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35,171
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Ll PHILOSOPHIE DE PLATON
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DU
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LA. PHILOSOPHIE DE PL!TON
LEÇON D'OUVERTURE
DU
COURS
DE
PHILOSOPHIE
FAI'r A LA FACULTÉ DES LETTRES D'AI X
PENDANT L'ANNÉE 1867-1868
PAR
HENRI
PHILIBERT
AIX
ACHILLE MAKAIRE, IMPRIMEUR~ LIBRAIRE
2 , rue Pont•l\loreau , 2
1.808
��MESSIEURS,
L'un des plus grands poètes de l'Allemagne, qui fut aussi l'un
des grands naturalistes de notre siècle, l'auteur de la belle théorie des métamorphoses dans les plantes, Gœthe, se posait souvent cette question : « Comment Platon aurait-il procédé en
« présence de la nature, telle qu'elle nous apparait aujourd'hui
« dans la diversité plus grande qu'elle déploie, malgré son in« altérable unité? » Devant l'immensité de l'univers et la variété
innombrable des phénomènes et des formes que les sciences naturelles nous ont révélés, ce grand esprit ne voyait aucune conception humaine qui fut digne de la majesté de la nature, excepté
les théories de Platon. C'est en s'inspirant de ces théories qu'il
cherchait à échapper à la diversité infinie et à la complication
des faits, pour s'élever aux idées simples et immortelles dont
dépendent l'ordre et la beauté du monde, et c'est ainsi qu'il a
pu voir plus haut et plus loin que les savants spéciaux, créer la
morphologie végétale, et affirmer d'avance ces grands principes
de la transformation des organes et de l'unité de structure dans
les animaux que Geoffroy- Saint- Hilaire a établis dans la
zoologie.
�-2A toutes les époques où la philosophie s'est renouvelée, c'est
•
à ces larges sources des doctrines platoniciennes qu'elle a puisé
ses inspirations. C'est par l'interprétation de Platon que l'école
d'Alexandrie donna une nouvelle vie à la philosophie ancienne;
c'est par là aussi qu'après la décadence de la scholastique, commenga ce mouvement de la renaissance dont devait sortir la philosophie moderne. Et le même fait s'est produit encore presque
de nos jours. Le représentant le plus illustre du spiritualisme
dans notre siècle, le penseur éloquent que la France et la philosophie viennent de perdre, M. Cousin, lorsqu'il voulut ranimer
les études philosophiques, presque étouffées dans les formules
étroites du sensualisme, fit ce qu'avait fait autrefois Marsile Ficin : il traduisit les œuvres de Platon. Vous ne vous étonnerez
donc pas, Messieurs, si, montant pour la première fois dans
cette chaire, pour y continuer l'enseignement spiritualiste que le
savant et vénéré maître, enlevé prématurément à cette Faculté,
vous avait fait aimer, j'ai choisi pour sujet de ces entretiens la
philosophie platonicienne.
Cette étude, j'espère vous le montrer, n'a pas un intérêt purement historique. Les doctrines de Platon ne sont pas seulement un des degrés par lesquels la science a passé pour arriver
au point où elle est parvenue aujourd'hui. Ces doctrines, quoique
conques en l'absence des éléments d'information que les patientes recherches des modernes ont accumulés, n'en contiennent
pas moins des vérités durables et de sublimes vérités; elles ne
renferment pas seulement les principes éternels de la morale,
du droit, de la sience du beau, établis sur les bases les plus solides; mais on y trouve le pressentiment des plus hautes lois de
nature ; de telle sorte que les problèmes les plus difficiles entre
ceux que les résultats actuels de la science nous amènent à poser, sont éclairés par l'étude de Platon.
Messieurs, la philosophie ancienne présente l'ensemble le
�-3plus varié de doctrines et de méthodes ; la pensée grecque, se
développant dans une pleine liberté et dans toute sa spontanéité
primitive, s'est élancée dans les voies les plus diverses; tous les
grands systèmes qui correspondent aux principales tendances de
l'esprit humain, ou plutôt aux principaux aspects, aux grandes
faces de la réalité elle-même, y ont eu leurs représentants. Pythagore, Héraclite, Parménide, Anaxagore, Démocrite, Empédocle, semblent avoir épuisé les hypothèses que l'on peut faire
sur les causes de la nature; et quand on a nommé l'Académie,
le Stoïcisme, Epicure, l'école Péripatéticienne et celle d'Alexandrie, il semble qu'on ait énuméré toutes les grandes solutions
qu'on peut donner au problème de la destinée humaine, du bien
et du devoir.
Mais au milieu <le cette variété de théories et de recherches,
deux grands noms dominent et résument toutes les spéculations
des Grecs, et on pourrait presque dire des philosophes de tous
les temps, représentant chacun l'une des sources et l'un des objets universels de la pensée, l'expérience etla raison, le réel et
l'idéal.
Tandis qu'Aristote s'attache surtout à l'étud~ de la nature et
aux faits que l'observation peut atteindre, créant ainsi les sciences positives et fixant les règles immuables dela logique, la philosophie de Platon résume au contraire cette aspiration vers
l'idéal, qui est le caractère de l'esprit grec et le principe de sa
grandeur. Cet idéal du beau que les poètes et les artistes avaient
exprimé dans leurs œuvres, cet idéal du juste et du bien que les
législateurs avaient cherché à réaliser dans les institutions et
dans les lois, Platon veut le saisir en lui-même, tin expliquer la
nature et la source, et découvrir par la pensée les types éternels
dont il est l'image.
De là cette admirable théorie des idées, ou, en d'autres termes, de l'idéal, qui sera cette année l'objet principal de nos
�-4études, et dont je voudrais aujourd'hui vous présenter une esquisse rapide.
La science n'a point pour objet les faits particuliers, ni les
êtres indi,iduels. Dès l'instant que l'homme ne connaît pas
seulement le présent et le passé, ce qu'il voit et ce que sa mémoire lui rappelle, dès lors qu'il juge de l'avenir, et qu'il en
juge, non poil).t comme pourrait le faire l'animal, par une impulsion aveugle, par habitude ou par instinct, mais avec une
conviction réfléchie, et souvent avec certitude, il faut que notre
intelligence n'atteigne pas seulement les êtres et les faits passa?ers, il faut que, sous la mobilité des phénomènes, elle congoive
des principes de vérité durable, indépendants des lieux et des
temps.
