entière et sans limites à la plus âpre des
concurrences; contrat de travail réglé par la seule loi de l'offre
et de la demande; travail humain considéré COlnme marchandise; liberté illimitée de la spéculation.
En un mot, la devise est universelle: Liberté partout et souvent
derrière elle le malheur!
Ainsi dans cette première période, la science économique
dégage la loi universelle et nécessaire, avec conclusions optimistes ou pessimistes suivant les penseurs: l'action sociale
abdique devant ces lois: tel est l'aspect que nous présente l'école
classique dans son ensemble et dans son idée fondall1entale.
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Après ce développement de l'école classiquc, qui ~dmet une
loi naturelle, universelle et nécessaire, nous assistons à une
réaction profonde, qui se traduit par une nouvelle orientation de
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L'ACTION SOC1ALE
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la politique économique, par de nouvelles directions d'Art
Social.
C'est d'abord le caractère d'universalité qui disparaît ou qui du
moins est pro[ondéluent nl0difié, sous la double action de l'Ecole
Historique Allemande et des diverses Ecoles d'Economie nationale, pour ne citer que les plus importantes.
L'Ecole historique allemande, grâce à l'idée de contingence et
de relativité, en germe dans toute étude historique, ruine ou du
moins ébranle singulièrement les lois éconOluiques, immuables,
perpétuelles: pour elle la nlatière économique et les rapports de
ses parties sont en perpétuelle transfonnation; il n'y a pas deux
époques qui soient identiques, pas plüs qu'il n'y a deüx hommes
de tout point semblables. Autre est l'éconOlnie du lnoyen-âge,
autre celle des tell1ps modernes: illes faut étudier respectiyell1ent
et en détail sans prétendre aux lois générales ct constantes; on
pourra seulement observer des types, des successions dans une
époque et pour un tèmps déterminé et arriver par là à quelque
chose de scientifique, mais ce ne sont plus les lois universelles.
M. Schmoller, par exemple, pour ne prendre qu'un des plus
modernes représentants de l'Ecole historique allemande, adlnet
bien théoriquement qu'il existe des régLZlarités semblables à des
lois. Mais pour lui il faut restreindre les investigations à un
certain état de culture économique; en supposant cet état de
cul.t ure stable, on se risquera à déterminer les lois d'évolution
par lesquelles ces divers états de culture éconon1Ïque dérivent
les uns des autres; enfin, on essayera une formule générale du
progrès économique et du progrès de l'humanité. Il y aura de
hardis prophètes, mais il est douteux, conclut-il, qu'on arrive
pour le moment à ces lois: la lnéthode historique et psychologique, qui est infininlent lente, ne le permet pas encore et ne le
permettra pe~t-être jamais.
D'autres yont plus loin et, se rattachant à l'Ecole Réaliste,
renoncent dès 111aintenant à toute succession constante, à toute
loi générale: seules, les nl0nographies, les études de détail ~ont
possibles. C'est le point extrême, exagéré d'ailleurs, de la nature
contre l'Ecole classique.
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Les Ecoles d'Economie nationale traduisent sur le terrain
pratique cette nouvelle conception théorique. Les écrivains
qu'on a rangés sous ce nom et dont les principaux sont List
avec son Système National d'Economie Politique, et, en
France, M. Cauwès, président de la Société d'Economie nationale, fondée en 1897, sont ayant tout préoccupés de ce fait qu'il
existe une société économique nationale dont il faut principalement tenir compte: La Politique Economique en doit poursuivre les intérêts généraux: en fait, c'est surtout par la politique douanière protectionniste que l'action s'est traduite mais
a doctrine est plus large et admet un plus vaste programme. Et
par là la loi naturelle, si loi il y a, est plutôt le phénomène économique et national, non plus uniyersel.
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B.
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C'est ensuite le caractère de nécessité de la loi naturelle qui est
contesté par l'ensemble des doctrines qu'on a appelées du nom
de Socialisme d'Etat.
Certes, le socialisme collectiviste avait déjà porté un premier
coup à cette idée de nécessité: on a, bien des fois, relevé la
contradiction intilne, aujourd'hui très apparente, qui se trouve
dans le système de Marx. On sait, en effet, que si K. Marx adopte
l'idée de loi naturelle classique, dans sa théorie de la valeur, en
y joignant l'idée de lutte des classes, c'est pour admettre que l'on
peul rompre avec cette évolution fatale avec la socialisation des
nloyens de production: fatales lorsqu'il les critique, Karl Marx
croit ces mêlnes lois contingentes lorsqu'il propose des moyens
de réfornle.
Et aujoiud'hui, une importante fraction des écrivains socialistes, Bernstein en tête, en arrive à douter de cette nécessité des
lois de l'évolution. Karl Marx, dit-on, s'est trompé en affirmant
le développement du capitalisme, par la concentration puissante
des moyens de production dans les Inêmes 111ai.ns: les faits
selnblent démentir ces préyisions et rien ne permet rl'affirnler
que l'avenir soit, d'une Inanière certaine, à la grande industrie.
Celte nouvelle fraction de l'Ecole socialiste admet par{aitement
la possibilité d'une série de réfonnes sociales successives : c'est
donc que la nécessité des lois n'est rien moins que certaine.
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Mais c'est surtout l'Ecole socialiste d'Etat qui a ruiné l'idée de
loi naturelle nécessaire: tous les économistes qu'on a réunis
sous le nom de Socialistes d'Etat, dénomination qui comprend,
pour une bonne part, la réaction contre l'Ecole individualiste,
repoussent l'idée de nécessité; pour eux, l'état de choses actuel
doit être réformé sur bien des points: c'est l'ETAT, directeur et
organisateur de la sociéLé, qui peut et doit sans cesse intervenir;
ce n'est plus ici la loi naturelle qui est au premier plan, 111ais la
loi édictée par le législateur, la loi artificielle pourrait-on dire;
en Allemagne, c'est avec le SocialiSI'ne de la Chaire, 'Vagner,
Sclll11011er et Brentano, que se prépare et se réalise le grand
mOUyel11ent d'intervention de l'Etat par l'assurance obligatoire
et la réglementation du travail.
En mêl11e temps. le Socialisme d'Etat alnène une législation
sociale dans les divers pays; la liste est longue des lois qui, en
France, ont poursuivi une réforme sociale dans tous les
domaines.
Je passe rapidement sur ces constatations trop connues et
d'expérience quotidienne pour ainsi dire; nous n'avons qu'à
prendre conscience, du milieu d'action sociale où nous vivons,
sans qu'il soit besoin d'y insister.
On peut dire, d'un 1110t, que tout le terrain perdu par l'Ecole
classique est un don1aine où la nécessité des lois ne s'impose
plus et que l'Action Sociale a rec01Hluis :
Au point de vue de l'Etat, interyention croissante au 1101n de
la Justice et de l'Intérêt social dans les conditions du h"avail
pour l'hygiène et la sécurité des ouvriers; effort constant pour
faciliter et encourager toute institution d'mnélioration et de
progrès social. Par l'individu, admirable déyeloppen1ent, vitalité l11erveilleuse des institutions d'initiative privée: je n'en veux.
pour preuve que cette admirable exposition du Palais d'Eco-.
nomie Sociale et des congrès en 1900 où se résumait Inerveilleusement tout l'effort social du siècle tout entier!
Ainsi pendant cette série de phases l'Art et la Science Eco1.lon1ique vont en se séparant chaque jour davantage; à 111esure
que la Science, par diverses voies, prend possession de son vrai
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B. RAYNAUD
terrain, qui est de chercher par l'analyse et l'abstraction les
rapports constants qui tendent à régler la 111arche des phénoInènes, l'Art Social, je veux dire la politique économique et
sociale, occupe toute celte part du réel délaissé par la Science et
s'y établit sans conteste: l'Action Sociale se déyeloppe sous sa
double forme de l'intervention de l'État et d'initiative individuelle.
Elle a retrouvé son yéritable et immense domaine, il n'y a pIns
d'autres limites à l'espérance d'amélioration et de progrès, que
la lassitude et la faiblesse humaine, qu'il dépend de nous de
reculer sans cesse.
•
III
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En présence de cette évolution, deux questions se posent qu'il
hous faut résoudre pour conclure:
1. - Il faut préciser autant que faire se peut, la 111esure dans
laquelle l'idée de loi naturelle subsiste en économie politique.
II. - Il faut tirer en second lieu quelques conclusions pratiques an point de vue de notre nction sociale.
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A près ce tra vail de critique, l'idée de loi naturelle se trouve
singulièremen t modifiée : au lieu de l'ancienne loi objectÎ ve,
réelle, fatale, agissant sur les évènements à la Inanière du destiü
antique, la loi naturelle n'est pIns conçue que comme une règle
idéale, abstraite, qui s'impose ~l la limite mais qui est loin de
traduire la réalité tout entière dans sa complexité.
Ainsi, par exemple, l'économie politique reconnaît que les
prix sont régis par la loi de l'offre et de la demande. Qu'est-ce à
dire? Ceci: Si les demandes augmentent, les prix tendent à
hausser alors qu'ils tendent à baisser si les offres s'accroissent.
Mais après avoir énoncé pareille formule, aYons-nous ' une loi
qui traduit la réalité dans son ensemble: Nullement les approxiInations successives des prix agissent à leur tour sur le nOlnbre
des offres et des demandes et 111algré les subtiles aIlalyses de
l'école autrichienne, la loi réelle de la yaieur échappe encore
pour une part à nos investigations;
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159
De nlême la loi de la Rente est idéalement exacte, à supposer
uu étal. stationnaire de culture, à snpposer toutes ies terres
occupées, à supposer la population croissant sans cesse, toutes
conditions qui SOll-t loin d'être en fait réalisées,
En un mot on est en présence de ce que Caîrnes appelait très
justenlent les lois naturelles hypothétiques, non en ce sens
qu'elles sont une hypothèse dénuée de fondement, nullement,
mais en celui-ci: elles sont une abstraction prise sur la réalité, un
rapport conslant posé entre des conditions idéalement simples
qui sont bien loin de la complexité du réel.
« Une loi éconolnique, écrit Cairnes, exprime non l'ordre dans
lequel les phénOlllènes arriyent, mais une tendance dans laquelle
ils obéissent, d'où lorsqu'on l'applique aux faits extérieurs, elle
est vraie en l'absence des causes perturbatrices et représente par
conséquent une vérité hypothétique et non pas positive.» « Ainsi,
continue Cairnes ailleurs, il est donc évident qu'un économiste
raisonnant sur les faits incontestables de la nature humaine, le
désir de la richesse et la peine causée par le travail, et raisonnant
avec une logique rigoureusement exacte peut encore, s'il omet
de noter d'autres principes intervenant dans la question, être
conduit à des conclusions qlli n'ent allClln rapport avec la réalité
existante. »
Cela est tellement vrai que cette complexité du phénomène
économique par trop négligée et récenunent reconnue, a entraîné
une nouvelle spécialisation des diverses branches de l'économie
politique: on n'étudie plus seulenlellt aujourd'hui l'éconon1Îe
politique tout court: il y a l'économie industrielle, l'économie
rurale, l'économie coloniale. Ce n'est pas là pure question de mots
et d'étiquette: à Inesure qu'on reconnaissait mieux la complexité
et la diversité des phénomènes à étudier, on a senti le besoin de
les relier en une science spéciale et autonome.
Liées par la généralité de la loi, ces diyerses branches se sont
séparées par la diyersité du phénomène: au lieu d'observer les
phénomènes à leur point de départ, dans l'individu, où une
simplification par trop commode les dénature et les tronque; on
l~s saisit, à leur point çl'arriyée, dans leur épanouissemept social~
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B. RAYNAUD
avec le perpétuel souci d'en conserver l'originalit~ et la spécialité: par exenlple, au lieu d'étudier le travail tout court, on
s'attachera successivement au travail industriel, puis au travail
agricole, en nlontrant les effets divergents de la division du
travail dans les deux cas.
Nous trouvons enfin une nouvelle preuve de l'évolution indiquée dans 'ce fait: une nouvelle science s'est constituée ou tend
à se constituer. A côté de l'économie politique, qui est exclusivement une science posant des lois hypothétiques, se crée chaque
jour une discipline nouvelle qui est -l'économie sociale. Celle-ci
s'attache à lnaintenir la complexité infinie et la contingence
extrême des faits sociaux.
Ainsi, sans rejeter absolument l'idée de loi naturelle, on peut
dire qu'elle demeure dans la science et dans la science seulement à l'état de loi hypothétique, sans que jamais le jeu de ses
lois établissent un déterminisme scientifique.
Et alors que sera notre action? C'est là la seconde des deux
questions à laquelle devait répondre notre conclusion.
Puisqu'il y a si loin de la science à l'art, nous devrons d'abord
étudier les conditions de notre action. Sans doute cette étude est
terriblement plus conlplexe, plus détaillée, plus longue qu'une
étude des principes scientifiques; mais qu'importe? si elle peut
aider et hâter les résultats pratiques.
Ensuite, nous lutterons de toutes nos forces contre le préjugé
socialiste de l'évolution fatale. Nous répèterons - parce que cela
est vrai - que l'avenir sera ce que les honlmes d'action l'auront
fait; nous lnaintiendrons la méthode, aujourd'hui acceptée, de
l'étude des réformes successi yes, point par point; à chaque
amélioration acquise, à chaque loi votée, à chaque institution
créée, nous enregistrerons le progrès, non pour nous arrêter,
mais pour montrer que vraiment on peut quelque chose contre
le lnal pour le bien . .
Enfin et surtout, nous réclamerons, pour notre amour des
réformes, tout le terrain abandonné par ces funestes. doctrines
de pessimisme scientifique: l'économie politique ne sera plus la
science néfaste, l'école de découragement et d'inertie.
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Les conclusions idéales qu'elle fournit nous seront un nouvel
encouragement à agir. De m ême que la science constate qu'une
terre longtemps cultivée retomberait à l'état inculte et sauvage
sans l'effort et l'éternel travail du laboureur, de mênle nous
saurons que sur le terrain économique et social, la somme de
bien-être et de bonheur existant a été faite par le travail et
l'effort humain et qu'elle ne se maintiendra ni n'augmentera que
par ce même effort.
Sur le terrain de l'art social, nous retrouverons la place largement ouverte à l'action et aux réformes sociales. Certes, tout
n'est pas fait, mais l'espoir renaît. Le cauchenlar qui bannissait
du monde moderne la croyance en une vie meilleure se trouve
ainsi détruit.
Sans doute, d'un côté, je veux dire parmi ceux qui enseignent
ou étudient l'économie politique, ce nlouvenlent est déjà en
train de se faire, tout de lnême qu'en philosophie le Positivisnle
et le Déterminislne ont perdu du terrain. Mais, de l'autre, dans
les classes populaires, il faut répandre ces idées de scientifique
contingence, il faut lulter contre cette résignation stupide devant
le fait, qui est au plus haut point déprimante et qui n'a rien de
scientifique.
Ainsi notre action sociale se ressaisit: sans doute, ce n 'est pas
le bonheur complet, ni le sombre malheur; c'est au moins le
champ libre ouvert aux bonnes volontés, l'espoir inimité vers
un idéal de justice sociale.
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�-LE R()LE DES CAPITAUX
PANS
LES COLONIES
FRANÇAISES
PAR
Henry BA13LED
Professeur
il la FaeqIté de Droit d'Aix et ù l'Illstitqt Colonial de Marseille
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Considérations générales.
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Aux colonies, comme dans la Inétropole, le capital est le
facteur indispensable de tout développement économique.
Outillage public et industries privées, tout est à créer, et rien ne
peut se créer sans lui (1).
Mais partout, mêmè pour les colonies à pOEulation indigène
très dense comme l'Indo-Chine, les ressources budgétaires sont
insuffisantes à doter les travaux publics indispensables. Ils ne
peuvent être entrepris qu'ayec l'apport des capitaux de la Inétropole. Il en est de même a fortiori pour les entreprises privées,
industrielles ou comnlerCiales. Il est rare que les initiateurs de
ces entreprises aient en leur possession les capitaux considérables
qui leur sont nécessaires. Ils den'ont faire appel au crédit pri vé
de la métropole, comme les colonies elles-lnèmes font appel à
son crédit public.
Ainsi donc, àce double point de vue,l'immigration des capitaux
est aussi nécessaire à nos colonies que celle des colons. Et cette
nécessité est q'autant plus in~périeuse que la n~ajorité de 1105\
-
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(1) La question de la constitution et de l'organisation du eapital aux colonies
a été mise à l'ordre du jour des sessions de 1904: et 190:> de -l'Iq.stitut colônial
international et a fait l'objet de deux rapports de ;\1. Sçharlaçh.- Cf. cO'11Hte~
nmdns 1904 p. 4~, 215, ~6~ , et 1905 p. 617.
-
�164
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HENRY BAB LED
colonies sont des colonies d'exploitation, caractérisées par l'in1portance prédominante des avances à exposer et des outillages à
établir. Les colonies de peuplement pourraient être à la rigueur
des colonies de prtits capitalistes. Les colonies d'exploitation
sont nécessairement des colonies de grands capitaux.
Mais à la différence de la plupart des hOnll11eS, les capitaux ne
connaissent ni frontières, ni patrie; ils iront au bout du monde
s'ils croient y trou ,'er le maximunl de sécurité ou de profit.
Aussi est-il nécessaire de leur assurer ces deux conditions pour
diriger leur exode vers nos colonies. Alors les plus modestes
épargnes, comme les fortunes les plus puissantes, s'associeront à
l'œuvre colonisatrice qui deyiendra celle de la nation tout
entière.
Mais un pareil résultat ne peut s'obtenir que s'il est prouvé aux
capitalistes qu'ils peuvent compter sur la collaboration loyale
et énergique de l'Administration coloniale. Trop souvent leur
initiative se heurte à l'indifférence, voire luême à l'hostilité des
fonctionnaires locaux, portés à voir dans les profits des colons
une atteinte directe aux prérogatiyes de l'État, et à revendiquer
pour lui l'intégralité des bénéfices des entreprises coloniales. Ces
tendances déplorahles, n'ont que trop souvent inspiré, ainsi qne
nous le verrons,les cahiers des charges des Sociétés concessionnaires de l'État aux colonies. Tantôt des clauses léonines les
mettent à l'entière discrétion de l'arbitraire administratif, tantôt
la clause de rachat permet à l'État de se réserver tous les profits
éventuels d'une entreprise, en ne laissant au capital engagé que
les risques.
Le résultat inévitable de ces traditions administratives est
d'habituer les capitaux français à se diriger vers les colonies
étrangères, de préférence aux nôtres. Et voilà pourquoi la question des capitaux est demeurée, con1me en témoignait naguère
M. Austin Lee, dans un rapport au Foreign-Office, une des plus
grandes difficul tés à résoudre par les colonies françaises.
�LE ROLE DES CAPITAUX DANS LES COLONIES FRANÇAISES
165
CHAPITRE PREMIER
Classification des Capitaux engagés dans nos Colonies
Les capitaux se subdivisent, aux colonies comme dans la
Inétropole, en capitaux publics et capitaux privés.
Les premiers sont affectés à leur outillage économique général
(travaux publics de toute nalure, ports, phares, balises, voies
terrestres et fluviales, chemins de fer, etc.), les seconds sont
consacrés à leur nlise en valeur industrielle et commerciale.