Ces principes qui constituent l'objet de la science, ne sont
point seulement la somme des ressemblances qui existent entre
les individus. Les vérités qu'on démontre en géométrie ne laisseraient pas de subsister alors qu'on supposerait détruits tous les
corps auxquels elles s'appliquent. Alors même qu'il ne se serail
jamais produit dans le monde aucun triangle rectangle, il n'en
serait pas moins vrai que dans un pareil triangle le carré de
l'hypoténuse est égal à la somme des carrés des deux autres
côtés, et si plus tard un triangle rectangle venait à se produire,
il aurait nécessairement cette propriété. Les vérités géométriques
;ne sont donc point seulerr.ent ce que les individus d'une même
espèce,. c'est-à-dire ici d'une même forme, renferment de commun : elles sont à la fois plus exactes et plus dùrables que les
propriétés des individus; elles dépassent les individus, de la
même manière que l'espace est quelque chose de plus que les
corps qu'il renferme; et de même que l'anéantissement des
corps n'enlraînerait pas l'anéantissement de l'espace, il ne pourrait non pfüs rien changer à ces vérités.
Si les vél:'ités applicables à tous les êtres d'une espèce subsis-
�-5tent indépendamment de ces êtres eux-mêmes, si les vérités
relatives à la sphère sont indépendantes de l'existence de toute
sphère déterminée, où et comment subsistent-elle ? quelle est
l'espèce d'existence qui leur appartient? La théorie platonicienne des idées est une réponse à cette question.
Les vérités nécessaires, dit Platon, ne s'appliquent qu'accidentellement aux êtres particuliers. C'est par hasard que cette
bille d'ivoire a une figure voisine de celle de la sphère: l'ouvrier
qui l'a fabriquée aurait pu, s'il l'eût voulu, lui donner une autre
forme; cette forme peut changer et elle change pour un instant
toutes les fois que la bille frappe un corps dur. Les vérités que
la géométrie démontr.e de la sphère ne conviennent donc à cette
bille qu'accidentellement, et encore ne lui conviennent-elles que
d'une manière imparfaite, et elles ne lui conviennent pas toujours. Si donc ces vérités subsistent éternellement avec une exactitude parfaite, il faut qu'en dehors de toutes les sphères matérielles, il existe une sphère immatérielle et parfaite, un type
immuable, auquel s'appliquent d'une manière exacte et rigoureuse tout ce qu'on démontre en géométrie de cette sorte de
figure, il faut en un mot qu'il y ait une nature éternelle de la
sphère.
De même, lorsque nous considérons les actions humaines,
nous les déclarons bonnes ou mauvaises, belles ou laides, justes
ou injustes; mais ces jugements n'ont pas une certitude parfaite,
et ils n'ont jamais rien d'absolu. Nous approuvons la conduite
d'un homme, parce que nous croyons connaître les motifs qui
l'ont fait agir et parce que ces motifs nous paraissent nobles et
désintéressés; mais nous pourrions nous tromper et attribuer à
un sentiment généreux un acte qui n'aurait eu d'autre -mobile
que l'intérêt. Non-seulement nous ne connaissons pas avec certitude les motifs des actions humaines , mais nous savons
d'avance que ces motifs ne peuvent jamais être parfaitement
�-6purs, qu'aucun de nous n'est jamais conduit entièrement et exclusivement par l'idée du devoir ou par l'amour désintéressé du
bien, qu'aucun homme n'a jamais atteint, même pour un instant, à cette vertu parfaite, que nous concevons cependant et à
taquelle nous devons chercher à nous élever. Enfin nous savons
que le même homme qui s'est montré juste, clément, généreux
dans une occasion, a p~ être injuste ou cruel auparavant, et
qu'il peut le devenir plus tard.
Mais lorsque, dégageant l'appréciation morale des circonstances qui la rendent incertaine ou relative , nous déclarons
d'une manière g~nérale que la bienfaisance et la clémence sont
estimables, qu'il est juste de tenir se~ promesses et injuste de
les violer, les jugements que nous portons alors ne s'appliquent
plus à telle ou telle action, à tel ou tel homme, ou même à l'ensemble des actions du même genre qui ont pu être accomplies
depuis que le monde existe ; ils s'appliquent à l'idée absolue de
la bienfaisance, de la clémence, de la bonne foi, de la justice,
c'est-à-dire à des essences immuables, antérieures à tous les individus, et c'est pour cela que ces vérités sont elles-mêmes absolues et éternelles.
Il y a donc en dehors de tous les êtres justes el de toutes les
actions que nous qualifion~ de ce nom, un type éternel et invariable du droit, une nature immuable de la justice, et c'est là ce
que Platon appelle l'idée du juste.
Ainsi l'idée platonicienne n'est pas, comme on pourrait le
croire si l'on s'en rapportait au sens ordinaire de ce mot dans
notre langue, une conception del' esprit ; ce n'est point une notion, un mode de l'âme, une forme de notre pensée. L'idée est
au contraire la réalité, éternellement subsistante, que nous trouvons et que nous ne faisons pas, que l'esprit arrive à connaître,
mais qui existait avant cette connaissance : ce n'est point seulement une loi de l'intelligence, c'est une loi de la nature même
�-7des choses, loi antérieure à tous les êtres, qui détermine nécessairement leur essence et mesure leur v.aleur.
Il y a une nature éternelle du juste, comme il y a une nature
éternelle de la sphère : de la nature immuable de la sphère dérivent toutes les vérités que la géométrie démontre de cette
figure, par exemple, que la surface de la sphère équivaut à
quatre grands cercles, que son volume est égal au produit de
cette surface par le tiers du rayon; de même de la nature éternelle du juste dérivent les règles de h,. justice individuelle et de
la justice sociale. S'il est juste que chaque homme soit libre et
jouisse librement des fruits de son travail, s'il est juste que les
conventions et les contrats librement consentis soient respectés,
ces deux vérités dérivent de cette idée du juste en soi. Si la justice dans l'État exige l'égalité des citoyens, la protection de leur
personne et de leurs biens, la punition des crimes, l'idée du
juste renfermera aussi ces principes. Enfin s'il existe un idéal de
vertu parfaite pour l'individu et un type de justice absolue pour
la société, si nous concevons un plus ferme atta~hement au devoir, un sacrifice plus complet des intérêts et des sentiments
privés, un amour de l'équité plus pur que tout ce qui a jamais
existé dans aucun homme, si nous pouvons imaginer une constitution de l'État plus. parfaite, qui concilie plus exactement
ces deux grands intérêts des sociétes humaines, le plein exercice
de toutes les libertés et la protection assurée de tous les droits,
l'idée du juste, telle que la con~oit Platon, contiendra encore ce
modèle de la perfection individuelle et cet idéal de l'État. Mais
ces conceptions, quelque hautes qu'elles soient, n'épuisent pas
encore la notion que nous avons du juste : au-dessus de ces ty_
pes déterminés, qui ne sont que des conséquences de l'idée,
l'idée existe en elle-même, simple et pure, et elle brille d'un
éclat supérieur à celui de toutes les perfections qui en dérivent.
De même que l'idée du juste éclaire et domine le droit, la
�-8politique et la morale, l'esthétique et la théorie des arts dépen..
dent de l'idée du beau.
En présence des grandes scènes de la nature, ou des chefsd' œuvre de la sculpture et de la poésie, au récit d'une action généreuse, ou à la vue d'un des monuments grandioses de l'antiquité, nous éprouvons une émotion d'une nature spéciale, plus
exquise et plus noble que les autres plaisirs, et nous appelons
beaux les objets qui excitent en nous ce sentiment. Les causes
les plus diverses peuvent faire naître cette émotion. La sereine
magnificence d'un ciel étoilé, l'azur uniforme d'un lac ou d'une
mer paisible, ou la lutte des flots soulevés par la tempête, une
vallée verte et profonde du ·des montagnes glacées, les couleurs
brillantes des fleurs, les sons harmonieux, les traits gracieux d'un
beau visage, la vertu luttant contre l'adversité, toute, ces choses si différentes, et qui semblent au premier abord n'avoir rien
de 'semblable, nous les appelons belles. Il faut donc qu'il y ait
en elles un élément commun dont la présence leur communique
ce caractère de beauté et les rende toutes capables de produire
une impression analogue.
Cette impression a sans doute ses degrés et sa variété. Lorsqu'Homère raconte le dernier entretien d' Andromaque et d'Hector, il ne Iidus ·émeut pas de la même manière que par ces
vers célèbres où: Jupiter fait trembler !'Olympe en fronçant ses
sourcils : lè naïf et le gracieux n'excitent pas le même sentiment que la b'eauté 'Sévère ou sublime; la grandeur morale, la
fermeté d'urte' âme attachée au devoir qu'aucune menace, aucu,. ne crainte, aucune souffrance ne peuvent ébranler, produit en
nous une autre impression que la perfection d'un beau visage.
Cependant quelque différentes que soient ces émotions, il faut
bien qu'elles aient quelque êhose de commun, puisque nous appelons du même nom les objetS' qui les excitent, et par conséquent il faut aussi .qu il y ait dans tous ces- objets une cause
�-9semblable qui produise en nous cette impression. Cette cause,
suivant Platon, c'est la nature éternelle et absolue de la Leau té,
qui est présente en chacun d'eux et qui leur communique cette
puissance.
Toutes les ~hoses que nous appelons belles, dit Platon, participent au même type. Les mêmes règles président à la beauté
physique et à la beauté morale, à la beauté des formes, à celle
des discours, à celle des actions. Ces règles sont indépendantes
de l'existence des choses passagères et mobiles dont elles mesurent la valeur : elles leur sont antérieures, elles sont immortelles. C'est par une notion confuse de ces règles que nous jugeons de la beauté des choses particulières, bien qu'il nous soit
presque toujours impossible de formuler les principes d'après
lesquels nous portons ces jugements.
D'où vient à notre âme cette connaissance obscure des principes éternels du beau, et comment se fait-il que, contenant en
quelque sorte en elle le type de la beauté, elle ne puisse le tirer
d'elle-même, pour le contempler dans sa pureté et sa simplicité?
pourquoi ne peut-elle le saisir qu'imparfaitement à l'occasion
des objets sensibles? Platon répond à cette question par la belle
et poétique hypothèse de la réminiscence.
Nous étudierons, Messieurs, cet admirable dialogue où Socrate et Phèdre, assis au bord de l'Ilissus, à l'ombre des larges
platanes où les cigales infatigables font entendre leur chant aigu,
s'entretiennent de l'éloquence, de l'amour, de la beauté idéale.
Ils disent qu'avant de venir sur cette terre et d'être enfermée
dans la prison du corps, notre âme a vécu d'une vie toute spirituelle : elle a contemplé dans tout son éclat la vérité pure, la
beauté simple, absolue et sans mélange; et maintenant, tombée
dans ce monde grossier, privée de ces ailes qui la soutenaient
dans la région de l'idéal, elle a perdu jusqu'à la mémoire de soµ
bonheur passé. Mais lorsque elle rencontre dans les objets
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visibles une image, quelque imparfaite et quelque incomplète
qu'elle soit, de ces essences sublimes qu'elle a autrefois contemplées, elle sent renaître peu à peu ses souvenirs : en présence
des beautés terrestres qui lui rappellent la beauté absolue, elle
sent croître ses ailes, il lui semble être transportée dans ce
monde intelligible, qui est sa véritable patrie; elle retrouve
quelque chose des plaisirs divins qu'elle goûtait à se nourrir
uniquement de la vérité.
C'est dans ce monde supérieur, dit Platon, qu'habite l'essence
invisible, intangible, sans couleur, sans forme : c'est là que résident ces types, modèles de toute perfection terrestre, qui inspirent le poète et l'artiste, qui seuls donnent à leurs œuvres
leur puissance immortelle et souveraine. C'est là aussi que se
trouvent les modèles éternels du. bien et du juste, les lois immuables du droit, les règles absolues du devoir et de l'honnête.