I. --
Ils peuvent provenir: 10 du budget métropolitain (exécution
directe, subventions, garanties d'intérêt); 2° des budgets locaux
des colonies; 30 enfin d'emprunts publics négociés dans la
Inétropole .
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LES CAPITAUX PUBLICS
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10 Les capitaux publics fournis par la métropole tant
pour l'administration que pour les travaux des colonies
s'élèvent à environ 125 millions par an (Algérie et Tunisie
comprises). Mais dans ce chiffre ne sont contenues ni les
dépenses militaires de l'Algérie et de la Tunisie, ni les garanties
d'intérêt des chemins de fer algériens, ni les retraites des fonctionnaires coloniaux. En les faisant entrer, COlnme de juste, en
ligne de compte, c'est à plus de 200 Inillions qu'il faut évaluer
le chiffre des capitaux de l'État prélevés, pour le compte des
colonies, sur le budget annuel de la métropole.
Il ya là pour elle une lourde charge qui, d'après les règles de
l'autonomie budgétaire des colonies, devrait passer progressive-
�166
\.
HENR Y BABLED
lnent au compte des budgets locaux. Telle est la règle depuis
longtemps suide par les colonies anglaises, plus anciennes, il
est vrai, et plus économiqucnlent prospères que les nôtres.
2° Il est assez nlalaisé de faire \lne évaluation exacte des
r~ssourçes budgétaires affectées par les colonies à leur outillage
public. Elles sont en majeure partie absorbées par les frais
d'administration proprement dite. Il est facile au contraire de
supputer les capitaux publics imnligrés par voie d'emprunt. La
plupart de ces emprunts n'ont été en effet négociés qu'après
la loi du 13 avril 1900 qui a créé l'autonomie financière des
colonies.
3° Les colonies ont, comme la lnétropole, deux luodes d'enlprunts: 1° par voie d'appel direct au crédit; 2° par voie indirecte,
en accordant une garantie d'intérêts à des compagnies privées.
qui avancent le capital nécessaire à des travaux publics déternlinés : création de ports, chemins de fer, etc.
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Le lnontant de ces diverses variétés d'emprunts coloniaux
dépasse actuellement 900 millions, et ne tardera pas à atteindre
ayec les projets d'emprunts nouveaux plus d'un lnilliard. Leur
émission et leur affectation sont soumises ~l des règles rigoureuses, destinées à en assurer l'utilisation productiye et
l'amortissement (1).
Il n'en est pas de même pour le contrôle de l'emploi des
ressources des budgets locaux affectées aux travaux publics;
entrepris trop souvent sans plan d'enseluble, ils n'ont pas toujours donné de résultats économiques en rapport avec les sacrifices consentis.
II. -:-
LES CAPITAUX PRIVÉS
Nous qésignons ainsi, par opposition aux capitaux publics:
1° ceux qu'apportent avec eux les immigrants pour la mise en
(1 ) SAINT-GEI\MA.I~, Rapport SUl" le budget des colonies, 1906. - l?ierre l\1A,
Les emprunts des colonies françaises, Quest. diplôm. ~t col. l 16 féYl'i~r 1ge ~ ~t
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�LE ROLE DES CAPITAUX DANS LES COLONIES FRANÇAISES
167
yaleur de leurs concessions et entreprises (capitaux indi viduels);
2° ceux que 1éunissent à titre de fonds social les Sociétés de
crédit, d'industrie ou de commerce ayant pour but l'exploitation
économique de nos colonies (capitaux associés),
Les capitaux privés ne peuyent être évalués que d'une 111anière
très approximative à deux milliards environ - chiffre encore
bien insuffisant si l'on songe à l'immense étendue et aux possibilités presque illimitées de rendell1ent économique de notre empire colonial.
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Capitaux individuels.
Ils peuvent ètre sollicités suivant leLit importance (petits et
1110yens capitaux) et suivant les catégories de èolonies, de plusieurs façons différentes.
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COLONIES DE PEUPLEMENT
Premier procédé: Concessions agricoles parcellaires. - Elles
sont offertes aux colons lllunis d'un petit avoir, soit pour un
prix très nlodéré et avec grandes facilités de paiement (Tunisie,
Algérie), soit même à titre entièrement gratuit (Algérie, NouvelleCalédonie). Mais les conditions de nlÎse en valeur des lots
concédés, les frais d'achat d'un outillage agricole, et les avances
annuelles de culture nécessitent forcénlent l'apport de capitaux
nlodestes qui peuvent varier, suivant l'étendue des lots, de six il
douze nlÎlle francs (1).
Souvent même l'Administration (Algérie, Congo, Madagascar,
Nouvelle-Calédonie) exige, avant d'accorder un lotissenlent, la
justification d'un capital minimum immédiatement disponible.
Par malheur les calculs administratifs, volontiers optimistes,
(1) La statistique générale de l'Algérie pour 1.904 mentionne 75 lots d~ colonisation vendus, et 289 lots concédés dans l'année à des familles de 1196 colons
qui ont apporté avec eux des capitaux d 'une importance totale de 3.459.2-10 fi'.
soit en moyenne 1150 franc s cnyiron par famille de quatre personnes.
�168
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HENRY BABLED
garantissent trop souvent le succès à des capitaux insuffisants
sans tenir compte des années de luauyaise récolte ou de 111évenie
des produits. Il en est résulté la ruine de trop nombreux colons,
déçus par les mirages des théories officielles (1).
Les crises agricoles qui désolent depuis plusieurs années la
Nouvelle-Calédonie et Madagascar ont démontré le danger des
entreprises conduites ayec des mises de fonds nlédiocres. On
évalue aujourd'hui à 25 ou 30.000 francs pour la Nouyelle-Calédonie, à 50.000 francs pour Madagascar le minimum des capitaux nécessaires aux exploitations agricoles, en raison des frais
de premier établissement et de la longue attente nécessaire ayant
d'obtenir des récoltes rémunératrices. Une exploitation normale
exigerait nlême 100 à 150.000 francs.
Dans ces conditions ce n'est plus aux petits nlais aux moyens
et lnênle aux grands capitalistes que s'adresse la colonisation
agricole.
Deuxième procédé: Métayage agricole pal' colons Français. Ce procédé présente sur celui des concessions l'ayantage de
n'exiger de l'agriculteur immigrant que de très modf'stes capitaux et de ne pas les exposer aux périlleux aléas dont nous
venons de parler. Il est acLuellenlellt propagé en Tunisie par la
Société des Fernles françaises.
Cette Société, créée en 1899 sur l'initiative de 1'.1. J. Saurin,
s'est transformée depuis 1905 en Société anonyme au capital de
un nlÎllion de francs; elle a pour but l'achat et le nl0rcellenlellt
de grands domaines fonciers en petites exploitations rurales
régies par maîtres valets ou offertes à des métayers français.
Les conditions générales de ces contrats de métayage sont les
suiyanies :
Leur durée est de trois, six, neuf ans ayec une première année
d'essai facultatif.
La Société fournit le sol (50 à 100 hectares), les bâtiments, les
(1) Cf. Notice officielle de la Nouvelle-Calédonie pOUl' -1900. - On estimait
nlors un capital de 5 à 6 000 francs suffisant pour la mi se en valeur d 'une
concession d 'une étendue de 20 hectares dont 5 il planter en caféiers.
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169
animaux de travail et de rente, la batteuse à vapeu,r pour les
céréales; le nlétayer fournit le petit 111atériel agricole (charrue,
charrette, nloissonneuse-lieuse) et la main-d'œuvre nécessaire.
La Société exige du métayer la justification d'un capital disponible de 2.000 à 3.000 francs en espèces, suiyant l'étendue de la
culture. Ce capital doit servir à l'achat du 111atériel agricole 111is
à sa charge (700 à 800 fr.); aux avances nécessaires pour vivre
une année ayec sa fmllille (600 à 1.200 Ir.); aux ayances nécessaires pour payer ses auxiliaires indigènes.
Le partage des produits a lieu par nloitié. En outre pour l'alimentation de sa fm11ille et de ses domestiques, le métayer a la
jouissance exclusive d'un jardin de 1.000 111ètres carrés, de' la
basse-cour et d'une vache laitière.
La Société garantit au métayer un nlÎninll11U de produits qui
assure son existence dans les années calmlliteuses. Cette garantie
varie de 1.000 à 2.000 francs par an, suivant l'étendue de la fernle
cultiyée. Les conditions de ces contrats sont en somme à peu
près celles en usage dans le Midi de la France. Toutefois certaines clauses accessoires nous semblent particlllièrell1ent rigoureuses pour les nlétayers (1).
Quoi qu'il en soit, il semble que le Gouyernement tunisien
pourrait s'inspirer de cette initiative et ajouter à la cOlllbinaison
des concessions foncières à paiements échelonnés, celle du
colonat partiaire ayec promesse de vente. Les conditions en
seraient nécessairement moins rigoureuses, puisque l'Administration n'a pas con1lue une société particulière la charge d'un
capital à rémunérer. Et le problènle toujours non résolu de
l'apport de la 111ail1-d'œuvre française et des petits capitaux
(1) Ex. : l'J La Société peut racheter à un prix moyen fixé par elle la part
de récolt,e de ses métayers, et exiger d'eux le remboursement, suivant un prix
également fixé par elle seule, d'un tiers des phosphates employés à l'amendement du sol.
20 La Société interdit à ses métayers de faire des travaux de culture sur
d'autres terres que les siennes, ce en quoi ils sont plus durement traités que
les khammès indigènes.
30 La Société se refuse à insérer clans ses contrats une promesse de vénte,
ce qui empêche ses métayers de profiter de la plus~value économique donnée
au sol par leur travail.
�170
HENRY BABLED
français en Tunisie pourrait y trouyer peut-être une solution
définiLi ye (1).
13. -
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COLONIES n'EXPLOITATION.
Les petits capitaux peuvent trouver à s'y employer sous forme
d'actions des sociétés foncières, industrielles ou commerciales.
En raison des frais considérables nécessaires à la création des
cultures riches, les entreprises agricoles ne son t accessibles _
qu'à des capitaux moyens et plus sùrement encore aux grands
èapitaux des sociétés concessionnaires.
Au Congo on estime à 25.000 francs le capital nécessaire à la
miSe en yale ur d'une cacaoyère de 10 hectares, dont le rendelnent ne commence qu'à la sixièllle année et dure pendant
quinze à vingt ans, avec un produit annuel nloyen de 6 à
10.000 francs.
En Indo-Chine, la Direction de l'agriculture estime à 50.000
-francs le capital nécessaire pour la mise en valeur d'une conces"
sion d'étendue nloyenne (6 à 800 hectares).
Le capital nécessaire à un propriétairefollcier pour la créa Lion
d'une rizière avec nlétayage collectif indigène est d'environ
30.000 francs pour 1.000 hectares. La rizière rend, au bout de la
sixième année, de 8 à 10.000 francs par an .
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§ 2. • . r._
Capitaux associés.
Nous avons ainsi désigné ceux que groupent sous forme
d'actions ou d'obligations les sociétés coloniales agricoles, industrielles, conunerciales ou de crédit.
Les combinaisons diverses que peuyent adopter dans les
colonies françaises les capitaux associés sont:
10 Toutes les formes légales des sociétés ordinaires en usage
dans la métropole, civiles ou commerciales;
(1) Cf. ACCARY. La pctile cullure ell T/lnisie. Thèse Paris Hl02. - H. LORIN.
Le métayage par {amilles françaises Cil Tlli1isie (Mémoires du Müsée social.
mai 1904).
�171
LE ROLE DES CAPITA tJX DA ~l S LES COLONIES FRANÇAISES
2° Une forme de société anonyme spéciale à cerlain~s colonies
françaises (sociétés coloniales priyilégiées). Le Congo français
en a été seul doté jusqu'ici, quoique théoriquenlent elles aienl
été également pré"ues par les décrets qui régissent les concessions foncières en Afrique Occidentale et à Madagascar.
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LES SOCIÉTÉS COLONIALES ORDINAIi-ŒS.
La législation actuelle ne mentionne rien de particu]ier en ce
qui les concerne. Mais il peut être intéressant, tant au point de
yue légalqu'au point de yue économique; d'examiner théoriquement dans quelle Illesure la moyenne et la petite épargne
pourraient être sollicitées yers leur formation.
Si l'expansion de la puissance coloniale de l'Angleterre est
aussi considérable, a-t-on dit, c'est qu'elle a trouyé dans toutes
les classes de la nation les concours financÎers nécessaires. Ne
conviendrait-il pas de s'inspirer de cet exemple et de rendre les
entreprises coloniales accessibles aux plus modestes épargnes
en modifiant notre législation sur les sociétés et en autorisant
toutes les sociétés indistinctement à descendre pour leurs
actIons ou coupures d'actions jusqu'au taux minimunl de
25 francs? (1)
En faveur de cette réforme, on pourrait faire obser~\'er que la
ioi du 1er aoùt 1893 a déjà réalisé un pren1Îer progrès dans ce
sens. Elle autorise en effet les sociétés en commandite par
actions et anonylnes à diyiser leur capital en actions ou coupures
d'actions de25francs quandcecapital n'excède pas 200.000 fran~s,
à condition que leur yersement intégral précède la constitution
de la société, et à di viser leur capital en aclions d'au 1110ins
100 francs, RVCC versement obligatoire initial du quart, soit
25 francs, quand ce capital excède 200.000 francs.
Quant aux sociétés à capital variable, dont le capital initial
ne peut dépasser 200.000 francs, elles peuyent égalcnlent diviser
ce capital en parts de 25 francs, strictement nonlinatives, RyeC
versement initial réduit au dixièlne, soit à 2 fI'. 50 par action.
(1) Cf; Institut colonial international. - C. Rendus et l'apports : 1904 p. 365
et 1905 p. 619.
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HENRY BAB LED
Mais les sociétés dont le capital est inférieur à 200.000 francs
sont d'une application peu fréquente aux colonies, en raison de
l'exiguïté relative de leur rayon d'action. Elles ne pourraient
donc rendre que peu de services en dehors des coopératives
agricoles de culture ou de yinification dont on essaye actuellenlent de doter l'Algérie et la Tunisie.
Contre l'adoption de la réforme proposée, on a objecté que les
aléas des entreprises coloniales sont à leurs débuts trop considérables pour qu'on puisse les reconul1ander aux petits épargnants, et qu'il serait sage de ne les solliciter que pour des
emprunts publics bénéficiant de la garantie de la nlétropole,
ou pour des affaires industrielles d'une solidité déjà éprouvée.
Mais tant valent les hommes, tant yalent les entreprises. Deux
sociétés, placées dans les lnêmes conditions par leurs statuts et
leur capital social, peuvent aboutir en nlême tem ps, l'une à la
prospérité financière, l'autre à la ruine. Il faut se souvenir que
si les capitaux sont beaucoup, le travail de direction est plus
encore.
Enfin, toutes choses égales d'ailleurs, plus sera considérable
le capital de fondation d'une société, plus elle aura de chances
de solidité et de réussite. Et plus ce capital de fondation sera
morcelé, plus il aura de chances d'être souscrit, quelle que soit
l'importance de son chiffre, car si'une part il sera accessible aux
petits épargnants qui sont légion en France, et d'autre part leurs
risques seront limités à une faible perte en cas d'insuccès.
Aussi ne croyons-nous pas devoir nous associer à la réprobation 111anifestée par certains écononlÏstes contre la création
de puissantes sociétés coloniales à parts nlorcelées. Nos petits
épargnants n'ont été que trop sollicités par une foule de sociétés
anglaises de ce type, dont les titres se négocient couranUllent sur
le marché de banque de Paris. Leurs capitaux dirigés vers nos
colonies y trouveraient tout au moins la garantie d'un contrôle
administratif sur le fonctionnement des sociétés, qui fait totalement défaut pour nos placements à l'étranger (1).
(1) Dans un rapport de 1898 notre consul à Prétoria signalait que parmi les
nnombrahles valeurs minières du Transyaal négociées sur le marché de
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LE ROLE DES CAPITAUX DANS LES COLONIES FRANÇAISES
B. - ' LES
173
SOCIÉTÉS COOPÉRATIVES AGRICOLES
DANS NOS COLONIES DE PEUPLEMENT
Dans une étude récente, M. de Rocquigny (1) signale quelques
ingénieuses tentatives d'application des coopératives de production (Sociétés anonymes. à capital variable) à l'agriculture
algérienne.
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a) Société coopérative agricole eL viticole d'Algérie. Elle
possède actuellement un capital de, 200.000 francs, réparti entre
300 actionnaires. - Le taux des actions est de 100 francs. Le
chiffre d'affaires annuel moyen est de 1.200.000 francs. Sur les
bénéfices, 40 010 sont répartis aux adhérents et 20010 aux actions,
en sus d'un intérêt statutaire de 5 010 ; 70.000 francs ont été
versés au fonds de réserve.
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C'est une
coopérative de vente et d'expédition. Elle possède un capital de
38.000 francs divisé en parts de 100 francs dont le quart seul a
été versé, et fait un chiffre annuel moyen de 100.000 francs.
b) Société coopérative des primeuristes d'Oran.
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c) Gave coopérative de Dupleix . - Elle possède un capital de
30.000 francs, divisé en parts de 100 francs, dont le quart seul
a été versé, et a fabriqué en 1905 3.000 hectolitres de vin au prix
moyen de 10 francs l'hectolitre.
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d) Société des huileries de Guelma. - C'est une coopérative au
capital de 25.000 francs, divisé en 100 actions de 250 francs. Elle
verse ap.x producteurs d'olives de sa clientèle 20 010 de ses bénéfices, et 20 010 aux actionnaires, en plus de l'inLérêt statutaire
de 5 010. Le reste alimente un fonds de réserve.
Londres, au taux nominal d'une L. St. , 75 %
au moins ne correspondaient
à aucuue exploitation , voire mème à aucune concession effective. Environ
deux milliards de l'épargne française ont été s'engouffrer dans les spéculations
sud-africaines. Une bonne moitié est irrémédiablement perdue.
La loi de finances du 30 janvier 1907 (article 3) vient enfin d 'édicter quelques
mesures de préservation en ce qui concerne l'admission sur le marché fra!?çais
des titres des sociétés étrangères.
(1) Mémoires et documents du Musée Social 1906: La coopération dans
l'agriculture algérienne .
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I-iE:-JÎr\' llABLED
e) Village coopératif d'Oran. - Cette société a été créée eIi
1905 pour le défrichement et la mise en culture d'une concession
de 1.000 hectares située à 700 mètres d'altitude dans l'arrondissement de Sidi-bel· Abbès. C'est une société anonYlne à capiLal
variable, au capital initial de 5.600 francs, divisé en 112 actions
de 50 francs, dont le dixième seul ~ été versé Ïlnmédiatenlent, le
reste éLant payable en neuf mensualités. La société est tenue de
jusLifier dans le délai d'un an d'un capital de 100.000 francs. Les
actions ont droit à un intérê~ statutaire de 4 010 et à 20 % des
bénéfices. Le reste, soit 80010, ira aux Lrayailleurs associés ou
stagiaires que la société se propose d'installer sur sa concession,
et aux trayailleurs salariés qui leur viendront en aide.
C. -
LES SOCIÉtÉS COLONIALES PRIVILÉGIÊES.
Nous ayons déjà eu l'occasion de mentionner leur exisLence à
propos des concessions foncières du Congo français. Il conyient
de donner ici quelques détails sur leur organisation.