La justice n'est donc pas, comme le disaient quelques sophistes, une invention des sages, une institution établie par la volonté des hommes, une barrière élevée par les faibles contre la
tyrannie des forts ; elle ne dépend pas des conventions et des
contrats; elle ne se fonde pas sur l'intérêt ; elle subsiste par
elle-même, éternelle, absolue, antérieure à l'existence de tous les
êtres particuliers. Avant qu'il y eût aucun homme dans le monde,
il était vrai que la reconnaissance et la bonne foi sont estimables, que l'ingratitude et la perfidie sont blâmables et honteuses, que l'égalité des êtres intelligents et libres est un bien,
que l'iniquité est un mal. Ces vérités subsistent avant le monde
que nous voyons, elles sont plus durables que ce ~onde, elles
commandent au monde. C'est la force invincible de ces vérités
qui établit qu'il vaut mieux souffrir l'injustice que la commettre,
et que, pour celui qui l'a commise, il vaut mieux subir le châtiment que s'y soustraire; c'est par ces vérités indestructibles
�-Hque la vraie grandeur de l'âme, son vrai bien, sa vraie perfection sont enchaînés au respect des droits et des devoirs; ce sont
elles, dit Platon, qui attachent l'avilissement et la peine au
crime par des liens plus forts que le fer et le diamant.
En un mot cette nature éternelle du bien, du beau et du juste
est la mesure souveraine et fixe de la valeur des actions humai- .
nes et des institutions variables des peuples, le modèle suprême
de la perfection et du bonheur pour tous les êtres intelligents.
Le monde matériel lui-même obéit à cette puissance souveraine des idées. Toute forme est soumise aux lois nécessaires de
la géométrie, tout mouvement à celles de la mécanique. Mais en
dehors de ces lois mathématiques, de cette puissance universelle
des nombres qu'avait déjà constatée Pythagore, l'observation
nous fait découvrir dans le monde inorganique, et surtout dans
Je monde de la vie, des espèces, des genres, des essences invariables, dont dépend tout l'ordre de la nature, et sans lesquelles
aucune science physique ne serait possible.
Au milieu de la variété infinie et de la mobilité des phénomènes, nous apercevons des ressemblances persistantes et des attribu!s constamment liés les uns aux autres. Nous appelons du
même nom les êtres en qui nous remarquons ainsi une certaine
somme de qualités invariablement jointes entre elles. Nous appelons or tout corps qui présente la couleur, la dureté, la densité, la sonorité et les autres propriétés actives et passives qui
caractérisent cette espèce de métal : de même, un certain assemblage de formes simultanées ou successives, des feuilles, des
fleurs, des fruits, d'une figure ou d'une structure <léterminée,
nous font reconnaître un olivier ou un chêne. La connexion invariable de ces qualités et de ces formes doit avoir une cause, et
cette cause exerçant à la fois son action sur une multitude d'individus, en une multitude de lieux différents, doit être supérieure à ces individus: elle leur est antérieure et elle leur survit.
�-12 Elle•est donc de même nature que ces lois nécessaires de la possibilité des choses qui font l'objet des mathématiques, de même
nature aussi que les modèles immuables du beau et du bien, ou
du moins elle est d'une nature analogue.
Ainsi, suîvant Platon, il existe un type éternel de chaque espèce, qui-fixe d'avance les caractères communs à tous les individus : ce sont ces types qui président à la génération et au développement des animaux et des plantes, qui déterminent le plan
et les détails si constants et si précis de leur structure et la proportion de toutes leurs parties.
Mais les espèces elles-mêmes sont formées d'après des lois
plus générales : c'est ainsi que dans les espèces si nombreuses
de la classe des oiseaux, tandis que les détails et' la proportion
des membres varient à l'infini, le plan général de l'organisation
demeure évidemment le même. Si l'on compare des espèces plus
éloignées, un oiseau, par exemple et un poisson, il semblera au
premier abord que leurs formes n'aient rien de commun ; mais
en analysant ces deux structures en apparence si différentes,
l'on reconnaîtra qu'elles se composent en réalité des mêmes éléments, disposés dans le même ordre : la nécessité d'adapter ce 5
éléments de l'organisme à d'autres conditions d'existencé et à
d'autre& fonctions a seule déterminé leurs dissemblances; mais
le type subsiste au milieu de tous ces changements, et il continue de ·régir d'une manière absolue la position relative et la
connexion des organes.
Il y a donc des types généraux, supétieurs à ceux des espèces, et dont les types spécifiques ne sont que des modifications;
et tous ces types généraux dépendent eux-mêmes, suivant Platon, d:un type 'primitif, qui est le modèle unique et universel de
tous les êtres vivants, et qu'il appelle l'idée de l'animal ou l'aniIDill en soi.
Toutes ces conceptions, vous le savez , Messieurs, ont été
�-13 confirmées par les décou rertes de la zoologie moderne. Nul doute
n'est possible relativement à l'existence des quatre types principaux qui déterminent le plan de l'organisme dans les grands
embranchements du règne animal; et l'existence d'un type unique dont ceux-ci seraient eux-mêmes dérivés, l'unité de plan
dans tous les animaux, défendue autrefois par Geoffroy SaintHilaire et combattue par Cuvier, tend de jour en jour à devenir
une vérité acquise à la science.
Aristote, qui déjà avait établi, par l'anatomie comparée d'un
très-grand nombre d'espèces, l'existence de ces lois générales de
l'organisation, se séparait de son maître par la manière dont il
concevait leur existence : suivant l'auteur de la ·llfétaphysique
et de l' Ilistofre des animaux, les types des espèces et des genres ne subsistent que dans les individus dont ils constituent
l'essence, ils n'ont point de réalité en dehors des êtres particuliers.
Celte opinion se rattachait, dans le système d'Aristote, à une
autre hypothèse, qui en est inséparable : il regardait l'ordre
actuel de l'univers comme n'ayant jamais commencé, et il
croyait que toutes les espèces vivantes étaient de toute éternité
réalisées dans la matière.
Aujourd'hui nous savons que les animaux et les plantes qui
peuplent notre globe n'y ont pas toujours vécu ; ils ont été précédés par des espèces différentes et moins parfaites, qui ont péri
et dont on trouve les débris dans les terrains qui se formaient
alors sous les eaux. Nous ~avons que ces espèces éteintes succédaient elles-mêmes à des espèces plus anciennes; et à mesure que
l'on descend plus avant dans les entrailles de la terre ou que
l'on étudie des terrains plus anciennement émergés, l'on obsêrve des formes de plus en p_lus différentes des formes actuelles. Mais à travers cette variation progressive des formes de
la vie, les types généraux se sont conservés immuables. Dans les
�-U.reptiles étranges et monstrueux des terrains jurassiques, le plan
de l'organisation est identique à celui des vertébrés de notre
époque. L'existence du type est donc antérieure non-seulement
à celle des individus, mais à l'existence des espèces elles-mêmes.