La rapide extension de notre empire colonial qui nous a dotés
en quelques années de cinq millions de kilomètres carrés de
terres nouyelles nécessitait un efi'ol't économique trop graIid,
semblait-il, pour la pénurie des ressources budgétaires locales et
le faible rayon d'action des entreprises pri vées.
Le sysLème des compagnies à charte de l'Angleterre et de la
Belgique, pl1issantes par lelirs capitaux et leürs privilèges
régaliens, trouya en France à partir de 1890 des partisans zélés et
a llssi en même temps des ad versaires irréductibles.
Malheureusement les nlinistres éphémères qui se succédaient
au départenlent des Colonies apportèrent sur cette question leur
incohérence de vues coutumière. L'on vit M. Chautemps en 1895,
et M. Guieysse en 1896, annuler de vastes concessions foncières
accordées par leur prédécesseur, M. Delcassé, au Congo et à la
Côte d'Iyoire. Ces annulations arbitraires furent elles-mêmes
annulées en 1897 par le Conseil d'Élat.
Au n1Ïlieu de cette anarchie, le Parlement fut saisi d'une
proposition Layertüjon telaliye à la création de COlnpagnies
privilégiées de colonisation.
�LE ROLE DES CAPITAUX DANS LES COLONIES FRANÇAISES
175
En présence de l'hostilité 111anifestée par la Commission
sénatoriale chargée de son examen, le Gouvernemenf résolut de
se passer une fois de plus de l'approbation parlementaire.
Toutefois, conUl1.e il s'agissait d'instituer un droit nouyeau, qui
sortait toul à fait du cadre pré"u par le séllatus-consulte de 1854,
on jugea opportun d'esquiver la responsabilité de cette initiatÎye
extra-légale. En conséquence M.le ministre des Colonies Trouillot
fit créer, par décret du 16 juillet 1898, llne Commission extra
parlementaire des concessions coloniales, composée de membres
du Conseil d'État, de la Cour des Comptes, et des Directeurs du
Ministère des Colonies, Un décret du 13 noyembre 1899, enleya à
ces derniers voix délibératiye et fit entrer dans la Commission
huit délégués permanents des Chambres de Commerce de Paris,
de Lyon et des principaux ports de France.
D'ailleurs, cette Commission, composée aujourd'hui encore en
majorité de fonctionnaires de la Métropole, sans aucune adjonction de délégués coloniaux, ignore fatalement les conditions
économiques ou politiques des colonies intéressées. Ainsi
s'expliquent les clauses du décret et du cahier de charges-type
rédigés par elle pour le Congo français, les seuls d'ailleurs qui
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aient encore YU le jour : Ils constituent comme la synthèse du
formalisme ndministratif le plus étroit, le plus yexatoire et le
plus tyrannique.
•
�176
HENRY BABLED
CHAPITRE II
Condition juridique et économique des Société coloniales
privilégiées.
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CONGO FRANÇAIS
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§ 1. -
Régime légal des Sociétés privilégiées.
Les règles qui les régissent ont été déterminées par le décrettype et le cahier des charges annexe, rédigés en 1899, par la
COlllmission des concessions coloniales (1).
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PRIVILÈGES CONCÉDÉS
Pendant une durée de trente années, les sociétés concessionnaires ont, sur toute l'étendue de leurs concessions, des droits
exclusifs de jouissance, d'exploitation agricole et forestière, et de
vente des produits de cette exploitation (ivoire, caoutchouc),
mais elles n'acquièrent aucun droit sur les gisements miniers
du domaine cbncédé.
A l'expiration de cette période de trente ans, elles deviendront
propriétaires des territoires et forêts mis en valeur, en confor111ité d'un certain nombre de prescriptions.
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(1) La première application de ce décret-type et du cahier des charges qui
l'accompagne a été faite à la concession de MM. Tréchot frères, à la date du
31 mars 1899. (Bulletin du Ministère des Colonies, 1899, p. 896). Cf. sur l'historique de la question: LEFÉBuRE. Le régime des concessions ail Congo. Thèse.
Paris 1904 (1-39). - CUVILLIER-FLErRY. La mise en valeur dH Congo Français ,
Thèse, Paris 1904 (84-119).
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�LE ROLE DES CAPITAUX DANS LES COLONIES FRANÇAISES
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177
Toutefois, ces prÏYilèges ne sont accordés que sous une triple
réserve:
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10 Celle des droits résultant pour les tiers et des obligations
résultant pour les concessionnaires des stipulations des actes
généraux de Berlin et de Bruxelles, en date des 20 février 1885 et
2 juillet 1890 ;
20 Des droits antérieurement acquis par des tiers;
3° Des droits antérieurement acquis par des indigèues .
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Ces restrictions ont déjà donné lieu à de très sérieuses diffic~lltés d'interprétation, yoire même à des échanges de notes
diplomatiques.
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B. -
OBLIGATIONS IMPOSÉES
1 Obligations relatives à la constitution légale des Sociétés. 0
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Elles apportent certaines dérogations au droit COlllmun des
sociétés anonymes ordinaires et ont pour hut d'assurer, d'une
n1anière plus stricte, la régularité de leurs opérations et de leur
fonctionnen1ent.
C'est ainsi que les concessionnaires fondateurs sont tenus de
se substituer, dans un délai de deux mois, une société anonyme
française, ayant un capital déterminé (généralement supérieur à
un million), dont le quart devra être immédiatement versé; le
capital-actions devra être au moins égal à la moitié du chiffre des
obligations à émettre. En ouLre, aucune émission d'obligations
ne pourra avoir lieu ayant le versement et l'emploi des trois
quarts du capital-actions.
Les fondateurs demeurent pendant trois ans solidairement
responsables avec la société de tous les engagements pris par
elle. Leurs parts bénéficiaires, s'il en est créé, ne pourront être
rén1unérées qu'après l'attribution d'un dividende n1inÎll1um de
5010 au capital-actions, et dévront rester nominatives tant qu~il
ne leur aura pas été fait au moins deux répartitions consécutives.
Enfin le Conseil d'Administration devra être composé pour
les trois quarLs de nos nationaux et le siège social être fixé en
terri toire français (art. 2 à 5),
�'"
.
178
HENRY BABLED
L 'État étant directement intéressé à la bonne gestion financière de ces sociétés, comme participant à leurs bénéfices, uq
clélégué du Ministère des Colonies devra être convoqué à toutes
les asselublées d'actionnaires et aura les mêmes droits d'insp ection et de contrôle que les commissaires des comptes.
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a) Dépôt d'un cautionnement;
b) Paiement d'une redevance annuelle progressiYe ;
c) Prélèvement de 15 0 10 sur les bénéfices annuels des
sociétés;
d) Contribution pour l'établissement de postes de douanes;
e) Contribution à la construction des lignes télégraphiques;
r) Construction de bateaux à vapeur, soumis à un droit de
réquisition, et au transport gratuit de la poste.
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2° Obligation relatives allX redevances fiscales des Sociétés.- Ces
. obligations diverses, édictées en principe dans le but de
contraindre les sociétés à une luise en valeur iIumédiate, ont
abouti à un résultat directement opposé, et constitué beaucoup
plus Ull.e entrave qu'un stinl.ulant à leur producli vité écononlique.
Elles se décomposent ainsi
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Le caulionnenlelll exigé des sociétés immobilise actuellement
1.016.000 francs, sur 50 millions de capital.
La redevance annuelle était, pour les cinq premiers exercices,
260.000 francs par an. Elle s'élève actuellement à 424.500 francs
pour atteindre, de la onzième année à la fin des concessions
actuelles, une annuité de 533.000 francs.
La redevance annuelle, qui ne représente que 1, 2 0 10 du
capital des soc.iétés n'a rie.n que de légitilne; elle représente un
loyer presque nominal des domaines sur lesquels ont été attribuées les concessions. Elle contraint d'ailleurs les sociétés il
se nlettre inlluédiatement à l'œu "re, et augmente graduellement
avec la luise en valeur présumée de leurs concessions. Il en est de
nIème pour le prélèvenlelll de 15 0 10 sur les bénéJices nets
annuels. Redevance et prélèvement sont, aux termes de l'article 6
du décret- type, le prix de la concession. La participation aux
�LE ROLE DES CAPITAUX DA.NS LES COLONIES FRANÇAISES
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179
bénéfices est en outrede nature à solidariser les intérêts de l'Élat
et des cOlIlpagnie3, et à leur assurer la collaboration bienyeillante d~ l'Adll1inistration coloniale. MalheureuselUellt~ les
espoirs fondés sur cette collaboratioq n'ont été clue trop fréquemlnent déçus.
Les deux premières redeyances constitl1ellt pour les sociétés
ùes charges modérées et justifiables ; il n'en est pas de nlême pour
les contributions qui suivent.
C'est à tort que la colonie a cru pouvoir meUre à la charge des
sociétés les frais d'une partie de son outillage public, avant
même que ces sociélés fussent entrées dans leur période productiye. Les ressources normales de ces travaux sont el doivent être
les ressources budgétaires, dont l'augmenta lion est subordonnée
elle-même à la mise en valeur des dOlnaines concédés.
Sans doute, comme le Congo éLait dépourvu en 1899 de
tout service de transport, il en résultait pour les sociétés la
nécessité d'organiser un service de navigation, et il était naturel
que la colonie s'efforçât d'en profiter. Mais il était excessif de
contraindre les sociétés, dès leurs débuts, à mettre à flot plus de
bateaux qu'elles n'en pouyaient utiliser ou de les réquisitionner
pour des trajeLs différents de leurs routes habituelles; de les
contraindre à assurer, par leurs propres moyens, et sous leui'
responsabili té personnelle: a) le sen'ice de la poste ct des
valeurs postales; b) le transbordement des marchandises et des
des voyageurs d'un bief navigable à un autre.
Enfin il y euL, dès les débuLs, comme il fallait s'y attendre de
la part de l'AdminisLration locale, maintes réquisitions illégales,
maints abus réitérés, qui aggravèrent encore le caraclère onéreux
des contributions sLipulées.
La répercussion exercée pal' les charges annuelles des sociétés
congolaises sur leur capital, de 50 millions environ, peut s'évalurr
d e la façon sui vante (1).
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(1) Ces t:hiffres sont empruntés à M.
LEFI~ RCnE,
1. c. (p. 191· 194-).
�180
HENRY BABLED
Frais de constitution des sociétés: 2.500.000 F.
Cautionnements: 1.016.000 francs. ......
Redevances annuelles : 790.150 francs .....
(Prélevées sur le capital pour les trois
premières années)
Contributions pour les postes de douanes
et de télégraphes: 1.] 32 .000 francs.. ..
Constructions de bateaux: 4.320 .000 fr ....
Amortissement et entretien ùes mines:
3.080.000 trancs .. . . . ......... . .......
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1 58 »
2 .36
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F. 25 78
0 10
Il en résulte qu'un quart au moins du capital social minimum,
déjà bien insuffisant, qu'on exige des sociétés, ne peul être
employé au but, indiqué par leurs statuls, de la mise en valeur
des domaines concédés; seules les dépenses du service de
navigation peuvent être considérées COnlllle utiles, mais elles
sont notoirement trop lourdes eu égard au trafic actuel des
sociétés. Afin de diminuer leurs charges et leul s dépenses à cet
égard, certaines d'entre elles se sont déjà substitué des compagnies spéciales de batellerie :
C'est ainsi que la Compagnie des Messageries Fluviales du
Congo (au capital de 4 millions) s'est subrogée, avec autorisation ministérielle, à neuf sociétés; la Compagnie de Navigation
et Transports du Congo-Oubanghi (au capital de 1.200.000 francs)
à trois sociétés.
La batellerie fluviale des sociétés représentait en 1905 un
tonnage global de 500 tonneaux environ.
En résumé, dans l'intérêt commun des sociétés et de la colonie
elle-même, il faudrait ne leur imposer d'autres charges financières qu'une redevance faible au début, et lentement progressive; une participation égalenlent progressive d q l1s les bénéfices,
suivant leur importance; enfin, un service de navigation proportionné aux besoins des sociétés et dont l'importance p.ourrait
s'accroître avec le trafic. Les autres charges financières actuellement imposées aux sociéLés congolaises sont les unes , comnle
�LE ROLE DES CAPITAUX DANS LES COLONIES FRANÇAISES
181
les cautionnements, des obligations inutiles; les autres, comnle
les contributions aux dépenses des postes de douanes et des
lignes télégraphiques, des obligations beaucoup trop onéreuses.
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3° Obligations relatives à l'exploitation industrielle des Sociétés.Les unes concernent la lnise en valeur progressive des périmètres
concédés, la création des factoreries, la plantation d'un minimum
de 150 pieds de caoutchouc par tonne extraite (1). D'autres
clauses sont relatives aux obligations des concessionnaires à
l'égard des indigènes dont ils devront respecter les coutunles,
l'organisation, les cantonnements administratifs; à la faculté
de rachat anticipé, soit total, soit partiel de leurs concessions
par l'État, pour des motifs d'intérêt public.
Cette dernière clause, arbitrairement interprétée, est de nature
à réserver à l'État toutes les chances, et aux compagnies tous les
risques de leurs entreprises.
En revanche, les compagnies concessionnaires, à la différence
des compagnies similaires de l'étranger, ne se voient concéder
aucun droit régalien: elles ne peuvent ni lever sur les indigènes
une taxe quelconque, ni même entretenir pour la défense de
leurs factoreries des forces personnelles de police. Sur leur
demande, le Gouverneur de la colonie pourra leur envoyer, en
lnettant les frais de transport, de logement et d'entretien à leur
charge, un détachement de milice coloniale; il pourra lnême
leur en imposer d'office la présence et le logement.
C. -
RESPONSABILITÉ DES SOCIÉTÉS
1° Sanctions prévues en cas d'infractions. - Les deux sanctions
capitales sont la déchéance et le retrait partiel de la concession.
Elles sont prononcées par décret, sur avis préalable de la Commission des concessions coloniales et après une nlise en demeure
non sui vie d'effet.
(1) Dcux an'êlés locaux, en date du 20 mai 1!)OG, pris en conformité du .décret
du 11 février 1906. sont venus rappeler aux Sociétés coucessionnaires, sous
menace de déchéance, l'exécution d e cette dernière clause (Cf. Quinz aine
coloniale 1906-2-418)
�182
HENRY BABLED
Les causes de déchéance sont les sui vantes :
1° Absence ou insuffisance de nlise en valeur des terres
concédées;
2° Actes de violence ayant causé l'exode ou la révolle des
indigènes;
3° Absence de paiement des redevances stipulées;
4° Cession ou affermage de tout ou partie du domaine
concédé, sans le consentement du ministre des colonies.
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La déchéance porte sur l'ensemble de la concession, exception
faite pour les terres devenues propriété définitive du concessionnaire. Elle a pour but d'éviter les accaparements ou spécula.
tions stériles sur les territoires concédés.
Quant au retrait partiel de la concession, il est prononcé en
cas d'insuffisance du repeuplement en lianes de caoutchouc des
régions forestières d'extraction. Il peut amener le retranchement,
sur le domaine concédé, d'une suverficie de 40 hectares par
mille pieds manquants.
La déchéance on le retrait ne seraient d'ailleurs pas encourus,
s'il y avait empêchement résultant d'un cas de force majeure
dùment constaté.
Les autres infractions au cahier des charges sont punies par
des aInendes qui varient avec leur gravité.
Les différentes prescriptions imposées aux sociétés concessionnaires par leurs cahiers des charges
ont été une cause fréquente de conflits entre ces sociétés et
l'administration coloniale chargée d'en assurer l'exécution.
Un commissaire spécial du gouvernement auprès des sociétés
concessionnaires, institué par décret du 5 juillet 1902, devait
veiller au strict accomplissement des cahiers des charges.
U II autre décret du 11 février 1906 (article 13) a prévu la créa~
tion d'un service de contrôle local à placer sous la direction du
fonctionnaire précité, pour le seconder dans ses fonctions. Les
détails d'organi~alion doivent être réglés par arrêté du ~h e f de la
colonie.
Ce service doit avoir notamment pour but de contrôler l'exé.cu2° Contrôle des Sociétés. -
�tE ROLE DES CAPITAUX DANS LES COLO:'llIES FRANÇAISES
183
Hon des contrats de travail des iüdigèlies, passés e~l exécution
du décret de 1903; d'assurer ]a reconstitution des réserves de
caoutchouc; et enfin de prénll111Îr les sociétés concessionnaires
contre les infractions à leurs cahiers des charges et les
déchéances qu'elles pourrai en t encourir (1).
D. -
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ABSENCE DE TOUTJo:
RESPO~SABILITÉ DE L'ÉtAT
En dépit des redevances onéreuses et progressives stipulées à
son profit! l'État ne garanlit même pas aux sociétés concessionnaires une délimitation précise des territoires concédés. En cas
de conteslation sur ce point de la part soit de l'administration,
soit de concessionnaires limitrophes, il doit être procédé, à
leurs frais, par un délégué du Gouvernement, à une reconnaissance géographique contradictoire. S'il y a recours au minislre
des Colonies, ce dernier pourra envoyer un second délégué aux
frais des concessionnaires. Il peut résulter de cette clause pour
les compagnies d'énormes dépenses improductives.
D'autre part les limites des concessions, en cas de rectification
de frontières avec une autre Puissance, pourront être modifiées et
restreintes sans indemnité. L'État décline également toute
responsabilité en raison de dOllllUages pouvant résulter de l'insécurité du pays, d'une guerre élrangère ou d'une ré voIle des
indigènes.
~:fentionnons enfin une des clauses les plus léonines du cahier
de charges-type: aux termes de l'article 20, les concessionnaires
ne pourront, pou r refuser le paiement des redevances, arguer de
préjudices éprouvés du fait de l'administration, ou de toute autre
cause; la redevance est due par eux et exigible à la date indiquée,
sans pouvoir être compensée ni atténuée par les indemnités,
remises, frais de transport, etc., qu'ils croiraient être en droit
de réclamer à l'État ou à la colonie.
Ainsi l'État, en échange des lourdes redevances et des travaux
onéreux qu'il met à la charge des compagnies de colonisation,
(1) Cf. Instructions du ministre des Colonies au Commissaire général du
êongo (Jollrnal Officiel, 14 fé,rrier 1906).
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HENRY BAB LED
ne consent à prendre aucun engagement ferme, de nature à mettre
en jeu sa propre responsabilité; abstention d'autaI}t plus grave,
qu'à l'encontre des compagnies , privilégiées étrangères, les
sociétés françaises n'ont aucun droit personnel de police et de
taxation.
Quant à la police coloniale, insuffisante et lointaine, elle est
incapable d'assurer aux factoreries une sécurité quelconque .
Les taxations exigées en nature des indigènes lèsent les privilèges d'exploitation des sociétés concessionnaires et, bien loin
d'être utilisées ou dépensées sur place en travaux d'amélioration, s'en vmIt à Libreville ou à Brazzaville tenter d'équilibrer
des budgets déficitaires.
Et voilà comment en échange des redevances onéreuses qui
leur sont imposées, les sociétés n'ont qu'un privilège trop
souvent théorique et fictif: celui de la récolte de l'h'oire et du
caoutchouc.
Il semblerait, en résumé, que la préoccupation dominante du
décret-type congolais ait été la suivante:
A supposer qu'une Société de capitalistes eùt la velléité de solliciter une concession coloniale, quelles 111esures prendre pour
l'en dissuader? Et si, l11algré tout, cette Société opiniâtre venait
à obtenir sa concession, quelles I~lesures prendre pour l'empêcher d'en tirer le moindre profit?
La Commission des concessions coloniales paraît s'être ingéniée à donner d'une main et à retirer de l'autre; à traiter les
concessionnaires, sinon en ennemis, du nl0ins en suspects sur
lesquels il convient d'établir un contrôle étroit, méticuleux,
tracassier.
§ 2. -
Les Réalisations pratiques.
Avec de telles clauses et de telles conditions, une seule chose
étonne: la be]]e intrépidité, la témérité folle des capitalistes qui
ont osé exposer leurs capitaux à de pareilles aventures,· Mais les
uns se sont laissé séduire par les brillants résultats des compa-
�LE ROLE DES CAPITAUX DANS LES COLONIES FRANÇAISES
185
gnies du Congo belge. Les autres ont vu dans ces sortes d'entreprises des affaires à lancer, des titres à écouler, de fortes
commissions à percevoir, et se sont désintéressés d'ailleurs
pleinement de leur avenir.
Il est aujourd'hui constant qu'un certain non1bre de ces
sociétés ont été uniquement constituées en vue de l'agiotage sur
leurs titres. Leurs fondateurs firent coter ces titres aux bourses
de Bruxelles et d'Anvers, et les négocièrent avec des primes de
50 010, avant même que les facloreries fussent créées, pour les
laisser retomber ensuite' à vil prix et les racheter à nouveau (1).
D'aulres sociétés étaient les filiales de maisons financières
yéreuses, telles que le Comptoir colonial français ou la Banque
de l'Afrique du Sud et furent englobées dans leur ruine.
Par ailleurs, la gestion d'une bonne partie de ces sociétés est
encore aujourd'hui déplorable.
Leurs conseils d'administration s'allouent de somptueux
j.etons de présence, 111algré une succession d'exercices obstinément déficitaires; en revanche, ils négligent de pourvoir leurs
agents locaux des capitaux d'exploitation ou d'échange les plus
indispens.ables et spéculent odieusement sur les services ou
' sur l'existence de ces malheureux.
Ainsi donc il serait inj uste de rejeter uniquement sur les
exigences démesurées de l'État l'insuccès de nos grandes sociétés
congolaises. Mais l'on doit reconnaître que de son côté l'Adn1Înistration locale a manifesté à leur égard une indifférence, une
incurie, voire même une hostilité si manifeste que le ministère des
Colonies lui-n1ême a fini par s'en én10uvo1r: « L'Administration,
dit une circulaire Ininislérielle du 18 février 1901, doit se pénétrer de cette vérité, que faciliter aux sociétés concessionnaires
(1) Les actions de la Société l'Ibenga, émises à 500 francs cn avril 1899,
atteignaient trois- mois après le c )Urs de 1. 200 francs! pour retomber, en 1902,
à moins de 200 francs, quoique entièrement libérées. Celles de la Société
l'Ongomo , émises à 250 francs. furent cotées en 1901 à 800 francs , et ne
valent plus rien à l'heure actuelle. Les actions des Sultanats, émisês à
500 francs , furent cotées en 1902 à 1.000 francs , pour retomher ensuite à leur
prix d'émission , etc. Cf. LEFÉB URE; L c., p. 288-293
�186
IfENRY
BABLED
leurs bénéfices, c'est en nlême temps travailler pour la colonie
qui est appelée à bénéficier des charges et redevailces de
toutes natures. »
En résumé les principales causes d'échec des sociétés
sionnaires au Congo Français paraisse11t avoir été!
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De la part de l'Administration: les exigences excessives et
déraisonnables des cahier~ de charges; l'insuffisance de l'outillage public de la colonie; la précarité de ses ressources budgé.:..
taires et par voie de conséquence la réduction des forces de
milice indigène au déh'iment de la sécurité et même de l'existence des agents des compagnies; le désintéressement complet
de l'Administration à l'égard du recrutement de la main-d'œu\Te
locale; l'absence de toute répression contre le pillage par les
indigènes des produits des concessions; la perception de l'Ï1npôt
indigène en nature au détriment inévitable des cOlupagnies
Concessionnaires.
De la part des compagnies concessionnaires elleS-luêmfS :
l'agiotage sur leurs titres; l'insuffisance et le gaspillage de leur
capital social; l'optimislne exceSSIf de leurs préyisions basées
d'après les rendements des compagnies esclavagistes du Congo
Belge; la concurrence ruineuse et les piiIeries rédproques des
sociétés les unes à l'égard des autres; l'impéritie trop fréquente
et les abus de pouvoir de leurs agents à l'égard des indigènes.
De la part des indigènes: le caractère rudimentaire de lents
besoins, qui leur fait dédaigner tout trayail suivi; leur indépendance de fait à l'égard de l'Administration et leur refus de
respecter des privilèges qui font échec à leurs usages traditionnels de jouissance et d'exploitation forestière; leur volonte
de ne céder les produits récoltés pal' eux qu'au plus offrailt, et
contre objets d'échange à lcur gré.
Dans ces conditions, pour la grande majorité des sociétés de
colonisation, il n'existe encore à l'heure actuelle aucun nloyen
pratique, ni de résoudre le problèlue vital de la maÏI~-d'œuvre,
ni de faire respecter les privilèges qu'elles ont si chèrcment
payés.
�LE itbtE DES CAPITAUX DANS LES COLONIES FRANÇAISES
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187
Les seuls remèdes possibles à celte situation ~ritiql1e et
presque sans issue, seraient les sui yants :
De ]a part de l'Administration: a) la liquidation du passé
financier de la Colonie par un enlprunt à long terme (1) ; b) l'outillage de ses ports et voies de communication terrestres ou
fhlYiales -; c) l'organisation de forces de milice suffisantes pour
assurer la sécurité des factoreries et le respect des droits concédés;
d) un concours loyal et persévérant à l'œuvre des compagnies
concessionnaires et un contrôle permanent sur leurs actes;
e) la rétrocession aux compagnies, sur la base de leurs prix
courants d'achat, du produit de l'impôt en nature (ivoire ou
caoutchouc) versé par les indigènes (2).
De la part des compagnies concessionnaires: a) l'augmenta;o
tion des forces productives et des moyens d'action; b) l'atténuation des frais généraux; c) la restriction ou la suppression de la
concurrence par une fusion plus ou nloins complète de trentedeux compagnies actuellement existantes; d) une meilleure et
plus équitable rémunération des produits et des services des
indigènes.
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§ 3.- Le régillze légal des sociétés et le droit international.
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En dehors de toutes les difficultés que nous venons d'énumérer,
l'établissenlent des sociétés précitées a soulevé; en droit international, des questions fort épineuses .
La l11ajeure partie d'entre elles ont leurs concessions territo;.
riales situées dans le bassin conventionnel du Congo. Or, l'acte
de Berlin du 26 février 1885, dont la France est cosignataire,
interdit aux Hautes Parties contractantes de concéder dans
l'étendue de tout ce bassin, aucun nlonopole ou privilège
d'aucune sorte en l11atière conlnlerciale (Art. 5).
Ne pouvait-on pas prétendre que les privilèges de propriété et
d'exploitation forestière, concédés à nos sociétés coloniales,
faisaient échec à nos engagements internationaux?
(1) Ce projet d'emprunt vient d'être déposé au Parlement, février 1907;
(2) Cf. en ce sens, circu!àire ministér., 18 février 1901.
13
�188
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HENRY BABLEÔ
La question n'a pas tardé à se poser en jurisprudence. Le
. tribunal et la cour d'appel de Libreville se sont prononcés pour
la négative (1) ; ils ont notamnlent déclaré que l'État, ayant dans
les colonies françaises la propriété de tous le~ biens vacants et
sans maître, en peut disposer à son gré; qu'il n'a pas entendu
abdiquer ce droit dans l'acte de Berlin; que le fait d'exploiter et
de vendre les produits d'une propriété privée ne constitue pas
un acte de connl1erce ; et qu'au surplus le privilège foncier des
compagnies C'oncessionnaires ne met nul obstacle à la libre
navigation des fleuyes et au trafic des commerçants étrangers
avec les indigènes, à l'égard des produits récoltés sur leurs
réseryes; qu'enfin le fait d'avoir, pendant un certain nombre
d'années, exploité les produits d'une forêt dOll1aniale, avec la .
siInple tolérance de l'Administration, ne peut constituer pour
l'exploitant aucun droit acquis; et que l'État ne fait qu'user d'un
droit strict en dépossédant l'exploitant irrégulier et précaire,
pour lui substituer un concessionnaire légal, permanent, grevé
au profit de la colonie de charges et de redevances productives.
Les traitants anglais déboutés par nos tribunaux saisirent de
la question les chambres de commerce britanniques. Onze
d'entre elles remirent entre les 111ains du ministre anglais des
affaires étrangères une protestation qui concluait à une dell1ande
d'arbitrage international.
La question offrait en effet pour le connuerce de l'Angleterre
un double intérêt, le lnême problèlue se posant, au point de vue
international, pour les compagnies concessionnaires du Congo
Belge, placées elles aussi dans le bassin conventionnel.
Une violente polémique s'est engagée à ce sujet dans les principaux périodiques coloniaux de France et d'Angleterre (1) .. Et
(1) Cml1pagnie du Congo occidental contre John Holt and 0 ). (Jugement du
24 sept. 1900; arrêt du 27 nov. 1901 ; cf. Bulletin du Comité de l'Afriqlle française , 1902, }>. 61 , et 1903, p. 321.)
(1) Notamment : H. BARBOUX. Consultation pour les sociétés concessionnaires du Congo Français (Dépêche coloniale, 2 juin 1903). - Bos, Q. diplom.
et coloniales, 1er aoùt 1903.- ETIENN E. ReVlle parlem.entaire, 10 no vembre 1903.
- En sens contraire, MOREL, The British case in French Congo ("West african
Mail, septembre 1903 et Q. diplont, et coloniales, 15 septembre 1903 .
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LE ROLE DES CAPITAUX DANS LES COLONIES FRANÇAISES
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189
une savante consultation de Me Barboux s'est prononcée dans le
sens de la jurisprudence de nos tribunaux congolais . .
Nous ne saurions pourtant dissimuler, malgré nos sympathies
personnelles, que la thèse anglaise nous paraît fondée en droit,
sous le bénéfice de certaines distinctions.
D'une part, tant que nos cOll1pagnies concessionnaires n'exploiteront pas elles-mêll1es d'une façon méthodique, avec une main
d'œuvre indigène salariée et placée sous leur autorité directe, les
produits de leurs dOlllaines; tant qu'elles se borneront dans ces
dOll1aines à échanger, contre des objets de traite, le caoutchouc
récolté au hasard par les indigènes, leur exploitation aura le
caractère d'un monopole agricole en théorie, commercial en
réalité. Soutenir le contraire serait, croyons-nous, faire violence
aux nlots et nléconnaître les faits (1).
D'autre part, tant que nous ne constituerons pas aux indigènes
des réseryes pourvues de lianes à caoutchouc (ce qui était prohibé par les circulaires administratives de 1901, et n'est deyenu
licite que depuis 1903), nous les placerons dans l'impossibilité
pratique de faire avec les étrangers le seul commerce d'exportation dont le Congo soit susceptible, COlllmerce qui d'ailleurs
exigerait, pour éviter les déprédations des concessiQns européennes~ un contrôle permanent et sévère.
Il n'en sera différemment que le jour, lointain encore, 011
l'usage de la nlonnaie venant à se géliéraliser chez les indigènes;
ceux-ci pourront, avec le pécule de leur trayail salarié, acheter
les marchandises des traitants étrangers. Alors seuleillent ils
auront l'instrument d'échange qui, dans les conditions actuelles;
leur fait totalement défaut.
Aussi longtemps que l'une ou l;autre 'de ces conditions ne sert\.
pas réalisée, l'exercice des droits de jouissance domaniale des
compagnies équivaudra à 'un nlonopole commercial de nature à
faire échec aux stipulations de l'acte de Berlin.
Nous en concluons qu'il serait indispensable, non de recourir
lI) Cf, en ce sens la note nnglaise du 10 août 1903 aux Puissances signataires
de l'acte de Berlin. (Blllletin du comité de l'Afrique Française, octobre 1903}
p.321).
�190
Î!ENRY iU.13LED
conune le demandait la note anglaise de 1~03, au tribunal arbitral
de la Haye, nIais de réunir au plus tôt une Conféi'ence internationale pour nlodifier en tant que besoin l'acLe de Berlin dont
l'esprit, sinon la lettre stricte, a été plus ou moins nléconnu
dans le bassin conyentionnel, et dont le maintien paraît d'autre
part incompatible avec les nécessités de la mise en valeur des
colonies congolaises .
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§ 4. -
Les résultats économiques.
Un an à peine, après le décret qui créait la COlllmission des
concessions congolaises, quarante sociétés s'étaient constituées.
Le nombre s'en est, aujourd'hui, légèrelnent réduit.
Le domaine concédé à chacune d'elles est toujours borné par
des limites naturelles (ri Yières, lignes de partage des eaux), ou
géodésiques (parallèles de latitude et méridiens); il comprend
souvent le bassin enlier d'un fleuve ou d'une rivière.
La superficie en est d'ailleurs très variable et oscille entre
120.000 hectares (Société du bas-Ogooué) et 14 millions d'hectares (Sultanats du Haut-Oubanghi).
Aux quarante sociétés concessionnaires, il avait été distribué:
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8 concessions de 100.000 à 500.000 hectares .
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500.000 à 1 million d'hectares.
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1 nlÎlIion à 2 millions d'hectares.
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2 nlillions à 4 millions d'hectares.
1
4.300.000 d'hectares.
1
14 millions d'hectares.
soit au total 65 millions d'hectares ou 650.000 kilOlnèlres carrés,
ce qui représente un peu plus que la superficie totale de la
France, et près de la moitié de celle du Congo Français
(1.423.000 kilomètres carrés).
Il en faut déduire la superficie des réseryes indigènes qui
peuvent s'élendre approximativelnent 'sur le dixième· de celle
des concesslOlJs (arr. local. du 9 octobre 1903).
�-
~'.
-' . . LE ROLE DES CAPITAUX DANS LES COLONIES FRANÇAISES
Ull
Pour l'exploitation de ces immenses domaines, il n~aYait été
exigé des sociétés qu'un capital absolument dérisoire, dont
l'insuffisance a élé pour beaucoup dans le naufrage d'un certain
nombre d'entre elles.
Le capital exigé variait d'ailleurs en raison directe de la
superficie de la concession, de son éloignement, de sa difficulté
d'accès.
Le capital initial atteignait pour:
3 concessions
19
12
.\
1
...
300.000 à 500.000 francs.
500.000 à 1 Inillion de francs.
1 Inillion à 2 nlillions de francs,
2 à 3 millions de francs.
9 millions de francs.
soit en tout 60.400.000 francs ainsi décomposés:
Capitaux français. .
belges . .
hollandais
.. .
'
.... ..
'
. ....
:..
'
-:.
....
f1'.
43.606.000
15.628.000
1.166.000
D'après les dernières statistiques (1905) sur ces quarante
sociétés, huit ont sombré définitivement, cinq d'entre elles
ont obtenu la résiliation de leur contrat, les trois autres ont
fusionné avec des sociétés voisines .
Les trente-deux sociétés sluvivanles représentent un capital
souscrit de 54.750.000 francs (dont 35.040.062 francs seulement
ont été effectivement versés). Quelques unes, ainsi que le constate l'accroissement annuel des exportations, sont entrées dans
la période productiYe. Et pour la première fois l'exercice 1904 a
vu sur l'ensemble des opérations les gains dépasser les pertes.
Les cinq premiers exercices (1900-1904) font encore ressor1ir un
excédent total de pertes de près de dix lllillions (1).
La situation des compagnies se serait encore paraît-il
mnéliorée en 1905. S'il en esL dont la liquidation on la déchéance
paraît de plus en plus inévitable, quelques unes en revanche
auraient distribué pour ce dernier exercice des di Yidel1des
(1) Cf. Pour plus amples renseignements: LEFÉBURE, 1. C., p. 267-295. coloniale dll Congo français, Paris 1906! p. 608-666 .
f ~ ftOUGET. ~'c:rpansion
�,
:
192
HENRY BABLED
variant de 15 à 30 010 de leur capital. La nloyenne de ces dividendes ressortirait, par rapport au capital engagé de 55 nlillions,
à un taux de 7 à 8 0 10 (1).
Exercices
-
.,
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..
II"
•
'\
.04.'
~
...
_
3
2
3
8
12
»
Sociétés
en perte
29
30
29
24
20
»
Excédent
des gains
Excédent
des pertes
F. 2.583 332
4.255.077
3.668.253
1218.852
F. 1.860 .370
3.000.000
(prévision)
..
~
Près de cent millions ont déjà été affectés par les sociétés
concessionnaires à l'outillage public de la colonie (établissement
de services de transports fIu viaux, lignes télégraphiques et téléphoniques, etc.). Elles ont versé à l'État, de 1899 à 1935, pour
près de dix millions de redevances.
Enfin, grâce aux sociétés concessionnaires, l'exploitation
économique du Congo, qui ne dépassait pas encore en 1900 la
région côtière, progresse aujourd'hui vers l'intérieur, et ces
progrès se traduisent par:
IoLe doublement du commerce général de la colonie, qui est
passé de 10.597.650 francs en 1894 à 24.311.891 en 1905;
2 Une plus-value de plus de 500.000 francs dans les rendements fiscaux prévus pour le nlême exercice (2).
:- ."
. .
..
.
1900 ..•...
1901. .....
1902 ......
1903 ......
190-L .....
1905 ......
Sociétés
en gain
..
••
0
.'
.
En sonlme, malgré l'insuffisance nlanifeste de leurs capitaux
pour la mise en valeur de leur immense dOlllaine, les sociétés
concessionnaires sont devenues, sinon le seul, du moins le principal élément de la prospérité du Congo. L'Administration
locaie, qui s'es~ montrée jusqu'ici à leur égard tracassière et
sourdelllent hostile, devrait donc s'habituer à les considérer
comme des auxiliaires à seconder et non comnle des adversaires
à rançonner et à asser\'Ïr.
(1 ) Quinz. col, 1906. 1-34.
(2) Cf. Q. diplom. el coloniales, 16 déc. 1906. ses ressources , son avenir.
CAMBIEH. Le Con go français , .
�LE ROLE DES CAPITAUX DANS LES COLONIES FRANÇAISES
II. :
l
193
AFRIQUE OCCIDENTALE ET ~1ADAGASCAR.
-0"
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......
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...
,
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'
~.
La constitution des compagnies privilégiées . de colonisation
y avait été préVlle dans les décrets relatifs aux concessions
foncières (décrets des 23 octobre 1904 et 3 juillet 1904) .
Aucune application pratique n'en a été tentée .
Pour l'Afrique Occidentale, la Comnlission des concessions
coloniales avait jugé utile, en 1899, de provoquer sur place une
enquête contradictoire. Ses résultats démontrèrent que l'opinion
presque unanime des intéressés était hostile à l'introduction de
ce régime. On fit observer que son adoption dans des pays de
colonisation active, peuplés de nombreux indigènes, aboutirait
à spolier en même temps les commerçants établis, soit sur la
côte, soit à l'intérieur, et les indigènes habitués à la jouissance
traditionnelle et libre du sol et de ses produits. Les rapports des
lieutenants-gouverneurs du Soudan et de la Guinée, et du
Gouverneur général de l'Afrique Occidentale furent non moins
catégoriques. Ils estimèrent que la création de sociétés privilégiées était de nature à enrayer le développen1ent norn1al et
progressif de la colonie et à entraver le recouvrement de l'ünpôt
de capitation sur les indigènes, en leur enlevant tout moyen de
s'en acquitter (1).