D'ailleurs le type d'une classe n'est jamais complétement et
absolument réalisé dans une espèce prise isolément. Lorsque le
naturaliste étudie une des grandes divisions du règne animal,
ce n'est que par la comparaison d'un grand nombre d'espèces
différentes qu'il parvient à reconstituer le plan commun, le système primitif des c,rganes, qui est modifié de mille mani~res
dans les divers groupes de la classe, et adapté dans chaque espèce à un genre de vie particulier. Dans chacune de ces espèces il y a des organes qui sont demeurés à l'état rudimentaire,
ou même qui manquent tout-à-fait. Aucune d'elles ne contient
donc entièrement le type idéal qu'elle représente à sa manière,
et ce type n'est en quelque sorte parfait que dans l'ensemble des
espèces.
Le type des vertébrés contient des éléments qui ne sont pas
développés chez les poissons ; il en contient même qui ne se manifestent complétement que dans les mammifères supérieurs ou
dans l'homme. D'autres éléments au contraire, distincts et visibles dans la tête des poissons, sont soudés et dissimulés dans
celle des mammifères et surtout dans celle des oiseaux. Mais
on les rEtrouve quand on étudie ces animaux à l'état embryonnaire : on aperçoit alors dans le bec des oiseaux des vestiges de
dents. Le type invisible et toujours présent manifeste ainsi de
temps en temps sa puissance par des signes visibles, qui permettent de le deviner là où il cesse d'être perceptible aux sens.
Mais un organe qui demeure rudimentaire dans un certain
groupe d'animaux et qui n'y est d'aucun usage, ne peut avoir sa
raison d'être dans la nature particulière de ce groupe. Les organes qui sont à l'état rudimentaire <1ans les groupes inférieurs
d'une classe ne s'expliquent que par la nature des espèces plus
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parfaites de cette classe où ils atteignent à leur plein développement et où ils remplissent des fonctions utiles. Comme d'ailleurs ces espèces plus parfaites ne se sont produites généralement qu'après les autres, il faut bien en conclure qu'au moment où les groupes inférieurs ont pris naissance, le type de la
classe existait déjà à l'état d'idée : il existait avant qu'aucune
espèce se réalisât dans la matière.
A plus forte raison le type d'une espèce n'est-il complet qu'en
réunissant l'ensemble des formes qui se développent aux divers
âges de la vie, aux diverses saisons et dans les périodes successives de la vie embryonnaire. Le type spécifique enfermé dans
la graine du ver à soie comprend à la fois la structure de la
larve et celle de l'insecte ailé : le type de l'abeille comprend la
structure des abeilles ouvrières, celle de la reine féconde, et
celle des faux bourdons. L'on sait aujourd'hui que tous les animaux subissent des métamorphoses avant d'arriver à leur forme
définitive; tous leurs organes changent plusieurs fois de strucLure et souvent même de fonclions; tout ce qui est réalisé dans
la matière varie, pendant que le type spécifique demeure immuable, réglant avec une constance merveilleuse les mouvements de tous les éléments corporels. Dans les espèces à générations alternantes, où l'on voit un être donner naissance à des
êtres d'une figure et d'une organisation toute différente de la
sienne, la série de ces chan:gements, toujours régie par le type
de l'espèce, ramène, aprè.; un certain temps, les mêmes formes
avec une précision rigoureuse. La plupart de nos · arbres .sont
dépouillés pendànt l'hiver de tous les organes qui les caractérisent ; avec le printemps, nous voyons renaître successivement les feuilles, les fleurs, les fruits, suivant des règles immuaùles et avec des figures constantes pour chaque espèce : les formes matérielles avaient péri; la cause invisible qui modèle ces
formes, la force plastique, le ty.pe inséparable de la vie avait
subsisté.
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Ainsi, nous sommes forcés de le reconnaître avec Platon, ce
que nos yeux saisissent dans les objets, ces formes gracieuses
des animaux et des plantes, ces couleurs éclatantes et variées,
ces tissus délicats, ces rouages si bien adaptés entre eux de la
machine organisée, toute cette magnificence visible de la nature,
c'est seulement la forme extérieure et comme le vêtement de
l'être : sous ces voiles mobiles, sous ces apparences toujours
changeantes, réside l'être véritable, l'essence immobile et sans
forme, que l'esprit congoit comme la cause invisible et permanente de tous ces mouvements, comme la loi immuable qui règle la succession de toutes ces formes et l'ordre merveilleux de
toutes ce,s structures. Examinez cette poussière brillante et colorée que l'aùeille recueille sur les étamines des fleurs et qu'on
appelle le pollen. Le microscrope nous y découvre des millions
de petites cellules dont la figure varie suivant les espèces : mais
dans chacun de ces utricules, d'une structure si simple, l'esprit
sait qu'il existe ~ne force plastique, un système de lois, le type
d'une organisation très-complexe; toutes les parties de l'arbre
ou de la plante y sont contenues, non sous des figures réelles et
matérielles, comme on le supposait dans l'hypothèse des germes
préformés, mais dans la profondeur invisible de l'idée. En quelque lieu que le vent disperse cette poussière, elle transportera
avec elle la force organisatrice qu'elle contient. Mais avant
l'existence des mondes, ces lois et ces types existaient en euxmêmes, planant au - dessus de la matière qu'ils devaient un
jour. animer.
Voilà donc le point fondamental de la philosophie de Platon:
au-dessus des êtres visibles et dans ces êtres eux-mêmes subsistent des types éternels et immuables, causes véritables et règles
/ absolues des faits particuliers et des formes perpétuellement variables qui se succèdent dans la nature.
Dans l'exposition rapide de cette théorie, vous avez Jistingué,
�- 17 , Messieurs, plusieurs sortes d'idées, différentes par leur nature
et leurs caractères. Bien que Platon ne les ait point séparées et
n'en ait pas donné une classification précise, il importe cependant, pour l'intelligence de son système, de les ranger en trois
ordres.