Ces avis étaient sages, et la Commission des concessions coloniales fut bien inspirée en s'y conformant. Le régime de n10nopole d'exploitation industrie]]e, qui a con1me corollaire
inévitable celui de l'exploitation conll11erciale, ne saurait être ·
admissible aux colonies que comme un remède extrême,
héroïque et temporaire, pour les seules possessions que le
régime de la concurrence indhriduelle et libre ne suffit pas à
développer. Et n1ême alors il serait aussi dangereux qu'illogique
d'imposer à une colonie l'imitation servile des décrets ou
(1) Bulletin de l'Afrique française, déc. 1899, snpplément, p. 186, avril et
juin 1!lOO. - Économiste fi'onçais, 31 mars 1~OO. Rapport de 1\1. Cyprien Fabre
�194
HENRY BABLED
cahiers de charges-types créés pour une autre colonie, nécessai·
rement placée dans des conditions économiques différentes.
La lneilleure nléthode pour faire immigrer dans nos colonies .
les capitaux dont elles ont besoin n'est pas d'y constituer des
compagnies privilégiées, dont les monopoles peuyent faire naître
des difficultés ou des abus de toute nature. Donnons à nos
colonies l'outillage public, la stabilité financière et douanière,
l'ordre et la sécurité nécessaires. Les capitaux y afflueront alors
d'ellx-Iuêmes, par surcroît.
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4
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�LE ROLE DES CAPITAUX DANS LES COLONIES FRANÇAISES
19;')
CHAPITRE III
Inventaire estimatif des capitaux engagés
dans nos Colonies
.
~
Dans ses rapports de 1904 et 1905 sur le budget des Colonies,
M. le sénateur Saint-Germain avait réclamé une enquête d'ensemble sur la valeur économique de nos colonies et l'importance
des capitaux consacrés à leur exploitation.
Sur des instructions du ministère des Colonies, en date des
21 décembre 1903 ct 15 août 1905, il yient d'être procédé à une
éyaluation d'ensemble, mentionnant pour chaque colonie:
".-
A, - Les capitaux publics ou fonds d'emprunt;
B. - Les capitaux privés engagés dans les industries de
toute nalure : agriculture, mines, entreprises de transport ou de
navigation, établissements de commerce et de crédit, inlllleubles
de rapport.
L'évaluation 5péciale à chaque colonie deyait luentionner :
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"
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....
.
...
--"
, ',
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'.'
1° Les di "erses catégories de capitaux ci-dessus énumérées;
2° La plus-yalue donnée à ces capitaux par le dé\'eloppement
de la colonisation;
3° Les diyerses catégories de capitalistes (français, étrangers,
indigènes ).
L'enquête prescrite put êLre luenée assez rapidement pour
être menLionnée dans le rapport de 1\1. Saint-Germain, sur le
budget de 1906 (ministère des Colonies).
§ 1cr,
---
Capitaux pllblics
La yaleur des capitaux publics de nos colonies, dont le rapport
précité ne fait pas ~lne 1l1.e11tion spéciale, peut être établie (rUne
�196
HENRY BAB LED
manière au moins approximative, en se référant soit aux diyers
textes des lois et décrets relatifs aux emprunts coloniaux; soit
aux statistiques particulières et situations budgétaires annuelles.
A. _.
1
EMPRUNTS COLONIAUX
EMPRUNTS RÉALISÉS
COLONIES
MONTANT
i
50 OCO.OOO
53.118.997
66.654-.955
40.000.000
75.000 .000
65.000.000
12.00) lOO
C,I .. ;'•... ,
Algérie
Départements.
Communes ••.
Tunisie ........
J)
Afrique
Occid le •
})
1
----DATE DE L'AUTêRISmON
L. 7 avril 1902.
CLHSRS ilE
GAllA~'fIE
EMPRUNTS
PHO.JETES
1
" " .... " li" :' ,. "'''' po" 1
,
L. 6 avril 1902.
L 10 janvier 1907.
L. 5 juillet 1903.
D. 21 avril 1905.
»
,
hec
g~r3ntie
Ile la Mrlropole
»
(Crédit Agricole Algéden)
»
.
:
_,
.......
- ......
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_.-.
...
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r."
~
100.000.000 L. 22 jan vier 19û7.
Congo français.
Madagascar .....
30.0(0.000 L.
»
60. OuO. 000 L.
»
15 000.000 L.
Inde française ..
4.380.000 L.
Indo-Chine .....
80.000.000 L.
»
200.000.000 L.
»
76.000.000 L
(en
TOTAL ......
"
,
g~rantie
seulem t ;
926.153 .952
5 avril 1897.
14 avril 1900.
19 mars 1905.
1fi" avril 1906.
10 février 1896.
25 décembre 1898
fi juillef 1901
»
»
75.000.000
(1905)
1
»
»
})
Sans garantit de la Mélropole
200 000.000
(1906)
.lfec garantie de la lWropole
------2i5.000.000
l
"
Sauf l'enlprunt de 12 111illions de l'Afrique Occidentale française, tous ces emprunts ont été sounlis à l'autorisation préalable
du Parlement: les uns parce qu'ils impliquent garantie de l'État;
les aulres en conformité des lois spéciales des 10 février 1896 et
5 avril 1897.
Trois de nos possessions seulement, l'Algérie, la Tunisie et
l'lndo-Chine, jouissent jusqu'ici d'un crédit public personnel et
autonome, et 'ont pu se dispenser de faire appel à la garantie de
la 111étropole.
Ainsi, le montant des emprunts contractés par nos colonies, y
1
�LE ROLE DES CAPlTAUX DANS LES COLONIES FRANÇAISES
0-
197
con1pris l'Algérie et la Tunisie, s'élevait, au 1er février 1907, à
926 nlillions. Le n10ntant des emprunts actuellen1ent projetés et
réalisables à brèy{~ échéance est de 275 millions, ce qui portera à
1201 n1illions les capitaux consacrés par la métropole à l'outillage
public de ses colonies. Il y faut ajouter encore, pour la création
des points d'appui de notre flotte de guerre, les 60 Inillions votés
par le Parlement, dont une bonne part (dépôts de charbon,
bassins de radoub, jetées, etc) ' sera dépensée d'une n1anière
éconon1iquement producti YI:' pour notre industde des transports
maritimes. Ce Inilliard dont la n1ajeure partie a servi ou doit
servir à la création de voies de comn1unication nouvelles, est de
nature à doubler rapidement la puissance productive et la valeur
des capitaux privés actuellement investis dans nos diverses
colonies. (1)
B. -
STATISTIQUES OFFICIELLES ET SITUATIONS BUDGÉTAIRES
ANNUELLES
.... :..... .. :'
,
....
0"
00
>
Il est à remarquer que les chiffres ainsi établis, ne se référant
qu'aux seuls emprunts coloniaux, ne peuvent fournir une évaluation complète des capitaux publics de nos ' colonies. Il
faudrait, pour l'obtenir, faire état des travaux d'utilité publique
exécutés soit sur leurs ressources budgétaires annuelles, soit
sur les subventions de la 111étropole, soit par l'entremise de
sociétés concessionnaires, pourvues de garanties d'in térêt de la
métropole (2).
Pour l'Algérie et la Tunisie, nous avons pu cOlnbler, partiellement tout au moins, cette lacune.
10 Algérie. - En analysant les renseignements des statistiques officielles les plus récenles (1904), le prix de l'outillage
public de l'Algérie peut être évalué à :
(1) Ce chiffre est bien peu de chose encore à côté de celui des emprunts des
colonies anglaises (12 millialods environ en 1905)0
(2) La seule colonie de la Réunion a reçu de la métropole à titre de subvention et garantie d'intérêt, pour son port et son chemin de fer légendait'es, de
1890 à 1904 la somme de 37 ° 788 229 francs. (Rapport Bourrat sur les chemins
de fer coloniaux, budget de 1906, po 244).
\0
�19R
Routes (74.000 kil.) ..... . .. ..... F.
Chemins de fer (1 ) (3.300 kil.) :
Actions ...... . . ........ .. .
Obligations ...... .... . .... ..
Garantie d'intérêt ............
Ports ... . . '" ...... . . . ..... .. .. .
Bâtiments publics, barrages, puits
artésiens . . ... . .. . ........... . .
Centres de colonisation .... .....
Aménagement des forêts . .. . . . ...
.. ,
. l'
HENRY BAB LED
70.000.000
81 .400.000
55l. 954 .000
553.000.000
30,000.000
100.000.000
20 .000.000
10.000.000
F . 1.416.354.000
.
Les capitaux nécessaires ont été fournis ainsi qu'il suit:
Emprunts de la colonie, des départements et communes ... . .. . ... , .. F. 169.773.000
Garanties d'intérêt dr.]a métropole...
553.000.000
Dépenses budgétaires de la colonie (2)
80.227.000
Capitaux privés (chemins de fer) .. . ..
633 .354 ,000
~
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...
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4
""",
...
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2° Tunisie. - Le prix de l'outillage public de la Tunisie peut
être évalué (octobre 1906) à 224 millions environ , sayoir :
Routes (3 .000 kil.) . . . . . . . . . . .. F. 30.000.000
Chemins de fer (1.160 kil.).....
109.000.000
Tran1\vays (33 kiL). . . . . . . . . . . .
4.800.000
Ports ........ . . .... . . ... . ... .
32.000.000
20.000.000
Travaux hydrauliques ...... . . .
28.200 .000
Bâtiments publics, yoirie ... . . .
F. 224 000.000 (3)
(1 ) Ministère des Travaux publics : statistiqu e des chemins de fer au
31 déc. 1904 (1906).
l2) Les crédits inscrits au budget algérien de 1906 ponr trayaux n eufs (routes,
ports, trayaux hydrauliques, forêts , etc.) dépassent 6.800.000 francs.
(3) Nous deyons les chiffres ci-dessus à la haute bienyeilIunce de ~I . Duhour"
(li~p: dire ~ teur des fipanccs du goUyerneplent tunisien ;
�LE ROLE DES CAPITAUX DANS LES COLONIES FRANÇAISES
199
En défalquant, pour éviter un double emploi, 40 millions
d'emprunts dont il a été déjà tenu compte, il reste 184 Inillions
prélevés depuis vingt àns sur le budget de la Tunisie pour son
outillage public. En outre, le nouvel elnprunt de 75 lnillions
(1. 10 janvier Hl07) sera intégralement affecté au lnême usage,
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..
".
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..
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•
~.-. r ~
En dernière analyse, les capitaux publics de l'ensemble de
nos possessions coloniales peuvent être évalués approximativement ainsi qu'il suit:
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.' .
• O'
Algérie, ..... . . .... . .... F. 1.416 .000.000
Tunisie. . . . . . . . . . . . . . . . . .
299.000.000
·
643
Aures
t
co1on les . . . . .
. 000 . OOO
l
Fonds d'emprunts et
,dépenses budgétaires.
!! Fonds
d'emprunts
seulement .
F. 2.358.000.000
0 \
Auxquels il convient d'ajouter:
Emprunts projetés (1906).
Points d'appui de la flotte ..
275.000.000
60.000.000
F. 2.693.000.000
§ 2. •.
: :
.....
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.'1;.
•
~
~
•.
Capitaux privés .
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..
"
..
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...
."
'
..
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A. - Colonies autres que l'Algérie et la Tunisie. - Leur
évaluation, faite par l'enquête officielle du Ininistère des Colonies,
et reprodüite dans le rapport de 1\1. Saint-Gennain (1) ne peut
présenter qu'un degré d'approximation assez relatif; elle est en
outre nécessairement incomplète et laisse à l'écart l'Algérie et la
Tunisie.
Les capitaux industriels mis en œuvre dans nos colonies se
monteraient, d'après ce travail, à la somme de 1.726.285.000 francs,
ainsi réparlie :
(1) Cf. S AI:\'T-GERMAI:\', rapport sur le budget des eolonics potir 1906, - D. p ,
Sénat 1906, ll" 161.
�200
HENRY BABLED
10 Classification pal' colonies:
......
..
223.643.000
60 .450.000
190.044 .000
100.000.000
13.483.000
64 300.000
63.241.000
544.709.000
114 . 464. 000
11.822.000
80.885.000
100.000.000
138.000.000
21.244.000
Afrique Occidentale. .. . .. ........ F.
Congo .................... . ..... .
Madagascar. . . . . . . .. ...... . .. . . .
Réullioll ......................... .
COll1ores ...................... . .. .
Côte des Somalis. . . . . .. .... . ... .
Inde française. .. . ............... .
Indo-Chine ......... . ..... , ... . .. .
Nouyelle-Calédonie .......... . .... .
Etablissements français d'Océanie ..
Guyalle ................. , . , ...... .
Martinique . . . . . . . . . . . . .. . ...... .
Guadeloupe . ...... . . . .. . ......... .
Saint-Pierre et Miquelon.. . ...... .
'."
F. 1.726.285.000
2 Classification pal' nationalité des capitallx (en 1905) :
0
..
."'::...
.'
',
"
....
:...
',..
..
.'
..
......
~
~
.'
,'"
i
'.,-
..
Afrique Occidentale. F.
Congo (Ci es cOllcessionoaires)
Madagascar. . . .. ...
Indo-Chine. ... . ...
Nouvelle..Calédonie. .
Autres colonies .. . ..
Capitaux fran çais
Capitatlx étran gers
202 .053.000
43.606.000
95.920.843
422 .658.275
107 263.232
653.656.844
F. 21.590.000
16.794.000
33.490.G90
122 050.916
7.201.200
»
"
3 Classification pal' catégories d'industries:
0
Agriculture .. . ........... , F.
COnll11erce . . ... . . . ...... . . .
Industrie ...... . . . ... . .... .
A reporter ........ •
190.434.000
418.218.000
220 .347.00.0
828 .999.000
f
�tE ROLE DES CAPITAUX DANS LES COLONIES FRANÇAISES
201
828.999 000
42.527.000
218.782.000
428.000
22.325.000
123.000.000
490.224. DOü
Report ........ .
Transports par eau ........ .
Transports par terre .. . .... .
Pêcheries .......... . .. ..... .
Banques .................. .
Immeubles bâtis. . . . . . .. .. .
Placements di "ers. . . . . . . . . .
F. 1.726.285.000
Il nous reste à éyaluer, pour compléter ces données, les capitaux industriels engagés en Algérie et en Tunisie.
Nos inyesLigations nous ont conduits aux chiffres suivants:
B. Algérie. - Agriculture (1) : .
Constructions agricoles européennes. . . . ..
Matériel et lnachines agricoles ... . ....... .
F.
207.717.000
42.332.000
Terres appartenant aux Européens:
1 Plantées en céréales, 552.047 hectares
0
(valeur moyenne à l'hectare non défriché,
fI'. 100 ; capitaux fixes de défrichement par
hectare, fr. 400).,............ , .. . ..... , ..
2 Plantées en vignobles, 168.636 hectares
(valeur lnoyenne à l'hectare non défriché,
il'. 500; capitaux fixes d'anlénagement à
l'hectare! fI'. 3.500) ... . .. , ............... ;
3° Autres cultures, 901.101 hectares (valeur
1110ycnne à l'hectare non défriché, fr. 100 ;
capitaux fixes de défrichement par hectare,
fr. 400) .. . ... ; ; ......... ; . ...... ; . ... ; ..... ;
276.000.000
0
A reporter .... , . .. .
676,000,000
450 ,500.000
1.202.049.000
(1 ) Cf. Statistique générale de l'Algérie pOUl' 1904·, - Parmi les capitaux de
l'agl'iculture, 125.882.412 francs ont été empruntés au Crédit Foncier d'Algérie.
37.467.996 francs lui étaient encore redùs au 31 décembre 1904; les estimations de la valeur des terres sont établies approximativement par moi, d'après
leur coût moyeu d'achat et de mise en yaleur; indiqué sur les publications de
la Direction de l'Agriculture;
�202
HENRY BABLED
Report. ......... , .. .
Mines (d'après la moyenne de la valeur
du tonnage extrait X 20) ...... . ....... . . .. .
Pèclleries .............. . .. ' . " ........... .
Caisses d'épargne .............. . ....... . .
Mutualités européennes . . ........ . ...... .
Banque d'énlission (capital) ............. .
Crédit Foncier algérien (capital) ........ .
1·202.049.000
150.000.000
2 406.000
4.446.000
504.000
20.000.000
30.000.000
F.1.859.905.000
C. Tunisie (1) :
Constructions agricoles européennes. . . . . . . . . 20 luillions
Capitaux d'achat des terres imnlatriculées .. . . 200
»
Industrie minière .... . .. : . . . . . . . . . . . .. ... . 80
»
Pêcherie~ et thonaires . .. ...
15
»
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315 millions
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Auxquels nous joignons pour Inémoire 98 millions, engagés
par des compagnies concessionnaires de travaux publics
(chemins de fer, ports, eaux, éclairage, etc), qui figurent aux
capitaux publics.
En dernière analyse, les capitaux privés de l'ensemble de nos
possessions coloniales peuvent être évaluées très approxÎl11:lLivement ainsi qu'il suit:
Algérie .............. F. 1.859.905.000 (2)
Tunisie. . . . . . . . . . . . .
315.000.000 (2)
Autres colonies.. . . . .
1. 726 285.000
F.3 .901.190.000
Soit en y joignant les
capitaux publics ...
2.693.000 .000
F. 6 594.000 .000
(1) Évaluations dues à la haute bienveillance de 1\1. Dubourdieu, di.J:edeur
des Finances du gouvernement tunisien.
(2) Non compris, faute de documents statistiques, les immeubles bâtis non
agricoles, appartenant à des Européens .
�203
Ln nOLE DES CAPITAUX DANS LES COLONŒS FnANçAlsES
Le chiffre représentant approximati yement l'ensenlble des
capitaux tant publics que privés, absorbés à l'heure actuelle
(fin 1906) par la mise en valeur de nos colonies est donc de
6.594 millions.
Cette évaluation est d'ailleurs certainement au-dessous de la
i'éalité, car il convient de rappeler qu'une partie de l'outillage
public de nos colonies a été exécutée au moyen de prélèvements
budgétaires annuels, dont auCune statistique précise n'a pu~ être
êtablie jusqu'à ce jour.
Par ailleurs, les chiffres précités sont destinés à s'accroître
ra pidement dans un avenir prochain. Le développenlellt de notre
outillage public colonial (ports, chemins de fer, centres de colonisation, etc.) est assuré par les 275 millions d'emprunts nouveaux actuellement ~l l'étude; il permettra la nlise en valeur de
richesses nouvelles dont nous n'ayons pu encore dresser dans
nos colonies aucun inventaire 111ênle approximaLif (sol, nlines,
forêts, pêcheries) ; Il provoquera l'apport de nouveaux capitaux
industriels; il donnera enfin à ceux déjà engagés dans l'œuvre
coloniale une plus-value infaillible et rapide.
Pour toutes ces raisons, les résultats numériques auxquels
nous sommes patvenus ne - peuvent donner qu'uile approxiInation neéessaireinent incomplète et temporaire (1);
§ 3. - Les Résultats éconollziques .
. ta productivIté des capItaux, tant publics que privés, engagés
dans nos colonies peut s'apprécier en partie par le développement du nlouvement de leurs échanges; soit avec la métropole,
soit avec les pays étrangers.
En 1904, la France ayait importé:
Des colonies ......... . .. . .. F. 157.587.468
De l'Algérie. . ...... ..... . ..
214.596.000
De la Tunisie. . . . . . . . . . . . . .
41. 769.000
F. 413.952.468
(1) M. Pierre lIIA (Q. diplom. ci colonia7es, juillet Hlüü 1 p. 84) ahoutit pal'
d'autres procédés à une évaluation sensihlement égale il la nôtre.
14
�204
HENRY BABLED
L'étranger a vait importé:
De nos colonies . . . . . . . . .
F. 209.190.506
De l'Algérie . . . . . . .. .......
57.602.000
De la Tunisie. . . . . . . . . . . . . .
35.063.000
F. 301. 855.506
SoiL pour l'ensemble de nos colonies une exportation totale
de 715.807.968 francs de capitaux d'échange, créés au moyen
de 6.59-1.000.000 francs de capitaux de production.
La France avait exporté:
" ers nos colonies.
"ers l'Algérie
"ers la Tunisie.
F.
194.188.623
310.920.000
46.000.000
551.108.623
L'étranger avait exporté:
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vers nos colonies.
vers l'Algérie
vers la Tunisie.
F.
203.989.180
56.491.000
35.063.000
295.543.180
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soit pour l'ensemble de nos colonies une importation totale
de 846.651.803 francs.
Le commerce général de nos colonies avait été en 1904 :
715.807.968
+ 846.651.803 =
1.562.459.771 francs.
Leur conlnlerce avec l'étranger:
295.543.180
+ 301.855 .506 = 597.398.686 francs.
Leur commerce avec la France :
551 . 108.623
413.952.468 = 965.061.091 francs (1);
+
(1) Cf. LEGRAN D , Happort sur le budget de l'Algérie pour 1906. Rapport sur le budget de la Tunisie pour 1906.
Cl~AUMET ,
�LE
ROLE DES CAPITAUX DANS LES COLONIES FRANÇAISES
205
Conclusion
Les chiffres ql:le nous ayons obtenus, pour considérables qu'ils
soient, ne doivent pas être considérés en eux-ll1êmes·. I1s doivent
être cOlnparés à la fortune générale de ]a France. Et nous trou-
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yerons alors qu'ils représentent une sonune bien infime, si l'on
songe que ]a fortune totale de notre pays peut être évaluée à
près de 210 lnilliards. Cette é"aluation s'obtient en lnultipliant
le chiffre de l'annuité successorale actuelle, (6 milliards environ,
d'après ]a dernière moyenne décennale) par le taux moyen de
survie d'une génération à l'autre, trente-quatre ans. environ.
Ces lnêmes chiffres doivent être également mis en regard de
celui des sacrifices pécuniaires que nous a imposés notre expansion coloniale. Or, on considère qu'elle nous a coùté depuis
vingt années plus d'un milliard, sans compter les lnilliers de
"vies précieuses sacrifiées pour cette cause.
Il est dès lors permis de conclure que le lnouvement
d'immigration de nos capitaux dans nos possessions coloniales
est à l'heure actuelle encore absolument insuffisant.
Celte insuffisance est d'autant plus manifeste que ]a France, en
raison du caractère stationnaire de sa natalité, de la richesse
toujours accrue de ses industries productives, est le pays
d'Europe où la puissance de l'épargne est la plus grande. On a
établi que l'épargne française s'augll1ente de 1 milliard et demi
de francs par an, ct que de 1900 à 19GO, plus de cinquante
n1Ïlliards de francs deviendront disponibles par le jeu des
alnortissements des obligations des villes, départelnents, compagnies de cheluins de fer et sociétés de crédit foncier.
Ces capitaux ne trouvant sur place que des emplois peu
productifs, en raison de l'ancienneté de notre outillage et de la
fréquence des crises économiques, s'exportent dans tous les
pays du Inonde et cet exode formidable s'est encore accentué,
depuis que nos déficits budgétaires croissants n1enacent la
fortune acquise de taxes nouvelles.
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HENRY BABLED
M. Paul Leroy-Beaulieu évaluait récenUllent à près de trentetrois Inilliards la yaleur des placements français 'à l'étranger;
ils augmenteraient d'une manière à peu près régulière de 450
à 500 millions par an et représenteraient à l'heure actuelle
1 nülliard et demi de reyenu.
Une enquête officielle poursuivie en 1902 par les soins du
ministère français des affaires étrangères, et confiée à nos
agents consulaires, a donné pour ces placements un chiffre légèrenIent inférieur, 30 milliards (1). Encore conyient-il de remarquer que ce chiffre était lllanifestement inférieur à la réalité.
La valeur de la fortune extérieure de la France ne pouvait être
estinlée comme le bilan annuel d'un établissement de crédit.
Elle n'a pu l'être d'une luanière approximatiye que dans ceux
des pays étrangers où le caractère défectueux de l'administration
et de la justice maintient nos nationaux en rapports constants
ayec la protection consulaire. Dans les autres, et ils deyiennent
les plus nombreux, les moyens d'information sont demeurés
insuffisants, et en plusieurs cas aucune éyaluation, mênle Îlicertaine, n'a pu être établie.
Ce formidable chiffre de trente milliards ne représente pas
seuleillent de puissants groupements financlers, des entreprises
industrielles et conllilercialeS. Les placements d'Ètats étrangers,
chellüns de fer, mines, canaux lllaritimes, appartiennent pour
une bonne part à la petite et à la moyenne épargne française.
L'on ne peut songer sans amerttulle aux lllilliards perdus pat
elle dans les banqueroutes de plusieurs Etats, dans les dénis de
justice et les confiscations de certains gouyernements exotiques,
dans les spéculations yéreuses des faiseurs d'affaires COSlllOpolites. L'on ne peut penser sans regret au prodigieux essor que
ces milliards perdus ou yolés auraient pu donner à nos colonies,
aux débonchés magnifiques dont ils auraient été la source pour
(1) J01l1'llCll officitl, 25 septembre 1902.
L'Europe a pris ]a plus grande part de nos capitaux d'émi gration : en
première ligne la Russie eU'Espagne ; puis l'Angleterre, l'Autriche, la Turquie,
la Belgique et la Roumanie . En Afrique, ils se sont portés surtouf en Egypte
et au transvaal; en Asie, vers la Chine et la Turquie d ' Asie; en Amérique,
vers lcs États-Uni s, le Mexique, la République Argcntin e et la Colombie .
�LE ROLE DES CAPITAUX DANS LES COLONIES FRANÇAISES
.'
notre industrie et pour notre commerce; car, s'il est yrai que les
peuples débiteurs cherchent de préférence à payer les peuples
créanciers en marchandises ct en produits, il est non moins
vrai que tout courant régulier d'importation tend il provoquer
nécessairement un courant d'exportation parallèle. C'est
double bénéfice quand ces relations s'établissent entre des
colonies et leur métropole; c'est double perte quand elles en
sont pri Yées,
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Sous cette rubrique, les Annales de la Faculté de Droit rendront compte des tra"aux de MM. les étudiants quand le comité
de rédaction les jugera dignes d'être portés à la connaissance du
public. Ce sera un encouragement et un honneur pour nos
jeunes auteurs, et ce sera en même temps l'affirmation de cette
idée et de ce fait que maitres et élèves collaborent chaque jour à
la découverte de la vérité scientifique et que cette collahoration seule constitue la "raie vie universitaire dont nos Annales
doivent être l'écho.
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Nous ne saurions nlieux inaugurer cette partie du recueil
qu'en insérant les pages du rapport de M. Delpech, professeur
agrégé à notre Faculté, sur les .concour~ de l'année scolaire
1905-1906, relatives aux meilleures thèses soutenues par
MM. Al. Jourdan, le fils de notre excellent et distingué collègue,
M. A. Marcaggi et M. William Oualid.
M. Delpech caractérise ces ouvrages en ces mots. Ce sont des
'œ uvres personnelles de méditation profonde, de lumineuse
techerche ou d'histoire importante, telles, en un mot, que, si
elles sont seulement « des nlonograpbies, dans le sens leplus
juste et aussi le plus loyal de l'expression », elles sont pour notre
honneur, révélatrices « d 'une forme d'art tout entière .... d'unè
éd ucation jluidique politique et économique aussi accompli
qu'achevée. ))
�210
THAYAUX SCOLAIRES
1. - La Pl'escription, d'apl'ès le Code civil allemand (1)
par M.
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ALFRED
JOURDAN, docteur en droit.
Ce livre, présenté à la Faculté de droit d'Aix comme thèse de
doctorat (médaille d'or), cst beaucoup plus que l'ouvrage
professionnel très réussi; il répond par son originalité, sa
lnéthode, son esprit, sa richesse ou ses sources, à tous les
caractères de l'œuvre scientifique. Je l'explique.
A. - La pronlulgation et la mise en vigueur toute récente
encore du Code civil allemand auraient dù provoquer, si l'on en
juge simplement par l'intérêt de cette œuvre, une littérature
abondante; en fait, comme ce ne sont choses, ni aisée que de
projeter réellenlent une vive lunlière sur tant d'objets divers, ni
commune que de connaitre parfaitement la langue du droit gernlanique, les nl0nographies sont rares; mais c'est, à un double
titre, un honneur international pour les FaculLés françaises que
les 111eilleures publications soient l'œuvre indépendante de fils
d'universitaires: ainsi, ce que M. Léon Lyon-Caen fit, en 1904,
de manière peut-être définitive, pour « La condition de la femn:e
luariée allemande », M. Alfred Jourdan l'a fait cette année, de
nlanière consciencieuse et probe, avec un esprit pénétrant,
vigoureux et non attardé aux formules vides, pour lu Prescription d'après le Code civil allemand
Certains y regretteront, comme de légères taches, soit un
usage par trop rare de grands travaux, comme ceux d'Albrecht
et d'Reussler. ou des classiques histoires du droit allemand, soit
un oubli de tout rapprochement ou essai de comparaison entre
la théorie de la prescription en matière de droits individuels et
la coutume par rapport au droit social; soit aussi une indifférence excessive pour des problèmes de sociologie ou d'histoire,
tel celui de la perpétuité des droits tranSlllise à la législation
allemande, et critiquée à tort (p. 218) comme idée d'origine
romaine, alors que toutes les législations primitives la connais(1) l vol. pet. in-8",
RO USSEAU,
412 p.
�TRAVAUX SCOLAIRES
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211
s21lt sans nul doute comme une conséquence de l'origine divine
prêtée au droit, ou tel encore celui des raisons existant aux
délais de la prescription, lequel aurait tout au nloins amené
M. Jourdan à discuter les relations d'effet à cause, affinnées par
quelques auteurs, entre la prescription, la prescription d'an et
jour notamment, et la copropriété du clan sur la terre romaine
ou l'annuelle répartitioa des terres germaniques. Tous, par
contre, s'accorderont à louer l'mnpleur méthodique donnée aux
développements, le soin extrême dépensé pour la reprise à pied •
d'œuvre (cpr. p. 1-12, 21-3i) de tous les éléments du sujet, ou la
dialectique puissante révélée dans les discussions, qu'elles soient
d'exégèse, de droit pur ou de métaphysique. Et ceux mêmes que
la disproportion ?U la séparation des chapitres consacrés à la
prescription extinctiye (p. 35-272) et à l'acquisitive (p. 273-361)
étonnerait de prime abord, lui doivent concéder, d'une part,
qu'il existait trop de liens entre elles (p. 382-396) pour sacrifier
l'une ou l'autre, et, d'autre part, que, dans l'étude faite de
chacune, de l'acquisitive, par exelnple, toutes les institutions
qui sont avec elle en corrélation intiine, celles des droits réels
(p. 281 et suiv.) des livres fonciers (p. 288 et suiv.) ou de la
possession, sont expliquées seulelnent quant à l'essentiel et dans
la mesure indispensable à l'intelligence de la Inatière. Les
spécialistes à peine relèveront quelques formules ambigu ës su r
l'application de l'Llsl.lcapio aux l'es fUl'tivre, ou l'extinction des
actions édilitiennes; et les amateurs des constructions impeccables s'inquièteront de la place, en façade et hors lignes, faite aux
théories des Exceptions ou Einreden (p. 52-59), et de l'Action
(p. 60-107), sauf à lui reconnaitre le double mérite d'avoir, en
cet apparent hors-d'œu\Te de lecture fort ardue, montré
comment le concept de l'Ansprllch revient définitivement à celui
de l'adio romaine et, par les idées émises au cours d'une argumentation intrépide, sollicité les civilistes qui voudraient, au
nloyen de ce concept avantageux, jeter un pont entre les droits
pen:onnels et réels. Les esprits philosophiques enfin, arrêlés par
celte thèse (p. 18-27 et 361-380) que les facultés juridiques,
comme tout au monde, subissent l'action destructive du temps
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TRAVAUX SCOLAIRES
niveleur, savent gréàM. Jourdan de la discussion qu'à propos du
fondement de la prescription il leur permet, pour établir, contre
ses dires, à l'encontre des apparences et nlaJgré les comparaisons, les deux choses que voici: d'abord qu'une abstention, si
elle n'est rien lllatériellement et COlllme acte physique, peut
impliquer quelque chose juridiquement comme lnanifestation
de volonté; ensuite, que le temps, sinlple cadre où tous les phénonlènes physiques et humains se déroulent, n'est point une
condition génératrice de la prescription, encore qu'il en soit
l'une des conditions, et n'est pas non plus, d'une manière générale, une force suffisante à elle seule, alors qu'il intervient
seulement parce qu'il faut du temps aux diverses forces agissantes, lllatérielles ou sociales, pour détruire dans le domaine
physique la cohésion des molécules, et, dans le champ juridique, assurer la succession des croyances collectives et le
triomphe progressif des idées de stabilité économique plus
recherché~ et d'ordre public mieux entendu. Bref, c'est une
œuvre qui honore la Faeulté où elle s'est produite et plus encore
soutient l'éclat d'un nonl toujours vénéré et connu dans le
nlonde et la 1ittérature juridiques .
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Les messages présidentiels en France
et aux États-Unis (1)
par ANTOINE MARCAGGI, docteur en droit.
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Non 1110ins intéressante, à des titres tout divers, d'ailleurs, est
l'étude de M. Antoine MARCAGGI sur Les messages présidentiels
en France et aux États-Unis.
Celui qui a connu, dans la Salle de travail du droit public,
les détails de la confection de cette œuvre et encou~'agé
les recherches, souvent infructueuses, de son auteur, doit à
celui-ci ùn témoignage de vaillance et des félicitations toutes
particulièl~es ; la tentative est nlême grande pour lui de repro(1) 1 vol. in-8°, LAROSE et TENIN, 183 P
�TRA V A UX SCOLAIRES
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213
duire ici publiquement les termes et les raisons des éloges, qu'en
dehors de grands professeurs ou publicistes, il a recueillis pour
les tranSluettre au lauréat de la Faculté d'Aix; s'il n'y cède
point, il veut tout a.u moins, après et avec la Faculté, dire
comment cette nlonographie, tout à fait neuve, comme exposé
et plus encore COlume documentation, quant au plan et eu égard
aux idées générales, constitue l'effort le plus louable vers la
synthèse et la construction, et il tient encore davantage à
ajouter que son iritérêt demeure tout entier, après des !ivres
extrêmement remarquables luêlue, sur « Le rôle du pouvoir
exécutif dans les Républiques 1110dernes», qui, faute d'avoir
dépouillé un à un les messages, n'ont rien dit presque sur la
portée et l'évolution comparées en France et aux États-Unis de
eette forme d'activité du chef de l'État. C'est son lueilleur titre,
en effet, d'avoir, des réalités et des textes, dégagé, d'une
111anière, sans doute définiti "e, une loi politique, suivant
laquelle là où, soit par les circonstances, soit par la Constitution, le président est appelé à exercer un pouvoir personnel, les
111eSsages sont très actifs, et là, au contraire, où le président ne
possède que des attributions effacées, les 111essages sont également effacés; et c'est aussi toute sa matière d'avoir montré
conlluent ces nlessages sont ici, en France, sans influence et
vides de progranlnles directeurs, tandis que là, aux États-Unis,
toujours plus, ils sont préoccupés de tracer à la législation son
cham-p d'action, et tout à fait propres à révéler, suivant le mot
d'un auteur, M. Barthélémy, « ce qu'a d'artificiel, de littéraire »,
quand on l'applique à l'époque actuelle, la thèse de l'infériorité,
par rapport à l'initiative formelle des pays parlenlentaires, des
« conseils» que donne au Congrès le président des États-Unis ».
Cette preuve, pourrait-on dire, M. Marcaggi l'a administrée en
deux parties, dont la méthode est apparenlluent contradictoire,
attendu que l'une est à tendances historiques, et l'autre plutôt
didactiques; mais ce serait bien le moindre reproche, car cette
allure différente était pres(Iue imposée par une antinomique
situation de fait; aussi bien, pour l'un des pays, il y avait tout
uniment à constater une importance décroissante, 11lême une
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TRAVAUX SCOLAIRES
dégénérescence du message, duc non seulement, ~ comme on
pourrait être tenté de le croire, à une dÎlninution dans la valeur
des hommes appelés à la magistrature suprême, mais plus
encore aux changements survenus dans les institutions et à la
perte par le chef de l'État, depuis 1848 et le temps de Thiers, du
caractère représentatif d'une force sociale; au contraire, pour
les États-Unis, et parce que les luessages, après avoir été au
début la suite des discours du trône de la couronne anglaise, ont
acquis une influence extrême, il y ayait lieu, avec les textes
même, d'abord d'en suivre l'usage afférent, sinon à chacune des
attributions du président, du moins aux plus essentielles (direction de la politique étrangère, administration intérieure du
pays, législation, nomination des fonctionnaires), ensuile et
d'après cette expérience, de discuter énergiquement la comparaison, trop répétée, faite par Bryce, du luessage à « un coup de
fusil en l'air». -- Il n'empêche que, dans l'exécution de cette
tâche, plusieurs poinls méritent des critiques, lesquelles procèdent toutes, peut-être, d'un seul et même défaut, celui d'une
extrême sécheresse en la forme d'ailleurs séduisante par son
laconislne, celui d'une hrièyeté excessi ve aussi dans l'expression
des idées générales bien dégagées el des vues à l'ordinaire
finement notées de psychologie polilique.
De lacunes, il n'en existe guère, sauf un appel trop peu
fréquent aux textes, qui, pour être de simples fails, ont droit
tout au Inoins à une c.itation; sauf aussi un usage trop rare de
certaines sources où les raisons, les précédents et les détails
sont en nombre variable, comme le Fédéralist, l'Histoire constitutionnelle de Slubhs et des llfém.oircs, tels ceux de M. Guizot.