Dans le premier il faut placer toutes les idées dont dépendent
les vérités géométriques et ontologiques, toutes celles qui sont
relatives à la quantité et tout ce que l'on a appelé les catégories
de l'être : ainsi l'être en général, l'identité et la diversité, l'unité
et la pluralité, la grandeur, la petitesse et l'égalité, le changement, la cause, le mouvement, le repos. Ces principes sont ceux
qui déterminent, règlent et limitent la possibilité des choses.
C'est ce monde des vérités éternelles, dont parle Leibniz, qui
constitue la nécessité hypothétique, et par suite la cause idéale
de l'imperfection et du mal. Rien ne peut exister qui ne soit conforme à ces vérités : toute figure doit satisfaire aux lois de la
géométrie, tout mouvement à celles de la mécanique, toute existence aux axiomes métaphysiques.
Dans une seconde classe se placent les idées du bien, du beau,
du juste, et toutes celles qui en dérivent, toutes les lois qui mesurent la valeur des choses, la beauté des objets et la bonté des
actions, les modèles dont nous tend.ans à nous rapprocher, la
perfection à laquelle nous aspirons. Ces principes, se joignant à
ceux de la première classe, déterminent parmi la variété infinie
des êtres possibles et des combinaisons qui pourraient être réalisées, ceux de ces êtres et celles de ces combinaisons qui ont
une valeur, une beauté, une perfection supérieure, celles qui
contiennent le plus de bien et le moins de mal, celles en un mot
qui doivent être réalisées de préférence à toutes les autres.
Enfin, la troisième classe comprend les lois de la nature que
l'on peut seulement constater par l'expérience, les essences 'des
différentes espèces, inorganiques et vivantes, et les types généraux dont ces espèces êlles-mêmes sont dérivées.
�-18 -
Telles sont les trois classes d'idées qui constituent ce que
Platon appelle le monde intelligible, ce monde éternel, où réside l'être véritable, et dont dépend absolument le monde du
changement ou du devenir.
Mais il ne faudrait pas se représenter ce monde des idée.s
comme analogue au monde visible, où les corps sont nécessairement distincts, séparés les uns des autres, et constituent des
substances. indépendantes, du moins quant à leur existence, sinon quant à leurs qualités et à leurs phénomènes. Les idées ne
subsistent point isolées et indépendantes les unes des autres ;
elles s'enchaînent, elles s'engendrent, elles se pénètrent, et se
manifestent les unes par les autres : les idées inférieures sont
un développement des idées supérieures, et celles-ci dérivent
toutes d'une idée suprême: toutes les idées sont des manifestations de l'idée absolue.
Déterminer ces rapports des idées entre elles, chercher comment et dans quel ordre elles dérivent les unes des autres, et
surtout découvrir l'essence suprême dont elles dépendent toutes,
le principe premier du monde intelligible ; puis redescendre,
en partant de ce principe, à toutes les idées dont il est la source,
en faire sortir logiquement toutes les lois du monde idéal et du
monde réel, tel est le but de la science la plus haute et la plus
importante, celle que Platon appelle la Dialectique.
Immense problème, dont la solution complète nous donnerait
la clef de la nature et de l'univers, et mettrait en quelque sorte
l'esprit humain en possession de la vérité absolue.
Il n'y a pas longtemps, Messieurs, qu'une grande école philosophique vivait en Allemagne. Cette école qui a été la plus considérable de notre siècle, qui a fondé le dernier des grands systèmes de la philosophie moderne, l'école de Hegel, a abordé ce
difficile problème de la déduction des idées, et elle a cru l'avoir
résolu.
Retrouver à priori et par la seule force de la pensée la géné-
�- 19 ration nécessaire de ces essences auxquelles tout obéit dans le
monde, exposer le mécanisme par lequel les lois de la possibibilité des choses se forment progressivement et engendrent ensuite par la série de leurs évolutions le monde des corps et le
monde des esprits; expliquer par les formes abstraites de la logique, la nature et l'histoire, les lois de l'univers et le développement de l'humanité : voilà l'œuvre prodigieuse que Hegel a
voulu accomplir et qu'il a cru avoir achevée dans toutes ses
parties.
Il ne faut point, Messieurs, refuser notre estime et même notre
respect à ces nobles tentatives de la pensée, à cette généreuse
confiance dans la puissance de l'esprit. Mais il faut bien aussi le
reconnaître, les admirables travaux de Hegel n'ont point abouti
au résultat qu'il en attendait : l'essence mystérieuse des choses
n'a point encore été dévoilée. Hegel a eu le tort, comme Platon,
de vouloir construire la philosophie entièrement à priori, et de
trop dédaigner l'expérience. Ses nombreux ouvrages contiennent des vues remarquables sur divers points de la science :
mais la doctrine, prise dans son ensemble, est très-éloignée de
la vérité, et inférieure sous beaucoup de rapports à celle de
Platon.
Platon, il est vrai, n'a pas exposé avec assez de précision sa
méthode dialectique; nulle part dans ses dialogues on ne trouve
une déduction suivie, un système arrêté des idées. Cette déduction avait-elle été faite plus rigoureusement dans l'enseignement
oral de l'Académie? Ces doctrines non écrites, dont parle Aristote, ne paraissent pas, d'après l'analyse qu'il en donne, avoir
pu constituer une théorie supérieure à celle que contiennent les
Dialogues.
La méthode de Hegel est au contraire bien connue : elle repose tout entière sur cette loi du p·ro%ess, en vertu de laquelle
chaque idée se transforme en l'idée contraire et s'oppose ainsi
�- 20 sa propre négation pour se confondre ensuite avec elle dans
l'unité d'une troisième idée plus déterminée. Toutes les déductions de la logique, de la nature et de la pensée, établies d'après
cette méthode, ont été très-minutieusement, sinon très-clairement exposées. Entre ce système et celui de.Platon, il y a la
même différence sous ce rapport qu'entre un tableau _achevé et
une ébauche.
Mais si l'on compare les principes généraux et l'ensemble des
deux systèmes. la doctrine de Platon est incontestablement la
plus vraie et la plus féconde.
Le principe qui domine toute la philosophie platonicienne
est l'idée du bien. Dans le monde intelligible, comme clans le
monde visible, si une chose est, c'est parce qu'il est bon qu'elle
soit; si elle est d'une certaine manière, c'est parce qu'il vaut
mieux qu'elle soit de cette manière que de toute autre. Partout
le bien est la raison d'être.