D'insuffisances proprelllent dites, il n'yen a d'autres, In'a-t-il
semblé, que celles relatives au nlessage de démission de
M. Grévy et aux suites des messages, l'explication n'étant nulle
part écrite que, si les Chambres ne répondent pas an message
et en donnent simplement acte au président, c'est, connlle il
fut dit encore le 3 j llillet 1894, au sujet d'un nleS&age de
M. Casimir Périer, parce que, si les Chambres pouvaient
répondl~e, elles s'adresseraient au président, ce que n'a pas
�TRAVAUX SCOLAIRES
215
voulu le législateur de 1875. Mais, de touches trop l~gères, il y
en a quelques-unes, soit au point de vue positif et fornlel, sinon
sur les diverses conceptions du message et sa distinction d'avec
les discours du trône dans les nlonarchies parlementaires, du
nloins sur sa place par rapport aux déclarations n1inistérielles
et aux autres modes de communication de l'exécutif avec les
chaIubres, - soit, au point de vue de la science politique, sur
des idées comme celle-ci, que, tant est grande la logique irréductible des faits sociaux, toute organisation de l'exécutif est
dominée, influencée ou déformée par les notions générales et les
vues adoptées sur l'objet du gouvernement, ou cette autre que,
tant il y eut d'exagération dans la grande théorie révolutionnaire
de la représentation par les seules asselublées, il y a (les ÉtatsUnis en font la preuve) de possibilité, et d'avantages au point de
vue de l'art politique à la dualité de la représentation de la
nation, tant par le chef de l'État que par le législatif. - Au
total, parce que son ampleur n'est point ainsi toujours suffi...
sante, parce que son trait aussi est parfois imprécis et sa
perspective souvent trop réduite, la thèse M. Marcaggi n'est
point une œU\Te de tout pren1Îer ordre; elle est tout au moins
des lueilleures, des plus utiles et des mieux venues.
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III. - Le libéralisme économique de l'Angleterre (1)
par 1\1 . 'V1LLIA '1 OUALID , docteur en di'oit.
Beaucoup de bien doit être dit aussi de ce travail, aux divisions
simples, aux propottiOIiS justes, à la documentation généraleIuent solide, et à la finesse tnaintes [ois révélée. Son luérite, et
il est grand, on le peut dire hardiment, consiste surtout à avoir
opposé un libéralisme qui a évolué depuis Adanl Smith, qui s'est
démocratisé et qui est resté vi yant, de la vie même de la nation,
à ce libéralisnie quelque pell cristallisé, prêt à affirmer une irréductible incompatibilité entre la liberté individuelle et le régime
(1) 1 vùl. in-S', 331 p ., Paris, 1906,
BONVALOT-JOCVE I
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'l'RA VAUX SCOLAIRES
démocratique, et cantonné dans sa doctrine nég~tive, hostile
aux idées de solidarité et de législation sociale, où se complaisent les adeptes de la petite secte libérale française. - La voie
lui avait été tracée, du moins quelque peu indiquée: il lne souvient, en effet, dans cet ordre d'idées, d'unè étude sur L'Œllvre
économique de David Hume, que l'Université de Paris qualifiait,
il y a trois ans, de « trayail d'un véritable penseur », tant elle
dépasse par sa portée un simple essai de reconstruction, et dans
laquelle M. Schatz, établissant combien la production de RUIne
est pénétrée par sa philosophie et procède d'elle, avait nlontré,
chez cet écriyain, une formule de la théorie individualiste plus
souple et llloins étroite que celle élnise par certaines écoles
libérales qui se réclament d'elle et pourlant ne ]a continuent pas,
et je connais,parce qu'elles furent entre nous l'objet d'entretiens
multiples et de courtoises discussions, toutes les leçons presque où, depuis lors, notre ancien et distingué collègue a expliqué
doctrinalement, le développement du libéralisme au XIX e siècle,
et, dans le domaine des faits, l'action économique de l'Angleterre;
aussi il ne lne déplairait point d'asseoir, vis-à-vis de M. Oualid
et de quiconque, ce pelit point de correction uniyersitaire qu'un
étudiant, s'inspirant, comme c'est son droit, de l'enseigneillent
d'un maîlre,ne doit point imiter ces écrivains dont les fastueuses
références ont cette bénigne faiblesse d'omettre le livre ou l'auteur le plus pillé à toute hem e. - Ceci n'est en rien pour diminuer l'importance de cette monographie, contre laquelle il pourrait être élevé quelques griefs d'ordre varié: les uns, d'erreurs
accidentelles de législation, ou de faiblesses assez répétées dans
l'exposé de la doctrine libérale classique, de RUIne à Ricardo;
les autres, d'imprécisions ou plutôt de sécheresse dans la troisièllle partie : autant il y a, sauf l'observation que je viens de
faire, d'inforInations, de vie, de couleur même, dans l'histoire
du libéralisme naturaliste et évolutif d'Adanl Sn1Îth et de
Malthus, rationaliste et déductif de Ricardo et des radicaux
philosophes, pratique de l'Ecole de Manchester, renouvelé avec
Stuart Mill, Carlyle, Ruskin ou Dickens, et arrêté pOUl: l'heure,
au programme expliqué dans l'excellent ouvrage d'Herbert
�TRAVAUX SCOLAIRES
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Samuel, - âtitant les réformations amples et précis~s sont à
la base des détails fournis sur la législation ou ,irière et foncière
ou la politique comnlerciale et coloniale de l'Angleterre, autant l'opposition des libéralismes britannique et français est
superficiellement établie, et la conclusion peu nuancée et partant peu conforme à la réalité: ainsi, d'une part, faute d'ayoir
assez accentué le contact avec les faits, soigneuselnent recherché
par l'un et hautainement négligé par l'autre, M. Oualid n'a point
mis en relief les résultats de cette divergence qui perpétue en
Angleterre la connaissance et la force des principes indi vidualistes et en France laisse l'éducation socialiste et étatiste
prendre le pas sur cette mênle doctrine libérale; et, d'autre part,
faute d'avoir assez étendu son rayon "isuel, il a méconnu combien le libéralisme, loin d'être tout dans la côterie blâmée, est
yraÎlnent, ou même uniquement, ailleurs, chez Nietzsche et chez
Ibsen, Renan ou de Curel, Tocqueville et Taine surtout, qui
donnent, tous deux, de l'histoire une interprétation indiyidualiste et ne craignent point d'accepter et préyoir la démocratie
comme un fait naturel et nécessaire; et il a négligé aussi cette
intéressante question de sa voir si les lnou Vell1ents démocratiques qui se rattachent aux diyers aspects du catholicisme
social ne sont pas inconsciemment inspirés par la plus pure
pensée libérale, celle des économistes qui assignent con1lne
seule fin à leur doctrine la libre et indispensable expansion de
toute personnalité humaine. Mais, je le répète en tel'lninant,
nlalgré ces critiques, l'œuvre deilleure tout entière debout, non
comme une « frêle esquisse », mais conune une « peinture
nourrie ».
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POUl' la première lois, celle année, l'Uni vcrsitécl'Aix-Nlarseille, Sllr
les instances de 1\11\1. les Ministres de l'Instrllction publiqlle et de la
Cllerre, après accord entre M. le général commandant le XVc Corps
d'armée et M1\l. les Doyens, a ollverllln amphithéâtre de la Faculté
de Droit à des conférenciers militaires venus pOUl' instruire nos
étudiants de leurs devoirs de soldat. Par réciprocité, les pro{esseurs
de l'EnseignelTlent supérieur et plus particulièrement ceux de la
Faculté de Droit ont tenté en faveur de MM. les Officiers la vlllgarisation des principes des sciences juridiques.
Il nOllS a parll zztile d'imprimer dans nos Annales la première
conférence faite pal' M. le capitaine Coihié. Nous le prions lui, ses
camarades et ses chefs, de voir dans cette hospitalité la marque de
notre sympathie pOlll' l'armée et pour la tentative actuelle. Nous
avons, en outre,jugé cette publication utile à lUZ autrc point de Vlle .'
conserver llll document (et aussi dans notre prochain fascicule
publierons-nous, si nous en avons la place, les autres conférences de
l'année) qui permette de comparer avec ce qui a été fail ailleurs, de
critiqller la façon dont militaires ou professellrs auront compris
leul' l'olc, pal' suite de rendre utile, profitable et meilleure cette
institution nouvelle. En mon nom et ml nom de mes collègues, je
puis affirmer que nous ferons le Ineilleur occneil aux critiques ef
aux désirs qui nOllS seraient exprimés pal' ilfIU. les officiers.
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�CONFÉRENCE
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RECRUTEMENT ET ORGANISATION DES ARMÉES
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Faite aux Élèves des Facultés d'AiY-en-Provenc3, par le capitaine-breveté GOTHIÉ,
du 55 c régiment d'infanterie (1907)
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Nécessité d'une Armée.
La guerre est inhérente à l'humanité absolument con1lue les
tempêtes sont inhérentes à notre planète.
Tous les peuples, petits et grands, aussi loin qu'on renlonte
dans leur histoire, ont toujours fait ou supporté la guerre et la
feront encore dans l'avenir.
Certes! la paix universelle est un rêve magnifique, à la réalisation duquel nous ne saurions trop travailler, mais c'est mallleureusement aussi une utopie, qu'on n'atteindra jaIuais, quoi
qu'on fasse.
COlnment peut-on croire, en eIIet, à l'union des peuples, quand
on assiste journellement à la .lutte des classes, des familles et
Inêlne des individus!
Comment peut-on parler de désarmelnent en présence de la
marée nlontante des peuples de race jaune, prêts à sublnerger
notre vieille Europe avec leurs cinq cents minions d'habitants 1
Comment peut-on parler de désannement devant ces dépenses
colossales et toujours croissantes, qui figurent chaque année au
budget de la guerre des principales nations européennes!
Il ne faut donc pas nous bercer d'illusions, et le falneux proyerbe latin, Si vis pacem, para belll.lm, n'a jamais ét.é plus vrai
qu'aujourd'hui.
En Allemagne, le budget de la guerre, qui s'élevait, en 1904, à
�VARIÉTÉS
221
807 millions, n10nte brusquelllent à 881 n1illions en 1905 et
«;lépasse 900 l11illions en 1906.
En onze ans, le budget des armées s'est accru de
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Angleterre.
Allemagne.
Autriche.
France.
Vous voyez que nous somn1es largel11erit distancés par nŒS
voisins dans la préparation à la guerre et ce serait un crime
pour nous que de nous endormir dans une douce quiétude en
présence de ces formidables préparatifs.
La guerre est donc une nécessité à laquelle nous ne saurions
nolis soustraire, et un peuple qui ne se lèverait pas comme un
seul homnle sous le coup d'une injure grave ou d'une insulte
faite à son drapeau, qui n'accourrait pas à la frontière pour
défendreJ'intégrité de son solll1enacé, serait indigne de vivre et
devrait être rayé du rang des nations.
Songez, enfin, que depuis 1870 nous avons une terrible revanche
à prendre, et que nos l11alheureux frères, les Alsaciens-Lorrains,
qui gémissent depnis trente-six ans sous le joug de l'en vahisseur;
soupirent encore après leur délivrance et conlptent sur nous pour
la leur assurer. (Je vous en parle en connaissance de cause, étant
n10i-mên1e Alsacien).
Nous avons gagné la prennere manche à Iéna, nous avons
perdu la seconde à Sédan, à nous de travailler pour gagner la
belle sur les chan1ps de bataille de l'avenir.
.. C'est une question d'amour-propre national; c'est aussi et
surtout une question de vie ou de n10rt pour la Fl'ance 1
L'.alerte du Maroc est encore trop récente pour nous croire à
l'abri des fantaisies d'un honnue, qui a malheureusement entre
les mains un formidable instrument de guerre avec lequel nous
ne saurions trop cOlupter.
Que faut-il donc pour faire la guerre et se délendre?
Que faut-il pour faire respecter son drapeau?
Que faut-il enfin pour en imposer à tous?
�222
VAHlÉTÉS
Il faut deux choses:
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D'abord du cœllr! c'est-à-dire un patriotisnle ardent et éclairé,
prêt à tous les dévouements et capahle de tous les sacrifices;
Ensuite une armée, sur laquelle on puisse compter en toute
circonstance quoi qu'il arrive!
Comment sera recrutée cette armée dans un grand pays
con1lue le nôtre? Commen t sera-t-elle organisée et instruiLe '?
C'est ce que je vais m'efforcer de développer devant vous, aussi
brièvement que possible.
Il .. - Recrutement.
Aussi loin qu;on remonte dans l'anti<luilé, on ne trouve que
trois systèmes de recrutement pour les années:
Armées mercenaires;
Années de métier;
Nations années.
A. - Armées Irzercenaires . ----- COnime leur nom l'indique, les
armées mercenaires ne sont recruLées que d'étrangers, faisant
profession de porler les armes eL mis à la solde d'un pays pour
en assurer la défense ou les besoins de conquête.
Tels étaient dans l'antiquité les barbares Lybiens ou nègres,
les InercenairC's asiatiques, les soldats grecs, à la solde des
Perses, des Assyriens, des Egyptiens, des Carthaginois et nlême
des Romains.
Tels sonL a11 moyen âge les archers écossais, les lansquenets
allemands, les hallebardiers suisses et les condottieri italiens,
que prirent à leur service les rois de France.
Tels sont de nos jours les régiments étrangers, que nous
entretenons en Algérie.
Assurément, ces années ont rel~du des services aux pays qui
les ont employées; mais elles lllanquaient tolalement de cohésion, ùe discipline et surtout du souffle patriotique qui,. seul, est
capable, à un nloment donné, ùe produire l'héroïslne et d'amener
la victoire.
�YARIJ~TÉS
223
Presque toujours elles ont entraîné la décadence rapide de
ceux qui s'en sonL servis · presque exclusivement. Exelllple:
Perses: au n r e siècle avant J .-C. (retraite des Dix Mille); Cailwginois : après Annibal; Romains: au momeut de l'invasion des
barbares; Contingents étrangers des armées de 1812 ei 1813 : à
la fin du Premier Empire en France.
Du reste, un peuple (lui n'est plus capable de se défendre
lui-même et qui est obligé d'ayoir recours à des étrangers pour
sauvegarder son indépendance est mùr pour l'esclavage.
Ce système, qui a été définiliyement condamné, n'est plus
employé de nos jours que pour certains contingen ls coloniaux,
servant uniquenlent dans les colonies.
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B. - Années de métier. - Les armées de lllétier se recrutent au
nloyen de yolontaires nationaux qui, moyennant certains ayantages pécuniaires ou autres, assurent en tous temps la défense
du territoire ponr le comple de la nation tout entière.
Ce système, qui a été employé longtemps en France et qui est
encore aujourd'hui en vigueur en Angleterre et aux États-Unis,
oITre le grand a nmLage de laisser à l'agriculture, au commerce,
il l'ind llstrie et aux heaux-arts une grande partie des forces yives
de la nation.
Les armées de mélier, plus que tou Les les autres, peuycnt arri ver
au suprême degré dé l'entraînement, de la cohésion et dc la
discipline; elles ont montré qu'elles étaient capahles de dévouenlellt et de sacrilice pour la patrie; mais elles sont devenues
absolument insuffisantes et trop faibles en présence des grandes
masses mises en mOUyemellt par les nations armées d'aujourd'hui.
L'Angleterre et les I~tals-Unis sont, du l'este, dans une situation toute spéciale, puisqu'ils sont protégés naturellement par
leur fameuse ceinlure et barrière d'argent, qu'ils ne veulent
laisser entamer ù aucun prix.
C. - Nations Clrmées. - Le systèn:e de la nation armée est
hasé sur le principe du seryice personnel et obligatoire pOllr tOilS :
tout homme valide appartient à l'année pendant une pél:iode
déterminée, variable suiY31ü les pays et selo~l les époques.
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VARIÉTÉS
Bien compris et sagement appliqué, il donne le nombre aux
armées sans rien leur faire perdre de la qualité.
En obligeant tous les hommes valides à prendre part à la lutte,
il ennoblit l'impôt du sang et répartit les charges plus équitablement.
Ce principe, qui est adopté à peu près partout aujourd'hui, est.
le seul qui ait fait de tous temps les nations fortes et les peuples
prospères. Exemples: Grèce au siècle de Périclès; Rome sous
la République et l'Empire; Francs sous Clovis et sous Charlemagne; Prussiens sous Frédéric II et ses successeurs; Français
sous Napoléon.
Mais c'est surtout de nos jours, à la suite des succès de la
Prusse en 1866 et 1870, que ce service de recrutement a pris un
développement considérable.
La durée du service militaire, qui avait été fixée primiti veInent
à trois, cinq et sept ans au Inaximum, fut portée à vingt puis à
vingt-cinq années, de façon à constituer, à l'appui de l'armée
permanente ou active, des réserves instruites dans lesqüelle s
on pourra puiser largement selon les besoins.
Tous les homn1es valides passent, dans l'arn1ée active, le temps
strictement nécessaire pour acquérir une instruction Inilitaire
assez complète; on entretient ensuite cette instruction par de
courtes périodes d'exercices, échelonnées sur un certain nombre
d'années; les hommes deineurent le reste du temps dans leurs
foyers, mais y restent toujours ~l la disposition de l'autorité
Inilitaire, qui peut les rappeler en cas de guerre.
En résumé, l'organisation de la nation année permet d'utiliser
pour la guerre toutes les ressources, tant matérielles qu'intellectuelles d'un pays, tout en ne les absorbant que le temps stricteinent indispensable à ses besoins.
C'est grâce à ce système perfectionné que la Prusse a pu réunir
250.000 hommes en 1813, que l'Allen1agne a pu jeter sur la
France plus d'un million d'hommes en 1870, et que son année
actuelle (active, landwehr et landsturIn réunis) arrive à un total
formidable de plus de 3 millions d'hOlnmes instl'uits.
C'est aussi à ce système que s'est ralliée la France après ses
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revers de 1870, revers qui étaient dus en grande partie à l'insuffisance de son armée de métier.
Trois lois de recrutement se sont succédé depuis cette époque:
La loi de 1872, qui établissait bien le principe du service
personnel et obligatoire pour tous, mais qui admettait les
dispenses et le volontariat d'un an;
La loi de 1889, qui abaissait de cinq à trois ans la durée du service dans l'armée active, su pprimait le volontariat et les dispenses
complètes, mais admettait encore certaines dispenses partielles
(soutiens de famille, étudiants, séminaristes, instituteurs ne
faisant qu'un an de service) .
. Enfin la loi du 21 mars 1905 ou loi de dellx ans, acLuel1ement
en vigueur, qui établit définitiyement le sen·ice égal pour tous,
supprime toutes les dispenses et fixe à deux ans seulement le
service dans l'arnlée actiYe, onze ans dans la réserye, six ans
dans l'armée territoriale et six ans dans la réserve de cette dernière.
Essayons de nous rendre compte des ressources en hommes
valides et instruits qui nous seront données par cette loi, quand
elle aura atteint son plein effet.
Il naît chaque année en France 500.000 garçons enyiron. Sur
ce nombre:
300 .000 atteignent l'âge de 20 ans,
250.000
l'âge de 28 ans,
200.00Q
l'âge de 35 ans,
180.000
l'âge de 40 ans .
Si l'on défalque de ces chiffres : les réformes pour cause
d'inyalidité, les honnnes classés dans les serviCes auxiliaires, et
les inscrits maritimes (nlariüe), enyiron 100.000 hommes en
tout, il reste en hommes valides:
Hommes
Arnlée active: deux classes, 200.000 hommés par
classe .... , . . . . . . . . .. . ........................ .
400.000
Réserve: onze classes, 150.000 hommes pal' classe .. 1.650.000
Territoriale: six classes, 100.000 hommes par classe.
600.000
&éserve territoriale: six .cla&ses, 80.000 hommes par
classe.. . . . . . . . . . . .