Les catégories de l'être et de la quantité ne rendent raison
que de la possibilité des choses : le bien seul explique leur existence réelle.
Ainsi dans l'ordre des idées, les plus hautes de toutes, celles
dont toutes les autres dépendent, ce sont les types de la beauté,
de la perfection, de la justice; et ces types eux-mêmes ont leur
principe dans la nature éternelle du bien, qui est la dernière
raison des choses. En un mot, dans Platon, Dieu est congu comme la nature absolue du bien, principe des types immuables du
monde idéal, cause première et loi universelle de tout ce qui se
produit dans le monde réel.
Les types de la nature dérivent des types nécessaires de la
beauté et de la perfection : les formes qui président à la structure des êtres vivants sont les plus belles entre toutes celles sous
lesquelles la vie aurait pu se manifester. Chacun de ces types
primitifs de l'organisation pouvait donner naissance à une
�-
<:M -
infinité de formes secondaires : mais parmi ces formes dérivées,
quelques-unes seulement satisfaisaient à toutes les conditions de
beauté, de perfection, d'harmonie entre tous les organes, sans
lesquelles un type idéal ne peut être congu : ce sont ces formes
parfaites qui constituent les idées des genres et des espèces, ces
idées qui, subsistant éternellement dans le monde intelligible,
sont devenues ensuite les modèles et les essences des êtres
vivants.
Ici encore l'expérience confirme par tous ses résultats les
conceptions platoniciennes. Tous ceux qui ont étudié dans leurs
déLails les structures des animaux proclament cette vérité : aucune espèce ne se produit dans la nature qu'autant que tous les
éléments de son organisation sont exactement proportionnés les
uns aux autres, et parfaitement appropriés au genre de vie auquel l'animal est destiné. Cette destination étant posée, la forme
de chacun de ces éléments est déterminée à priori de la manière
la plus précise, et comme l'a prouvé Cuvier dans ses admirables recherches sur les ossements fossiles, une seule de ces formes, la structure d'un seul os, d'une seule dent détermine celle
de toutes les autres parties d'une manière aussi rigoureuse
qu'en géométrie l'une des propriétés distinctives d'une courbe
détermine toutes ses autres propriétés. Il n'y a point ici pourtant de nécessité géométrique : c'est une nécessité morale, fondée sur le principe du bien, sur la loi du meilleur. Cette loi régit les types et les essences de la nature d'une manière aussi absolue que les lois de la quantité régissent les vérités mathématiques, et les lois de la mécanique, les mouvements de la matière.
En résumé, la doctrine de Platon c'est l'optimisme de Leibniz
introduit jusque dans le monde éternel des idées.
La théorie hégélienne au contraire est celle que Speusippe
et quelques Pythagoriciens semblent avoir entrevue. Elle sup-
�22pose que le bien et la perfection ne sont pas au commencement
des choses, mais au terme de leur développement. Dans ce système les idées forment une série ascendante, dont le premier
terme est l'idée indéterminée de l'être, la plus abstraite et la
plus vide de toutes les idées, si abstraite et si vide que, suivant
Hegel, elle est en même temps le non être. Cette idée en se déterminant progressivement et en passant par une série d'évolutions
nécessaires, devient de plus en plus parfaite, de plus en plus
concrète, chacune de ses déterminations nouvelles contenant
et embrassant les déterminations antérieures. Ainsi apparaissent
d'abord les catégories de la qualité, de la quantité, de l'essence,
puis les formes du jugement et du raisonnement, et en dernier
lieu l'idée générale de la vie et de la connaissance : puis le
monde de la logique achevé, une autre série d'évolutions nécessaires crée le monde de la nature, la matière et ses formes, et
enfin l'esprit, l'humanité, où l'idée prend conscience d'ellemême. Toutes ces évolutions étant soumises à un mécanisme
fatal, tout se produit par une nécessité absolue : rien n'est possible que ce qui existe, et tout ce qui est possible existe nécessairement. Ainsi la beauté, la perfection, le bien ne sont pas
des raisons de l'existence des choses : ce sont des effets, non des
causes; et bien que Hegel fasse apparaître dans la série de ses
déductions l'idée de la finalité, cette finalité n'est et ne peut être
qu'apparente. Il n'y a point de véritable fin là où tous les possibles se réalisent. La fin d'un être serait alors le résultat fatal
de sa nature, et son bien consisterait dans l'accomplissement de
cette destinée fatale, quelle qu'elle fut. Mais nous concevons au
contraire la fin comme un but fixé d'avance, auquel se subordonnent les moyens, c'est à dire, dans l'être vivant, les fonctions
et la structure : et cet.te fin elle-même n'est un but pour la nature que parce qu'elle est un bien.
-
Il est impossible de comprendre dans les déductions de Hegel
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23 -
comment le mouvement du syllogisme abstrait peut engendrer
l'idée de la finalité; mais, dans tous les cas, cette finalité, telle
qu'il l'entend, ce serait seulement l'appropriation des moyens
au but nécessairement posé, l'idée commandant à la matière et
se réalisant en elle : les essences mêmes qui se réaliseraient
ainsi n'auraient pas leur raison d'être dans la nature du bien et
du beau, elles résulteraient simplement des lois nécessaires de
la possibilité des choses.
Je ne puis comprendre comment ces formes abstraites de
l'être deviendraient le principe de la beauté qui éclate dans la
nature. Le laid et le mal sont possibles autant que le beau et le
bien, mais la nature tend au beau et au bien : le mal et le laid
ne s'y rencontrent que par accident. Tout ce qui pouvait être
n'a pas été réalisé : un petit nombre de types seulement président au monde organique, et dans les détails de chaque espèce,
l'on reconnaît évidemment que les proportions choisies entre
toutes celles qui étaient possibles l'ont été en vue de son bienêtre ou de sa perfection esthétique.
A voir comment la plante dispose merveilleusement dans le
bouton toutes les parties de la fleur pour les développer ensuite
par degrés, comment elle en dessine gracieusement les contours,
comment elle en nuance harmonieusement les couleurs, ne dirait-on pas que l'art le plus exquis, le sentiment le plus pur de
la beauté dirige tous ses mouvements? La matière vivante obéit
ici au type, à l'idée qui est présente en elle : mais il faut bien
que ce type lui-même, que ce plan idéal ait son principe dans
les lois éternelles de la beauté. Je ne puis voir là simplement
l'expression des catégories abstraites de l'être.