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480 000
Soit au total. . . . . . . . . . . .. 3.130.000
�226
YARIÉTÉS -
chiffre absolument comparable à celui des Allelllands.
Les CADHES SUBALTERNES (sous -ofliciers, caporaux ou briga ..
cliers) son t recrutés :
Dans l'armée active, panui les hommes les plus intelligents et
les plus instruits de chaque contingent ou par yoie de rengageluents ;
Dans la réserve et la territoriale, parmi les ancicns gradés ou
les meilleurs soldats de l'arméc active.
Les
CADRES OFFICIERS
sont recrutés dans l'armée active
Par yoie de concours, soit directement dans certaines écoles
militaires (Saint-Cyr ou Polytechnique), soit parmi les sousofficiers après passage dans une école (Saint-Maixent, Saumur,
Versailles ou Vincennes);
Dans la réserve et la territoriale:
1° Parmi les anciens officiers ou sous-officiers de l'armée
acti ye retraités ou déluissionnaires ;
2° Parmi les élè.Yes des grandes écoles (Polytechnique, Forestière, Centrale, Normale supérieure, Ponts et Chaussées, ~1ines
de Paris et de Saint-Étienne) ;
3° Par yoie de concours, parmi l'élite des conLingents ayan t
accol11pli leur première année de service dans l'arméc acLi ,·c.
III. -
Organisation.
Celte armée, une fois recrutée, il faut l'organiser, l'instruire
et lui fournir toutes les ressources dont elle a besoin pour se
mobiliser, c'est-à-dire pour passer du pied de paix au pied de
guerre.
L'organisation des armées a yarié ayec les
époques et a toujours suiyi les progrès de l'armement, profitan t de toutes les grandes découyertes de la science et de
l'industrie.
Avant l'invention de la pozzdre, on ne se sen'ait connue arnles
offensi ves que d'armes de main (piques, hallebardes, épées ou
LES 'TROUPES. -
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�vÂRII~ TÉS
227
lnassues), ou d'arnles de jet (javelots, arcs ou fron_d es); d'olt
l'emploi exclusif d'infanterie et de cavalerie.
Hoplites, vélites et psilites dés phalanges grecques et légion s
romaines; cheyaliers, hallebardiers et archers des années du
moyen âge.
L'infanterie avait adopté le bOlwliel' comme arme défensi ye, la
cavalerie l'armure.
Quelques rares machines de guerre (chars armés de faulx,
tours portées par des éléphants, béliers, catapultes, balistes)
sont bien employées dans l'antiquité, mais disparaissent au
moyen àge.
Après l'invention de la poudre au XIIlC siècle apparaissent
pendant la guerre de Cent Ans les premières armes à fell (arquebuses, nlOusquels, canons). A la suite de la guerre de Cent Ans,
Charles VII crée les premières années pennanentes avec
arl iilerie.
Aux XV C, XVIC el XVII C siècles, la proportion des armes à feu
augmente, le fllsil remplac~ définitivement le nlousquet et en
1703 l'in \'ention de la balonnette à dOllille fait disparaître les
dernières piques.
L'artillerie prend une importance de plus en plus grande sou s
Louis XIV; elle fait partie intégrante du Corps de bataille et
joue bientôt un rôle prépondérant dans l'attaque ct la défense
des places (Vauban).
Enfin au XIX siècle, l'adoption des armes rayées ct se chargean t
par la culasse, l'in yen lion des chemins de fer, des télégraphes,
des téléphones et des ballons, l'emploi des poudres brisantes ct
de la poudre sans fumée, la création des armes il tir rapide
(fusils, canons et mitrailleuses), les progrès de la véloc.ipédie et
de l'automobilisme font faire des pas de géant à l'organisation
des armées.
Les années d'aujourd'hui comprennent ayant tout des
combattants (infanterie, cavalerie, artillerie et génie.
Les non-combafianis (train des équipages, gendarmerie, intendance, santé, trésor et postes, renlontes, elc. ) constituent les
serYÎces accessoires de l'armée-,
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�228
VARIÉTÉS
L:infanterie, qu'on a appelée avec juste raison la reine des
batailles, forme la base des armées l'nodernes et eÎltre dans la
proportion des trois- cinquième des combattants. Elle est armée
du fusil à répétition et agit par son feu et surtout par le mouvement en avant.
_. La cavalerie, qui entre dans la proportion du septième des
combattants, tire du cheval sa grande n10bilité et agit, soit par
le feu, soit par le ('hoc. Elle est chargée de reilseigner le
comlnandement sur l'ennemi, d'éolairer la marche de l'infanterie
et de combattre tout ce qui lui est opposé, en particulier la
cavalerie adverse; elle n'hésite pas à se sacrifier au besoin pour
la défense comniune.
Les cavaliers sont armés, suivant la subdhision à laquelle
ils appartiennent, de la carabine à répétition, du revolver, de la
lance et du sabre; les cuirassiers portent encore le casque et la
cuirasse, derniers vestiges des armures du moyen âge, n1ais
qui, traversés par la balle, n'ont plus grande utilité aujourd'hui.
- L'artillerie, qui entre égalelllent dans la proportion du septième
des cOlnbattants, se subdivise en artillerie .de campagne,
artillerie de n10ntagne et artillerie de forteresse,. ·suivant sa
destination .
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. L'artillerie de campagIle, qui est la plus nombreuse, est armée :
du canon à tir rapide (de 75 millimètres en France) ; elle
constitue l'ossature du .champ de bataille et sert à appuyer
surtout les attaques de l'infànterie; son personnel comprend des
conducteurs montés sur les attelages et des servants à pied (exceptionnellenlent à cheval dans les batteries li cheyal). Dans
les déplacements rapides, les servants à pied montent sur les
coffres des voitures.
L'artillerie de montagne, qui entre dans la composition des
troupes cie montagne, est destinée surtout à opérer dans les
régions très accidentées (Alpes, Algérie et Colonies) dépourvues
de routes carrossables. Elle est armée d'une pièce légère à tir
rapide et transportée à dos de mulets.
L'artillerie de forteresse n'est e11)ployée que dans l'attaque ou
�VARIÉTÉS
22~
la défense des places ou positions fortifiées ;. elle est arnlée de
pièces de gros calibre, très variables comme dimensions.
Depuis quelques années, on a .introduit parmi les batteries de
campagne quelques baLteries lourdes destinées à renverser les
obstacles que l'artillerie de campagne ne pourrait entamer, mais
ces batteries n'ont pas donné tous les résultats qu'on en attendait
à la dernière guerre russo-japonaise.
Les troupes du génie, qui sont les moins' nombreuses;
s'occupent de Inissions tout à fait spéciales, telles que: travaux
de fortification, attaque et défense des places, établissement des
ponts pour la traversée des cours d'eau, elnploi des chemins de
fer, des télégraphes, téléphones et ballons.
Les nécessités de comnlandement, d'instruction et d'administration ont fai t répartir les
hommes en groupes réguliers ou unités.
PETITES ET GRANDES UNITÉS. -
Les petites unités (compagnies, escadrons, batteries, bataillons,
réginlents et brigades), se composent de troupes de même arme ..
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Les grandes unités (divisions, corps d'armée et armées), com-·
prennent des troupes de toutes armes.
Ayant 1870, les petites unités . seules étaient constituées en
temps de paix; on créait au denlÏer moment des brigades, desdivisions, des corps d'arnlée, auxquels on donnait souvent des
chefs inconnus, ne connaissant pas dayantage leur personnel;
on improvisait à la hâte el très-incomplètenlent les différents
services accessoires (intendance, santé, etc.). La triste expérience de la guerre de 1870 nous a nlontré tous les inconvénients·
de cette organisation de la dernière heure.
Aussi, dès 1873, une loi nouvelle sur l',organisation de l'année,
loi qui subsiste encore aujourd'hui, décréta en France la formatiun, dès le temps de paix, de dix-neuf corps d'armée et la division du territoire en dix-neuf régions militaires correspondantes.
Chaque corps d'aJ'mée se recrute dans une seule et même région
et comprend: deux ou trois divisions d'infanterie; une brigade
de cavalerie; une d'artillerie de corps; une conipagnie' du génie.
de corps; une. compagnie d'équipage (le ponts; une compagnie
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de parc du génie; des ambulances; un parc d'artillerie de corps
d'armée.
Il est muni en outre de tous les services accessoires nécessaires (intendance, santé, train des équipages, etc,), complétés
en cas de guerre.
En princiqe une division d'infanterie comprend: deux ou trois
brigades d'infanterie; une cavalerie divisionnaire; une artillerie
divisionnaire; une compagnie du génie; une ambulance.
Les régiments de cavalerie qui ne font pas partie des corps
d'année sont réunis en divisions de cavalerie indépendantes, qui
peuvent être groupés en corps de cavalerie.
Un vingtième corps d'année avec une vingtième région correspondante on t été créés ces dernières années sur la frontière
de l'Est.
AR;\U:ES COLONIALES . Les armées dont nous venons de
parler conviennent bien aux grandes guerres européennes, en
vue desquelles elles ont surtout été constituées; mais elles sont
impropres aux expéditions coloniales, qui n'exigent pas de gros
effectifs, luais où il faul des hommes capables de résister aux
climats tropicaux.
D'où la nécessité, pour 1111 pays possédant des colonies, d'avoir
une armée coloniale, composée de troupes spéciales, recrutées
dans les colonies et encadrées par des contingents nationaux
(engagés ou rengagés) .
La campagne de Madagascar a prouvé en efTet tout le danger
qu'il y avait à uliliser aux colonies des troupes Inétropolitaines
insuffisamment entraînées aux climats tropicaux.
IV. - Instruction.
Chaque année les recrues (ieunes gens du contingent reconnus
valides par les conseils de révisioll) sont convoqlH~ es au mois
d'octobre et reçoivent aussitôt dans les régiments une instruction
intenshe, de façon à pouvoir entrer en campagne dès le printemps qui suit, si c'est nécessaire .
. Cetle instruction est perfectionnée ensuite dans des camps
�VAHIÉTÉS
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.... .
• J. .....
231
d'instruction et aux difIérentes 11lanœU yrc~s qui sont organisées
chaque année.
Une fois dans la réserye, les hommes sont astrei nts à deux
périodes de vingt-huit jours chacune.
Enfin, dans l'armée territoriale, ils font une période de
treize jours.
~
V. Mobilisation et Concentration .
"
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Il serait ruineux pour un pays d'entretenir en permanence les
formidables effectifs en hommes et surtout en chevaux qui sont
nécessaires en campagne.
Aussi a-t-on réduit partout au strict indispensable les effecLifs
du temps de paix:
En France
.....
"
540.000 hom.mes.
t 140.000 cheyaux.
Le complément en homIrzes est demandé, à la réserye d'ahord,
à la territoriale cnsuite.
Les chevaux supplémentaires sont fournis par voie de
réq uisilion.
De plus, certains services accessoires, dont la néeessité ne
s'impose pas en temps de paix, ne sont fOl'll1és qu'en temps de
guerre; tels sont: les parcs, les convois, les boulangeries et
hôpitaux de campagne, etc.; leur nlatériel seul est constitué à
l'avance.
Enfin. certains approvisionnements tels que viyres, nlunitions,
111édicaments, cLc., dont l'entretien au complet serait très onéreux
pour les États ne sont constitués qu'en partie, quitte à les compléter au mOluent du besoin au moyen des ressources du .
territoire.
On y-oit donc que le passage du pied de paix au pied de guerre
sera un€ opération très importanle et très complexe, qui doit
être faite avec la plus grande rapidité: c'est ce qu'on appellê la
1110hi lisation.
La tuobilisation doit être prénte à l'avance dans ses moindres
�232
.
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':
VARIÉTÉS
détails et faire l'objet d'un plan d'ensemble, nlis .à jour chaque
année.
En princi pe, les troupes sont mobilisées d'une façon cOlnplète
dans leurs garnisons du temps de paix et le conlplénlent en
honlmes et en chevaux est préleyé autant que possible sur
place.
Ces troupes, une fois mobilisées et pouryues de tout ce qui
leur est nécessaire (habillement, équipelnent, armement, munitions, vivres et matériel de toute sorte), sont concentrées ensuite
vers la frontière, sous la protectÎon de troupes de couverture, au
moyen des voies ferrées, dont tout le personnel et le Inatériel
sont réquisitionnés .
En 1870, l'absence conlplète de plans de nI0biiisation et de
transporL conbibua à causer notre perte.
Les troupes de l'arnlée actiye furent dirigées à la hàte vers la
frontière ayec leur effectif de paix, manquant de tout. Les réseryistes, provenant de tous les coins de la France, rejoignirent
leurs régiments où, quand et con1lne ils purent.
Les Allemands, au contraire, ne quiLtèrent leurs centres de
nlobilisation que lorsque tout fut te:rnlillé; aussi, dès les prenIières rencontres fûmes-nous écrasés par lenonlbre.
Aujourd'hui, fort heureusenlent, la sittration a bien changé;
notre nlobilisation et notre concentration sont préparées à
l'avance dans leurs nloindres détails; rien n'est laissé à l'inlprévu et des expériences concluantes sont faites chaque année
pour en perfectionner l'application.
CONCLUSION
EH résumé, gràce à notre situation nülitaire actuelle, nouS
pouyons regarder l'avenir ayec conflance.
Si, en 1870, a \'ec une Inauyaise organisation, des. effectifs
insuffisants et une artillerie inférieure, la victoire a pu osciller
entre les deux partis comme à Wœrth, à Spicheren, à Gravelotte
�VARIÉTÉS
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"
'.
233
et nlême à Saint-Privat, cOlnbien plus aujourd'hui, avec une
organisation comparable à celle des Allenlands, des effectifs à
peu près équivalents et un armenlent supérieur, pouvons-nous
espérer acquérir la ,ictoire.
N'allez pas en conclure qu'il ne nous reste plus rien à faire et
que tout est pour le mieux dans le meilleur des mondes.
La loi de deux ans, en particulier, si bonne qu'elle puisse nous
paraître en théorie, soulèvera pas nIaI de difficultés dans son
application; il faudra lnettre toute notre organisation lnilitairè
en harmonie avec la nouvelle loi, afin de tirer le meilleur parti
possible des ressources qu'elle nous donne.
Vous voyez donc que le champ est encore assez vaste pour
occuper toute notre activité et absorber toute notre altention.
Du reste, un peuple qui ne progresse plus est bien près de sa
déchéance.
Si les châtiments corporels ont été proscrits depuis un certain
temps dans l'armée allemande, il n'en subsiste pas moins à
l'heure actuelle, chez les officiers, une certaine nlorgue hautaine,
chez les cadres inférieurs une brutalité é·ddente, qui éloignent
toute confiance et suppriment tout déyouenlent.
Chez nous, au contraire, à part quelques rares exceptions dont
le nOlnbre tend il diminuer de jour en jour, un véritable courant
de sympathie règne acluellelnent entre officiers, sous-officiers et
soldats. Le chefvoit dans son subordonné un collaborateur plutôt
qu'un inférieur; le soldat sent auprès de ses chefs une affection
qui se traduit par une sollicitude de tous les instants.
Je sais bien que certains individus, faisant profession d'internationalisme ou d'antimilitarisnle et intéressés à dénigrer l'armée,
vous diront tout le contraire et ne vous parleront des officiers et
des sous-officiers que sous le tenue méprisant de « brutes gallonnées )). Mais, ne vous laissez pas influencer par ces faux patriotes, qui ne prêchent la paix que par peur du danger et l'abolition
de l'année que par crainte du service n1Îlitaire.
J'en appelle à tous ceux qui sont déjà passés par la caserne, et
vous, les jeunes, vous ne tarderez pas vous-mêmes à le constater,
nous pouvons COlnpter sur le dévouement le .pll).s absolu de tous
nos soldats.
�234
·
YARIÉTÉS
Le I~""rançais, depuis l'officier le plus éleyé en gr~de jusqu'au
dernier petit troupier, donne facilement sa confiance, pourvu
qu'il sente une franche réciprocité de la part du chef; il s'assinlile avec une remarquable promptitude les intentions qu'on a
pris la peine de lui expliquer - ce qu'il faut toujours faire - et
alors, il y ya de tout son cœur.
Aujourd'hui, plus que jamais, la guerre réclame de tous les
exécutants initiative et intelligence; ce sont préciséluent les deux
qualités primordiales du caractère français.
Trayaillez donc à déyelopper ces brillantes qualités; soyez
cette jeunesse intellectuelle et forte avec laquelle on fait les
soldats vaillan ts eL les chefs accomplis; pratiquez les exercices
du corps et les sports de plein air, aHn d'augmenter yotre confiance en yous-même et yotre esprit d'initiatiye; nourrissez-yous
des magnifiques enseignements du passé qui fortifient les âmes
et trempent les caractères.
Alors, non-seulement YOUS paierez avec joie votre dette à la
Pati'ie, mais encore YOUS contribuerez à la rendre plus féconde
et plus prospère au dedans, plus aimée et plus respectée au
dehors!
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Capitaine Gon-HÉ .
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Marseill€i. -
Imprimerie du Sémaphore, BARLATlim, rue Venture, 19.
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Dublin Core
The Dublin Core metadata element set is common to all Omeka records, including items, files, and collections. For more information see, http://dublincore.org/documents/dces/.
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Annales des facultés de droit et des lettres d'Aix
Subject
The topic of the resource
Doctrine juridique française
Histoire
Littérature
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Université Paul Cézanne (Aix-Marseille). Faculté de droit et de science politique
Faculté des lettres et sciences humaines (Aix-en-Provence)
Source
A related resource from which the described resource is derived
Bibliothèque droit Schuman (Aix-en-Provence), cote RES 50038
BU des Fenouillères - Arts, lettres et sciences humaines (Aix-en-Provence), cote RP 50038
Publisher
An entity responsible for making the resource available
Fontemoing (Paris)
Date
A point or period of time associated with an event in the lifecycle of the resource
1905-1906
Rights
Information about rights held in and over the resource
domaine public
public domain
Relation
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Vignette : https://odyssee.univ-amu.fr/files/vignette/RP-50038_Annales-Droit-Lettres-1905_1906_vignette.jpg
Format
The file format, physical medium, or dimensions of the resource
application/pdf
2 vols.
25 cm
Language
A language of the resource
fre
Type
The nature or genre of the resource
text
publication en série imprimée
printed serial
Coverage
The spatial or temporal topic of the resource, the spatial applicability of the resource, or the jurisdiction under which the resource is relevant
France. 19..
Provenance
A statement of any changes in ownership and custody of the resource since its creation that are significant for its authenticity, integrity, and interpretation. The statement may include a description of any changes successive custodians made to the resource.
Bibliothèque droit Schuman (Aix-en-Provence)
BU des Fenouillères - Arts, lettres et sciences humaines (Aix-en-Provence)
Description
An account of the resource
Revue composée d’articles juridiques, économiques et littéraires de fond. S’ils se rapportent aux matières enseignées dans les deux Facultés, les éludes de langue et de littérature, d’histoire et d’institutions locales y garde une large place.
Alternative Title
An alternative name for the resource. The distinction between titles and alternative titles is application-specific.
Annales de la Faculté de droit d'Aix (Scindé en)
Annales de la Faculté des lettres d'Aix (Scindé en)
Identifier
An unambiguous reference to the resource within a given context
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Institutions politiques
Littérature -- Histoire et critique -- Périodiques
Littérature française -- Histoire et critique -- Périodiques