C'est cette nature féconde du bien et du beau qui commande
à l'univers, qui crée les essences, qui dirige les mouvements inconscients de la plante, les instincts de l'animal, les aspirations
de l'homme : force plastique dans les êtres matériels, loi morale
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~,
-
pour les êtres libres, elle est le principe de toute l'activité qui
se manifeste dans le monde.
En rapprochant les résultats les plus généraux et les plus importants des sciences expérimentales, nous pouvons aujourd'hui
constater un fait complétement ignoré des pbilosophes anciens,
qu'aucun d'eux n'avait même soupçonné, mais qui est devenu
si certain et si positif que les défenseurs les plus exclusifs de la
philosophie positive en font un de leurs dogmes; ce fait, c'est la
tendance qui se manifeste, dans la nature en général et surtout
dans la nature vivante, vers une perfection de plus en plus élevée. Quelles que soient les lois qui président au développement
des choses, il egt certain qu'un progrès s'est produit autrefois
dans les formes de la matière et se produit maintenant dans
l'humanité.
Mais tout progrès suppose un but poursuivi et réalisé par
degrés. Ce but, pour l'homme, c'est le bien et la perfection qu'il
conçoit : c'est la justice, le bonheur, la vertu, . la science. Nous
concevons la nature de ces biens comme nécessaire : la justice,
par exemple, a sa nature propre, éternelle, immuable. Nous ne
pouvons admettre que les principes du droit, les règles de la
liberté, de l'égalité, de la bonne foi parmi les hommes soient
une conséquence des vérités mathématiques, ou des lois mécaniques qui règlent l'équilibre des forces et la proportion des
mouvements, ou enfin des catégories abstraites de l'être et de
la possibilité des choses. Encore moins pourrions-nous concevoir que la nature de la beauté, de la grâce, de la perfection esthétique pût se déduire de ces formes abstraites et vides. Le bien,
le beau, le juste, ont leur essence absolue et indépendante.
Mais le bien et le beau n'existent pas seulement clans l'esprit
qui les conçoit : ils ne sont pas seulement l'idéal pensé par l'intelligence et désiré par elle; ce n'est pas seulement l'homme
�-
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et l'humanité qui aspirent vers cet idéal, c'est la nature entière
qui le réalise progressivement.
: La série animale s'est élevée par degrés, et en passant par des
formes de plus en plus parfaites, jusqu'à la forme humaine. Et
de même, dans la nature végétale, les fougères et les prêles gigantesques des terrains carbonifères, les conifères et les cycadées des époques suivantes ont fait place peu à peu à la variété
merveilleuse de la flore actuelle ; là aussi les formes les plus
belles n'ont apparu qu'en dernier lieu.
Le bien n'est donc pas seulement un idéal con~u par l'esprit,
puisque les êtres où il n'y a ni intelligence ni pensée obéissent
aussi à son pouvoir. Il est la puissance qui conduit la marche
incessante de l'univers : il est la seule cause qui puisse expliquer le progrès dans le monde, et la seule cause aussi qui puisse expliquer l'existence du monde.
Dans la doctrine de Hegel, il est impossible de comprendre
comment l'abstrait engendrn le concret, comment la simple poss1bilité des choses devient la réalité, comment les formes vides
et stériles de la logique créent la variété et la vie. Dans la doctrine de Platon, au contraire, \e monde réel comme le monde
idéal existe en vertu de la loi du bien : le monde du changement se réalise parce qu'il est bon que le mouvement et la vie
existent, parce que cela vaut mieux que si l'être demeurait éternellement immobile.
Telles sont, Messieurs, les profondes vérités que Platon exprime lorsque, définissant l'essence divine comme la nature
éternelle du bien ou le bien en soi, il proclame que cette idée
du bien est la cause première de tout ce qui existe, le seul être
inconditionnel et subsistant par lui-même, la source de toute
beauté et de toute justice, de toute vérité et de toute réalité.
« Aux dernières limites. du monde intelligible, dit Socrate
dans la République, est l'idée du bien, qu'on aper~oit avec
�1
r
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26 -
peine, mais qu'on ne peut apercevoir sans conclure qu'elle est
la cause de tout ce qu'il y a de beau et de bon ; que dans le
monde visible elle produit la lumière et l'astre dont elle émane;
que dans le monde invisible, c'est elle qui produit directement la
vérité et l'intelligence. - Et quelque belles que soient la science
et la vérité, l'idée du bien en est distincte et elle les surpasse en
beauté. De même en effet que le soleil ne rend pas seulement
visibles les choses matérielles, mais qu'il leur donne encore la
vie, de même les essences intelligibles ne tiennent pas seulement du bien ce qui les rend intelligibles, mais encore leur
être et toute leur réalité, quoique le bien lui-même ne soit point
l'être, mais quelque chose de fort au-dessus de l'être en dignité
et en puissance. »
�����
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Creator
An entity primarily responsible for making the resource
Philibert, Henri (1822-1901)
Date
A point or period of time associated with an event in the lifecycle of the resource
1868
Description
An account of the resource
Après la disparition de Victor Cousin en 1867, ouverture d'un cours sur Platon dans la lignée du spiritualisme du grand réformateur de l'enseignement de la philosophie en France
Format
The file format, physical medium, or dimensions of the resource
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1 vol.
26 p.
In-8°
Language
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A. Makaire (Aix)
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Subject
The topic of the resource
Philosophie
Title
A name given to the resource
Philosophie (La) de Platon, leçon d'ouverture du cours de philosophie fait à la Faculté des lettres d'Aix pendant l'année 1867-1868
Type
The nature or genre of the resource
text
monographie imprimée
printed monograph
Identifier
An unambiguous reference to the resource within a given context
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Provenance
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Coverage
The spatial or temporal topic of the resource, the spatial applicability of the resource, or the jurisdiction under which the resource is relevant
Grèce -- 499-323 av. J.-C. (Époque classique)
Philosophie hellénistique -- Histoire
Platon (0427?-0348? av. J.-C.) -- Critique et interprétation